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16/07/2009 | CEDH | N°15615/07

CEDH | AFFAIRE FERET c. BELGIQUE


DEUXIÈME SECTION
AFFAIRE FÉRET c. BELGIQUE
(Requête no 15615/07)
ARRÊT
STRASBOURG
16 juillet 2009
DÉFINITIF
10/12/2009
Cet arrêt peut subir des retouches de forme.
En l'affaire Féret c. Belgique,
La Cour européenne des droits de l'homme (deuxième section), siégeant en une chambre composée de :
Ireneu Cabral Barreto, président,   Françoise Tulkens,   Vladimiro Zagrebelsky,   Danutė Jočienė,   Dragoljub Popović,   András Sajó,   Nona Tsotsoria, juges,  et de Françoise Elens-Passos, greff

ière adjointe de section,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 16 juin 2009,
Rend l'arrêt que ...

DEUXIÈME SECTION
AFFAIRE FÉRET c. BELGIQUE
(Requête no 15615/07)
ARRÊT
STRASBOURG
16 juillet 2009
DÉFINITIF
10/12/2009
Cet arrêt peut subir des retouches de forme.
En l'affaire Féret c. Belgique,
La Cour européenne des droits de l'homme (deuxième section), siégeant en une chambre composée de :
Ireneu Cabral Barreto, président,   Françoise Tulkens,   Vladimiro Zagrebelsky,   Danutė Jočienė,   Dragoljub Popović,   András Sajó,   Nona Tsotsoria, juges,  et de Françoise Elens-Passos, greffière adjointe de section,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 16 juin 2009,
Rend l'arrêt que voici, adopté à cette date :
PROCÉDURE
1.  A l'origine de l'affaire se trouve une requête (no 15615/07) dirigée contre le Royaume de Belgique et dont un ressortissant de cet Etat, M. Daniel Féret (« le requérant »), a saisi la Cour le 29 mars 2007 en vertu de l'article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).
2.  Le requérant est représenté par Me X. Magnée, avocat à Bruxelles. Le gouvernement belge (« le Gouvernement ») a été représenté par son agent, M. Daniel Flore, directeur général au Service public fédéral de la Justice, puis par M. Marc Tysebaert, qui lui a succédé.
3.  Le requérant alléguait en particulier une violation de son droit à la liberté d'expression garanti par l'article 10 de la Convention.
4.  Le 25 septembre 2008, le président de la deuxième section a décidé de communiquer la requête au Gouvernement. Comme le permet l'article 29 § 3 de la Convention, il a en outre été décidé que la chambre se prononcerait en même temps sur la recevabilité et le fond.
EN FAIT
I.  LES CIRCONSTANCES DE L'ESPÈCE
5.  Le requérant est né en 1944 et réside à Bruxelles.
6.  Docteur en médecine, il est président du parti politique « Front National-Nationaal Front ». Il est éditeur responsable des écrits de ce parti et propriétaire du site web de celui-ci. Il était député à la Chambre des représentants de Belgique lorsque le parquet demanda la levée de son immunité parlementaire.
A.  Les tracts à l'origine des poursuites
7.  Entre juillet 1999 et octobre 2001, la campagne du parti précité donna lieu à de nombreuses plaintes pour incitation à la haine, à la discrimination et à la violence à raison de la race, de la couleur ou de l'origine nationale ou ethnique, sur le fondement de la loi du 30 juillet 1981 tendant à réprimer certains actes inspirés par le racisme ou la xénophobie.
8.  Un tract intitulé « Mêlez-vous de ce qui vous regarde ! » fit l'objet de plusieurs plaintes pénales déposées par des citoyens auprès de la police d'Aywaille, de Malmédy et de Liège. Ce tract prônait notamment de rétablir la priorité d'emploi pour les Belges et les Européens, rapatrier les immigrés, appliquer le principe de la préférence nationale et européenne, convertir les foyers de réfugiés politiques en foyers pour les Belges sans abri, créer des caisses de sécurité sociale séparées pour les immigrés, interrompre la « politique de pseudo-intégration » et arrêter les pompes aspirantes « sécurité sociale pour tous ».
9.  Un autre tract, intitulé « Programme du Front National », fit également l'objet d'une plainte adressée au procureur du Roi par le Centre pour l'égalité des chances et la lutte contre le racisme (« le Centre »). Le programme prônait le rapatriement des immigrés et disait vouloir « s'opposer à l'islamisation de la Belgique », « interrompre la politique de pseudo-intégration », « renvoyer les chômeurs extra-européens », « réserver aux Belges et aux Européens la priorité de l'aide sociale », « cesser d'engraisser les associations socio-culturelles d'aide à l'intégration des immigrés », « réserver le droit d'asile (..) aux personnes d'origine européenne réellement poursuivies pour raisons politiques » et « comprendre l'expulsion des immigrés en situation irrégulière comme une simple application de la loi ». De plus, le programme préconisait de réglementer plus sévèrement l'accession à la propriété des biens immobiliers en Belgique, empêcher l'implantation durable de familles extra-européennes et la constitution de ghettos ethniques sur le territoire et « sauver notre peuple du risque que constitue l'Islam conquérant ».
10.  Le 29 juin 2000, le Centre déposa une plainte contre le requérant en sa qualité d'éditeur responsable d'un tract intitulé « Rue des Palmiers : un centre pour réfugiés empoisonne la vie des habitants ». Ce tract se lisait ainsi :
« Après Rendeux, Rixensart, voici Woluwe-Saint-Pierre concernée par la problématique des centres pour réfugiés.
La rue des Palmiers subit, depuis plusieurs mois, la présence d'un tel centre, qui engendre pour les habitants de nombreuses nuisances : dégradations des biens, bruit, déchets, altercations parfois violentes.
La police du bourgmestre PRL est impuissante à rétablir une sécurité gravement compromise par l'arrivée régulière de nouveaux réfugiés, et la majorité gouvernementale PS–SP–PRL–FDF–MCC–RTL-TVI–VLD–ECOLO–AGALEV abandonne lâchement la commune à son triste sort.
Pendant ce temps-là, ECOLO s'indigne du renvoi au pays de Tziganes en séjour illégal et des parlementaires PS, PSC, PRL, FDF, MCC, ECOLO et AGALEV jugent bon de s'offrir un voyage en Slovaquie pour s'assurer du confort desdits Tziganes. Leur sort les inquiète visiblement beaucoup plus que celui de leurs compatriotes ! »
11.  Au cours des mois de mai et juin 2001, la distribution d'un nouveau tract intitulé « Laurette au Maroc, Papy en Belgique » fit l'objet de diverses plaintes déposées par des particuliers ainsi que par le Mouvement contre le racisme, l'antisémitisme et la xénophobie.
12.  Ce tract présentait un dessin représentant L.O., à l'époque ministre de l'Emploi, du Travail et de l'Egalité des chances, distribuant des billets de banque au Maroc et en légende : « le PS fait la charité (...) avec votre argent ». En vis-à-vis, un second dessin représentait un pensionné tenant deux billets et de la monnaie, sortant d'un bâtiment décrépi et portant la légende « Pensionnés : le gouvernement se fout de vous ». Le verso du tract se lisait comme suit :
« Prisonniers de l'extrême gauche, les libéraux sont des menteurs !
L'extrême gauche–ECOLO–impose sa politique en matière d'immigration. De tous les pays du monde, c'est la Belgique qui accorde le plus facilement et le plus rapidement la naturalisation.
Les sans papiers – illégaux, donc délinquants – sont régularisés massivement. Contrairement à ce qu'avait prétendu le Ministre PRL de l'Intérieur, cela fait littéralement exploser le nombre de demandeurs d'asile – 42 000 rien que pour l'année 2000.
De tous les députés francophones, seul Daniel Féret – FN – a voté contre !
Les socialistes sont des tricheurs.
[L.O.], Ministre socialiste de l'Emploi, et non de l'aide au tiers-monde, lors d'un voyage au Maroc, distribue, sans honte, notre argent là-bas, comme s'il ne suffisait pas que nos CPAS soient rendus exsangues par l'afflux de réfugiés politiques.
Nos gouvernants sont des voleurs.
13.  Ce texte était suivi d'un talon d'inscription au Front National contenant la photographie du requérant ainsi que le slogan du parti : « Les Belges et les Européens d'abord ! ».
14.  Le 5 juillet 2001, l'éditeur responsable du magazine hebdomadaire gratuit Park Mail se constitua partie civile contre le requérant du chef d'infraction à certains articles de la loi du 30 juillet 1981. Cette constitution de partie civile faisait suite à une plainte que ce même éditeur avait déposée le 25 juin 2001 au motif que certains tracts du Front National avaient été insérés dans chaque exemplaire de l'hebdomadaire à l'insu et contre la volonté de celui-ci. Cette plainte fut déclarée irrecevable en raison de l'immunité parlementaire dont bénéficiait le requérant. L'éditeur poursuivit alors le requérant devant le tribunal civil qui, le 25 juin 2002, le condamna au paiement d'un euro à titre de réparation du dommage moral subi par Park Mail ainsi qu'à la publication du jugement, à ses frais, en première page du magazine ainsi que dans le quotidien Le Soir.
15.  Une nouvelle plainte fut déposée au mois d'octobre 2001 à propos d'une affiche représentant, sous le titre « C'est le couscous clan », une femme voilée et un homme portant un turban, ce couple tenant un écriteau sur lequel figurait l'inscription : « le Coran dit : Tuez les infidèles au point d'en faire grand carnage ». En dessous, était écrit en lettres rouges : « le FN dit NON ! ».
16.  En novembre 2001, un tract intitulé « Qui a trahi les travailleurs ? » avait déjà donné lieu au dépôt de plaintes pénales à Lessines et à Bruxelles. Sur le tract figurait le dessin d'une mise à sac d'une pharmacie et d'une banque par deux individus cagoulés avec pour légende « dessin raciste » et en dessous « non respect du droit à la différence ».
17.  Le 5 février 2002, la Ligue des Droits de l'Homme porta plainte du fait de cette même affiche, éditée sous forme de tract mais avec la mention supplémentaire suivante : « Attentats aux USA : c'est le couscous clan ». Dans la même plainte, la Ligue des Droits de l'Homme visait également d'autres tracts : le tract « Laurette au Maroc », le tract « Qui a trahi les travailleurs » et le tract « 2001 l'année de tous les dangers », représentant un paquet de cigarettes Gauloises avec la légende « la peste brune », flanquée d'un couple de « sauvages » en pagne, os dans le nez, flanqué de la légende « l'internationale noire ».
18.  Le 19 février 2002, le requérant fut auditionné par la police au sujet de ces plaintes.
B.  La procédure de levée de l'immunité parlementaire du requérant
19.  L'ensemble des plaintes concernant les différents tracts et le programme du Front National furent jointes. Le 6 juin 2002, le procureur du Roi de Bruxelles dressa à l'attention du procureur général près la cour d'appel de Bruxelles un rapport suggérant de demander la levée de l'immunité parlementaire du requérant pour permettre l'ouverture de poursuites pénales à son encontre.
