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08/02/2007 | CEDH | N°26449/04

CEDH | AFFAIRE STROIA c. ROUMANIE


TROISIÈME SECTION
AFFAIRE STROIA c. ROUMANIE
(Requête no 26449/04)
ARRÊT
STRASBOURG
8 février 2007
DÉFINITIF
08/05/2007
Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l'article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.
En l'affaire Stroia c. Roumanie,
La Cour européenne des Droits de l'Homme (troisième section), siégeant en une chambre composée de :
MM. B.M. Zupančič, président,    J. Hedigan,    C. Bîrsan,   Mme A. Gyulumyan,   MM. E. Myjer,    David

Thór Björgvinsson,   Mme I. Berro-Lefèvre, juges,  et de M. V. Berger, greffier de section,
Après en avoir dé...

TROISIÈME SECTION
AFFAIRE STROIA c. ROUMANIE
(Requête no 26449/04)
ARRÊT
STRASBOURG
8 février 2007
DÉFINITIF
08/05/2007
Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l'article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.
En l'affaire Stroia c. Roumanie,
La Cour européenne des Droits de l'Homme (troisième section), siégeant en une chambre composée de :
MM. B.M. Zupančič, président,    J. Hedigan,    C. Bîrsan,   Mme A. Gyulumyan,   MM. E. Myjer,    David Thór Björgvinsson,   Mme I. Berro-Lefèvre, juges,  et de M. V. Berger, greffier de section,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 18 janvier 2007,
Rend l'arrêt que voici, adopté à cette date :
PROCÉDURE
1.  A l'origine de l'affaire se trouve une requête (no 26449/04) dirigée contre la Roumanie et dont une ressortissante de cet Etat, Mme Liliana Stroia (« la requérante »), a saisi la Cour le 26 avril 2004 en vertu de l'article 34 de la Convention de sauvegarde des Droits de l'Homme et des Libertés fondamentales (« la Convention »).
2.  La requérante est représentée par Me N. Popescu, avocate à Bucarest. Le gouvernement roumain (« le Gouvernement ») est représenté par son agent, Mme B. Ramaşcanu.
3.  Le 27 février 2006, la Cour a décidé de communiquer la requête au Gouvernement. Se prévalant de l'article 29 § 3 de la Convention, elle a décidé que seraient examinés en même temps la recevabilité et le bien-fondé de l'affaire.
EN FAIT
I.  LES CIRCONSTANCES DE L'ESPÈCE
4.  La requérante est née en 1940 et réside à Bucarest.
5.  En 1952, en vertu du décret de nationalisation no 92/1950, l'Etat prit possession de l'immeuble de I.S., dont la requérante est la fille et sa seule héritière, sis au no 4, rue Int. Plt. Luicu Vasile, à Bucarest. L'immeuble était composé d'un terrain de 145,60 m2 et d'une maison à un étage plus sous-sol qui occupait 88,95 m2 de ce terrain.
A.  Procédure administrative en vertu de la loi no 112/1995 et vente d'une partie de l'immeuble par l'Etat
6.  Le 18 juin 1996, en vertu de la loi no 112/1995 sur le régime juridique de certains immeubles nationalisés (« la loi no 112/1995 »), la requérante déposa auprès de la commission administrative compétente une demande en réparation au sujet de l'immeuble nationalisé. L'intéressée ne reçut aucune réponse à sa demande.
7.  Le 4 novembre 1996, en vertu de la loi no 112/1995, l'entreprise F., gérante des biens immobiliers de la mairie de Bucarest, vendit la maison susmentionnée et le terrain de 88,95 m2 sur lequel celle-ci était sise à la famille B., locataires de la mairie dans cette maison.
B.  Action en revendication contre l'Etat
8.  Par un jugement du 21 janvier 1998, le tribunal départemental de Bucarest accueillit l'action en revendication introduite par la requérante contre le conseil municipal de Bucarest (ci-après, « le conseil municipal ») ayant pour objet l'immeuble nationalisé. Il jugea que l'immeuble en question avait été nationalisé de manière abusive et que l'Etat devait en conséquence le restituer à la requérante, propriétaire de droit.
9.  En l'absence de recours, ce jugement devint définitif.
10.  Par une décision du 30 mars 1998, le maire de Bucarest ordonna la restitution de l'immeuble en question à la requérante, sans l'informer de la vente de la maison et du terrain sur lequel celle-ci était sise.
