La jurisprudence francophone des Cours suprêmes


recherche avancée

21/10/2013 | CEDH | N°001-127690

CEDH | CEDH, AFFAIRE JANOWIEC ET AUTRES c. RUSSIE, 2013, 001-127690


GRANDE CHAMBRE

AFFAIRE JANOWIEC ET AUTRES c. RUSSIE

(Requêtes nos 55508/07 et 29520/09)

ARRÊT

STRASBOURG

21 octobre 2013




En l’affaire Janowiec et autres c. Russie,

La Cour européenne des droits de l’homme, siégeant en une Grande Chambre composée de :

Josep Casadevall, président,
Guido Raimondi,
Ineta Ziemele,
Isabelle Berro-Lefèvre,
Corneliu Bîrsan,
Peer Lorenzen,
Alvina Gyulumyan,

Khanlar Hajiyev,

Dragoljub Popović,
Luis López Guerra,
Kristina Pardalos, r>Vincent A. De Gaetano,
Julia Laffranque,
Helen Keller,
Helena Jäderblom,
Krzysztof Wojtyczek,
Dmitry Dedov, juges,
et de Erik Fribergh, greffie...

GRANDE CHAMBRE

AFFAIRE JANOWIEC ET AUTRES c. RUSSIE

(Requêtes nos 55508/07 et 29520/09)

ARRÊT

STRASBOURG

21 octobre 2013

En l’affaire Janowiec et autres c. Russie,

La Cour européenne des droits de l’homme, siégeant en une Grande Chambre composée de :

Josep Casadevall, président,
Guido Raimondi,
Ineta Ziemele,
Isabelle Berro-Lefèvre,
Corneliu Bîrsan,
Peer Lorenzen,
Alvina Gyulumyan,

Khanlar Hajiyev,

Dragoljub Popović,
Luis López Guerra,
Kristina Pardalos,
Vincent A. De Gaetano,
Julia Laffranque,
Helen Keller,
Helena Jäderblom,
Krzysztof Wojtyczek,
Dmitry Dedov, juges,
et de Erik Fribergh, greffier,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 13 février et le 5 septembre 2013,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette dernière date :

PROCÉDURE

1. À l’origine de l’affaire se trouvent deux requêtes (nos 55508/07 et 29520/09) dirigées contre la Fédération de Russie et dont quinze ressortissants polonais (« les requérants ») ont saisi la Cour le 19 novembre 2007 et le 24 mai 2009 respectivement en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).

2. Les requérants, dont les noms sont cités aux paragraphes 25 à 37 ci‑dessous, habitent en Pologne ou aux États-Unis d’Amérique. MM. Janowiec et Trybowski ont été représentés devant la Cour par Me J. Szewczyk, avocat polonais exerçant à Varsovie. Les autres requérants ont été représentés par M. I. Kamiński, professeur à l’Institut des études juridiques, Me R. Nowosielski et Me B. Sochański, avocats polonais exerçant respectivement à Gdańsk et à Szczecin, ainsi que par Me R. Karpinskiy et Me A. Stavitskaya, avocats russes exerçant à Moscou.

3. Le gouvernement russe (« le Gouvernement ») a été représenté par M. G. Matyushkin, représentant de la Fédération de Russie auprès de la Cour européenne des droits de l’homme.

4. Le gouvernement polonais, qui a exercé son droit d’intervenir dans la procédure comme le permet l’article 36 § 1 de la Convention, a été représenté tout d’abord par son agent, M. J. Wołąsiewicz, du ministère des Affaires étrangères, puis par son coagent, Mme A. Mężykowska.

5. Les requêtes ont été attribuées à la cinquième section de la Cour (article 52 § 1 du règlement de la Cour – « le règlement »). Le 7 octobre 2008 et le 24 novembre 2009, le président de la section a décidé de les porter à la connaissance des gouvernements russe et polonais. Il a également été décidé de réserver à ces requêtes un traitement prioritaire en vertu de l’article 41 du règlement.

6. Par une décision du 5 juillet 2011, la Cour a joint les requêtes. Elle a décidé en outre de joindre au fond l’exception d’incompétence ratione temporis formulée par le Gouvernement relativement au grief soulevé sous l’angle du volet procédural de l’article 2 de la Convention et a déclaré les requêtes partiellement recevables.

