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10/04/2012 | CEDH | N°001-110269

CEDH | CEDH, AFFAIRE PONTES c. PORTUGAL, 2012, 001-110269


DEUXIÈME SECTION

AFFAIRE PONTES c. PORTUGAL

(Requête no 19554/09)

ARRÊT

STRASBOURG

10 avril 2012

DÉFINITIF

24/09/2012

Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 c) de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.




En l’affaire Pontes c. Portugal,

La Cour européenne des droits de l’homme (deuxième section), siégeant en une chambre composée de :

Françoise Tulkens, présidente,
Danutė Jočienė,
Isabelle Berro-Lefèvre,
András Sajó,
Işıl Kara

kaş,
Paulo Pinto de Albuquerque,
Helen Keller, juges,
et de Stanley Naismith, greffier de section,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 13 mar...

DEUXIÈME SECTION

AFFAIRE PONTES c. PORTUGAL

(Requête no 19554/09)

ARRÊT

STRASBOURG

10 avril 2012

DÉFINITIF

24/09/2012

Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 c) de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.

En l’affaire Pontes c. Portugal,

La Cour européenne des droits de l’homme (deuxième section), siégeant en une chambre composée de :

Françoise Tulkens, présidente,
Danutė Jočienė,
Isabelle Berro-Lefèvre,
András Sajó,
Işıl Karakaş,
Paulo Pinto de Albuquerque,
Helen Keller, juges,
et de Stanley Naismith, greffier de section,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 13 mars 2012,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

PROCÉDURE

1. A l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 19554/09) dirigée contre la République portugaise et dont deux ressortissants de cet Etat, M. Eugénio Manuel Paulino Pontes et Mme Francisca Alexandra Ganchinho Garcês Pontes (« les requérants »), ont saisi la Cour le 3 avril 2009 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).

2. Les requérants ont été représentés par Me T. F. de Sousa, avocate à Cascais (Portugal). Le gouvernement portugais (« le Gouvernement ») a été représenté par son agent, Mme M. F. Carvalho, procureur général adjoint.

3. Les requérants alléguaient en particulier que les décisions prises par les autorités nationales concernant la suppression de leur droit de visite, la déchéance de leur autorité parentale et l’orientation définitive de leurs fils P. vers l’adoption avaient porté atteinte à leur droit au respect leur vie familiale. Ils estimaient également que les procédures suivies n’avaient pas respecté les exigences d’équité.

4. Le 4 mai 2010, la présidente de la deuxième section a décidé de communiquer la requête au Gouvernement. Comme le permet l’article 29 § 1 de la Convention, il a en outre été décidé que la chambre se prononcerait en même temps sur la recevabilité et le fond.

EN FAIT

I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE

5. Les requérants sont nés respectivement en 1974 et 1976 et résident à São Domingos de Rana (Portugal).

6. Ils sont parents de cinq enfants, F. (un garçon, né le 23 janvier 1993), V. (une fille, née le 20 mars 1995), L. (une fille, née le 25 octobre 1998), P. (un garçon, né le 14 mars 2002) et G. (un garçon, né le 13 octobre 2008).

A. La procédure de protection initiale

7. A partir de l’année 1998, F., V. et L. furent suivis par la Commission de protection des mineurs (comissão de protecção de crianças e jovens) de Cascais - ci-après « Commission » - au motif qu’ils vivaient dans un milieu familial à risque dans la mesure où les parents étaient consommateurs de drogues.

8. Le 29 janvier 2002, la Commission plaça les enfants dans le foyer d’accueil temporaire C.P. avec le consentement des requérants.

9. P. naquit le 14 mars 2002. Souffrant du syndrome de l’abstinence, il fut maintenu au centre hospitalier de Cascais pour y recevoir les soins médicaux appropriés.

10. Le centre d’accueil temporaire C.P. ne disposant plus de places disponibles, la Commission proposa aux requérants de placer P. dans un autre foyer. Ces derniers s’y opposèrent et retirèrent leur consentement quant à l’intervention de la Commission.

11. Faisant suite au signalement de la Commission, le 3 juillet 2002, le parquet près le tribunal aux affaires familiales de Cascais requit l’ouverture d’une procédure de protection (processo de promoção e protecção de crianças e jovens em risco) à l’encontre de F., V., L. et P., âgés alors de 9 ans, 7 ans, 4 ans et 4 mois.

12. Le 4 juillet 2002, le tribunal ordonna le placement temporaire des enfants.

13. Conformément à la décision ci-dessus, F., V. et L. furent maintenus au foyer C.P. et, le 14 août 2002, P. fut placé au foyer d’accueil temporaire F.

14. Dans un rapport du 13 décembre 2002, le centre d’accueil F. informa le tribunal que les requérants rendaient fréquemment visite à P. et que celui-ci passait le dimanche avec eux, rentrant le soir au centre propre et tranquille. Suite à ce rapport, le tribunal aux affaires familiales de Cascais autorisa P. à passer les fêtes de Noël de 2002 avec sa famille.

15. Le 7 mars 2003, relevant les efforts des requérants en vue d’accélérer la réunification de leur famille, le tribunal aux affaires familiales de Cascais mit fin au placement temporaire des enfants, ordonnant un suivi en milieu ouvert. Les enfants réintégrèrent donc le foyer familial.

B. La deuxième procédure de protection

16. Le 31 décembre 2003, l’équipe d’accompagnement des mineurs (equipa de acompanhamento às crianças e jovens) relevant des services sociaux de Cascais - ci-après « équipe d’accompagnement » - informa le tribunal aux affaires familiales de Cascais que les requérants manifestaient à nouveau une attitude passive et négligente vis-à-vis de leurs enfants.

17. Entendue par le tribunal aux affaires familiales de Cascais, le 19 février 2004, la requérante avoua avoir fait une rechute dans la consommation de drogues.

18. Dans un rapport du 15 mars 2004, l’équipe d’accompagnement fit part au tribunal de l’aggravation de la situation des enfants en soutenant que la mère se prostituait et que les enfants avaient été vus en train de mendier. Le 16 mars 2004, soulignant la situation particulièrement vulnérable de P. compte tenu de son âge, elle recommanda son placement dans une famille ou une institution en vue de son adoption.

19. Le 23 mars 2004, le tribunal aux affaires familiales de Cascais ordonna le placement provisoire des enfants en institution.

20. Conformément à la décision ci-dessus, F., V. et L. furent placés dans un foyer d’accueil à Tercena (à environ 13 km du foyer familial) et P. fut orienté vers le centre d’accueil C., situé à Alverca do Ribatejo (à près de 40 km du foyer familial).

21. Dans un rapport du 20 août 2004, l’équipe d’accompagnement indiqua au tribunal que les requérants manifestaient un comportement instable dans le cadre du traitement thérapeutique qui leur avait été appliqué, recommandant l’orientation de P. vers une procédure d’adoption. Suite à ce rapport, les requérants furent entendus par le tribunal le 8 octobre 2004.

22. Le 3 mars 2005, le tribunal tint son audience (debate judicial). Les requérants furent à nouveau entendus.

23. Par une décision du 10 mars 2005, le tribunal aux affaires familiales de Cascais appliqua à P. une mesure d’accueil provisoire en institution, considérant que l’orientation vers l’adoption n’était pas justifiée au vu des efforts des parents et des liens affectifs existants entre P. et sa famille. Cette mesure fut reconduite de six mois par une ordonnance du 29 juillet 2005.

24. Le 9 mai 2005, la requérante fut expulsée du centre thérapeutique pour mauvais comportement. Elle fut ensuite admise dans un autre centre.

25. Dans la mesure du possible, les requérants rendirent visite à leurs enfants dans les foyers d’accueil respectifs. Les enfants furent entre-temps autorisés à passer les week-ends et les fêtes avec leurs parents, à l’exception de P.

26. Ayant conclu le programme médical prévu, le 21 septembre 2005, le requérant quitta le centre thérapeutique.

27. Le 26 septembre, la requérante interrompit sa cure de désintoxication.

28. Les requérants reprirent leur vie en commun et retrouvèrent une activité professionnelle dans une entreprise de traitement des déchets, la société T.

29. Le 16 novembre 2005, la procédure de protection fut renvoyée au tribunal aux affaires familiales de Vila Franca de Xira (ci-après « tribunal de Vila Franca de Xira ») au motif qu’il était territorialement compétent.

30. En décembre 2005, les requérants demandèrent au tribunal aux affaires familiales de Vila Franca de Xira d’autoriser P. à passer les fêtes de Noël en famille, comme il l’avait été permis à ses frères et sœurs. Le tribunal requit des informations actualisées sur les requérants à l’équipe d’accompagnement de Cascais afin de déterminer s’ils réunissaient les conditions pour accueillir leur fils pendant les fêtes. En réponse, dans un rapport du 20 décembre 2005, celle-ci informa le tribunal que les parents avaient repris leur vie commune, que la requérante avait abandonné le programme thérapeutique et que le requérant avait, quant à lui, conclu le sien. Elle releva également que les requérants avaient tous deux repris une activité professionnelle et qu’ils vivaient dans une situation socio-économique précaire. L’équipe d’accompagnement estimait que les requérants n’avaient pas les conditions pour accueillir leur enfant, notamment pendant la période de Noël.

31. Dans un rapport du 26 janvier 2006, le centre C. informa le tribunal que les requérants rendaient régulièrement visite à P. et que celui-ci manifestait toujours une grande joie en leur présence.

32. Les requérants demandèrent à nouveau au tribunal d’autoriser leur fils à passer les week-ends en famille, à l’instar de ses frères et sœurs. Le tribunal requit un rapport mis à jour à l’équipe d’accompagnement afin d’évaluer leur demande.