C.  Première action en annulation du contrat de vente du 4 novembre 1996
11.  Par un jugement du 2 novembre 1999, le tribunal de première instance de Bucarest rejeta l'action de la requérante en annulation du contrat de vente du 4 novembre 1996, qu'elle dirigea contre le conseil municipal et contre les époux B. Examinant la validité du contrat par rapport à l'article 11 de la loi no 112/1995, invoqué par la requérante, et aux dispositions du droit commun en matière de nullité absolue, le tribunal conclut à la validité du contrat de vente en cause et estima que la requérante pouvait faire valoir ses prétentions dans une action en revendication contre les époux B.
12.  Sur appel et recours de la requérante, ce jugement fur confirmé par des arrêts des 18 avril 2000 du tribunal départemental de Bucarest et 1er novembre 2000 de la cour d'appel de Bucarest respectivement.
D.  Action en revendication contre les époux B.
13.  Le 27 novembre 2000, la requérante saisit le tribunal de première instance de Bucarest d'une l'action en revendication de l'immeuble en cause, dirigée contre les époux B. et fondée sur les dispositions du droit commun, à savoir l'article 480 du code civil.
14.  Par un jugement du 11 juin 2001, après avoir comparé les titres des parties, le tribunal accueillit l'action de la requérante, jugeant que son titre était à préférer puisque celui des époux B. provenait de l'Etat qui n'avait pas de titre valable.
15.  Par un arrêt du 24 janvier 2002, le tribunal départemental de Bucarest accueillit l'appel des époux B. et, sur le fond, rejeta l'action de la requérante. Relevant que le jugement définitif du 2 novembre 1999 (voir le paragraphe 11 ci-dessus) avait confirmé la validité du contrat de vente constituant le titre des époux B. et qu'il n'était pas possible qu'il y ait deux titres portant sur le même bien, le tribunal jugea que la loi no 10/2001 sur la restitution des biens nationalisés abusivement («  la loi no 10/2001 ») avait pour effet d'éteindre le droit de propriété de la requérante sur ce bien.
16.  Par un arrêt du 19 juin 2002, la cour d'appel de Bucarest rejeta le recours formé par la requérante. Modifiant en partie la motivation retenue en appel par le tribunal département, la cour d'appel jugea, entre autres, que l'article 46 de la loi no 10/2001, qui prévoyait la condition de la bonne foi des acquéreurs des immeubles nationalisés pour la validité des contrats de vente, avait introduit un critère de préférence dans la comparaison des titres même dans les actions en revendications, et releva que la requérante n'avait pas renversé la présomption de la bonne foi des époux B.
E.  Seconde action en annulation du contrat de vente du 4 novembre 1996
17.  A une date non précisée en 2002, la requérante saisit le tribunal départemental de Bucarest d'une action en annulation du contrat de vente litigieux sur le fondement de l'article 46 de la loi no 10/2001.
18.  Par un jugement du 18 octobre 2002, le tribunal départemental de Bucarest rejeta l'action de la requérante pour autorité de la chose jugée. Eu égard à la référence à la bonne foi des acquéreurs dans un paragraphe des considérants de l'arrêt du 19 juin 2002 (voir le paragraphe 16 ci-dessus), le tribunal départemental jugea que la cour d'appel de Bucarest avait tranché de manière incidente également la question de la validité du contrat de vente litigieux.
19.  Tant l'appel que le recours de la requérante furent rejetés comme mal fondés par des arrêts des 17 avril et 24 novembre 2003 rendus par le tribunal départemental et la cour d'appel de Bucarest respectivement. En réponse aux arguments de la requérante qui estimait qu'il n'y avait pas identité d'objet et de cause dans ses deux dernières actions, puisque celle en revendication était fondée sur le droit commun et celle en annulation sur la loi no 10/2001, les juridictions susmentionnés jugèrent que les considérants de l'arrêt du 19 juin 2002 bénéficiaient de l'autorité de la chose jugée et que les tribunaux ne pouvaient conclure différemment au sujet de la bonne foi des époux B.
F.  Demande de restitution en vertu de la loi no 10/2001
20.  En août 2001, sur le fondement de la loi no 10/2001, la requérante déposa auprès de la mairie de Bucarest une demande de restitution en nature ou d'indemnisation ayant pour objet l'immeuble sis au no 4, rue Int. Plt. Luicu Vasile. Il ressort du dossier que jusqu'à présent, la demande en question n'a pas été examinée, la mairie de Bucarest informant l'agent du Gouvernement que plusieurs documents seraient encore nécessaires pour transmettre le dossier aux autorités administratives compétentes. Selon la requérante, la mairie ne l'a jamais informée de la nécessité de fournir de documents supplémentaires.
