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08/07/2008 | CEDH | N°33629/06

CEDH | AFFAIRE VAJNAI c. HONGRIE


DEUXIÈME SECTION
AFFAIRE VAJNAI c. HONGRIE
(Requête no 33629/06)
ARRÊT
STRASBOURG
8 juillet 2008
DÉFINITIF
08/10/2008
Cet arrêt est définitif. Il peut subir des retouches de forme.
En l’affaire Vajnai c. Hongrie,
La Cour européenne des droits de l’homme (deuxième section), siégeant en une chambre composée de :
Françoise Tulkens, présidente,   Ireneu Cabral Barreto,   Vladimiro Zagrebelsky,   Danutė Jočienė,   András Sajó,   Nona Tsotsoria,   Işıl Karakaş, juges,  et de Sally Dollé

, greffière de section,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 17 juin 2008,
Rend l’arrêt que voici, ...

DEUXIÈME SECTION
AFFAIRE VAJNAI c. HONGRIE
(Requête no 33629/06)
ARRÊT
STRASBOURG
8 juillet 2008
DÉFINITIF
08/10/2008
Cet arrêt est définitif. Il peut subir des retouches de forme.
En l’affaire Vajnai c. Hongrie,
La Cour européenne des droits de l’homme (deuxième section), siégeant en une chambre composée de :
Françoise Tulkens, présidente,   Ireneu Cabral Barreto,   Vladimiro Zagrebelsky,   Danutė Jočienė,   András Sajó,   Nona Tsotsoria,   Işıl Karakaş, juges,  et de Sally Dollé, greffière de section,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 17 juin 2008,
Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :
PROCÉDURE
1.  A l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 33629/06) dirigée contre la République de Hongrie et dont un ressortissant de cet Etat, M. Attila Vajnai (« le requérant »), a saisi la Cour le 15 mai 2006 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).
2.  Le requérant a été représenté par Me Gy. Magyar, avocat à Budapest. Le gouvernement hongrois (« le Gouvernement ») a été représenté par son agent, M. L. Höltzl, du ministère de la Justice et de la Police.
3.  L’intéressé voyait dans sa condamnation pénale pour avoir porté le symbole du mouvement ouvrier international une atteinte injustifiée à son droit à la liberté d’expression, contraire à l’article 10 de la Convention.
4.  Par une décision du 24 septembre 2007, la Cour a communiqué la requête au Gouvernement. Comme le lui permettait l’article 29 § 3 de la Convention, elle a décidé d’en examiner conjointement le bien-fondé et la recevabilité.
EN FAIT
I.  LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE
5.  Le requérant est né en 1963 et réside à Budapest. Les faits de la cause, tel qu’ils ont été exposés par les parties, peuvent se résumer comme suit.
6.  Le 21 février 2003, alors qu’il était vice-président du Parti des travailleurs (Munkáspárt), un parti politique officiel de gauche, l’intéressé prit part en tant qu’orateur à une manifestation légale organisée dans le centre de Budapest, à l’endroit où était érigée auparavant une statue de Karl Marx, que les autorités avaient fait enlever. Sur le revers de son veston, il arborait une étoile rouge à cinq branches (ci-après « l’étoile rouge ») de 5 cm de diamètre, comme emblème du mouvement ouvrier international. Se fondant sur l’article 269/B 1) du code pénal, une patrouille de police présente sur les lieux lui demanda de retirer ce symbole, ce qu’il fit.
7.  Ultérieurement, le requérant fut poursuivi au pénal pour port en public d’un emblème du totalitarisme. Il fut interrogé en qualité de suspect le 10 mars 2003.
8.  Le 11 mars 2004, le tribunal central de district de Pest le jugea coupable du délit d’utilisation d’un emblème du totalitarisme et le condamna à un an de sursis avec mise à l’épreuve.
9.  L’intéressé interjeta appel devant le tribunal régional (Fővárosi Bíróság ; « le tribunal régional ») de Budapest.
10.  Par une décision du 24 juin 2004, cette juridiction décida de surseoir à statuer et saisit la Cour de justice des communautés européennes (« la CJCE ») d’une demande de décision préjudicielle en vertu de l’article 234 du traité instituant la Communauté européenne. Cette demande, parvenue à la CJCE le 28 juillet 2004, avait pour objet l’interprétation du principe communautaire fondamental de non-discrimination.
11.  Dans sa demande, le tribunal régional faisait observer que, dans plusieurs Etats membres de l’Union européenne (« l’UE »), par exemple la République italienne, les partis de gauche étaient symbolisés par l’étoile rouge ou par la faucille et le marteau. Aussi se posait selon lui la question de savoir si une disposition qui, dans un Etat membre, interdisait l’utilisation des emblèmes du mouvement ouvrier international sous peine de poursuites pénales alors que, sur le territoire d’un autre Etat membre, le port des mêmes emblèmes n’aurait donné lieu à aucune sanction, était discriminatoire.
12.  Par une ordonnance rendue le 6 octobre 2005, la CJCE se déclara incompétente pour répondre à la question posée par le tribunal régional. Les passages pertinents de la motivation de la CJCE sont ainsi libellés :
« 11. Par sa question, la juridiction nationale demande, en substance, si le principe de non-discrimination, l’article 6 UE, les dispositions de la directive 2000/43/CE du Conseil, du 29 juin 2000, relative à la mise en œuvre du principe de l’égalité de traitement entre les personnes sans distinction de race ou d’origine ethnique (JO L 180, p. 22), ou les articles 10, 11 et 12 de la charte des droits fondamentaux de l’Union européenne, proclamée le 7 décembre 2000 à Nice (JO C 364, p. 1), s’opposent à une disposition nationale telle que l’article 269/B du code pénal hongrois qui sanctionne l’utilisation devant un large public du symbole en cause au principal.
13. En revanche, la Cour n’a pas cette compétence à l’égard d’une réglementation qui ne se situe pas dans le cadre du droit communautaire et lorsque l’objet du litige ne présente aucun élément de rattachement à l’une quelconque des situations envisagées par les dispositions des traités (voir arrêt Kremzow, précité, points 15 et 16).
