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27/10/2009 | CEDH | N°23459/03

CEDH | AFFAIRE BAYATYAN c. ARMENIE


TROISIÈME SECTION
AFFAIRE BAYATYAN c. ARMÉNIE
(Requête no 23459/03)
ARRÊT
STRASBOURG
27 octobre 2009
RENVOI À LA GRANDE CHAMBRE
10/05/2010
Cet arrêt est définitif. Il peut subir des retouches de forme.
En l’affaire Bayatyan c. Arménie,
La Cour européenne des droits de l’homme (troisième section), siégeant en une chambre composée de :
Josep Casadevall, président,   Elisabet Fura,   Corneliu Bîrsan,   Boštjan M. Zupančič,   Alvina Gyulumyan,   Egbert Myjer,   Ann Power, juges,  et de

Stanley Naismith, greffier adjoint de section,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 6 octobre 2009,...

TROISIÈME SECTION
AFFAIRE BAYATYAN c. ARMÉNIE
(Requête no 23459/03)
ARRÊT
STRASBOURG
27 octobre 2009
RENVOI À LA GRANDE CHAMBRE
10/05/2010
Cet arrêt est définitif. Il peut subir des retouches de forme.
En l’affaire Bayatyan c. Arménie,
La Cour européenne des droits de l’homme (troisième section), siégeant en une chambre composée de :
Josep Casadevall, président,   Elisabet Fura,   Corneliu Bîrsan,   Boštjan M. Zupančič,   Alvina Gyulumyan,   Egbert Myjer,   Ann Power, juges,  et de Stanley Naismith, greffier adjoint de section,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 6 octobre 2009,
Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :
PROCÉDURE
1.  A l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 23459/03) dirigée contre la République d’Arménie et dont un ressortissant de cet Etat, M. Vahan Bayatyan (« le requérant »), a saisi la Cour le 22 juillet 2003 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).
2.  Le requérant a été représenté par Mes J.M. Burns, A. Carbonneau et R. Khachatryan, avocats respectivement à Georgetown (Canada), Patterson (Etats-Unis) et Erevan. Le gouvernement arménien (« le Gouvernement ») a été représenté par son agent, M. G. Kostanyan, représentant de la République d’Arménie auprès de la Cour européenne des droits de l’homme.
3.  Le requérant alléguait que sa condamnation pour avoir refusé de servir dans l’armée avait indûment porté atteinte à son droit à la liberté de pensée, de conscience et de religion.
4.  Par une décision du 12 décembre 2006, la chambre a déclaré le grief tiré de l’article 9 de la Convention recevable et la requête irrecevable pour le surplus. La question de l’applicabilité de l’article 9 a été jointe au fond.
5.  La chambre ayant décidé après consultation des parties qu’il n’y avait pas lieu de tenir une audience consacrée au fond de l’affaire (article 59 § 3 in fine du règlement de la Cour), les parties ont été invitées à soumettre des observations complémentaires (article 59 § 1 du règlement).
6.  Le 14 février 2007, tant le requérant que le Gouvernement ont déposé des observations écrites complémentaires. Le 20 mars 2007, le requérant a répondu par écrit à celles du Gouvernement.
EN FAIT
I.  LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE
7.  Le requérant est né en 1983 et réside à Erevan.
A.  Le contexte de l’affaire
8.  Le requérant est témoin de Jéhovah. Il assista à partir de 1997 à divers services religieux organisés par les témoins de Jéhovah et fut baptisé le 18 septembre 1999, à l’âge de 16 ans.
9.  Le 16 janvier 2000, il fut inscrit sur la liste des appelés tenue par le commissariat militaire du district d’Erebuni (Էրեբունի համայնքի զինվորական կոմիսարիատ).
10.  Le 16 janvier 2001, le requérant, qui était alors âgé de 17 ans, fut convoqué à un examen médical à l’issue duquel il fut déclaré apte au service militaire. Il devait être appelé sous les drapeaux au printemps 2001 (avril-juin).
11.  Le 1er avril 2001, au début de la période d’incorporation, le requérant adressa la même lettre au procureur général d’Arménie (ՀՀ գլխավոր դատախազ), au commissaire militaire d’Arménie (ՀՀ պաշտպանության նախարարության հանրապետական զինկոմիսար) et à la commission des droits de l’homme de l’Assemblée nationale (ՀՀ ազգային ժողովին առընթեր մարդու իրավունքների հանձնաժողով), dans laquelle il déclarait :
« Je soussigné, Vahan Bayatyan, né en 1983, vous informe que j’étudie la Bible depuis 1996 et exerce ma conscience, grâce à la Bible, conformément aux paroles d’Isaïe 2:4, et refuse consciemment d’effectuer mon service militaire. Je vous informe également que je suis prêt à effectuer un service civil de remplacement au lieu du service militaire. »
12.  Début mai, une convocation à se présenter pour le service militaire le 15 mai 2001 fut distribuée au domicile du requérant. Le 14 mai 2001, un militaire du commissariat militaire d’Erebuni téléphona chez le requérant. Il demanda à la mère de l’intéressé si celui-ci savait qu’il avait été convoqué le lendemain au commissariat pour commencer son service militaire. Le soir même, le requérant déménagea temporairement car il craignait d’être enrôlé de force.
13.  Les 15 et 16 mai 2001, des militaires du commissariat téléphonèrent à la mère du requérant pour exiger qu’elle leur dise où celui-ci se trouvait. Ils menacèrent d’emmener le requérant de force au commissariat s’il ne s’y rendait pas de son propre gré. Le 17 mai 2001 au petit matin, les militaires se rendirent au domicile du requérant. Ses parents n’ouvrirent pas la porte car ils dormaient. Dans la journée, la mère du requérant alla au commissariat : elle déclara que son fils avait quitté la maison et qu’elle ne savait pas quand il reviendrait. Le requérant indique que, par la suite, le commissariat ne chercha plus à entrer en contact avec sa famille.
14.  Le 29 mai 2001, la commission parlementaire des affaires d’Etat et juridiques (ՀՀ ազգային ժողովի պետական-իրավական հարցերի հանձնաժողով) répondit à la lettre du requérant datée du 1er avril 2001 en ces termes :
« A la suite de votre déclaration (...) nous vous informons que, conformément à la législation de la République d’Arménie, tout citoyen (...) est dans l’obligation de servir dans l’armée arménienne. Etant donné qu’aucune loi mettant en place un service de remplacement n’a encore été adoptée en Arménie, vous devez vous conformer à la loi actuellement en vigueur et servir dans l’armée arménienne. »
15.  Au cours de la première quinzaine de juin 2001, le requérant retourna chez lui, où il vécut jusqu’à son arrestation en septembre 2002.
16.  Le 12 juin 2001, le Parlement décréta une amnistie générale ne s’appliquant qu’aux personnes ayant commis des infractions avant le 11 juin 2001, et qui devait rester en vigueur jusqu’au 13 septembre 2001.
B.  Procédure pénale dirigée contre le requérant
17.  Le 26 juin 2001, le commissaire militaire d’Erebuni (Էրեբունի համայնքի զինկոմիսար) informa le procureur du district d’Erebuni (Էրեբունի համայնքի դատախազ) que le requérant ne s’était pas présenté le 15 mai 2001 pour effectuer son service militaire et qu’il se soustrayait volontairement à ses obligations militaires.
18.  Au cours du mois de juillet et le 1er août 2001, le requérant se rendit à plusieurs reprises avec son père et son avocat au parquet de district pour se renseigner auprès de l’enquêteur compétent sur sa situation et parler de son prochain procès.
19.  Le 1er août 2001, l’enquêteur ouvrit une procédure pénale contre le requérant au motif que celui-ci s’était soustrait à ses obligations militaires. D’après l’intéressé, le procureur en chef refusa de l’inculper tant qu’un complément d’enquête n’avait pas été effectué. Le 8 août 2001, le requérant, qui souhaitait apparemment bénéficier de la loi d’amnistie précitée, adressa une plainte à ce sujet au parquet général (ՀՀ գլխավոր դատախազություն). Il ne reçut aucune réponse.