II.  LE DROIT INTERNE PERTINENT
21.  Les dispositions légales et la jurisprudence interne pertinentes sont décrites dans les arrêts Străin et autres c. Roumanie (no 57001/00, §§ 19-26, 21 juillet 2005), Păduraru c. Roumanie (no 63252/00, §§ 38-53, 1er décembre 2005), Porteanu c. Roumanie (no 4596/03, §§ 21-24, 16 février 2006) et Radu c. Roumanie (no 13309/03, §§ 18-20, 20 juillet 2006).
EN DROIT
I.  SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L'ARTICLE 1 DU PROTOCOLE No 1
22.  La requérante allègue une atteinte à son droit au respect de ses biens en raison de l'impossibilité de jouir de l'immeuble dont elle a été reconnue propriétaire, avec effet rétroactif, par le jugement définitif du 21 janvier 1998 du tribunal départemental de Bucarest, impossibilité découlant du contrat de vente conclu le 4 novembre 1996 par l'Etat au profit des locataires de la maison en cause. Elle invoque l'article 1 du Protocole no 1, ainsi libellé :
« Toute personne physique ou morale a droit au respect de ses biens. Nul ne peut être privé de sa propriété que pour cause d'utilité publique et dans les conditions prévues par la loi et les principes généraux du droit international.
Les dispositions précédentes ne portent pas atteinte au droit que possèdent les Etats de mettre en vigueur les lois qu'ils jugent nécessaires pour réglementer l'usage des biens conformément à l'intérêt général ou pour assurer le paiement des impôts ou d'autres contributions ou des amendes. »
A.  Sur l'objet du litige
23.  La Cour observe d'abord qu'il ressort des observations présentées qu'il y a une controverse entre les parties quant à l'objet de la requête.
24.  Relevant que la décision interne définitive dont la requérante se plaint est l'arrêt du 24 novembre 2003 de la cour d'appel de Bucarest qui tranche la question de la validité du contrat de vente du 4 novembre 1996 et que l'objet de ce contrat était la vente de la maison et du terrain sur lequel celle-ci était sise, le Gouvernement considère que la présente requête ne concerne que la partie du bien vendue par ce contrat, à l'exclusion du restant du terrain de 145,60 m2.
25.  La requérante précise que l'objet de celle-ci est constitué de l'immeuble composé d'un terrain de 145,60 m2 et d'une maison qui occupe 88,95 m2 de ce terrain.
26.  La Cour observe que, dans son formulaire de requête, la requérante a allégué que l'impossibilité de jouir de son bien était due à la vente de son immeuble par les autorités aux époux B. et à la confirmation de la validité de cette vente par les juridictions. Il ressort du dossier que le contrat de vente litigieux du 4 novembre 1996 n'avait pour objet que la maison et le terrain de 88,95 m2 sur lequel celle-ci était sise. Dans ses observations sur la recevabilité et le bien-fondé de la requête, la requérante précise que malgré le fait qu'elle soit formellement propriétaire du restant du terrain de 145,60 m2, payant à cet égard des taxes fonciers, elle ne peut exercer aucun des attributs du droit de propriété puisque la parcelle en question serait occupée par les époux B.
27.  La Cour rappelle que l'objet du litige dont elle est saisie se trouve délimité par sa décision sur la recevabilité (Gennadi Naoumenko c. Ukraine, no 42023/98, § 95, 10 février 2004, et Svipsta c. Lettonie, no 66820/01, § 148, 9 mars 2006). Dès lors, en considérant même que le grief tiré de l'article 1 du Protocole no 1 au regard du restant du terrain en question a été formulé uniquement dans les observations de la requérante, la Cour considère qu'elle a été régulièrement saisie à cet égard et que l'ensemble du terrain en question fait l'objet de la requête.
B.  Sur la recevabilité
28.  La Cour relève qu'il convient d'examiner le grief de la requérante séparément dans ses deux branches, l'une concernant l'ingérence résultant directement du contrat de vente du 4 novembre 1996 et portant sur la maison et le terrain faisant l'objet de ce contrat, et l'autre concernant l'atteinte alléguée à l'égard du restant du terrain.