33. Dans un rapport dressé le 17 février 2006, l’équipe d’accompagnement notait une amélioration notoire dans l’aménagement du foyer. Elle faisait valoir que les frères et sœurs de P. rentraient de leurs week-ends en famille avec des comportements inadaptés. Toutefois, relevant que la famille élargie n’était pas en mesure d’accueillir P., l’équipe d’accompagnement réitéra sa recommandation quant au placement de P. dans une famille d’accueil ou dans une institution, en vue de son adoption.

34. Le 20 février 2006, le parquet près le tribunal aux affaires familiales de Vila Franca de Xira requit le placement institutionnel de P. en vue de son adoption en cas d’impossibilité d’accueil par des membres de sa famille, pour les motifs suivants :

« (...)

En dépit de l’appui systématique apporté aux parents par différentes institutions (...), ceux-ci ne disposent toujours pas des compétences et des conditions adéquates pour s’occuper de leurs enfants, un risque de rechute dans la toxicomanie n’est, en outre, pas à exclure dans la mesure où ils n’ont pas conclu leurs cures respectives.

Ainsi, vu l’écoulement du temps, nous estimons que l’enfant, aujourd’hui âgé de trois ans et onze mois, ne doit pas attendre plus longtemps que ses parents se rétablissent. La mesure appliquée doit ainsi être remplacée par celle prévue à l’article 35 § 1- g) de la loi de protection des mineurs en danger, c’est-à-dire le « placement en vue de l’adoption », s’il est confirmé au préalable que les oncles de l’enfant (...) n’ont pas les conditions et la disponibilité pour accueillir l’enfant. »

35. Le 13 mars 2006, le tribunal entendit l’équipe d’accompagnement. Celle-ci réaffirma ses réserves quant à un possible rétablissement des requérants, considérant l’adoption comme la solution la plus adéquate pour P.

36. Le 28 mars 2006, le tribunal aux affaires familiales de Vila Franca de Xira prononça son jugement. Il déclara la déchéance de l’autorité parentale des requérants vis-à-vis de leurs fils P., confiant celui-ci au centre C., en vue de son adoption. Dans sa décision, le tribunal releva les difficultés des requérants à reprendre une vie normale, l’âge de P. et le fait qu’il avait passé plus de trois en ans en milieu institutionnel.

37. Le 11 avril 2006, les requérants firent appel du jugement auprès de la cour d’appel de Lisbonne. Ils se plaignaient d’une mauvaise appréciation des preuves et de la violation du principe du contradictoire et de l’égalité des armes dans la mesure où ils n’avaient pas été entendus par le tribunal aux affaires familiales de Vila Franca de Xira.

38. Par une ordonnance du 20 avril 2006, le tribunal aux affaires familiales de Vila Franca de Xira admit le recours avec effet suspensif.

39. Par un arrêt du 18 juillet 2006, la cour d’appel de Lisbonne annula le jugement du tribunal aux affaires familiales de Vila Franca de Xira au motif qu’il n’indiquait pas les faits considérés comme établis et non établis pour justifier sa décision, réclamant des preuves complémentaires. L’affaire fut donc renvoyée en première instance.

40. Le 14 septembre 2006, le tribunal aux affaires familiales de Vila Franca de Xira prononça un deuxième jugement. Il ordonna à nouveau le placement institutionnel de P. en vue de son adoption et la déchéance de l’autorité parentale des requérants. Pour appuyer sa décision, le tribunal tint notamment compte des informations communiquées par les services sociaux de Cascais, le centre C. et les centres thérapeutiques où les requérants avaient été suivis.

41. Le 6 octobre 2006, les requérants firent appel du jugement devant la cour d’appel de Lisbonne en relevant des contradictions dans le jugement du tribunal aux affaires familiales de Vila Franca de Xira. Ils invoquèrent également la violation du principe du contradictoire et de l’égalité des armes, précisant que le tribunal avait seulement tenu compte des rapports sociaux.

42. Par une ordonnance du 20 octobre 2006, le tribunal aux affaires familiales de Vila Franca de Xira admit le recours avec effet suspensif.

43. Par une décision du 26 octobre 2006, la Commission de protection de Cascais clôtura la procédure de protection à l’encontre de F. (alors âgé de 14 ans), V. (12 ans) et L. (8 ans). Elle estima à l’unanimité que l’amélioration des conditions de vie des requérants permettait le retour des enfants au foyer familial. Ces derniers réintégrèrent ainsi le foyer familial en novembre 2006.

44. Par un arrêt du 13 février 2007, la cour d’appel de Lisbonne annula le jugement du 14 septembre 2006 et renvoya l’affaire devant le tribunal aux affaires familiales de Vila Franca de Xira, demandant que les parents soient entendus et que des preuves supplémentaires et mises à jour soient produites pour justifier la mesure de protection la plus adaptée à P.

45. Par une ordonnance du 15 mars 2007, le tribunal aux affaires familiales de Vila Franca de Xira requit un rapport à l’équipe d’accompagnement rendant compte de la situation du frère et des sœurs de P. Il fixa également au 22 mars 2007 la date d’audition des requérants.

46. Le 26 mars 2007, les requérants citèrent comme témoins leur employeur et deux agents des centres thérapeutiques où ils avaient été suivis.

47. Le 6 juin 2007, l’équipe d’accompagnement remit son rapport au tribunal aux affaires familiales de Vila Franca de Xira. Elle y relevait que les requérants exerçaient de façon régulière une activité professionnelle, leur travail étant évalué de façon positive par leur employeur. Elle notait également que les autres enfants avaient rejoint le foyer familial et avaient repris l’école avec, toutefois, certaines difficultés d’adaptation. Elle reconnaissait l’existence de liens affectifs forts entre les requérants et leurs enfants. S’agissant de P., l’équipe d’accompagnement soulignait que celui-ci vivait dans le centre C. depuis plus de trois ans et que les contacts avec les parents avaient cessé depuis le jugement du tribunal de Vila Franca de Xira de mars 2006 appliquant la mesure de placement institutionnel en vue de son adoption. L’équipe d’accompagnement précisait aussi que P. avait développé des liens affectifs avec une famille d’accueil qui avait été désignée par le service des adoptions. Elle estimait ainsi que P. n’avait construit aucun lien avec ses parents ou ses frères et sœurs et ses parents biologiques. Manifestant des réserves sur la capacité des requérants à accueillir leur fils, elle recommanda le placement définitif de P. en vue de son adoption.

48. Le tribunal aux affaires familiales de Vila Franca de Xira demanda aux requérants de se prononcer au sujet de la révision de la mesure de protection à l’égard de P. En réponse, le 10 juillet 2007, ceux-ci demandèrent la main levée de la prise en charge et le retour de l’enfant au foyer familial, à l’instar de ses frères et sœurs, lesquels vivaient avec eux depuis novembre 2006. Dans leur requête, les requérants contestaient le rapport de l’équipe d’accompagnement du 6 juin 2007, et soulignaient avoir été empêchés de développer des liens avec leur fils, celui-ci n’ayant jamais été autorisé à sortir du centre pour passer quelques moments en famille, notamment les week-ends. Ils se plaignaient de surcroît d’être interdits de visite au centre C. depuis la décision du tribunal du 28 mars 2006. Dans leur requête, les requérants regrettaient que l’équipe d’accompagnement n’ait pris en considération l’évolution positive de leur situation ces dernières années, mettant aussi en cause les différences d’accompagnement de P. par rapport à leurs autres enfants.

49. Le tribunal demanda un rapport au centre C. concernant la situation de P. En réponse, le 24 août 2007, le centre informa le tribunal que l’enfant avait noué des liens affectifs forts avec une famille d’accueil et qu’il manifestait, depuis, une certaine stabilité émotionnelle. Le rapport estimait ainsi que l’adoption par cette famille d’accueil était la solution la plus adaptée à l’intérêt supérieur de P.

50. Ce rapport fut porté à la connaissance des requérants le 11 septembre 2007. Dans une requête adressée au tribunal le 24 septembre 2007, ces derniers contestèrent la recommandation faite par le centre. Ils faisaient valoir l’opposition qui leur avait été faite de voir leur fils depuis mars 2006 et soulignaient qu’il avait été permis aux autres enfants de rejoindre le foyer familial compte tenu d’un développement favorable du milieu familial. Ils réitérèrent leur demande visant la substitution de la mesure de placement institutionnel de P. par une mesure de suivi en milieu familial, en faisant valoir :

« (...)

Le tribunal ne peut pas privilégier une relation récente, sans liens affectifs de base, même si elle est empathique, entre l’enfant et le couple qui lui rend visite. Cette relation n’existe que depuis quelques mois et s’est établie à partir de visites pendant les week-ends, au détriment des liens affectifs forts existants entre l’enfant et sa famille biologique jusqu’à mars 2006, moment où il a été privé de contact avec ses parents.

Il n’y a aucun doute que, si les visites des parents à l’enfant n’avaient pas été interdites en mars 2006, la relation entre eux serait celle qui a existé jusqu’à cette date, c’est-à-dire une relation affective forte, avec des visites de qualité, lesquelles laissaient l’enfant heureux, comme l’a indiqué le centre C. dans son rapport de janvier 2006. »

51. Le 26 septembre 2007, le tribunal de Vila Franca de Xira prononça son jugement. A l’appui de sa décision, le tribunal releva notamment ce qui suit :

« Vu les années d’institutionnalisation et les visites irrégulières (même si elles étaient de qualité), l’enfant ne dispose d’aucune référence par rapport à sa famille biologique. Il n’existe aucun lien affectif entre l’enfant et ses parents.

Le placement de l’enfant dans sa famille biologique pourrait nuire à la stabilité émotionnelle de l’enfant, portant un grave préjudice à son développement harmonieux compte tenu des fragilités démontrées par celle-ci, et le fait que, comme il a déjà été dit, l’enfant n’a aucun lien avec cette famille.