20.  Le 1er octobre 2001, l’enquêteur prit cinq décisions concernant le requérant : 1) dresser un acte d’inculpation contre lui au motif qu’il avait refusé d’accomplir ses obligations militaires ; 2) demander à la justice l’autorisation de le placer en détention provisoire ; 3) le déclarer en fuite et lancer des recherches ; 4) demander à la justice l’autorisation de surveiller sa correspondance ; et 5) suspendre la procédure jusqu’à ce qu’on le retrouve. Cette dernière décision comportait le passage suivant :
« (...) étant donné que les mesures d’enquête et les recherches opérationnelles menées pour retrouver [le requérant] depuis deux mois (...) sont restées vaines et que l’on ne sait pas où il se trouve (...) [il est nécessaire] de suspendre l’enquête (...) et (...) de lancer des recherches opérationnelles pour trouver l’accusé. »
21.  Ces décisions ne furent notifiées ni au requérant ni à sa famille alors que l’intéressé vivait depuis mi-juin 2001 au domicile familial et avait rencontré l’enquêteur à plusieurs reprises en juillet et août 2001.
22.  Le 2 octobre 2001, le tribunal des districts d’Erebuni et de Nubarashen d’Erevan (Երևան քաղաքի Էրեբունի և Նուբարաշեն համայնքների առաջին ատյանի դատարան – ci-après « le tribunal de district ») autorisa la surveillance de la correspondance du requérant et son placement en détention provisoire. Ces décisions ne furent notifiées ni au requérant ni à sa famille ; l’autorité d’enquête ne fit aucune démarche pour entrer en contact avec eux avant l’arrestation du requérant en septembre 2002.
23.  Le 26 avril 2002, la Convention entra en vigueur à l’égard de l’Arménie.
C.  L’arrestation et le procès du requérant
24.  Le 4 septembre 2002, pendant que le requérant était au travail, deux policiers se rendirent à son domicile pour informer ses parents qu’il était recherché et leur demander où il se trouvait.
25.  Le 5 septembre 2002, les policiers revinrent chercher le requérant et l’accompagnèrent au poste de police, où ils rédigèrent un procès-verbal faisant état de la reddition volontaire du requérant et indiquant que celui-ci, après avoir appris qu’il était recherché, avait décidé de se rendre au poste de police. Le même jour, le requérant fut incarcéré au centre de détention de Nubarashen.
26.  Le 9 septembre 2002, l’autorité d’enquête rouvrit la procédure pénale dirigée contre le requérant.
27.  Le 11 septembre 2002, le requérant prit pour la première fois connaissance de l’inculpation du 1er octobre 2001. Interrogé le même jour, il déclara qu’il avait consciemment refusé d’effectuer son service militaire en raison de ses convictions religieuses mais qu’il était prêt à accomplir un service civil de remplacement.
28.  A la même date, le requérant et son avocat furent autorisés à avoir accès au dossier. L’acte d’inculpation fut achevé le 18 septembre 2002 et approuvé par le procureur le 23 septembre 2002.
29.  Le 22 octobre 2002 s’ouvrit le procès du requérant au tribunal du district. Le procès fut suspendu jusqu’au 28 octobre 2002 parce que le requérant n’avait pas reçu copie de l’acte d’inculpation.
30.  Le 28 octobre 2002, à l’audience, le requérant réitéra les déclarations qu’il avait faites lors de son interrogatoire. A cette même date, le tribunal de district déclara le requérant coupable des faits qui lui étaient reprochés et le condamna à une peine d’emprisonnement d’un an et six mois.
31.  Le 29 novembre 2002, le procureur forma un recours contre ce jugement et sollicita une peine plus sévère, déclarant :
« Le [requérant] n’a pas reconnu sa culpabilité, expliquant qu’il avait refusé d’effectuer le service [militaire] parce qu’il avait étudié la Bible et que, en tant que témoin de Jéhovah, sa foi ne lui permettait pas de servir dans l’armée arménienne.
[Le requérant] est physiquement apte et n’a pas d’emploi.
Je pense que le tribunal a prononcé une peine manifestement légère et n’a pas pris en compte la gravité du risque social qu’entraîne cette infraction, la personnalité [du requérant] et les motifs manifestement infondés et dangereux à l’origine du refus [du requérant] d’effectuer son service [militaire]. »
32.  Le 19 décembre 2002, l’avocat du requérant déposa des objections en réponse au recours formé par le procureur. Il faisait valoir que le jugement rendu enfreignait le droit du requérant à la liberté de conscience et de religion garanti par l’article 23 de la Constitution, l’article 9 de la Convention et d’autres instruments internationaux, et que l’absence de loi donnant la possibilité d’effectuer un service civil de remplacement ne pouvait être invoquée pour justifier que l’on inflige une sanction pénale à une personne refusant d’effectuer son service militaire pour des raisons de conscience.
33.  Le 24 décembre 2002, dans le cadre de la procédure devant la Cour d’appel pénale et militaire (ՀՀ քրեական և զինվորական գործերով վերաքննիչ դատարան), le procureur argua notamment qu’il convenait aussi d’infliger au requérant une peine plus lourde parce que celui-ci s’était dérobé à l’enquête. Le requérant soutient que, lors de l’audience d’appel, on a fait pression sur lui pour l’amener à renoncer à ses convictions religieuses relatives au service militaire : le procureur et l’un des juges lui auraient proposé de classer l’affaire s’il abandonnait son objection de conscience et effectuait son service militaire.
34.  A la même date, la Cour d’appel décida d’accueillir le recours du procureur ; elle porta à deux ans et demi la durée de la peine d’emprisonnement devant être purgée par le requérant, déclarant :
« Lorsqu’il a condamné [le requérant], le tribunal de première instance a pris en compte le caractère mineur de l’infraction, le jeune âge de l’intéressé, son casier judiciaire vierge et le fait qu’il a reconnu sa culpabilité, a activement participé à la découverte de l’infraction et s’est sincèrement repenti.
Cependant, il a été établi au cours de la procédure d’appel non seulement que [le requérant] n’a pas reconnu sa culpabilité mais aussi qu’il ne s’est pas repenti et que, par ailleurs, non seulement il n’a pas aidé à la découverte de l’infraction mais qu’il s’est dérobé à l’enquête préliminaire et que l’on ne savait pas où il se trouvait, raison pour laquelle il a fallu lancer des recherches.
Eu égard à ces circonstances ainsi qu’à la nature et à la motivation de l’infraction et au degré de risque social entraîné par celle-ci, la Cour d’appel considère qu’il y a lieu d’accueillir le recours formé par le procureur et de prononcer contre [le requérant] une peine adaptée, plus lourde. »
35.  A une date non précisée, l’avocat du requérant forma contre cette décision un pourvoi en cassation dans lequel il présentait des arguments similaires à ceux contenus dans ses objections du 19 décembre 2002. Il rappelait que le requérant était prêt à effectuer un service civil de remplacement et déclarait que le requérant aurait pu faire un travail utile à la société au lieu de passer deux ans et demi en prison. D’après lui, l’article 12 de la loi sur les obligations militaires («Զինապարտության մասին» ՀՀ օրենք) prévoyait cette possibilité. A son avis, le principe d’un service de remplacement était aussi prévu par l’article 19 de la loi sur la liberté de conscience et les organisations religieuses («Խղճի ազատության և կրոնական կազմակերպությունների մասին» ՀՀ օրենք), et l’absence de mécanismes appropriés de mise en œuvre ne pouvait être reprochée au requérant.