29.  S'agissant de la deuxième branche du grief, la Cour observe que la requérante se plaint de l'impossibilité de jouir de son droit de propriété sur le restant du terrain de 145 m2, qui serait occupé par les époux B. Observant que cette parcelle n'a pas fait l'objet de la vente litigieuse du 4 novembre 1996 et que la requérante n'allègue pas que son droit de propriété sur cette parcelle soit contesté par les autorités, la Cour estime que l'intéressée n'a pas étayé son grief. A ce titre, la requérante n'a pas précisé quelle serait concrètement l'ingérence litigieuse et si elle serait imputable aux autorités ou aux époux B. De surcroît, dans le premier cas elle n'a pas indiqué avoir demandé aux autorités d'être mise en possession de cette parcelle en vertu du jugement définitif du 21 janvier 1998 du tribunal départemental de Bucarest ou, dans le second cas, avoir saisi les juridictions d'une action dirigée contre les époux B. tendant à recouvrer la possession de cette parcelle.
Il s'ensuit que cette branche du grief doit être rejetée comme étant manifestement mal fondée au sens de l'article 35 §§ 3 et 4 de la Convention.
30.  Pour ce qui est de la première branche du grief, la Cour constate que celle-ci n'est pas manifestement mal fondée au sens de l'article 35 § 3 de la Convention. Elle relève par ailleurs que cette partie du grief ne se heurte à aucun autre motif d'irrecevabilité. Il convient donc de la déclarer recevable.
C.  Sur le fond
31.  Le Gouvernement souligne ensuite les difficultés liées à la règlementation de la question des immeubles nationalisés et fait une présentation des lois adoptées successivement par l'Etat après 1989 en la matière. A ce titre, il résume les objectifs de la loi no 112/1995 portant sur les logements nationalisés sur titre, de la loi no 10/2001, qui a été la première loi à réglementer de manière globale la question des immeubles nationalisés tout en tendant à l'équilibre entre l'exigence de réparation et la sécurité des rapports juridiques, et enfin de la loi no 247/2005, qui a modifié et complété la loi no 10/2001 en mettant en place le cadre institutionnel et financier pour une application plus effective de cette dernière loi.
32.  Le Gouvernement considère que les autorités nationales bénéficient d'un large pouvoir discrétionnaire non seulement quant au choix des mesures visant à garantir le respect des droits patrimoniaux ou à réglementer en matière de droit de propriété, mais également pour prendre le temps nécessaire à leur mise en œuvre. Il estime que la dernière réforme en la matière, à savoir la loi no 247/2005, pose le principe de l'octroi des dédommagements équitables et non plafonnées, fixés par une décision de la commission administrative centrale sur la base d'une expertise, et accélère la procédure de restitution ou d'indemnisation. Cette loi prévoit que, dans le cas où la restitution de l'immeuble n'est pas possible, l'indemnisation se fera par l'émission de titres de participation à un organisme collectif de valeurs mobilières (Proprietatea), à hauteur de la valeur du bien établie par expertise.
33.  Le Gouvernement conclut que l'indemnisation prévue par la législation roumaine répond aux exigences de l'article 1 du Protocole no 1 et que le retard enregistré dans l'octroi des dédommagements à la requérante ne rompt pas le juste équilibre à ménager entre les intérêts en présence, compte tenu également des circonstances exceptionnelles entourant la réglementation en la matière.
34.  La requérante conteste les arguments du Gouvernement. S'appuyant sur les arrêts rendus par la Cour dans les affaires Străin et autres c. Roumanie (no 57001/00, 21 juillet 2005), Păduraru c. Roumanie (no 63252/00, 1er décembre 005), Porteanu c. Roumanie (no 4596/03, 16 février 2006) et Toganel et Gradinaru c. Roumanie (no 5691/03, 29 juin 2006), la requérante soutient que la société Proprietatea créée par les autorités pour résoudre la question des biens nationalisés ne fonctionne actuellement pas d'une manière susceptible d'aboutir à l'octroi effectif d'une indemnité.
35.  La Cour rappelle avoir jugé que la vente par l'État d'un bien d'autrui à des tiers de bonne foi, même lorsqu'elle est antérieure à la confirmation en justice d'une manière définitive du droit de propriété d'autrui, s'analyse en une privation de bien. Une telle privation, combinée avec l'absence totale d'indemnisation, est contraire à l'article 1 du Protocole no 1 (Străin et autres c. Roumanie (no 57001/00, §§ 39, 43 et 59, 21 juillet 2005).
