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16/04/2012 | CEDH | N°001-110514

CEDH | CEDH, AFFAIRE JANOWIEC ET AUTRES c. RUSSIE, 2012, 001-110514


CINQUIÈME SECTION

AFFAIRE JANOWIEC ET AUTRES c. RUSSIE

(Requêtes nos 55508/07 et 29520/09)

ARRÊT

STRASBOURG

16 avril 2012

CETTE AFFAIRE A ÉTÉ RENVOYÉE DEVANT
LA GRANDE CHAMBRE, QUI A RENDU SON ARRÊT LE

21/10/2013

Cet arrêt peut subir des retouches de forme.




En l’affaire Janowiec et autres c. Russie,

La Cour européenne des droits de l’homme (ancienne cinquième section), siégeant en une chambre composée de :

Dean Spielmann, président,
Karel Jungwiert,
Boštjan M. Zupančič

,
Anatoly Kovler,
Mark Villiger,
Ganna Yudkivska,
Angelika Nußberger, juges,

ainsi que de Stephen Phillips, greffier adjoint de section.

Aprè...

CINQUIÈME SECTION

AFFAIRE JANOWIEC ET AUTRES c. RUSSIE

(Requêtes nos 55508/07 et 29520/09)

ARRÊT

STRASBOURG

16 avril 2012

CETTE AFFAIRE A ÉTÉ RENVOYÉE DEVANT
LA GRANDE CHAMBRE, QUI A RENDU SON ARRÊT LE

21/10/2013

Cet arrêt peut subir des retouches de forme.

En l’affaire Janowiec et autres c. Russie,

La Cour européenne des droits de l’homme (ancienne cinquième section), siégeant en une chambre composée de :

Dean Spielmann, président,
Karel Jungwiert,
Boštjan M. Zupančič,
Anatoly Kovler,
Mark Villiger,
Ganna Yudkivska,
Angelika Nußberger, juges,

ainsi que de Stephen Phillips, greffier adjoint de section.

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 20 mars 2012,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

PROCÉDURE

1. A l’origine de l’affaire se trouvent deux requêtes (nos 55508/07 et 29520/09) dirigées contre la Fédération de Russie et dont quinze ressortissants polonais (« les requérants ») ont saisi la Cour les 19 novembre 2007 et 24 mai 2009, respectivement, en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).

2. Les requérants sont énumérés aux paragraphes 22 à 34 ci-dessous. Ils habitent en Pologne ou aux Etats-Unis d’Amérique. MM. Janowiec et Trybowski ont été représentés devant la Cour par Me J. Szewczyk, avocat à Varsovie. M. J. Malewicz a été autorisé à défendre lui-même sa cause (article 36 § 2 in fine du règlement). Tous les autres requérants ont été représentés par M. I. Kamiński, de l’Institut des études juridiques, par Mes R. Nowosielski et B. Sochański, avocats polonais exerçant respectivement à Gdańsk et Szczecin, ainsi que par Mes R. Karpinskiy et A. Stavitskaya, avocats russes exerçant à Moscou.

3. Le gouvernement russe (« le Gouvernement ») a été représenté par M. G. Matyushkin, représentant de la Fédération de Russie auprès de la Cour européenne des droits de l’homme.

4. Le gouvernement polonais, intervenu en l’instance en vertu de l’article 36 § 1 de la Convention, a été représenté par son agent, M. J. Wołąsiewicz, du ministère des Affaires étrangères.

5. Le 7 octobre 2008 et le 24 novembre 2009, la Cour a décidé de communiquer les requêtes aux gouvernements russe et polonais. Il a également été décidé de réserver à ces requêtes un traitement prioritaire en vertu de l’article 41 du règlement. Les parties ont soumis leurs observations sur la recevabilité et le fond des requêtes.

6. Par une décision du 5 juillet 2011, la Cour a joint les requêtes. Elle a décidé en outre de joindre au fond l’exception d’incompétence ratione temporis de la Cour opposée par le Gouvernement au grief soulevé sous le volet procédural de l’article 2 de la Convention et a déclaré les requêtes partiellement recevables.

7. Les parties ont soumis des observations écrites complémentaires (article 59 § 1 du règlement).

8. Une audience a été tenue au Palais des droits de l’homme, à Strasbourg, le 6 octobre 2011 (article 59 § 3 du règlement).

Ont comparu :

– pour le gouvernement défendeur
MM.G. Matyushkin, représentant de la Fédération de Russie
auprès de la Cour européenne des droits de l’homme,agent,
N. Mikhaylov,
P. Smirnov, conseillers ;

– pour les requérants
M.I. Kamiński,
MesB. Sochański, conseils,
J. Szewcyk,
R. Nowosielski,
A. Stavitskaya, conseillers ;

– pour le gouvernement polonais
MM.J. Wołąsiewic, agent,
MmeA. Mężykowska,
M.C. Swinarski, conseillers.

La Cour a entendu, en leurs déclarations et en leurs réponses aux questions posées par ses membres, Mes Kamiński et Sochański, M. Matyushkin, M. Wołąsiewicz et Mme Mężykowska.

EN FAIT

I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE

9. Les faits de l’espèce, tels qu’exposés par les parties et pour autant qu’ils ne sont pas contestés par elles, peuvent se résumer comme suit.

A. Contexte

10. Le 23 août 1939, les ministres des Affaires étrangères de l’Allemagne nazie et de l’Union soviétique signèrent un traité de non‑agression, connu sous le nom de Pacte Molotov-Ribbentrop, qui renfermait un protocole secret additionnel par lequel les parties acceptaient de délimiter leurs « sphères d’intérêt » dans le cas d’une « réorganisation territoriale et politique » future des pays d’Europe centrale et orientale alors indépendants, dont la Pologne. Selon ce protocole, la partie orientale du territoire polonais devait revenir à l’Union soviétique.

11. Le 1er septembre 1939, l’Allemagne envahit la Pologne, déclenchant la Seconde guerre mondiale. Le 17 septembre 1939, l’Armée rouge soviétique pénétra sur le territoire polonais, prétendant agir pour la protection des Ukrainiens et Biélorusses habitant la partie orientale de la Pologne parce que l’Etat polonais se serait effondré avec l’attaque allemande et n’aurait plus été en mesure de garantir la sécurité de ses propres citoyens. L’armée polonaise n’offrit aucune résistance militaire. L’URSS annexa les territoires nouvellement placés sous son contrôle et déclara en novembre 1939 que les 13,5 millions de citoyens polonais qui y résidaient étaient désormais des citoyens soviétiques.

12. A la suite de l’avancée de l’Armée rouge, environ 250 000 soldats, gardes-frontières, policiers, gardiens de prison, responsables et autres fonctionnaires de l’Etat polonais furent incarcérés. Après qu’ils eussent été désarmés, environ la moitié d’entre eux furent relâchés ; les autres furent conduits dans des camps d’emprisonnement spéciaux créés par le NKVD (Commissariat du peuple aux affaires intérieures, l’un des prédécesseurs du KGB) à Kozelsk, Ostachkov et Starobelsk. Le 9 octobre 1939, il fut décidé que les membres du corps des officiers polonais seraient cantonnés dans les camps de Kozelsk et Starobelsk et le reste des fonctionnaires, y compris les policiers et les gardiens de prison, à Ostachkov.

13. Au début du mois de mars 1940, Lavrenti Beria, le chef du NKVD, soumit à Joseph Staline, le Secrétaire général du Parti communiste de l’Union soviétique (« le PCUS »), une proposition tendant à approuver l’exécution des prisonniers de guerre polonais au motif qu’ils étaient tous « ennemis des autorités soviétiques et pétris de haine envers le système soviétique ». Il était précisé que les camps de prisonniers de guerre accueillaient 14 736 anciens officiers, responsables, propriétaires terriens, policiers, gendarmes, gardiens de prison, colons et agents du renseignement polonais et que les prisons dans les régions à l’ouest de l’Ukraine et de la Biélorussie accueillaient 18 632 autres anciens citoyens polonais qui avaient été arrêtés.

14. Le 5 mars 1940, le Politburo du Comité central du PCUS, la plus haute instance gouvernementale de l’Union soviétique, décida d’envisager le recours à une « procédure spéciale » et à la « peine capitale – par fusillade » à l’égard de 14 700 anciens officiers polonais détenus dans les camps de prisonniers de guerre et de 11 000 membres de diverses organisations contre-révolutionnaires et d’espionnage, anciens propriétaires terriens, industriels, responsables et réfugiés détenus dans les prisons à l’ouest de l’Ukraine et de la Biélorussie. Les cas devaient être traités « sans convoquer les détenus, sans formuler de charges, sans conclusion à l’enquête et sans acte d’accusation ». Leur examen fut confié à un groupe de trois personnes (troïka) composé de membres du NKVD, qui travaillaient à partir de listes de détenus dressées par les sections régionales du NKVD. La décision ordonnant l’exécution des prisonniers polonais fut signée par l’ensemble des membres du Politburo, dont Staline, Vorochilov, Mikoïan, Molotov, Kalinine et Kaganovitch.

15. Les exécutions se déroulèrent en avril et mai 1940. Les prisonniers du camp de Kozelsk furent tués en un lieu situé à proximité de Smolensk, appelé bois de Katyn ; ceux du camp de Starobelsk dans la prison du NKVD à Kharkov et leurs corps furent enterrés près du village de Pyatikhatki ; les policiers du camp d’Ostachkov furent tués dans la prison du NKVD à Kalinine (aujourd’hui Tver) et enterrés à Mednoye. Les circonstances de l’exécution des détenus des prisons à l’ouest de l’Ukraine et de la Biélorussie demeurent inconnues à ce jour.

16. Les nombres précis de prisonniers assassinés ont été communiqués dans une note du 3 mars 1959 rédigée par Alexander Chelepine, président du KGB (Comité pour la sécurité de l’Etat) et adressée à Nikita Khrouchtchev, secrétaire général du PCUS : « [e]n tout, sur la base des décisions de la troïka spéciale du NKVD soviétique, 21 857 personnes ont été abattues, dont 4 421 dans le bois de Katyn (district de Smolensk), 3 820 dans le camp de Starobelsk près de Kharkov, 6 311 dans le camp d’Ostachkov (district de Kalinine) et 7 305 dans d’autres camps et prisons à l’ouest de l’Ukraine et de la Biélorussie ».

17. En 1942 et 1943, des cheminots polonais puis l’armée allemande découvrirent des charniers près du bois de Katyn. Une commission internationale composée de douze experts en criminalistique venant de plusieurs pays (Belgique, Bulgarie, Croatie, Danemark, Finlande, France, Hongrie, Italie, Pays-Bas, Roumanie, Slovaquie et Suède), ainsi que leurs équipes de soutien, fut créée et conduisit les travaux d’exhumation d’avril à juin 1943. Les dépouilles de 4 243 officiers polonais furent déterrées, dont 2 730 furent identifiées. La commission internationale conclut que les Soviétiques étaient responsables du massacre.

18. Les autorités soviétiques répondirent en rejetant la responsabilité sur les Allemands qui, selon Moscou, s’étaient emparés des prisonniers polonais en été 1941 et les avaient assassinés. A la suite de la libération du district de Smolensk par l’Armée rouge en septembre 1943, le NKVD créa une commission spéciale, avec à sa tête le docteur Nikolaï Bourdenko, chargée de rassembler des preuves de la responsabilité allemande dans l’assassinat des officiers polonais. Dans son communiqué du 22 janvier 1944, la commission Bourdenko annonça que les prisonniers polonais avaient été exécutés par les Allemands en automne 1941.

19. Le 14 février 1946, au cours du procès des criminels de guerre allemands devant le Tribunal militaire de Nuremberg, le procureur soviétique chercha, en s’appuyant sur le rapport de la commission Bourdenko, à imputer aux forces allemandes la responsabilité de l’exécution de près de 11 000 prisonniers polonais en automne 1941. Ce chef d’accusation fut rejeté par le juge américain et le juge britannique pour manque de preuves.

20. Le 3 mars 1959, Chelepine rédigea la note susmentionnée à l’attention de Khrouchtchev, recommandant « la destruction de tous les [21 857] dossiers des personnes fusillées en 1940 (...) au cours de l’opération (...) [L]es procès-verbaux des réunions de la troïka du NKVD soviétique ordonnant l’exécution de ces personnes ainsi que les documents relatifs à l’application de cette décision pourraient être préservés ».

21. Les documents restants furent archivés dans un dossier spécial, appelé « paquet no 1 » et mis sous scellés. A l’époque soviétique, seul le secrétaire général du PCUS avait accès au dossier. Le 28 avril 2010, son contenu a été officiellement publié sur le site Internet du service des archives d’Etat russes (rusarchives.ru[1]) Le dossier renferme les documents historiques suivants : la note de Beria du 5 mars 1940, la décision prise par le Politburo à cette même date, les pages supprimées du procès-verbal de la réunion du Politburo et la note de Chelepine du 3 mars 1959.

B. Les requérants et leurs liens avec les victimes

1. Les auteurs de la requête no 55508/07

22. Le premier requérant, M. Jerzy-Roman Janowiec, est né en 1929. Il est le fils d’Andrzej Janowiec, né en 1890, lieutenant de l’armée polonaise avant la Seconde guerre mondiale.

23. Le second requérant, M. Antoni-Stanisław Trybowski, est né en 1940. Il est le petit-fils d’Antoni Nawratil, né en 1883, lieutenant-colonel de l’armée polonaise.

24. Andrzej Janowiec et Antoni Nawratil furent tous deux faits prisonniers au cours de l’invasion soviétique de la Pologne en septembre 1939 puis conduits au camp de Starobelsk en URSS. Leurs numéros de matricule respectifs étaient 3914 et 2407. Ils furent ultérieurement transférés dans une prison à Kharkov puis exécutés en avril 1940.

2. Les auteurs de la requête no 29520/09

25. Les première et deuxième requérantes, Mmes Witomiła Wołk‑Jezierska et Ojcumiła Wołk, sont nées respectivement en 1940 et 1917. Elles sont la fille et l’épouse de Wincenty Wołk, né en 1909, lieutenant d’une unité d’artillerie lourde de l’armée polonaise avant la Seconde guerre mondiale. Il fut fait prisonnier par l’Armée rouge la nuit du 19 septembre 1939 puis incarcéré au camp spécial de Kozelsk (3e position sur la liste de répartition 052/0 du NKVD d’avril 1940). Il fut exécuté le 30 avril 1940 puis enterré à Katyn. Son corps fut identifié au cours de l’exhumation de 1943 (no 2564).

26. La troisième requérante, Mme Wanda Rodowicz, est née en 1938. Elle est la petite-fille de Stanisław Rodowicz, né en 1883, officier de réserve de l’armée polonaise. Ce dernier fut fait prisonnier par l’Armée rouge à la frontière hongroise vers le 20 septembre 1939 puis incarcéré au camp spécial de Kozelsk (94e position sur la liste 017/2). Il fut exécuté et enterré à Katyn. Son corps fut identifié au cours de l’exhumation de 1943 (no 970).

27. La quatrième requérante, Mme Halina Michalska, est née en 1929. Elle est la fille de Stanisław Uziembło, né en 1889. Officier de l’armée polonaise, ce dernier fut fait prisonnier par les Soviétiques près de Białystok (Pologne) puis incarcéré au camp spécial du NKVD de Starobelsk (3 400e position). On présume qu’il a été exécuté à Kharkov et enterré près de cette ville, à Pyatikhatki (aujourd’hui en Ukraine).

28. Le cinquième requérant, M. Artur Tomaszewski, est né en 1933. Il est le fils de Szymon Tomaszewski, né en 1900. Ce dernier, le commandant du poste de police à la frontière soviéto-polonaise à Kobylia, y fut arrêté par des soldats soviétiques puis emmené au camp spécial du NKVD à Ostachkov (5e position sur la liste 045/3). Il fut exécuté à Tver et enterré à Mednoye.

29. Le sixième requérant, M. Jerzy Lech Wielebnowski, est né en 1930. Son père, Aleksander Wielebnowski, né en 1897, était un policier posté à Luck, en Pologne orientale. En octobre 1939, il fut arrêté par des soldats soviétiques puis conduit au camp d’Ostachkov (10e position sur la liste 033/2). Il fut exécuté à Tver puis enterré à Mednoye.

30. Le septième requérant, M. Gustaw Erchard, est né en 1935. Son père, Stefan Erchard, né en 1900, était directeur d’une école primaire à Rudka (Pologne). Il fut arrêté par les Soviétiques puis incarcéré au camp de Starobelsk (3 869e position). On présume qu’il a été exécuté à Kharkov et enterré près de cette ville, à Pyatikhatki.

31. Les huitième et neuvième requérants, MM. Jerzy Karol Malewicz et Krzysztof Jan Malewicz, nés respectivement en 1928 et 1931, sont les enfants de Stanisław August Malewicz. Leur père, né en 1889, était médecin dans l’armée polonaise. Il fut fait prisonnier à Równe (Pologne) puis incarcéré au camp de Starobelsk (2 219e position). On présume qu’il a été exécuté à Kharkov et enterré près de cette ville, à Pyatikhatki.

32. Les dixième et onzième requérantes, Mmes Krystyna Krzyszkowiak et Irena Erchard, nées respectivement en 1940 et 1936, sont les filles de Michał Adamczyk. Né en 1903, ce dernier était le commandant du poste de police de Sarnaki. Il fut arrêté par les Soviétiques, incarcéré au camp d’Ostachkov (5e position sur la liste 037/2), tué à Tver et enterré à Mednoye.

33. La douzième requérante, Mme Krystyna Mieszczankowska, née en 1930, est la fille de Stanisław Mielecki. Son père, un officier polonais né en 1895, fut conduit au camp de Kozelsk après avoir été arrêté par des soldats soviétiques. Il fut exécuté et enterré à Katyn. Son corps fut identifié au cours de l’exhumation de 1943.

34. Le treizième requérant, M. Krzysztof Romanowski, né en 1953, est le neveu de Ryszard Żołędziowski. Ce dernier, né en 1887, fut détenu au camp de Starobelsk (1 151e position) et on présume qu’il a été tué à Kharkov et enterré à Pyatikhatki. Une liste des prisonniers de ce camp, sur laquelle figurait son nom, fut retrouvée dans la poche du manteau d’un officier polonais dont la dépouille, présentant des blessures par balles à la tête, fut déterrée au cours d’une exhumation conjointe russo-polonaise près de Kharkov en 1991.

C. L’enquête sur le dossier pénal no 159

35. Le 13 avril 1990, au cours d’une visite à Moscou de M. Jaruzelski, le président polonais, l’agence de presse officielle de l’URSS publia un communiqué dans lequel il était déclaré, sur la base de documents d’archives nouvellement publiés, que « Beria, Merkoulov et leurs subordonnés sont directement responsables du crime commis dans le bois de Katyn ».

36. Le 22 mars 1990, un parquet de district à Kharkov ouvrit de sa propre initiative une enquête pénale à la suite de la découverte d’un charnier de ressortissants polonais dans le parc boisé de la ville. Le 6 juin 1990, le parquet de Kalinine (Tver) ouvrit une information judiciaire sur la « disparition » en mai 1940 de prisonniers de guerre polonais détenus dans le camp du NKVD d’Ostachkov. Le 27 septembre 1990, le parquet militaire principal ordonna la jonction des deux dossiers sous le numéro 159 et y assigna un groupe de procureurs militaires.

37. En été et en automne 1991, des spécialistes polonais et russes exhumèrent des corps des charniers situés à Kharkov, Mednoye et Katyn. Ils compulsèrent en outre les documents d’archive relatifs au massacre de Katyn, interrogèrent pas moins de 40 témoins et ordonnèrent des expertises criminalistiques, notamment médicales et graphologiques.

38. Le 14 octobre 1992, le président russe Boris Eltsine révéla que les officiers polonais avaient été condamnés à mort par Staline et par le Politburo du PCUS. Le directeur des archives d’Etat russes remit aux autorités polonaises un certain nombre de documents, dont la décision du 5 mars 1940. Au cours d’une visite officielle en Pologne le 25 août 1993, le président Eltsine rendit hommage aux victimes devant la croix de Katyn à Varsovie.

39. A la fin du mois de mai 1995, des procureurs biélorusses, polonais, russes et ukrainiens tinrent à Varsovie une réunion de travail au cours de laquelle ils firent le bilan des avancées de l’enquête sur le dossier no 159. Ils décidèrent que les procureurs russes solliciteraient l’entraide judiciaire auprès de leurs homologues biélorusses et ukrainiens afin de faire la lumière sur les circonstances de l’exécution en 1940 de 7 305 Polonais qui avaient été arrêtés.

40. Le 13 mai 1997, les autorités biélorusses informèrent leurs homologues russes qu’elles n’avaient pas été en mesure de retrouver le moindre document relatif à l’exécution de prisonniers de guerre polonais en 1940. En 2002, les autorités ukrainiennes produisirent des documents concernant le transfert de prisonniers polonais du camp de Starobelsk vers la prison du NKVD dans la région de Kharkov.

41. En 2001, 2002 et 2004, le président de l’Institut polonais de la mémoire nationale (« l’IMN ») demanda à plusieurs reprises au parquet militaire principal russe l’accès aux dossiers d’enquête, mais en vain.

42. Le 21 septembre 2004, le parquet militaire principal russe prononça la clôture de l’enquête sur le dossier pénal no 159, apparemment au motif que les personnes prétendument responsables du crime étaient déjà décédées. Le 22 décembre 2004, la Commission interadministrations de protection des secrets d’Etat (« la Commission interadministrations ») classa « ultrasecret » 36 volumes du dossier – sur un total de 183 – et « à usage interne seulement » huit autres volumes. La décision portant clôture de l’enquête fut classée « ultrasecret » et son existence ne fut révélée que le 11 mars 2005 lors d’une conférence de presse donnée par le procureur militaire principal.

43. Le Gouvernement refusa d’accéder à une demande de la Cour tendant à la production de copie de la décision du 21 septembre 2004, au motif que le document était classé secret. Cependant, il ressort de ses observations que la clôture de l’enquête avait été prononcée sur la base de l’article 24 § 4 1) du code de procédure pénale russe, pour décès des suspects.