36.  Le 24 janvier 2003, la Cour de cassation (ՀՀ վճռաբեկ դատարան) confirma l’arrêt de la Cour d’appel, constatant notamment que les droits garantis par l’article 23 de la Constitution étaient soumis à des limitations prévues à l’article 44 de celle-ci, comme celles nécessaires à la sécurité de l’Etat, à la sûreté publique et à la protection de l’ordre public, ajoutant que l’article 9 § 2 de la Convention contenait des restrictions analogues.
37.  Le 22 juillet 2003, le requérant fut libéré sous conditions après avoir purgé dix mois et demi d’emprisonnement environ.
II.  LE DROIT INTERNE PERTINENT
A.  La Constitution arménienne de 1995 (avant les amendements introduits en 2005)
38.  Les dispositions pertinentes de la Constitution étaient ainsi libellées :
Article 23
« Toute personne a droit à la liberté de pensée, de conscience et de religion. »
Article 44
« Les libertés et droits fondamentaux de l’homme et du citoyen consacrés par les articles 23 à 27 de la Constitution ne peuvent être limités par la loi que si cela est nécessaire à la protection de la sécurité de l’Etat et de la sûreté publique, de l’ordre public, de la santé et de la morale dans la société et des droits, des libertés, de l’honneur et de la réputation d’autrui. »
Article 47
« Tout citoyen est tenu de participer à la défense de la République d’Arménie conformément à une procédure prévue par la loi. »
B.  Le code pénal de 1961 (caduc depuis le 1er août 2003) (ՀՀ քրեական օրենսգիրք` ուժը կորցրել է 01.08.03 թվականից)
39.  Les dispositions pertinentes du code pénal étaient rédigées ainsi :
Article 75 – Non-respect d’un appel régulier sous les drapeaux
« Le non-respect d’un appel régulier sous les drapeaux est passible d’une peine d’emprisonnement allant de un à trois ans. »
C.  La loi de 1998 sur les obligations militaires
40.  Les dispositions pertinentes de la loi sur les obligations militaires se lisent ainsi :
Article 11 – Service militaire obligatoire
« 1.  Les conscrits de sexe masculin et les officiers de réserve de première catégorie qui sont âgés de 18 à 27 ans [et] jugés physiquement aptes au service militaire en temps de paix sont appelés pour effectuer leur service militaire obligatoire. »
Article 12 – Exemption du service militaire obligatoire
« 1.  [Un citoyen] peut être exempté du service militaire obligatoire : a) si la commission nationale de recrutement reconnaît qu’il n’est pas apte au service militaire en raison de sa mauvaise santé et le radie du rôle de l’armée ; b) si son père (sa mère) ou son frère (sa sœur) sont morts alors qu’ils défendaient l’Arménie ou servaient dans les forces armées et autres troupes [arméniennes], et qu’il est le seul enfant mâle de la famille ; c) par décret du Gouvernement ; d) s’il a effectué son service militaire obligatoire dans une armée étrangère avant d’acquérir la nationalité arménienne ; ou e) s’il possède un diplôme en sciences (maîtrise ou doctorat ès sciences) et mène des activités spécialisées, scientifiques ou éducatives. »
Article 16 – Sursis d’incorporation pour d’autres motifs
« 2.  Dans certains cas, le Gouvernement définit des catégories de citoyens et d’individus particuliers qui peuvent bénéficier d’un sursis à l’incorporation au service militaire obligatoire. »
D.  La loi de 1991 sur la liberté de conscience et les organisations religieuses
41.  Les dispositions pertinentes de la loi sur la liberté de conscience et les organisations religieuses sont ainsi libellées :
Article 19
« Toutes les obligations civiques envisagées par la loi s’appliquent de la même manière aux membres croyants d’organisations religieuses et aux autres citoyens.
Dans certains cas particuliers de contradiction entre les obligations civiques et les convictions religieuses, la question du respect des obligations civiques peut se résoudre au moyen d’un système de remplacement, suivant la procédure prévue par la loi, grâce à un accord mutuel entre l’autorité de l’Etat compétente et l’organisation religieuse concernée. »
E.  La loi sur le service de remplacement adoptée le 17 décembre 2003 et entrée en vigueur le 1er juillet 2004 (Այլընտրանքային ծառայության մասին» ՀՀ օրենք)
42.  Les dispositions pertinentes de la loi, comprenant les amendements qui y ont été apportés le 22 novembre 2004, se lisent ainsi :
Article 2 – Définition du service de remplacement et types de services de remplacement
« 1.  Par service de remplacement, on entend dans la présente loi un service qui remplace le service militaire obligatoire d’une durée fixe, ne nécessite pas de porter, conserver, entretenir et utiliser des armes et est effectué dans des institutions aussi bien militaires que civiles.
2.  Les différents types de service de remplacement sont : a) le service militaire de remplacement, à savoir le service militaire effectué dans l’armée arménienne sans obligation de combattre ni de porter, conserver, entretenir et utiliser des armes ; et b) le service de travail obligatoire, à savoir le service de travail effectué en dehors de l’armée arménienne.
3.  Le but du service de remplacement est d’assurer que soit remplie l’obligation civique envers la patrie et la société ; pareil service n’a aucun caractère punitif, péjoratif ou dégradant. »
Article 3 – Motifs d’effectuer un service de remplacement
« 1.  Un citoyen arménien dont la foi ou les convictions religieuses ne lui permettent pas d’effectuer le service militaire dans une unité militaire et notamment de porter, conserver, entretenir et utiliser des armes peut effectuer un service de remplacement. »
III.  DOCUMENTS INTERNATIONAUX PERTINENTS
A.  Avis no 221 (2000) de l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe (APCE) – Demande d’adhésion de l’Arménie au Conseil de l’Europe
43.  Cet avis dispose notamment :
« 13. L’Assemblée parlementaire prend note des lettres du Président de l’Arménie, du président du parlement, du Premier ministre, ainsi que des présidents des partis politiques représentés au parlement, et note que l’Arménie s’engage à respecter les engagements énumérés ci-dessous : (...) iv. en matière de droits de l’homme : (...) d. à adopter une loi sur un service de remplacement conforme aux normes européennes, dans les trois années suivant son adhésion, et, entre-temps, à amnistier les objecteurs de conscience purgeant actuellement des peines de prison ou servant dans des bataillons disciplinaires, en les autorisant (une fois la loi sur le service de remplacement entrée en vigueur) à faire leur service militaire dans des unités non armées ou dans un service civil de remplacement ; »
B.  Recommandation 1518 (2001) de l’APCE – Exercice du droit à l’objection de conscience au service militaire dans les Etats membres du Conseil de l’Europe
44.  L’extrait pertinent de cette Recommandation dispose :
« 2.  Le droit à l’objection de conscience est une composante fondamentale du droit à la liberté de pensée, de conscience et de religion reconnu dans la Déclaration universelle des droits de l’homme et la Convention européenne des Droits de l’Homme.
3.  La plupart des Etats membres du Conseil de l’Europe ont introduit le droit à l’objection de conscience dans leur Constitution ou leur législation. Il n’y a que cinq Etats membres où ce droit n’est pas reconnu. »
C.  Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne (2000)
45.  Les dispositions pertinentes de la Charte sont ainsi libellées :
Article 10 : Liberté de pensée, de conscience et de religion
« 1.  Toute personne a droit à la liberté de pensée, de conscience et de religion. Ce droit implique la liberté de changer de religion ou de conviction, ainsi que la liberté de manifester sa religion ou sa conviction individuellement ou collectivement, en public ou en privé, par le culte, l’enseignement, les pratiques et l’accomplissement des rites.
2.  Le droit à l’objection de conscience est reconnu selon les lois nationales qui en régissent l’exercice. »
EN DROIT
I.  SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 9 DE LA CONVENTION
46.  Le requérant se plaint que sa condamnation pour avoir refusé de servir dans l’armée a emporté violation de l’article 9 de la Convention, ainsi libellé :
« 1.  Toute personne a droit à la liberté de pensée, de conscience et de religion ; ce droit implique la liberté de changer de religion ou de conviction, ainsi que la liberté de manifester sa religion ou sa conviction individuellement ou collectivement, en public ou en privé, par le culte, l’enseignement, les pratiques et l’accomplissement des rites.