20.  Le 13 juin 2002, le procureur général soumit cette demande au président de la Chambre des représentants.
Il précisait notamment :
« Mon office estime que M. Féret :
– joue de manière délibérée avec les sentiments éventuellement xénophobes d'une partie de la population désorientée dans une société en crise, en particulier pour marquer la différence avec d'autres élus ;
– diffuse de manière persistante des propos qui avilissent et tournent en dérision une communauté, en l'espèce d'étrangers non-européens, en leur imputant arbitrairement et systématiquement des comportements asociaux, en leur prêtant des intentions nécessairement délictuelles ou nihilistes ou en les présentant sans exclusive comme des futurs délinquants ou assistés sociaux, en vue de promouvoir l'exclusion des étrangers non-européens des droits sociaux et politiques (...) ;
– accompagne les écrits du Front National de caricatures volontairement dégradantes, particulièrement à l'encontre des personnes d'origine africaine ou de pays réputés musulmans ;
Ne craint pas d'inciter à exclure les étrangers de droits civils : notamment par des obstacles à l'accession à la propriété immobilière.
1.  La diligence dans les poursuites en matière de racisme constitue non seulement une faculté mais une obligation au regard des engagements internationaux de la Belgique.
2.  Les faits visés dans le présent rapport sont de nature à justifier, dans le chef de M. Daniel Féret, des poursuites du chef d'infraction aux articles 1er, 2o et 4o et 3 de la loi du 30 juillet 1981 (...). Ils concernent la publicité qui a été donnée aux opinions discriminatoires exprimées en dehors de l'exercice de la fonction parlementaire de M. Féret.
3.  Le dossier est en état pour donner lieu à une citation directe.
21.  Le 20 juin 2002, l'assemblée plénière de la Chambre des représentants transmit le dossier à la commission des poursuites, qui l'examina au cours de ses réunions du 26 juin et des 3, 9, 10, 15 et 16 juillet 2002.
22.  Le requérant fut entendu le 3 juillet 2002. Il contesta l'opportunité de la demande du procureur ainsi que le moment où elle était formulée, soutint qu'il était accusé d'un délit d'opinion alors que les opinions qu'il avait exprimées étaient directement motivées, sur le plan politique, par l'exercice de son mandat de député et devaient donc être couvertes par l'irresponsabilité parlementaire.
23.  Quant à ce dernier point, la commission des poursuites précisa qu'un parlementaire n'était couvert par l'irresponsabilité parlementaire que s'il agissait dans le cadre de l'exercice de son mandat parlementaire et considéra que les opinions incriminées dans le cas d'espèce n'avaient pas été exprimées dans l'exercice du mandat du requérant. Se référant à la loi du 30 juillet 1981, à la Convention et à la jurisprudence de la Cour, la commission des poursuites affirma que la liberté d'expression, même celle des parlementaires, étaient soumise à des restrictions. Sur le fond, elle conclut ainsi :
« Comme le procureur du Roi lui-même l'indique déjà dans son rapport, les membres estiment toutefois qu'il faut considérer les faits comme un ensemble. Cette approche n'amène pas prima facie à conclure que l'action est fondée sur des éléments fantaisistes, irréguliers, arbitraires ou ténus.
En ce qui concerne l'aspect politique, ces membres affirment que les faits sont réels, qu'ils ont un intérêt certain et qu'ils ne sont pas exclusivement de nature politique. »
24.  La levée de l'immunité du requérant fut décidée par cinq voix contre deux.
C.  La procédure devant les juridictions pénales
25.  Le 14 novembre 2002, le parquet cita le requérant (ainsi que son assistant et l'association à but non lucratif Front National) à comparaître devant le tribunal correctionnel de Bruxelles pour y répondre des inculpations suivantes :
« A1.  Avoir incité à la discrimination, à la ségrégation, à la haine ou à la violence à l'égard d'un groupe, d'une communauté ou de leurs membres, en raison de la prétendue race, de la couleur, de l'ascendance ou de l'origine nationale ou ethnique de ceux-ci ou de certains d'entre eux (...) ;
A2.   Entre le 1er février 2000 et le 14 octobre 2001, pour avoir distribué un tract intitulé « rue des Palmiers, un centre pour réfugiés empoisonne la vie des habitants » (...) ;
A3.  diffuser de manière récurrente à 450 000 exemplaires un tract intitulé « Laurette au Maroc, Papy en Belgique », tract qui représente en son recto une caricature de la Ministre belge distribuant au Maroc l'argent destiné aux pensionnés belges tandis que le verso pratiquerait l'amalgame entre « sans-papiers », « délinquants », « générateurs d'insécurité », « réfugiés politiques » qui « rendent exsangues nos caisses primaires d'assurances sociales et incite à la discrimination des non-européens » (...) ;
A4.  Avoir diffusé le programme du Front National pour les élections de juin 1999 dans sa version intégrale et l'avoir maintenu sur le site web du Front National jusqu'au 14 octobre 2001, ce programme mettant notamment en avant les éléments suivants :
– réserver aux Belges et aux Européens la priorité de l'aide sociale ;
– L'octroi de la nationalité belge par le mariage ne sera plus possible ;
– réglementer plus sévèrement l'accession à la propriété des biens immobiliers en Belgique. Ce régime inspiré de la loi suisse, empêchera l'implantation durable de familles extra-européennes et la constitution de ghettos ethniques sur notre territoire. Il est impératif de sauver notre peuple du risque que constitue l'Islam conquérant  ;
– L'Etat doit cesser d'engraisser les associations socio-culturelles d'aide à l'intégration des immigrés ;
– le droit d'asile doit être réservé à un nombre limité de personnes ; aux personnes d'origine européenne réellement poursuivies pour raisons politiques ;
– limiter l'accès à l'aide sociale non contributive pour les étrangers hors Union européenne et supprimer les allocations familiales pour les enfants restés au pays d'origine ;
– comprendre l'expulsion (des immigrés en situation irrégulière) comme une simple application de la loi (...).
A5.  a. Diffuser des affiches accompagnées de textes
* « 2001, l'année de tous les dangers - La peste brune » (dessin d'un paquet de cigarettes Gauloises) ;
* « L'Internationale noire » {un homme et une femme revêtus d'un pagne noir, un os dans le nez) ;
* « Attentats aux USA : c'est le couscous clan ». (...)
B.  Avoir donné une publicité à son intention de recourir à la discrimination, à la haine, à la violence ou à la ségrégation à l'égard d'un groupe, d'une communauté ou de leurs membres, en raison de la race, de la couleur, de l'ascendance, de l'origine, ou de la nationalité de ceux-ci ou de certains d'entre eux. En l'espèce, notamment:
B4.  Avoir diffusé le programme du Front National pour les élections de juin 1999 dans sa version intégrale et l'avoir maintenu sur le web jusqu'au 14 octobre 2001 (...).
B5.  Avoir diffusé les caricatures citées ci-avant et avoir maintenu ces images sur le web.
C.  Avoir fait partie d'un groupement ou d'une association qui pratique la discrimination ou la ségrégation, en l'espèce l'asbl « Front National ». »
26.  Le requérant fut poursuivi en tant qu'auteur des tracts litigieux, éditeur responsable de ceux-ci et propriétaire du site Internet ayant diffusé certains d'entre eux.
27.  Le 4 juin 2003, le tribunal correctionnel de Bruxelles refusa de surseoir à statuer alors qu'une demande de réhabilitation déposée par le requérant était encore pendante. Il reconnut sa compétence mais, avant de statuer au fond, ordonna une réouverture des débats afin que les parties puissent exprimer leur argumentation quant aux limitations et entraves à la liberté d'expression des élus politiques, eu égard à la jurisprudence de la Cour européenne et notamment l'arrêt rendu le 27 février 2001 dans l'affaire Jérusalem c. Autriche, quant aux faits visés par les préventions A4 et B4. En conséquence, le tribunal refixa l'affaire au 1er septembre 2003.
28.  Le 18 juin 2003, le requérant forma appel contre le jugement devant la cour d'appel de Bruxelles « exclusivement en ce qui concerne la compétence du tribunal de première instance ». Le 19 juin 2003, le parquet interjeta aussi appel. Le parquet demanda à la cour d'appel de réformer la décision attaquée en tant qu'elle ordonnait une réouverture des débats et l'invita à évoquer le fond sans renvoi au premier juge. Le 4 novembre 2003, la cour d'appel déclara seul recevable l'appel du parquet. Le 10 mars 2004, la Cour de cassation rejeta le pourvoi du requérant contre l'arrêt de la cour d'appel.
29.  Le 13 juin 2004, le requérant fut élu, d'une part, au Conseil de la Région de Bruxelles-Capitale et, d'autre part, au Parlement de la Communauté française. Il était de ce fait couvert par deux nouvelles immunités parlementaires.
30.  Le 23 juin 2004, réactivant les poursuites en cours, le procureur déposa ses réquisitions écrites. Le Front National contesta que les parties civiles constituées devant le premier juge, à savoir le Centre pour l'égalité des chances et la lutte contre le racisme, la Ligue des Droits de l'Homme et le Mouvement contre le racisme, l'antisémitisme et la xénophobie, pussent être présentes en degré d'appel, faute pour elles d'avoir formé appel contre le jugement rendu par le tribunal de première instance le 4 juin 2003.
31.  Le 29 juin 2004, le requérant prêta serment au Conseil de la Région de Bruxelles-Capitale.
32.  Le 30 juin 2004, par voie de conclusions, les parties civiles formèrent un appel incident ayant le même objet que celui du ministère public. Le 17 août 2004, la cour d'appel déclara l'appel incident recevable, estimant que les parties civiles ne pouvaient être écartées des débats en instance d'appel. Le Front National se pourvut en cassation, mais son pourvoi fut rejeté le 22 décembre 2004.
33.  Le 20 février 2006, la cour d'appel de Bruxelles reprit le procès ab ovo. Elle était composée autrement que lorsqu'elle avait statué les 4 novembre 2003 et 17 août 2004. Les débats furent poursuivis les 21 février et 7 mars 2006.
34.  Par un arrêt du 18 avril 2006, la cour d'appel de Bruxelles condamna le requérant à une peine de 250 heures de travail à exécuter dans le secteur de l'intégration des personnes de nationalité étrangère, avec un emprisonnement subsidiaire de dix mois. Elle interdit au requérant l'exercice du droit à l'éligibilité pour une durée de dix ans. Enfin, elle le condamna à payer la somme provisionnelle de 1 euro à chacune des parties civiles, réservant à statuer quant au surplus.
35.  La cour d'appel précisa ce qui suit :
« Pour déterminer la peine à appliquer (...), la cour tient compte des circonstances qu'elle n'a pas découvert d'incitation à la violence proprement dite dans les documents visés par les préventions (...), que les actes d'incitation et de recours à la discrimination, à la ségrégation et à la haine qu'elle a retenus n'en constituent pas moins de graves atteintes aux valeurs démocratiques qui doivent être sanctionnées avec fermeté (...). »
36.  Sur le fond, la cour d'appel estima que les faits reprochés au requérant ne se situaient pas dans la sphère de son activité parlementaire actuelle ou antérieure, de sorte que l'article 58 de la Constitution (prévoyant que les membres des chambres fédérales ne pouvaient être poursuivis à l'occasion des opinions et votes émis dans l'exercice de leurs fonctions) n'était pas applicable. La cour d'appel se référa ensuite à la jurisprudence de la Cour européenne sur les articles 10 et 11 de la Convention (notamment Gündüz c. Turquie, no 35071/97, 4 décembre 2003) et souligna que la loi du 30 juillet 1981 tendant à réprimer certains actes inspirés par le racisme et la xénophobie, constituait une mesure nécessaire, soit à la protection de la réputation ou des droits d'autrui, soit à la protection des droits et libertés d'autrui, et qui, dans une société démocratique, était une restriction légitime aux libertés d'expression, de réunion et d'association.