7. Le 16 avril 2012, une chambre de la cinquième section composée de Dean Spielmann, président, Karel Jungwiert, Boštjan M. Zupančič, Anatoly Kovler, Mark Villiger, Ganna Yudkivska et Angelika Nußberger, juges, a rendu son arrêt. Par quatre voix contre trois, elle s’est déclarée incompétente pour statuer au fond sur le grief formulé sur le terrain de l’article 2 ; par cinq voix contre deux, elle a conclu à la violation de l’article 3 de la Convention à l’égard de dix requérants et, à l’unanimité, elle a conclu à la non-violation de cette disposition à l’égard des autres requérants. Elle a également jugé, par quatre voix contre trois, que le Gouvernement avait failli à ses obligations découlant de l’article 38 de la Convention.

8. Le 5 juillet 2012, les requérants ont demandé le renvoi de l’affaire devant la Grande Chambre en vertu des articles 43 de la Convention et 73 du règlement. Le 24 septembre 2012, un collège de la Grande Chambre a fait droit à cette demande.

9. La composition de la Grande Chambre a été arrêtée conformément aux articles 26 §§ 4 et 5 de la Convention et 24 du règlement.

10. Tant les requérants que le Gouvernement ont produit un mémoire devant la Grande Chambre.

11. Par la suite, en vertu de l’article 36 § 2 de la Convention, le président de la Grande Chambre a autorisé les organisations suivantes à présenter des observations écrites en qualité de tierces parties : Open Society Justice Initiative, Amnesty International et Public International Law and Policy Group. Un groupe de trois organisations non gouvernementales – Memorial, European Human Rights Advocacy Centre et Transitional Justice Network – a également été autorisé à présenter des tierces observations conjointes par écrit.

12. Une audience s’est déroulée en public au Palais des droits de l’homme, à Strasbourg, le 13 février 2013 (article 59 § 3 du règlement).

Ont comparu :

– pour le gouvernement défendeur
MM.G. Matyushkin,agent,
N. Mikhaylov,
P. Smirnov,conseillers ;

– pour les requérants
MM.J. Szewczyk
I. Kamiński,
B. Sochański,conseils ;

– pour le gouvernement polonais
M.M. Szpunar,vice-ministre des Affaires étrangères,
MmeA. Mężykowska, coagent,
M.W. Schabas,conseiller.

La Cour a entendu en leurs déclarations M. Szewczyk, M. Kamiński et M. Sochański pour les requérants, M. Matyushkin pour le gouvernement défendeur, et Mme Mężykowska pour le gouvernement polonais.

EN FAIT

I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE

13. Les faits de la cause, tels qu’exposés ou admis par les parties, peuvent se résumer comme suit.

A. Contexte

14. Le 23 août 1939, les ministres des Affaires étrangères de l’Union soviétique et de l’Allemagne nazie signèrent un traité de non-agression, le « Pacte Molotov-Ribbentrop », qui renfermait un protocole additionnel secret par lequel les parties s’entendaient sur la « question de la délimitation de leurs sphères d’influence respectives en Europe de l’Est ». Il y était en particulier conclu ceci :

« 2. Dans le cas d’une réorganisation territoriale et politique des zones appartenant à l’État polonais, les sphères d’influence de l’Allemagne et de l’URSS [Union des républiques socialistes soviétiques] seront délimitées approximativement par les fleuves Narev, Vistule et San. »

15. Le 1er septembre 1939, l’Allemagne envahit la Pologne, déclenchant la Seconde Guerre mondiale. Le 17 septembre 1939, l’Armée rouge soviétique, expliquant que l’État polonais s’était effondré à cause de l’attaque allemande et n’était plus en mesure de garantir la sécurité de ses propres citoyens, pénétra en territoire polonais dans le but affiché de protéger les Ukrainiens et Biélorusses habitant la partie orientale de la Pologne. L’armée polonaise n’offrit aucune résistance militaire. L’URSS annexa les territoires qui venaient de passer sous son contrôle et déclara en novembre 1939 que les 13,5 millions de citoyens polonais qui y résidaient étaient désormais des citoyens soviétiques.