44. Du 9 au 21 octobre 2005, trois procureurs de l’IMN chargés de l’enquête sur le massacre de Katyn et l’expert en chef de la Commission centrale de la répression des crimes contre la nation polonaise se rendirent à Moscou à l’invitation du parquet militaire principal russe. Ils examinèrent les 67 volumes non classés du dossier no 159 mais ne furent pas autorisées à en faire la copie.

45. Le 8 mai 2010, le président russe communiqua au président du parlement polonais 67 volumes du dossier d’enquête sur ce massacre. Selon les informations fournies par le gouvernement polonais, les autorités russes leur ont remis des copies certifiées de 248 volumes au total, représentant environ 45 000 pages.

D. La procédure ouverte par les auteurs de la requête no 55508/07

46. En 2003, Me Szewczyk, un avocat polonais engagé par le requérant M. Janowiec et par la mère du requérant M. Trybowski, saisit le procureur général de la Fédération de Russie d’une demande tendant à la production de documents concernant Andrzej Janowiec, Antoni Nawratil et une troisième personne.

47. Le 23 juin 2003, le parquet général répondit à l’avocat que le parquet militaire principal enquêtait sur un dossier pénal concernant l’exécution d’officiers polonais en 1940. Selon lui, en 1991, cette enquête avait conduit à la découverte d’environ 200 corps dans les régions de Kharkov, Tver et Smolensk et à l’identification de certains d’entre eux, dont ceux d’A. Janowiec et A. Nawratil. Les noms de ces derniers auraient en outre figuré sur la liste de prisonniers du camp de Starobelsk. Tous les autres documents les concernant auraient été antérieurement détruits.

48. Le 4 décembre 2004, Me Szewczyk pria formellement le parquet militaire principal de reconnaître les droits de MM. Janowiec et Trybowski en leur qualité de proches des officiers polonais exécutés et de leur communiquer copie des actes de procédure ainsi que des documents personnels concernant A. Janowiec et A. Nawratil.

49. Le 10 février 2005, le parquet militaire principal répondit qu’A. Janowiec et A. Nawratil figuraient sur la liste des prisonniers du camp de Starobelsk qui avaient été exécutés en 1940 par le NKVD et enterrés près de Kharkov. Selon lui, il n’y avait aucun autre document relatif à ces personnes et copie des actes de procédure ne pouvait être communiquée qu’aux victimes officiellement reconnues ou à leurs représentants.

50. Ultérieurement, MM. Janowiec et Trybowski firent appel à un avocat russe, Me V. Bushuev. Le 9 octobre 2006, ce dernier demanda au parquet militaire principal l’autorisation de compulser le dossier.

51. Le 7 novembre 2006, le parquet militaire principal répondit que l’avocat ne serait pas autorisé à accéder au dossier au motif que ses clients n’étaient pas formellement reconnus comme victimes dans cette affaire.

52. L’avocat attaqua en justice les refus opposés le 10 février 2005 et le 7 novembre 2006 par le parquet militaire principal. Il soutenait en particulier que la qualité de victime d’une infraction pénale devait se déterminer sur la base de circonstances factuelles, par exemple selon que l’intéressé a été lésé ou non par l’infraction. Il estimait que, vu sous cet angle, la reconnaissance par l’enquêteur de la qualité de victime d’une personne devait valoir reconnaissance formelle des circonstances actuelles en question. Il demanda l’octroi de cette qualité à MM. Janowiec et Trybowski et l’accès au dossier.

53. Le 18 avril 2007, le tribunal militaire du commandement de Moscou (« le tribunal militaire ») rejeta le recours. Il releva que, même si les noms d’A. Janowiec et d’A. Nawratil figuraient sur la liste des prisonniers du camp de Starobelsk, leurs dépouilles n’étaient pas parmi celles identifiées au cours de l’enquête. Il en conclut qu’il n’y avait juridiquement aucune raison de supposer que l’infraction visée par l’instruction eût été la cause de leur décès. Quant aux pièces du dossier, il constata que la décision de clôture, en date du 21 septembre 2004, avait été classée secret d’Etat et que, de ce fait, aucun étranger ne pouvait y avoir accès.

54. Le 24 mai 2007, la Cour suprême de la Fédération de Russie confirma ce jugement en cassation, reprenant mot pour mot le raisonnement du tribunal militaire.

E. La procédure ouverte par les auteurs de la requête no 29520/09

55. Le 20 août 2008, les auteurs de cette requête, par le biais de leurs conseils, attaquèrent en justice la décision du procureur datée du 21 septembre 2004. Ils soutenaient que leurs proches étaient parmi les officiers polonais emprisonnés dont l’exécution avait été ordonnée par le Politburo du PCUS le 5 mars 1940 mais que, n’ayant pu obtenir la qualité de victimes dans le cadre de l’affaire no 159, ils ne pouvaient ni formuler des demandes ou pétitions ni avoir accès aux pièces du dossier ni recevoir copie des décisions. Ils plaidaient également l’ineffectivité de l’enquête en ce qu’aucune démarche n’aurait été faite pour prélever sur eux des échantillons biologiques de manière à pouvoir identifier les dépouilles humaines exhumées.

56. Par un jugement du 14 octobre 2008, le tribunal militaire rejeta ce recours. Il jugea que, en 1943, la commission internationale et la commission technique de la Croix-Rouge polonaise avaient exhumé les dépouilles avant de les remettre en terre, sans avoir identifié ni compté les corps. Il ajouta qu’une nouvelle exhumation conduite en 1991 n’avait permis d’identifier que 22 corps, parmi lesquels ne figuraient pas ceux des proches des requérants. Il reconnut que les noms de ces derniers étaient inscrits sur les listes du NKVD pour les camps d’Ostachkov, de Starobelsk et de Kozelsk mais dit que « l’enquête sur ‘Katyn’ (...) n’a[vait] pas permis de faire la lumière sur ce qu’il était advenu de ces personnes ». Il estima que, leurs corps n’ayant pas été identifiés, il n’y avait aucune preuve que l’infraction d’abus de pouvoir (article 193.17 du code pénal soviétique de 1926) mentionnée dans la décision du 21 septembre 2004 eût été la cause de leur décès. Il en conclut que rien ne permettait d’accorder aux requérants la qualité de victime en vertu de l’article 42 du code de procédure pénale. Il ajouta que les « représentants d’Etats étrangers » ne pouvaient avoir accès à des pièces classées secrètes.

57. Les mêmes requérants, par le biais de leurs conseils, déposèrent un acte introductif d’appel dans lequel ils soulignaient que le manque d’information sur le sort de leurs proches était le fruit d’une enquête ineffective. Ils exposaient que les vingt-deux personnes n’avaient été identifiées que grâce à leurs seules plaques d’identité militaires retrouvées dans les charniers et que les enquêteurs n’avaient pris aucune mesure ni ordonné aucune expertise criminalistique pour identifier les dépouilles exhumées. Ils ajoutaient qu’il était de notoriété publique que l’exhumation de 1943 avait permis de déterrer les dépouilles de 4 243 personnes, dont 2 730 avaient été identifiées. Ils faisaient valoir que, parmi les personnes identifiées, trois étaient des proches de demandeurs à l’instance. Ils en concluaient que l’octroi à eux de la qualité de victime aurait permis d’identifier les dépouilles grâce aux méthodes génétiques. Ils soulignaient enfin que rien dans le dossier pénal sur le massacre de Katyn ne permettait de conclure que l’un quelconque des officiers polonais sortis des camps du NKVD eût survécu ou fût décédé de mort naturelle.

58. Le 29 janvier 2009, la Cour suprême de la Fédération de Russie confirma sur tous les points le jugement du 14 octobre 2008. Elle reprit mot pour mot de longs passages des constats du tribunal militaire mais ajouta également que la décision du 21 septembre 2004 ne pouvait être annulée parce que le délai de prescription avait expiré et que la clôture de la procédure concernant certains suspects avait été prononcée pour des « motifs de rétablissement ».

F. La procédure de déclassification de la décision du 21 septembre 2004

59. Le 26 mars 2008, Memorial, une organisation non-gouvernementale russe de protection des droits de l’homme, formula auprès du parquet militaire principal russe une demande de déclassification de la décision du 21 septembre 2004. Dans sa réponse datée du 22 avril 2008, le parquet lui indiqua qu’il n’avait pas le pouvoir de lever une classification approuvée le 22 décembre 2004 par la Commission interadministrations.

60. Le 12 mars 2009, Memorial demanda à la Commission interadministrations la déclassification de la décision du 21 septembre 2004, soutenant que la classification des pièces de l’enquête sur Katyn était moralement et juridiquement inacceptable et qu’elle était de surcroît constitutive d’une violation de l’article 7 de la loi sur le secret d’Etat, qui interdit la classification de toute information relative à une violation des droits de l’homme. Par une lettre du 27 août 2009, la Commission interadministrations lui répondit que sa demande avait été examinée et rejetée, sans donner aucun autre détail.

61. Memorial attaqua le refus de la Commission interadministrations devant la Cour de Moscou. Cette dernière, à l’audience tenue le 13 juillet 2010, donna lecture d’une lettre en date du 25 juin 2010 adressée au président de la formation de jugement par la Commission interadministrations, dans laquelle celle-ci indiquait qu’elle n’avait pas ordonné le 22 décembre 2004 la classification de la décision rendue par le parquet militaire principal le 21 septembre 2004.

62. Afin de déterminer quelle autorité était réellement responsable de la classification de la décision du 21 septembre 2004, la Cour de Moscou convoqua des représentants de la Commission interadministrations et du parquet militaire principal à l’audience suivante. Cette dernière fut tenue à huis clos et il était interdit aux comparants de divulguer toute information qui en ressortirait. Cependant, il est devenu notoire que Memorial a demandé à la Cour de Moscou de convoquer des représentants du Service de sécurité fédéral.

63. Par une décision rendue 2 novembre 2010 à l’issue d’une autre audience à huis clos, la Cour de Moscou rejeta la demande formulée par Memorial tendant à la déclassification de la décision prise par le parquet militaire principal le 21 septembre 2004. Copie de cette décision n’a pas été communiquée à la Cour.

G. Les procédures de rétablissement des proches des requérants

64. La plupart des requérants saisirent à plusieurs reprises différentes autorités russes, surtout le parquet militaire principal, aux fins d’obtenir des informations relatives à l’enquête pénale sur le massacre de Katyn ainsi que le rétablissement de leurs proches.

65. Par une lettre du 21 avril 1998 en réponse à une demande de rétablissement formulée par Mme Ojcumiła Wołk, le parquet militaire principal confirma que son époux, Wincenty Wołk, avait été détenu comme prisonnier de guerre dans le camp de Kozelsk puis exécuté, avec d’autres prisonniers, au printemps 1940. Il précisa que sa demande de rétablissement ne serait examinée qu’une fois close l’enquête pénale.

66. Le 25 octobre 2005, à la suite de la clôture de l’enquête sur le dossier no 159, Mme Witomiła Wołk-Jezierska demanda au parquet militaire principal copie de la décision de clôture. Par une lettre du 23 novembre 2005, le parquet rejeta cette demande au motif que le document était classé ultrasecret. Le 8 décembre 2005, l’ambassade de Pologne à Moscou demanda au parquet des explications concernant le rétablissement de W. Wołk. Dans une lettre du 18 janvier 2006, le parquet dit qu’il n’y avait aucun fondement juridique au rétablissement de W. Wołk ou des autres ressortissants polonais parce que l’enquête n’avait pas permis de déterminer sur la base de quelles dispositions du code pénal de 1926 ces personnes avaient été victimes de répression. Par une lettre du 12 février 2007 libellée de manière analogue, une nouvelle demande de rétablissement formulée par Mme Wołk fut repoussée.

67. Le 13 mars 2008, le parquet militaire principal rejeta une demande de rétablissement formulée par l’ensemble des requérants par le biais de leurs conseils. Il dit qu’il n’était pas possible de déterminer sur quelle base juridique les ressortissants polonais en question avaient été victimes de répression en 1940. Il ajouta que, malgré l’existence de documents indiquant que les proches des requérants avaient été transférés des camps du NKVD à Ostachkov, Kozelsk et Starobelsk vers Kalinine, Smolensk et Kharkov, les efforts conjoints déployés par les enquêteurs biélorusses, polonais, russes et ukrainiens n’avaient permis de découvrir aucun dossier pénal ni aucune autre pièce similaire concernant la répression dont ces personnes avaient été victimes en 1940. Il conclut que, en l’absence de ces pièces, il n’était pas possible de statuer sur l’applicabilité de la loi sur le rétablissement. De plus, il indiqua que les dépouilles des proches des requérants ne figuraient pas parmi celles découvertes au cours des travaux d’exhumation.

68. Les requérants, par le biais de leurs conseils, attaquèrent en justice le refus du procureur.

69. Le 24 octobre 2008, après plusieurs incidents de procédure, le tribunal du district Khamovnitcheski de Moscou rejeta ce recours. Tout en confirmant que les noms des proches des requérants figuraient sur les listes de prisonniers du NKVD, il souligna que, à l’issue des exhumations conduites dans le cadre de l’enquête sur le dossier no 159, seuls vingt corps avaient été identifiés, parmi lesquels ne figuraient pas ceux des proches des requérants. Il conclut en outre qu’il n’y avait aucune raison de supposer que les dix prisonniers de guerre polonais en question (les proches des requérants) eussent effectivement été tués et que des avocats russes n’avaient aucun intérêt légal à obtenir le rétablissement de ressortissants polonais.

70. Le 25 novembre 2008, la Cour de Moscou rejeta sommairement l’appel formé contre le jugement du tribunal de district.

H. La déclaration de la Douma russe sur la tragédie de Katyn

71. Le 26 novembre 2010, la Douma de l’Etat, la chambre basse du parlement russe, prononça une déclaration intitulée « [l]a tragédie de Katyn et ses victimes », qui indiquait ceci en particulier :

« Il y a soixante-dix ans furent fusillés des milliers de ressortissants polonais détenus dans les camps de prisonniers du NKVD de l’URSS et dans des prisons situées dans les régions à l’ouest de la République socialiste soviétique d’Ukraine et de la République socialiste soviétique de Biélorussie.

La propagande soviétique officielle imputa la responsabilité de cette atrocité, appelée globalement tragédie de Katyn, à des criminels nazis (...) Au début des années 1990, notre pays a fait de grands progrès vers l’établissement de la vérité sur la tragédie de Katyn. Il a été reconnu que l’extermination en masse de ressortissants polonais sur le territoire de l’Union soviétique au cours de la Seconde guerre mondiale était un acte arbitraire perpétré par l’Etat totalitaire (...)

Les matériaux publiés, qui avaient été conservés pendant de nombreuses années dans des archives secrètes, non seulement démontrent l’ampleur de cette terrible tragédie mais confirment aussi que le crime de Katyn a été perpétré sur ordre direct de Staline et d’autres responsables soviétiques (...)

Copie de nombreux documents conservés dans les archives confidentielles du Politburo du Parti communiste de l’Union soviétique a d’ores et déjà été transmise à la partie polonaise. Les membres de la Douma de l’Etat estiment qu’il faut poursuivre ces travaux. Il faut continuer à compulser les archives, à vérifier les listes de victimes, à rétablir la réputation des personnes qui ont péri à Katyn et en d’autres lieux, et à faire la lumière sur les circonstances de la tragédie (...) »

II. ÉLÉMENTS PERTINENTS DE DROIT ET DE PRATIQUE INTERNATIONAUX

A. La quatrième convention de La Haye

72. Le Règlement concernant les lois et coutumes de la guerre sur terre, annexé à la Convention (IV) de La Haye du 18 octobre 1907 concernant les lois et coutumes de la guerre sur terre, à laquelle la République de Pologne était partie, mais pas par l’URSS, dispose :

Article 4

« Les prisonniers de guerre sont au pouvoir du Gouvernement ennemi, mais non des individus ou des corps qui les ont capturés.

Ils doivent être traités avec humanité. »

(...)

Article 23

« Outre les prohibitions établies par des conventions spéciales, il est notamment interdit :

(...)

b) de tuer ou de blesser par trahison des individus appartenant à la nation ou à l’armée ennemie ;

c) de tuer ou de blesser un ennemi qui, ayant mis bas les armes ou n’ayant plus les moyens de se défendre, s’est rendu à discrétion ; »

(...)

Article 50

« Aucune peine collective, pécuniaire ou autre, ne pourra être édictée contre les populations à raison de faits individuels dont elles ne pourraient être considérées comme solidairement responsables. »

B La Convention de Genève

73. La Convention de Genève du 27 juillet 1929 relative au traitement des prisonniers de guerre dispose :

Article 2

« Les prisonniers de guerre sont au pouvoir de la Puissance ennemie, mais non des individus ou des corps de troupe qui les ont capturés.

Ils doivent être traités, en tout temps, avec humanité et être protégés notamment contre les actes de violence, les insultes et la curiosité publique.

Les mesures de représailles à leur égard sont interdites. »

Article 61

« Aucun prisonnier de guerre ne pourra être condamné sans avoir eu l’occasion de se défendre.

Aucun prisonnier ne pourra être contraint de se reconnaître coupable du fait dont il est accusé. »

(...)

Article 63

« Un jugement ne pourra être prononcé à la charge d’un prisonnier de guerre que par les mêmes tribunaux et suivant la même procédure qu’à l’égard des personnes appartenant aux forces armées de la Puissance détentrice. »

C. Le Statut du Tribunal militaire international

74. Le Statut du Tribunal militaire international (« la Charte de Nuremberg »), communément appelé Tribunal de Nuremberg, créé conformément à l’accord signé le 8 août 1945 par les gouvernements des Etats-Unis d’Amérique, de la France, du Royaume-Uni et de l’URSS, punissait les crimes suivants, ainsi définis en son article 6 :

« Les actes suivants, ou l’un quelconque d’entre eux, sont des crimes soumis à la juridiction du Tribunal et entraînent une responsabilité individuelle :

(a) ’Les Crimes contre la Paix’ : c’est-à-dire la direction, la préparation, le déclenchement ou la poursuite d’une guerre d’agression, ou d’une guerre en violation des traités, assurances ou accords internationaux, ou la participation à un plan concerté ou à un complot pour l’accomplissement de l’un quelconque des actes qui précèdent ;

(b) ’Les Crimes de Guerre’ : c’est-à-dire les violations des lois et coutumes de la guerre. Ces violations comprennent, sans y être limitées, l’assassinat, les mauvais traitements et la déportation pour des travaux forcés ou pour tout autre but, des populations civiles dans les territoires occupés, l’assassinat ou les mauvais traitements des prisonniers de guerre ou des personnes en mer, l’exécution des otages, le pillage des biens publics ou privés, la destruction sans motif des villes et des villages ou la dévastation que ne justifient pas les exigences militaires ;

(c) ’Les Crimes contre l’Humanité’ : c’est-à-dire l’assassinat, l’extermination, la réduction en esclavage, la déportation, et tout autre acte inhumain commis contre toutes populations civiles, avant ou pendant la guerre, ou bien les persécutions pour des motifs politiques, raciaux ou religieux, lorsque ces actes ou persécutions, qu’ils aient constitué ou non une violation du droit interne du pays où ils ont été perpétrés, ont été commis à la suite de tout crime rentrant dans la compétence du Tribunal, ou en liaison avec ce crime. »

75. Ces définitions ont par la suite été codifiées en tant que Principe VI des Principes du droit international consacrés par la Charte de Nuremberg et par le jugement de ce tribunal, énoncés par la Commission du droit international en 1950 en vertu de la Résolution 177 (II) de l’Assemblée générale des Nations unies et réaffirmés par celle-ci.

D. La Convention sur l’imprescriptibilité des crimes de guerre et des crimes contre l’humanité

76. La Convention du 26 novembre 1968 sur l’imprescriptibilité des crimes de guerre et des crimes contre l’humanité, à laquelle la Fédération de Russie est partie, dispose en particulier :

Article premier

« Les crimes suivants sont imprescriptibles, quelle que soit la date à laquelle ils ont été commis :

a) Les crimes de guerre, tels qu’ils sont définis dans le Statut du Tribunal militaire international de Nuremberg du 8 août 1945 et confirmés par les résolutions 3 (I) et 95 (I) de l’Assemblée générale de l’Organisation des Nations Unies, en date des 13 février 1946 et 11 décembre 1946 (...)

b) Les crimes contre l’humanité, qu’ils soient commis en temps de guerre ou en temps de paix, tels qu’ils sont définis dans le Statut du Tribunal militaire international de Nuremberg du 8 août 1945 et confirmés par les résolutions 3 (I) et 95 (I) de l’Assemblée générale l’Organisation des Nations, en date des 13 février 1946 et 11 décembre 1946 (...) »

Article IV

« Les Etats parties à la présente Convention s’engagent à prendre, conformément à leurs procédures constitutionnelles, toutes mesures législatives ou autres qui seraient nécessaires pour assurer l’imprescriptibilité des crimes visés aux articles premier et II de la présente Convention, tant en ce qui concerne les poursuites qu’en ce qui concerne la peine ; là où une prescription existerait en la matière, en vertu de la loi ou autrement, elle sera abolie. »

E. La Convention de Vienne sur le droit des traités

77. La Convention de Vienne du 23 mai 1969 sur le droit des traités (« la Convention de Vienne »), à laquelle la Fédération de Russie est partie, dispose :

Article 26

Pacta Sunt Servanda

« Tout traité en vigueur lie les parties et doit être exécuté par elles de bonne foi. »

Article 27

Droit interne et respect des traités

« Une partie ne peut invoquer les dispositions de son droit interne comme justifiant la non-exécution d’un traité. Cette règle est sans préjudice de l’article 46 ».