14. Force est de constater que le cas de M. Vajnai ne présente aucun élément de rattachement à l’une quelconque des situations envisagées par les dispositions des traités et que la réglementation hongroise appliquée au litige au principal ne se situe pas dans le cadre du droit communautaire.
15. Dans ces conditions, il y a lieu de constater, sur le fondement de l’article 92, paragraphe 1, du règlement de procédure, que la Cour est manifestement incompétente pour répondre à la question posée par le Fővárosi Bíróság. »
13.  Le 16 novembre 2005, le tribunal régional de Budapest confirma la condamnation du requérant.
II.  LE DROIT INTERNE PERTINENT
14.  La Constitution hongroise est ainsi libellée dans ses parties pertinentes :
Article 2
« 1.  La République de Hongrie est un Etat de droit indépendant et démocratique (...)
3.  Nul ne peut œuvrer en vue de prendre ou d’exercer le pouvoir par la violence ou de s’en attribuer la détention exclusive (...) »
Article 61
« 1.  En République de Hongrie, toute personne a droit à la liberté d’expression. Chacun est également libre de recevoir et de communiquer des informations d’intérêt public. »
15.  Les dispositions pertinentes du code pénal en vigueur au moment des faits :
Mesures (Az intézkedések)
Sursis avec mise à l’épreuve (Próbára bocsátás)
Article 72
« 1.  Pour les délits (vétség) et crimes (bűntett) punissables d’une peine maximale de trois ans d’emprisonnement, le tribunal peut surseoir à l’imposition de la peine pendant une période de mise à l’épreuve s’il a de bonnes raisons de présumer que le but de la peine pourra tout aussi bien être atteint ainsi. »
Article 73
« 2.  La mise à l’épreuve est levée et une peine imposée si (...) la personne concernée est reconnue coupable d’une infraction pendant la durée de cette mesure. »
Infractions contre l’Etat
Article 139 – Renversement par la violence de l’ordre constitutionnel
« 1.  Commet un crime quiconque se livre à un acte qui a directement pour but de renverser l’ordre constitutionnel de la République de Hongrie par la violence ou des menaces de violence, notamment la force armée (...) »
Infractions contre l’ordre public
Article 269 – Incitation à la haine contre une communauté
« Commet un crime quiconque incite, devant un large public, à la haine
a)  contre la nation hongroise ou
b)  contre une communauté nationale, ethnique, raciale ou religieuse ou certains groupes de la population (...) »
Article 269/B – Utilisation d’emblèmes du totalitarisme
« 1.  Commet un délit punissable d’une amende (pénzbüntetés), en l’absence d’infraction plus grave, quiconque distribue, utilise devant un large public ou exhibe en public le swastika, un insigne SS, la croix-fléchée, la faucille et le marteau ou tout symbole les représentant ».
2.  Les actes définis au paragraphe 1 ne sont pas punissables s’ils poursuivent un but éducatif, scientifique ou artistique ou s’ils visent à faire la lumière sur des événements historiques ou contemporains.
3.  Les paragraphes 1 et 2 du présent article ne s’appliquent pas aux emblèmes actuels des Etats ».
16.  Les dispositions pertinentes du code de procédure pénale énoncent :
Article 406
« 1.  Un recours en réexamen peut être ouvert en faveur de l’accusé si
b)  une organisation internationale de protection des droits de l’homme créée par un traité a établi que le déroulement d’une procédure devant un tribunal ou la décision définitive rendue par celui-ci était contraire à une disposition d’un traité international promulgué par une loi, à condition que la République de Hongrie ait reconnu la juridiction de cette organisation et que le réexamen permette de remédier à cette violation. »
17.  Dans sa décision 14/2000 (V.12.), par laquelle elle s’est prononcée sur la constitutionnalité de l’article 269/B du code pénal, la Cour constitutionnelle hongroise a notamment dit :
« (...) [N]on seulement ces emblèmes du totalitarisme représentent les régimes totalitaires connus du grand public et dont la société a été victime, mais la législation de la République de Hongrie prévoit depuis la création de celle-ci que les actes illicites commis par ces régimes doivent faire l’objet d’un régime commun (...)
Dans sa jurisprudence, la Cour a expressément confirmé (...) que la mise sur le même pied de ces régimes totalitaires et l’instauration de règles communes les concernant ne posaient aucun problème d’ordre constitutionnel (...)
Au cours des décennies qui ont précédé le passage à la démocratie, seule la diffusion de symboles du fascisme et des croix-fléchées était pénalement punissable (...) En revanche, probablement en raison de la nature de l’ancien régime politique, l’utilisation d’emblèmes représentant les idées communistes était non pas interdite, mais protégée par le droit pénal. En cela, la loi en cause met effectivement fin à l’ancienne distinction injustifiée entre les symboles du totalitarisme (...)
La Cour européenne des droits de l’homme, dans sa jurisprudence, accorde à l’Etat une ample marge d’appréciation s’agissant de déterminer si une ingérence peut passer pour « nécessaire dans une société démocratique » (Barfod, 1989 ; Markt Intern, 1989 ; Chorherr, 1993 ; Casado Coca, 1994 ; Jacubowski, 1994). (...)
Dans plusieurs de ses premières décisions, la Cour a dit que le contexte historique était un élément à prendre en compte dans le cadre de son contrôle (...)
Dans les décisions qu’elle a rendues jusqu’à présent, la Cour a toujours estimé que les circonstances historiques (le plus souvent la fin [de l’ancien] régime) pouvaient justifier certaines restrictions aux droits fondamentaux. Elle n’a toutefois jamais admis la moindre dérogation aux exigences constitutionnelles du seul fait que le régime politique avait changé (...)
Même la Cour européenne des droits de l’homme, dans sa jurisprudence, prend en considération le contexte historique particulier, passé et présent, de l’Etat défendeur lorsqu’elle examine la légitimité du but et la nécessité d’une restriction à la liberté d’expression.
Dans son arrêt Rekvényi c. Hongrie du 20 mai 1999, qui avait pour objet des restrictions apportées aux activités politiques et à la liberté de débat politique des policiers, la Cour européenne a dit : « le désir de veiller à ce que le rôle crucial de la police dans la société ne soit pas compromis par l’érosion de la neutralité politique de ses fonctionnaires se concilie avec les principes démocratiques. Cet objectif revêt une importance historique particulière en Hongrie en raison de l’expérience que ce pays a d’un régime totalitaire qui dépendait dans une large mesure de l’engagement direct de sa police aux côtés du parti au pouvoir » (...)