16. À la suite de l’avancée de l’Armée rouge, environ 250 000 soldats, gardes-frontières, policiers, gardiens de prison, fonctionnaires de l’État et autres agents publics polonais furent arrêtés. Après avoir été désarmés, certains d’entre eux furent relâchés ; les autres furent envoyés dans des camps d’internement spéciaux créés par le Commissariat du peuple aux Affaires intérieures (NKVD – l’un des organismes ayant précédé le Comité pour la sécurité de l’État (KGB)) à Kozelsk, Ostachkov et Starobelsk. Le 9 octobre 1939, il fut décidé que le corps des officiers polonais serait cantonné dans les camps de Kozelsk et Starobelsk et que le reste des fonctionnaires, dont les policiers et les gardiens de prison, le serait à Ostachkov.

17. Au début du mois de mars 1940, Lavrenti Beria, le chef du NKVD, soumit à Joseph Staline, le Secrétaire général du Parti communiste de l’Union soviétique (« le PCUS »), une demande d’approbation d’une proposition consistant à exécuter les prisonniers de guerre polonais au motif qu’ils étaient tous des « ennemis des autorités soviétiques pétris de haine envers le système soviétique » et qu’ils « cherchaient à poursuivre leur manœuvres [contre-révolutionnaires] » et à « mener une agitation antisoviétique ». Il était précisé dans cette proposition que les camps de prisonniers de guerre accueillaient 14 736 anciens officiers de l’armée et de la police, dont plus de 97 % étaient de nationalité polonaise, et que 10 685 autres Polonais étaient détenus dans les prisons des régions situées dans l’ouest de l’Ukraine et de la Biélorussie.

18. Le 5 mars 1940, le Bureau politique (Politburo) du Comité central du PCUS examina la proposition et décida ceci :

« [Le Politburo]

I. Donne l’instruction suivante au NKVD de l’URSS :

1. Les cas des 14 700 personnes restant dans les camps de prisonniers de guerre (anciens officiers de l’armée, fonctionnaires, propriétaires terriens, policiers, agents du renseignement, policiers militaires, colons et gardiens de prison polonais),

2. et les cas des personnes arrêtées et restant dans les prisons des régions de l’ouest de l’Ukraine et de la Biélorussie, au nombre de 11 000 (membres de divers organismes contre-révolutionnaires d’espionnage et de sabotage, anciens propriétaires terriens, propriétaires d’usines, anciens officiers de l’armée polonaise, fonctionnaires et fugitifs), doivent être examinés dans le cadre d’une procédure spéciale, et ces personnes doivent être condamnées à la peine capitale – [exécution] par balles.

II. Ces cas doivent être traités sans que les prisonniers soient convoqués ni que les chefs d’inculpation soient communiqués et sans que la moindre conclusion sur l’issue de l’enquête ni les actes d’accusation ne leur soient signifiés, et ce selon les modalités suivantes :

a) pour les personnes restant dans les camps de prisonniers de guerre : sur la base des informations fournies par la direction des prisonniers de guerre du NKVD de l’URSS,

b) pour les personnes arrêtées : sur la base des informations fournies par le NKVD de la République socialiste soviétique d’Ukraine et par le NKVD de la République socialiste soviétique de Biélorussie. »

La décision était signée de Joseph Staline, Kliment Vorochilov, Anastase Mikoyan, Viatcheslav Molotov, Mikhaïl Kalinine et Lazare Kaganovitch.

19. Les exécutions se déroulèrent en avril et mai 1940. Les prisonniers du camp de Kozelsk furent tués en un lieu proche de Smolensk appelé forêt de Katyn ; ceux du camp de Starobelsk furent tués dans la prison du NKVD à Kharkov et leurs corps furent enterrés à proximité du village de Pyatikhatki ; les policiers du camp d’Ostachkov furent tués dans la prison du NKVD à Kalinine (aujourd’hui Tver) et enterrés à Mednoye. Les circonstances de l’exécution des détenus des prisons situées dans les régions de l’ouest de l’Ukraine et de la Biélorussie demeurent inconnues à ce jour.

20. En 1942 et 1943, des cheminots polonais puis l’armée allemande découvrirent des charniers près de la forêt de Katyn. Une commission internationale composée de douze experts en criminalistique de plusieurs pays (Belgique, Bulgarie, Croatie, Danemark, Finlande, France, Hongrie, Italie, Pays-Bas, Roumanie, Slovaquie et Suède), accompagnés de leurs équipes de soutien, fut mise en place pour conduire les travaux d’exhumation d’avril à juin 1943. Les dépouilles de 4 243 officiers polonais furent exhumées, dont 2 730 furent identifiées. La commission internationale conclut que les Soviétiques étaient responsables du massacre.