(...)

Malgré l’évolution positive, il est entendu que les parents n’ont pas encore réussi à se réorganiser au point de pouvoir accueillir P.

(...)

De son côté, P. a « adopté » cette famille avec laquelle il vit et par rapport à laquelle il a un fort sentiment d’appartenance. P. a déjà attendu trop longtemps la « récupération » de ses parents. Cette récupération n’a toujours pas été atteinte. Malgré la volonté démontrée, le tribunal n’est pas convaincu que cela vienne à se vérifier dans la mesure des besoins d’un enfant, aujourd’hui âgé de 5 ans. »

52. Considérant qu’il n’y avait pas de parents proches pouvant accueillir P., le tribunal ordonna le placement institutionnel de P. et l’ouverture d’une procédure d’adoption à son encontre, prononçant la déchéance de l’autorité parentale des requérants. A l’appui de sa décision, le tribunal considéra les rapports de suivi thérapeutique des requérants, le rapport de l’équipe d’accompagnement de Cascais du 20 décembre 2005 (voir ci-dessus § 30), les rapport du centre C. du 26 janvier 2006 (voir ci-dessus § 31) et du 24 août 2007 (voir ci-dessus § 49), des rapports des services sociaux de Cascais et du foyer ayant accueilli le frère et les sœurs de P., les déclarations de ces derniers, des requérants et des témoins qui avaient été cités.

53. Le 15 octobre 2007, les requérants interjetèrent appel du jugement devant la cour d’appel de Lisbonne. En l’occurrence, ils contestaient l’appréciation des preuves, soulignant l’absence d’une analyse actualisée de la situation familiale. Ils soulevaient la violation du principe de proportionnalité et dénonçaient les différences d’accompagnement de P. par rapport à son frère et ses sœurs qui avaient, eux, réintégré le foyer familial depuis plus d’un an. Les requérants se plaignaient finalement de la suppression de leur droit de visite depuis le jugement du tribunal de Vila Franca de Xira de mars 2006. Ils soulignaient que cette mesure avait favorisé la rupture familiale.

54. Par une ordonnance du 5 novembre 2007, le tribunal aux affaires familiales de Vila Franca de Xira admit le recours avec effet suspensif.

55. Le 14 février 2008, la cour d’appel de Lisbonne prononça un arrêt de rejet, considérant notamment :

« (...) vu l’intégration très récente des enfants plus âgés auprès des demandeurs en appel, malgré les liens affectifs évidents, il n’est pas prudent d’en conclure un réel avantage, prépondérant, au vu de l’intérêt supérieur de P., dans son intégration au sein de sa famille biologique.

Il est, ainsi, possible d’affirmer qu’il serait précoce de conclure, compte tenu de certaines fragilités qui persistent encore, que les demandeurs en appel disposent des conditions pour prendre en charge P. En outre, il faut également tenir compte du fait qu’il n’y a aucun membre de la famille élargie qui puisse l’accueillir et l’appuyer, en cas de régression des parents, tel que survenu dans le passé.

(...)

Il ne faut pas confondre la situation de cet enfant avec celle de ses frères et sœurs vu leurs différences d’âge et de parcours.

Par ailleurs, la longue période d’institutionnalisation de P. a fragilisé les liens affectifs avec ses parents, lesquels avaient été tissés lors des visites, parfois irrégulières dans les centres d’accueil. Il n’existe aujourd’hui plus de lien affectif avec la famille biologique, celle-ci ne représente plus une référence pour lui. D’ailleurs, ces liens n’ont jamais été aussi intenses en comparaison avec ses frères et sœurs, lesquels vivaient ensemble et également avec les parents pendant les week-ends ou, seulement avec le père, pendant la période de suivi dans la communauté thérapeutique. »

56. Le 28 février 2008, les requérants se pourvurent en cassation devant la Cour suprême. Par un arrêt du 9 octobre 2008, la Cour suprême confirma l’arrêt de la cour d’appel de Lisbonne, estimant que les parents n’avaient pas démontré une amélioration de situation depuis le placement de P. en centre d’accueil. La Cour suprême considéra également que la situation de P. se distinguait de son frère et de ses sœurs, dans la mesure où, contrairement à ceux-ci, il avait perdu tout lien avec ses parents depuis plus de quatre ans. S’agissant de l’argument portant sur la possibilité de placer l’enfant au sein de la famille élargie, la Cour suprême estima qu’il n’y avait pas lieu de douter du rapport des services sociaux qui avait écarté cette option.

57. Le 25 novembre 2008, le service des adoptions des services sociaux de Lisbonne confia P. aux époux X. Par une décision du 26 novembre 2008, ces derniers furent désignés comme tuteurs provisoires de l’enfant par le tribunal aux affaires familiales de Loures.

58. Par un jugement du 4 mars 2009, le tribunal aux affaires familiales de Loures prononça l’adoption de P. par les époux X. Ce jugement fut porté à la connaissance des requérants le 18 mars 2009.

C. Développement ultérieurs

59. Le 13 octobre 2008, la requérante donna naissance à un cinquième enfant, G.

60. Aux dernières informations reçues, lesquelles remontent au 5 janvier 2012, les requérants travaillaient toujours pour le compte de la société T., vivant à São Domingos de Rana. Leurs enfants étaient tous scolarisés.

II. LE DROIT INTERNE PERTINENT

61. Amendée par la loi 31/2003 du 22 août 2003, la loi 147/99 du 1er septembre 1999 définit le régime et la procédure de protection des mineurs en danger (processo de promoção de direitos e protecção das crianças e jovens em perigo). Les parties pertinentes de cette loi se lisent ainsi :

Article 9
Accord

L’intervention des commissions de protection des mineurs (comissões de protecção das crianças e jovens) dépend de l’accord explicite de ses parents, de son représentant légal ou de la personne qui en a la garde de fait, en fonction des cas.

Article 11
Intervention judiciaire

Il y a intervention judiciaire lorsque :

(...)

b) Le consentement nécessaire à l’intervention de la commission de protection n’a pas été donné ou lorsque celui-ci a été retiré (...)

(...)

Article 35
Mesures

Les mesures de promotion et protection sont les suivantes :

(...)

g) Placement chez une personne sélectionnée pour l’adoption ou dans une institution en vue de l’adoption.

Article 38
Compétence en matière d’application de mesures de protection

L’application des mesures de promotion des droits et de protection est de la compétence exclusive des commissions de protection et des tribunaux ; (...)

Article 53
Fonctionnement des institutions d’accueil

(...)

3. Les parents, le représentant légal ou la personne qui dispose du droit de garde peuvent rendre visite à l’enfant ou l’adolescent, conformément aux horaires, règles de fonctionnement de l’institution, sauf décision judiciaire contraire.

Article 68
Communication des commissions de protection au Ministère public

Les commissions de protection communiquent au Ministère public :

(...)

b) Les situations où n’ont pas été obtenus ou ont été retirés les consentements nécessaires à leur intervention, à l’application de la mesure ou sa révision (...).

(...)

Article 72
Attributions [du Ministère public]

(...)

3. Le Ministère public est aussi spécialement compétent pour représenter les mineurs en danger, proposant des actions, requérant des mesures provisoires civiles (providências tutelares cíveis) et utilisant tout moyen judiciaire nécessaire à la promotion et la défense de leurs droits et à leur protection.

Article 78
Caractère individuel et unique de la procédure

La procédure de promotion et de protection est individuelle, une unique procédure étant organisée pour chaque enfant ou jeune.

Article 80
Jonctions de procédures

Sous réserve des règles de compétence territoriale, quand la situation de danger concerne simultanément plus d’un enfant ou jeune, il est possible d’instaurer une seule procédure et, dans le cas où des procédures distinctes ont été instaurées, il est possible de les joindre à celle qui a été instaurée en premier lieu, si les relations familiales ou les situations de danger en concret le justifient.

62. La loi 147/99 est réglementée, entre autres, par le décret-loi no 332-B/2000 du 30 décembre 2000. Les parties pertinentes de ce décret-loi se lisent ainsi :

Article 7

L’accompagnement des mineurs en danger auprès des tribunaux appartient aux équipes multidisciplinaires du système de solidarité des services sociaux (segurança social), à mettre en place, lesquelles apportent notamment :

a) L’appui technique aux décisions des tribunaux prises dans le cadre des procédures judiciaires de promotion et de protection ;

b) L’accompagnement de l’exécution des mesures de promotion des droits et de protection appliquées ;

c) L’appui aux mineurs qui interviennent dans les procédures judiciaires de promotion et de protection.

Article 8

L’appui technique aux décisions des tribunaux prises dans le cadre des procédures de promotion et de protection consiste, notamment, à :

a) L’élaboration d’information et de rapports sociaux sur la situation de l’enfant ou du jeune, de sa famille ou des personnes à qui ils ont été confiés ;

b) L’intervention au cours de la conférence (debate judicial) ;

c) La participation dans les mesures d’instruction, lorsque le juge le détermine.

63. En ce qui concerne les effets d’une décision de placement en vue de l’adoption, le code civil dispose ce qui suit :

Article 1978-A

Une fois décrétée (...) la mesure de promotion et protection avec placement chez une personne sélectionnée pour l’adoption ou dans une institution en vue de l’adoption, les parents sont déchus de leur autorité parentale.

EN DROIT

I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 8 DE LA CONVENTION

64. Invoquant l’article 6 § 1 de la Convention, les requérants se plaignent du manque d’équité de la procédure de protection. Ils invoquent la violation du principe du contradictoire et de l’égalité des armes, soutenant que les juridictions internes ont fondé leurs décisions exclusivement sur les rapports des services sociaux. Ils nient notamment que des contacts aient été établis avec la famille élargie, en l’occurrence, un oncle et une tante paternels, afin d’éviter le recours à l’adoption.