2.  La liberté de manifester sa religion ou ses convictions ne peut faire l’objet d’autres restrictions que celles qui, prévues par la loi, constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité publique, à la protection de l’ordre, de la santé ou de la morale publiques, ou à la protection des droits et libertés d’autrui. »
A.  Les arguments des parties
1.  Le Gouvernement
47.  Le Gouvernement soutient que les droits consacrés par la Convention et la Constitution arménienne, dont le droit à la liberté de pensée, de conscience et de religion, doivent s’appliquer à tout le monde de la même manière et sans discrimination. Le requérant étant un citoyen arménien, il aurait le droit de bénéficier de tous les droits et libertés garantis et serait soumis à toutes les obligations prévues par la Constitution et la législation, quelles que soient ses convictions. Le service militaire serait une obligation constitutionnelle valant pour tous les citoyens. L’article 12 de la loi sur les obligations militaires prévoirait un certain nombre d’exceptions à cette règle, mais l’appartenance aux témoins de Jéhovah n’en ferait pas partie. Ainsi, une exemption du service militaire obligatoire fondée sur un motif non prévu par la loi serait contraire au principe d’égalité et de non-discrimination. Le respect d’une obligation contenue dans la Constitution ne saurait passer pour une atteinte aux droits du requérant, étant donné que tous les citoyens auraient les mêmes devoirs quelles que soient leurs convictions religieuses. Dans l’affaire Valsamis c. Grèce, la Commission aurait considéré que l’article 9 ne conférait pas le droit de se soustraire à des règles disciplinaires d’application générale et neutre (Valsamis c. Grèce, 18 décembre 1996, § 36, Recueil des arrêts et décisions 1996-VI). De plus, cet article ne donnerait pas aux objecteurs de conscience le droit d’être exemptés du service civil militaire ou du service civil de remplacement, et n’empêcherait pas une Partie contractante d’infliger des sanctions aux personnes refusant d’effectuer pareil service (Heudens c. Belgique, requête no 24630/94, décision de la Commission du 22 mai 1995, non publiée). S’appuyant sur ce constat et sur un constat similaire formulé dans l’affaire Peters c. Pays-Bas (requête no 22793/93, décision de la Commission du 30 novembre 19974, non publiée), le Gouvernement soutient qu’il n’y a pas eu d’ingérence dans le droit du requérant à la liberté de pensée ou de conscience. En bref, il n’y aurait pas eu violation de l’article 9.
48.  Le Gouvernement convient que la Convention est un « instrument vivant » à interpréter à la lumière des conditions de vie actuelles. Cependant, la question de savoir si tel ou tel article de la Convention s’applique à la présente espèce devrait être examinée à partir de l’interprétation de la Convention qui prévalait à l’époque des faits. Il rappelle que le requérant a été condamné en 2001-2002 et estime qu’à cette époque sa condamnation était conforme à l’approche de la communauté internationale. De plus, comme cela a déjà été indiqué ci-dessus, la condamnation pour objection de conscience aurait aussi été considérée comme régulière et justifiée sous l’angle de la Convention. Par ailleurs, les droits garantis par l’article 9 ne concerneraient nullement l’exemption du service militaire obligatoire pour des motifs religieux, politiques ou autres. Les décisions Heudens et Peters précitées, même si elles datent de dix ans environ, seraient les plus récentes en la matière et la Cour n’aurait depuis lors pas rendu un seul arrêt s’écartant des conclusions qui y sont formulées. De surcroît, la Cour n’aurait pas reconnu, même dans ses arrêts les plus récents, que l’article 9 était applicable à la question litigieuse. Dans l’affaire Thlimmenos, la Cour aurait jugé inutile de rechercher si la condamnation initiale du requérant et le refus ultérieur des autorités de le nommer à un poste d’expert-comptable s’analysaient en une ingérence dans l’exercice de ses droits au titre de l’article 9. La Cour ne se serait pas penchée sur la question de savoir si, nonobstant le libellé de l’article 4 § 3 b), le fait d’infliger de telles sanctions à des objecteurs de conscience refusant d’effectuer leur service militaire pouvait en soi enfreindre les droits garantis par l’article 9 (Thlimmenos c. Grèce [GC], no 34369/97, § 43, CEDH 2000-IV). La Cour aurait adopté une approche comparable dans l’affaire Ülke c. Turquie (no 39437/98, §§ 53-54, 24 janvier 2006). En se fondant sur ce qui précède, le Gouvernement souligne que jusqu’à présent, et qui plus est à l’époque des faits, la condamnation pour objection de conscience n’était pas considérée comme portant atteinte aux droits garantis par l’article 9 ; les autorités arméniennes auraient donc agi dans le respect des exigences de la Convention. Eu égard à la jurisprudence établie en la matière, elles n’auraient pu prévoir la possibilité que la Cour procède à une nouvelle interprétation de l’article 9 ni dès lors mettre leurs actions en conformité avec une « nouvelle approche » éventuelle. En conclusion, le fait que la Convention soit un « instrument vivant » n’impliquerait pas en ce cas de modifier l’approche adoptée par la Cour quant à l’applicabilité de l’article 9.
49.  Le Gouvernement déclare en outre qu’il existe actuellement en Arménie 58 organisations religieuses enregistrées, dont les témoins de Jéhovah, neuf branches d’organisations religieuses et une agence, qui sont toutes égales devant la loi et ont notamment toutes les mêmes droits et obligations. Si donc chacune d’elles devait déclarer le service militaire incompatible avec ses convictions religieuses, alors non seulement les témoins de Jéhovah mais aussi les membres d’autres organisations religieuses seraient en mesure de refuser de remplir leur obligation de défendre la patrie. De plus, la Constitution renfermerait trois types d’obligations envers l’Etat, à savoir la défense de la patrie, le paiement des impôts et taxes et le respect de la loi et des droits et libertés d’autrui. En conséquence, les membres des témoins de Jéhovah ou de toute autre organisation religieuse pourraient de la même manière affirmer, par exemple, que le paiement des impôts et taxes est contraire à leurs convictions religieuses, auquel cas l’Etat serait obligé de ne pas les condamner car une telle condamnation pourrait être jugée violer l’article 9. Pareille approche ne serait pas acceptable si l’on tient compte du fait qu’une personne pourrait s’affilier à telle ou telle organisation religieuse afin de se soustraire à ses obligations envers l’Etat. Pour les raisons qui précèdent, le Gouvernement soutient que les convictions religieuses ne doivent pas être invoquées par un citoyen pour éviter de remplir les obligations prévues par la Constitution.
50.  Enfin, pour ce qui est des engagements pris par l’Arménie lors de son adhésion au Conseil de l’Europe, le Gouvernement indique qu’une loi sur le service de remplacement a été adoptée le 17 décembre 2003. Avec cette loi, les autorités auraient reconnu la possibilité d’exempter des personnes du service militaire pour des motifs religieux, et les objecteurs de conscience bénéficieraient d’une solution de remplacement pour remplir leur obligation constitutionnelle. A l’heure actuelle, les objecteurs de conscience ne seraient donc plus condamnés qu’en cas de refus d’effectuer aussi un service de remplacement. Quant à l’obligation d’amnistier tous les objecteurs de conscience condamnés à une peine d’emprisonnement, le Gouvernement insiste sur le fait que les autorités l’auraient respectée en dispensant le requérant de purger la peine qui lui avait été infligée. En effet, celui-ci aurait été libéré six mois après la décision de la Cour de cassation, alors qu’il avait été condamné à une peine d’emprisonnement de deux ans et six mois.