D’après la jurisprudence de la Cour, un comportement menaçant l’ordre public et heurtant la dignité d’une communauté est punissable pénalement dès lors qu’il ne vise pas une personne expressément désignée ; en théorie, il faut qu’aucun moyen moins sévère que la sanction pénale ne permette d’aboutir au résultat voulu (...)
Le respect de l’Etat de droit dans une démocratie repose dans une large mesure sur le maintien et le bon fonctionnement de l’ordre constitutionnel (...) La Constitution n’est pas neutre sur le plan des valeurs ; au contraire, elle énonce celles qui lui sont propres. L’expression d’opinions contraires aux valeurs constitutionnelles n’est pas protégée par l’article 61 de la Constitution (...)
Notre Constitution est celle d’un Etat de droit démocratique. C’est pourquoi le pouvoir constituant a érigé la démocratie, le pluralisme et la dignité humaine en valeurs constitutionnelles dignes d’être protégées. A l’inverse, il a déclaré inconstitutionnelle toute activité tendant à la prise ou à l’exercice du pouvoir par la violence ou à la détention exclusive de celui-ci (article 2 § 3). L’article 269/B punit la distribution, l’utilisation devant un large public et l’exhibition en public d’emblèmes de certains régimes politiques dictatoriaux ayant commis bon nombre de faits illicites et de violations des droits fondamentaux. Tous ces emblèmes représentent le despotisme de l’Etat et les idées politiques négatives appliquées au cours de l’histoire hongroise du XXe siècle. L’article 2 § 3 de la Constitution, qui impose à chacun un devoir de résistance à cet égard, les interdit expressément. (...)
L’utilisation d’emblèmes, telle que prohibée par l’article 269/B du code pénal, peut légitimement faire naître un sentiment de menace ou de peur en raison des souffrances que le peuple – notamment les diverses communautés qui le composent – a concrètement endurées dans le passé, car elle signifie que de nouvelles atrocités risquent d’être commises au nom des idées totalitaires en question.
Dès lors que, outre ce qui est protégé par la loi pénale, la sauvegarde d’autres valeurs constitutionnelles ne peut être assurée par d’autres moyens que le droit pénal lui-même, le recours à celui-ci ne peut passer pour disproportionné si la mesure en cause, en l’occurrence l’interdiction de ces emblèmes, est nécessaire. La nature de la restriction, son contexte socio-historique et ses conséquences sur les personnes touchées permettront de déterminer si cette mesure est nécessaire ou non dans une société démocratique.
Eu égard à ce qui précède, en l’espèce, la loi examinée a pour but de protéger aussi d’autres valeurs constitutionnelles, à savoir la nature démocratique de l’Etat régi par la primauté du droit, consacrée à l’article 2 § 1 de la Constitution, l’interdiction posée à l’article 2 § 3 de la Constitution ainsi que le principe énoncé à l’article 70/A de ce texte, selon lequel la loi doit traiter chacun avec la même dignité (...)
Dans le contexte historique actuel, permettre l’utilisation libre, ouverte et publique des emblèmes en question heurterait gravement toutes les personnes attachées à la démocratie, qui respectent la dignité humaine et, partant, condamnent les idéologies haineuses et agressives, et offenserait en particulier les victimes du nazisme et du communisme. En Hongrie, le souvenir de ces idéologies représentées par les emblèmes interdits et les méfaits commis au nom de celles-ci demeure vivace, notamment parmi les membres des communautés qui ont survécu aux persécutions. Nul ne peut l’oublier. Nous vivons aux côtés des victimes et de leurs parents. L’utilisation de ces emblèmes rappelle un passé récent, avec les menaces, les souffrances inhumaines, les déportations et les idéologies meurtrières qui y étaient associées.
En raison du contexte historique, l’Etat a, par le biais de la mesure litigieuse, interdit certains comportements contraires à la démocratie se rapportant à l’utilisation d’emblèmes particuliers du régime totalitaire, en l’occurrence leur distribution, leur utilisation devant un large public et leur exhibition en public. Ayant effectivement pour but de protéger la société démocratique, cette mesure n’est donc pas contraire à la Constitution.
L’examen de la constitutionnalité de la répression, par la loi pénale, de l’atteinte à des valeurs distinctes protégées par la loi – à savoir la paix publique et la dignité de communautés attachées aux valeurs démocratiques – peut certes aboutir à des conclusions différentes. Cependant, l’utilisation de symboles du totalitarisme méconnaissant ces deux valeurs conjointement et simultanément, il en résulte un effet de cumul et de synergie aggravé par la portée actuelle d’événements historiques récents.
Le passé de la Hongrie et le danger pour les valeurs constitutionnelles de la société hongroise que représente la conduite éventuelle en public d’activités s’inspirant des idéologies d’anciens régimes justifient de manière convaincante, objective et raisonnable l’interdiction de celles-ci et le recours à la loi pénale pour lutter contre elles. Compte tenu du contexte historique, la restriction à la liberté d’expression apportée par l’article 269/B § 1 du code pénal est considérée comme répondant à un besoin social impérieux.
Dans le contexte historique actuel, la loi et la sanction pénales, l’ultima ratio, sont le seul moyen juridique d’empêcher efficacement l’utilisation des emblèmes énumérés à l’article 269/B § 1. En effet, la protection des buts poursuivis par les valeurs constitutionnelles en question commande de restreindre les libertés des auteurs de ces infractions et notamment d’interdire les trois comportements délictueux expressément visés. Dans un autre pays au passé similaire, le code pénal érige aussi en infraction mettant en danger l’Etat de droit démocratique l’utilisation de symboles (drapeaux, insignes, uniformes, slogans et formes de salut) d’organisations inconstitutionnelles [Strafgesetzbuch (StGB) vom 15. Mai 1871 (RGBl. S. 127) in der Fassung der Bekanntmachung vom 13. November 1998 (BGBl. I, 3322) § 86a.] (...)