65. Sous l’angle de l’article 8 de la Convention, les requérants estiment que les décisions internes ayant prononcé la déchéance de leur autorité parentale et l’adoption de P. ont porté atteinte à leur droit au respect de leur vie familiale, séparant P. de sa famille. Ils dénoncent les différences de traitement de P. par rapport à son frère et ses sœurs par les autorités compétentes. Ils contestent le fait qu’il n’ait jamais été permis à leurs fils de passer les fêtes ou les week-ends en famille. Ils se plaignent également de la suppression de leur droit de visite après le jugement du tribunal de Vila Franca de Xira du 28 mars 2006.

66. Maîtresse de la qualification juridique des faits de la cause, la Cour estime d’emblée que l’affaire doit être examinée à la lumière du seul article 8 de la Convention, lequel exige que le processus décisionnel débouchant sur des mesures d’ingérence assure le respect des intérêts protégés par cette disposition et que l’Etat prenne les mesures propres à réunir le parent et l’enfant concernés (Havelka et autres c. République tchèque, no 23499/06, §§ 34-35, 21 juin 2007 ; Kutzner c. Allemagne, no 46544/99, § 56, CEDH 2002-I ; Wallová et Walla c. République tchèque, no 23848/04, § 47, 26 octobre 2006).

67. L’article 8 de la Convention dispose dans ses parties pertinentes :

« 1. Toute personne a droit au respect de sa vie (...) familiale (...).

2. Il ne peut y avoir ingérence d’une autorité publique dans l’exercice de ce droit que pour autant que cette ingérence est prévue par la loi et qu’elle constitue une mesure qui, dans une société démocratique, est nécessaire (...) à la protection de la santé ou de la morale, ou à la protection des droits et libertés d’autrui. »

68. Le Gouvernement s’oppose à cette thèse.

A. Sur la recevabilité

69. La Cour constate que ce grief n’est pas manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 de la Convention. La Cour relève par ailleurs qu’il ne se heurte à aucun autre motif d’irrecevabilité. Il convient donc de le déclarer recevable.

B. Sur le fond

1. Arguments des parties

70. Les requérants estiment que les décisions des juridictions internes ayant prononcé la déchéance de leur autorité parentale et ordonné le placement de leur fils en vue de son adoption ont porté atteinte à leur droit au respect de leur vie familiale garanti par l’article 8 de la Convention. Sous l’angle de cette même disposition les requérants se plaignent des différences d’accompagnement de P. par rapport à son frère et ses sœurs tout au long de la procédure de protection. En particulier, ils se plaignent des décisions n’ayant pas autorisé leur fils à passer les fêtes ou les week-ends en famille au cours de la procédure de protection et de la suppression de leur droit de visite après le jugement du tribunal de Vila Franca de Xira du 28 mars 2006.

71. Le Gouvernement conteste ces allégations. Il admet que les mesures prises par les juridictions au niveau interne ont constitué une ingérence dans le droit des requérants au respect de leur vie familiale. Il précise toutefois que celles-ci poursuivaient un but légitime au sens de l’alinéa 2 de l’article 8 de la Convention dans la mesure où les requérants étaient consommateurs de drogues et vivaient dans une situation particulièrement précaire.

72. Le Gouvernement soutient que les différences d’accompagnement de P. par rapport à son frère et ses deux sœurs s’expliquent par son âge et sa situation particulièrement vulnérable face à sa famille. Souscrivant dans l’intégralité aux motifs avancés par les juridictions internes pour justifier l’orientation de P. vers l’adoption, le Gouvernement considère qu’il était important d’agir vite en l’espèce sachant que les chances d’adoption d’un enfant se réduisent au fur et à mesure de son âge. Selon lui, l’orientation de P. vers l’adoption s’intégrait ainsi dans la marge nationale d’appréciation.

73. Le Gouvernement considère que les autorités portugaises ont pris toutes les mesures nécessaires pour garantir le maintien et le développement des liens familiaux entre P. et les requérants. A cet égard, outre les visites au foyer d’accueil, le Gouvernement invoque la tentative de réintégration de l’enfant au sein de sa famille, laquelle a échoué en raison de la rechute des parents dans la consommation de drogues et de leur incapacité à prendre en charge leurs enfants.

2. Appréciation par la Cour

a. Principes généraux

74. La Cour rappelle que, pour un parent et son enfant, être ensemble représente un élément fondamental de la vie familiale (Kutzner, précité, § 58) et que des mesures internes qui les en empêchent constituent une ingérence dans le droit protégé par l’article 8 de la Convention (K. et T. c. Finlande [GC], no 25702/94, § 151, CEDH 2001-VII). Pareille ingérence méconnaît l’article 8 sauf si, « prévue par la loi », elle poursuit un ou des buts légitimes au regard du second paragraphe de cette disposition et est « nécessaire, dans une société démocratique » pour les atteindre. La notion de « nécessité » implique une ingérence fondée sur un besoin social impérieux et, notamment, proportionnée au but légitime recherché (Couillard Maugery c. France, no 64796/01, § 237, 1er juillet 2004).

75. Si l’article 8 tend pour l’essentiel à prémunir l’individu contre des ingérences arbitraires des pouvoirs publics, il met de surcroît à la charge de l’Etat des obligations positives inhérentes au « respect » effectif de la vie familiale. Ainsi, là où l’existence d’un lien familial se trouve établie, l’Etat doit en principe agir de manière à permettre à ce lien de se développer et prendre les mesures propres à réunir le parent et l’enfant concernés (voir, par exemple, Eriksson c. Suède, 22 juin 1989, § 71, série A no 156 ; Olsson c. Suède (no 2), 27 novembre 1992, § 90, série A no 250 ; Ignaccolo-Zenide c. Roumanie, no 31679/96, § 94, CEDH 2000-I ; Gnahoré c. France, no 40031/98, § 51, CEDH 2000-IX et, dernièrement, Neulinger et Shuruk c. Suisse [GC], no 41615/07, § 140, CEDH 2010). La frontière entre les obligations positives et négatives de l’Etat au titre de l’article 8 ne se prête pas à une définition précise ; les principes applicables sont néanmoins comparables. En particulier, dans les deux cas, il faut avoir égard au juste équilibre à ménager entre les intérêts concurrents - ceux de l’enfant, ceux des deux parents et ceux de l’ordre public - (Maumousseau et Washington c. France, no 39388/05, § 62, CEDH 2007‑XIII), en tenant compte toutefois de ce que l’intérêt supérieur de l’enfant doit constituer la considération déterminante (dans ce sens Gnahoré, précité, § 59, CEDH 2000-IX), pouvant, selon sa nature et sa gravité, l’emporter sur celui des parents (Sahin c. Allemagne [GC], no 30943/96, § 66, CEDH 2003-VIII). L’intérêt de ces derniers, notamment à bénéficier d’un contact régulier avec l’enfant, reste néanmoins un facteur dans la balance des différents intérêts en jeu (Haase c. Allemagne, no 11057/02, § 89, CEDH 2004-III (extraits), ou Kutzner c. Allemagne, précité, § 58). Dans les deux hypothèses, l’Etat jouit d’une certaine marge d’appréciation (voir, par exemple, W., B. et R. c. Royaume-Uni, 8 juillet 1987, série A no 121, §§ 60 et 61, et Gnahoré, précité, § 52). La Cour n’a point pour tâche de se substituer aux autorités internes pour réglementer la prise en charge d’enfants par l’administration publique et les droits des parents de ces enfants, mais d’apprécier sous l’angle de la Convention les décisions qu’elles ont rendues dans l’exercice de leur pouvoir d’appréciation (Hokkanen c. Finlande, 23 septembre 1994, § 55, série A no 299‑A).

76. La Cour rappelle que, si l’article 8 ne renferme aucune condition explicite de procédure, le processus décisionnel lié aux mesures d’ingérence doit être équitable et propre à respecter les intérêts protégés par cette disposition. Il échet dès lors de déterminer, en fonction des circonstances de chaque espèce et notamment de la gravité des mesures à prendre, si les parents ont pu jouer dans le processus décisionnel, considéré comme un tout, un rôle assez grand pour leur accorder la protection requise de leurs intérêts. Dans la négative, il y a manquement au respect de leur vie familiale et l’ingérence résultant de la décision ne saurait passer pour « nécessaire » au sens de l’article 8 (W. c. Royaume-Uni, 8 juillet 1987, § 64, série A no 121).

77. Pour apprécier la « nécessité » de la mesure litigieuse « dans une société démocratique », la Cour considérera si, à la lumière de l’ensemble de l’affaire, les motifs invoqués à l’appui de celle-ci étaient pertinents et suffisants aux fins du paragraphe 2 de l’article 8 de la Convention. A cette fin, elle tiendra compte du fait que l’éclatement d’une famille constitue une ingérence très grave ; une telle mesure doit donc reposer sur des considérations inspirées par l’intérêt de l’enfant et ayant assez de poids et de solidité (Scozzari et Giunta c. Italie [GC], nos 39221/98 et 41963/98, § 148, CEDH 2000-VIII).

78. Si les autorités jouissent d’une grande latitude pour apprécier en particulier la nécessité de prendre en charge un enfant, il lui faut en revanche exercer un contrôle plus rigoureux sur les restrictions supplémentaires, comme celles apportées par les autorités au droit de visite des parents, et sur les garanties destinées à assurer la protection effective du droit des parents et des enfants au respect de leur vie familiale. Ces restrictions supplémentaires comportent le risque d’amputer les relations familiales entre les parents et un jeune enfant (Gnahoré précité, § 54, et Sahin c. Allemagne [GC], no 30943/96, § 65, CEDH 2003-VIII).