36.  De surcroît, dans l'affaire Păduraru précitée, la Cour a constaté que l'Etat a manqué à son obligation positive de réagir en temps utile et avec cohérence face à la question d'intérêt général que constitue la restitution ou la vente des immeubles entrés en sa possession en vertu des décrets de nationalisation. Elle a également considéré que l'incertitude générale ainsi créée s'est répercutée sur le requérant, qui s'est vu dans l'impossibilité de recouvrer l'ensemble de son bien alors qu'il disposait d'un arrêt définitif condamnant l'Etat à le lui restituer (Păduraru, précité, § 112).
37.  En l'espèce, la Cour n'aperçoit pas de motif de s'écarter de la jurisprudence précitée, la situation de fait étant sensiblement la même. A l'instar des affaires Păduraru et Porteanu, dans la présente affaire, un tiers est devenu propriétaire de la maison et du terrain sur lequel celle-ci était sise avant que le droit de propriété de la requérante sur ce bien ne soit confirmé définitivement avec effet rétroactif. Et comme dans ces affaires, ainsi que dans l'affaire Străin, la requérante a en l'espèce été reconnue propriétaire légitime, les tribunaux ayant jugé incontestable son titre de propriété, eu égard à la nationalisation abusive.
38.  La Cour note que la vente par l'Etat de la maison et du terrain susmentionnés de la requérante, en vertu de la loi no 112/1995 qui ne permettait de vendre que les biens nationalisés de manière légale, l'empêche de jouir de son droit, et qu'aucun dédommagement ne lui a été octroyé pour cette privation. En effet, bien qu'ayant déposé en 2001 une demande de restitution du bien en vertu de la loi no 10/2001, entre temps complétée par la loi no 247/2005, la requérante n'a reçu à ce jour aucune réponse, ni au sujet de la restitution sollicitée, ni à l'égard de l'indemnisation à laquelle le Gouvernement soutient qu'elle aurait droit. A ce titre, la Cour constate que l'absence d'indemnisation ne saurait être imputée au manque de diligence de la requérante dans la production des documents nécessaires pour l'examen de sa demande, compte tenu du fait que, tel qu'il ressort du droit et de la pratique interne pertinente, les documents prévus par la loi à sa charge ont dû être déposés au dossier avant le 1er juillet 2003, faute de quoi sa demande aurait été rejetée comme non étayée, ce qui n'a pas été le cas.
39.  La Cour observe que le 22 juillet 2005 a été adoptée la loi no 247/2005 modifiant la loi no 10/2001. Cette nouvelle loi prévoit que les personnes dont les biens immeubles sont entrés de manière abusive dans le patrimoine de l'État entre 1945 et 1989 ont droit à une indemnisation à hauteur de la valeur marchande du bien qui ne peut pas être restitué. Pour les personnes n'ayant pas la possibilité d'obtenir la restitution de leur bien, la loi propose de leur octroyer une indemnisation sous la forme d'une participation à un organisme de placement de valeurs mobilières, organisé sous la forme de la société par actions Proprietatea. En principe, les personnes ayant vocation à recevoir une indemnisation par cette voie recevront des titres de valeur qui seront transformés en actions, une fois Proprietatea cotée en bourse.
40.  Le Cour note que, le 29 décembre 2005, Proprietatea a été inscrite au Registre du commerce de Bucarest. Afin que les actions émises par Proprietatea puissent faire l'objet d'une transaction sur le marché financier, il faut tout d'abord suivre la procédure d'agrément par le Conseil national des valeurs mobilières (« CNVM »). Par ailleurs, ce n'est qu'après l'obtention de cet agrément du CNVM et la conversion des titres de valeur en actions cotées en bourse que les personnes qui se sont vu indemnisées par de tels titres peuvent vendre leurs actions de manière légale. La Cour constate que ces opérations, préalables à l'octroi d'une indemnisation effective, n'ont pas abouti jusqu'à présent.