La loi n’interdit pas la production, l’acquisition, la conservation, l’importation, l’exportation ni même l’utilisation de ces symboles, tant qu’elles n’ont pas lieu devant un large public. Selon ses dispositions, seuls trois types de comportements bien précis sont contraires aux valeurs d’un Etat de droit démocratique : la distribution, l’utilisation devant un large public et l’exhibition en public. En effet, ces comportements risquent non seulement « de heurter, choquer ou paniquer » le public, mais aussi de faire naître un fort sentiment de peur ou de menace parce qu’ils témoignent d’une identification avec les idéologies honnies et d’une intention de les propager ouvertement. Ils sont susceptibles d’offenser la société démocratique dans son ensemble et de porter notamment atteinte à la dignité des membres de groupes et communautés importants victimes des crimes les plus graves perpétrés au nom des deux idéologies représentées par les emblèmes interdits.
Au vu de ce qui précède, la Cour estime que, compte tenu de l’importance des valeurs protégées, la restriction à un droit fondamental imposée par l’article 269/B § 1 du code pénal n’est pas disproportionnée et que, eu égard à sa portée et à la peine prévue, elle constitue la mesure la moins sévère possible. Aussi la restriction est-elle conforme au principe de proportionnalité ».
EN DROIT
I.  SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 10 DE LA CONVENTION
18.  Le requérant voit dans les poursuites pénales dont il a fait l’objet pour avoir arboré une étoile rouge une violation de son droit à la liberté d’expression garanti par l’article 10 de la Convention, ainsi libellé dans ses parties pertinentes :
« 1.  Toute personne a droit à la liberté d’expression. Ce droit comprend la liberté d’opinion et la liberté de recevoir ou de communiquer des informations ou des idées sans qu’il puisse y avoir ingérence d’autorités publiques (...)
2.  L’exercice de ces libertés comportant des devoirs et des responsabilités peut être soumis à certaines formalités, conditions, restrictions ou sanctions prévues par la loi, qui constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, (...) à la défense de l’ordre [ou] à la protection (...) des droits d’autrui (...) »
19.  Le Gouvernement combat cette thèse.
A.  Sur la recevabilité
20.  Le Gouvernement estime que la requête est incompatible ratione materiae avec les dispositions de la Convention, eu égard à l’article 17 de son article 17, qui énonce :
« Aucune des dispositions de la (...) Convention ne peut être interprétée comme impliquant pour un Etat, un groupement ou un individu, un droit quelconque de se livrer à une activité ou d’accomplir un acte visant à la destruction des droits ou libertés reconnus dans la (...) Convention ou à des limitations plus amples de ces droits et libertés que celles prévues à [la] Convention. »
21.  Le Gouvernement cite la jurisprudence des organes de la Convention, notamment la décision rendue par la Cour en l’affaire Garaudy c. France (no 65831/01, CEDH 2003-IX). Il rappelle que, dès lors que le droit à la liberté d’expression était invoqué par un requérant pour justifier la publication de textes portant atteinte à l’esprit même de la Convention et aux valeurs essentielles de la démocratie, la Commission européenne des droits de l’homme avait recours à l’article 17 de la Convention, soit directement, soit indirectement, pour rejeter ses arguments et déclarer irrecevable sa requête (voir, parmi les exemples cités, J. Glimmerveen et J. Hagenbeek c. Pays-Bas, nos 8348/78 et 8406/78 (jointes), décision de la Commission du 11 octobre 1979, Décisions et rapports 18, p. 187, et Pierre Marais c. France, no 31159/96, décision de la Commission du 24 juin 1996, DR 86, p. 184). La Cour aurait ensuite confirmé cette approche (Lehideux et Isorni c. France, 23 septembre 1998, §§ 47 et 53, Recueil des arrêts et décisions 1998-VII). Le Gouvernement souligne en outre que, dans une affaire qui concernait l’article 11 (W.P. et autres c. Pologne (déc.), no 42264/98, CEDH 2004-VII), la Cour a fait observer que « le but général de l’article 17 est d’empêcher que des groupements totalitaires puissent exploiter en leur faveur les principes posés par la Convention ». Des conclusions similaires auraient été tirées dans les décisions Norwood c. Royaume-Uni (no 23131/03, CEDH 2004-XI) et Witzsch c. Allemagne ((déc.) 13 décembre 2005, no 7485/03).
22.  L’étoile rouge symbolisant pour le Gouvernement des idées et pratiques totalitaires contraires aux valeurs sur lesquelles repose la Convention, il soutient que porter cet emblème, au mépris des victimes du régime communiste, revient à justifier une politique visant à l’anéantissement des droits et libertés protégés par la Convention. Les affaires précitées auraient certes eu pour objet l’expression d’idées racistes et antisémites véhiculées par l’idéologie nazie, mais les idéologies de nature totalitaire (y compris le bolchevisme symbolisé par l’étoile rouge) devraient toutes être mises sur le même pied et leur expression devrait donc être soustraite à la protection offerte par l’article 10.
23.  Le requérant ne se prononce pas sur ce point.
24.  La Cour estime que la présente espèce se distingue des affaires citées par le Gouvernement. Celles-ci, notamment Garaudy c. France et Lehideux et Isorni c. France, concernaient la justification de politiques de type nazi. C’est donc parce que l’article 10 avait été invoqué par des groupes ayant des visées totalitaires qu’un abus de droit avait été constaté sur le terrain de l’article 17.
25.  Or, en l’espèce, le Gouvernement ne soutient pas que le requérant ait exprimé du mépris à l’égard des victimes d’une dictature (voir, à l’inverse, la décision Witzsch précitée) ni qu’il appartînt à un groupe ayant des visées totalitaires. En outre, aucun élément du dossier ne permet de le conclure. A l’époque des faits, alors qu’il était responsable d’un parti politique officiel de gauche, l’intéressé avait arboré l’emblème litigieux au cours d’une manifestation légale organisée par ce parti. Dans ces conditions, la Cour ne saurait conclure que ce comportement eût pour but de justifier ou de défendre l’oppression totalitaire au service de « groupes totalitaires ». L’étoile rouge n’était que le symbole de mouvements politiques légaux de gauche. A l’inverse des affaires précitées, le moyen d’expression sanctionné en l’espèce ne véhiculait aucune propagande raciste.