79. D’un côté, il est certain que garantir aux enfants une évolution dans un environnement sain relève de cet intérêt et que l’article 8 ne saurait en aucune manière autoriser un parent à voir prendre des mesures préjudiciables à la santé et au développement de ses enfants (Sahin précité, § 66). De l’autre côté, il est clair qu’il est tout autant dans l’intérêt de l’enfant que les liens entre lui et sa famille soient maintenus, sauf dans les cas où celle-ci s’est montrée particulièrement indigne : briser ce lien revient à couper l’enfant de ses racines. Il en résulte que l’intérêt de l’enfant commande que seules des circonstances tout à fait exceptionnelles puissent conduire à une rupture du lien familial, et que tout soit mis en œuvre pour maintenir les relations personnelles et, le cas échéant, le moment venu, « reconstituer » la famille (Gnahoré précité, § 59).

80. La Cour rappelle par ailleurs que, dans les affaires touchant la vie familiale, le passage du temps peut avoir des conséquences irrémédiables sur les relations entre l’enfant et le parent qui ne vit pas avec lui. En effet, la rupture de contact avec un enfant très jeune peut conduire à une altération croissante de sa relation avec son parent (Ignaccolo-Zenide c. Roumanie, précité, § 102 ; Maire c. Portugal, no 48206/99, § 74, CEDH 2003-VI).

b. Application de ces principes au cas d’espèce

81. La Cour note que les requérants ne se plaignent que de l’issue de la seconde procédure de protection et des restrictions appliquées au cours de celle-ci. Le placement provisoire de P. n’est donc pas mis en cause.

82. Il n’est pas contesté, devant la Cour, que les mesures litigieuses s’analysent en des « ingérences » dans l’exercice du droit des requérants au respect de leur vie familiale.

83. Fondées sur les articles 35 § g et 53 § 3 de la loi 147/99 du 1er septembre 1999, amendée par la loi 31/2003 du 22 août 2003, le placement institutionnel de P. en vue de son adoption et les restrictions appliquées au cours de la procédure de protection étaient « prévus par la loi » et poursuivaient un but légitime au sens du paragraphe 2 de l’article 8, à savoir la « protection de la santé ou de la morale » et « la protection des droits et libertés d’autrui », dans la mesure où elles visaient à sauvegarder le bien-être de l’enfant P.

84. La question consiste donc à savoir si le juste équilibre devant exister entre les intérêts concurrents a été ménagé, dans les limites de la marge d’appréciation dont jouissent les Etats en la matière. La Cour cherchera par conséquent à déterminer si les mesures constitutives d’ingérences dans l’exercice du droit des requérants au respect de leur vie familiale étaient « nécessaires ».

i. Les restrictions appliquées aux contacts entre P. et les requérants dans le cadre de la procédure

85. La question en l’espèce est de savoir si les autorités compétentes peuvent être tenues responsables de l’éloignement progressif de P. de ses parents. Plus précisément, le point décisif consiste à déterminer si lesdites autorités ont pris, pour faciliter le regroupement, toutes les mesures que l’on pouvait raisonnablement exiger d’elles (Olsson (no 2), précité, § 90, Hokkanen, précité, § 58, et Ignaccolo-Zenide, précité, § 96), à la lumière des circonstances prévalant à l’époque où les décisions ont été́ prises et non pas après coup (Johansen c. Norvège, 7 août 1996, § 79, Recueil des arrêts et décisions 1996‑III).

86. La Cour note que, consécutivement à la décision de prise en charge du tribunal aux affaires familiales de Cascais du 23 mars 2004, P. a été placé dans un foyer d’accueil à environ 40 km du domicile familial, son frère et ses sœurs ayant, quant à eux, été placés dans un centre à environ 13 km du foyer familial (voir §§ 19-20 ci-dessus).

87. Contrairement à son frère et ses deux sœurs, il apparaît que P. n’a jamais été autorisé à passer les fêtes ou les week-ends avec ses parents (voir ci-dessus §§ 30 et 33).

88. A cet égard, la Cour relève que, dans le cadre de la première procédure de protection, les sorties de P. n’avaient pas soulevé d’inquiétudes (voir § 14 ci-dessus). S’agissant de la deuxième procédure, elle observe que le rapport de l’équipe d’accompagnement du 20 décembre 2005 faisait valoir que les requérants vivaient dans une situation socio-économique précaire (voir § 30 ci-dessus), le rapport du 17 février 2006 faisant valoir que le frère et les sœurs de P. rentraient avec des comportements inadaptés après les week-ends en famille (voir § 33 dessus). Aucun rapport n’indiquait toutefois que les requérants mettaient en danger la sécurité de leurs enfants, notamment au cours de ces week-ends.

89. Les sorties de P. du foyer d’accueil n’ayant jamais été autorisées, les contacts entre P., ses parents et son frère et ses sœurs n’étaient possibles qu’à l’intérieur du foyer d’accueil.

90. La Cour note que, conformément à l’article 53 § 3 de la loi 147/99, les requérants disposaient du droit de visiter leur fils. Le rapport du foyer d’accueil du 26 janvier 2006 relève d’ailleurs que les visites étaient régulières, se déroulaient de façon positive et que P. manifestait toujours une grande joie en présence de ses parents (voir § 31 ci-dessus).

91. La Cour constate que le droit de visite des requérants a été supprimé à partir du jugement du tribunal aux affaires familiales de Vila Franca de Xira du 28 mars 2006 (voir § 36 ci-dessus) jusqu’à la décision définitive de la Cour suprême du 9 octobre 2008. Or, elle relève que le tribunal aux affaires familiales de Vila Franca de Xira avait attribué un effet suspensif aux trois recours introduits successivement par les requérants (voir §§ 38, 42 et 54 ci-dessus). Les requérants allèguent avoir été empêchés, depuis, d’exercer leur droit de visite, ce que le Gouvernement conteste, sans toutefois étayer son argument. La Cour note que les requérants se sont plaints à plusieurs reprises du retrait de leur droit de visite devant les juridictions nationales (voir §§ 48, 50 et 53, ci-dessus). Or, aucune des juridictions ne s’est prononcée à cet égard, entérinant ainsi cette situation de rupture familiale. La Cour en déduit que la suppression du droit de visite, conséquence de la déchéance de l’autorité parentale annulée par les décisions successives de la cour d’appel des 18 juillet 2006 et 13 février 2007, ne reposait plus, par la suite, sur des motifs suffisants et pertinents.

92. Eu égard à ce qui précède, la Cour estime que les autorités compétentes sont responsables de l’interruption des contacts entre P. et les requérants entre le 28 mars 2006 et le 9 octobre 2008 et qu’elles ont failli à leur obligation positive de prendre des mesures afin de permettre aux requérants de bénéficier d’un contact régulier avec leur fils, sachant de surcroît qu’en l’espèce, l’enfant avait été placé dans un foyer situé à 40 km du domicile familial.

93. Partant, il y a eu violation de l’article 8 de la Convention en raison des restrictions aux contacts entre P. et les requérants dans le cadre de la procédure de protection.

ii. L’issue de la procédure : l’orientation de P. vers l’adoption

94. La Cour le répète avec force, dans les affaires de ce type, l’intérêt de l’enfant doit passer avant toute autre considération. Elle rappelle également qu’il ne lui revient pas de substituer son appréciation à celle des autorités nationales compétentes quant aux mesures qui auraient dû être prises car ces autorités sont, en effet, en principe mieux placées pour procéder à une telle évaluation, en particulier parce qu’elles sont en contact direct avec le contexte de l’affaire et les parties impliquées. Elle doit cependant contrôler, sous l’angle de la Convention, les décisions qu’elles ont rendues dans l’exercice de leur pouvoir d’appréciation.

95. Le fait qu’un enfant puisse être accueilli dans un cadre plus propice à son éducation ne saurait en soi justifier qu’on le soustraie de force aux soins de ses parents biologiques ; pareille ingérence dans le droit des parents, au titre de l’article 8 de la Convention, à jouir d’une vie familiale avec leur enfant doit encore se révéler « nécessaire » en raison d’autres circonstances (K. et T. c. Finlande [GC], précité, § 173).

96. En l’espèce, la Cour observe que le jugement du tribunal de Vila Franca de Xira du 26 septembre 2007 avait reconnu une évolution positive des requérants (voir § 51 ci-dessus). La Cour constate également que c’est au vu de ces améliorations que la Commission de protection de Cascais avait estimé, à l’unanimité, que les autres enfants des requérants pouvaient réintégrer leur famille (voir § 43 ci-dessus), clôturant ainsi, le 26 octobre 2006, la procédure à leur égard. La Cour constate dès lors qu’il existe une contradiction dans l’évaluation de la situation familiale des requérants dans la mesure où elle a abouti à deux décisions opposées s’agissant, d’une part de P., et, d’autre part, de son frère et ses sœurs.

97. En outre, la Cour n’est pas convaincue par l’argument des juridictions internes, endossé par le Gouvernement, portant sur la particulière vulnérabilité de P., par rapport à son frère et ses sœurs, compte tenu de son âge. En effet, si au moment de la prise de décision, P. était âgé de cinq ans et demi, son frère et ses sœurs avaient alors 9 ans (L.), 12 ans et demi (V.) et 14 ans et demi (F.). A l’instar de P., ces derniers présentaient également, à cette époque, des carences du point de vue émotionnel et avaient un besoin urgent d’un environnement stable et d’un équilibre affectif pour le développement de leur autonomie et leur épanouissement.