Article 28

Non-rétroactivité des traités

« A moins qu’une intention différente ne ressorte du traité ou ne soit par ailleurs établie, les dispositions d’un traité ne lient pas une partie en ce qui concerne un acte ou fait antérieur à la date d’entrée en vigueur de ce traité au regard de cette partie ou une situation qui avait cessé d’exister à cette date. »

78. L’Observation générale no 31 (80) du Comité des droits de l’homme de l’ONU sur la nature de l’obligation juridique générale imposée aux Etats parties au Pacte, adoptée le 29 mars 2004 à la 2187e séance, dit notamment ceci :

« 4. Les obligations découlant du Pacte en général et de l’article 2 en particulier s’imposent à tout Etat partie considéré dans son ensemble. Toutes les autorités de l’Etat (pouvoirs exécutif, législatif et judiciaire), ainsi que les pouvoirs publics et autres instances publiques à quelque échelon que ce soit − national, régional ou local −, sont à même d’engager la responsabilité de l’Etat partie. Le pouvoir exécutif, qui généralement représente l’Etat partie à l’échelon international, y compris devant le Comité, ne peut arguer du fait qu’un acte incompatible avec les dispositions du Pacte a été exécuté par une autre autorité de l’Etat pour tenter d’exonérer l’Etat partie de la responsabilité de cet acte et de l’incompatibilité qui en résulte. Cette interprétation découle directement du principe énoncé à l’article 27 de la Convention de Vienne sur le droit des traités, aux termes duquel un Etat partie ‘ne peut invoquer les dispositions de son droit interne comme justifiant la non-exécution d’un traité’ (...) »

F. Le Pacte international relatif aux droits civils et politiques

79. L’article 7 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques (« le Pacte »), auquel la Fédération de Russie est partie, dispose :

« Nul ne sera soumis à la torture ni à des peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants. En particulier, il est interdit de soumettre une personne sans son libre consentement à une expérience médicale ou scientifique. »

80. Au cours de sa réunion du 3 avril 2003, le Comité des droits de l’homme, créé en application de l’article 28 du Pacte, a dit ceci à l’issue de son examen de la communication no 886/1999, présentée au nom de Natalia Schedko et Anton Bondarenko contre le Belarus :

« 10.2 Le Comité relève que l’auteur se plaint que sa famille n’a été informée ni de la date, ni de l’heure, ni du lieu de l’exécution de son fils, pas plus que du lieu exact où celui-ci a ensuite été enterré, et que cette affirmation n’a pas été contestée. Étant donné que l’Etat partie ne s’est pas inscrit en faux contre cette plainte, et n’a fourni aucune autre information pertinente sur la manière dont se déroulent les exécutions de peines capitales, il convient d’accorder le crédit voulu à l’allégation de l’auteur. Le Comité comprend l’angoisse et la pression psychologique dont l’auteur, mère d’un prisonnier condamné à mort, a souffert et souffre encore parce qu’elle ne connaît toujours pas les circonstances ayant entouré l’exécution de son fils, ni l’emplacement de sa tombe. Le Comité considère que le secret total entourant la date d’exécution et le lieu de la sépulture, ainsi que le refus de remettre la dépouille mortelle aux fins d’enterrement, ont pour effet d’intimider ou de punir les familles en les laissant délibérément dans un état d’incertitude et de souffrance psychologique. Le Comité considère que le fait que les autorités aient tout d’abord omis de notifier à l’auteur la date prévue pour l’exécution de son fils, puis aient persisté à ne pas lui indiquer l’emplacement de la tombe de son fils, constitue un traitement inhumain à l’égard de l’auteur, contraire à l’article 7 du Pacte. »

81. Au cours de sa réunion du 28 mars 2006, le Comité des droits de l’homme a dit ceci à l’issue de son examen de la communication no 1159/2003, présentée au nom de Mariam, Philippe, Auguste et Thomas Sankara contre le Burkina Faso :

« 6.2 Le Comité a noté l’argumentation de l’Etat partie sur l’irrecevabilité ratione temporis de la communication. Ayant également pris note des arguments des auteurs, le Comité a estimé qu’il convenait de distinguer, d’un côté, la plainte ayant trait à M. Thomas Sankara, et de l’autre, celle concernant Mme Sankara et ses enfants. Le Comité a estimé que le décès de Thomas Sankara, qui aurait pu constituer des violations de plusieurs articles du Pacte, était survenu le 15 octobre 1987, et donc avant l’entrée en vigueur du Pacte et du Protocole facultatif pour le Burkina Faso. Cette partie de la communication était donc irrecevable ratione temporis. L’acte de décès de Thomas Sankara, du 17 janvier 1988, établissant une mort naturelle contrairement aux faits, de notoriété publique, et tel qu’attesté par l’Etat partie (...) et sa non-rectification par les autorités depuis lors, devait être appréhendé au regard de ses effets continus à l’endroit de Mme Sankara et de ses enfants.

(...)

12.2 En ce qui concerne une violation de l’article 7, le Comité comprend l’angoisse et la pression psychologique dont Mme Sankara et ses fils, famille d’un homme tué dans des circonstances contestées, ont souffert et souffrent encore parce qu’ils ne connaissent toujours pas les circonstances ayant entouré le décès de Thomas Sankara, ni le lieu précis où sa dépouille a été officiellement enterrée. La famille de Thomas Sankara a le droit de connaître les circonstances de sa mort, et le Comité rappelle que toute plainte contre des actes prohibés par l’article 7 du Pacte doit faire l’objet d’enquêtes rapides et impartiales des autorités compétentes. De plus, le Comité note, comme il l’a fait lors de ses délibérations sur la recevabilité, la non-rectification de l’acte de décès de Thomas Sankara du 17 janvier 1988, établissant une mort naturelle contrairement aux faits, de notoriété publique, et tel qu’attestés par l’Etat partie. Le Comité considère que le refus de mener une enquête sur la mort de Thomas Sankara, la non-reconnaissance officielle du lieu de sa dépouille, et la non-rectification de l’acte de décès constituent un traitement inhumain à l’égard de Mme Sankara et ses fils, contraire à l’article 7 du Pacte. »

III. ÉLÉMENTS PERTINENTS DE DROIT INTERNE

A. Le code de procédure pénale (loi no 174-FZ du 18 décembre 2001)

82. L’article 24 de ce code énonce les motifs de clôture d’une procédure pénale. Son paragraphe 1 4) précise que la clôture doit être prononcée, en particulier, en cas de décès du suspect ou de l’accusé.

83. L’article 42 définit une « victime » par toute personne à qui une infraction a causé un préjudice physique, matériel ou moral. C’est l’examinateur, l’enquêteur, le procureur ou le juge qui reconnaît à un individu la qualité de « victime ».

B. La loi sur le rétablissement (loi no 1761-I du 18 octobre 1991)

84. D’après son préambule, la loi sur le rétablissement a pour but de rétablir toutes les personnes victimes de répression politique sur le territoire de la Fédération de Russie après le 7 novembre 1917 et de restaurer leurs droits civiques. La répression politique y est définie comme toute mesure de contrainte, y compris la suppression de la vie, imposée par l’Etat pour des motifs politiques (article 1). L’article 3 énonce les catégories de personnes susceptibles de rétablissement, tandis que l’article 4 énumère les infractions pénales (par exemple haute trahison, espionnage, violences à l’encontre de prisonniers de guerre, meurtres, vol, crimes de guerre, crimes contre l’humanité) excluant tout rétablissement.

C. La classification des informations

85. L’article 7 de la loi sur le secret d’Etat (loi no 5485-I du 21 juillet 1993) dresse une liste des informations ne pouvant être frappées du secret d’Etat ni classifiées. Dans cette liste figurent en particulier toute information relative à une violation des droits et libertés de l’homme et du citoyen ou à un acte illégal des autorités ou fonctionnaires de l’Etat.

86. Le 2 août 1997, le Gouvernement a pris le règlement (no 973) relatif à la préparation de la communication d’informations classées secret d’Etat aux Etats étrangers et aux organisations internationales. Ce texte dispose qu’il peut communiquer des informations de ce type sur la base d’un rapport établi par la Commission interadministrations (§ 3). La partie destinataire doit s’engager à protéger les informations classifiées au moyen d’un traité international prévoyant notamment la procédure de communication des informations, une clause de confidentialité et une procédure de règlement des différends (§ 4).

D. Le code pénal (loi no 63-FZ du 13 juin 1996)

87. Le chapitre 34 de ce code énumère les crimes contre la paix et la sécurité de l’humanité. L’article 356 réprime en particulier le « traitement cruel de prisonniers de guerre ou de civils », une infraction punissable d’une peine pouvant aller jusqu’à 20 ans d’emprisonnement.

88. L’article 78 § 5 prévoit l’imprescriptibilité des infractions définies aux articles 353 (guerre), 356 (moyens de guerre prohibés), 357 (génocide) et 358 (écocide) du code².

EN DROIT

I. SUR LES CONSÉQUENCES JURIDIQUES DU DÉCÈS DU REQUÉRANT M. KRZYSZTOF JAN MALEWICZ

89. A la suite du décès du requérant M. Krzysztof Jan Malewicz le 7 juillet 2011, son fils, M. Piotr Malewicz, a fait part à la Cour de sa volonté de poursuivre à la place de son père les griefs soulevés par ce dernier.

90. La Cour rappelle que, dans diverses affaires où le requérant était décédé au cours de la procédure, elle a pris en compte les déclarations de ses ayants droits ou des membres proches de sa famille qui avaient dit vouloir poursuivre l’instance dont elle était saisie (Karner c. Autriche, no 40016/98, § 39, CEDH 2003‑IX, et Dalban c. Roumanie [GC], no 28114/95, § 39, CEDH 1999‑VI). Elle accepte donc que M. Piotr Malewicz, né en 1975 et habitant à Wroclaw (Pologne) poursuive la requête pour autant qu’elle a été introduite par son père décédé.

II. SUR L’OBSERVATION DE L’ARTICLE 38 DE LA CONVENTION

91. Le Gouvernement ayant constamment refusé de produire copie de la décision du 21 septembre 2004 portant clôture de l’enquête sur le massacre de Katyn (paragraphes 42 et 43 ci-dessus), dont la Cour avait sollicité la communication, celle-ci juge opportun d’entamer son examen en recherchant s’il a respecté l’obligation procédurale découlant de l’article 38 de la Convention de fournir toutes facilités nécessaires aux fins de l’établissement des faits par la Cour. Le respect de cette obligation est une condition sine qua non à la conduite effective de la procédure devant la Cour et il faut s’en assurer indépendamment des constats qui pourront être opérés au cours de la procédure et de l’issue finale de celle-ci.

92. L’article 38 est ainsi libellé :

« La Cour examine l’affaire de façon contradictoire avec les représentants des parties et, s’il y a lieu, procède à une enquête pour la conduite efficace de laquelle les Hautes Parties contractantes intéressées fourniront toutes facilités nécessaires. »

A. Thèses des parties

1. Le gouvernement russe

93. Le Gouvernement soutient que son refus de communiquer copie de la décision du 21 septembre 2004 se fonde sur des règles de droit national et de droit international. En vertu de la loi sur le secret d’Etat, du règlement gouvernemental no 1003 du 22 août 1998 relatif à la procédure d’accès aux secrets d’Etat par les binationaux, les apatrides, les étrangers, les émigrés et les émigrés de retour, et du règlement gouvernemental no 973 (cité au paragraphe 86 ci-dessus), le transfert d’informations classifiées à un Etat étranger ou à une organisation internationale ne pourrait être décidé que par le Gouvernement sur la base d’un rapport rédigé par la Commission interadministrations et conformément à une procédure fixée par traité international. En l’espèce il n’y aurait eu aucun rapport de la Commission interadministrations, aucune décision du Gouvernement ni aucun traité international. Pour ce qui est de ses obligations internationales, le Gouvernement se réfère à la Convention européenne d’entraide judiciaire en matière pénale, qui prévoit que l’entraide peut être refusée « si la partie requise estime que l’exécution de la demande est de nature à porter atteinte à la souveraineté, à la sécurité, à l’ordre public ou à d’autres intérêts essentiels de son pays » (article 2 b). L’article 17 de l’accord bilatéral russo‑polonais sur l’entraide judiciaire et les relations juridiques en matière civile et pénale renfermerait une disposition similaire. Le Gouvernement estime que l’article 38 de la Convention ne lui interdit pas de retenir des informations susceptible de nuire à la sécurité de l’Etat.

94. Le Gouvernement soutient que la décision du 21 septembre 2004 n’est pas un document crucial en l’espèce parce qu’il ne fait pas mention des noms des requérants, qu’il ne touche pas leurs droits et qu’il ne contient aucune information sur le sort de leurs proches ni sur l’endroit où ils ont été enterrés. Il n’aurait donc pas été nécessaire de communiquer cette pièce. Il affirme en outre que « de nombreux Etats [gardent] encore secrets certains documents se rapportant aux événements de la Seconde guerre mondiale, malgré les demandes tendant à leur divulgation » et plaide que les informations relatives au renseignement, au contre-espionnage et aux activités opérationnelles et de recherche constituent un secret d’Etat au sens de la loi régissant celui-ci. Il estime s’être acquitté de ses obligations découlant de l’article 38 en communiquant à la Cour les éléments nécessaires, notamment les décisions des tribunaux internes et certaines informations d’accès restreint sur la teneur de la décision du 21 septembre 2004. De plus, les avocats russes des requérants auraient eu accès aux pièces du dossier, notamment à ladite décision.

2. Les requérants

95. Les requérants soulignent d’emblée que la communication de copie de la décision du 21 septembre 2004 est essentielle pour que la Cour puisse se prononcer sur l’effectivité de l’enquête conduite par la Russie sur le massacre de Katyn. Selon eux, des considérations tenant à la sécurité de l’Etat ne sauraient exempter le Gouvernement de l’obligation que lui fait l’article 38 de la Convention de transmettre copie de ce document. De plus, le Gouvernement n’aurait pas explicité les impératifs de sécurité qu’il invoque : il n’aurait pas prié la Cour de restreindre l’accès à ce document ni supprimé les passages potentiellement sensibles et l’accès aux pièces n’aurait pas été limité aux plus hauts fonctionnaires de l’Etat étant donné que les avocats russes des requérants pouvaient prendre connaissance du contenu de la décision. Surtout, le Gouvernement n’aurait pas expliqué pour quels motifs la classification s’imposait. La décision en question concerne une atrocité commise par un régime totalitaire dont les principes bafouaient les valeurs de la Convention et classer et garder secret ce document ne pourrait servir à protéger les intérêts sécuritaires essentiels d’un Etat membre du Conseil de l’Europe et partie à la Convention. Par ailleurs, la liste dressée par l’article 7 de la loi russe sur le secret d’Etat énumérerait les informations ne pouvant être déclarées secrètes ni classifiées et parmi celles-ci figureraient celles relatives aux violations des droits et libertés et aux actes illégaux des autorités ou fonctionnaires de l’Etat.

96. Les requérants s’appuient également sur le principe de droit international coutumier établi de longue date interdisant d’invoquer toute règle de droit interne, fût-elle de valeur constitutionnelle, pour ne pas respecter le droit international (est citée ici la jurisprudence de la Cour permanente de Justice internationale et de la Cour internationale de Justice (« la CIJ »)). Ce principe aurait été codifié à l’article 27 de la Convention de Vienne en tant que prolongement du principe général pacta sunt servanda et aurait été fréquemment appliqué par les tribunaux et organes quasi-judiciaires internationaux, notamment le Comité des droits de l’homme, le Tribunal pénal pour l’ex-Yougoslavie (« le TPIY »), la Cour interaméricaine des droits de l’homme (« la CIADH »), la Commission africaine des droits de l’homme et des peuples et les juridictions arbitrales. Les tribunaux internationaux confrontés à la réticence d’un Etat partie, pour des raisons de confidentialité, à communiquer les pièces demandées auraient tenu audience à huis clos (Godínez Cruz v. Honduras, CIADH, arrêt du 20 janvier 1989, et Ballo v. UNESCO, Tribunal administratif de l’OIT, jugement no 191, 15 mai 1972). Certes, dans l’affaire du Détroit de Corfou, la CIJ n’aurait tiré aucune conséquence négative du refus par le Royaume-Uni de communiquer les pièces qui, selon lui, relevaient du secret naval (arrêt du 9 avril 1949). Cependant, dans l’affaire Le procureur c. Tihomir Blaškić, le TPIY aurait rejeté l’invocation par le Gouvernement croate de l’arrêt Détroit de Corfou pour justifier son refus de produire certains documents et éléments de nature militaire, ayant jugé en particulier qu’un droit absolu pour l’Etat de retenir, pour des raisons de sécurité, des pièces nécessaires à la procédure pourrait compromettre la fonction même du tribunal (jugement du 29 octobre 1997). Il aurait ajouté que les impératifs de sécurité valables avancés par l’Etat peuvent être satisfaits au moyen d’aménagements procéduraux, notamment une audience à huis clos ainsi que des procédures spéciales de communication et de consignation de documents sensibles. Dans l’affaire Le procureur c. Dario Kordić et Mario Čerkez, il aurait jugé en outre que la pertinence des pièces sollicitées aux fins de la procédure est une question relevant de son appréciation souveraine et ne saurait être contestée par l’Etat (décision du 9 septembre 1999). Les requérants estiment que le ratio decidendi dans ces affaires est applicable mutatis mutandis à la présente affaire.

3. Le gouvernement polonais

97. Le gouvernement polonais souligne qu’il n’y a pas violation de l’obligation faite par l’article 38 de la Convention de communiquer des documents si le refus de les fournir est justifié par des motifs convaincants. Le gouvernement russe n’aurait cependant pas avancé la moindre justification à la classification d’une partie des éléments de preuve recueillis au cours de l’enquête et de la décision du 21 septembre 2004 portant clôture de l’enquête. La procédure en question n’aurait aucun lien avec les tâches ou opérations en cours de services spéciaux ou de la police. Quand bien même une partie de ces éléments auraient été classifiés par l’ancien régime, nul ne pourrait supposer qu’il existe un intérêt général continu et réel au maintien de ces restrictions. Les autorités russes auraient reconnu le caractère historique de ces événements survenus en 1940 et il n’y aurait aujourd’hui aucun intérêt à garder secrets des matériaux se rapportant à ces faits remontant à soixante et onze ans. De plus, l’intérêt général invoqué pour mettre un voile sur les circonstances d’un crime perpétré par un régime totalitaire dans le passé aurait été jugé supérieur à l’intérêt continu et réel d’ordre privé des requérants, qui voulaient connaître le sort des membres les plus proches de leurs familles. Le gouvernement polonais invite par ailleurs la Cour à tenir compte des circonstances du déroulement de l’enquête sur le massacre de Katyn.

98. Le gouvernement polonais estime contraire à l’article 27 de la Convention de Vienne de refuser de produire copie de la décision en question. De surcroît, l’obligation de prendre toute mesure nécessaire afin d’obtempérer à la demande de communication de certains documents formulée par la Cour découlerait non seulement du droit international mais aussi de l’article 15 § 4 de la Constitution russe de 1993, qui proclamerait la primauté du droit international sur toute règle de droit interne. L’article 38 donnerait toute compétence à la Cour pour solliciter auprès des Etats parties la production de toute pièce tangible (subpoenae duces tecum) ou la convocation de tout témoin, ce afin d’obtenir des renseignements. Il aurait été d’autant plus impérieux de respecter l’obligation de coopérer que la Cour avait indiqué au préalable les modalités acceptables permettant d’empêcher la divulgation de secrets d’Etat.

B. Appréciation de la Cour

1. Principes généraux

99. La Cour rappelle qu’il est de la plus haute importance, pour un fonctionnement efficace du système de recours individuel instauré par l’article 34, que les Etats fournissent toutes facilités nécessaires pour permettre un examen sérieux et effectif des requêtes (Tanrıkulu c. Turquie [GC], no 23763/94, § 70, CEDH 1999‑IV, et Velikova c. Bulgarie, no 41488/98, § 77, CEDH 2000‑VI). Cette obligation impose aux Etats contractants de fournir toutes facilités nécessaires à la Cour, que celle-ci cherche à établir les faits ou à accomplir ses fonctions d’ordre général tenant à l’examen des requêtes. Le fait que, sans donner de justification satisfaisante, un gouvernement s’abstienne de fournir les informations en sa possession peut permettre de tirer des conclusions quant au bien-fondé des allégations des requérants mais aussi avoir des conséquences négatives sur la question du degré de respect par l’Etat défendeur de ses obligations découlant de l’article 38 de la Convention (Medova c. Russie, no 25385/04, § 76, 15 janvier 2009, et Timurtaş c. Turquie, no 23531/94, §§ 66 et 70 CEDH 2000‑VI).

100. L’obligation de fournir les éléments de preuve sollicités par la Cour s’impose au gouvernement défendeur aussitôt qu’il en est fait la demande, que ce soit dès la communication initiale de la requête au gouvernement ou à un stade ultérieur de la procédure (Enoukidze et Guirgvliani c. Géorgie, no 25091/07, § 295, 26 avril 2011, et Bekirski c. Bulgarie, no 71420/01, §§ 111-113, 2 septembre 2010). La production dans son intégralité de la pièce sollicitée, si la Cour en fait la demande, est impérative et l’absence de tout élément devra être dûment justifiée (Enoukidze et Guirgvliani, précité, §§ 299-300, et Davydov et autres c. Ukraine, nos 17674/02 et 39081/02, §§ 167 et suiv., 1er juillet 2010). De plus, les documents doivent être produits dans les meilleurs délais et, en tout état de cause, en respectant l’échéance fixée par la Cour, un retard substantiel et inexpliqué pouvant conduire celle-ci à juger non convaincantes les explications de l’Etat défendeur (Enoukidze et Guirgvliani, précité, §§ 297 et 301).

101. La Cour a conclu au non-respect par le gouvernement défendeur des exigences de l’article 38 lorsqu’il n’avait fourni aucune explication à son refus de produire les documents sollicités (voir, par exemple, Bekirski, précité, § 115, et Tigran Ayrapetyan c. Russie, no 75472/01, § 64, 16 septembre 2010) ou communiqué une copie incomplète ou altérée, tout en refusant de produire l’original de manière à ce qu’elle puisse l’inspecter (Troubnikov c. Russie, no 49790/99, §§ 50-57, 5 juillet 2005). Lorsque le gouvernement défendeur a invoqué la confidentialité ou des impératifs de sécurité pour motiver son refus de produire les pièces sollicitées, elle a vérifié de manière indépendante s’il existait réellement ou non des raisons légitimes et solides de considérer les documents en question comme secrets ou confidentiels. Ainsi, dans de nombreuses affaires ayant pour objet principal des disparitions en République tchétchène, le gouvernement russe avait opposé la disposition du code de procédure pénale qui, selon lui, faisait obstacle à la publication des pièces du dossier d’une enquête en cours. La Cour a toutefois souligné qu’il devait s’agir d’une mauvaise interprétation de cette disposition car, au lieu de renfermer une interdiction absolue, celle-ci fixait la procédure et les limites de la publication des éléments de ce type. Elle a également noté que, dans bien d’autres affaires comparables, le Gouvernement avait communiqué les documents sollicités sans mentionner cette disposition ou accepté de produire les pièces d’un dossier d’enquête alors même qu’il l’avait invoquée auparavant (voir, par exemple, Sasita Israilova et autres c. Russie, no 35079/04, § 145, 28 octobre 2010, et Mousikhanova et autres c. Russie, no 27243/03, § 107, 4 décembre 2008).