26.  Il s’ensuit, pour la Cour, que le dépôt de la requête ne constitue pas un abus du droit de recours aux fins de l’article 17 de la Convention. La requête n’est donc pas incompatible ratione materiae avec les dispositions de la Convention, au sens de son article 35 § 3, et ne se heurte à aucun autre motif d’irrecevabilité. Il convient donc de la déclarer recevable.
B.  Sur le fond
1.  Existence d’une ingérence
27.  Le requérant souligne que les tribunaux hongrois l’ont reconnu coupable du délit d’utilisation d’un emblème du totalitarisme. Certes, il fut condamné à une mise à l’épreuve d’un an, mais il ne fait aucun doute à son sens que l’établissement de sa responsabilité pénale a constitué une ingérence dans l’exercice de sa liberté d’expression.
28.  Le Gouvernement soutient que, à supposer même que cette condamnation ait porté atteinte à la liberté d’expression de l’intéressé, pareille ingérence est justifiée au regard du paragraphe 2 de l’article 10.
29.  La Cour estime que la sanction pénale litigieuse s’analyse en une ingérence dans l’exercice par le requérant des droits consacrés par l’article 10 § 1 de la Convention. Elle rappelle en outre que pareille atteinte est contraire à la Convention si les exigences posées au paragraphe 2 de ce même article ne sont pas respectées. Il faut donc rechercher si l’ingérence était « prévue par la loi », si elle poursuivait l’un ou plusieurs des buts légitimes énumérés au paragraphe 2 et si elle était « nécessaire, dans une société démocratique », à l’accomplissement de ces buts.
2.  « Prévue par la loi »
30.  La Cour relève que le Gouvernement s’appuie sur une jurisprudence de la Cour constitutionnelle selon laquelle la restriction à l’utilisation de symboles du totalitarisme est prévue par une loi – à savoir par un texte voté par le Parlement – qui est suffisamment précise et respecte l’exigence de prévisibilité.
31.  Constatant que cette question ne divise pas les parties, la Cour est convaincue que l’ingérence était effectivement prévue par la loi.
3.  But légitime
a)  Thèse du requérant
32.  Le requérant souligne que près de deux décennies se sont écoulées depuis le passage de la Hongrie d’un régime totalitaire à une société démocratique. Il ajoute que, devenue membre du Conseil de l’Europe, de l’Organisation du traité de l’Atlantique Nord, de l’Organisation de coopération et de développement économiques et de l’Union européenne, la Hongrie est une démocratie stable qui a connu cinq élections législatives multipartites depuis 1990. A aucun moment le parti de gauche dont il est membre n’aurait été accusé de tenter de renverser le gouvernement. Il aurait participé à toutes les élections mais sans jamais atteindre le nombre de suffrages requis pour se voir attribuer un siège au parlement. Le Gouvernement n’aurait jamais accusé l’intéressé, son parti ni l’idéologie véhiculée par celui-ci de menacer le régime démocratique instauré dans le pays. Le but légitime poursuivi par l’action pénale dirigée contre le requérant parce qu’il avait arboré une étoile rouge au cours d’un événement politique resterait donc difficile à cerner.
b)  Thèse du Gouvernement
33.  Le Gouvernement soutient que c’est en raison des longues souffrances que les dictatures du XXe siècle ont fait subir au peuple hongrois que la disposition litigieuse a été insérée dans le code pénal. L’exhibition d’emblèmes associés à ces régimes susciterait un sentiment de malaise, de crainte et d’indignation chez de nombreux citoyens et porterait même parfois atteinte aux droits des défunts. Le port en public des symboles d’une dictature avec parti unique serait l’antithèse même de l’Etat de droit et constituerait de toute évidence une manifestation d’hostilité contre la démocratie pluraliste. Dans le droit fil de ce qu’a dit la Cour constitutionnelle dans sa jurisprudence en la matière, la mesure dénoncée poursuivrait les buts légitimes de la défense de l’ordre et de la protection des droits d’autrui.
c)  Appréciation de la Cour
34.  La Cour juge que l’ingérence en question peut être regardée comme ayant poursuivi les buts légitimes de la défense de l’ordre et de la protection des droits d’autrui.
4.  « Nécessaire dans une société démocratique »
a)  Thèse du requérant
35.  Le requérant soutient qu’une profonde différence sépare l’idéologie fasciste de l’idéologie communiste et que, de toute manière, l’étoile rouge ne saurait être exclusivement associée à la « dictature communiste ». Au sein du mouvement ouvrier international, cet emblème, qui représenterait tantôt les cinq doigts d’un ouvrier, tantôt les cinq continents, serait considéré depuis le XIXe siècle comme un symbole de la lutte pour la justice sociale, de l’émancipation des ouvriers et de la liberté du peuple ainsi que, généralement, du socialisme au sens large.
36.  Le requérant ajoute qu’en 1945 la Hongrie et d’autres pays de l’ancien bloc de l’Est furent libérés du joug nazi par des soldats soviétiques portant l’étoile rouge. Pour bien des habitants de ces pays, ce symbole serait associé à la lutte contre le fascisme et à la libération des peuples asservis par le totalitarisme de droite. L’intelligentsia progressiste qui souhaitait reconstruire et moderniser la Hongrie à partir du début du XXe siècle l’aurait fait sien.
37.  Le requérant reconnaît que, avant le passage de l’Europe centrale et orientale à la démocratie, de graves crimes ont été commis par les forces de sécurité des régimes totalitaires, dont l’un des symboles officiels était l’étoile rouge. D’après lui, ces atteintes aux droits de l’homme ne sauraient toutefois discréditer l’idéologie communiste en tant que telle et encore moins remettre en cause les valeurs politiques symbolisées par cet emblème.
38.  A l’inverse de la propagande fasciste (voir, notamment, l’article 4 du traité de paix conclu à Paris en 1947 ; Recueil des traités, volume 41, p. 135), l’apologie du communisme ne serait interdite par aucun instrument international. L’étoile rouge serait considérée comme représentant des idées et mouvements de gauche divers et la plupart des pays européens permettraient de l’exhiber en toute liberté. La Hongrie serait d’ailleurs le seul Etat contractant érigeant en infraction pénale son exhibition en public.