98. La Cour relève qu’en dépit des rapports qui indiquaient une évolution positive de la situation familiale, à aucun moment les juridictions internes n’ont envisagé des mesures moins radicales que l’orientation de P. vers l’adoption afin d’éviter l’éloignement définitif et irréversible de l’enfant non seulement de ses parents biologiques mais encore de son frère et ses sœurs, provoquant ainsi un éclatement de la famille et de la fratrie pouvant aller contre l’intérêt supérieur de l’enfant.

99. Enfin, en ce qui concerne l’absence de liens entre les requérants et leur fils, eu égard à la conclusion ci-dessus au paragraphe 92, la Cour considère que cet argument ne peut être pris en considération, les autorités compétentes étant responsables de la situation de rupture familiale survenue entre le 28 mars 2006 et le 9 octobre 2008, date du jugement définitif concernant l’orientation de P. vers l’adoption et la déchéance de l’autorité parentale des requérants vis-à-vis de leur fils.

100. Au vu des observations qui précèdent, la Cour estime que la décision d’orienter P. vers l’adoption ne se fondait pas sur des raisons pertinentes et suffisantes de nature à les justifier comme proportionnées au but légitime poursuivi.

101. Partant, il y a eu violation de l’article 8 de la Convention en raison de l’orientation de P. vers l’adoption.

II. SUR L’APPLICATION DES ARTICLES 14 DE LA CONVENTION ET 1 DU PROTOCOLE No 12 À LA CONVENTION

102. En invoquant l’article 14 de la Convention et à l’article 1 du protocole no 12 à la Convention, les requérants estiment que les autorités ont témoigné d’une attitude discriminatoire à leur égard au cours de la procédure de protection, en raison des problèmes de toxicomanie dont ils ont souffert dans le passé.

103. Aucune apparence de discrimination ne ressortant du dossier, le grief des requérants tiré des articles 14 de la Convention et 1 du Protocole no 12 à la Convention doit donc être rejeté pour défaut manifeste de fondement, conformément à l’article 35 §§ 3 a) et 4 de la Convention.

III. SUR L’APPLICATION DES ARTICLES 46 ET 41 DE LA CONVENTION

A. Article 46 de la Convention

104. L’article 46 de la Convention dispose dans ses parties pertinentes :

« 1. Les Hautes Parties contractantes s’engagent à se conformer aux arrêts définitifs de la Cour dans les litiges auxquels elles sont parties.

2. L’arrêt définitif de la Cour est transmis au Comité des Ministres qui en surveille l’exécution. »

105. Les requérants réclament l’annulation de la décision ayant prononcé l’adoption de P. par les époux X., demandant le retour de l’enfant au foyer familial.

106. Le Gouvernement s’oppose à cette prétention.

107. La Cour rappelle que ses arrêts ont un caractère déclaratoire pour l’essentiel et qu’en général il appartient au premier chef à l’Etat en cause, sous le contrôle du Comité des Ministres, de choisir les moyens à utiliser dans son ordre juridique interne pour s’acquitter de son obligation au regard de l’article 46 de la Convention (voir, entre autres, Scozzari et Giunta c. Italie [GC], nos 39221/98 et 41963/98, § 249, CEDH 2000-VIII, Brumărescu c. Roumanie (satisfaction équitable) [GC], no 28342/95, § 20, CEDH 2001-I ; Öcalan c. Turquie [GC], no 46221/99, § 210, CEDH 2005‑IV). Ce pouvoir d’appréciation quant aux modalités d’exécution d’un arrêt traduit la liberté de choix dont est assortie l’obligation primordiale imposée par la Convention aux Etats contractants : assurer le respect des droits et libertés garantis (Papamichalopoulos et autres c. Grèce (article 50), 31 octobre 1995, § 34, série A no 330‑B).

108. S’il est vrai que certaines situations exceptionnelles appellent l’indication de mesures positives au titre de l’article 46 de la Convention, tel n’est pas le cas en l’espèce (a contrario, voir Gluhaković c. Croatie, no 21188/09, §§ 88-89, 12 avril 2011).

109. Vu l’écoulement du temps depuis la prise en charge de l’enfant, laquelle remonte à 2003, et son adoption en 2009, la Cour estime à cet égard qu’il incomberait aux autorités internes, le cas échéant, de se prononcer sur la demande des requérants, en tenant compte de la situation actuelle de l’enfant et de son intérêt supérieur (voir Shaw c. Hongrie, no 6457/09, § 75, 26 juillet 2011).

110. Dès lors, la Cour considère qu’il y a lieu de rejeter la prétention des requérants, au titre de l’article 46 de la Convention, quant à l’annulation du jugement ayant prononcé l’adoption de P.

B. Article 41 de la Convention

111. Aux termes de l’article 41 de la Convention,

« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »

C. Dommage

112. Les requérants réclament 250 000 euros (EUR) au titre du préjudice moral qu’ils auraient subi en raison de la séparation de leur fils et de son adoption.

113. Le Gouvernement conteste cette demande, la jugeant surévaluée.

114. La Cour rappelle qu’en vertu de l’article 41 de la Convention, le but des sommes allouées à titre de satisfaction équitable est uniquement d’accorder une réparation pour les dommages subis par les intéressés dans la mesure où ils constituent une conséquence de la violation ne pouvant en tout cas pas être effacée.

115. La Cour estime que les requérants ont effectivement subi, en raison des restrictions aux contacts avec leur fils, appliquées au cours de la procédure, et de son orientation vers l’adoption, un préjudice moral certain. Dès lors, eu égard aux circonstances de l’espèce et, statuant en équité, elle considère qu’il y a lieu d’octroyer conjointement aux requérants 32 500 EUR au titre du préjudice moral.

D. Frais et dépens

116. Les requérants demandent également 2 500 EUR pour les frais et dépens engagés devant les juridictions internes et 4 000 EUR pour ceux engagés devant la Cour.

117. Le Gouvernement s’en remet à la sagesse de la Cour.

118. La Cour rappelle que seuls peuvent être remboursés au titre de l’article 41 les frais et dépens dont il est établi qu’ils ont été réellement et nécessairement exposés et sont d’un montant raisonnable (voir, entre autres, Nikolova c. Bulgarie [GC], no 31195/96, § 79, CEDH 1999-II). Elle observe que la présente affaire comprend des questions importantes et complexes autant sur le plan factuel que juridique. En l’espèce et compte tenu des documents en sa possession et de sa jurisprudence, la Cour estime raisonnable la somme de 5 000 EUR au titre des frais et dépens de la procédure nationale et pour la procédure devant la Cour et l’accorde conjointement aux requérants.

E. Intérêts moratoires

119. La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.

PAR CES MOTIFS, LA COUR,

1. Déclare, à l’unanimité, la requête recevable quant aux griefs tirés de l’article 8 de la Convention ;

2. Déclare, à l’unanimité, la requête irrecevable pour le surplus ;

3. Dit, à l’unanimité, qu’il y a eu violation de l’article 8 de la Convention en raison des restrictions aux contacts entre P. et les requérants appliquées au cours de la procédure de protection ;

4. Dit, par cinq voix contre deux, qu’il y a eu violation de l’article 8 de la Convention en raison de la décision d’orienter P. vers l’adoption ;

5. Dit, par six voix contre une,

a) que l’Etat défendeur doit verser conjointement aux requérants, dans les trois mois à compter du jour où l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, 32 500 EUR
(trente-deux mille cinq cents euros) pour dommage moral et 5 000 EUR (cinq mille euros) pour frais et dépens, plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt ;

b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ces montants seront à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;

6. Rejette, à l’unanimité, la demande de satisfaction équitable pour le surplus.

Fait en français, puis communiqué par écrit le 10 avril 2012, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.

Stanley NaismithFrançoise Tulkens
GreffierPrésidente

Au présent arrêt se trouve joint, conformément aux articles 45 § 2 de la Convention et 74 § 2 du règlement, l’exposé de l’opinion séparée des juges A. Sajó et P. Pinto de Albuquerque.

F.T.
S.H.N

OPINION PARTIELLEMENT CONCORDANTE
ET PARTIELLEMENT DISSIDENTE
DES JUGES SÁJO ET PINTO DE ALBUQUERQUE

1. La présente affaire pose quatre questions, celles de la violation du droit de visite des requérants dans le cadre de la procédure nationale, de la violation de leur droit à jouir d’une vie familiale avec leur enfant P. en raison de l’orientation de celui-ci vers une procédure d’adoption, de l’annulation du jugement par lequel la juridiction nationale avait prononcé l’adoption de P. par les époux X. et de la demande de retour de l’enfant au sein de sa famille biologique, et de la satisfaction équitable réclamée par les intéressés.

2. Nous souscrivons aux conclusions de la majorité sur la première question, mais pour des raisons différentes de celles sur lesquelles elle s’est fondée. En revanche, nous ne pouvons nous rallier aux décisions prises par la majorité sur les deuxième et troisième questions. Nous soulignons que ceux-ci soulèvent deux questions graves d’ordre général relatives à l’interprétation de la Convention, celles de savoir, d’une part, si un comportement illégal, fautif et réitéré des parents – tel que la consommation de drogues – peut constituer un motif « pertinent et suffisant » pour justifier une mesure de déchéance de l’autorité parentale et, d’autre part, si la séparation d’une fratrie est une raison suffisante pour empêcher une telle mesure. Les conclusions auxquelles la majorité est parvenue sur la quatrième question appellent aussi quelques observations, dont le juge Pinto de Albuquerque est le seul auteur.

I. La violation du droit de visite des requérants

3. Les requérants allèguent qu’ils sont empêchés d’exercer leur droit de visite à l’égard de leur enfant P. depuis le 28 mars 2006, date à laquelle le tribunal aux affaires familiales de Vila Franca de Xira a rendu son jugement. L´Etat défendeur conteste avec vigueur cette allégation. Le dossier de l’affaire ne contient pas d’éléments de preuve suffisants pour trancher cette question de fait.