102. Pour ce qui est de la classification « secret », la Cour n’a pas jugé convaincante l’explication du Gouvernement que les règles régissant la procédure de contrôle de la correspondance des détenus devaient s’analyser en un secret d’Etat (Davydov et autres, précité, § 170) ou que le droit interne ne prévoyait aucune procédure de communication à une organisation internationale des informations classées secret d’Etat (Nolan et K. c. Russie, no 2512/04, § 56, 12 février 2009). Elle a souligné que, s’il avait existé des impératifs légitimes de sécurité nationale, le Gouvernement aurait dû effacer les passages sensibles ou produire un résumé des éléments de fait pertinents (ibidem). Enfin, lorsqu’elle examine la nature d’informations classifiées, elle vérifie si le document est connu d’une quelconque personne étrangère au renseignement et aux hautes sphères de l’Etat. Elle a jeté le doute sur la sensibilité d’une information dès lors qu’il était devenu apparent que des profanes, comme l’avocat d’une partie à un procès civil, pouvaient prendre connaissance du contenu du document en question (ibidem).

2. Application en l’espèce des principes susmentionnés

103. Le 10 octobre 2008 et le 27 novembre 2009, la Cour a communiqué au Gouvernement les requêtes nos 55508/07 et 29520/09, respectivement, lui a posé un certain nombre de questions et l’a prié de produire copie de la décision du 21 septembre 2004 portant clôture de la procédure d’enquête sur Katyn. Opposant le secret frappant cette décision en droit interne, il a refusé de la communiquer. Faisant suite à sa décision du 5 juillet 2011 joignant les requêtes et déclarant celles-ci partiellement recevables, la Cour a dit aux parties qu’elles avaient jusqu’au 15 septembre 2011 pour produire toute pièce supplémentaire qu’elles souhaitaient porter à son attention et soulever toute question sur le respect par le Gouvernement des obligations incombant à celui-ci en vertu de l’article 38 de la Convention. Le Gouvernement ne s’est pas prévalu de ce délai supplémentaire pour communiquer copie de la décision sollicitée.

104. Pour ce qui est de l’argument tiré par le Gouvernement de ce que la décision sollicitée ne serait pas un document crucial en l’espèce et de ce que sa communication ne serait pas nécessaire à la procédure conduite devant elle, la Cour rappelle que, maîtresse de sa propre procédure et de son propre règlement, elle régit en toute liberté la conduite de ladite procédure, pour ce qui est d’apprécier l’admissibilité et la pertinence des éléments du dossier ainsi que leur valeur probante. En particulier, elle seule peut décider si et dans quelle mesure la participation de tel ou tel témoin serait utile à l’établissement des faits et quels moyens de preuve les parties devraient produire de manière à examiner le dossier comme il se doit. Les parties sont tenues de se conformer à ces demandes et instructions en matière de preuve et de lui faire part dans les meilleurs délais de tout obstacle empêchant de s’y conformer et, si elles ne le font pas, de donner une explication raisonnable ou convaincante (Davydov et autres, précité, § 174 ; Nevmerjitski c. Ukraine, no 54825/00, § 77, CEDH 2005‑II, et Irlande c. Royaume-Uni, 18 janvier 1978, § 210, série A no 25). A la lumière de ces considérations, la Cour souligne qu’elle apprécie souverainement quel élément de preuve lui est nécessaire à l’examen d’une affaire et elle juge donc infondé l’argument tiré par le Gouvernement de ce que la décision sollicitée n’aurait aucune importance dans le cadre de la procédure conduite devant elle.

105. Le Gouvernement invoque la classification au niveau interne de la décision du 21 septembre 2004 comme seconde justification à son refus de la produire devant la Cour. Selon lui, en l’absence d’un rapport de la Commission interadministrations, d’une décision à cet effet et d’un traité international fixant la procédure et les garanties de confidentialité de documents de ce type, les lois et règlements nationaux l’empêchent de communiquer des documents classifiés à des organisations internationales.

106. La Cour rappelle que la Convention est un traité international qui, conformément au principe pacta sunt servanda codifié à l’article 26 de la Convention de Vienne, s’impose aux Parties contractantes et doit donc être exécuté de bonne foi par celles-ci. En vertu de l’article 27 de la Convention de Vienne, nulle disposition de droit interne ne peut être invoquée comme justifiant la non-exécution d’un traité par la Partie contractante. Pour ce qui est de l’obligation découlant du libellé de l’article 38 de la Convention, cette règle a pour conséquence que le gouvernement défendeur ne peut opposer aucun obstacle de droit interne pour justifier un refus de fournir toutes facilités nécessaires à l’examen de l’affaire par la Cour. Le Gouvernement ayant évoqué l’absence d’un rapport de la Commission interadministrations, la Cour, à l’instar du Comité des droits de l’homme dans son Observation générale no 31, considère que le pouvoir exécutif, qui généralement représente l’Etat partie à l’échelon international, ne peut arguer du fait qu’un acte incompatible avec les dispositions du Pacte a été exécuté par une autre autorité de l’Etat pour tenter d’exonérer l’Etat de la responsabilité de cet acte et de l’incompatibilité qui en résulte (paragraphe 78 ci-dessus).

107. Il y a lieu de rappeler à cet égard la position constante de la Cour, qui est que les Etats contractants répondent au regard de la Convention des actes de leurs organes car, dans toutes les affaires devant la Cour, c’est la responsabilité internationale de l’Etat qui se trouve en jeu (Loukanov c. Bulgarie, 20 mars 1997, § 40, Recueil des arrêts et décisions 1997‑II). Comme la Cour l’a déjà jugé dans une affaire similaire concernant la Russie, la seule mention d’une lacune structurelle du droit interne rendant impossible la communication aux organisations internationales de documents sensibles n’est pas une explication suffisant à justifier la rétention des informations sollicitées par la Cour (Nolan et K., précité § 56). Le Gouvernement n’était donc pas en droit d’invoquer les dispositions de son propre droit interne pour justifier son refus d’obtempérer à la demande de la Cour tendant à la production de preuves documentaires.

108. Enfin, il y a lieu de noter qu’à aucun stade de la procédure le Gouvernement n’a explicité la nature exacte des impératifs de sécurité qui auraient imposé la classification de la décision du 21 septembre 2004 et que même l’identité de l’auteur exact de cette classification est loin d’être évidente (voir l’exposé aux paragraphes 59 à 63 ci-dessus de la procédure de déclassification conduite au niveau interne). La Cour, quant à elle, n’est pas en mesure de déceler le moindre impératif légitime de sécurité qui aurait pu justifier la soustraction aux yeux du public des informations contenues dans la décision en cause. Elle constate que cette décision concluait une enquête sur un massacre de prisonniers désarmés, un crime de guerre commis par les autorités soviétiques il y a plus de soixante-dix ans, qualifié par le parlement russe, dans sa déclaration du 26 novembre 2010, d’« atrocité », de « terrible tragédie » et d’« acte arbitraire perpétré par l’Etat totalitaire ». La décision se rapportait donc à un événement historique, dont la plupart des protagonistes étaient déjà morts, et elle ne pouvait dès lors avoir une incidence sur des opérations ou activités de surveillance actuellement conduites par la police.

109. La Cour n’est pas convaincue qu’une enquête publique transparente sur les crimes perpétrés par l’ancien régime totalitaire eût pu compromettre les impératifs de sécurité nationale de la Fédération de Russie démocratique d’aujourd’hui, d’autant plus que la responsabilité des autorités soviétiques pour ce crime avait déjà été reconnue dans les plus hautes sphères politiques. De plus, la décision portant classification des documents en question apparaît contraire aux exigences du droit russe, l’article 7 de la loi sur le secret d’Etat excluant expressément la classification de toute information relative à une violation des droits de l’homme par des agents de l’Etat. En somme, la Cour ne constate pas non plus l’existence d’un motif de fond qui aurait permis de justifier le refus par le Gouvernement de produire copie de la décision sollicitée.

110. A supposer même que le Gouvernement ait pu légitimement invoquer des impératifs de sécurité pour garder secret le texte de la décision sollicitée, ceux-ci auraient pu être satisfaits au moyen d’aménagements procéduraux adéquats, par exemple un accès restreint au document en question en vertu de l’article 33 du règlement et, en dernier ressort, la tenue d’une audience à huis clos. Bien que parfaitement au fait de ces possibilités, le Gouvernement a préféré ne pas s’en prévaloir et ne pas demander à la Cour de les appliquer, ce qui est un autre signe de sa réticence à se conformer à la demande de la Cour au titre de l’article 38 de la Convention.

111. La Cour en conclut que, faute pour lui d’avoir produit copie du document sollicité, le Gouvernement a manqué aux obligations que l’article 38 de la Convention fait peser sur lui.

III. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 2 DE LA CONVENTION

112. Les requérants soutiennent que le Gouvernement a manqué à son obligation découlant du volet procédural de l’article 2 de la Convention, qui lui imposait de conduire une enquête adéquate et effective sur le décès de leurs proches. L’article 2 est ainsi libellé :

« 1. Le droit de toute personne à la vie est protégé par la loi. La mort ne peut être infligée à quiconque intentionnellement, sauf en exécution d’une sentence capitale prononcée par un tribunal au cas où le délit est puni de cette peine par la loi.

2. La mort n’est pas considérée comme infligée en violation de cet article dans les cas où elle résulterait d’un recours à la force rendu absolument nécessaire :

a) pour assurer la défense de toute personne contre la violence illégale ;

b) pour effectuer une arrestation régulière ou pour empêcher l’évasion d’une personne régulièrement détenue ;

c) pour réprimer, conformément à la loi, une émeute ou une insurrection. »

A. Thèses des parties

1. Le gouvernement russe

113. Le Gouvernement estime que, en droit, une distinction s’impose entre les deux cas suivants : une violation de la Convention intervenue au cours de la période échappant à la compétence ratione temporis de la Cour et une violation de la Convention qui « juridiquement n’a aucune existence » parce que, à l’époque des faits, la Convention n’existait pas. Dans les affaires antérieurement examinées par la Cour, les faits générateurs de l’obligation d’enquêter auraient été postérieurs à la conclusion de la Convention. Or, en l’espèce, la violation alléguée de l’article 2 sous son volet matériel non seulement échapperait à la compétence temporelle de la Cour mais aussi n’aurait aucune existence de jure étant donné que la tragédie de Katyn aurait précédé de dix ans l’adoption de la Convention, le 4 novembre 1950, et de cinquante-huit ans sa ratification par la Russie, le 5 mai 1998. Le Gouvernement y voit un obstacle à l’examen par la Cour de la question du respect par la Russie de ses obligations procédurales. S’appuyant sur les constats de la Cour dans les affaires Moldovan et Blečić (Moldovan et autres c. Roumanie (no 2), nos 41138/98 et 64320/01, CEDH 2005‑VII, et Blečić c. Croatie [GC], no 59532/00, CEDH 2006‑III), il souligne que la Convention ne donnait pas obligation à la Russie d’enquêter sur les événements de Katyn au motif que ceux-ci échappent à la compétence temporelle de la Cour.

114. Le Gouvernement soutient en outre que la présente affaire n’est pas comparable aux affaires Šilih c. Slovénie [GC] (no 71463/01, 9 avril 2009), et Varnava et autres c. Turquie [GC] (nos 16064/90, 16065/90, 16066/90, 16068/90, 16069/90, 16070/90, 16071/90, 16072/90 et 16073/90, CEDH 2009). Ainsi, dans l’affaire Šilih, un nombre important de démarches procédurales auraient été entreprises postérieurement à l’entrée en vigueur de la Convention à l’égard de la Slovénie (§§ 163 et 165), tandis que les mesures d’enquêtes les plus importantes dans le dossier no 159 auraient été adoptées entre 1990 et 1995, soit antérieurement à la ratification de la Convention par la Russie. De plus, dans l’affaire Šilih, le décès du fils des requérants aurait été survenu seulement une année avant la ratification de la Convention par la Slovénie et les procédures pénale et civile auraient été ouvertes après la date de ratification, tandis que « les événements de Katyn » auraient précédé de cinquante-huit ans la date de la ratification de la Convention par la Russie et que l’enquête sur ces faits aurait été ouverte en 1990, soit huit ans avant ladite date. Le Gouvernement souligne que, dans l’affaire Varnava, les disparitions alléguées étaient elles aussi postérieures à l’adoption de la Convention et avaient donc une existence juridique, condition indispensable au constat par la Cour de sa compétence temporelle pour connaître de l’enquête en question. Cet élément distinguerait la situation dans l’affaire Varnava de la situation en l’espèce, laquelle se rapporterait à des faits survenus en 1940. Le Gouvernement ajoute que les requérants dans la présente affaire auraient dû, par le biais des comptes rendus médiatiques, être au fait des investigations en cours depuis 1990, mais que c’est seulement en 1998 qu’ils ont formellement demandé aux autorités russes d’enquêter sur « la disparition ou le décès » de leurs proches.

115. Le Gouvernement soutient que les autorités russes n’ont pas réellement enquêté sur les « circonstances du décès des proches des requérants » puisque le dossier pénal no 159 avait été ouvert en rapport avec les charniers de ressortissants polonais inconnus découverts près de Kharkov. L’enquête aurait établi que certains responsables du NKVD de l’URSS avaient outrepassé leurs attributions officielles et que la « troïka » avait pris à l’égard de certains prisonniers de guerre des décisions hors de tout cadre judiciaire. Cependant, les archives ayant été détruites, elle n’aurait pas permis de déterminer dans quelles circonstances lesdits ressortissants avaient été faits prisonniers et détenus dans les camps du NKVD, quels chefs d’accusation avaient été retenus contre eux, si leur culpabilité avait été prouvée ni qui avait procédé aux exécutions. Les suspects dans ce dossier seraient décédés avant l’ouverture de la procédure et, quand bien même ils auraient été vivants en 2004, ils auraient été exonérés de toute responsabilité pénale. Le Gouvernement ajoute que, la participation des suspects à l’instance étant impossible, celle-ci n’aurait pas pu revêtir de caractère contradictoire et qu’il eût été contraire à l’exigence d’équité d’engager des poursuites contre eux.

116. Par ailleurs, l’ouverture du dossier no 159 aurait été illégale parce que la décision du 22 mars 1990 ne renvoyait à aucune disposition précise du code de procédure pénale ukrainien et que le délai maximal de prescription – dix ans en vertu du code pénal de 1926 de la RSFSR[2] applicable au moment des faits – avait déjà expiré. Aucune juridiction nationale ou internationale n’aurait reconnu que les « événements de Katyn » entrent dans la catégorie des crimes imprescriptibles. Le code pénal de 1926 de la RSFSR ne définirait nulle part les crimes de guerre et l’article 22 § 2 du Statut de Rome interdirait toute extension par analogie de la définition d’une infraction pénale. Dès lors, ni l’article 78 § 5 du code pénal relatif aux crimes imprescriptibles ni la Convention du 26 novembre 1968 sur l’imprescriptibilité des crimes de guerre et des crimes contre l’humanité n’auraient été applicables. Dans ces conditions, les autorités russes n’auraient été astreintes à aucune obligation juridique, qu’elle soit de droit national ou de droit international, de mener une enquête sur l’affaire no 159.

2. Les requérants

117. Les requérants reconnaissent que le massacre de Katyn commis en 1940 est un acte échappant au champ d’application temporel de la Convention et que la Cour n’a pas compétence ratione temporis pour en connaître sur le fond. Cependant, selon eux, la Cour est compétente pour examiner la question du respect par la Russie du droit des requérants à une enquête effective en vertu du volet procédural de l’article 2.

118. Les requérants rejettent la qualification juridique d’abus de pouvoir par des responsables soviétiques donnée au massacre de Katyn, une infraction prescrite au bout de trois ans. Ils estiment que les soldats polonais capturés par l’Armée rouge avaient droit à toute la protection, notamment contre les actes de violence et de cruauté, garantie aux prisonniers de guerre par la quatrième convention de La Haye de 1907 et par la Convention de Genève de 1929 (citées aux paragraphes 72 et 73 ci-dessus). Le meurtre de prisonniers de guerre polonais en 1940 aurait été un acte illicite contraire aux articles 4, 23 c) et 50 de la quatrième convention de La Haye et des articles 2, 46, 61 et 63 de la Convention de Genève. Certes, l’URSS n’aurait été partie ni à l’une ni à l’autre de ces conventions mais elle n’en aurait pas moins eu l’obligation de respecter les principes du droit international coutumier s’imposant à tous, que ces deux traités n’auraient fait que codifier. La reconnaissance par l’URSS du caractère contraignant de cette obligation ressortirait clairement du fait que, au procès de Nuremberg, le procureur soviétique avait tenté d’imputer aux responsables nazis le meurtre de prisonniers de guerre polonais. L’extermination de prisonniers de guerre polonais serait constitutive d’un crime de guerre au sens de l’article 6 b) de la Charte de Nuremberg et l’exécution de civils d’un crime contre l’humanité tel que défini à l’article 6 c) de cette même Charte. La communauté internationale considérerait et traiterait l’exécution de prisonniers de guerre comme un crime de guerre, ce que montrerait de manière convaincante la jurisprudence abondante tirée des procès de criminels de guerre tenus pendant l’après-guerre. Le massacre de Katyn aurait également été qualifié de « crime de guerre ayant la nature d’un génocide » dans la résolution adoptée le 23 septembre 2009 par le parlement polonais et dans la déclaration adoptée le 10 mai 2010 par la délégation de la Commission de coopération parlementaire Union européenne-Russie.

119. Les requérants estiment que la Cour a compétence pour connaître de la question du respect par la Russie de l’article 2 sous son volet procédural parce que la Russie est juridiquement l’Etat successeur de l’URSS et que l’obligation de traiter avec humanité les prisonniers de guerre et les civils et de ne pas leur ôter la vie existait de jure à l’époque du massacre de Katyn et s’imposait à l’URSS. Ils soutiennent que, si le massacre de Katyn devait être traité comme une « affaire de décès confirmé » – l’interprétation préconisée par eux en ce qu’elle serait conforme aux faits historiques établis –, l’obligation faite par l’article 2 de conduire une enquête effective sur ces événements doit s’analyser à la lumière de la « nécessité de vérifier que les garanties offertes par la Convention et les valeurs qui la sous-tendent sont protégées de manière réelle et effective » (Šilih, précité, § 163 in fine). La Cour se serait appuyée auparavant sur les « valeurs qui sous-tendent la Convention » pour conclure que certains cas d’appel à la haine, par exemple des propos qui niaient l’Holocauste ou qui faisaient l’apologie des crimes de guerre, étaient incompatibles avec les valeurs de la Convention (sont citées ici les affaires Garaudy c. France (déc.), no 65831/01, CEDH 2003‑IX, et Orban et autres c. France, no 20985/05, § 35, 15 janvier 2009). Les propos niant la réalité des crimes de droit international étant considérés comme contraires aux valeurs sous-jacentes à la Convention, il en irait de même pour les actes bafouant dans leur essence même la justice et la paix, lesquelles, comme le dit le préambule de la Convention, seraient les valeurs fondamentales de celles-ci. Les requérants en concluent que la mention au paragraphe 163 de l’arrêt Šilih sert à justifier l’obligation pesant sur l’Etat de conduire une enquête effective lorsque le décès en cause est antérieur à la ratification de la Convention par l’Etat défendeur. En pareil cas, la part respective des démarches procédurales entreprises avant ou après la « date critique » (celle de la ratification) n’aurait aucune incidence sur la question de la compétence ratione temporis de la Cour. A la fois crime de guerre et crime contre l’humanité, le massacre de ressortissants polonais devrait passer pour contraire aux fondements mêmes de la Convention. Dès lors, le respect de l’article 2 sous son volet procédural devrait être considéré comme le seul moyen réel et efficace de protéger les valeurs sous-jacentes à la Convention.

120. Par ailleurs, la Cour aurait également compétence pour connaître du grief en question étant donné qu’une bonne partie des démarches procédurales de l’enquête sur le massacre de Katyn auraient été prises postérieurement à la date de la ratification, le 5 mai 1998, la qualification donnée aux faits avant et après cette date variant profondément. Tandis qu’aux premiers stades de l’enquête, l’exécution de prisonniers polonais par les organes du NKVD n’aurait fait aucun doute – comme le montreraient clairement la lettre du 21 avril 1998 adressée par le procureur à Mme Wołk et celle du 10 février 2005 adressée à MM. Nawratil et Janowiec –, la position des autorités russes aurait changé vers la fin de l’année 2004 et les tribunaux et magistrats auraient retenu comme seule version la disparition des prisonniers polonais. Les requérants estiment que, bien qu’il soit impossible, à cause de la classification de bon nombre de pièces du dossier d’enquête sur le massacre de Katyn, de déterminer précisément quelles démarches juridiques ont été entreprises avant et après la date de ratification, l’élément à retenir est que les décisions cruciales ordonnant la clôture de l’enquête et la classification de ces pièces n’ont été prises qu’en septembre et décembre 2004, bien après la « date critique ». Ils invoquent également les affaires examinées par la Cour où les décès visés par l’enquête étaient survenus antérieurement à la date de ratification mais où l’enquête elle-même avait été conduite postérieurement (Association « 21 Décembre 1989 » et autres c. Roumanie, nos 33810/07 et 18817/08, 24 mai 2011 ; Jularić c. Croatie, no 20106/06, 20 janvier 2011 ; Lyubov Efimenko c. Ukraine, no 75726/01, 25 novembre 2010 ; Şandru et autres c. Roumanie, no 22465/03, 8 décembre 2009, et Agache et autres c. Roumanie, no 2712/02, 20 octobre 2009).