39.  Enfin, le Gouvernement n’aurait pas démontré l’existence d’un « besoin social impérieux » qui aurait commandé l’interdiction absolue d’arborer ce symbole en public. Le requérant estime peu vraisemblable que l’utilisation par lui d’un emblème destiné à manifester une affiliation idéologique et une identité politique puisse déstabiliser la démocratie pluraliste hongroise. Ce serait au contraire cette interdiction absolue qui porterait atteinte au pluralisme en ce qu’elle l’empêcherait, lui et d’autres hommes et femmes politiques de gauche, d’exprimer librement leurs opinions politiques.
b)  Thèse du Gouvernement
40.  Pour le Gouvernement, l’étoile rouge n’est pas seulement le symbole du mouvement ouvrier international en Hongrie, comme l’affirme le requérant. L’histoire récente du pays en aurait altéré le sens, faisant d’elle l’emblème d’un régime dictatorial qui se serait distingué par une idéologie et des pratiques ayant justifié des violations massives des droits de l’homme et la prise du pouvoir par la force. Porter ce symbole en public reviendrait à s’identifier aux idéologies de nature totalitaire qui ont caractérisé les dictatures communistes et à vouloir les propager.
41.  Le Gouvernement appelle l’attention sur les conclusions de la Cour constitutionnelle selon lesquelles, compte tenu des événements historiques qui ont marqué la société hongroise, la restriction en cause répondait à un « besoin social impérieux » poursuivant les buts légitimes de la défense de l’ordre et de la protection des droits d’autrui. La Cour constitutionnelle aurait été convaincue qu’aucun autre moyen moins sévère que la sanction pénale ne permettait d’atteindre ces buts. Elle aurait ajouté que cette restriction était proportionnée aux buts poursuivis, puisqu’elle était limitée dans sa portée en ce qu’elle n’interdisait que certaines formes bien précises d’utilisation en public de ces emblèmes dénotant une volonté de propager les idéologies totalitaires symbolisées par eux et de s’identifier à elles. Elle aurait rappelé par ailleurs que l’utilisation de ces emblèmes à des fins scientifiques, artistiques, éducatives ou informatives n’était pas interdite.
42.  Enfin, l’infraction dont il est question serait non pas un crime (bűntett) mais seulement un délit (vétség) punissable d’une amende (pénzbüntetés), la sanction la moins lourde prévue par le droit pénal hongrois. De plus, le requérant aurait bénéficié d’une mise à l’épreuve, ce qui constituerait une « mesure » (intézkedés) et non une peine (büntetés).
c)  Appréciation de la Cour
i.  Principes généraux
43.  La vérification du caractère « nécessaire dans une société démocratique » de l’ingérence litigieuse impose à la Cour de rechercher si celle-ci correspondait à un « besoin social impérieux ». Les Etats contractants jouissent d’une certaine marge d’appréciation pour juger de l’existence d’un tel besoin, mais cette marge va de pair avec un contrôle européen portant à la fois sur la loi et sur les décisions appliquant celle-ci, quand bien même elles émaneraient d’une juridiction indépendante. La Cour a donc compétence pour statuer en dernier lieu sur le point de savoir si une « restriction » se concilie avec la liberté d’expression que sauvegarde l’article 10 (voir, parmi beaucoup d’autres, Perna c. Italie [GC], no 48898/99, § 39, CEDH 2003-V, et Association Ekin c. France, no 39288/98, § 56, CEDH 2001-VIII).
44.  Lorsqu’elle exerce ce contrôle, la Cour a pour tâche non pas de se substituer aux juridictions nationales, mais de vérifier sous l’angle de l’article 10 les décisions qu’elles ont rendues en vertu de leur pouvoir d’appréciation (Fressoz et Roire c. France [GC], no 29183/95, § 45, CEDH 1999-I).
45.  En particulier, il incombe à la Cour de déterminer si la mesure incriminée était « proportionnée aux buts légitimes poursuivis » et si les motifs invoqués par les autorités nationales pour la justifier apparaissent « pertinents et suffisants » (Chauvy et autres c. France, no 64915/01, § 70, CEDH 2004-VI). Ce faisant, la Cour doit se convaincre que les autorités nationales ont appliqué des règles conformes aux principes consacrés à l’article 10, et ce, de surcroît, en se fondant sur une appréciation acceptable des faits pertinents (voir, parmi beaucoup d’autres, Zana c. Turquie, 25 novembre 1997, § 51, Recueil 1997-VII).
46.  La Cour rappelle en outre que la liberté d’expression, telle que garantie par l’article 10, constitue l’un des fondements essentiels de toute société démocratique, l’une des conditions primordiales de son progrès et de l’épanouissement de chacun. Sous réserve du paragraphe 2 de cet article, elle vaut non seulement pour les « informations » ou « idées » accueillies avec faveur ou considérées comme inoffensives ou indifférentes, mais aussi pour celles qui heurtent, choquent ou inquiètent. Ainsi le veulent le pluralisme, la tolérance et l’esprit d’ouverture, sans lesquels il n’est pas de « société démocratique » (voir, parmi beaucoup d’autres, Oberschlick c. Autriche (no 1), 23 mai 1991, § 57, série A no 204, et Nilsen et Johnsen c. Norvège [GC], no 23118/93, § 43, CEDH 1999-VIII). Cette liberté est soumise à des exceptions, qu’il convient toutefois d’interpréter strictement, et la nécessité de toute restriction doit être établie de manière convaincante (voir, par exemple, Observer et Guardian c. Royaume-Uni, 26 novembre 1991, § 59, série A no 216).