21. En réaction, les autorités soviétiques rejetèrent la responsabilité sur les Allemands, qui selon elles avaient mis la main sur les prisonniers polonais à l’été 1941 et les avaient exécutés. À la suite de la libération du district de Smolensk par l’Armée rouge en septembre 1943, le NKVD créa une commission d’État extraordinaire, avec à sa tête Nikolaï Bourdenko, chargée de rassembler des preuves de la responsabilité allemande dans l’exécution des officiers polonais. Dans son communiqué du 22 janvier 1944, la commission Bourdenko déclara que les prisonniers polonais avaient été exécutés par les Allemands à l’automne 1941.

22. Au cours du procès des criminels de guerre allemands devant le Tribunal militaire international de Nuremberg (« le Tribunal de Nuremberg »), les exécutions de Katyn figuraient dans l’acte d’accusation comme chef de crimes de guerre (acte d’accusation : chef d’accusation no 3 – crimes de guerre, section C 2). Le 13 février 1946, le colonel Y.V. Pokrovsky, le procureur général adjoint de l’URSS, inculpa les accusés de l’exécution de 11 000 prisonniers de guerre polonais à l’automne 1941, sur la base des conclusions de la commission d’État extraordinaire (Procès des grands criminels de guerre devant le Tribunal militaire international, vol. VII, pp. 425-427). Malgré les objections des procureurs soviétiques à l’audition de témoins, le Tribunal de Nuremberg entendit, les 1er et 2 juillet 1946, trois témoins pour l’accusation et trois témoins pour la défense (Procès des grands criminels de guerre devant le Tribunal militaire international, vol. XVII, pp. 270-371). À l’issue du procès, aucune mention ne fut faite des exécutions de Katyn, ni dans le texte du jugement du Tribunal de Nuremberg ni dans l’opinion dissidente du juge soviétique.

23. Le 3 mars 1959, Alexandre Chelepine, le président du KGB, proposa à Nikita Khrouchtchev, le Secrétaire général du PCUS, de détruire les documents relatifs à l’exécution des prisonniers de guerre polonais :

« Depuis 1940, des archives et d’autres documents concernant les prisonniers et officiers, policiers, gendarmes, colons [militaires], propriétaires terriens internés et autres membres de l’ancienne Pologne bourgeoise qui ont été exécutés cette année-là ont été conservés par le Comité pour la sécurité de l’État du Conseil des ministres de l’URSS. Au total 21 857 personnes furent abattues sur la base des décisions de la troïka spéciale du NKVD soviétique, dont 4 421 dans la forêt de Katyn (district de Smolensk), 3 820 dans le camp de Starobelsk près de Kharkov, 6 311 dans le camp d’Ostachkov (district de Kalinine) et 7 305 dans d’autres camps et prisons de l’ouest de l’Ukraine et de la Biélorussie.

Toute l’opération visant à liquider les personnes susmentionnées fut conduite sur la base d’une décision du Comité central du Parti communiste de l’URSS du 5 mars 1940 (...) Depuis l’époque où cette opération a été exécutée, c’est-à-dire depuis 1940, aucune information n’a été communiquée à quiconque au sujet de cette affaire et l’ensemble des 21 857 dossiers ont été conservés en lieu sûr.

Aucun de ces dossiers ne revêt la moindre valeur opérationnelle ou historique pour les organes soviétiques. De même, il est fort douteux qu’ils puissent avoir une quelconque valeur réelle aux yeux de nos amis polonais. Au contraire, un incident fortuit risquerait de conduire à la révélation de l’opération, avec toutes les conséquences fâcheuses qui s’ensuivraient pour notre pays, surtout depuis que, s’agissant des personnes abattues dans la forêt de Katyn, la version officielle a été confirmée par une enquête conduite à l’initiative des autorités soviétiques en 1944 (...)

Au vu de ces éléments, il semble opportun de détruire tous les dossiers relatifs aux personnes abattues en 1940 au cours de l’opération susmentionnée (...) [L]es procès‑verbaux des réunions de la troïka du NKVD soviétique ordonnant l’exécution de ces personnes ainsi que les documents relatifs à la mise en application de cette décision pourraient être conservés. »

24. Les documents restants furent archivés dans un dossier spécial, appelé « paquet no 1 », auquel seul le Secrétaire général du PCUS avait accès. Le 28 avril 2010, son contenu fut officiellement rendu public sur le site Internet du service des archives de l’État russe. Le dossier renferme les documents historiques suivants : la proposition de Beria du 5 mars 1940, la décision prise par le Politburo à cette même date, les pages supprimées du procès-verbal de la réunion du Politburo et la note de Chelepine du 3 mars 1959.