41.  A supposer que la demande de restitution formée par la requérante en vertu de la loi no 10/2001 soit recevable et puisse faire l'objet d'une indemnisation, la Cour observe que Proprietatea ne fonctionne actuellement pas d'une manière susceptible d'aboutir à l'octroi effectif d'une indemnité à la requérante et que la demande de cette dernière fondée sur la loi susmentionnée n'a fait l'objet d'aucun examen depuis plus de cinq ans. De surcroît, ni la loi no 10/2001 ni la loi no 247/2005 la modifiant ne prennent en compte le préjudice subi du fait d'une absence prolongée d'indemnisation par les personnes qui, comme la requérante, se sont vu dans l'impossibilité de jouir de leur biens restitués en vertu d'un jugement définitif (voir, mutatis mutandis, Porteanu c. Roumanie, no 4596/03, § 34, 16 février 2006).
42.  Dès lors, la Cour considère que la mise en échec du droit de propriété de la requérante sur la maison et le terrain vendus aux époux B. le 4 novembre 1996, combinée avec l'absence totale d'indemnisation depuis environ neuf ans, lui a fait subir une charge disproportionnée et excessive, incompatible avec le droit au respect de ses biens garanti par l'article 1 du Protocole no 1.
Partant, il y a eu violation de cette disposition.
II.  SUR LES AUTRES VIOLATIONS ALLÉGUÉES
43.  La requérante dénonce une violation par les juridictions internes de son droit à un procès équitable dans les procédures à l'issue desquelles la cour d'appel de Bucarest a rendu ses arrêts des 1er novembre 2000, 19 juin 2002 et 24 novembre 2003. En particulier, elle se plaint de l'interprétation du droit interne faite par les tribunaux nationaux et de l'issue de ces procédures. Dans ses observations, la requérante invoque également, sans d'autres précisions, l'article 13 de la Convention.
44.  La Cour relève d'emblée que la requérante l'a saisie plus de six mois après le prononcé des arrêts des 1er novembre 2000 et 19 juin 2002. Le grief relatif aux procédures en cause est donc à rejeter comme tardif.
45.  S'agissant de la procédure terminée par l'arrêt du 24 novembre 2003 de la cour d'appel de Bucarest, la Cour rappelle qu'elle n'a pas pour tâche de se substituer aux juridictions internes, puisqu'il incombe au premier chef aux autorités nationales et, notamment, aux cours et tribunaux, d'interpréter la législation interne (Brualla Gómez de la Torre c. Espagne du 19 décembre 1997, Recueil 1997-VIII, p. 2955, § 31). Le rôle de la Cour se limite à vérifier la compatibilité avec la Convention des effets de pareille interprétation.
46.  En l'espèce, la Cour relève que cette action de la requérante en annulation du contrat de vente litigieux a été examinée par plusieurs juridictions internes devant lesquelles l'intéressée a pu exposer les allégations et moyens de défense qu'elle a estimés utiles. Dès lors, et compte tenu également de l'absence d'arbitraire des décisions en cause, la Cour estime que la procédure en question a revêtu un caractère équitable.
47.  Il s'ensuit que ce grief est manifestement mal fondé et doit être rejeté en application de l'article 35 §§ 3 et 4 de la Convention.
48.  Quant au grief tiré de l'absence de recours effectif, la Cour rappelle que les exigences de l'article 13 sont moins strictes que celles de l'article 6 de la Convention et que dès lors, un nouvel examen de l'affaire sous l'angle de l'article 13 ne s'impose pas (voir, entre autres, Pudas c. Suède, arrêt du 27 octobre 1987, série A no 125-A, p. 17, § 43).
49.  Il s'ensuit que cette partie de la requête est manifestement mal fondée et doit être rejetée en application de l'article 35 §§ 3 et 4 de la Convention.
III.  SUR L'APPLICATION DE L'ARTICLE 41 DE LA CONVENTION
50.  Aux termes de l'article 41 de la Convention,
« Si la Cour déclare qu'il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d'effacer qu'imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s'il y a lieu, une satisfaction équitable. »
A.  Dommage
51.  La requérante réclame la restitution de l'intégralité de l'immeuble composé de la maison et du terrain de 145,60 m2 ou bien, au titre de dommage matériel, l'octroi de 223 060 euros (EUR), représentant la valeur de cet immeuble, telle qu'établie par une expertise technique. Par ailleurs, elle demande également à ce titre 114 160 EUR pour le manque de jouissance de l'immeuble depuis le prononcé du jugement définitif du 21 janvier 1998 jusqu'à présent, sur la base de la valeur des loyers non perçus. Elle demande également 15 000 EUR au titre du dommage moral pour la frustration, l'angoisse et les souffrances causées par l'ingérence de l'Etat dans son droit de propriété.