121. A titre subsidiaire, le massacre de Katyn pourrait passer pour une « affaire de disparition » même si, selon les requérants, pareille interprétation dénaturerait les faits historiques et reviendrait à endosser la position des juridictions russes. Retenir cette approche rendrait applicable la jurisprudence de la Cour dans les affaires de ce type, par exemple l’arrêt précité Varnava et autres ainsi que de bon nombre d’affaires « tchétchènes » dirigées contre la Russie et d’affaires « kurdes » dirigées contre la Turquie. Une disparition constituerait une situation continue et sa date serait donc indifférente du moment que des proches du disparu – époux, enfants, frères et sœurs, parents – peuvent être considérés comme des victimes indirectes. La violation revêtant un caractère continu, l’Etat défendeur aurait été tenu de rechercher ce qu’il était advenu des disparus et la Cour aurait compétence ratione temporis pour connaître de l’enquête sur ces disparitions.

122. Les requérants récusent l’argument du gouvernement russe tiré de ce que l’enquête sur le dossier no 159 n’aurait pas porté sur le décès de leurs proches. Le dossier aurait été ouvert en 1990 pour faire la lumière sur la disparition d’officiers polonais et la décision ordonnant cette mesure n’aurait jamais été déclarée illégale par le parquet ni par un organe judiciaire. L’enquête aurait mis au jour des communiqués archivés mentionnant le nom des proches des requérants et établi que des prisonniers polonais avaient été mis « à la disposition » des organes du NKVD. Les témoins interrogés au cours de l’enquête auraient confirmé que les prisonniers polonais avaient été fusillés et donné le nom des agents du NKVD qui les en auraient informés ou qui auraient eux-mêmes tué ces prisonniers. Aucune pièce du dossier no 159 ne permettrait de dire que l’un quelconque des proches de requérants eût pu décéder de cause naturelle ou être libéré par le NKVD. La qualification juridique à donner au massacre de Katyn n’aurait pas à reposer sur une décision préalable d’un quelconque tribunal international ou national et, s’agissant d’un crime imprescriptible en droit international, les autorités russes auraient été tenues d’ouvrir et de conduire une enquête pénale sur les circonstances l’ayant entouré. Invoquant les conclusions de la Cour dans l’arrêt Kononov (Kononov c. Lettonie [GC], no 36376/04, § 230 in fine, CEDH 2010), les requérants soutiennent que la répression au niveau interne des crimes de guerre aurait nécessité un renvoi au droit international pour ce qui est non seulement de la définition de ces crimes mais aussi de l’établissement d’un quelconque délai de prescription applicable.

123. Sur le fond, les requérants estiment que l’enquête dans l’affaire no 159 ne peut passer pour effective. Premièrement, les autorités russes auraient fourni des informations contradictoires sur le sort des proches des requérants, confirmant tout d’abord leur décès aux mains des pelotons du NKVD avant de les qualifier de personnes disparues. Deuxièmement, le parquet militaire principal aurait méconnu de nombreux éléments de preuve, notamment les constats de l’exhumation de 1943 et les listes de répartition du NKVD, et omis d’ordonner des tests génétiques pour comparer des échantillons d’ADN prélevés sur les corps enterrés et des échantillons provenant de leurs proches en vie. Troisièmement, les requérants se seraient vu refuser la qualité de victime dans le cadre de l’affaire no 159 et les autorités russes n’auraient pris aucune mesure en vue d’identifier les proches des victimes alléguées. Quatrièmement, la classification des pièces du dossier aurait barré l’accès des intéressés aux éléments concernant le sort de leurs proches. Enfin, l’enquête, qui a duré de 1990 à 2004, n’aurait pas satisfait aux exigences de transparence, de célérité et de diligence voulue.

3. Le gouvernement polonais

124. Le gouvernement polonais soutient qu’il existe un lien véritable entre le décès des proches des requérants et l’entrée en vigueur de la Convention. Premièrement, l’enquête n’aurait été ouverte qu’en 1990 parce qu’aucune mesure ne pouvait être prise auparavant pour des raisons politiques, à savoir l’intervention directe des responsables soviétiques. Deuxièmement, elle aurait été ouverte d’office à l’initiative des autorités soviétiques et poursuivie par les autorités russes six ans après la ratification. Troisièmement, de nombreuses preuves concluantes auraient établi que le massacre de Katyn est un crime de droit des gens commis à grande échelle et en masse, rendant applicable la dernière phrase du paragraphe 163 de l’arrêt Šilih. Ce massacre présenterait toutes les caractéristiques d’un crime de guerre au sens des règles de droit international coutumier, qui se dégageraient depuis au moins la fin du XIXe siècle, ainsi que des principes de Nuremberg et des instruments postérieurs.

125. Le gouvernement polonais reconnaît que la responsabilité de l’Etat en vertu de la Convention n’est pas illimitée dans le temps mais soutient qu’une obligation procédurale « s’impose à l’Etat pendant toute la période où l’on peut raisonnablement attendre des autorités qu’elles prennent des mesures pour élucider les circonstances du décès et établir les responsabilités éventuelles » (Šilih, précité, § 157, et Brecknell c. Royaume-Uni, no 32457/04, §§ 66-72, 27 novembre 2007). Il cite également un passage de l’arrêt Brecknell consacré à l’obligation incombant à l’Etat d’enquêter sur les meurtres illicites, née de nombreuses années après les faits en raison de l’intérêt public manifeste à ce que leurs auteurs soient poursuivis et condamnés, en particulier s’agissant de crimes de guerre et de crimes contre l’humanité (§ 69). Ne pas enquêter et ne pas poursuivre les meurtriers s’analyserait en un déni de justice et serait contraire à l’ordre public. L’application de sa jurisprudence relative à la « détachabilité » de l’obligation procédurale découlant de l’article 2 de la Convention devrait amener la Cour à conclure que le décès des proches des requérants est le fait d’agents de l’Etat et que l’obligation de conduire une enquête revêt un caractère autonome et n’est pas rattachée à l’atteinte initiale aux droits des proches des requérants qui s’est soldée par leur décès.

126. Pour le gouvernement polonais, l’enquête en cause n’a pas satisfait aux exigences d’effectivité et d’équité car les autorités russes n’ont pas fait usage des éléments recueillis par la partie polonaise dans le cadre de la demande d’entraide judiciaire adressée le 25 décembre 1990 par le parquet général de l’URSS. Il ressortirait clairement des observations du gouvernement russe que, entre 1995 et 2004, aucun effort n’a été déployé pour rassembler des preuves de manière indépendante. Les autorités russes n’auraient pas cherché à faire déposer les requérants résidant en Pologne ni demandé à leurs homologues polonais de le faire. Les démarches criminalistiques entreprises par elles auraient été trop peu méthodiques pour offrir une chance réelle d’établir un décompte des corps convaincant.

127. Par ailleurs, l’enquête ne pourrait passer pour effective parce que les requérants auraient été empêchés d’être associés à la procédure et que la qualité de victime en droit russe leur aurait été refusée. Alors que, dès 1998, la requérante Mme Wołk et d’autres se seraient dits intéressés par l’obtention d’informations sur la procédure, la clôture de l’affaire no 159 le 21 septembre 2004 ne leur aurait pas été formellement signifiée. Le refus d’octroi de la qualité de victime représenterait un déni de justice et aurait barré aux requérants l’accès aux pièces collectées, qui auraient renfermé des renseignements sur le sort de leurs proches. Or, d’après la jurisprudence établie de la Cour, les proches des victimes devraient avoir la possibilité d’être activement associés à la procédure, en demandant par exemple l’administration de preuves ou l’adoption d’autres mesures susceptibles d’avoir une incidence sur la procédure (est citée ici l’affaire Rajkowska c. Pologne (déc.), no 37393/02, 27 novembre 2007).

B. Appréciation de la Cour

128. Dans sa décision du 5 juillet 2011 sur la recevabilité, la Cour a joint au fond l’exception d’incompétence ratione temporis opposé par le Gouvernement au grief soulevé sous le volet procédural de l’article 2 de la Convention. Elle examinera donc tout d’abord s’il y a lieu ou non de retenir cette exception.

129. La Cour rappelle que les dispositions de la Convention ne lient une Partie contractante ni en ce qui concerne un acte ou fait antérieur à la date de l’entrée en vigueur de la Convention à l’égard de cette partie, ni en ce qui concerne une situation qui avait cessé d’exister avant cette date. Il s’agit d’un principe établi de sa jurisprudence (Blečić, précité, § 70) fondé sur le principe de droit international consacré à l’article 28 de la Convention de Vienne (paragraphe 77 ci-dessus).

130. L’obligation de conduire une enquête effective sur des décès illicites ou suspects est bien établie dans la jurisprudence de la Cour relative à l’article 2 de la Convention (pour un énoncé complet des principes par la Grande Chambre, voir Natchova et autres c. Bulgarie [GC], nos 43577/98 et 43579/98, §§ 110-113, CEDH 2005‑VII). Si en principe c’est un décès survenu dans des circonstances suspectes qui fait naître l’obligation procédurale découlant de l’article 2, celle-ci s’impose à l’Etat pendant toute la période où l’on peut raisonnablement attendre des autorités qu’elles prennent des mesures pour élucider les circonstances du décès et établir les responsabilités éventuelles (Šilih, précité, § 157, avec d’autres références).

131. La Cour a toujours examiné la question des obligations procédurales découlant de l’article 2 séparément de la question du respect de l’obligation matérielle tirée de cette disposition et, à plusieurs reprises, une violation d’une obligation procédurale a été alléguée en l’absence de tout grief tiré d’un manquement à l’obligation matérielle (Calvelli et Ciglio c. Italie [GC], no 32967/96, §§ 41-57, CEDH 2002‑I ; Byrzykowski c. Pologne, no 11562/05, §§ 86 et 94-118, 27 juin 2006, et Brecknell, précité, § 53). Dans la jurisprudence de la Cour, l’obligation procédurale de mener une enquête effective est devenue une obligation distincte et indépendante pouvant s’imposer à l’Etat même lorsque le décès est survenu avant la date critique (Šilih, précité, §§ 159-160).

132. Toutefois, compte tenu du principe de la sécurité juridique, la compétence temporelle de la Cour pour vérifier le respect de l’obligation procédurale découlant de l’article 2 relativement à un décès antérieur à la date critique n’est pas sans limites.

Premièrement, il est clair que dans le cas d’un décès survenu avant la date critique, seuls les actes et/ou omissions de nature procédurale postérieurs à cette date peuvent relever de la compétence temporelle de la Cour.

Deuxièmement, pour que les obligations procédurales imposées par l’article 2 deviennent applicables, il doit exister un lien véritable entre le décès et l’entrée en vigueur de la Convention à l’égard de l’Etat défendeur.

Ainsi, il doit être établi qu’une part importante des mesures procédurales requises par cette disposition – non seulement une enquête effective sur le décès de la personne concernée, mais aussi le déclenchement d’une procédure adéquate visant à déterminer la cause du décès et à obliger les responsables à répondre de leurs actes – ont été ou auraient dû être mises en œuvre après la date critique.

La Cour n’exclut pas, toutefois, que dans certaines circonstances ce lien puisse également reposer sur la nécessité de vérifier que les garanties offertes par la Convention et les valeurs qui la sous-tendent sont protégées de manière réelle et effective (Šilih, précité, §§ 160-163).

133. La Cour relève également qu’il n’y a guère lieu de trop encadrer la possibilité qu’une obligation d’enquêter sur des décès illicites naisse de nombreuses années après les faits, l’intérêt qu’a le public à faire poursuivre et condamner les auteurs étant solidement reconnu, surtout s’agissant de crimes de guerre et de crimes contre l’humanité (Brecknell, précité, § 69). Dès lors que se présente une allégation, un moyen de preuve ou un élément d’information plausible ou crédible qui permettrait d’identifier et, au bout du compte, d’inculper ou de punir l’auteur d’un meurtre illicite, les autorités sont tenues d’ouvrir les investigations. L’écoulement du temps constituera inévitablement un obstacle pour ce qui est par exemple de la localisation des témoins et de leur capacité à bien se remémorer les faits (ibidem, § 71). Le degré d’applicabilité des exigences d’effectivité, d’indépendance, de célérité, de diligence, d’accessibilité à la famille et de contrôle public suffisant dépendra là encore des circonstances particulières de l’espèce et l’écoulement du temps pourra alors très bien avoir une incidence ici aussi. L’exigence de célérité n’entrera vraisemblablement pas en ligne de compte de la même manière car, par exemple, il n’y aura peut-être pas d’urgence à mettre en place un périmètre de sécurité autour des lieux du crime pour empêcher qu’ils soient souillés ni à faire déposer les témoins pendant que leur mémoire est fraîche. Il faudra certes toujours faire preuve d’une diligence raisonnable, mais ce qui est « raisonnable » risque d’être tributaire des perspectives et difficultés de l’enquête existant à un stade aussi avancé (ibidem, § 72).

134. La Cour a connu d’un certain nombre d’affaires où un décès était survenu avant la date de la ratification de la Convention par l’Etat défendeur mais où elle n’en a pas moins conclu à sa compétence ratione temporis pour examiner la question du respect par lui de l’obligation procédurale découlant de l’article 2 compte tenu du caractère « détachable » de celle-ci. Ainsi, dans l’affaire Šilih, le décès du fils des requérants était survenu un peu plus d’une année avant l’entrée en vigueur de la Convention à l’égard de la Slovénie tandis que, à l’exception de l’enquête préliminaire, l’ensemble des procédures pénales et civiles avaient été ouvertes et conduites après cette date (Šilih, précité, § 165). Dans une série d’affaires dirigées contre la Roumanie concernant les investigations sur le meurtre de manifestants au cours de la révolution roumaine en décembre 1989, la Cour a conclu à sa compétence au motif que, à la date de la ratification de la Convention par la Roumanie, le 20 juin 1994, la procédure était toujours en cours devant le parquet (voir les arrêts précités Association « 21 Décembre 1989 » et autres c. Roumanie, § 117 ; Şandru et autres, § 58, et Agache et autres, § 71, ainsi que l’arrêt Lăpuşan et autres c. Roumanie, nos 29007/06, 30552/06, 31323/06, 31920/06, 34485/06, 38960/06, 38996/06, 39027/06 et 39067/06, § 59, 8 mars 2011). De la même manière, l’adoption de tous les actes principaux de l’enquête postérieurement à la date de ratification de la Convention à l’égard de l’Ukraine a suffi à établir la compétence temporelle de la Cour alors même que le fils de la requérante était décédé quatre ans et trois mois avant cette date (Lyubov Efimenko, précité, § 65). La Cour a également rejeté implicitement l’exception d’incompétence temporelle soulevée par le Gouvernement croate dans une affaire où l’époux de la requérante avait été tué six ans avant la ratification, au cours de la guerre de la patrie en Croatie, probablement par des membres des forces d’occupation et sur un territoire échappant au contrôle des autorités croates (Jularić, précité, §§ 38 et 45-46).

135. Le premier point commun entre les affaires susmentionnées est qu’un intervalle relativement bref s’était écoulé entre le décès et l’entrée en vigueur de la Convention à l’égard de l’Etat défendeur. L’intervalle allait d’un an dans l’arrêt de principe Šilih à six ans dans l’affaire Jularić. La Cour souligne que, pour satisfaire à la condition de « lien véritable » énoncée dans l’arrêt Šilih (voir la jurisprudence citée ci-dessus), le temps écoulé entre le fait générateur et la date de ratification doit demeurer relativement court. Le second point commun entre les affaires ci-dessus est le fait qu’une part importante des mesures d’enquête requises pour assurer le respect de l’obligation procédurale découlant de l’article 2 ont été exécutées après la date de ratification. Il s’agit d’une conséquence du principe selon lequel la Cour n’a compétence qu’à l’égard des actes et omissions procéduraux postérieurs à cette date. Dès lors qu’une majeure partie de la procédure s’est déroulée avant la ratification, ce principe empêche la Cour d’examiner la question de l’effectivité de l’enquête dans son ensemble et de statuer sur le respect par l’Etat défendeur de l’article 2.

136. Revenant aux faits établis en l’espèce, la Cour constate que les proches des requérants faits prisonniers après l’invasion du territoire polonais par l’Armée rouge soviétique et détenus dans les camps d’emprisonnement soviétiques furent exécutés sur les ordres du Politburo du PCUS à différentes dates en avril et mai 1940. Les listes des prisonniers à exécuter furent dressées à partir des « listes de répartition » du NKVD, sur lesquelles figuraient notamment les noms des proches des requérants. Certes, seuls trois des proches des requérants furent identifiés au cours de l’exhumation de 1943, les dépouilles des autres n’ayant jamais été retrouvées. Néanmoins, en l’absence de tout élément, aussi indirect puisse‑t‑il être, établissant qu’ils ont pu d’une manière ou d’une autre échapper au massacre de 1940, ils doivent être présumés avoir péri au cours de celui-ci. A la lumière des preuves historiques peu à peu apparues jusqu’à ce jour, la Cour conclut que la présente affaire a pour objet le décès des proches des requérants survenu en 1940.

137. La Fédération de Russie a ratifié la Convention le 5 mai 1998, soit cinquante-huit ans après l’exécution des proches des requérants. Pour la Cour, le laps de temps écoulé entre leur décès et la date de ratification est non seulement bien plus long que celui constaté dans tous les précédents susmentionnés où l’obligation procédurale de l’article 2 a été jugée applicable mais il est aussi bien trop long dans l’absolu pour établir un lien véritable entre les décès et l’entrée en vigueur de la Convention à l’égard de la Russie.

138. La Cour relève en outre qu’une part importante de l’enquête sur Katyn dans le cadre du dossier pénal no 159 apparaît s’être déroulée avant la date de ratification. L’exhumation des corps dans les charniers de Kharkov, Mednoye et Katyn fut conduite en 1991 et, à la même époque, les enquêteurs ordonnèrent un certain nombre d’expertises criminalistiques et organisèrent l’interrogatoire de plus de quarante témoins. En 1992, les archives d’Etat russes remirent aux autorités polonaises les documents historiques relatifs au massacre de Katyn, dont la décision du Politburo du 5 mars 1940. En 1995, une réunion fut tenue entre les procureurs russes, polonais, biélorusses et ukrainiens pour faire le point. Or la Cour n’est en mesure de déceler ni dans le dossier ni dans les observations des parties le moindre élément qui indiquerait que des mesures procédurales d’importance comparable ont été prises postérieurement à la ratification. Il est vrai que ni elle ni les parties polonaises ne disposent de la totalité des pièces du dossier no 159, certaines ayant été classées secrètes par les autorités russes. Néanmoins, à supposer que des démarches procédurales importantes eussent été entreprises en l’espèce entre la date de ratification et la clôture de la procédure en 2004, il aurait forcément été possible d’en avoir au moins une trace sommaire, sans donner de détails précis. L’hypothèse formulée par les requérants selon laquelle ont dû se produire après la ratification des événements importants qui ont poussé les autorités russes à revenir sur leur position ne suffit pas à convaincre la Cour que la part des mesures d’enquête postérieures à 1998 est largement plus significative que celle des importants travaux de recherche et d’expertise menés au début des années 1990. Dès lors, le critère sur la base duquel l’obligation procédurale imposée par l’article 2 peut naître n’a pas été satisfait.

139. La Cour est appelée en outre à rechercher si les circonstances de la présente affaire sont telles qu’elles permettent de conclure que le lien entre le fait générateur et la ratification peut se fonder sur la nécessité de veiller à la protection effective des garanties de la Convention et des valeurs sous‑jacentes à celle-ci. Loin d’être fortuite, la référence à ces valeurs indique que, pour qu’un tel lien puisse être établi, l’événement en question doit être d’une dimension plus large qu’une infraction pénale ordinaire et constituer la négation des fondements mêmes de la Convention, par exemple un crime de guerre ou un crime contre l’humanité. Bien que ces crimes soient imprescriptibles en vertu de la Convention sur l’imprescriptibilité des crimes de guerre et des crimes contre l’humanité (citée au paragraphe 76 ci-dessus), l’Etat n’a pas pour autant éternellement l’obligation d’enquêter à leur sujet. Toutefois, l’obligation procédurale peut renaître si des éléments censés jeter une nouvelle lumière sur les circonstances de tels crimes sont révélés au public après la date critique. Toute assertion ou allégation ne pourra pas faire réapparaître l’obligation d’enquêter découlant de l’article 2 de la Convention. Vu l’importance fondamentale de cette disposition, les autorités de l’Etat doivent être sensibles à toute information ou pièce susceptible soit de mettre en cause les conclusions d’une enquête antérieure soit de permettre la poursuite d’une enquête antérieure non concluante (Brecknell, précité, §§ 66-72). Dès lors que surgit postérieurement à la ratification un nouvel élément suffisamment important et impérieux pour justifier l’ouverture d’une nouvelle instance, la Cour aura compétence ratione temporis pour rechercher si l’Etat défendeur s’est acquitté de l’obligation procédurale que fait peser sur lui l’article 2 d’une manière compatible avec les principes énoncés dans sa jurisprudence (voir les principes applicables exposés au paragraphe 133 ci-dessus).

140. La Cour reconnaît que le massacre de prisonniers polonais par la police secrète soviétique revêt les caractéristiques d’un crime de guerre. La quatrième convention de La Haye de 1907 et la Convention de Genève de 1929 interdisent toutes deux les actes de violence et de cruauté contre les prisonniers de guerre et le meurtre de ceux-ci est constitutif d’un « crime de guerre » au sens de l’article 6 b) de la Charte de Nuremberg de 1945. Certes, l’URSS n’était pas partie aux Conventions de La Haye et de Genève, mais l’obligation de traiter les prisonniers avec humanité et de s’abstenir de les tuer était manifestement une règle de droit international coutumier qu’elle se devait de respecter. Dans sa déclaration du 26 novembre 2010, le parlement russe a reconnu que ce massacre de ressortissants polonais était un « acte arbitraire perpétré par l’Etat totalitaire ». De plus, les crimes de guerre sont imprescriptibles en vertu de l’article premier, alinéa a), de la Convention sur l’imprescriptibilité des crimes de guerre et des crimes contre l’humanité, à laquelle la Russie est partie. Reste donc à voir s’il existe un nouvel élément quelconque postérieur à la ratification susceptible d’établir un lien entre le décès des prisonniers et la ratification et de faire renaître l’obligation d’enquêter découlant de l’article 2. A cet égard, la Cour constate que les documents sur la base desquels a été rendue la décision ordonnant l’exécution des prisonniers ont été rendus publics par les archives d’Etat russes en 1992 et que les enquêteurs ont recueilli des témoignages sur la manière dont ces exécutions ont été conduites. En revanche, après le 5 mai 1998, aucun élément de preuve susceptible, par sa nature ou sa teneur, de faire renaître l’obligation procédurale d’enquêter ou de soulever des questions nouvelles ou plus larges n’a été produit ou découvert. Force est donc pour la Cour de conclure qu’aucun élément ne permet de servir de passerelle entre le passé lointain et la période récente postérieure à la ratification et que l’existence de circonstances spéciales faisant état d’un lien entre le décès et la ratification n’a pas été démontrée.