B. Les requérants et leurs liens avec les victimes

1. Les auteurs de la requête no 55508/07

25. Le premier requérant, M. Jerzy-Roman Janowiec, est né en 1929. Il est le fils d’Andrzej Janowiec, né en 1890, qui était lieutenant dans l’armée polonaise avant la Seconde Guerre mondiale.

26. Le second requérant, M. Antoni-Stanisław Trybowski, est né en 1940. Il est le petit-fils d’Antoni Nawratil, né en 1883, qui était lieutenant-colonel dans l’armée polonaise.

27. Andrzej Janowiec et Antoni Nawratil furent tous deux faits prisonniers au cours de l’invasion soviétique de la Pologne en septembre 1939 puis envoyés au camp de Starobelsk en URSS. Sur la liste des prisonniers du camp, ils portaient respectivement les numéros 3914 et 2407. Ils furent ultérieurement transférés dans une prison à Kharkov puis exécutés en avril 1940.

2. Les auteurs de la requête no 29520/09

28. Les première et deuxième requérantes, Mmes Witomiła Wołk‑Jezierska et Ojcumiła Wołk, sont nées respectivement en 1940 et en 1917. Elles sont respectivement la fille et l’épouse de Wincenty Wołk, né en 1909, qui était lieutenant dans une unité d’artillerie lourde de l’armée polonaise avant la Seconde Guerre mondiale. Ce dernier fut fait prisonnier par l’Armée rouge la nuit du 19 septembre 1939 puis incarcéré au camp spécial de Kozelsk (son nom figure en 3e position sur la liste de répartition 052/3 du NKVD d’avril 1940). Il fut exécuté le 30 avril 1940 et enterré à Katyn. Son corps fut identifié au cours de l’exhumation de 1943 (no 2564).

29. La troisième requérante, Mme Wanda Rodowicz, est née en 1938. Elle est la petite-fille de Stanisław Rodowicz, né en 1883, qui était officier de réserve dans l’armée polonaise. Ce dernier fut fait prisonnier par l’Armée rouge à la frontière hongroise vers le 20 septembre 1939 puis incarcéré au camp spécial de Kozelsk (son nom figure en 94e position sur la liste 017/2). Il fut exécuté et enterré à Katyn. Son corps fut identifié au cours de l’exhumation de 1943 (no 970).

30. La quatrième requérante, Mme Halina Michalska, née en 1929, est décédée en 2012. Elle était la fille de Stanisław Uziembło, né en 1889. Officier dans l’armée polonaise, ce dernier fut fait prisonnier par les Soviétiques près de Białystok (Pologne) puis incarcéré au camp spécial du NKVD de Starobelsk (son nom figure en 3 400e position). On présume qu’il a été exécuté à Kharkov et enterré près de cette ville, à Pyatikhatki (aujourd’hui en Ukraine).

31. Le cinquième requérant, M. Artur Tomaszewski, est né en 1933. Il est le fils de Szymon Tomaszewski, né en 1900. Ce dernier, qui était commandant du poste de police de Kobylia, à la frontière soviéto-polonaise, y fut arrêté par des soldats soviétiques puis emmené au camp spécial du NKVD d’Ostachkov (son nom figure en 5e position sur la liste 045/3). Il fut exécuté à Tver et enterré à Mednoye.

32. Le sixième requérant, M. Jerzy Lech Wielebnowski, est né en 1930. Son père, Aleksander Wielebnowski, né en 1897, était un policier posté à Luck, dans l’Est de la Pologne. En octobre 1939, il fut arrêté par des soldats soviétiques puis conduit au camp d’Ostachkov (son nom figure en 10e position sur la liste 033/2). Il fut exécuté à Tver et enterré à Mednoye.

33. Le septième requérant, M. Gustaw Erchard, est né en 1935. Son père, Stefan Erchard, né en 1900, était le directeur d’une école primaire à Rudka (Pologne). Il fut arrêté par les Soviétiques puis incarcéré au camp de Starobelsk (son nom figure en 3 869e position). On présume qu’il a été exécuté à Kharkov et enterré à Pyatikhatki.