2.  Le requérant
51.  Invoquant la recommandation 1518 (2001) de l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe, le requérant soutient que son refus de servir dans l’armée était une manifestation de sa liberté de pensée et de conscience, et que sa condamnation a constitué une atteinte à sa liberté. Le Gouvernement, qui argue dans ses observations qu’il n’y a eu aucune ingérence à cet égard, s’appuierait sur des décisions de la Commission remontant à dix ans sans tenir compte de la reconnaissance progressive du droit à l’objection de conscience au titre de l’article 9 qu’indique la recommandation précitée ni de ce que pareille reconnaissance serait devenue pratique courante au sein des Etats membres du Conseil de l’Europe. De plus, ce droit serait aussi affirmé dans le Traité de 2004 établissant une Constitution pour l’Europe. Eu égard à la théorie selon laquelle la Convention est un « instrument vivant », le requérant prie la Cour de revoir la jurisprudence de la Commission et de la Cour, qui permet que l’article 4 § 3 b) l’emporte sur les garanties de l’article 9, et ce à la lumière de l’évolution de la législation et de la pratique actuelle au sein des Etats membres qui, dans leur grande majorité, auraient reconnu le droit à l’objection de conscience. Le fait que la reconnaissance de l’objection de conscience constitue désormais une règle contraignante se reflèterait dans la politique du Conseil de l’Europe, qui exigerait que les nouveaux Etats membres s’engagent à reconnaître cette objection pour pouvoir adhérer à l’organisation, comme cela se serait récemment produit avec l’Arménie.
52.  Le requérant soutient en outre que le raisonnement du Gouvernement à propos de la théorie de l’« instrument vivant » ignore les conditions qui prévalent actuellement dans les Etats membres du Conseil de l’Europe. En outre, ce raisonnement limiterait l’interprétation de la Convention à de précédentes décisions de la Cour, ce qui figerait les droits garantis par la Convention et bloquerait toute interprétation évolutive. L’Arménie elle-même aurait reconnu le droit à l’objection de conscience avant de devenir membre du Conseil de l’Europe et après avoir obtenu le statut d’invité spécial auprès de l’Assemblée parlementaire le 26 janvier 1996. De plus, il découlerait de l’avis no 221 (2000) de l’Assemblée parlementaire que les autorités arméniennes savaient pertinemment que les Etats membres reconnaissaient généralement le droit à l’objection de conscience et connaissaient les différentes résolutions déjà adoptées par le Conseil de l’Europe au sujet des droits des objecteurs de conscience. Le Gouvernement arménien aurait assuré à l’époque le Comité des Ministres de son respect total de ce principe en s’engageant à « amnistier les objecteurs de conscience purgeant (...) des peines de prison », ce qui aurait été conforme aux conditions de vie « actuelles » ayant cours au Conseil de l’Europe en 2000. Aussi l’allégation du Gouvernement selon laquelle « il ne pouvait prévoir la possibilité que l’article 9 connaisse une nouvelle interprétation » serait-elle erronée. Par ailleurs, les arguments du Gouvernement relatifs au refus de payer des impôts ne pourraient s’appliquer à la présente espèce puisque, contrairement à la reconnaissance du droit à l’objection de conscience, le non-paiement d’impôts en raison de convictions religieuses ne saurait être considéré comme une pratique régionale qui se serait transformée en règle contraignante à l’égard des nouveaux membres du Conseil de l’Europe.
53.  Le requérant argue par ailleurs que l’ingérence dans son droit à la liberté de religion et de conviction n’était pas prévue par la loi puisque sa condamnation n’était pas conforme à la Constitution arménienne, aux obligations internationales contractées par l’Arménie et aux autres dispositions de droit international et interne. Selon lui, l’ingérence ne visait pas un but légitime puisque l’article 9 § 2 n’autorise pas les restrictions destinées à protéger la sécurité nationale. Pour ce qui est de la sécurité publique et de la protection de l’ordre, aucun tribunal n’aurait jamais cherché à expliquer en quoi sa condamnation visait l’un de ces objectifs. Enfin, compte tenu de la pratique habituelle désormais adoptée dans la plupart des Etats membres, l’infliction de sanctions pénales aux objecteurs de conscience, même dans les quelques Etats membres n’ayant pas encore mis en place un service civil de remplacement, ne pourrait passer pour une mesure nécessaire dans une société démocratique. L’Arménie l’aurait reconnu lorsqu’elle s’est engagée à s’abstenir d’emprisonner les objecteurs de conscience même avant que l’adoption d’une loi sur le service de remplacement soit posée comme condition à l’adhésion au Conseil de l’Europe. Dès lors, l’incarcération dans un centre de détention avec des délinquants condamnés serait totalement disproportionnée dans un Etat démocratique moderne.
54.  Enfin, le requérant déclare que l’adoption de la loi sur le service de remplacement n’a pas d’incidence directe sur la présente espèce puisqu’elle est intervenue à une date postérieure aux faits de la cause. Il rappelle qu’à l’époque des faits, il s’est vu refuser la possibilité d’effectuer un service civil de remplacement et a été condamné à une peine d’emprisonnement. Par ailleurs, cette loi mettrait en place un service de remplacement sous le contrôle et la surveillance de l’armée. Il n’existerait donc toujours pas en Arménie un véritable service civil de remplacement respectant les normes européennes. C’est ce qu’auraient récemment confirmé l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe dans sa résolution 1532 (2007) sur le respect des obligations et engagements de l’Arménie, d’une part, et la Commission européenne contre le racisme et l’intolérance dans son second rapport sur l’Arménie datant du 30 juin 2006, d’autre part. Pareil service de remplacement ne serait pas acceptable pour les objecteurs de conscience qui, comme lui, sont témoins de Jéhovah. Il existerait à l’heure actuelle 64 autres témoins de Jéhovah emprisonnés pour avoir refusé d’effectuer un tel service. Pour ce qui est de l’argument du Gouvernement selon lequel on l’aurait dispensé de purger sa peine, le requérant indique qu’il n’a été ni amnistié ni exempté du service militaire. Il aurait au contraire été incarcéré pendant dix mois et dix-sept jours avant de bénéficier d’une libération conditionnelle.
B.  Appréciation de la Cour
1.  Rappel de la jurisprudence pertinente
55.  La Cour considère qu’il y a lieu tout d’abord de rappeler quelle est la jurisprudence issue de la Convention en vigueur sur la question à l’étude.
56.  La Commission a rendu l’une de ses premières décisions en la matière dans l’affaire X c. Autriche, où elle a déclaré que, pour interpréter l’article 9 de la Convention, elle avait aussi tenu compte du texte de l’article 4 § 3 b) de la Convention, aux termes duquel n’est pas considéré comme travail forcé ou obligatoire « tout service de caractère militaire ou, dans le cas d’objecteurs de conscience dans les pays où l’objection de conscience est reconnue comme légitime, un autre service à la place du service militaire obligatoire ». Pour la Commission, cette disposition montre clairement que, comme elle inclut les termes « dans les pays où l’objection de conscience est reconnue comme légitime », les Hautes Parties contractantes à la Convention ont le choix de reconnaître ou non l’objection de conscience et, si elles la reconnaissent, de prévoir une forme de service de remplacement. C’est pourquoi la Commission a jugé que l’article 9, interprété à la lumière de l’article 4 § 3 b), n’impose pas aux Etats l’obligation de reconnaître l’objection de conscience ni, en conséquence, de prendre des dispositions spéciales pour permettre aux objecteurs de conscience d’exercer leur droit à la liberté de conscience et de religion pour autant que celui-ci a une incidence sur l’accomplissement par eux du service militaire obligatoire. Il s’ensuit pour la Commission que ces articles n’empêchent pas un Etat qui n’a pas reconnu l’objection de conscience de sanctionner les personnes qui refusent d’effectuer leur service militaire (X c. Autriche, no 5591/72, décision de la Commission du 2 avril 1973, Recueil 43, p. 161).