47.  La Cour souligne par ailleurs que l’article 10 § 2 de la Convention ne laisse guère de place pour des restrictions à la liberté d’expression dans le domaine du discours politique ou de questions d’intérêt général (Feldek c. Slovaquie, no 29032/95, § 74, CEDH 2001-VIII, et Sürek c. Turquie (no 1) [GC], no 26682/95, § 61, CEDH 1999-IV). En l’espèce, le port par le requérant de l’étoile rouge en public doit être considéré comme un moyen pour lui d’exprimer ses idées politiques. Arborer un symbole sur un vêtement relève de l’article 10.
ii.  Application des principes susmentionnés au cas d’espèce
48.  La Cour tient d’emblée à rappeler l’arrêt Rekvényi c. Hongrie ([GC], no 25390/94, §§ 44-50, CEDH 1999-III) qui avait pour objet, sous l’angle de la liberté d’expression, des restrictions à certains droits politiques des policiers hongrois. Dans cette affaire, ces restrictions ont été jugées compatibles avec l’article 10 de la Convention, principalement au motif qu’elles frappaient des membres des forces armées qui, dans le contexte particulier du passage à la démocratie, avaient joué un rôle essentiel dans le maintien du pluralisme mais qui pouvaient tout aussi bien porter atteinte à celui-ci si elles venaient à perdre leur neutralité. La Cour a jugé que, dans le contexte historique hongrois précis ayant justifié la restriction en cause, l’ingérence que celle-ci emportait n’avait pas outrepassé la marge d’appréciation des autorités nationales.
49.  Cependant, les circonstances du cas d’espèce se distinguent de celles de l’affaire susmentionnée à deux égards au moins. En premier lieu, alors que M. Rekvényi était policier, M. Vajnai est un homme politique qui ne participe pas à l’exercice de la puissance publique. En second lieu, près de deux décennies se sont écoulées depuis que la Hongrie est passée à un régime pluraliste et elle a prouvé qu’elle était une démocratie stable (à cet égard, voir Sidabras et Džiautas c. Lituanie, nos 55480/00 et 59330/00, § 49, CEDH 2004-VIII, et Rainys et Gasparavičius c. Lituanie, nos 70665/01 et 74345/01, § 36, 7 avril 2005). Après avoir pleinement adhéré au système de valeurs du Conseil de l’Europe et de la Convention, la Hongrie est devenue membre de l’Union européenne. En outre, rien ne laisse penser qu’il y ait un risque actuel et réel qu’un quelconque mouvement ou parti politique y rétablisse la dictature communiste. Le Gouvernement n’a pas établi l’existence d’une menace de ce type avant de prononcer l’interdiction en cause.
50.  La Cour relève par ailleurs que le Gouvernement, s’appuyant sur la jurisprudence de la Cour constitutionnelle, invoque l’ample marge d’appréciation dont jouit l’Etat en la matière. Or il faut souligner qu’aucune des affaires citées par cette juridiction (Barfod c. Danemark, 22 février 1989, série A no 149 ; Markt intern Verlag GmbH et Klaus Beermann c. Allemagne, 20 novembre 1989, série A no 165 ; Chorherr c. Autriche, 25 août 1993, série A no 266-B ; Casado Coca c. Espagne, 24 février 1994, série A no 285-A ; et Jacubowski c. Allemagne, 23 juin 1994, série A no 291-A) n’avait pour objet la question précise de l’étendue de cette marge d’appréciation lorsque l’Etat restreint la liberté d’expression des politiciens.
51.  La Cour estime que la liberté d’expression exercée par le biais du discours politique, comme en l’espèce, ne peut être restreinte que si un besoin social clair, impérieux et précis le justifie. Aussi est-ce avec le plus grand soin que pareille mesure doit être adoptée, surtout lorsqu’elle vise des symboles polysémiques. Pour la Cour, l’interdiction absolue de ces symboles risque alors de limiter aussi leur utilisation dans des cas où aucune restriction ne se justifierait.
52.  La Cour est consciente que les violations massives et notoires des droits de l’homme commises sous le régime communiste ont discrédité l’étoile rouge en tant que symbole. Toutefois, pour elle, cet emblème ne saurait passer pour représenter exclusivement le régime totalitaire communiste, comme le Gouvernement l’admet implicitement (paragraphe 40 ci-dessus). A l’évidence, l’étoile rouge demeure aussi le symbole du mouvement ouvrier international, qui lutte pour une société plus juste, ainsi que celui de certains partis politiques légaux actifs dans divers Etats membres.
53.  En outre, la Cour relève que le Gouvernement n’a pas établi que le port de l’étoile rouge revient exclusivement à s’identifier avec des idées totalitaires, d’autant que le requérant a arboré ce symbole à l’occasion d’une manifestation pacifique et légalement organisée à laquelle il participait en sa qualité de vice-président d’un parti politique officiel de gauche n’ayant aucune intention connue de participer à la vie politique hongroise au mépris de l’Etat de droit. Elle souligne à cet égard que ce n’est qu’en procédant à un examen attentif du contexte dans lequel les propos offensants sont tenus que l’on peut établir une distinction pertinente entre des termes choquants et insultants – qui relèvent de la protection de l’article 10 – et ceux qui ne méritent pas d’être tolérés dans une société démocratique.
54.  La Cour conclut de ce qui précède que l’interdiction en cause est trop générale eu égard aux multiples significations que revêt l’étoile rouge. Cette mesure peut toucher des activités et des idées qui font de toute évidence partie de celles protégées par l’article 10 et il n’existe aucun moyen satisfaisant d’opérer une distinction en fonction de chacune desdites significations. Les dispositions pertinentes du droit hongrois ne cherchent d’ailleurs pas à le faire. De surcroît, à supposer même que pareille distinction puisse être établie, les incertitudes qui en résulteraient auraient un effet dissuasif sur l’exercice de la liberté d’expression et conduiraient à l’autocensure.
55.  Sur le point de savoir si la mesure en cause avait pour but la défense de l’ordre, la Cour observe que le Gouvernement n’a cité aucun cas où le port en public de l’étoile rouge eût provoqué voire risqué de provoquer des troubles en Hongrie. Pour la Cour, parer à un danger purement hypothétique à titre de mesure préventive pour protéger la démocratie ne saurait passer pour répondre à un « besoin social impérieux ». De toute manière, outre l’interdiction en cause, le droit hongrois prévoit un certain nombre d’autres mesures visant à la répression des troubles à l’ordre public, même ceux qui sont provoqués par l’exhibition de ce symbole (paragraphe 15 ci-dessus).