34. Le huitième requérant, M. Jerzy Karol Malewicz, est né en 1928. Son frère, le neuvième requérant, M. Krzysztof Jan Malewicz, né en 1931, est décédé en 2011. Leur père, Stanisław August Malewicz, né en 1889, était médecin dans l’armée polonaise. Il fut fait prisonnier à Równe (Pologne) puis incarcéré au camp de Starobelsk (son nom figure en 2 219e position). On présume qu’il a été exécuté à Kharkov et enterré à Pyatikhatki.

35. Les dixième et onzième requérantes, Mmes Krystyna Krzyszkowiak et Irena Erchard, nées respectivement en 1940 et 1936, sont les filles de Michał Adamczyk. Né en 1903, ce dernier était le commandant du poste de police de Sarnaki. Il fut arrêté par les Soviétiques, incarcéré au camp d’Ostachkov (son nom figure en 5e position sur la liste 037/2), exécuté à Tver et enterré à Mednoye.

36. La douzième requérante, Mme Krystyna Mieszczankowska, née en 1930, est la fille de Stanisław Mielecki. Celui-ci, officier polonais né en 1895, fut détenu au camp de Kozelsk après avoir été arrêté par des soldats soviétiques. Il fut exécuté et enterré à Katyn. Son corps fut identifié au cours de l’exhumation de 1943.

37. Le treizième requérant, M. Krzysztof Romanowski, né en 1953, est le neveu de Ryszard Żołędziowski. Ce dernier, né en 1887, fut détenu au camp de Starobelsk (son nom figure en 1 151e position) et on présume qu’il a été exécuté à Kharkov et enterré à Pyatikhatki. Une liste des prisonniers de ce camp sur laquelle figurait son nom fut retrouvée dans la poche du manteau d’un officier polonais dont la dépouille, qui présentait des blessures par balles à la tête, fut retrouvée au cours d’une exhumation effectuée conjointement par une équipe russe et une équipe polonaise à proximité de Kharkov en 1991.

C. L’enquête sur le dossier pénal no 159

38. Le 13 avril 1990, Mikhaïl Gorbatchev, le président de l’URSS, remit à Wojciech Jaruzelski, le président polonais, en visite à Moscou, les documents relatifs au massacre de Katyn. L’agence de presse soviétique officielle publia un communiqué qui indiquait qu’il ressortait de documents d’archives nouvellement publiés que « Beria, Merkoulov et leurs subordonnés port[aient] la responsabilité directe du crime commis dans la forêt de Katyn ».

39. Le 22 mars 1990, le parquet régional de Kharkov ouvrit une enquête pénale sur l’origine des charniers découverts dans le district Lesopark de la ville. Le 6 juin 1990, le parquet de Kalinine (Tver) fit de même au sujet de la « disparition » (исчезновение) en mai 1940 des prisonniers de guerre polonais qui étaient détenus dans le camp du NKVD d’Ostachkov. Le 27 septembre 1990, le parquet militaire principal de l’URSS reprit l’enquête conduite à Kharkov, lui attribua le numéro 159 et la confia à un groupe de procureurs militaires.

40. Au cours de l’été et de l’automne 1991, des experts polonais et russes exhumèrent des corps des charniers situés à Kharkov, Mednoye et Katyn. Ils compulsèrent en outre les archives relatives au massacre de Katyn, interrogèrent au moins quarante témoins et ordonnèrent des expertises médicolégales.

41. Le 14 octobre 1992, le président russe Boris Eltsine révéla que les officiers polonais avaient été condamnés à mort par Staline et par le Politburo du PCUS. Le directeur des archives d’État de la Russie remit aux autorités polonaises un certain nombre de documents, dont la décision du 5 mars 1940. Au cours d’une visite officielle en Pologne le 25 août 1993, le président Eltsine rendit hommage aux victimes devant la croix de Katyn à Varsovie.

42. À la fin du mois de mai 1995, des procureurs biélorusses, polonais, russes et ukrainiens tinrent à Varsovie une réunion de travail au cours de laquelle ils firent le bilan de l’enquête sur le dossier no 159. Ils décidèrent que les procureurs russes solliciteraient leurs homologues biélorusses et ukrainiens dans le cadre de l’entraide judiciaire afin de faire la lumière sur les circonstances dans lesquelles 7 305 citoyens polonais avaient été exécutés.