37.  En outre, la cour d'appel considéra que les documents décrits dans les préventions contenaient des éléments qui, clairement, bien que parfois implicitement, incitaient, sinon à la violence, à tout le moins à la discrimination, à la ségrégation ou à la haine à l'égard d'un groupe, d'une communauté ou de leurs membres en raison de la race, de la couleur, de l'ascendance ou de l'origine nationale ou ethnique de ceux-ci et manifestaient la volonté de leurs auteurs de recourir à pareille discrimination, ségrégation ou haine. A cet égard, la cour d'appel se référa à l'article 1 alinéa 1 de la loi du 30 juillet 1981 ainsi qu'à la définition des termes « discours de haine » que donne l'annexe à la Recommandation no R(97)20 du Comité des Ministres du Conseil de l'Europe, du 30 octobre 1997. La cour d'appel définit le terme « haine » comme englobant notamment l'intolérance exprimée « sous forme de nationalisme agressif et d'ethnocentrisme, de discrimination et d'hostilité à l'encontre des minorités, des immigrés et des personnes issues de l'immigration ».
38.  Plus particulièrement, en ce qui concerne le tract intitulé « Mêlez-vous de ce qui vous regarde », la cour d'appel releva qu'une bonne partie de son contenu était suffisamment démonstrative du caractère discriminatoire et ségrégationniste des propositions énoncées. Quant au tract intitulé « Rue des Palmiers : un centre pour réfugiés empoisonne la vie des habitants », elle souligna que des propos sans nuances, non documentés sur les causes et effets et créant des amalgames irrationnels, invitaient à la haine envers les réfugiés, nécessairement étrangers, et indiquaient la volonté de leurs auteurs de recourir à cette haine, les destinataires du tract étant invités à adresser une demande de fermeture du centre. A propos du tract intitulé « Laurette au Maroc, Papy en Belgique », elle considéra qu'il incitait à la discrimination et démontrait la volonté des auteurs de recourir à celle-ci. Elle estima par ailleurs que les quelques extraits du « programme du Front National pour les élections de juin 1999 » qui figuraient dans la citation directe suffisaient à illustrer les propos discriminatoires et ségrégationnistes de ce programme. Au sujet du tract et de l'affiche intitulés « Attentats aux USA : c'est le couscous clan », elle jugea qu'une telle représentation sans nuances, qui assimilait tous les musulmans à des terroristes, était une incitation à la haine envers tous les membres de ce groupe, sans distinction, et traduisait la volonté de ses auteurs de recourir à cette haine. Enfin, la cour d'appel considéra que le tract et l'affiche intitulés « 2001, l'année de tous les dangers » n'entraient pas dans le cadre des actes réprimés par la loi du 30 juillet 1981 et constituaient des marques d'autodérision du Front National.
39.  Le requérant se pourvut en cassation. Dans son mémoire du 19 juillet 2006, il invoquait trois moyens, tirés respectivement des violations des articles 58 et 59 de la Constitution (immunité parlementaire), 150 de la Constitution (le procès étant, selon le requérant, politique, il aurait dû être déféré devant la cour d'assises) et 6, 9, 10 et 11 de la Convention.
40.  Le 4 octobre 2006, la Cour de cassation rejeta le pourvoi. En premier lieu, elle jugea que les parlements de Communauté et de Région au sein desquels le requérant avait été élu n'avaient pas à autoriser la saisine de la juridiction de jugement puisque l'action publique avait été régulièrement portée devant elle avant que le requérant ne devienne membre de ces deux assemblées. En deuxième lieu, elle releva que l'arrêt attaqué, qui avait conclu que les infractions reprochées n'avaient eu ni pour objet ni pour effet de porter atteinte à l'existence, à l'organisation ou au fonctionnement des institutions politiques, avait légalement décidé qu'il n'y avait pas infraction politique et qu'elle était compétente. En troisième lieu, elle estima que le requérant n'avait pas indiqué en quoi les juges d'appel auraient méconnu l'article 11 de la Convention et qu'en conséquence le moyen y afférent était irrecevable en raison de son imprécision. Quant au moyen tiré de l'article 10, la Cour de cassation s'exprima ainsi :
« (...) le fait de réprimer l'incitation publique à la discrimination, à la haine ou à la violence à l'égard d'un groupe, d'une communauté ou de leurs membres en raison de la race, de la couleur, de l'ascendance ou de l'origine nationale ou ethnique de ceux-ci ou de certains d'entre eux, ne constitue pas une restriction à l'exercice du droit à la liberté d'expression inconciliable avec l'article 10 de la Convention (...)
En tant qu'il soutient le contraire, le moyen manque en droit.
Le demandeur a déposé des conclusions soutenant qu'en distinguant les nationaux des étrangers et en proposant des traitements différents selon les cas, il ne s'est pas livré « nécessairement » à une discrimination punissable.
A ces conclusions, l'arrêt oppose que l'article 1 de la loi du 30 juillet 1981 vise, au titre de la discrimination qu'il sanctionne, toute distinction, exclusion, restriction ou préférence ayant ou pouvant avoir pour effet de détruire, de compromettre ou de limiter la reconnaissance, la jouissance ou l'exercice, dans des conditions d'égalité, des droits de l'homme et des libertés fondamentales dans les domaines politique, économique, social ou culturel ou dans tout autre domaine de la vie sociale. »
41.  La Cour de cassation précisa enfin que l'arrêt attaqué puisait dans les pièces auxquelles il se référait les discours et images que les juges d'appel avaient estimés, par une appréciation souveraine, constitutifs d'une incitation publique à la discrimination ou à la haine. Elle conclut que les juges d'appel avaient ainsi valablement motivé leur décision.
II.  LE DROIT INTERNE PERTINENT
42.  Les articles pertinents de la loi du 30 juillet 1981 tendant à réprimer certains actes inspirés par le racisme et la xénophobie, en vigueur à l'époque des faits, disposaient :
Article 1
« Dans la présente loi, il y a lieu d'entendre par discrimination toute distinction, exclusion, restriction ou préférence ayant ou pouvant avoir pour but ou pour effet de détruire, de compromettre ou de limiter la reconnaissance, la jouissance ou l'exercice, dans des conditions d'égalité, des droits de l'homme et des libertés fondamentales dans les domaines politique, économique social ou culturel ou dans tout autre domaine de la vie sociale.
Est puni d'un emprisonnement d'un mois à un an et d'une amende de cinquante francs à mille francs, ou de l'une de ces peines seulement :
2o quiconque, dans l'une des circonstances indiquées à l'article 444 du code pénal, incite à la discrimination, à la ségrégation, à la haine ou à la violence à l'égard d'un groupe, d'une communauté ou de leurs membres, en raison de la race, de la couleur, de l'ascendance ou de l'origine nationale ou ethnique de ceux-ci ou de certains d'entre eux ; »
Article 5bis
« En cas d'infraction visée aux articles 1er, 2, 2bis, 3 et 4 de la présente loi, le condamné peut, en outre, être condamné à l'interdiction conformément à l'article 33 du code pénal. »
43.  Les articles pertinents de la Constitution se lisent ainsi :
Article 58
« Aucun membre de l'une ou de l'autre Chambre ne peut être poursuivi ou recherché à l'occasion des opinions et votes émis par lui dans l'exercice de ses fonctions. »
Article 59
« Sauf le cas de flagrant délit, aucun membre de l'une ou de l'autre Chambre ne peut, pendant la durée de la session, en matière répressive, être renvoyé ou cité directement devant une cour ou un tribunal, ni être arrêté, qu'avec l'autorisation de la Chambre dont il fait partie.
Article 120
« Tout membre d'un [Parlement de Communauté ou de Région] bénéficie des immunités prévues aux articles 58 et 59. »
Article 150
« Le jury est établi en toutes matières criminelles et pour les délits politiques et de presse [, à l'exception des délits de presse inspirés par le racisme ou la xénophobie]. »
III.  INSTRUMENTS ET RAPPORTS INTERNATIONAUX
A.  La Recommandation no R (97) 20 du Comité des Ministres du Conseil de l'Europe
44.  L'Annexe à la Recommandation no R (97) 20 du Comité des Ministres du Conseil de l'Europe sur le « discours de haine », adoptée le 30 octobre 1997, prévoit ce qui suit :
« Champ d'application
Les principes énoncés ci-après s'appliquent au discours de haine, en particulier à celui diffusé à travers les médias.
Aux fins de l'application de ces principes, le terme 'discours de haine' doit être compris comme couvrant toutes formes d'expression qui propagent, incitent à, promeuvent ou justifient la haine raciale, la xénophobie, l'antisémitisme ou d'autres formes de haine fondées sur l'intolérance, y compris l'intolérance qui s'exprime sous forme de nationalisme agressif et d'ethnocentrisme, de discrimination et d'hostilité à l'encontre des minorités, des immigrés et des personnes issues de l'immigration.
Principe 4
Le droit et la pratique internes devraient permettre aux tribunaux de tenir compte du fait que des expressions concrètes de discours de haine peuvent être tellement insultantes pour des individus ou des groupes qu'elles ne bénéficient pas du degré de protection que l'article 10 de la Convention européenne des Droits de l'Homme accorde aux autres formes d'expression. Tel est le cas lorsque le discours de haine vise à la destruction des autres droits et libertés protégés par la Convention, ou à des limitations plus amples que celles prévues dans cet instrument.
Principe 5
Le droit et la pratique internes devraient permettre que, dans les limites de leurs compétences, les représentants du ministère public ou d'autres autorités ayant des compétences similaires examinent particulièrement les cas relatifs au discours de haine. A cet égard, ils devraient notamment examiner soigneusement le droit à la liberté d'expression du prévenu, dans la mesure où l'imposition de sanctions pénales constitue généralement une ingérence sérieuse dans cette liberté. En fixant des sanctions à l'égard des personnes condamnées pour des délits relatifs au discours de haine, les autorités judiciaires compétentes devraient respecter strictement le principe de proportionnalité. »
B.  Les rapports de la Commission Européenne contre le Racisme et l'Intolérance (« ECRI ») concernant la Belgique
45.  Dans son second rapport concernant la Belgique, du 21 mars 2000, l'ECRI relevait ce qui suit :
« Exploitation du racisme dans la politique
29.  La présence croissante de propos racistes et xénophobes dans les discours de la part des partis politiques d'extrême droite belges ainsi que le succès considérable de ces partis qui usent d'une propagande raciste et xénophobe suscitent chez l'ECRI les plus vives inquiétudes. Comme mentionné ci-dessus, les immigrés, demandeurs d'asile et réfugiés sont les premières cibles de cette propagande, ce qui ne manque pas d'avoir – à grande échelle – des répercussions négatives sur la perception que peut avoir la population autochtone de cette catégorie de personnes et de leurs descendants vivant en Belgique. Généralement, les non-ressortissants de l'Union européenne installés en Belgique sont tenus pour responsables de l'augmentation du chômage, des abus en matière de sécurité sociale, de la criminalité et du sentiment d'insécurité. Ces idées sont souvent diffusées, entre autres, par le biais de matériels explicitement racistes. De surcroît, les différentes appartenances nationalistes des partis politiques belges d'extrême droite contribuent à dégrader les relations intercommunautaires parfois difficiles en Belgique, et à alimenter un climat de tension qui risque, en fin de compte, d'encourager les manifestations d'intolérance.