57.  Par la suite, la Commission a confirmé cette approche dans l’affaire X. c. République fédérale d’Allemagne, qui concernait l’objection de conscience élevée par le requérant à l’encontre du service civil de remplacement (no 7705/76, décision de la Commission du 5 juillet 1977, Décisions et Rapports (DR) 9, p. 196). Dans l’affaire Un groupe d’objecteurs de conscience c. Danemark, la Commission a réaffirmé que le droit à l’objection de conscience ne figurait pas au nombre des droits et libertés garantis par la Convention (no 7565/76, décision de la Commission du 7 mars 1977, DR 9, p. 119). Dans l’affaire A. c. Suisse, la Commission a réitéré sa position et ajouté que ni la peine prononcée contre le requérant pour refus d’accomplir le service militaire ni le fait que la condamnation pénale n’ait pas été assortie du sursis ne pouvaient constituer une violation de l’article 9 (no 10640/83, décision de la Commission du 9 mai 1984, DR 38, p. 219). La Commission a confirmé à de nombreuses reprises par la suite le constat selon lequel le droit à l’objection de conscience n’est garanti par aucun article de la Convention (voir, mutatis mutandis, N. c. Suède, no 10410/83, décision de la Commission du 11 octobre 1984, DR 40, p. 208, Autio c. Finlande, no 17086/90, décision de la Commission du 6 décembre 1991, DR 72, p. 251, et Peters et Heudens, déc. précitées).
58.  La question de la condamnation pour objection de conscience a été aussi portée à plusieurs reprises devant la Cour. Dans l’affaire Thlimmenos c. Grèce, le requérant arguait que sa condamnation pour insubordination au motif qu’il avait refusé de porter l’uniforme militaire et le refus ultérieur des autorités de le nommer à un poste d’expert-comptable à cause de cette condamnation avaient violé ses droits garantis par l’article 9 combiné avec l’article 14. La Cour n’a pas jugé utile dans cette affaire de rechercher si la condamnation initiale du requérant et le refus ultérieur des autorités avaient porté atteinte dans son chef aux droits garantis par l’article 9. Elle a notamment déclaré qu’elle n’avait pas à se pencher sur la question de savoir si, nonobstant le libellé de l’article 4 § 3 b), le fait d’infliger de telles sanctions à des objecteurs de conscience refusant d’effectuer leur service militaire pouvait en soi enfreindre le droit à la liberté de pensée, de conscience et de religion garanti par l’article 9 (Thlimmenos, précité, §§ 43 et 53).
59.  Dans l’affaire Ülke c. Turquie, qui concernait les multiples condamnations infligées au requérant pour ses refus répétés de porter l’uniforme militaire pour des motifs de conscience, la Cour n’a là encore pas jugé nécessaire de se prononcer sur l’applicabilité de l’article 9 (Ülke, précité, §§ 53-54). Elle a en revanche examiné l’affaire sous l’angle de l’article 3 et conclu à la violation de cette disposition au motif que les multiples condamnations en question s’analysaient en un traitement dégradant car elles avaient causé au requérant de grandes douleurs et souffrances qui allaient au-delà de l’humiliation inhérente à toute condamnation pénale ou mesure de détention (ibidem, §§ 63-64).
60.  En bref, il ressort de l’interprétation de la Commission que l’article 9 ne garantit pas le droit à l’objection de conscience.
2.  Application des principes précités à la présente affaire
61.  La Cour constate que le requérant a été condamné pour avoir refusé d’accomplir son service militaire obligatoire parce qu’il considérait que ses convictions religieuses – il était témoin de Jéhovah – le lui interdisaient. L’intéressé a prié la Cour de revoir la jurisprudence issue de la Convention relative à l’objection de conscience et à l’applicabilité de l’article 9 à cette question en s’appuyant sur la théorie selon laquelle la Convention est un « instrument vivant ».
62.  La Cour rappelle que la Convention est un instrument vivant à interpréter à la lumière des conditions de vie actuelles (Tyrer c. Royaume-Uni, 25 avril 1978, § 31, série A no 26). Il est légitime d’avoir égard aux normes communément admises dans les Etats membres du Conseil de l’Europe pour déterminer si une mesure est acceptable au regard de l’une de ses dispositions (T. c. Royaume-Uni [GC], no 24724/94, § 70, 16 décembre 1999).
63.  La Cour ne nie pas que la majorité des Etats membres du Conseil de l’Europe ont effectivement adopté des lois prévoyant différentes formes de service de remplacement pour les objecteurs de conscience. En même temps, elle ne saurait ignorer les dispositions contenues à l’article 4 § 3 b) de la Convention, résumées plus haut (paragraphes 56-57 ci-dessus). Pour la Cour, cet article donnant clairement à chaque Partie contractante le choix de reconnaître l’objection de conscience ou non, on ne saurait s’appuyer sur la circonstance que la majorité des Parties contractantes a reconnu ce droit pour dire qu’une Partie contractante qui ne l’a pas fait méconnaît ses obligations au titre de la Convention. Dès lors, pour ce qui est de ce point particulier, pareil élément ne revêt aucune utilité aux fins d’une interprétation évolutive de la Convention. Dans ces conditions, la Cour conclut que l’article 9, interprété à la lumière de l’article 4 § 3 b), ne garantit pas le droit de refuser d’accomplir le service militaire pour des raisons de conscience.
64.  La Cour relève qu’à l’époque des faits le droit à l’objection de conscience n’était pas reconnu en Arménie. En revanche, l’Arménie s’était officiellement engagée envers la communauté internationale à reconnaître ce droit par une loi et, dans l’intervalle, à amnistier les objecteurs de conscience condamnés et à les autoriser, une fois la loi sur le service de remplacement entrée en vigueur, à effectuer un service civil de remplacement (paragraphe 43 ci-dessus). La Cour ne doute pas que l’objection élevée par le requérant envers le service militaire obligatoire se fondait sur des convictions religieuses sincères, et admet que le fait même que l’Arménie ait pris envers la communauté internationale un engagement officiel par le biais de sa déclaration a dû donner à l’intéressé un motif légitime d’espérer qu’il serait autorisé, après l’entrée en vigueur de la nouvelle loi, à effectuer une service de remplacement au lieu de devoir purger une peine d’emprisonnement. Néanmoins, eu égard à sa conclusion exposée au paragraphe 63 ci-dessus, la Cour considère que les autorités ne sauraient passer pour avoir enfreint les obligations qui découlent pour elles de la Convention en condamnant le requérant au motif qu’il avait refusé d’accomplir son service militaire.
65.  De plus, la Cour tient compte de ce que l’Arménie a déjà adopté une loi sur le service de remplacement et reconnaît ainsi le droit à l’objection de conscience. Elle estime toutefois que la teneur de cette loi et ses modalités d’application sortent du cadre de la présente requête.
66.  Il s’ensuit qu’il n’y a pas eu violation de l’article 9.
PAR CES MOTIFS, LA COUR,
  Dit, par six voix contre une, qu’il n’y a pas eu violation de l’article 9 de la Convention.
Fait en anglais, puis communiqué par écrit le 27 octobre 2009, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.
Stanley Naismith Josep Cadadevall   Greffier adjoint Président
Au présent arrêt se trouve joint, conformément aux articles 45 § 2 de la Convention et 74 § 2 du règlement, l’exposé des opinions séparées suivantes :
–  opinion concordante de Mme Fura,
–  opinion dissidente de Mme Power.
J.C.M.  S.H.N.
OPINION CONCORDANTE DE LA JUGE FURA
(Traduction)
1.  Si je me suis ralliée à la majorité pour conclure à la non-violation de l’article 9, c’est par sens de la discipline et par respect pour la jurisprudence de la Cour. J’aimerais toutefois ajouter quelques précisions.