4. L’empêchement d’exercer un droit de visite est un fait positif dont la preuve incombe logiquement aux requérants, puisque ceux-ci entendent en faire le fondement de leur prétention juridique à un constat de violation de l’article 8 (affirmanti incumbit probatio), raison pour laquelle on ne peut imposer à l’Etat défendeur l’obligation de prouver qu’il n’a pas empêché les requérants d’exercer leur droit de visite (fait négatif). On ne saurait conclure que le droit de visite des requérants a été violé par l’Etat défendeur du fait que celui-ci n’est pas parvenu à démontrer qu’il ne les a pas empêchés d’exercer ce droit. En outre, nous estimons que le droit de visite ne leur a pas été retiré par les autorités nationales, car aucune décision judiciaire ou administrative de retrait de ce droit n’a été prise entre le jugement rendu par le tribunal aux affaires familiales de Vila Franca de Xira le 28 mars 2006 et l’arrêt prononcé par la Cour Suprême le 9 octobre 2008. On ne saurait non plus conclure que les tribunaux nationaux ont entériné une situation de rupture familiale, car le dossier de l’affaire ne contient aucun élément de preuve qui permettrait de leur attribuer l’intention d’entériner une situation de facto contraire à l’exercice du droit de visite des requérants. Enfin, le dossier ne permet même pas de conclure objectivement qu’il y a eu opposition, systématique ou occasionnelle, permanente ou temporaire, à l’exercice du droit de visite des intéressés.

5. Toutefois, à l’instar de la majorité, nous considérons que l’Etat défendeur a violé le droit de visite des requérants, mais pour une raison bien différente de celle sur laquelle elle s’est fondée. Selon l’article 62-A, no 2 de la loi 31/2003 du 22 août 2003, la déchéance de l’autorité parentale a pour conséquence juridique l’interdiction immédiate du droit de visite des personnes qu’elle frappe, mais les recours introduits par les requérants ont été accueillis par les juridictions internes, qui leur ont attribué un effet suspensif. Les requérants se sont plaints plusieurs fois de difficultés dans l’exercice de leur droit de visite. L’Etat n’a pas ouvert d’enquête distincte sur ces plaintes, alors qu’il aurait pu et dû le faire. C’est cette faute procédurale qui engage la responsabilité de l’Etat défendeur au titre de l’article 8 de la Convention.

II. La violation du droit des requérants à jouir d’une vie familiale avec leur enfant P. en raison de l’orientation de P. vers une procédure d’adoption

a) Principes généraux

6. Dans les affaires de déchéance de l’autorité parentale, l’intérêt de l’enfant doit passer avant toute autre considération (voir, en ce sens, Johansen c. Norvège, 7 août 1996, § 78, Recueil des arrêts et décisions 1996‑III ; Kearns c. France, no 35991/04, § 79, 10 janvier 2008 ; R. et H. c. Royaume-Uni, no 35348/06, §§ 73 et 81, 31 mai 2011 ; et l’article 21 de la Convention des Nations unies sur les droits de l’enfant). L’appréciation de l’intérêt de l’enfant repose sur deux considérations fondamentales : premièrement, il est dans l’intérêt de l’enfant de maintenir des liens avec sa famille biologique, qui ne pourront être rompus que dans des circonstances exceptionnelles ; deuxièmement, il est dans l’intérêt de l’enfant qu’il soit élevé dans un environnement sain et équilibré (Neulinger et Shuruk c. Suisse [GC], no 41615/07, §§ 134 et 136, CEDH 2010 ; et R. et H., précité, §§ 73-74). Le fait qu’un enfant puisse être accueilli dans un cadre plus propice à son éducation ne saurait en soi justifier qu’on le soustraie de force aux soins de ses parents biologiques ; pareille ingérence dans le droit des parents à jouir d’une vie familiale avec leur enfant doit se révéler « nécessaire » en raison d’autres circonstances (K. et T. c. Finlande [GC], no 25702/94, § 173, CEDH 2001‑VII). Mais dans le cas où le maintien des liens de l’enfant avec sa famille biologique pourrait nuire à son développement et à sa santé, les parents biologiques ne peuvent prétendre avoir droit à jouir d’une vie familiale avec leur enfant au titre de l’article 8 (Neulinger et Shuruk, précité, § 136 ; et R. et H., précité, § 73).

7. En ce qui concerne la procédure de déchéance de l’autorité parentale en elle-même, eu égard aux effets irréversibles qui s’attachent aux décisions définitives prononçant ce type de mesure, il est d’une importance cruciale que les parents puissent y participer pour exposer tous les arguments en faveur du maintien des liens biologiques (Neulinger et Shuruk, précité, § 139 ; et R. et H., précité, §§ 75-76). Par ailleurs, comme la Cour l’a rappelé à maintes reprises, il ne lui revient pas de substituer son appréciation à celle des autorités nationales compétentes quant à l’intérêt de l’enfant et aux mesures qui auraient dû être prises ; lesdites autorités sont, en effet, en principe mieux placées pour procéder à une telle évaluation, en particulier parce qu’elles sont en contact direct avec le contexte de l’affaire et les parties impliquées (K et T., précité, § 154; Neulinger et Shuruk, précité, § 138 ; et R. et H., précité, § 81).

b) Application des principes susmentionnés au cas d’espèce

i. L’imputation aux parents de la rupture du lien familial avec P.

8. En l’espèce, nous notons que la prise en charge de P. par les autorités à sa naissance, le 14 mars 2002, était motivée par le fait que sa mère consommait des drogues et qu’il était né avec le syndrome de l’abstinence. La deuxième prise en charge de P., ainsi que de son frère et de ses sœurs, a été ordonnée le 23 mars 2004 en raison d’une rechute des requérants dans la toxicomanie et de la précarité dans laquelle vivait la famille. Enfin, le jugement du tribunal de Vila Franca de Xira du 26 Septembre 2007 ordonnant le placement de P. en vue d’une adoption se fondait sur l’incapacité des parents à prendre en charge leurs enfants, la vulnérabilité particulière de P., due à son âge, et l’absence de liens affectifs entre celui-ci et les requérants.

9. S’agissant de l’incapacité des parents à prendre en charge leurs enfants, nous reconnaissons que la situation de P. ainsi que de son frère et de ses sœurs était insoutenable, les requérants ayant déjà fait une rechute dans la toxicomanie et ayant rejeté toute aide pour se libérer de leur addiction. Quant à l’absence de liens entre les requérants et leur fils P., nous constatons que celui-ci a été pris en charge de sa naissance, le 14 mars 2002, jusqu’à son adoption, à l’exception d’une période d’un an allant du 7 mars 2003 au 23 mars 2004. Entre sa naissance et le 28 mars 2006 – date à laquelle le tribunal de Vila Franca de Xira a rendu son premier jugement –, l’enfant avait tissé peu de liens avec ses parents au cours des visites au foyer d’accueil.

10. Au vu de ce qui précède, nous sommes convaincus que les juridictions internes ayant connu de l’affaire – à savoir le tribunal de Vila Franca de Xira, la cour d’appel de Lisbonne et la Cour Suprême – se sont livrées à un examen approfondi et raisonnable de l’ensemble de la situation familiale. En effet, elles ont pris en considération le fait que, peu de temps avant le premier jugement, les parents avaient fait une rechute dans la consommation de drogues qui avait motivé le deuxième placement des enfants en institution. Elles ont également tenu compte de la vulnérabilité particulière de P., due à son âge. Enfin, elles ont relevé que l’enfant vivait en centre d’accueil depuis longtemps, raison pour laquelle il n’avait pas développé de liens avec les requérants, à la différence de son frère et de ses sœurs. Il semble donc que les juridictions internes aient apprécié les intérêts de toutes les parties en cause, et surtout celui de l’enfant, afin de parvenir à la solution la plus à même de lui fournir un cadre de vie stable et sûr, et que l’intérêt supérieur de l’enfant ait toujours été au centre des préoccupations des autorités.

11. En particulier, les instances nationales ont mesuré le risque auquel la consommation de drogues par les requérants exposait l’enfant, démarche qui nous paraît raisonnable. Si l’exposition d’un enfant à une situation d’abus d’alcool par les parents, accompagnée d’épisodes de violence conjugale, peut justifier le placement de celui-ci en vue de son adoption (Y.C. c. Royaume-Uni, no 4547/10, § 69, 13 mars 2012), la consommation réitérée de stupéfiants par les parents et le délaissement de l’enfant qui en découle, comportements beaucoup plus graves, requéraient a fortiori une mesure identique.