30.  L'ECRI est particulièrement préoccupée par l'influence que ces partis exercent sur les partis politiques principaux qui - par crainte de perdre le soutien électoral d'une large tranche de la population considérée comme hostile aux étrangers – tendent de plus en plus à se démarquer d'un concept de société fondé sur les principes de justice et de solidarité. Une telle attitude favorise l'adoption d'une législation restrictive et de mesures (notamment en ce qui concerne les immigrés et les demandeurs d'asile) qui ne garantissent pas toujours le parfait respect des droits de l'homme.
31.  Compte tenu de l'ampleur du problème de la présence bien établie des partis politiques d'extrême droite en Belgique, la lutte des autorités publiques contre l'exploitation du racisme dans la politique devrait être intensifiée. Dans ce contexte, les amendements à la Constitution belge qui ont été récemment introduits pourraient constituer un pas en avant dans la bonne direction - pour autant qu'ils aboutissent effectivement à des poursuites à l'encontre des auteurs de tracts racistes et xénophobes. Comme susmentionné, l'on constate, en effet, que les auteurs de ces inquiétants matériels sont souvent des représentants de partis politiques d'extrême droite. »
46.  Dans son troisième rapport du 27 janvier 2004, l'ECRI soulignait :
« Exploitation du racisme et de la xénophobie en politique
87.  L'ECRI se dit préoccupée par le maintien de la présence de propos racistes et xénophobes en politique en Belgique et par le succès croissant des partis qui usent d'une propagande raciste ou xénophobe. De même, elle fait de nouveau part de ses inquiétudes quant à la propagande nationaliste du Vlaams Blok, qui contribue à alimenter un climat de tension entre les différentes Régions et Communautés de Belgique.
88.  Dans son second rapport sur la Belgique, l'ECRI notait que la modification de l'article 150 de la Constitution permettant que la diffusion de documents inspirés par le racisme et la xénophobie soit jugée par les tribunaux correctionnels et non par les cours d'assises pourrait constituer un outil efficace pour contrecarrer les partis politiques qui usent d'une propagande écrite raciste et xénophobe.
89.  Toutefois l'ECRI n'a pas l'impression que cette nouvelle possibilité ait été beaucoup utilisée depuis la préparation de son second rapport.
93.  L'ECRI recommande une intensification de la réponse des institutions face à l'exploitation du racisme et de la xénophobie en politique.
94.  En particulier, l'ECRI recommande aux autorités belges de faire en sorte que tous les auteurs d'actes inspirés par le racisme et la xénophobie, y compris la diffusion de documents racistes ou xénophobes, soient poursuivis, y compris les partis politiques et les organisations qui y sont liées.
95.  L'ECRI recommande également aux autorités belges d'adopter sans plus tarder les modalités d'exécution permettant au Conseil d'Etat de statuer sur la suppression du financement public des partis faisant preuve d'une hostilité manifeste à l'égard des droits et libertés garantis par la CEDH. »
47.  Dans son quatrième rapport, du 26 mai 2009, l'ECRI indiquait ce qui suit :
« 88.  L'ECRI note avec intérêt que, depuis son dernier rapport, des progrès significatifs concernant la mise en place et l'utilisation d'outils visant à lutter contre le discours raciste en politique ont été accomplis.
89.  Certaines figures politiques ont fait l'objet de sanctions pénales pour avoir diffusé une idéologie raciste. En 2006, le président du Front National (FN) et son attaché parlementaire ont été condamnés à des peines de travail et à une amende pour incitation à la haine raciale prohibée par l'article 5 de la loi du 30 juillet 1981 tendant à réprimer certains actes inspirés par le racisme et la xénophobie, sur la base de tracts de programmes électoraux et de certaines caricatures. En application de l'article 5bis de la même loi, le président du FN a été déchu de ses droits politiques pendant une durée de sept ans. (...)
94.  La prudence s'impose, toutefois, dans la mesure où les partis d'extrême droite continuent de distiller leur propagande raciste, antisémite et xénophobe. Certains responsables et militants de partis extrémistes tiennent également en public des propos racistes à l'encontre de l'autre communauté linguistique au nom d'un nationalisme exacerbé. (...)
95.  L'ECRI recommande vivement aux autorités belges de poursuivre et de renforcer leurs efforts visant à lutter contre le racisme dans le discours politique en appliquant les mécanismes mis en place pour ce faire, en évaluant régulièrement leur efficacité et en les complétant si nécessaire. »
EN DROIT
I.  SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L'ARTICLE 10 DE LA CONVENTION
48.  Le requérant soutient qu'en le condamnant la cour d'appel a fait une application excessive des restrictions autorisées par le paragraphe 2 de l'article 10, qui garantit le droit à la liberté d'expression et est ainsi libellé :
« 1.  Toute personne a droit à la liberté d'expression. Ce droit comprend la liberté d'opinion et la liberté de recevoir ou de communiquer des informations ou des idées sans qu'il puisse y avoir ingérence d'autorités publiques et sans considération de frontière. (...)
2.  L'exercice de ces libertés comportant des devoirs et des responsabilités peut être soumis à certaines formalités, conditions, restrictions ou sanctions prévues par la loi, qui constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, (...) à la défense de l'ordre (...) [et] à la protection de la réputation ou des droits d'autrui (...). »
A.  Sur la recevabilité
49.  Se fondant sur l'article 17 de la Convention, le Gouvernement invite la Cour à déclarer la requête irrecevable. Le message véhiculé par l'ensemble des affiches, tracts, dépliants, caricatures et par le programme du Front National relèverait de la propagande raciste, dès lors qu'il diffuserait l'idée que les membres de tel ou tel groupe identifiable ne doivent pas avoir un statut d'égalité dans la société et ne sont pas des êtres humains qui méritent le même respect, la même déférence et la même considération que les autres. L'ensemble des documents versés au dossier répressif relèverait d'un discours manifestement et inutilement agressif et injurieux à l'égard des étrangers ou des personnes d'origine étrangère, qui seraient présentés comme un milieu criminogène essentiellement intéressé par l'exploitation des avantages que pourrait procurer le séjour en Belgique. Un tel discours serait inévitablement de nature à susciter parmi le public, et particulièrement parmi le public le plus faible, des sentiments de mépris, de rejet général et inconditionnel, voire, pour certains, de haine vis-à-vis des étrangers.
50.  Le Gouvernement invoque à l'appui de son argumentation les décisions adoptées par la Commission européenne des droits de l'homme dans les affaires Lawless c. Irlande et, surtout, Glimmerveen et Hagenbeek c. Pays-Bas (11 octobre 1979, DR 18), dont la similitude avec la présente espèce serait frappante. Il invoque aussi l'affaire Norwood c. Royaume-Uni ((déc.) no 23131/03, 16 novembre 2004), considérant que le message diffusé par l'affiche incriminée dans ladite affaire et qui suggérait qu'il existait un lien explicite entre le terrorisme et l'Islam et que la lutte contre le premier impliquait également celle contre le deuxième était identique au message propagé par le requérant au travers de ses tracts. La circonstance qu'en l'espèce les faits incriminés auraient été commis dans un but électoral n'inciterait pas à conclure à la recevabilité de la requête.
51.  Le requérant renvoie pour sa part à son argumentation relative à l'article 10 et soutient que l'arrêt de la cour d'appel a abouti à la destruction, ou à tout le moins à une limitation excessive des libertés que la Convention lui garantissait.
52.  La Cour considère que les arguments avancés par le Gouvernement concernant l'article 17 de la Convention et, en conséquence, l'applicabilité de l'article 10, sont étroitement liés à la substance des griefs énoncés par le requérant sur le terrain de l'article 10 et notamment à la question de la nécessité dans une société démocratique. La Cour joint donc l'exception au fond.
53.  La Cour constate que le grief relatif à l'article 10 n'est pas manifestement mal fondé au sens de l'article 35 § 3 de la Convention et qu'il ne se heurte à aucun autre motif d'irrecevabilité. Elle le déclare donc recevable.
B.  Sur le fond
54.  Selon le Gouvernement, lorsqu'il s'agit d'une doctrine totalement incompatible avec la démocratie et les droits de l'homme, comme c'est manifestement le cas en l'espèce, la répression pénale doit être jugée nécessaire. Si le discours politique exige un degré élevé de protection, les hommes politiques doivent éviter de faire des remarques susceptibles d'encourager l'intolérance. Se référant aux arrêts Parti communiste unifié de Turquie et autres c. Turquie (30 janvier 1998, Recueil des arrêts et décisions 1998–I) et Refah Partisi (parti de la prospérité) c. Turquie ([GC], nos 41340/98, 41342/98, 41343/98 et 41344/98, CEDH–2003-II), le Gouvernement soutient qu'un parti politique dont les responsables proposent un projet politique qui comprend la discrimination raciale, méconnaît une ou plusieurs règles de la démocratie, voire vise la destruction de celle-ci, et ne peut donc se prévaloir de la protection de la Convention. A tout le moins, l'application du paragraphe 2 de l'article 10 serait liée à l'article 17 de la Convention. En outre, il serait éminemment réducteur de considérer, comme le fait le requérant, qu'il a été poursuivi pour avoir diffusé le programme d'un parti.
55.  Le Gouvernement soutient, en outre que le contexte de la présente affaire, s'agissant de tracts électoraux, est sans incidence. A l'instar de la liberté d'expression, la liberté du débat politique ne revêtirait assurément pas un caractère absolu. La discussion de projets politiques divers ne pourrait être revendiquée que si les projets en question ne visent pas à porter atteinte à la démocratie elle-même. Quant à la sanction infligée au requérant, elle respecterait les critères élaborés par la Cour en la matière : les juridictions belges auraient fait preuve de retenue dans l'usage de la voie pénale, en prononçant une peine de 250 heures de travail dans le secteur de l'intégration des personnes de nationalité étrangère et une mesure d'inéligibilité d'une durée de dix ans.
56.  Le requérant soutient de son côté que les positions politiques défendues par lui ne constituaient pas une incitation à la discrimination, à la haine ou à la violence, mais visaient uniquement à traiter, de façon rationnelle et par la voie légale, certaines questions politiques et sociales. L'arrêt de la cour d'appel aurait fait une application excessive des restrictions exceptionnellement autorisées du paragraphe 2 de l'article 10. A preuve, le Front National n'aurait pas été interdit, sa campagne électorale aurait été menée sans obstruction judiciaire et le programme politique du parti, reproché au requérant, aurait été librement vanté par celui-ci pendant toute la campagne électorale ayant abouti à sa double élection. Le requérant aurait pour seule conviction un droit à la différence, qui lui appartiendrait à lui comme à ses électeurs et qui lui permettrait d'exprimer le refus de l'assimilation et du mélange. Des poursuites exercées a posteriori contre un élu au prétexte même du programme de sa campagne électorale empêcheraient d'admettre que les restrictions apportées répondaient à un besoin social impérieux face à une menace grave.