2.  Il est quelque peu surprenant que la jurisprudence de la Cour sur le terrain de l’article 9 ne soit pas plus élaborée. Néanmoins, la jurisprudence existante est claire pour autant que la Convention en général et l’article 9 en particulier ne garantissent pas le droit à l’objection de conscience. C’est pourquoi il n’est pas contraire à l’article 9 d’appliquer le droit commun à une personne qui refuser d’accomplir son service militaire pour des motifs de conscience.
3.  Un Etat peut reconnaître l’objection de conscience, mais cela n’est pas une obligation ; s’il le fait, et dans ce cas seulement, il doit prévoir une certaine forme de service de remplacement à caractère non militaire. Il semblerait que se fassent jour récemment en Europe des vues plus convergentes sur cette question. Dans la plupart des Etats, les objecteurs de conscience reconnus ont le droit d’effectuer un service de remplacement. Dans certains, cependant, seuls les motifs religieux sont admis tandis que, dans d’autres, il semble ne pas y avoir de disposition de loi permettant de reconnaître les objecteurs de conscience. Parfois, le service de remplacement a une durée nettement supérieure à celle du service militaire.
4.  Ces dernières années, la Cour s’est montrée disposée à aborder la question de l’objection de conscience sans se limiter à l’article 9. Dans l’affaire Thlimmenos c. Grèce (2000), elle a conclu que la condamnation du requérant pour avoir refusé de porter l’uniforme militaire ne pouvait justifier son exclusion de la profession d’expert-comptable. Elle a estimé que le fait que l’Etat n’ait pas établi de distinction entre cette condamnation et d’autres condamnations pour des infractions pénales graves – alors qu’il s’agissait de situations sensiblement différentes (paragraphe 44 de cet arrêt) – impliquait qu’il y avait eu violation de l’article 14 combiné avec l’article 9. Dans d’autres affaires, la Cour a fondé son raisonnement sur l’article 3 (traitement dégradant) et l’article 5 (détention irrégulière) : voir respectivement les arrêts Ülke c. Turquie (2006) et Tsirlis et Kouloumpas c. Grèce (1997).
5.  La Cour n’a encore jamais conclu que l’obligation d’accomplir le service militaire était contraire à l’article 9, mais elle a semblé prête à examiner la proportionnalité des sanctions infligées aux objecteurs de conscience et à conclure à la violation de l’article 9 si celles-ci étaient excessives, comme dans l’affaire Thlimmenos, où le requérant, objecteur de conscience, a purgé une peine d’emprisonnement et a été exclu de la profession d’expert-comptable.
6.  Ma conclusion préliminaire en l’espèce était de préconiser le renvoi à la Grande Chambre pour que celle-ci réexamine la question/revoie la jurisprudence/et éventuellement aille un cran plus loin en déclarant que le fait de condamner une personne qui refuse d’effectuer son service militaire pour des raisons de conscience emporte violation de l’article 9. Les conditions de vie actuelles peuvent avoir changé et permettre de parvenir à une telle conclusion, en tout cas lorsque la sanction comporte une peine d’emprisonnement.
7.  A titre subsidiaire, j’aurais préféré requalifier le grief et l’examiner sous l’angle de l’article 3, sachant que le requérant a été incarcéré au mépris de l’engagement clair (voire juridiquement contraignant) pris par l’Arménie (paragraphe 43 de l’arrêt), ce qui aurait pu s’analyser en un traitement dégradant, sur le modèle de l’affaire Ülke c. Turquie et de l’affaire des essais nucléaires tranchée par la Cour internationale de Justice (Essais nucléaires (Australie c. France), arrêt, C. I. J. Recueil 1974, p. 253, §§ 42-60).
OPINION DISSIDENTE DE LA JUGE POWER
(Traduction)
1.  Eu égard à sa demande d’adhésion au Conseil de l’Europe, l’Etat défendeur a formulé en mai 2000 une déclaration unilatérale par laquelle il s’engageait à adopter une loi sur un service de remplacement conforme aux normes européennes dans les trois années suivant son adhésion et, entre-temps, à amnistier tous les objecteurs de conscience condamnés à des peines d’emprisonnement, en les autorisant, une fois la loi sur le service de remplacement entrée en vigueur, à accomplir un service civil de remplacement. Après la ratification de la Convention par cet Etat et plus de deux ans après cette déclaration, le requérant a été condamné à purger une peine d’emprisonnement d’une durée non négligeable parce qu’il avait refusé d’effectuer le service militaire obligatoire. Son refus se fondait sur ses convictions religieuses, qui, nul ne le conteste, étaient sincères. Le requérant s’est toujours déclaré prêt à effectuer un service civil de remplacement.
2.  Selon moi, lorsqu’elle a conclu à la non-violation de l’article 9, la majorité a négligé d’accorder une importance suffisante à deux principes importants : le premier voulant que la Convention soit un « instrument vivant » à interpréter à la lumière des normes juridiques actuelles, le second étant que, même si une atteinte à un droit garanti par la Convention est prévue par la loi, la Cour conserve le pouvoir d’apprécier la proportionnalité des mesures prises dans le cadre de sa fonction de contrôle.
i)  La Convention est un « instrument vivant »
3.  Le service militaire obligatoire n’est pas en soi interdit par la Convention, mais la Cour a souligné à maintes reprises que ce traité est un « instrument vivant » dont les dispositions doivent être abordées de manière dynamique et évolutive si l’on veut que son but et son objet soient atteints. En d’autres termes, ses normes doivent s’interpréter et s’appliquer à la lumière des conditions de vie actuelles1. De fait, la Cour a reconnu que ses décisions doivent donner lieu à un examen constant2 et que, lorsqu’elle rend ses arrêts, elle ne peut pas ne pas être influencée par l’évolution et les normes communément admises de la politique des Etats membres du Conseil de l’Europe3.
4.  La conclusion de la majorité, laquelle s’estime liée par la jurisprudence de l’ancienne Commission, ne tient selon moi pas compte de l’acceptation quasi universelle au sein des sociétés démocratiques de ce que « [l]e droit à l’objection de conscience est une composante fondamentale du droit à la liberté de pensée, de conscience et de religion reconnu dans la Déclaration universelle des Droits de l’Homme et la Convention européenne des Droits de l’Homme »4. Le Conseil de l’Europe (dès 1987), le Haut Commissariat aux droits de l’homme des Nations unies et le Parlement européen ont tous souligné ce point5. De fait, la déclaration formulée par l’Etat défendeur lui-même en 2000 confirme qu’il a accepté les normes juridiques communes qui, dès cette époque, avaient cours en Europe dans ce domaine ; partant, l’attitude qu’il a adoptée par la suite en condamnant et emprisonnant le requérant ne cadre pas avec sa reconnaissance de ces normes et son engagement à les appliquer concrètement6. Si j’adopte l’approche générale de la Cour consistant à interpréter et appliquer la Convention à la lumière des normes juridiques actuelles, force est pour moi de conclure qu’il y a eu en l’espèce violation de l’article 9.