52.  Concernant la demande pour préjudice matériel, le Gouvernement considère que la valeur marchande de l'immeuble en cause, qui est composé d'une maison à deux appartements et du terrain de 88,95 m2 est de 69 434 EUR, et il soumet un rapport d'expertise en ce sens. Par ailleurs, s'agissant de la demande tirée du manque à gagner, il renvoie à la jurisprudence la Cour qui a jugé qu'elle ne saurait spéculer sur la question d'estimer la valeur des loyers non perçus lorsqu'elle a ordonné la restitution du bien, pouvant tenir compte du défaut de jouissance à l'occasion de la réparation du préjudice moral (Sofletea c. Roumanie, no 48179/99, § 42, 25 novembre 2003, et Buzatu c. Roumanie (satisfaction équitable), no 34642/97, § 18, 27 janvier 2005).
Quant au préjudice moral allégué, le Gouvernement estime qu'il serait suffisamment compensé dans le cas d'un constat de violation et que, de toute manière, le montant demandé à ce titre par la requérante est excessif.
53.  La Cour rappelle qu'un arrêt constatant une violation entraîne pour l'Etat défendeur l'obligation juridique au regard de la Convention de mettre un terme à la violation et d'en effacer les conséquences. Si le droit interne ne permet d'effacer qu'imparfaitement les conséquences de cette violation, l'article 41 de la Convention confère à la Cour le pouvoir d'accorder une réparation à la partie lésée par l'acte ou l'omission à propos desquels une violation de la Convention a été constatée. Dans l'exercice de ce pouvoir, elle dispose d'une certaine latitude ; l'adjectif « équitable » et le membre de phrase « s'il y a lieu » en témoignent.
54.  Parmi les éléments pris en considération par la Cour, lorsqu'elle statue en la matière, figurent le dommage matériel, c'est-à-dire les pertes effectivement subies en conséquence directe de la violation alléguée, et le dommage moral, c'est-à-dire la réparation de l'état d'angoisse, des désagréments et des incertitudes résultant de cette violation, ainsi que d'autres dommages non matériels (voir, parmi d'autres, Ernestina Zullo c. Italie, no 64897/01, § 25, 10 novembre 2004).
55.  En outre, là où les divers éléments constituant le préjudice ne se prêtent pas à un calcul exact ou là où la distinction entre dommage matériel et dommage moral se révèle difficile, la Cour peut être amenée à les examiner globalement (Comingersoll c. Portugal [GC], no 35382/97, § 29, CEDH 2000-IV).
56.  La Cour estime, dans les circonstances de l'espèce, que la restitution de l'immeuble vendu par les autorités et composé de la maison et du terrain de 88,95 m2 susmentionnés placerait la requérante autant que possible dans une situation équivalant à celle où elle se trouverait si les exigences de l'article 1 du Protocole no 1 n'avaient pas été méconnues. A défaut pour l'État défendeur de procéder à pareille restitution dans un délai de trois mois à compter du jour où le présent arrêt sera devenu définitif, la Cour décide qu'il devra verser à l'intéressée, pour dommage matériel, une somme correspondant à la valeur actuelle de l'immeuble en question.
57.  La Cour observe l'écart important entre la valeur de l'immeuble telle qu'elle a été établie par les deux expertises produites par les parties, écart dû notamment aux estimations différentes quant à la valeur du terrain et également à la prise en compte de superficies différentes. Compte tenu des informations dont elle dispose sur les prix du marché immobilier local et des éléments fournis par les parties, la Cour estime la valeur marchande actuelle du bien à 140 000 EUR.
58.  De surcroît, la Cour considère que les événements en cause ont pu provoquer à la requérante un état d'incertitude et des souffrances qui ne peuvent pas être compensés par le constat de violation. Elle estime que la somme de 3 000 EUR représente une réparation équitable du préjudice moral subi par la requérante.
B.  Frais et dépens
59.  La requérante demande également 4 467,49 EUR pour les frais et dépens encourus devant les juridictions internes et devant la Cour ; elle ventile ces frais comme suit :
a)  3 480 EUR pour l'honoraire d'avocat devant la Cour, dont 3 240 EUR correspondant au travail de 28 heures fourni par son avocate à un tarif de 120 EUR/heure pour l'étude du dossier et de la jurisprudence pertinente et pour la préparation et la rédaction de la requête et des observations ;
b)  987,49 EUR pour des frais divers, dont 240,71 EUR pour les frais d'expertise technique immobilière, 185,39 EUR pour des frais de justice, 511,39 EUR pour l'honoraire de l'avocat l'ayant assistée devant les tribunaux internes et pour la rédaction de la requête devant la Cour ainsi que 50 EUR pour des dépenses de secrétariat.