57.  La Cour considère que la condamnation litigieuse s'analyse en une « ingérence » dans l'exercice par l'intéressé de sa liberté d'expression. Pareille immixtion enfreint l'article 10, sauf si elle est « prévue par la loi », dirigée vers un ou des buts légitimes au regard du paragraphe 2 et « nécessaire » dans une société démocratique pour les atteindre (voir, parmi beaucoup d'autres, Fressoz et Roire c. France [GC], no 29183/95, § 41, CEDH 1999-I).
1.  « Prévue par la loi »
58.  La Cour constate que les juridictions compétentes se sont fondées sur la loi du 30 juillet 1981 tendant à réprimer certains actes inspirés par le racisme ou la xénophobie. L'ingérence était donc bien « prévue par la loi ».
2.  Buts légitimes
59.  La Cour estime que l'ingérence avait pour but d'assurer la défense de l'ordre et de protéger la réputation et les droits d'autrui.
3.  « Nécessaire dans une société démocratique »
60.  La Cour doit donc rechercher si ladite ingérence était « nécessaire », dans une société démocratique, pour atteindre ces buts.
a)  Principes généraux
61.  La liberté d'expression constitue l'un des fondements essentiels de toute société démocratique, l'une des conditions primordiales de son progrès et de l'épanouissement de chacun. Sous réserve du paragraphe 2 de l'article 10, elle vaut non seulement pour les « informations » ou « idées » accueillies avec faveur ou considérées comme inoffensives ou indifférentes, mais aussi pour celles qui heurtent, choquent ou inquiètent (Handyside c. Royaume-Uni, 7 décembre 1976, § 49, série A no 24).
62.  La vérification du caractère « nécessaire dans une société démocratique » de l'ingérence litigieuse impose à la Cour de rechercher si celle-ci correspondait à un « besoin social impérieux », si elle était proportionnée au but légitime poursuivi et si les motifs fournis par les autorités nationales pour la justifier sont pertinents et suffisants (Sunday Times c. Royaume-Uni (no 1), 26 avril 1979, § 62, série A no 30). Pour déterminer s'il existe pareil « besoin » et quelles mesures doivent être adoptées pour y répondre, les autorités nationales jouissent d'une certaine marge d'appréciation (voir, parmi d'autres, Nilsen et Johnsen c. Norvège [GC], no 23118/93, § 43, CEDH 1999-VIII).
63.  L'article 10 § 2 de la Convention ne laisse guère de place pour des restrictions à la liberté d'expression dans le domaine du discours politique ou de questions d'intérêt général (voir Scharsach et News Verlagsgesellschaft c. Autriche, no 39394/98, § 30, CEDH 2003-XI). La Cour souligne qu'il est fondamental, dans une société démocratique, de défendre le libre jeu du débat politique. Elle accorde la plus haute importance à la liberté d'expression dans le contexte du débat politique et considère qu'on ne saurait restreindre le discours politique sans raisons impérieuses. Permettre de larges restrictions dans tel ou tel cas affecterait sans nul doute le respect de la liberté d'expression en général dans l'État concerné (Feldek c. Slovaquie, no 29032/95, § 83, CEDH 2001-VIII). Cependant, la liberté de discussion politique ne revêt assurément pas un caractère absolu. Un État contractant peut l'assujettir à certaines « restrictions » ou « sanctions », mais il appartient à la Cour de statuer en dernier lieu sur leur compatibilité́ avec la liberté d'expression telle que la consacre l'article 10 (Castells c. Espagne, 23 avril 1992, § 46, série A no 236).
64.  La tolérance et le respect de l'égale dignité de tous les êtres humains constituent le fondement d'une société démocratique et pluraliste. Il en résulte qu'en principe on peut juger nécessaire, dans les sociétés démocratiques, de sanctionner, voire de prévenir, toutes les formes d'expression qui propagent, encouragent, promeuvent ou justifient la haine fondée sur l'intolérance (y compris l'intolérance religieuse), si l'on veille à ce que les « formalités », « conditions », « restrictions » ou « sanctions » imposées soient proportionnées au but légitime poursuivi (en ce qui concerne le discours de haine et l'apologie de la violence, voir, mutatis mutandis, Sürek c. Turquie (no 1) [GC], no 26682/95, § 62, CEDH 1999-IV, et, notamment, Gündüz c. Turquie, no 35071/97, § 40, CEDH 2003-XI).
65.  Précieuse pour chacun, la liberté d'expression l'est tout particulièrement pour un élu du peuple ; il représente ses électeurs, signale leurs préoccupations et défend leurs intérêts. Partant, des ingérences dans la liberté d'expression d'un parlementaire de l'opposition, tel le requérant, commandent à la Cour de se livrer à un contrôle des plus stricts (Castells c. Espagne, 23 avril 1992, § 42, série A no 236, et Jerusalem c. Autriche, no 26958/95, 27 février 2001, §36).
b)  Application de ces principes au cas d'espèce
66.  La Cour doit considérer l'« ingérence » litigieuse à la lumière de l'ensemble de l'affaire, y compris la teneur des propos incriminés et le contexte dans lequel ils ont été diffusés, afin de déterminer si la condamnation de M. Féret répondait à un « besoin social impérieux » et si elle était « proportionnée aux buts légitimes poursuivis ».
67.  La Cour relève d'emblée que, sous réserve de l'application du principe constitutionnel de l'irresponsabilité parlementaire, les membres des partis politiques sont en Belgique personnellement responsables, civilement et pénalement, des propos qu'ils tiennent ou des écrits qu'ils diffusent. C'est ainsi que le requérant a été poursuivi en tant qu'auteur des tracts litigieux, éditeur responsable de ceux-ci et propriétaire du site Internet ayant diffusé certains d'entre eux.
68.  La Cour note également qu'afin de se conformer aux suggestions des organisations internationales en matière de lutte contre la discrimination raciale, la Belgique a, entre autres, modifié l'article 150 de sa Constitution pour permettre la correctionnalisation des délits de presse à caractère raciste ou xénophobe, qui relevaient avant de la compétence exclusive de la cour d'assises, avec comme conséquence pratique qu'ils n'étaient guère poursuivis.
69.  En ce qui concerne la teneur des propos incriminés, il ressort des tracts que le message véhiculé par ceux-ci, en plus de reposer sur la différence de culture entre les ressortissants belges et les communautés visées, présentait ces dernières comme un milieu criminogène et intéressé par l'exploitation des avantages découlant de leur installation en Belgique et tentait aussi de les tourner en dérision. Un tel discours est inévitablement de nature à susciter parmi le public, et particulièrement parmi le public le moins averti, des sentiments de mépris, de rejet, voire, pour certains, de haine à l'égard des étrangers.
70.  Pour condamner le requérant, la cour d'appel ne s'est pas fondée sur le programme politique du parti dont le requérant est président mais sur un certain nombre des tracts et dessins distribués lors de la campagne électorale (paragraphes 8-17 ci-dessus). Elle a notamment souligné que les documents décrits dans les préventions contenaient des éléments qui, clairement, bien que parfois implicitement, incitaient, sinon à la violence, du moins à la discrimination, à la ségrégation ou à la haine à l'égard d'un groupe, d'une communauté ou de leurs membres en raison de la race, de la couleur, de l'ascendance ou de l'origine nationale ou ethnique de ceux-ci et manifestaient la volonté de leurs auteurs de recourir à pareille discrimination, ségrégation ou haine.
71.  Plus particulièrement, en ce qui concerne le tract intitulé « Mêlez-vous de ce qui vous regarde », la cour d'appel releva qu'une bonne partie de son contenu était suffisamment démonstratif du caractère discriminatoire et ségrégationniste des propositions énoncées. Quant au tract intitulé « Rue des Palmiers : un centre pour réfugiés empoisonne la vie des habitants », elle souligna que des propos sans nuances, non documentés sur les causes et effets et créant des amalgames irrationnels, invitaient à la haine envers les réfugiés, nécessairement étrangers, et indiquaient la volonté de leurs auteurs de recourir à cette haine, les destinataires du tract étant invités à adresser une demande de fermeture du centre. A propos du tract intitulé « Laurette au Maroc, Papy en Belgique », elle considéra qu'il incitait à la discrimination et démontrait la volonté des auteurs de recourir à celle-ci. Elle estima par ailleurs que les quelques extraits du « programme du Front National pour les élections de juin 1999 » qui figuraient dans la citation directe suffisaient à illustrer les propos discriminatoires et ségrégationnistes de ce programme. Au sujet du tract et de l'affiche intitulés « Attentats aux USA : c'est le couscous clan », elle jugea qu'une telle représentation sans nuances, qui assimilait tous les musulmans à des terroristes, était une incitation à la haine envers tous les membres de ce groupe, sans distinction, et traduisait la volonté de ses auteurs de recourir à cette haine.
72.  La Cour rappelle qu'il importe au plus haut point de lutter contre la discrimination raciale sous toutes ses formes et manifestations (Jersild c. Danemark, 23 septembre 1994, § 30, série A no 298) et renvoie au texte des différentes résolutions du Comité des Ministres du Conseil de l'Europe relatives à l'action de l'ECRI, ainsi qu'aux travaux et aux rapports de celle-ci, qui démontrent la nécessité de mener à l'échelle européenne en général, et à celle de la Belgique en particulier, une action ferme et soutenue pour lutter contre les phénomènes de racisme, de xénophobie, d'antisémitisme et d'intolérance.
73.  La Cour estime que l'incitation à la haine ne requiert pas nécessairement l'appel à tel ou tel acte de violence ou à un autre acte délictueux. Les atteintes aux personnes commises en injuriant, en ridiculisant ou en diffamant certaines parties de la population et des groupes spécifiques de celle-ci ou l'incitation à la discrimination, comme cela a été le cas en l'espèce, suffisent pour que les autorités privilégient la lutte contre le discours raciste face à une liberté d'expression irresponsable et portant atteinte à la dignité, voire à la sécurité de ces parties ou de ces groupes de la population. Les discours politiques qui incitent à la haine fondée sur les préjugés religieux, ethniques ou culturels représentent un danger pour la paix sociale et la stabilité politique dans les Etats démocratiques.
74.  Du reste, dans deux rapports successifs concernant la Belgique, l'ECRI a stigmatisé l'exploitation du racisme et de la xénophobie dans la politique en relevant la présence croissante de propos d'une telle nature dans les discours de la part notamment des partis politiques d'extrême droite et a exprimé ses plus vives inquiétudes à ce sujet.
75.  La qualité de parlementaire du requérant ne saurait être considérée comme une circonstance atténuant sa responsabilité. A cet égard, la Cour rappelle qu'il est d'une importance cruciale que les hommes politiques, dans leurs discours publics, évitent de diffuser des propos susceptibles de nourrir l'intolérance (Erbakan c. Turquie, no 59405/00, 6 juillet 2006, § 64). Elle estime que les politiciens devraient être particulièrement attentifs à la défense de la démocratie et de ses principes, car leur objectif ultime est la prise même du pouvoir. En l'espèce, sur proposition circonstanciée du procureur général près la cour d'appel de Bruxelles, la Chambre des représentants a estimé que les propos incriminés justifiaient la levée de l'immunité parlementaire du requérant. La Cour estime que l'incitation à l'exclusion des étrangers constitue une atteinte fondamentale aux droits des personnes et devrait par conséquent justifier des précautions particulières de tous, y compris des hommes politiques.