5.  Quoi qu’il en soit, il est clair que l’on peut distinguer la position de la Cour quant au droit à l’objection de conscience de celle de l’ancienne Commission. La Cour considère manifestement que ce sujet soulève des questions importantes sur le plan des droits de l’homme. Dans l’affaire Thlimmenos c. Grèce, la Grande Chambre a considéré que, contrairement à des condamnations pour d’autres infractions majeures, une condamnation consécutive à un refus de porter l’uniforme pour des motifs religieux ou philosophiques ne dénote aucune malhonnêteté ou turpitude morale et que les conséquences négatives qu’emportait la condamnation pénale prononcée contre le requérant (l’exclusion d’une profession) étaient suffisantes pour constituer une violation de l’article 14 combiné avec l’article 97. Dans l’affaire Stefanov c. Bulgarie, la Cour a décidé de rayer l’affaire du rôle après s’être assurée que le règlement amiable conclu entre les parties « s’inspirait du respect des droits de l’homme » tels que les reconnaît la Convention8. Dans son arrêt, la Cour a repris intégralement les termes du règlement, lequel prévoyait l’abandon de toutes les poursuites pénales engagées contre le requérant (et d’autres personnes) au motif qu’il avait refusé d’effectuer le service militaire, la levée de toutes les sanctions prononcées, l’engagement de l’Etat défendeur de créer une loi prévoyant une amnistie totale dans ces affaires et un service purement civil en remplacement du service militaire et, enfin, le remboursement des frais et dépens exposés par le requérant. Six ans plus tard, dans l’affaire Ülke c. Turquie, la Cour a dit que l’emprisonnement répété d’un militant de la paix pour refus de servir dans l’armée avait emporté violation de l’article 3. Elle a considéré que le droit interne ne contenait aucune disposition spécifique pour les objecteurs de conscience et que le cadre juridique n’était donc pas suffisant pour réglementer de manière adéquate les situations découlant du refus d’effectuer le service militaire pour des raisons de conviction9. Eu égard à ce qui précède, il apparaît non seulement que la conclusion de la majorité est incompatible avec les normes européennes actuelles en matière d’objection de conscience mais aussi qu’elle s’écarte de la tendance générale qui se dégage de la jurisprudence de la Cour.
ii)  Proportionnalité de l’ingérence
6.  J’admets que l’article 4 § 3 b) ne reconnaît ni n’exclut le droit à l’objection de conscience, mais il ne s’ensuit pas qu’un Etat qui ne reconnaît pas ce droit obtient de ce fait carte blanche quant à la manière de traiter les objecteurs de conscience. Les droits matériels garantis par l’article 9 § 1 demeurent et, pour être légitime, toute atteinte à la liberté de manifester sa religion ou ses convictions doit être justifiée, c’est-à-dire nécessaire à la protection des intérêts publics énumérés à l’article 9 § 2 (au nombre desquels ne figure pas, soit dit en passant, la sécurité nationale).
7.  Selon la jurisprudence constante de la Cour, la marge d’appréciation reconnue aux Etats contractants pour juger de l’existence et de l’étendue de la nécessité d’une ingérence va de pair avec un contrôle européen portant à la fois sur la loi et sur les décisions qui l’appliquent10. En exerçant ce contrôle, la Cour doit rechercher si les mesures prises au niveau national se justifient en principe et sont proportionnées11 et considérer les décisions judiciaires litigieuses sur la base de l’ensemble du dossier12. En l’espèce, l’Etat défendeur n’a fourni aucune justification pour expliquer en quoi il existait un « besoin social impérieux » d’incarcérer le requérant eu égard aux circonstances particulières de l’affaire.13 Or c’est à cet Etat qu’il incombait de prouver l’existence de pareille nécessité, et ce d’autant plus qu’il avait déjà confirmé qu’il reconnaissait les normes européennes en vigueur dans ce domaine et s’engageait à les respecter. Comme il n’a pas établi qu’il était nécessaire d’emprisonner le requérant, il n’a pas prouvé que l’ingérence était proportionnée, ce qui me conforte dans mon opinion qu’il y a eu violation de l’article 9. Pour autant que la majorité n’a pas exercé la fonction de contrôle qui est l’apanage de la Cour, il me semble que son approche n’est pas conforme à la pratique de la Cour consistant à statuer sur la nécessité de l’ingérence d’un Etat dans un droit protégé par la Convention.
1.  Tyrer c. Royaume-Uni, 25 avril 1978, § 31, série A no 26.
2.  Rees c. Royaume-Uni, 17 octobre 1986, § 47, série A no 106 ; voir aussi les affaires ultérieures Cossey c. Royaume-Uni, 27 septembre 1990, série A no 184, Sheffield et Horsham c. Royaume-Uni, 30 juillet 1998, Recueil des arrêts et décisions 1998-V, et Christine Goodwin c. Royaume-Uni [GC], no 28957/95, CEDH 2002-VI.
3.  Tyrer, précité, § 31.
4.  Recommandation 1518 (2001) de l’APCE.
5.  Voir, entre autres, la recommandation n° R(87) 8 adoptée par le Comité des Ministres le 9 avril 1987, la recommandation 1518 (2001) de l’APCE, le rapport du Haut Commissariat aux droits de l’homme des Nations unies du 27 février 2006, et la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne (2000).
6.  Nonobstant l’engagement pris par l’Arménie d’adopter une loi sur un service de remplacement conforme aux normes européennes, l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe a constaté avec déception en 2007 que la législation alors en vigueur ne garantissait toujours pas aux objecteurs de conscience un « véritable service [de remplacement] de nature exclusivement civile, qui ne [soit] ni dissuasif ni punitif », conformément aux normes du Conseil de l’Europe. L’Assemblée s’est déclarée « fortement préoccupée par le fait que, en l’absence d’un véritable service civil, des dizaines d’objecteurs de conscience, des témoins de Jéhovah pour la plupart, continuent à être emprisonnés, ayant préféré la prison à un service [de remplacement] qui n’est pas véritablement civil ». (APCE, résolution 1532 (2007) sur le respect des obligations et engagements de l’Arménie)
7.  Thlimmenos c. Grèce [GC], no 34369/97, CEDH 2000-IV.
8.  Stefanov c. Bulgarie (règlement amiable), no 32438/96, § 15, 3 mai 2001.
9.  Ülke c. Turquie, no 39437/98, §§ 61-62, 24 janvier 2006.
10.  Groppera Radio AG et autres c. Suisse, 28 mars 1990, série A no 173, markt intern Verlag GmbH et Klaus Beermann c. Allemagne, 20 novembre 1989, série A no 165, et Kokkinakis c. Grèce, 25 mai 1993, § 47, série A no 260-A.
11.  Groppera Radio AG et autres, précité, § 72 ; voir aussi Barfod c. Danemark, 22 février 1989, série A no 149.
12.  Kokkinakis, précité, § 47.
13.  Voir Eglise métropolitaine de Bessarabie et autres c. Moldova, no 45701/99, § 125, CEDH 2001-XII, où la Cour a dit qu’il ne suffisait pas d’invoquer un risque pour la sécurité nationale mais qu’il fallait aussi que l’Etat indique la justification sur laquelle reposait pareille affirmation.
ARRÊT BAYATYAN c. ARMÉNIE
ARRÊT BAYATYAN c. ARMÉNIE 
ARRÊT BAYATYAN c. ARMÉNIE
ARRÊT BAYATYAN c. ARMÉNIE 
ARRÊT BAYATYAN c. ARMÉNIE –    OPINION CONCORDANTE DE LA JUGE FURA
ARRÊT BAYATYAN c. ARMÉNIE – OPINION CONCORDANTE DE LA JUGE FURA 
ARRÊT BAYATYAN c. ARMÉNIE
ARRÊT BAYATYAN c. ARMÉNIE 
ARRÊT BAYATYAN c. ARMÉNIE –    OPINION DISSIDENTE DE LA JUGE POWER
ARRÊT BAYATYAN c. ARMÉNIE–    OPINION DISSIDENTE DE LA JUGE POWER 


Synthèse
Formation : Cour (troisième section)
Numéro d'arrêt : 23459/03
Date de la décision : 27/10/2009
Type d'affaire : Arrêt (au principal et satisfaction équitable)
Type de recours : Non-violation de l'art. 9

Analyses

(Art. 4-3-b) SERVICE CIVIL DE REMPLACEMENT, (Art. 9-1) LIBERTE DE CONSCIENCE


Parties
Demandeurs : BAYATYAN
Défendeurs : ARMENIE

Origine de la décision
Date de l'import : 21/06/2012
Fonds documentaire ?: HUDOC
Identifiant URN:LEX : urn:lex;coe;cour.europeenne.droits.homme;arret;2009-10-27;23459.03 ?

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