56.  Quant au lien qui existerait entre l’interdiction de l’étoile rouge et l’idéologie totalitaire offensante que ce symbole véhiculerait, la possibilité que soit diffusée cette idéologie, aussi abominable soit-elle, ne peut motiver à elle seule la restriction en question au moyen d’une sanction pénale. Le port, par un responsable d’un parti politique officiel ne nourrissant aucune ambition totalitaire, d’un symbole susceptible de revêtir plusieurs significations dans le contexte de la présente affaire ne saurait être assimilé à une dangereuse propagande. Or l’article 269/B du code pénal hongrois ne requiert pas d’établir que l’exhibition de l’étoile rouge s’analyse en propagande totalitaire. Au contraire, la seule exhibition de ce symbole est en principe assimilée à de la propagande, sauf si elle poursuit un but scientifique, artistique, informatif ou éducatif (paragraphe 41 ci-dessus, in fine). Pour la Cour, cette absence de nuance confirme le caractère bien trop général de l’interdiction.
57.  La Cour est bien sûr consciente que la politique systématique de terreur appliquée pour consolider les régimes communistes dans plusieurs pays, dont la Hongrie, a profondément marqué les Européens. Elle admet que le port d’un tel symbole, omniprésent sous la férule de ces régimes, puisse causer un malaise aux victimes de ceux-ci et à leurs familles, qui peuvent légitimement s’en offusquer. Mais de tels sentiments, aussi compréhensibles soient-ils, ne sauraient à eux seuls circonscrire la liberté d’expression. Les assurances notoires données par la République de Hongrie sur le plan juridique, moral et matériel aux victimes du communisme font que ces craintes ne sauraient être considérées comme rationnelles. Pour la Cour, un régime juridique qui restreint les droits fondamentaux selon ce que lui dictent les sentiments populaires – qu’ils soient raisonnés ou non – ne saurait passer pour répondant aux besoins sociaux impérieux reconnus dans une société démocratique, laquelle doit demeurer raisonnable dans son jugement. Autrement, n’importe quels éléments perturbateurs pourraient faire échec à la liberté d’expression et d’opinion.
58.  Les éléments ci-dessus suffisent à la Cour pour conclure que la condamnation du requérant pour le seul port de l’étoile rouge ne saurait passer pour répondre à un « besoin social impérieux ». En outre, la mesure par laquelle son comportement a été puni, fût-elle relativement légère, relève de la loi pénale, et pourrait donc avoir des conséquences extrêmement graves. La Cour estime que cette sanction n’était donc pas proportionnée au but légitime visé. Il s’ensuit que l’ingérence dans l’exercice par le requérant de sa liberté d’expression ne peut se justifier sur le terrain de l’article 10 § 2.
Partant, il y a eu violation de l’article 10 de la Convention.
II.  SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION
59.  Aux termes de l’article 41 de la Convention,
« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »
A.  Dommage
60.  Estimant que le jugement rendu contre lui a porté atteinte à sa réputation, le requérant réclame 10 000 euros (EUR) pour le dommage moral qui en aurait résulté.
61.  Le droit interne permettant à l’intéressé de demander la révision d’un jugement pénal définitif en cas de constat de violation de la Convention, le Gouvernement estime que celui-ci vaut en lui-même satisfaction équitable suffisante pour le requérant.
62.  La Cour estime que le constat d’une violation constitue une satisfaction équitable suffisante pour tout dommage moral que l’intéressé a pu subir.
B.  Frais et dépens
63.  Le requérant réclame en outre 2 000 EUR, plus 20 % de TVA, pour ses frais et dépens devant la Cour. Cette somme représenterait dix heures de travail juridique (au taux horaire de 200 EUR), soit trois heures pour les consultations avec le client, deux heures pour l’étude du dossier, deux heures pour l’analyse juridique et trois heures pour la rédaction des observations.
64.  Le Gouvernement conteste ce montant.
65.  Selon la jurisprudence de la Cour, un requérant n’a droit au remboursement de ses frais et dépens que s’il est établi qu’ils ont été réellement exposés, correspondent à une nécessité et sont raisonnables quant à leur taux. En l’espèce, compte tenu des éléments produits devant elle et des critères susmentionnés, la Cour accorde la totalité du montant réclamé.
C.  Intérêts moratoires
66.  La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.
PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,
1.  Déclare la requête recevable ;
2.  Dit qu’il y a eu violation de l’article 10 de la Convention ;
3.  Dit que le constat d’une violation constitue une satisfaction équitable suffisante pour tout dommage moral que le requérant a pu subir ;
4.  Dit
a)  que l’Etat défendeur doit verser au requérant, dans les trois mois à compter du jour où l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, 2 000 EUR (deux mille euros) pour frais et dépens, plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt, somme à convertir en forints au taux applicable à la date du règlement ;
b)  qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ce montant sera à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;
5.  Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.
Fait en anglais, puis communiqué par écrit le 8 juillet 2008, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.
Sally Dollé Françoise Tulkens   Greffière Présidente
ARRÊT VAJNAI c. HONGRIE
ARRÊT VAJNAI c. HONGRIE 


Synthèse
Formation : Cour (deuxième section)
Numéro d'arrêt : 33629/06
Date de la décision : 08/07/2008
Type d'affaire : Arrêt (au principal et satisfaction équitable)
Type de recours : Violation de l'art. 10 ; Préjudice moral - constat de violation suffisant

Analyses

(Art. 10-1) LIBERTE D'EXPRESSION, (Art. 10-2) DEFENSE DE L'ORDRE, (Art. 10-2) NECESSAIRE DANS UNE SOCIETE DEMOCRATIQUE, (Art. 10-2) PROTECTION DES DROITS D'AUTRUI, (Art. 17) INTERDICTION DE L'ABUS DE DROIT, (Art. 35-3) RATIONE MATERIAE, MARGE D'APPRECIATION


Parties
Demandeurs : VAJNAI
Défendeurs : HONGRIE

Origine de la décision
Date de l'import : 21/06/2012
Fonds documentaire ?: HUDOC
Identifiant URN:LEX : urn:lex;coe;cour.europeenne.droits.homme;arret;2008-07-08;33629.06 ?

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