76.  La Cour attache une importance particulière au support utilisé et au contexte dans lequel les propos incriminés ont été diffusés en l'espèce, et par conséquent à leur impact potentiel sur l'ordre public et la cohésion du groupe social. Or il s'agissait de tracts d'un parti politique distribués dans le contexte d'une campagne électorale, forme d'expression visant à atteindre l'électorat au sens large, donc l'ensemble de la population. Si, dans un contexte électoral, les partis politiques doivent bénéficier d'une large liberté d'expression afin de tenter de convaincre leurs électeurs, en cas de discours raciste ou xénophobe, un tel contexte contribue à attiser la haine et l'intolérance car, par la force des choses, les positions des candidats à l'élection tendent à devenir plus figées et les slogans ou formules stéréotypées en viennent à prendre le dessus sur les arguments raisonnables. L'impact d'un discours raciste et xénophobe devient alors plus grand et plus dommageable.
77.  La Cour reconnaît que le discours politique exige un degré élevé de protection, ce qui est reconnu dans le droit interne de plusieurs Etats, dont la Belgique, par le jeu de l'immunité parlementaire et de l'interdiction des poursuites pour des opinions exprimées dans l'enceinte du Parlement. La Cour ne conteste pas que les partis politiques ont le droit de défendre leurs opinions en public, même si certaines d'entre elles heurtent, choquent ou inquiètent une partie de la population. Ils peuvent donc prôner des solutions aux problèmes liés à l'immigration. Toutefois, ils doivent éviter de le faire en préconisant la discrimination raciale et en recourant à des propos ou des attitudes vexatoires ou humiliantes, car un tel comportement risque de susciter parmi le public des réactions incompatibles avec un climat social serein et de saper la confiance dans les institutions démocratiques.
78.  La Cour a examiné les textes litigieux divulgués par le requérant et considère que les conclusions des juridictions internes concernant ces publications étaient pleinement justifiées. Le langage employé par le requérant incitait clairement à la discrimination et à la haine raciale, ce qui ne peut être camouflé par le processus électoral. En conséquence, la Cour estime que les motifs iniqués par les juridictions nationales pour justifier l'ingérence dans la liberté d'expression du requérant étaient pertinents et suffisants, compte tenu du besoin social impérieux de protéger l'ordre public et les droits d'autrui, c'est-à-dire ceux de la communauté immigrée.
79.  Enfin, pour ce qui est des peines prononcées, la Cour rappelle que la nature et la lourdeur des peines infligées sont aussi des éléments à prendre en considération lorsqu'il s'agit de mesurer la proportionnalité de l'ingérence (Sürek c. Turquie (no 1), 8 juillet 1999, § 64, Recueil 1999-IV).
80.  Or la Cour note que la cour d'appel a condamné le requérant à une peine de 250 heures de travail à exécuter dans le secteur de l'intégration des personnes de nationalité étrangère et à l'inéligibilité pour une durée de dix ans. Même si la durée de l'inéligibilité pourrait poser problème au regard de sa longueur, les juridictions belges ont appliqué en l'espèce le principe, souvent rappelé par la Cour, selon lequel il convient de témoigner de retenue dans l'usage de la voie pénale, surtout s'il y a d'autres moyens de répondre aux attaques et critiques injustifiées de ses adversaires (Incal c. Turquie, 9 juin 1998, § 54, Recueil 1998-IV).
81.  Vu ce qui précède, les motifs avancés à l'appui de la condamnation du requérant sont de nature à convaincre la Cour que l'ingérence dans l'exercice par l'intéressé de son droit à la liberté d'expression était « nécessaire dans une société démocratique ».
82.  Enfin, la Cour considère que le contenu des tracts incriminés ne justifie pas l'application de l'article 17 de la Convention en l'espèce. Par conséquent, la Cour rejette l'exception du Gouvernement tirée de cet article et conclut qu'il n'y a pas eu violation de l'article 10.
II.  SUR LES AUTRES VIOLATIONS ALLÉGUÉES
83.  Invoquant l'article 6 § 1 de la Convention, le requérant se plaint que sa cause n'a pas été entendue par un tribunal « établi par la loi ». il considère que les infractions qui lui étaient reprochées étaientt de nature politique et qu'il aurait donc dû être jugé par la cour d'assises, seule compétente pour ce type d'infractions. Il soutient par ailleurs que sa réélection au Conseil de la Région de Bruxelles-Capitale et au Parlement de la Communauté française de Belgique avait rendu caduque la levée de son immunité parlementaire qui avait été décidée par la Chambre des représentants. Toujours sur le terrain de l'article 6 § 1, il plaide en outre le manque d'impartialité de la cour d'appel , à laquelle il reproche d'avoir donné, au début de son arrêt, une description de lui basée sur des informations tendancieuses, révélatrices selon lui d'un préjugé manifeste.
84.  Invoquant l'article 6 § 2 de la Convention, le requérant soutient que la cour d'appel a méconnu le principe de la présomption d'innocence en fondant sa condamnation sur l'arrêt Gündüz c. Turquie, précité, de la Cour européenne, qui était relatif à un cas où la haine et l'intolérance avaient été stigmatisées, ce qui ne serait pas avéré dans son cas.
85.  Invoquant l'article 9 de la Convention, le requérant se plaint que l'arrêt de la cour d'appel a fait une application excessive des restrictions autorisées par le paragraphe 2 de cet article. Invoquant par ailleurs l'article 11 de la Convention, il se plaint d'avoir été condamné en réalité pour son appartenance au Front National, parti qui aurait pourtant une existence légale.
86.  Invoquant l'article 13 de la Convention, le requérant se plaint qu'il a été privé de tout recours efficace en droit interne, la Cour de cassation ayant considéré que les juges d'appel avaient « souverainement apprécié » que les discours reprochés au requérant étaient constitutifs d'incitation publique à la discrimination ou à la haine, sans que cette appréciation de fait pût faire l'objet d'un contrôle de la part de la Cour de cassation.
87.  Invoquant les articles 14 et 16 de la Convention, le requérant se plaint d'avoir été condamné pour avoir prôné une discrimination politique ; or la proposition qu'une réponse politique ou sociale soit pesée en fonction de la nationalité des personnes concernées n'est selon lui pas forcément constitutive d'une discrimination pénalement, voire moralement, critiquable, l'article 16 prévoyant expressément la possibilité de restreindre l'activité politique des étrangers.
88.  Le requérant allègue également une violation des articles 17 et 18 de la Convention.
89.  Invoquant l'article 3 du Protocole no1, le requérant se plaint que la cour d'appel a condamné a posteriori son programme électoral et que, ignorant son immunité parlementaire, elle l'a privé de ses droits à l'éligibilité après sa réélection du 13 juin 2004.
90.  La Cour note en premier lieu que la condition de l'épuisement des voies de recours internes n'est manifestement pas remplie à l'égard de certains de ces griefs, notamment ceux tirés des articles 6 § 2, 14 et 16 de la Convention et de l'article 3 du Protocole no 1. En deuxième lieu, le requérant n'apporte aucune précision propre à étayer son allégation de violation des articles 17 et 18 de la Convention. En troisième lieu, les griefs tirés des articles 9 et 11 se confondent avec celui énoncé sur le terrain de l'article 10.
91.  En ce qui concerne enfin les deux griefs fondés sur l'article 6 § 1 et tirés, notamment, de la partialité alléguée de la cour d'appel, la Cour note que le requérant n'a pas épuisé les voies de recours internes. Quant au grief selon lequel le requérant n'aurait pas été jugé par un « tribunal établi par la loi », la Cour estime qu'il doit être rejeté comme manifestement mal fondé : en effet, tant la cour d'appel que la Cour de cassation ont jugé que les infractions reprochées au requérant n'étaient pas de nature politique, ce qui aurait pu les faire relever de la cour d'assises, car elles n'avaient pas pour objet de porter atteinte à l'existence, à l'organisation ou au fonctionnement des institutions politiques.
92.  Il s'ensuit que cette partie de la requête doit être rejetée comme manifestement mal fondée, en application de l'article 35 §§ 3 et 4 de la Convention.
PAR CES MOTIFS, LA COUR
1.  Joint au fond et rejette, à l'unanimité, l'exception du Gouvernement tirée de l'article 17 de la Convention ;
2.  Déclare, à l'unanimité, la requête recevable quant au grief tiré de l'article 10 de la Convention et irrecevable pour le surplus ;
3.  Dit, par quatre voix contre trois, qu'il n'y a pas eu violation de l'article 10 de la Convention.
Fait en français, puis communiqué par écrit le 16 juillet 2009, en application de l'article 77 §§ 2 et 3 du règlement.
Françoise Elens-Passos Ireneu Cabral Barreto   Greffière adjointe Président
Au présent arrêt se trouve joint, conformément aux articles 45 § 2 de la Convention et 74 § 2 du règlement, l'exposé de l'opinion dissidente du juge Sajó à laquelle se rallient les juges Zagrebelsky et Tsotsoria.
I.C.B.  F.E.P.
OPINION DISSIDENTE DU JUGE ANDRÀS SAJÓ A LAQUELLE DÉCLARENT SE RALLIER LES JUGES VLADIMIRO ZAGREBELSKY ET NONA TSOTSORIA
[Traduction]
A mon grand regret, je ne peux me rallier à l'opinion de la majorité concluant à l'absence de violation de l'article 10 de la Convention. Selon moi, confirmer la répression pénale du discours politique en l'espèce va à l'encontre de la liberté d'expression. Je partage les craintes de la Cour quant aux dangers de l'intolérance et conviens que l'impact à long terme de la propagande xénophobe constitue un problème majeur pour les sociétés démocratiques. Mes collègues et moi-même avons une conception différente de la liberté d'expression et, partant, des restrictions d'ordre pénal que l'on peut lui apporter dans une société démocratique. Je crains que la liberté d'expression ne soit sacrifiée à une politique de non-discrimination se prévalant de méthodes qui restreignent les droits fondamentaux garantis par la Convention sans raison impérieuse.
La possibilité de réglementer un discours du fait de son seul contenu et les restrictions ainsi apportées à ce discours reposent sur l'idée que certains propos vont à l'encontre de l'esprit de la Convention. Mais un « esprit » ne propose pas des standards clairs et ouvre la porte aux abus. Les êtres humains, y compris les juges, tendent à qualifier les opinions qui ne leur conviennent pas de proprement inadmissibles et, partant, à les exclure de la sphère de l'expression protégée. Or, c'est justement lorsque nous sommes confrontés à des idées qui provoquent notre haine ou notre dégoût que notre jugement doit être le plus réfléchi dans la mesure où nos convictions personnelles risquent d'influencer nos idées sur ce qui est véritablement dangereux. Lorsque des propos passent pour avoir une valeur infime au point de ne pas nous aider dans notre quête de la vérité, cela doit être démontré de façon indéniable et dans le cadre particulier des circonstances de l'espèce. De même, dans les aca où l'histoire de l'Europe exige que l'on stigmatise certains thèmes pour les interdire de façon permanente, alors il faut pour le moins le faire sans la moindre équivoque et de façon restrictive.