La requérante présente des justificatifs pour une partie des sommes susmentionnées ainsi qu'un contrat conclu avec son avocate précisant les tarifs horaires et le fait que les frais liés au travail fourni par celle-ci devront être versés directement à l'avocate.
60.  Le Gouvernement ne s'oppose pas au remboursement des frais encourus, sous condition qu'ils soient prouvés, nécessaires et qu'ils aient un lien avec l'affaire. A ce titre, il note que le montant de 3 480 EUR demandé par la requérante est excessif et qu'il ne reflète par la réalité du travail fourni par son avocate, la rédaction de la requête n'ayant pas été faite par celle-ci. D'autre part, il relève que la requérante n'a pas présenté des justificatifs pour tous les frais et dépens sollicités.
61.  Selon la jurisprudence de la Cour, un requérant ne peut obtenir le remboursement de ses frais et dépens que dans la mesure où se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et le caractère raisonnable de leur taux. En l'espèce et compte tenu des éléments en sa possession et des critères susmentionnés, statuant en équité, la Cour juge approprié d'allouer à la requérante 500 EUR pour frais et dépens, dont 200 EUR à verser directement à son avocate.
C.  Intérêts moratoires
62.  La Cour juge approprié de baser le taux des intérêts moratoires sur le taux d'intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.
PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L'UNANIMITÉ,
1.  Déclare la requête recevable quant à la branche du grief tiré de l'article 1 du Protocole no 1 concernant la mise en échec du droit de propriété de la requérante sur la maison et le terrain de 88,95 m2 en cause et irrecevable pour le surplus ;
2.  Dit qu'il y a eu violation de l'article 1 du Protocole no 1 ;
3.  Dit
a)  que l'Etat défendeur doit restituer à la requérante l'immeuble litigieux composé de la maison et du terrain de 88,95 m2 sis au no 4, rue Int. Plt. Luicu Vasile, à Bucarest, dans les trois mois à compter du jour où le présent arrêt sera devenu définitif conformément à l'article 44 § 2 de la Convention ;
b)  qu'à défaut, l'Etat défendeur doit verser à la requérante, dans les trois mois à compter du jour où l'arrêt sera devenu définitif conformément à l'article 44 § 2 de la Convention, 140 000 EUR (cent quarante mille euros) pour dommage matériel;
c)  qu'en tout état de cause, l'Etat défendeur doit verser à la requérante 3 000 EUR (trois mille euros) pour dommage moral et 500 EUR (cinq cents euros) pour frais et dépens, 200 EUR (deux cents euros) de cette dernière somme étant à verser directement à son avocate ;
d)  que les sommes en question seront à convertir dans la monnaie de l'Etat défendeur au taux applicable à la date du règlement et qu'il convient d'ajouter à celles-ci tout montant pouvant être dû à titre d'impôt ;
e)  qu'à compter de l'expiration dudit délai et jusqu'au versement, ces montants seront à majorer d'un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;
4.  Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.
Fait en français, puis communiqué par écrit le 8 février 2007 en application de l'article 77 §§ 2 et 3 du règlement.
Vincent Berger Boštjan M. Zupančič   Greffier Président
ARRÊT STROIA c. ROUMANIE
ARRÊT STROIA c. ROUMANIE 


Synthèse
Formation : Cour (première section)
Numéro d'arrêt : 26449/04
Date de la décision : 08/02/2007
Type d'affaire : Arrêt (au principal et satisfaction équitable)
Type de recours : Violation de l'art. 6 ; Violation de P1-1

Analyses

(Art. 14) DISCRIMINATION, (Art. 35-1) EPUISEMENT DES VOIES DE RECOURS INTERNES, (Art. 6-1) PROCES EQUITABLE, (Art. 6-3) DROITS DE LA DEFENSE


Parties
Demandeurs : STROIA
Défendeurs : ROUMANIE

Origine de la décision
Date de l'import : 21/06/2012
Fonds documentaire ?: HUDOC
Identifiant URN:LEX : urn:lex;coe;cour.europeenne.droits.homme;arret;2007-02-08;26449.04 ?

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