43. Le 13 mai 1997, les autorités biélorusses informèrent leurs homologues russes qu’elles n’avaient pas été en mesure de retrouver le moindre document relatif à l’exécution de prisonniers de guerre polonais en 1940. En 2002, les autorités ukrainiennes produisirent des documents concernant le transfert de prisonniers polonais du camp de Starobelsk dans la prison du NKVD de la région de Kharkov.

44. En 2001, 2002 et 2004, le président de l’Institut polonais de la mémoire nationale (« l’IMN ») demanda à plusieurs reprises au parquet militaire principal russe l’accès aux dossiers d’enquête, mais en vain.

45. Le 21 septembre 2004, le parquet militaire principal russe décida de classer le dossier pénal no 159, apparemment au motif que les personnes présentées comme responsables du crime étaient déjà décédées. Le 22 décembre 2004, la Commission interservices de protection des secrets d’État (« la Commission interservices ») classa « ultrasecret » 36 volumes du dossier – sur un total de 183 – et « à usage interne seulement » 8 autres volumes. La décision de mettre fin à l’enquête fut classée « ultrasecret » et son existence ne fut révélée que le 11 mars 2005, lors d’une conférence de presse donnée par le procureur militaire principal.

46. Le gouvernement russe refusa d’accéder à une demande de la Cour tendant à la production d’une copie de la décision du 21 septembre 2004, au motif que le document était protégé par le secret. Il ressort de ses observations que le classement de l’enquête fut prononcé sur la base de l’article 24 § 4 1) du code russe de procédure pénale, pour décès des suspects.

47. Du 9 au 21 octobre 2005, trois procureurs de l’IMN chargés de l’enquête sur le massacre de Katyn et l’expert en chef de la Commission centrale de répression des crimes contre la nation polonaise se rendirent à Moscou à l’invitation du parquet militaire principal. Ils examinèrent les 67 volumes non classés secret du dossier no 159 mais ne furent pas autorisés à en faire des copies.

48. Le 8 mai 2010, le président russe, Dmitri Medvedev, communiqua au président du Parlement polonais 67 volumes du dossier d’enquête sur ce massacre. Selon les informations fournies par le gouvernement polonais, les autorités russes lui ont remis des copies certifiées de 148 volumes au total, représentant environ 45 000 pages.

D. L’action en justice formée par les auteurs de la requête no 55508/07

49. En 2003, Me Szewczyk, un avocat polonais engagé par le premier requérant (M. Janowiec) et par la mère du deuxième requérant (M. Trybowski), saisit le procureur général de la Fédération de Russie d’une demande tendant à la production de documents concernant Andrzej Janowiec, Antoni Nawratil et une troisième personne.

50. Le 23 juin 2003, le parquet général répondit à Me Szewczyk que le parquet militaire principal enquêtait sur un dossier pénal concernant l’exécution d’officiers polonais en 1940. Il précisa que, en 1991, cette enquête avait permis de découvrir environ deux cents corps dans les régions de Kharkov, Tver et Smolensk et d’identifier certains d’entre eux, dont ceux d’Andrzej Janowiec et d’Antoni Nawratil. Il ajouta que les noms de ces derniers figuraient sur la liste des prisonniers du camp de Starobelsk et que tous les autres documents les concernant avaient été antérieurement détruits.

51. Le 4 décembre 2004, Me Szewczyk pria formellement le parquet militaire principal de reconnaître à MM. Janowiec et Trybowski les droits découlant de leur qualité de parents d’officiers polonais exécutés et l’invita à leur communiquer copie des actes de procédure ainsi que des documents personnels concernant Andrzej Janowiec et Antoni Nawratil.

52. Le 10 février 2005, le parquet militaire principal répondit que les noms de ces derniers figuraient sur la liste des prisonniers du camp de Starobelsk qui avaient été exécutés en 1940 par le NKVD et enterrés près de Kharkov. Il ajouta qu’il n’existait aucun autre document à leur sujet et que des copies des actes de procédure ne pouvaient être communiquées qu’aux victimes officiellement reconnues ou à leurs représentants.

53. Par la suite, les requérants firent appel à un avocat russe, Me Bouchouyev, qui demanda au parquet militaire principal l’autorisation de compulser le dossier. Le 7 novembre 2006, le parquet militaire principal rejeta sa demande au motif que ses clients n’avaient pas été formellement reconnus comme victimes dans cette affaire.