La majeure partie des phrases litigieuses sont reprises du Programme du Front National distribué lors d'une campagne électorale en 1999. Ce programme traduit clairement l'intérêt porté par le parti à l'immigration illégale (voir, par ex., le point 4 « Social », du programme). Le parti n'a jamais été interdit et il a d'ailleurs été acquitté du chef d'accusation concernant les propos litigieux lors du procès qui a vu la condamnation de M. Féret. Nombre des déclarations de M. Féret relèvent à l'évidence du domaine de la critique politique puisqu'elles sont dirigées contre le Gouvernement et les partis politiques et contre la politique favorable aux migrants qui est reprochée au premier: tel est le cas, par exemple, de la caricature du ministre de l'Emploi et de sa politique d'aide à l'étranger (« Laurette au Maroc »). Les autres déclarations poursuivies (à l'exception de la  caricature du  « couscous clan ») constituent de vagues propositions politiques adressées au Gouvernement qui n'appellent pas à des actions de la part de la population. Quoi qu'il en soit de l'ambiguïté des déclarations, la majorité n'a pas envisagé, dans l'arrêt, les autres sens qu'on pouvait leur donner.
L'arrêt admet que les propos de M. Féret relèvent du « discours politique ». Selon la jurisprudence constante de la Cour, des restrictions ne peuvent être apportées au discours politique que si des raisons impérieuses le commandent (paragraphe 63 de l'arrêt). C'est à l'Etat qu'il appartient de prouver qu'un tel besoin impérieux existe et que les mesures appliquées sont les moins restrictives qui soient. Il n'y a pas, dans les déclarations de M. Féret, d'appel à la violence contre une partie de la population, cas dans lequel les autorités nationales jouiraient d'une marge d'appréciation plus large (Ceylan c. Turquie [GC], no 23556/94, § 34, CEDH 1999-IV).
Pour caractériser des propos litigieux, la Cour s'est souvent attachée au processus concret de leur communication et, en général, elle tient compte des éléments qui peuvent neutraliser le propos visé, pris isolément (voir, par ex., la possibilité de le reformuler ultérieurement dans Fuentes Bobo c. Espagne, no 39293/98, § 46, 29 février 2000, et Gündüz c. Turquie, no 35071/97, § 51, CEDH 2003-XI). La protection du discours politique commande d'apprécier des déclarations dans le cadre de l'ensemble de la publication, non en les isolant du reste du texte ou message, et on ne saurait les combiner à d'autres déclarations choisies par hasard. Combiner différentes déclarations dans un message unique suppose que le public soit également en mesure de le faire de la même manière que les autorités nationales. Est-il équitable d'attribuer un sens islamophobe qui serait apparu en septembre 2001 (la caricature du « couscous clan ») à des textes distribués en 1999 ?
Il est exact que certains documents étaient disponibles en même temps (quoique séparément) sur le site web de M. Féret mais les sites web se distinguent d'autres formes de distribution parce qu'on peut les « télécharger » à son gré (les intéressés doivent rechercher eux-mêmes activement l'information). Autrement dit, les opinions ne sont pas « imposées » comme elles le sont lors de la divulgation de documents papier.
L'arrêt qualifie de racistes les déclarations du requérant. Ni les autorités belges ni la majorité ne soutiennent que la politique proposée par M. Féret l'amène à se lancer dans des actes de discrimination ou de ségrégation véritable. L'arrêt n'en estime pas moins que des documents ne présentant pas en eux-mêmes un caractère d'infraction comportent des éléments qui, par leur contenu implicite, exhortent à la ségrégation etc. à l'égard de certains groupes (paragraphe 70 de l'arrêt). L'arrêt conclut que le langage utilisé par le requérant incite à la haine raciale et est de nature raciste. Il est supposé que les racistes entendent dire l'inacceptable et qu'il faut donc voir dans leurs déclarations un message codé de l'inhumain ; de plus, si une déclaration ressemble à ce que disent les racistes, alors elle apparaît raciste en elle-même quels que soient son contexte et son sens véritable. Cependant la panoplie d'insinuations déplaisantes de M. Féret n'est pas raciste en soi.
Le racisme constitue une catégorie unique dans l'histoire si on l'analyse au regard des conséquences pratiques indubitables qui sont les siennes, génocide et esclavage y compris. Le Préambule de la Convention internationale sur l'élimination de toutes les formes de discrimination raciale (CERD) distingue sans la moindre ambiguïté le racisme d'autres formes de discrimination. Ignorer cette distinction, c'est faire courir le risque d'une banalisation du racisme et encourager l'adoption de mesures restrictives à l'excès. Les déclarations citées ne renvoient pas à la supériorité ou à l'infériorité d'une race pas plus qu'elles ne reconnaissent à un groupe de personnes identifiable des caractéristiques biologiques innées. On ne peut dès lors qu'être surpris par les expressions de discours raciste et de claire incitation à la haine raciale utilisées par la Cour pour qualifier lesdites déclarations (paragraphes 77-78). Il n'est pas judicieux d'étendre le sens bien établi d'une expression suspecte. Si c'est au feu rouge qu'il faut s'arrêter mais que les autorités assimilent au feu rouge les feux orange et vert, alors la police va donner une contravention à tous les automobilistes et à tous les croisements.
La Cour utilise peut-être la notion de racisme au sens technique de la CERD, laquelle vise également la discrimination pour des motifs autres que la race. La distinction selon la nationalité ou la citoyenneté et, plus important encore, celle entre citoyens et non-citoyens n'apparaissent toutefois pas dans la CERD.
Que les propos du requérant ne constituent pas une forme de racisme au sens strict de suprématie d'une race ne font pas disparaître le problème. Les juridictions internes et la Cour, dans son arrêt, ont estimé que les déclarations incitaient à la discrimination, à la ségrégation ou à la haine et la discrimination et la ségrégation peuvent constituer une restriction aux droits d'autrui. Il existe malheureusement des situations sociales et politiques où une simple allusion à la discrimination peut mettre en danger les droits d'autrui, des membres de la communauté immigrée, par exemple, ou l'ordre public. Mais c'est alors au Gouvernement qu'il incombe de montrer que tel est malheureusement le cas dans un pays ou encore que, dans une situation locale donnée, il y a bien un effet direct (tel serait le cas, par exemple, d'un appel à un boycott privé par les membres d'un groupe bien organisé ou à une foule aux émotions difficilement contrôlables). Or le caractère incitatif du propos ou la discrimination inévitable en résultant n'ont pas été démontrés et un impact potentiel sur les droits d'autrui ne suffit pas pour restreindre un droit de l'homme. Il est pour le moins troublant de qualifier de délictueux un supposé sentiment de haine alors que les actions découlant dudit sentiment supposé, à savoir des propositions législatives qui seront soit constitutionnelles soit irrecevables, restent dans les limites de la loi.
Les déclarations de M. Féret ont ainsi été utilisées pour prouver que la politique de ce dernier est de lutter contre l'immigration alors que celle de ses adversaires est en faveur des immigrés. Les propositions qu'il fait n'invitent pas à la commission d'actes de discrimination privés mais simplement au soutien à un parti politique se présentant à une élection ainsi qu'à l'activité politique et parlementaire de son leader. Il est possible qu'un certain nombre des opinions recensées soient partagées par des personnes indéniablement racistes mais on ne saurait déclarer quelqu'un coupable en l'associant à autrui en particulier pour des propos.
L'article 4 de la CERD exige uniquement de punir l'incitation à la discrimination raciale et l'incitation à des actes de violence dirigés contre toute race ou tout groupe de personnes d'une autre couleur ou d'une autre origine ethnique. L'arrêt se réfère toutefois à une définition différente, plus large, du discours de haine, celle que donne l'annexe à la Recommandation no R (97) 20 du Comité des Ministres du Conseil de l'Europe sur le « discours de haine » du 30 octobre 1997. Cette recommandation (dépourvue de force obligatoire !) concerne les médias et ne saurait donc s'appliquer en l'espèce; elle avait pour but de déterminer ce qu'il devrait être interdit aux stations de radio et de télévision de diffuser. Nul besoin de préciser que l'impact de la radio et de la télévision sur une action coordonnée est différent de celui de tracts disparates et de sites web. L'annexe susmentionnée a été citée par la Cour dans d'autres affaires, notamment dans l'affaire Gündüz c Turquie, mais les déclarations litigieuses dans cette dernière avaient été faites à la télévision dans une émission en direct. La Recommandation (Principe 4) elle-même reconnaît que toutes les expressions de discours de haine ne sont pas insultantes au point de ne pas bénéficier de la protection de l'article 10 de la Convention ; seul un discours de haine qui vise à la destruction des autres droits et libertés protégés par la Convention serait insultant à un tel degré. La jurisprudence de la Cour reconnaît un rôle central à la contribution des propos au débat public. C'est en l'absence de cette contribution que des expressions deviennent gratuitement offensantes et, partant, constituent une atteinte aux droits d'autrui (voir Gündüz, précité, § 37).
L'application de la notion de discours de haine suppose également que le propos incite à une haine qui repose sur l'intolérance ou débouche sur la violence. Incitation signifie « attiser la haine » (voir Sürek c. Turquie (no 1) [GC], no 26682/95, § 63, CEDH 1999-IV). Les éléments constitutifs de l'incitation (en dehors d'un appel direct impérieux à la violence ou à toute autre action illégale) sont clairement indiqués dans le paragraphe 62 de l'arrêt Sürek où la stigmatisation de la partie adverse a été considérée comme une incitation au seul motif que « la teneur [de l'expression] était susceptible de favoriser la violence dans la région en insufflant une haine profonde et irrationnelle envers ceux qui étaient présentés comme responsables des atrocités alléguées. De fait, le lecteur retire l'impression que le recours à la violence est une mesure d'autodéfense nécessaire et justifiée face à l'agresseur. » Si on adapte les standards dégagés dans l'arrêt Sürek au cas de discrimination, force est de constater que les expressions doivent être susceptibles de favoriser la discrimination en insufflant une haine profonde et irrationnelle envers ceux qui étaient présentés comme responsables des atrocités alléguées. La discrimination, à l'instar de la violence, implique l'action.
Sauf à accepter que les « délits d'opinion » sont compatibles avec l'ordre démocratique, il s'impose de constater l'existence d'une action (illégale) punissable qui découle directement du discours ou est pour le moins sensiblement et véritablement favorisée par celui-ci. Il doit exister une autre infraction pénale commise ou susceptible de l'être et c'est là que la prévention intervient. L'incitation est une exhortation psychologique forte, voire décisive, supposée donner naissance à l'autre infraction pénale. Mais la simple intolérance, le sentiment sans action, ou du moins sans tendance manifeste à l'action, ne saurait constituer un délit. Les propos de M. Féret sur la politique gouvernementale n'invitent pas à des actes de discrimination accessibles au public en général; elles n'appellent pas à boycotter, refuser de servir ou éviter les migrants. Même si les « masses non éclairées » cédaient à l'intolérance (dans leur attitude ou leur mentalité), elles ne pourraient influencer l'offre de services sociaux aux immigrés. Toutefois, selon l'arrêt, les propos de M. Féret incitaient inévitablement à la haine dans la mesure où « un tel discours est inévitablement de nature à susciter parmi le public, et particulièrement parmi le public le moins averti, des sentiments de mépris, de rejet voire, pour certains, de haine à l'égard des étrangers » (paragraphe 69 de l'arrêt). De potentielle une conséquence devient inévitable. Ceci va à l'encontre du principe selon lequel les exceptions à la liberté d'expression « appellent ...une interprétation étroite, et le besoin de ...restreindre [cette liberté] doit se trouver établi de manière convaincante » (voir Ceylan, précité, § 32).