141. Enfin, pour autant que l’on puisse alléguer que l’introduction d’une quelconque instance relative au décès d’une personne entraînerait ipso facto l’applicabilité de l’article 2, la Cour rappelle sa position telle qu’exposée dans l’arrêt Brecknell : dès lors que l’article 2 ne donne pas obligation à l’Etat d’ouvrir une enquête sur un incident, le choix par lui d’ouvrir une enquête sous une forme quelconque n’a pas pour effet d’imposer les exigences de l’article 2 dans la procédure (Brecknell, précité, § 70). Autrement dit, toutes les enquêtes ouvertes n’ont pas à être conduites conformément aux exigences procédurales de l’article 2. Une distinction doit être établie entre la décision d’enquêter prise au niveau interne, qui peut reposer sur des considérations d’ordre politique, juridique ou éthique, et l’obligation procédurale d’enquêter, qui découle de la Convention et engage la responsabilité de l’Etat. C’est seulement la seconde, et non la première, qui relève du contrôle de la Cour. Or, en l’espèce, aucune obligation procédurale de ce type ne peut passer pour être née.

142. Au vu des éléments ci-dessus, la Cour fait droit à l’exception d’incompétence ratione temporis soulevée par le Gouvernement et conclut qu’elle ne peut connaître sur le fond du grief relatif à l’article 2 de la Convention.

IV. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 3 DE LA CONVENTION

143. Invoquant l’article 3 de la Convention, les requérants s’estiment victimes d’un traitement inhumain et dégradant contraire à l’article 3 de la Convention à raison du manque d’information sur le sort de leurs proches et de l’attitude dédaigneuse adoptée par les autorités russes devant leurs demandes de renseignements. L’article 3 est ainsi libellé :

« Nul ne peut être soumis à la torture ni à des peines ou traitements inhumains ou dégradants. »

A. Thèses des parties

1. Le gouvernement russe

144. Le Gouvernement avance trois arguments. Premièrement, il soutient que la question du droit au rétablissement est étrangère à l’objet de la présente instance conduite devant la Cour. Deuxièmement, il souligne que le parquet militaire principal a fourni aux requérants tous les renseignements sur leurs proches que renfermait le dossier pénal no 159. Troisièmement, il estime que la seule existence d’une différence dans les réponses données par les autorités russes aux intéressés ne constitue pas un traitement inhumain ou dégradant et que les autorités russes n’avaient aucune intention de les faire souffrir en leur communiquant les informations contenues dans leurs réponses.

145. Le Gouvernement estime en outre que la présente affaire se distingue de l’affaire Gongadzé c. Ukraine (no 34056/02, CEDH 2005‑XI). En effet, cette dernière affaire aurait concerné la disparition de l’époux de la requérante et, pendant plus de cinq années, cette dernière aurait reçu des autorités ukrainiennes des informations contradictoires quant à l’identification du corps de son époux, ce qui lui avait donné l’espoir qu’il pouvait être encore en vie. Or, en l’espèce, le décès des proches des requérantes n’aurait pas été établi et les corps n’auraient pas été découverts ou identifiés. Les requérants eux-mêmes n’auraient pas été témoins des « événements » ni participé à ceux-ci.

2. Les requérants

146. Les requérants estiment que le brusque revirement de position des autorités russes intervenu à un moment de l’année 2004 et faisant apparaître les victimes décédées à Katyn comme des « personnes disparues » est en lui-même constitutif d’un traitement inhumain et dégradant, surtout vu que l’âge avancé de tous les requérants, sauf un, n’a pas été pris en compte. Un autre élément aurait contribué aux souffrances des intéressés : le refus d’accès injustement opposé par les autorités, tant au niveau interne que dans le cadre de la procédure devant la Cour, aux pièces du dossier no 159, qui pourraient apporter des éclaircissements sur le sort de leurs proches (sont citées ici des conclusions analogues tirées par la Cour en l’affaire Imakaïeva c. Russie, no 7615/02, § 165, CEDH 2006‑XIII).

147. En outre, les requérants, désireux de faire la lumière sur les circonstances du massacre de Katyn, estiment que leurs attentes et espoirs ont été brisés par les décisions des juridictions russes déclarant que ce qu’il était advenu de leurs proches après avoir été mis « à la disposition » du NKVD n’avait pas été établi. Pour eux, ces conclusions représentent un déni pur et simple de faits historiques élémentaires et reviendraient à dire à un groupe de proches de victimes de l’Holocauste qu’on ignore tout de ce qu’il est advenu d’elles car, les documents ayant été détruits par les autorités nazies, on ne pouvait retrouver trace de leur sort que jusqu’à la fin de la voie ferrée menant au camp de concentration.

148. Les requérants estiment que la réaction des autorités russes à leurs demandes tendant au rétablissement de leurs proches constitue aussi à certains égards un traitement dégradant. Le parquet militaire principal et les tribunaux de Moscou auraient rejeté ces demandes au motif qu’il était impossible de dire quelles dispositions légales précises régissaient l’exécution des prisonniers de guerre polonais. Or avancer un tel motif impliquerait, voire indiquerait, qu’il aurait pu y avoir de bonnes raisons d’exécuter les victimes et que celles-ci pouvaient être des criminels qui méritaient la peine capitale. Pour les requérants, cette réponse est extrêmement choquante et dégradante.

3. Le gouvernement polonais

149. Le gouvernement polonais souligne que les personnes faites prisonnières, incarcérées et finalement assassinées par les autorités soviétiques étaient des proches des requérants. Pendant bien des années, pour des raisons politiques, les autorités soviétiques auraient refusé l’accès à toute information officielle sur le sort des personnes faites prisonnières à la fin de l’année 1939. Après l’ouverture d’une enquête en 1990, les requérants auraient en vain tenté d’obtenir l’accès aux pièces du dossier d’enquête afin de faire rétablir légalement leurs proches. Ce refus d’accès et les informations contradictoires qui leur ont été données auraient fait naître en eux un sentiment constant d’insécurité et d’angoisse et les auraient rendus entièrement tributaires des actions des autorités russes visant à les humilier. Il s’agirait d’un traitement contraire à l’article 3 de la Convention.

B. Appréciation de la Cour

150. Les requérants voient un traitement inhumain ou dégradant, au sens de l’article 3, dans le refus constant d’information opposé à eux sur le sort de leurs proches, s’ajoutant aux réponses dédaigneuses et contradictoires des autorités russes à leurs demandes de renseignements et à l’insistance des tribunaux russes sur la version de la « disparition » au mépris des faits historiques établis. La Cour rappelle que l’article 3 a déjà été invoqué dans un certain nombre d’affaires où les requérants se disaient victimes d’un traitement inhumain et dégradant de la part des autorités nationales avec pour toile de fond le décès ou la disparition de leurs proches.

151. L’essence du problème posé sur le terrain de l’article 3 ne réside pas tant dans la gravité de la violation des droits de l’homme commise à l’égard des personnes portées disparues que dans la réaction et le comportement des autorités face à la situation dont on leur a donné connaissance. Parmi les autres facteurs pertinents figurent la proximité de la parenté, les circonstances particulières de la relation, la mesure dans laquelle le parent a été témoin des événements en question et sa participation aux tentatives d’obtention de renseignements sur le disparu. Le constat d’une telle violation ne se limite pas aux affaires où l’Etat défendeur est tenu pour responsable de la disparition mais peut aussi être formulé lorsque l’absence de réponse des autorités à la demande de renseignements des proches ou les obstacles dressés sur le chemin de ceux-ci, obligés en conséquence de supporter la charge d’élucider les faits, peuvent passer pour révéler un mépris flagrant, continu et implacable de l’obligation de rechercher la personne disparue et de rendre compte de son sort (voir, parmi de nombreux précédents, Varnava et autres c. Turquie [GC], précité § 200 ; Osmanoğlu c. Turquie, no 48804/99, § 96, 24 janvier 2008 ; Bazorkina c. Russie, no 69481/01, § 139, 27 juillet 2006 ; Imakaïeva, précité, § 164 ; Gongadzé, précité, § 184 ; Tanış et autres c. Turquie, no 65899/01, § 219, CEDH 2005‑VIII ; Orhan c. Turquie, no 25656/94, § 358, 18 juin 2002, et Çakıcı c. Turquie [GC], no 23657/94, § 98, CEDH 1999‑IV).

152. La Cour relève d’emblée que l’obligation que l’article 3 fait peser sur les autorités se distingue de celle découlant de l’article 2 de la Convention sur le plan tant du fond que du champ d’application temporel. Il existe une certaine similitude entre les deux en ce qu’elles sont l’une et l’autre des obligations non pas de résultat mais de moyen. Cependant, si l’obligation procédurale sur le terrain de l’article 2 impose aux autorités de prendre des mesures juridiques précises susceptibles de conduire à l’identification et à la sanction des responsables, celle découlant de l’article 3 revêt un caractère plus généralement humanitaire en ce qu’elle astreint les autorités à réagir avec humanité et compassion aux doléances des proches de la personne décédée ou disparue. Les autorités sont tenues de satisfaire aux exigences de l’article 3 qu’elles soient ou non initialement responsables du décès ou de la disparition (Açış c. Turquie, no 7050/05, §§ 36 et 51-54, 1er février 2011, où l’époux et père des requérants avait été enlevé par un mouvement séparatiste). Il s’ensuit que la Cour peut rechercher si les autorités ont respecté cette disposition quand bien même le décès initial échapperait à son contrôle pour des motifs procéduraux, tenant par exemple à l’étendue de sa compétence temporelle (voir, à titre de comparaison, ce qu’a dit le Comité des droits de l’homme sur la recevabilité d’un grief analogue dans l’affaire Mariam Sankara et autres c. Burkina Faso, no 1159/2003, 28 mars 2006, citée au paragraphe 81 ci-dessus). De plus, le contrôle opéré par la Cour sur le terrain de l’article 3 ne se limite pas dans sa portée à tel ou tel comportement affiché par les autorités, tel ou tel incident isolé ni tel ou tel acte de procédure : au contraire, la Cour apprécie dans sa globalité et sa continuité la manière dont les autorités de l’Etat défendeur ont répondu aux demandes des requérants, pourvu que la décision définitive ait été prononcée six mois au plus avant l’introduction du grief (Açış, précité, § 45). En l’espèce, les décisions les plus récentes étant celles rendues par la Cour suprême de la Fédération de Russie le 24 mai 2007 (requête no 55508/07) et le 29 janvier 2009 (requête no 29520/09), elle peut connaître des réactions et attitudes des autorités russes de la date de ratification jusqu’à la dernière ci-dessus.

153. Pour ce qui est de la proximité des liens familiaux entre les requérants et les victimes du massacre de Katyn, la Cour relève qu’une majorité des requérants sont les membres les plus proches des familles d’officiers ou de fonctionnaires polonais faits prisonniers par les Soviétiques en 1939 puis exécutés en 1940 : Mme Wołk est la veuve et M. Janowiec, Mme Michalska, M. Tomaszewski, M. Wielebnowski, M. Gustaw Erchard, M. Irena Erchard, M. Jerzy Karol Malewicz, feu M. Krzysztof Jan Malewicz, décédé pendant la procédure devant la Cour, et Mme Mieszczankowska sont des enfants de ressortissants polonais exécutés. Ils sont nés au moins quelques années avant le déclenchement de la Seconde guerre mondiale et ont vu leurs pères disparaître pendant leur enfance. Il faut donc accepter qu’il existait un lien familial solide entre eux et leurs pères – ou, dans le cas de Mme Wołk, leur époux – et que tous les requérants ci-dessus peuvent se prétendre victimes de la violation alléguée de l’article 3 (Açış, précité, § 53, et Loulouïev et autres c. Russie, no 69480/01, § 112, CEDH 2006‑XIII).

154. La situation est différente en ce qui concerne les cinq autres requérants. Deux d’entre eux, Mmes Wołk-Jezierska et Krzyszkowiak, sont les enfants de victimes du massacre de Katyn mais elles sont nées après le départ précipité à la guerre de leurs pères et elles n’ont jamais eu de contact personnel avec eux. Des trois autres requérants descendants au deuxième degré de victimes de Katyn, seule Mme Rodowicz a peut-être pu voir son grand-père avant que celui-ci ne périsse dans les camps du NKVD, tandis que MM. Trybowski et Romanowski sont nés en 1940 et 1953 et n’ont pas connu leur grand-père et leur oncle, respectivement. Tout en reconnaissant qu’avoir été élevés sans leurs pères a forcément dû être une source constante de détresse pour Mmes Wołk-Jezierska et Krzyszkowiak, la Cour considère que le sentiment d’angoisse que ces cinq requérants ont éprouvé du fait de la disparition de leurs pères et de leurs parents plus éloignés n’est pas de nature à relever de l’article 3 de la Convention (Taymuskhanovy c. Russie, no 11528/07, § 122, 16 décembre 2010, et Mousikhanova et autres c. Russie, no 27243/03, § 81, 4 décembre 2008). Dans ces conditions, elle ne continuera à examiner la violation alléguée de l’article 3 qu’à l’égard du premier groupe de requérants.

155. Comme dans d’autres affaires de disparition de membres d’une famille, la veuve et les neufs enfants aujourd’hui requérants devant la Cour ne sont pas témoins oculaires du décès de leurs proches et sont longtemps restés dans l’incertitude quant au sort de ces derniers. Des éléments prouvent qu’une correspondance sporadique fut échangée entre les prisonniers polonais et leurs familles au moins au printemps 1940, si bien que celles-ci devaient savoir que leurs époux et pères étaient vivants et tenus prisonniers dans des camps soviétiques. Ce n’est qu’en 1943 que l’armée allemande découvrit des charniers près du bois de Katyn et procéda à l’exhumation et à l’identification de certains des corps. Les autorités soviétiques nièrent avoir exécuté les prisonniers de guerre polonais et, sans accès aux dossiers du NKVD, il n’a pas été possible de déterminer ce qu’il était advenu des prisonniers dont les corps n’avaient pas été identifiés, parmi lesquels figuraient des proches des requérants en l’espèce.

156. La fin de la Seconde guerre mondiale n’a pas apaisé l’esprit des requérants, qui pouvaient toujours nourrir l’espoir qu’au moins certains des prisonniers polonais auraient pu survivre, que ce soit dans des camps soviétiques plus éloignés ou en cachette après une évasion. La Pologne étant passée sous la zone d’influence des Soviétiques, ces derniers imposèrent en République populaire de Pologne, pendant toute la durée de son existence, c’est-à-dire jusqu’en 1989, la version officielle de massacres orchestrés par les nazis. Avec le temps, l’espoir qu’avaient les requérants de retrouver leurs proches disparus a dû s’estomper ; cependant, au fur et à mesure que la certitude du décès s’imposait, le désir de faire la lumière sur ses circonstances a dû croître. La Cour reconnaît que les requérants ont subi un double traumatisme : non seulement leurs proches ont péri au cours de la guerre mais ils n’ont pas été autorisés, pour des raisons politiques, à connaître la vérité sur ce qui s’était passé et ils ont été contraints d’accepter la dénaturation de faits historiques par les autorités communistes soviétiques et polonaises pendant plus d’un demi-siècle.

157. A la suite de la reconnaissance publique de l’exécution des prisonniers polonais par les autorités soviétiques et de l’ouverture d’une procédure pénale, les requérants pouvaient raisonnablement tabler sur la volonté sincère des autorités russes d’élucider les circonstances du massacre de Katyn. Or, à la date de la ratification de la Convention par la Russie, en 1998, l’enquête n’avait produit aucun résultat tangible et en était quasiment au point mort. Les requérants ont donc connu une longue période d’incertitude quant au sort de leurs proches, avant de subir l’époque soviétique, marquée par la tromperie et la dénaturation de faits historiques, puis les vexations d’un manque de progrès apparent de l’enquête. C’est dans ce contexte que la Cour va rechercher si les réponses apportées par les autorités soviétiques aux demandes de renseignements des requérants s’analysent en un traitement inhumain contraire à l’article 3 de la Convention.

158. La Cour relève d’emblée qu’à aucun moment de l’enquête les requérants n’ont eu accès aux pièces du dossier ni n’ont été associés à la procédure par un autre moyen. Chaque fois qu’ils ont formulé eux-mêmes des demandes de renseignements, celles-ci n’ont donné lieu qu’à des réponses succinctes du parquet militaire principal russe qui indiquaient, au début, que l’enquête était en cours ou, par la suite, qu’ils n’auraient pas accès au dossier d’enquête au motif qu’ils n’étaient pas formellement reconnus comme étant des parties lésées. Les demandes de renseignements présentées par la voie diplomatique ou par le biais de l’IMN se sont révélées vaines elles aussi. Peu après son adoption, la décision ordonnant la clôture a été classée secrète et son existence n’a été révélée qu’au cours d’une conférence de presse. Ni les requérants ni les autorités polonaises ni les membres de l’IMN n’ont été formellement avisés de l’issue de l’enquête (voir, à titre de comparaison, les arrêts précités Orhan, § 359, et Loulouïev, § 117). Qui plus est, il leur a expressément été interdit d’en connaître la teneur en raison de leur statut d’étranger.

159. La Cour s’étonne de la réticence apparente des autorités russes à reconnaître la réalité du massacre de Katyn, dont ont été victimes les proches des requérants. Certes, le parquet militaire principal russe a plusieurs fois concédé que ces personnes avaient été exécutées en 1940 par le NKVD de l’URSS (voir les lettres du 21 avril 1998, du 23 juin 2003 et du 10 février 2005 concernant W. Wołk, A. Nawratil et A. Janowiec). Cependant, dans ses observations initiales sur la recevabilité et le fond de la requête no 55508/07, le Gouvernement a cherché à discréditer les informations contenues dans la lettre du 23 juin 2003 en disant que « les conclusions ont été tirées avant la fin de l’enquête et n’ont pas été confirmées par la suite ». De plus, tout en reconnaissant que les proches des requérants avaient été détenus comme prisonniers dans les camps du NKVD, les tribunaux militaires russes ont constamment évité toute mention de leur exécution ultérieure, au motif que l’enquête sur le massacre de Katyn n’en aurait pas apporté la preuve (voir leurs jugements du 18 avril 2007 et du 14 octobre 2008). Les jugements ont été sommairement confirmés en appel par la chambre militaire de la Cour suprême, la plus haute instance judiciaire du pays (arrêt du 24 mai 2007 et du 29 janvier 2009). La Cour estime que la ligne de conduite choisie par les juridictions militaires russes, qui consistait à maintenir sans détour devant les requérants et contrairement aux faits historiques établis que leurs proches avaient disparu dans les camps soviétiques sans que l’on sache comment, témoigne d’un mépris implacable à l’égard des préoccupations des intéressés et montre qu’elles ont délibérément cherché à éluder la question des circonstances du massacre de Katyn (voir, à titre de comparaison, Timurtaş et autres, précité, § 97).

160. La Cour rappelle en outre que, sur le terrain de l’article 3, elle peut apprécier dans leur globalité les réactions et attitudes des autorités devant les demandes de renseignements des requérants et elle écarte la thèse du Gouvernement selon laquelle les procédures de rétablissement échappent à son contrôle. Dans le cadre de ces procédures ouvertes postérieurement à la clôture de l’enquête, les procureurs russes ont constamment rejeté les demandes des requérants tendant au rétablissement de leurs proches au motif que, les dossiers en question ayant disparu, il était impossible de déterminer sur quelle base juridique les prisonniers polonais avaient été victimes de répression (voir les lettres du parquet militaire principal en date du 18 janvier 2006, du 12 février 2007 et du 13 mars 2008). Les tribunaux saisis des recours dirigés par les requérants contre les refus du parquet ont répété, là encore, qu’il n’y avait pas lieu de penser que ces prisonniers eussent été réellement tués (voir le jugement du 24 octobre 2008, confirmé en appel le 25 novembre 2008). Ces conclusions tirées au cours des procédures de rétablissement non seulement dénaturent les faits historiques établis mais elles se contredisent aussi car nul ne saurait raisonnablement soutenir tantôt que les prisonniers polonais ont été victimes d’une répression, quand bien même on ignorerait sur quelle base juridique précise, et tantôt qu’ils n’ont aucunement été assassinés. En outre, la mention par les procureurs des dossiers pénaux disparus contredit manifestement le libellé même de la décision du Politburo du 5 mars 1940, selon laquelle le cas des prisonniers polonais devait être traité « sans formuler de charges, sans conclusion à l’enquête et sans acte d’accusation ». En somme, la Cour ne voit guère de raisons de se dissocier des requérants lorsqu’ils disent qu’un déni de la réalité de ce massacre, aggravé par l’idée implicite que les prisonniers polonais ont pu avoir à répondre de chefs d’accusation et être condamnés en bonne et due forme à la peine capitale, dénote une attitude vis-à-vis des requérants qui est non seulement chargée d’opprobre mais aussi dépourvue d’humanité.

161. Le 26 novembre 2010, la douma de l’Etat russe a prononcé au sujet de la tragédie de Katyn et de ses victimes une déclaration dans laquelle elle a reconnu que les prisonniers de guerre polonais avaient été fusillés et que leur décès sur le territoire de l’URSS constituait un « acte arbitraire perpétré par l’Etat totalitaire ». Elle a également jugé nécessaire de « continuer à compulser les archives, à vérifier les listes de victimes, à rétablir la réputation des personnes qui ont péri à Katyn et en d’autres lieux, et à faire la lumière sur les circonstances de la tragédie ». Or cette déclaration n’a pas donné lieu à la réouverture des investigations, à la déclassification des pièces du dossier – y compris de la décision de clôture – ni à des initiatives de la part des autorités russes en vue d’établir des contacts directs avec les victimes du massacre de Katyn et de les associer aux mesures visant à en élucider les circonstances. Simple déclaration politique dépourvue de toute portée visible, elle n’a guère atténué le sentiment de frustration des requérants étant donné que les propos antérieurement tenus laissant entendre que leurs proches avaient pu engager leur responsabilité pénale n’ont pas été explicitement rejetés. La Cour est frappée de voir à quel point les autorités russes n’ont cessé de faire preuve de mépris face au sentiment de détresse et d’angoisse des requérants, surtout vu qu’ils se fragilisent au fur et à mesure qu’ils vieillissent.