12. Dans ces conditions, la conclusion des juridictions internes imputant aux parents la responsabilité de la rupture des liens avec P. nous semble raisonnable. Cette conclusion a conduit les juridictions en question à adopter une mesure extraordinaire, mais nécessaire, de déchéance de l’autorité parentale des intéressés.

ii. La situation particulière de l’enfant P. par rapport à son frère et à ses sœurs

13. Dans son arrêt du 14 février 2008, la cour d’appel de Lisbonne a justifié sa décision de confier P. à une institution en vue d’une adoption par les considérations suivantes : « Le développement de cet enfant étant un processus non renouvelable et irréversible, il n’est pas possible d’attendre plus longtemps dans l’espoir que ses parents parviennent à un équilibre, surtout sur le plan émotionnel, dans la conduite de leur vie. Il ne faut pas confondre la situation de cet enfant avec celle de son frère et de ses sœurs vu leurs différences d’âge et de parcours. Par ailleurs, la longue période d’institutionnalisation de P. a fragilisé les liens affectifs avec ses parents, lesquels avaient été tissés lors des visites, parfois irrégulières dans les centres d’accueil (...). D’ailleurs, ces liens n’ont jamais été aussi intenses en comparaison avec ses frères et sœurs, lesquels vivaient ensemble et également avec les parents pendant les week-ends ou, seulement avec le père, pendant la période de suivi dans la communauté thérapeutique ». La Cour Suprême a repris ce raisonnement dans son arrêt du 9 octobre 2008 : « quant au lien entre la situation de P. et celle de son frère et de ses sœurs, nous ne pouvons que constater que ces derniers vivent avec leurs parents de façon continue depuis novembre 2006. En revanche, P. a cessé de vivre avec ses parents depuis plus de quatre ans, et ce sont les conditions de cette communauté de vie qui ont conduit le tribunal à y mettre fin [« deixou de viver com eles em circunstâncias tais que essa convivência lhe foi retirada pelo Tribunal »]. Depuis lors, comme cela a déjà été indiqué, les parents n’ont pas réussi à créer des conditions qui lui permettraient de retourner vivre avec eux. En conséquence, il se trouve dans une situation différente ». En d’autres termes, la décision prise par les juridictions nationales à l’égard de P., qui diffère de celle adoptée à l’égard de son frère et de ses sœurs plus âgés, était fondée sur une différence fondamentale entre sa situation et celle de ces derniers, à savoir son âge. En effet, lors de son second placement en institution, P. n’avait que deux ans, circonstance qui le rendait particulièrement vulnérable.

14. Nous estimons que les juridictions nationales se sont livrées à une analyse raisonnable de la question de la vulnérabilité particulière de P. par rapport à son frère et à ses sœurs. Les parents de P. – toxicomanes de longue date ayant rechuté à maintes reprises – avaient placé leur enfant dans une situation de danger qui était particulièrement problématique compte tenu de son jeune âge et qui avait motivé son placement provisoire en institution en 2004. Cependant, plus le temps passait, plus il devenait nécessaire de résoudre cette situation. Et il fallait trouver une solution rapidement, c’est-à-dire en temps utile pour P., car, pour un enfant – surtout s’il vit dans une institution, hors d’un environnement familial –, le temps ne s’écoule pas de la même manière que pour un adulte et, le plus souvent, ne se concilie pas avec la durée nécessaire à la restructuration d’une vie d’adulte. Comme l’a dit la Cour Suprême, « il s’agit de rechercher si [les parents] ont réussi, pendant la période où leur enfant se trouvait dans une institution d’accueil, à restructurer et à modifier leur vie en temps utile pour l’enfant, de façon à pouvoir l’accueillir sans mettre en danger sa sécurité, sa santé, sa formation, son éducation (...) ». Notre Cour a elle aussi souligné, à propos des effets néfastes du prolongement de la durée des procédures de placement d’enfants en vue de leur adoption, que le temps d’un enfant n’était pas le même que le temps d’un adulte (Y.C. v. Royaume Uni, précité, § 145).

15. Dans ces conditions, nous estimons que les juridictions nationales ont dûment tenu compte de la situation particulière de P. par rapport à son frère et à ses sœurs.

iii. L’examen, par les juridictions nationales, de mesures moins radicales

16. Par ailleurs, les juridictions internes ont étudié des mesures moins radicales que l’orientation de P. vers l’adoption. Pour leur part, les autorités internes compétentes n’ont envisagé le placement de P. ainsi que de son frère et de ses sœurs en institution qu’à titre de mesure provisoire visant à écarter le danger dans lequel ils se trouvaient. Elles ont essayé d’intégrer P. au sein de sa famille nucléaire et l’ont même remis à ses parents (voir la décision du 7 mars 2003) après avoir estimé qu’il avait été remédié au danger à l’origine de la mesure de placement en institution. Malgré l’aide sociale qui leur était apportée et le suivi dont ils bénéficiaient de la part des services sociaux, les parents de P. ont rechuté dans la toxicomanie et se sont révélés incapables de pourvoir à l’entretien, à l’éducation, à la sécurité et au bien-être de leurs quatre enfants mineurs, qui ont été vus en train de mendier dans la rue, livrés a eux-mêmes.

17. En ce qui concerne la famille élargie, il n’a pas été démontré que celle-ci constituait une alternative viable, un rapport des services sociaux établi en février 2006 ayant au contraire fait état d’une situation de précarité économique, de toxicomanie, de prostitution, d’alcoolisme et de graves dérèglements. Le tribunal de première instance, la cour d’appel et la Cour Suprême ont tour à tour examiné l’hypothèse du placement de l’enfant dans la famille élargie, mais l’ont écartée pour des raisons de fait objectivement irréfutables (voir les observations judicieuses formulées sur cette question dans le jugement du 20 février 2006 et les arrêts du 14 février 2008 et du 9 octobre 2008).

iv. Le principe de subsidiarité

18. Enfin, nous souhaitons souligner que, dans le présent arrêt, la Cour revient sur la question de l’intérêt supérieur de l’enfant après trois jugements de première instance, trois arrêts sur appel et un arrêt de la Cour suprême portugaise sur la question de la déchéance de l’autorité parentale, et un jugement définitif de première instance sur celle de l’adoption. Les quatre dernières décisions concordantes rendues par des juridictions internes de trois différents degrés ayant tenu compte de tous les éléments de preuve pertinents pour apprécier l’intérêt supérieur de l’enfant, nous estimons inutile que la Cour y substitue sa propre appréciation. En l’espèce, force est de conclure que les parents ont pu exposer leur arguments devant toutes les instances nationales ordinaires, qui ont apprécié le mérite de leurs prétentions de façon exhaustive, tant sur le plan des faits que sur celui du droit (Y.C. v. Royaume Uni, précité, § 149, et Clemeno et autres c. Italie, no 19537/03, § 58, 21 octobre 2008). Les juridictions nationales ayant longuement examiné toutes les questions de fait et de droit que posait cette affaire très délicate dans le cadre d’un débat contradictoire, la Cour aurait dû faire preuve de retenue dans l’exercice de son pouvoir de contrôle, ce qui n’a pas été le cas. Dans ces conditions, force nous est de conclure que le principe de subsidiarité n’a pas été respecté.

v. Conclusion

19. Compte tenu du comportement illégal, fautif et réitéré des parents de P., de l’absence prolongée de liens entre celui-ci et les requérants, de la particularité de la situation de P. par rapport à celle de son frère et de ses sœurs, de l’inaptitude de la famille élargie à accueillir l’enfant, de la participation des parents à la procédure judiciaire interne – où ils ont pu exposer leurs arguments devant trois degrés de juridiction – et de l’appréciation minutieuse de l’intérêt supérieur de P. à laquelle les instances nationales se sont livrées dans les huit décisions successives qu’elles ont rendues, nous estimons que la mesure ayant abouti à l’adoption de P. ne saurait s’analyser en une violation de l’article 8.

III. La demande d’annulation du jugement d’adoption rendu par la juridiction nationale et de retour de l’enfant au foyer familial

20. Les requérants demandaient l’annulation du jugement de la juridiction nationale ayant prononcé l’adoption de P. par les époux X. et le retour de l’enfant dans leur foyer. La majorité a voulu maintenir la situation actuelle de l’enfant en rejetant les demandes des requérants, ce à quoi nous souscrivons pleinement. La Cour ne pouvait se prononcer sur le sort immédiat de l’enfant comme si elle était la seule maîtresse de l’affaire, sous peine de se substituer aux tribunaux nationaux. Mais le rejet des demandes des requérants ne suffit pas.

21. Il faut le dire avec force et de façon claire: P. ne doit en aucun cas être soumis à une nouvelle procédure judiciaire susceptible de lui causer des dommages irréparables du point de vue émotionnel et psychologique. Un enfant n’est pas une balle de ping-pong qui serait renvoyée de la famille biologique à la famille d’adoption, et de la famille d’adoption à la famille biologique, comme si les liens affectifs déjà tissés avec la famille d’adoption n’importaient pas. Au contraire, ces liens affectifs prévalent sur le lien biologique lorsque l’enfant vit depuis longtemps au sein de sa famille d’adoption. C’est la raison pour laquelle tout doit être fait par les juridictions nationales pour protéger l’enfant contre toute atteinte à son équilibre émotionnel et psychologique, ce que les adultes en conflit oublient souvent.

IV. La satisfaction équitable

22. Le constat de violation de l’article 8 étant exclusivement fondé sur l’atteinte portée au droit de visite des parents requérants, la satisfaction équitable octroyée aux requérants est excessive. A supposer même que la condamnation de l’Etat défendeur puisse également résulter de la violation du droit des intéressés à jouir d’une vie familiale avec P. en raison de l’orientation de celui-ci vers une procédure d’adoption, la satisfaction accordée n’en demeurerait pas moins hors de proportion avec les sommes habituellement attribuées par la Cour et avec celles octroyées dans l’ordre juridique interne. Il suffit d’une simple comparaison pour prendre conscience du caractère excessif de la somme accordée au titre de la satisfaction équitable. Dans l’affaire Varnava et autres c. Turquie (nos 16064/90, 16065/90, 16066/90, 16068/90, 16069/90, 16070/90, 16071/90, 16072/90 et 16073/90, 10 janvier 2008), la Grande Chambre a attribué 12 000 euros à chacune des familles des personnes disparues. En l’espèce, il n’y a pas eu disparition. P. a simplement été retiré à sa famille biologique à l’issue d’une procédure judiciaire, et les juridictions nationales ont toujours su où il résidait. Même si la procédure judiciaire interne ayant abouti à déchéance de l’autorité parentale était entachée du vice relevé par la majorité, on ne saurait attribuer aux parents de l’enfant une somme presque trois fois supérieure à celle due à la famille d’une personne disparue. Il s’ensuit que le montant attribué aux intéressés au titre de la satisfaction équitable est manifestement exorbitant.


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