Les mentalités nuisibles résultent d'une multitude d'interactions de personnes de même sensibilité, lesquelles interactions se renforcent les unes les autres. La formation et la consolidation du préjugé d'intolérance est un processus mental de longue haleine. Ce dernier se distingue de l'émotion soudaine liée à l' « attisation de la haine » qu'exige l'incitation. Ce qui gêne la majorité des juges et doit également gêner tous ceux qu'inquiètent les cas de discrimination, c'est que l'ambiguïté contribue, ou du moins pourrait contribuer, à la formation d'une mentalité xénophobe (ségrégationniste, discriminatoire). Une telle mentalité peut déboucher sur un comportement privé discriminatoire, voire sur une véritable violence. Elle peut également aboutir à soutenir des partis et mouvements politiques dont les objectifs et les actes sont incompatibles avec la démocratie et avec la protection des droits de l'homme. Mais il s'agit là d'un problème pour la démocratie militante dont les normes s'appliquent plus aux partis politiques qu'aux individus.
Le postulat défensif de l'arrêt se heurte au postulat de principe de la liberté d'expression. Si l'opinion est protégée, c'est parce que, dans une démocratie, seul un échange sans entrave des idées nous rapproche de la vérité ou, pour les plus sceptiques, nous permet de prendre des décisions politiques et personnelles mieux informées en favorisant la prise en considération des arguments de tous les participants au processus politique. La protection des opinions politiques s'explique du fait que nous croyons les êtres humains assez raisonnables pour pouvoir faire des choix informés. Il n'appartient pas à ceux qui contrôlent le pouvoir politique (que leurs propres intérêts amènent à conserver) d'établir un catalogue des idées fausses ou inacceptables. Mais l'arrêt (s'éloignant ainsi de ses propres conceptions en matière de discours politique) juge des êtres humains et toute une couche sociale de « nigauds » incapables de répondre aux arguments et aux contre-arguments en raison de la pulsion irrésistible de leurs émotions irrationnelles. Devons- nous accepter cette manière de voir alors même que la liberté d'expression repose sur l'hypothèse que l'esprit humain est révulsé par le mensonge éhonté et qu'à défaut, nous devrions être constamment soumis à la censure? On soutient néanmoins qu'à court terme, l'émotion l'emporte souvent sur la raison. A l'appui de la crédibilité de cette thèse, on évoque les effets et les répercussions de la propagande de Hitler. Cette propagande consistait en un effort soutenu, méthodique et bien agencé qui s'inscrivait dans la réalité toute particulière d'une Allemagne traumatisée et s'accompagnait du recours systématique aux menaces rendues plausibles par la violence quotidienne des forces paramilitaires jouissant souvent du soutien des pouvoirs en place, y compris le pouvoir judiciaire. Il peut y avoir des moments, même au sein des démocraties les plus stables, qui requièrent l'adoption de mesures se rattachant à l'arsenal de la démocratie militante et impliquant des actes de discrimination organisés et coordonnés s'appuyant sur une propagande de l'intolérance. En l'espèce toutefois, ce n'est pas l' « acte de parole » d'un parti politique qui a été considéré comme échappant à la sphère du discours protégé et on ne constate pas non plus l'existence d'une quelconque intimidation. On ne se trouve pas non plus dans une situation dans laquelle des considérations à court terme ont leur place, à savoir où les contre-arguments ou les émotions ne trouveront pas à s'exprimer. L'Etat est certainement capable (et un Etat démocratique est tenu) de faire échec à la formation de préjugés mais cet objectif ne saurait toutefois justifier n'importe quelles mesures restrictives. L'histoire des démocraties au lendemain de la Seconde Guerre mondiale montre que la participation des mouvements politiques douteux au discours politique diminue le risque d'extrémisme et ne mine pas nos démocraties, lesquelles se fondent sur l'esprit d'ouverture et la tolérance.
Au lieu de s'attacher aux conditions de nature à limiter l'application du concept de discours de haine, l'arrêt déclare que l'incitation à la haine ne requiert pas nécessairement l'appel à tel ou tel acte de violence ni à un autre acte délictueux. En d'autres termes, des sentiments désagréables suffisent pour qu'il y ait délit. Après avoir affirmé que le constat d'un discours de haine ne suppose pas d'incitation à un délit [particulier], l'arrêt affirme, dans la phrase suivante, que la diffamation d'un groupe constitue une discrimination : en effet, ridiculiser certaines parties de la population et des groupes spécifiques constitue un motif suffisant pour punir. Diffamer un groupe (voire même le ridiculiser), ce n'est pas humilier ou harceler, pour des motifs interdits, un membre spécifique d'un groupe protégé; c'est porter atteinte à la sécurité de la personne (c'est-à-dire de toutes les personnes appartenant au groupe). Un nouveau pas est franchi dans la phrase suivante avec l'extension du concept de discrimination raciale à l'incitation aux préjugés religieux et culturels ( !). La raison ? Ces derniers constituent, eux aussi, un danger pour la paix sociale et la stabilité politique dans une démocratie (paragraphe 73 de l'arrêt). Ce qui a commencé dans le souci de contrôler la teneur de propos s'achève avec une rapide extension de la liste des teneurs prohibées au simple motif de « discours dangereux » sans plus de précision. Cette précipitation se fonde sur la crainte non justifiée que la diffamation d'un groupe et le discours de haine (au sens le plus large à ce jour) porteraient atteinte à l'ordre public dans la mesure où ils risquent de susciter parmi le public des réactions incompatibles avec un climat social serein et pourraient saper la confiance en les institutions démocratiques. Ce scénario d'apocalypse apparaît tout simplement par la force des choses (paragraphe 76 de l'arrêt). Qui fera quoi et pour quelle raison? Autant de questions sans réponse. Une seule chose est sûre : quoi que ce soit qui arrive dans ce climat nébuleux est à mettre sur le compte du politicien et de son discours. Tout à coup, les propos des politiciens, pièces maitresses de la liberté d'expression à une certaine époque (même pour l'arrêt lui-même, voir paragraphe 63), deviennent la bête noire et doivent être autocensurés en raison des responsabilités qui incombent aux politiciens à cet égard. Ces derniers sont plus responsables car leur objectif à terme est de prendre le pouvoir (paragraphe 75). Mais il n'y a rien de mal à prendre le pouvoir politique dans le cadre d'élections démocratiques : en démocratie, les élections ne constituent pas une source de danger imposant des restrictions particulières au discours. Au contraire, la liberté d'expression est ce qui permet un choix politique intelligent et un comportement responsable.
Toutes ces spéculations quant au danger nient le pouvoir de la contre-argumentation et de l'indépendance de jugement. Si la notion de « discours dangereux » fait son entrée dans la jurisprudence de la Cour, on assistera, sans raison impérieuse, à une extension de la sphère de propos susceptibles de donner lieu à un délit quelles que soient par ailleurs les conditions et les circonstances réelles dans lesquelles ces propos auront été tenus. En l'espèce, cette extension hardie du « discours délictueux » concerne des déclarations politiques qui ont peu à faire avec ce que l'arrêt juge inacceptable.
La lourdeur de la peine prononcée doit être prise en compte pour déterminer si la sanction infligée peut raisonnablement être considérée comme répondant à un « besoin social impérieux » (Sürek, précité, § 64). L'arrêt est convaincu qu'il est légitime de punir des actes comme celui en l'espèce. Il est surprenant et contraire à la pratique bien établie que les mesures pénales spécifiques ainsi que leur gravité ne soient pas abordées ici alors même que la possibilité d'une peine d'emprisonnement de dix mois et une inéligibilité de dix ans (autrement dit une atteinte préventive à long terme apportée au discours politique) représentent une sanction disproportionnée au regard de l'infraction alléguée et de la jurisprudence bien établie de la Cour sur le discours politique des hommes politiques.
Comme la Commission des droits de l'homme l'a déclaré dans l'affaire Becker c. Belgique (no 214/56, Rapports, 22 janvier 1960, page 150) :
« ... le paragraphe 2 de l'article 10 ne permet pas d'infliger des incapacités en matière de liberté d'expression, que ce soit à titre de sanctions pénales ou de mesures de sûreté, sauf si la nature même de l'infraction rend manifestement nécessaires pareilles incapacités. »
Dans cette affaire (portant sur le cas d'un collaborateur nazi initialement condamné à mort), la privation de la liberté d'expression fut prononcée à perpétuité et le caractère automatique de cette sanction a particulièrement préoccupé la Commission; or, la peine de dix ans en l'espèce qui frappe un membre du Parlement de 60 ans se rapproche de la perpétuité.
Les principes fondamentaux qui sous-tendent la protection de la liberté de parole se heurtent à la condamnation pénale de M. Féret pour les propos qu'il a tenus. Une notion de discours de haine qui ne se réfère pas directement au fait d'attiser la provocation d'actes de violence ou d'intolérance est trop large pour être compatible avec une protection sérieuse du discours politique.
Le constat de non-violation fait dans l'arrêt s'écarte de l'appréciation de proportionnalité à laquelle la Cour se livre en matière de discours politique. L'impact potentiel d'une série de propos politiques isolés ne portant pas directement atteinte aux droits d'autrui ou à l'ordre public ne saurait représenter un besoin social impérieux. Des dangers purement spéculatifs ne constituent pas davantage un tel danger auquel la seule réponse à apporter serait une sanction pénale et dix ans d'inéligibilité, une peine comparable à celle jugée inappropriée s'agissant d'un criminel de guerre qui, à l'origine, avait été condamné à mort pour collaboration.
ARRÊT FÉRET c. BELGIQUE
ARRÊT FÉRET c. BELGIQUE 
ARRÊT FÉRET c. BELGIQUE
OPINION SÉPARÉE
ARRÊT FÉRET c. BELGIQUE 
OPINION SÉPARÉE


Synthèse
Formation : Cour (deuxième section)
Numéro d'arrêt : 15615/07
Date de la décision : 16/07/2009
Type d'affaire : Arrêt (au principal)
Type de recours : Exception préliminaire jointe au fond et rejetée ; Partiellement irrecevable ; Non-violation de l'art. 10

Analyses

(Art. 10-1) LIBERTE D'EXPRESSION, (Art. 10-2) DEFENSE DE L'ORDRE, (Art. 10-2) INGERENCE, (Art. 10-2) NECESSAIRE DANS UNE SOCIETE DEMOCRATIQUE, (Art. 10-2) PROTECTION DE LA REPUTATION D'AUTRUI, (Art. 10-2) PROTECTION DES DROITS D'AUTRUI, (Art. 17) DESTRUCTION DES DROITS ET LIBERTES


Parties
Demandeurs : FERET
Défendeurs : BELGIQUE

Origine de la décision
Date de l'import : 21/06/2012
Fonds documentaire ?: HUDOC
Identifiant URN:LEX : urn:lex;coe;cour.europeenne.droits.homme;arret;2009-07-16;15615.07 ?

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