162. La Cour reconnaît que la période qui s’est écoulée depuis que les requérants ont été séparés de leurs proches est bien plus longue en l’espèce que dans d’autres affaires où une violation de l’article 3 a été constatée à raison de l’attitude implacable manifestée par les autorités devant les démarches entreprises par des proches de personnes disparues qui cherchaient à savoir ce qu’il était advenu de celles-ci. De plus, nul ne saurait soutenir que les intéressés souffrent encore de l’angoisse de ne pas savoir si les membres de leur famille sont vivants ou morts : il ne fait aucun doute, et c’est là un fait historique établi, que leurs proches ont été exécutés en 1940 par le NKVD soviétique. Cependant, l’obligation incombant aux autorités de rendre compte du sort d’une personne disparue ne saurait se réduire à une simple reconnaissance de la matérialité du décès et, même si tel était le cas, il y a en l’espèce des éléments qui établissent amplement que les autorités russes se sont le plus souvent refusées à une telle reconnaissance.

163. L’obligation que l’article 3 fait peser sur l’Etat va bien au-delà de la reconnaissance de la matérialité du décès. Même s’agissant d’un décès ou d’une disparition dont l’Etat ne serait pas juridiquement responsable, l’article 3 lui impose de faire preuve de compassion et de respect devant l’angoisse des proches de la personne décédée ou disparue et d’aider ceux-ci à obtenir des informations et à faire la lumière sur les faits pertinents. Le silence des autorités de l’Etat défendeur devant les inquiétudes réelles des proches ne peut s’analyser qu’en un traitement inhumain (Varnava, précité, § 201). La Cour relève que le Comité des droits de l’homme de l’ONU a conclu à plusieurs reprises à la violation de l’article 7 du Pacte international sur les droits civils et politiques à raison de l’angoisse et de la pression psychologique ressenties par des familles de personnes tuées qui ignoraient comment celles-ci étaient mortes ou auxquelles on avait refusé de communiquer des informations sur le lieu précis de l’enterrement des corps (Mariam Sankara et autres c. Burkina Faso, no 1159/2003, 28 mars 2006, et Schedko v. Belarus, no 886/1999, 3 avril 2003, décisions citées aux paragraphes 80 et 81 ci-dessus). La Cour estime que l’article 3 de la Convention, qui est matériellement similaire dans son libellé à l’article 7 du Pacte (paragraphe 79 ci-dessus), impose lui aussi à l’Etat défendeur de rendre compte des circonstances du décès et de l’emplacement du corps enterré.

164. En conclusion, les requérants ont subi une longue et rude épreuve pendant toute la période communiste postérieure à la guerre, au cours de laquelle des facteurs politiques érigeaient des barrières insurmontables à leur quête d’informations. L’ouverture de l’enquête sur le massacre de Katyn avait fait naître en eux une lueur d’espoir au début des années 1990, mais celle-ci s’est progressivement éteinte, au cours de la période postérieure à la ratification, lorsque les intéressés ont été confrontés au déni officiel exprimé et à l’indifférence manifestée devant leurs vives angoisses et leur volonté de connaître les circonstances du décès de membres proches de leur famille ainsi que le lieu où les corps étaient enterrés. Ils ont été exclus de la procédure sous le prétexte de leur statut d’étranger et il leur a été interdit de compulser les pièces recueillies. Ils ont reçu des autorités russes des réponses sèches qui ne leur ont rien appris et les conclusions tirées à l’issue des procédures judiciaires sont non seulement contradictoires et ambiguës mais aussi contraires à des faits historiques qui avaient pourtant été officiellement reconnus au plus haut niveau politique. Lesdites autorités ne leur ont pas fourni la moindre information officielle sur les circonstances entourant le décès de leurs proches et n’ont pas pris la moindre initiative sérieuse en vue de localiser le lieu où ils ont été enterrés.

165. Par ailleurs, la Cour rappelle sa position constante qui veut qu’un déni de crimes contre l’humanité, comme l’Holocauste, est contraire aux valeurs fondamentales de la Convention et de la démocratie que sont la justice et la paix (Lehideux et Isorni c. France, 23 septembre 1998, § 53, Recueil 1998‑VII et décision Garaudy précitée), et il en va de même pour les propos visant à faire l’apologie des crimes de guerre tels que la torture ou les exécutions sommaires (Orban et autres, précité, § 35). En reconnaissant que les proches des requérants avaient été détenus prisonniers dans les camps soviétiques mais en déclarant que la lumière ne pouvait être faite sur ce qui leur était advenu postérieurement, les autorités russes ont nié la réalité des exécutions sommaires perpétrées dans le bois de Katyn et en d’autres lieux du massacre. La Cour estime que cette manière d’agir choisie par les autorités russes est contraire aux valeurs fondamentales de la Convention et a dû aggraver les souffrances des requérants.

166. En somme, la Cour constate que les requérants ont dû porter le poids des efforts visant à faire la lumière sur les faits se rapportant aux circonstances du décès de leurs proches, tandis que les autorités russes ont affiché un mépris flagrant, continu et implacable devant les préoccupations et angoisses exprimées par eux. La Cour en conclut que la manière dont elles ont donné suite aux demandes de renseignements des intéressés a atteint le degré minimal de gravité pour pouvoir être qualifié de traitement inhumain au sens de l’article 3 de la Convention.

167. Il y a donc eu violation de l’article 3 de la Convention à l’égard des requérants Mme Wołk, M. Janowiec, Mme Michalska, M. Tomaszewski, M. Wielebnowski, M. Gustaw Erchard, Mme Irena Erchard, M. Jerzy Karol Malewicz, feu M. Krzysztof Jan Malewicz et Mme Mieszczankowska, et qu’il n’y a pas eu violation de cette disposition à l’égard des cinq autres requérants.

V. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

168. Aux termes de l’article 41 de la Convention,

« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »

A. Dommage

169. Les requérants MM. Janowiec et Trybowski réclament 50 000 euros (EUR) chacun pour dommage moral à raison de la perte de leur père et de leur grand-père, respectivement.

170. Le requérant M. Jerzy Karol Malewicz réclame 1 048 800 EUR pour dommage matériel représentant la perte, sur une période de dix-neuf ans, des revenus de son père décédé ainsi que les intérêts sur cette somme. Il demande en outre le double de ce même montant pour dommage moral.

171. Les autres requérants s’en remettent au jugement de la Cour pour déterminer le montant de la satisfaction équitable.

172. Le Gouvernement fait remarquer que les demandes formulées par MM. Janowiec, Trybowski et Malewicz concernent le décès de leurs proches mais que la Cour a déclaré irrecevable, pour incompétence ratione temporis, le grief qui en est tiré. Quant aux prétentions des autres requérants, il souligne qu’ils avaient au départ demandé une indemnité symbolique de un euro chacun et qu’ils n’ont donné aucune explication convaincante à ce revirement ultérieur. De plus, ils n’auraient pas participé directement ou indirectement au massacre de Katyn ni été témoins de celui‑ci et certains d’entre eux ne seraient nés qu’en 1940 ou après la Seconde guerre mondiale.

173. La Cour rappelle avoir conclu à une violation de l’article 3 à l’égard des requérants M. Gustaw Erchard, Mme Irena Erchard, M. Janowiec, M. Jerzy Karol Malewicz, feu M. Krzysztof Jan Malewicz, Mme Mieszczankowska, Mme Michalska, M. Tomaszewski, M. Wielebnowski, et Mme Wołk. Elle reconnaît que le mépris flagrant, continu et implacable affiché par les autorités russes devant leurs demandes de renseignements a dû être source pour eux d’angoisse et de frustration. Cependant, dans les circonstances exceptionnelles de l’espèce, elle considère que le constat de violation vaut justification équitable suffisante.

174. S’agissant des demandes d’indemnisation formulées par certains requérants pour dommage matériel et dommage moral à raison du décès de leur père ou de leur grand-père, la Cour rappelle que le grief tiré du meurtre de ces personnes en 1940 échappe à sa compétence en l’espèce (paragraphe 101 de la décision de recevabilité du 5 juillet 2011). Elle rejette donc ces demandes.

B. Frais et dépens

175. Les requérants réclament 25 024,82 EUR pour les honoraires de Me Szewczyk (moins le montant accordé par la Cour au titre de l’assistance judiciaire), 7 000 EUR pour les honoraires de Mes Karpinskiy et Stavitskaya, ainsi que 7 581 EUR et 1 199,25 złotys polonais pour les frais de déplacement et de traduction. De plus, le requérant M. Jerzy Karol Malewicz réclame 2 219,36 dollars des Etats-Unis pour ses frais de déplacement et de logement et ceux de sa fille aux fins de leur présence à l’audience devant la Cour.

176. Le Gouvernement estime que les honoraires de Me Szewczyk apparaissent excessifs, que la nécessité des frais de déplacement n’a pas été démontrée de manière convaincante et que les deux conseils russes n’ont été associés qu’aux procédures de rétablissement conduites au niveau interne, qui échapperaient au contrôle de la Cour en l’espèce. De plus, les sommes demandées par les conseils russes ne seraient pas fondées sur des honoraires et seraient sans rapport avec la quantité de travail réellement accomplie. Enfin, Mes Szewczyk et Kamiński se seraient vu attribuer l’assistance judiciaire aux fins de leur comparution à l’audience.

177. Selon la jurisprudence de la Cour, un requérant n’a droit au remboursement de ses frais et dépens qu’à condition que se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et, de plus, le caractère raisonnable de leur taux. Au vu du dossier, la Cour n’est pas convaincue que Mes Karpinskiy et Stavitskaya aient accompli un travail substantiel dans cette affaire. Elle juge également excessifs les honoraires réclamés par Me Szewczyk. Compte tenu de ces éléments et des critères ci-dessus, elle juge raisonnable d’accorder conjointement aux requérants 5 000 EUR pour les honoraires et les frais de traduction et de déplacement de Me Szewczyk, plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt sur cette somme, ainsi que 1 500 EUR pour les frais de déplacement et de logement du requérant M. Jerzy Karol Malewicz, plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt sur cette somme.

C. Intérêts moratoires

178. La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.

PAR CES MOTIFS, LA COUR

1. Accepte, à l’unanimité, que M. Piotr Malewicz poursuive la requête à la place de son père, feu M. Krzysztof Jan Malewicz ;

2.Dit, par quatre voix contre trois, que l’Etat défendeur a manqué à ses obligations découlant de l’article 38 de la Convention ;

3.Dit, par quatre voix contre trois, qu’elle ne peut connaître au fond du grief soulevé sur le terrain de l’article 2 de la Convention ;

4.Dit, par cinq voix contre deux, qu’il y a eu violation de l’article 3 de la Convention à l’égard des requérants M. Gustaw Erchard, Mme Irena Erchard, M. Janowiec, M. Jerzy Karol Malewicz, feu M. Krzysztof Jan Malewicz, Mme Mieszczankowska, Mme Michalska, M. Tomaszewski, M. Wielebnowski et Mme Wołk;

5.Dit, à l’unanimité, qu’il n’y a pas eu violation de l’article 3 de la Convention à l’égard des requérants Mme Krzyszkowiak, M. Romanowski, M. Rodowicz, M. Trybowski et Mme Wołk-Jezierska ;

6. Dit, à l’unanimité,

a) que l’Etat défendeur doit verser, dans les trois mois à compter du jour où l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, les sommes suivantes,

i. 5 000 EUR (cinq mille euros) aux requérants, conjointement, pour frais et dépens, plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt par eux sur cette somme ;

ii. 1 500 EUR (mille cinq cent euros) au requérant M. Jerzy Karol Malewicz, pour frais et dépens, à convertir en dollars des Etats-Unis au taux applicable à la date du règlement, plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt par lui sur cette somme ;

b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ces montants seront à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;

7. Rejette, à l’unanimité, la demande de satisfaction équitable pour le surplus.

Fait en anglais, puis prononcé en audience publique au Palais des droits de l’homme, à Strasbourg, le 16 avril 2012.

Stephen PhillipsDean Spielmann
Greffier de section Président

Au présent arrêt se trouve joint, conformément aux articles 45 § 2 de la Convention et 74 § 2 du règlement, l’exposé des opinions séparées suivantes :

– opinion concordante commune aux juges Kovler et Yudkivska ;

– opinion partiellement dissidente du juge Kovler, à laquelle se rallient les juges Jungwiert et Zupančič ;

– opinion partiellement dissidente des juges Spielmann, Villiger et Nußberger ;

– opinion partiellement dissidente des juges Jungwiert et Kovler.

D.S.
J.S.P.

OPINION CONCORDANTE COMMUNE AUX JUGES KOVLER ET YUDKIVSKA

(Traduction)

Avec la majorité, nous nous sommes prononcés en faveur du constat d’incompétence ratione temporis de la Cour pour connaître du grief soulevé par les requérants sur le terrain de l’article 2 de la Convention. Nous ne pouvons toutefois adhérer sur tous les points au raisonnement de l’arrêt ni à l’application proposée en l’espèce des principes tirés de la jurisprudence Šilih.

Une remarque préliminaire s’impose. A l’instar de la majorité, nous estimons que le massacre de Katyn est un crime de guerre particulièrement atroce commis par le régime totalitaire soviétique et nous sommes d’accord avec nos collègues dissidents lorsqu’ils disent qu’« [i]l s’agit manifestement de l’une des atrocités de guerre dont les rédacteurs de la Convention voulaient à tout prix empêcher la survenance à l’avenir ». Nous pensons en revanche que la Convention européenne des droits de l’homme, issue d’un chapitre sanglant de l’histoire européenne du XXe siècle, a été rédigée « dans le cadre du processus de reconstruction de l’Europe occidentale au lendemain de la Seconde guerre mondiale »[3] et non dans le but de revenir sur ces sombres événements.

D’ailleurs, il s’agit de la toute première affaire dans laquelle la Cour a examiné la question des obligations procédurales de l’article 2 nées d’un événement survenu non seulement avant la ratification de la Convention par l’Etat défendeur mais avant même la rédaction de celle-ci. Nous ne voyons guère comment les autorités russes auraient pu être tenues de conduire une enquête sur les circonstances du massacre de Katyn après le 5 mai 1998, date de la ratification de la Convention par la Russie, ni comment on pourrait supposer qu’elles eussent été conscientes des conséquences éventuelles de la ratification de la Convention sur l’enquête.

Les investigations ouvertes en 1990 étaient un geste de bonne volonté de la part de la Fédération de Russie. Comme il est dit au paragraphe 141 de l’arrêt, la décision d’enquêter prise au niveau interne, qui peut reposer sur des considérations d’ordre politique, juridique ou éthique, se distingue de l’obligation procédurale d’enquêter, qui découle de la Convention, et « [c]’est seulement la seconde, et non la première, qui relève du contrôle de la Cour ». Nous partageons cette manière de raisonner et nous l’estimons essentielle à la conclusion que le grief relatif à l’article 2 échappe à la compétence ratione temporis de la Cour.

En effet, la majorité est parvenue à cette conclusion pour un autre motif. Ayant fait application du critère de la jurisprudence Šilih, c’est-à-dire l’existence d’un lien véritable entre le décès et l’entrée en vigueur de la Convention à l’égard de l’Etat défendeur comme condition d’applicabilité des obligations procédurales imposées par l’article 2, et la nécessité qui en découle qu’une part importante des mesures procédurales aient été mises en œuvre après la date critique (paragraphe 132 de l’arrêt), elle a jugé au paragraphe 138 qu’« une part importante de l’enquête sur Katyn (...) apparaît s’être déroulée avant la date de ratification », en particulier entre 1991 et 1995. Pour cette raison, le « critère sur la base duquel l’obligation procédurale imposée par l’article 2 peut naître n’a pas été satisfait ». Il faut logiquement conclure de ce passage que, si la Fédération de Russie avait par exemple ratifié la Convention sept ans auparavant en 1991, le critère du « lien véritable » aurait été satisfait.

Avec tout le respect dû à nos collègues, nous nous dissocions de ce raisonnement. Certes, « il n’y a guère lieu de trop encadrer la possibilité qu’une obligation d’enquêter sur des décès illicites naisse de nombreuses années après les faits, l’intérêt qu’a le public à faire poursuivre et condamner les auteurs étant solidement reconnu, surtout s’agissant de crimes de guerre et de crimes contre l’humanité » (Brecknell c. Royaume-Uni, no 32457/04, § 69, 27 novembre 2007). En outre, il est établi que l’obligation procédurale « s’impose à l’Etat pendant toute la période où l’on peut raisonnablement attendre des autorités qu’elles prennent des mesures pour élucider les circonstances du décès et établir les responsabilités éventuelles » (Šilih c. Slovénie [GC], no 71463/01, § 157, 9 avril 2009 ; les italiques sont de nous). Ainsi, selon les Principes des Nations unies relatifs à la prévention efficace des exécutions extrajudiciaires, arbitraires et sommaires et aux moyens d’enquêter efficacement sur ces exécutions[4], « [l]’enquête aura pour objet de déterminer la cause, les circonstances et le jour et l’heure du décès, le responsable et toute pratique pouvant avoir entraîné le décès ».

Pouvait-on raisonnablement attendre des autorités russes qu’elles fassent toute la lumière sur les circonstances des atrocités de Katyn et demandent des comptes à leurs auteurs cinquante ans après les faits et trente ans après la destruction des principales preuves (voir paragraphe 20), alors que la majorité d’entre eux et des témoins étaient déjà morts ? Il faut selon nous répondre par la négative. En effet, toute enquête de ce type serait a priori ineffective et les garanties procédurales de l’article 2 ne devraient pas être étendues à elle. On voit mal également comment pourrait apparaître cinquante ans après un nouvel élément de preuve ou d’information « susceptible d’établir un lien entre le décès des prisonniers et la ratification et de faire renaître l’obligation d’enquêter découlant de l’article 2 » (§ 140).

La Cour est parvenue à une conclusion similaire dans l’affaire Çakir et autres c. Chypre (déc.) (no 7864/06, 29 avril 2010), où, faisant application des principes de la jurisprudence Šilih à une enquête sur des meurtres survenus plus de quatorze ans avant l’entrée en vigueur du droit de recours individuel à l’égard de Chypre, elle a constaté que « la demande de renseignements [sur les résultats de l’enquête] (...), formulée plus de trente ans après les meurtres, ne saurait être assimilée à une nouvelle allégation plausible, à un élément de preuve ou d’information nouveau utile à l’identification des responsables ni à la répression ou au châtiment au bout du compte des auteurs des faits, de nature à faire renaître l’obligation procédurale incombant aux autorités d’enquêter sur le décès des proches des requérants et à faire entrer les obligations procédurales découlant de l’article 2 dans la compétence temporelle de la Cour ».

A l’instar de notre éminent collègue le juge Lorenzen, nous pensons qu’« il doit y avoir un lien temporel clair entre, d’une part, le fait matériel – décès, mauvais traitements, etc. – et l’obligation procédurale de mener une enquête et, d’autre part, l’entrée en vigueur de la Convention à l’égard de l’Etat défendeur »[5]. Tous les cas dans lesquels la Cour a conclu à sa compétence ratione temporis pour connaître de l’affaire sous le volet procédural de l’article 2 alors que le décès était antérieur à la ratification de la Convention comportent, outre les points communs évoqués au paragraphe 135 de l’arrêt, un autre élément important qui les distingue de la présente affaire : l’enquête sur les circonstances du décès avait commencé tout de suite, ce qui avait permis de préserver de nombreux éléments de preuve pour la suite des investigations. Lorsqu’aucune enquête sur l’infraction n’a été conduite pendant cinquante ans, nous ne voyons aucune possibilité de satisfaire aux exigences d’une enquête effective, c’est-à-dire de faire la lumière sur les circonstances du décès et d’en établir les responsabilités.

Il est vrai que « la Cour a dégagé d’abondants critères sur la nécessité d’une enquête effective, englobant des éléments allant du champ d’une autopsie à l’association des familles des victimes »[6]. Or, l’objectif ci-dessus d’une enquête effective étant impossible à atteindre, examiner séparément la question de l’association des requérants à la procédure reviendrait à fragmenter artificiellement les obligations procédurales de l’Etat.

Quant au grief tiré par les requérants, sous l’angle de l’article 2, des souffrances que leur ont causées leur exclusion de la procédure et le refus d’information opposé à eux, c’est sur le terrain de l’article 3 de la Convention que la Cour l’a examiné[7].


OPINION PARTIELLEMENT DISSIDENTE DU JUGE KOVLER, A LAQUELLE SE RALLIENT LES JUGES JUNGWIERT ET ZUPANČIČ

(Traduction)

Nous ne pouvons suivre la logique inhabituelle derrière la méthodologie employée dans l’arrêt rendu en l’espèce, tout d’abord lorsque la Cour conclut à une violation de l’article 38 de la Convention, comme elle l’avait fait par exemple dans l’affaire Nolan (Nolan et K. c. Russie, no 2512/04, 12 février 2009). En l’espèce, elle dit que « [l]e respect de cette obligation est une condition sine qua non à la conduite effective de la procédure devant la Cour et il faut s’en assurer indépendamment des constats qui pourront être opérés au cours de la procédure et de l’issue finale de celle-ci » (paragraphe 91 de l’arrêt). Son constat d’incompétence pour connaître au fond du grief soulevé sous le volet procédural de l’article 2 de la Convention a considérablement amenuisé l’intérêt qu’elle aurait eu, surtout aux premiers stades de la procédure, à demander copie de la décision du 21 septembre 2004 portant clôture de l’enquête sur le massacre de Katyn, et elle aurait pu conclure qu’aucune question distincte ne se posait.

Sur le fond, nous tenons à rappeler que, dans son arrêt de Grande Chambre Stoll c. Suisse, la Cour a reconnu la nécessité d’une certaine « discrétion » concernant certains documents officiels confidentiels des Etats membres (Stoll c. Suisse [GC], no 69698/01, § 136, CEDH 2007‑V) et la nécessité de la préserver. Nous constatons en outre que les conseils russes des requérants ont eu accès aux pièces classifiées du dossier d’enquête pénale no 159, y compris à la décision du 21 septembre 2004, et que les motifs exposés dans celle-ci ont été examinés par les juridictions internes, lesquelles ont conclu qu’ils justifiaient suffisamment la clôture de cette enquête. Nous tenons par ailleurs à rappeler ce qu’a dit la Cour dans une autre affaire russe, à savoir que « [s]oucieuse de son rôle subsidiaire et de la marge d’appréciation étendue accordée à l’Etat en matière de sécurité nationale, [la Cour] reconnaît que c’est à chaque gouvernement, en sa qualité de garant de la sûreté de la population, de se livrer à sa propre appréciation sur la base des faits dont il a connaissance. Il faut donc accorder un poids important au jugement des autorités internes, en particulier des juridictions nationales, qui sont mieux placées pour apprécier les preuves relatives à l’existence d’une menace pour la sécurité nationale (Liou c. Russie (no 2), no 29157/09, § 85, 26 juillet 2011).

Nous ne tenons pas à nous livrer à des conjectures quant à la teneur de la décision en question (peut-être les noms d’agents infiltrés ou des auteurs du massacre y figurent-ils ?) Nous nous contenterons de noter que, dans ses observations (paragraphe 96), le gouvernement polonais a souligné qu’il n’y aurait pas manquement à l’obligation faite par l’article 38 de la Convention de fournir des pièces si le refus de les communiquer est justifié par des motifs convaincants. Se poserait alors la question de la solidité de cette explication, ce qui est un jugement de valeur.


OPINION PARTIELLEMENT DISSIDENTE COMMUNE AUX JUGES SPIELMANN, VILLIGER ET NUSSBERGER

(Traduction)

1. La présente affaire soulève des questions importantes relatives à l’application de la Convention ainsi que des questions graves de caractère général touchant l’article 2 (volet procédural). Nous doutons néanmoins que la Cour puisse examiner au fond le grief soulevé sur le terrain de l’article 2 et qu’il y ait eu violation de cette disposition.

2. Pour ce qui est du volet procédural de l’article 2, la difficulté concernant l’interprétation et l’application de la Convention porte sur la compétence ratione temporis de la Cour et en particulier sur l’interprétation du paragraphe 163, quelque peu « mystérieux », de l’arrêt Šilih c. Slovénie [GC], no 71463/01, 9 avril 2009)[8]. Il s’agit du premier arrêt dans lequel la détachabilité et le rôle autonome de l’obligation procédurale de l’article 2 ont été examinés. La Grande Chambre a dit ceci :

« 161. (...) compte tenu du principe de sécurité juridique, la compétence temporelle de la Cour pour vérifier le respect de l’obligation procédurale découlant de l’article 2 relativement à un décès antérieur à la date critique n’est pas sans limites.

162. Premièrement, il est clair que dans le cas d’un décès survenu avant la date critique, seuls les actes et/ou omissions de nature procédurale postérieurs à cette date peuvent relever de la compétence temporelle de la Cour.

163. Deuxièmement, pour que les obligations procédurales imposées par l’article 2 deviennent applicables, il doit exister un lien véritable entre le décès et l’entrée en vigueur de la Convention à l’égard de l’Etat défendeur.

Ainsi, il doit être établi qu’une part importante des mesures procédurales requises par cette disposition – non seulement une enquête effective sur le décès de la personne concernée, mais aussi le déclenchement d’une procédure adéquate visant à déterminer la cause du décès et à obliger les responsables à répondre de leurs actes (Vo, précité, § 89) – ont été ou auraient dû être mises en œuvre après la date critique.

La Cour n’exclut pas, toutefois, que dans certaines circonstances ce lien puisse également reposer sur la nécessité de vérifier que les garanties offertes par la Convention et les valeurs qui la sous-tendent sont protégées de manière réelle et effective. »

3. L’application de l’arrêt Šilih aux faits de la présente affaire et l’interprétation de la dernière phrase du paragraphe 163 en conformité avec la décision de la Grande Chambre de faire reposer le lien véritable « sur la nécessité de vérifier que les garanties offertes par la Convention et les valeurs qui la sous-tendent sont protégées de manière réelle et effective » nous amènent à conclure que l’affaire relève de la compétence temporelle de la Cour et qu’il y a eu violation procédurale de l’article 2. S’inspirant de l’arrêt Brecknell c. Royaume-Uni (no 32457/04, 27 novembre 2007) et nuançant le critère du « lien véritable » énoncé dans l’arrêt Šilih, la majorité a vu deux éléments dans la dernière phrase du paragraphe 163. Premièrement, et conformément au critère du « lien véritable », le renvoi aux valeurs qui sous-tendent la Convention doit signifier que le fait générateur doit être d’une plus large dimension qu’une infraction pénale ordinaire et constituer la négation des fondements mêmes de la Convention, par exemple un crime de guerre ou un crime contre l’humanité. Deuxièmement, et venant restreindre ce critère, il doit exister des éléments suffisamment importants jetant une nouvelle lumière sur ce fait et révélés au public postérieurement à la ratification (sur ce second élément, voir le paragraphe 10 ci-dessous).

4. A nos yeux, la gravité et l’ampleur des crimes de guerre commis en 1940 à Katyn, Kharkov et Tver, s’ajoutant à l’attitude des autorités russes après l’entrée en vigueur de la Convention, justifient l’application de la clause des circonstances spéciales de la dernière phrase du paragraphe 163.

5. Nous tenons à rappeler que cette affaire a pour origine l’assassinat et l’enterrement dans des charniers, hors de tout cadre judiciaire, de plus de 20 000 prisonniers de guerre par des agents de l’Etat. Il s’agit manifestement de l’une des atrocités de guerre dont les rédacteurs de la Convention voulaient à tout prix empêcher la survenance à l’avenir. Les faits sont manifestement contraires aux valeurs qui sous-tendent la Convention. Dans l’arrêt Šilih, la Cour a inséré la dernière phrase du paragraphe 163 précisément pour couvrir des cas exceptionnels de cette nature[9] et pour distinguer l’affaire Šilih des autres concernant des faits survenus il y a si longtemps qu’une enquête serait impossible à conduire et donc vaine[10].

6. Ces meurtres sont un « crime de guerre ». Il n’y a aucun doute à ce sujet. Les massacres ont été perpétrés au lendemain de la conclusion du Pacte Molotov-Ribbentrop (le traité de non-agression de 1939 et son tristement célèbre protocole secret), ce qui est un fait historique incontesté. S’appuyant sur cet accord illégal, les forces soviétiques se sont rendues coupables d’un crime d’agression notamment contre la Pologne qui a conduit, après la partition de ce pays indépendant, à son occupation illicite.

Il apparaît que les autorités russes ont qualifié le massacre de Katyn[11] d’« abus de pouvoir ». Le texte de la décision portant clôture de la procédure n’étant pas disponible, il est difficile de dire si l’abus du pouvoir était le fait des dirigeants du Politburo ou des exécutants eux-mêmes. Quoi qu’il en soit, cette qualification n’apparaît pas convaincante : la quatrième convention de La Haye de 1907 et la Convention de Genève de 1929 relative au traitement des prisonniers de guerre interdisent l’une et l’autre les actes de violence et de cruauté contre les prisonniers de guerre et le meurtre de ceux-ci est constitutif d’un « crime de guerre » au sens de l’article 6 b) de la Charte de Nuremberg de 1945. Certes, l’URSS n’était pas partie aux conventions de La Haye et de Genève, mais l’obligation de traiter les prisonniers avec humanité et de s’abstenir de les tuer était manifestement une règle de droit international coutumier, ultérieurement consacrée dans la Charte de Nuremberg, qu’elle se devait de respecter. La tentative par le procureur soviétique, au procès de Nuremberg, d’imputer aux responsables nazis le massacre de Katyn confirme la reconnaissance par l’URSS du caractère juridiquement obligatoire de cette obligation. « Crimes de guerre », ce massacre est imprescriptible, conformément tant au droit interne russe qu’à la Convention sur l’imprescriptibilité des crimes de guerre et des crimes contre l’humanité.

7. A la lumière de la dernière phrase du paragraphe 163 de l’arrêt Šilih, l’existence d’un fait contraire aux valeurs qui sous-tendent la Convention et constitutif d’un crime de guerre imprescriptible est suffisant à nos yeux pour établir la compétence temporelle de la Cour à l’égard de toute enquête conduite à ce sujet, pourvu qu’elle soit toujours possible, surtout lorsqu’une part importante de l’enquête est conduite postérieurement à la ratification.

8. En l’espèce, les valeurs qui sous-tendent la Convention ont également été heurtées par l’attitude plutôt étrange et incohérente des autorités russes lorsqu’elles ont pris, après l’entrée en vigueur de la Convention, des décisions procédurales tantôt positives, tantôt négatives. Nous nous contenterons de rappeler que, en décembre 2004, soit environ quatorze ans après l’ouverture des archives, la Commission interadministrations de protection des secrets d’Etat a classé « ultrasecret » 36 volumes du dossier. Ce qui est si incohérent, et donc choquant, c’est qu’une enquête transparente au départ a fini dans le secret le plus total. Le gouvernement russe a refusé de produire la décision du 21 septembre 2004 – ce qui a été jugé contraire à l’article 38 de la Convention – alors que, jusqu’en 2003, le parquet général dialoguait toujours avec les conseils des requérants et avait confirmé l’existence de l’enquête pénale. De plus, au début de l’année 2005, le chef du parquet général avait indiqué qu’Andrzej Janowiec et Antoni Nawratil figuraient parmi les prisonniers exécutés en 1940 par le NKVD et enterrés près de Kharkov. Or aucune autre pièce n’a été communiquée et aucune autre information n’a filtré. Bref, l’attitude incohérente, changeante et étrange du gouvernement russe après l’entrée en vigueur de la Convention est une raison particulièrement bonne de voir en la présente affaire un cas exceptionnel régi par la dernière phrase du paragraphe 163 de l’arrêt Šilih.

9. En outre, il ressort clairement du texte des jugements russes que les tribunaux internes ont estimé que les proches des requérants avaient simplement « disparu » après avoir été « mis à la disposition » de la police secrète soviétique. A cette occasion, de graves allégations de nature pénale ont été formulées contre les proches des requérants. Elles ont même été à l’origine d’une demande de rétablissement, rejetée par les autorités en 2008. La volte-face des autorités concernant ces faits, s’ajoutant à leur attitude incohérente, est en elle-même problématique et constitue un autre motif procédural précis pour lequel l’article 2 de la Convention devrait être jugé applicable sous son volet procédural.

10. Cependant, quand bien même nous devrions retenir la logique de la majorité nuançant le critère du « lien véritable » en introduisant un second élément (à savoir un élément suffisamment important jetant une nouvelle lumière sur l’infraction et révélé au public postérieurement à la ratification, voir paragraphe 3 ci-dessus), nous serions toujours convaincus que la Cour a compétence pour connaître du grief. En effet, la décision du 21 septembre 2004 portant clôture de l’enquête et la décision portant classification du dossier constituent des développements majeurs de l’enquête. Certes, ces décisions procédurales ne constituent pas à proprement parler des « éléments nouveaux » pour l’enquête, mais la classification soudaine du dossier après son ouverture au moins partielle pendant plusieurs années ne peut être interprétée que comme un indice solide de l’existence de constats nouveaux et pertinents, bien que cachés. Ces décisions peuvent donc être interprétées comme révélatrices d’éléments nouveaux apparus postérieurement à la ratification. Dans ces conditions, nous pensons réellement que la Cour a compétence pour examiner la question du respect en l’espèce par les autorités russes de l’obligation procédurale découlant de l’article 2 au cours de la période postérieure à la ratification.

11. Pour ce qui est du fond du grief soulevé sous le volet procédural de l’article 2, nous sommes conscients que, vu la nature de l’enquête en cause, les garanties découlant de ce même volet n’entrent peut-être pas toutes en ligne de compte. Cependant, il n’y a guère de doute à nos yeux qu’il y a eu violation de l’article 2 à raison de l’exclusion des requérants de la procédure. Leur droit à être associés effectivement à l’enquête n’a pas été préservé : ils se sont vu refuser la qualité de victime ainsi que l’accès au dossier au motif que des pièces classées secrètes ne peuvent être communiquées à des étrangers. De plus, la classification des pièces les plus importantes du dossier pour des considérations de sécurité nationale apparaît arbitraire étant donné que, comme l’a dit lui-même le gouvernement russe, les personnes qui pourraient – au moins en théorie – être tenues pour responsables du massacre étaient déjà décédées. De plus, la classification des pièces du dossier n’est guère compatible avec la position constante du gouvernement russe qui est que le crime a été perpétré par le régime totalitaire d’un autre Etat, l’Union soviétique, il y a plus de soixante ans. Dans ces conditions, l’intérêt pour le public de voir révélés les crimes de l’ancien régime totalitaire aurait dû coïncider avec l’intérêt pour des personnes privées de découvrir ce qu’il était advenu de leurs proches, et il l’emportait sur toute considération de sécurité nationale qui aurait subsisté. En l’espèce, les requérants ont été purement et simplement exclus de l’enquête.

12. Les requérants soutenaient en outre que le déni constant d’information sur le sort de leurs proches, s’ajoutant aux réponses dédaigneuses et contradictoires des autorités russes et au refus de reconnaître des faits historiques établis, posaient un grave problème sur le terrain de la Convention. A nos yeux, cet argument est particulièrement important pour ce qui est du volet procédural de l’article 2. C’est dans ce contexte que nous devons apprécier la souffrance causée aux proches des prisonniers exécutés par le refus de leur accorder la qualité de victime dans le cadre des procédures au motif qu’il n’était pas établi que leurs proches figuraient parmi les personnes tuées, alors que leurs noms étaient inscrits sur les « listes de décès ». Cette souffrance, que l’arrêt a fort justement examinée en tant que question distincte sur le terrain de l’article 3 de la Convention, a été aggravée par le refus du rétablissement des proches des requérants au motif que l’on ignorait sur quelle base juridique ils avaient été condamnés puis exécutés – ce qui revient à dire qu’ils pouvaient avoir commis des infractions pénales. De surcroît, les autorités russes ont retenu comme version officielle la « disparition » des proches des requérants et refusé à ces derniers tout accès aux pièces du dossier pour des raisons fallacieuses de sécurité nationale. Les tribunaux russes ont rejeté toutes les demandes de rétablissement au motif qu’il était impossible de déterminer sur le fondement de quelle disposition juridique précise les prisonniers de guerre polonais avait été exécutés. Il est difficile de ne pas être d’accord avec les requérants lorsqu’ils soutiennent qu’un tel constat apparaît impliquer qu’il aurait pu y avoir de bonnes raisons d’exécuter leurs proches, comme si ceux-ci avaient été des criminels de droit commun qui méritaient la peine capitale. En se livrant à de telles allégations, les autorités russes ne se sont pas contentées de manquer à l’obligation positive découlant de l’article 2 : elles ont aussi fait d’une obligation positive son contraire, c’est-à-dire que la violation procédurale a pour origine non pas seulement une inaction coupable mais aussi une intention positive de ne pas se conformer aux normes de la Convention.

13. Compte tenu de la longue période d’incertitude et de frustration subie par les requérants et de l’attitude non seulement contradictoire mais aussi incompréhensible des autorités russes, la présente affaire doit être considérée comme un cas réellement exceptionnel.

14. Pour ces raisons, nous estimons qu’il y a eu violation de l’article 2 de la Convention.


OPINION PARTIELLEMENT DISSIDENTE DES JUGES JUNGWIERT ET KOVLER

(Traduction)

Nous ne pouvons partager le constat tiré par la Cour d’une violation de l’article 3 de la Convention à l’égard des requérants évoqués au point 4 du dispositif. Ces derniers s’estimaient victimes d’un traitement inhumain et dégradant à raison du manque d’informations sur le sort de leurs proches et de l’« attitude dédaigneuse » affichée par les autorités russes devant leurs demandes de renseignements.

Nous sommes surpris que, dans cette affaire précise, la Cour ait dit que l’obligation que l’article 3 fait peser sur les autorités se distingue de celle résultant de l’article 2 de la Convention « sur le plan tant du fond que du champ d’application temporel » et que l’obligation « découlant de l’article 3 revêt un caractère plus généralement humanitaire » (§ 152 de l’arrêt). Nous tenons à rappeler à cette occasion que, dans un certain nombre d’affaires, la Cour a jugé que les proches d’une « personne disparue » pouvaient se prétendre elles-mêmes victimes d’une violation de l’article 3 de la Convention. Ces conclusions reposaient sur l’état d’incertitude dans lequel les requérants devaient se trouver vu l’impossibilité pour eux de savoir ce qu’il était advenu de leurs proches (voir, parmi d’autres, Orhan c. Turquie, no 25656/94, § 324, 18 juin 2002). En l’espèce, la Cour elle-même n’a pas retenu la version des « personnes disparues », s’en tenant donc à des critères stricts sur le terrain de l’article 2 et voyant dans les décès un acte instantané. Pour ce qui est de la question de l’article 3, elle avait déjà conclu qu’« aucune question ne se pos[ait] sous l’angle de cette disposition de la Convention en plus de celles déjà examinées sur le terrain de l’article 2 » (Tanguiyeva c. Russie, no 57935/00, § 104, 29 novembre 2007 ; Sambiyev et Pokaïeva c. Russie, no 38693/04, §§ 74-75, 22 janvier 2009, et Velkhiyev et autres c. Russie, no 34085/06, § 138, 5 juillet 2011).

Nous souhaitons également souligner que, dans certaines affaires « tchétchènes », alors qu’elle avait conclu à une violation de l’article 2 de la Convention sous son volet procédural, la Cour a dit qu’elle n’était pas convaincue que la conduite des autorités d’enquête, fût-elle négligente en ce qu’elle était contraire à l’article 2 sous son volet procédural, pût par elle‑même avoir été source de désarroi pour le requérants au-delà du degré minimal de gravité nécessaire pour que le traitement puisse relever de l’article 3 (Khumaydov et Khumaydov c. Russie, no 13862/05, §§ 130-131, 28 mai 2009, et Zakriyeva et autres c. Russie, no 20583/04, §§ 97-98, 8 janvier 2009).

Si nous ne doutons pas que le décès de leurs proches a causé de profondes souffrances aux requérants, nous ne voyons rien néanmoins dans la jurisprudence de la Cour qui permette de conclure à une violation distincte de l’article 3 de la Convention, surtout dans le contexte particulier – l’élément temporel – de l’espèce. Aussi, nous n’examinerons pas plus avant les autres motifs justifiant les conclusions de la Cour sur ce point.

* * *

[1]. [http://rusarchives.ru/publications/katyn/spisok.shtml](http://rusarchives.ru/publications/katyn/spisok.shtml) (visité la dernière fois le 15 février 2012).

[2] République socialiste fédérative soviétique de Russie.

[3]. Steven Greer, The European Convention on Human Rights – Achievements, Problems, and Prospects, Cambridge University Press (2006), p. 365 (les italiques sont de nous).

[4]. Recommandés par le Conseil Economique et Social dans sa résolution 1989/65 du 24 mai 1989.

[5]. Voir l’exposé de l’opinion concordante du juge Lorenzen dans l’affaire Šilih c. Slovénie (les italiques sont de nous).

[6]. Alastair Mowbray, The Development of Positive Obligations under the European Convention on Human Rights by the European Court of Human Rights (Oxford, Hart Publishing, 2004), p. 41 (les italiques sont de nous).

[7]. Pour les raisons exposées dans l’opinion dissidente commune aux juges Jungwiert et Kovler, ce dernier s’est prononcé en défaveur d’un constat de violation de l’article 3.

[8] Dans son opinion concordante à laquelle se sont ralliés les juges Rozakis, Cabral Barreto Spielmann et Sajó, le juge Zagrebelsky a décrit ainsi les «formules vagues » (sic !) De ce même paragraphe :

« L’introduction (inutile aux fins de la présente affaire) dans le raisonnement de la Cour de « limites » à la « détachabilité » de l’obligation procédurale par rapport à l’obligation matérielle de l’article 2 me paraît en affaiblir la rigueur et rendre difficile, discutable et imprévisible l’application du principe de droit ainsi énoncé par la Grande Chambre. Cela me semble particulièrement vrai et préoccupant à la lumière des formules vagues utilisées au paragraphe 163 pour définir les « limites » en question. La Cour sera conduite à s’engager au cas par cas dans des évaluations complexes et contestables, difficilement détachables du fond de l’affaire. Les conséquences en ce qui concerne la « sécurité juridique » (justement évoquée par la Cour) me paraissent évidentes et dommageables. »

Dans un arrêt récent de la Cour suprême du Royaume-Uni (18 mai 2011), Lord Philips a dit ceci :

« 49. Le sens de chacune des trois phrases du paragraphe 163 est loin d’être clair. La notion de « lien » entre un décès et l’entrée en vigueur de la Convention à l’égard de l’État en question n’est pas évidente si, comme tel semble être le cas, ce lien est plus que purement temporel. La dernière phrase du paragraphe est totalement sibylline et semblerait conçue pour ne pas fermer la porte à un certain type de lien imprévu. Je ne m’étendrai pas davantage sur ce point » (In the matter of an application by Brigid McCaughey and another for Judicial Review (Northern Ireland)) [2011] UKSC 20).

[9] Sur ce point, nous ne sommes pas convaincus par les propos de Lord Philipps selon lesquels la phrase a été incluse « pour ne pas fermer la porte à un certain type de lien imprévu » (les italiques sont de nous ; voir l’arrêt précité In the matter of an application by Brigid McCaughey and another for Judicial Review (Northern Ireland) [2011] UKSC 20, § 49).

[10] Voir, à titre de comparaison, l’opinion concordante du juge Zagrebelsky, à laquelle se sont ralliés les juges Rozakis, Cabral Barreto Spielmann et Sajó : « [d]e toute façon, si la loi pénale n’est plus applicable à cause des délais de prescription prévus, ou bien si toute enquête ne peut qu’être vaine à cause de la disparition des traces et des témoins, l’obligation en question ne se justifie pas. »

[11] En fait, les massacres ont été perpétrés en trois lieux différents : Katyn, près de Smolensk, Kharkov (aujourd’hui en Ukraine) et Tver.


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