54. L’avocat saisit la justice d’un recours contre les refus opposés par le parquet militaire principal le 10 février 2005 et le 7 novembre 2006. Il soutenait en particulier que la qualité de victime d’une infraction pénale se déterminait en fonction des circonstances factuelles, par exemple selon que l’intéressé avait été lésé ou non par l’infraction. Il estimait que, dans ces conditions, la reconnaissance par l’enquêteur de la qualité de victime d’une personne valait reconnaissance formelle de pareilles circonstances factuelles. Il demanda donc l’octroi de cette qualité à MM. Janowiec et Trybowski et l’accès au dossier.

55. Le 18 avril 2007, le tribunal militaire du commandement de Moscou (« le tribunal militaire ») rejeta le recours. Il releva que, si les noms d’Andrzej Janowiec et d’Antoni Nawratil figuraient bien sur la liste des prisonniers du camp de Starobelsk, leurs dépouilles ne faisaient pas partie de celles identifiées au cours de l’enquête. Il en conclut qu’il n’y avait aucune raison en droit de supposer que l’infraction visée eût été la cause de leur décès. Quant aux pièces du dossier, il constata que la décision de classement sans suite prise le 21 septembre 2004 avait été classée secret d’État et que, de ce fait, aucun étranger ne pouvait y avoir accès.

56. Le 24 mai 2007, la Cour suprême de la Fédération de Russie confirma ce jugement en cassation, reprenant mot pour mot le raisonnement du tribunal militaire.

E. L’action en justice formée par les auteurs de la requête no 29520/09

57. Le 20 août 2008, les auteurs de cette requête, par le biais de leur équipe d’avocats, saisirent la justice d’un recours contre la décision du procureur du 21 septembre 2004. Ils soutenaient que leurs proches étaient parmi les officiers polonais emprisonnés dont l’exécution avait été ordonnée par le Politburo du PCUS le 5 mars 1940 mais que, n’ayant pu obtenir la qualité de victime dans le cadre de l’affaire no 159, ils ne pouvaient ni formuler des demandes ou pétitions, ni avoir accès aux pièces du dossier, ni recevoir copie des décisions. Ils plaidaient également l’ineffectivité de l’enquête, expliquant qu’aucune démarche n’avait été faite pour prélever sur eux des échantillons biologiques de manière à permettre l’identification des dépouilles exhumées.

58. Par un jugement du 14 octobre 2008, le tribunal militaire rejeta le recours. Il releva que, en 1943, la commission internationale et la commission technique de la Croix-Rouge polonaise avaient exhumé les dépouilles avant de les remettre en terre, sans les avoir identifiées ni dénombrées. Il ajouta qu’une nouvelle exhumation conduite en 1991 n’avait permis d’identifier que vingt-deux corps, parmi lesquels ne figuraient pas ceux des proches des requérants. Il reconnut que les noms de ces derniers étaient inscrits sur les listes du NKVD pour les camps d’Ostachkov, de Starobelsk et de Kozelsk, mais dit que « l’enquête sur « Katyn » (...) n’a[vait] pas permis de faire la lumière sur le sort de ces personnes ». Il estima que, les corps n’ayant pas été identifiés, rien ne prouvait que l’infraction d’abus de pouvoir (article 193-17 du code pénal soviétique de 1926) mentionnée dans la décision du 21 septembre 2004 eût été la cause des décès. Il conclut qu’aucun élément ne permettait d’accorder aux requérants la qualité de victime au titre de l’article 42 du code de procédure pénale. Il ajouta que des « représentants d’États étrangers » ne pouvaient avoir accès à des pièces classées secret.

59. Les mêmes requérants, par le biais de leurs avocats, déposèrent un mémoire dans lequel ils soutenaient que le manque d’information sur le sort de leurs proches était le résultat d’une enquête ineffective. Ils exposaient que les vingt-deux personnes identifiées ne l’avaient été que grâce à leurs plaques d’identité militaires retrouvées dans les charniers et que les enquêteurs n’avaient pris aucune mesure ni ordonné aucune expertise médicolégale pour identifier les dépouilles exhumées. Ils ajoutaient qu’il était de notoriété publique que l’exhumation de 1943 avait permis de retrouver les restes de 4 243 personnes, dont 2 730 avaient été identifiées. Ils plaidaient que, parmi les personnes identifiées, trois étaient des proches de plaignants, et que l’octroi à ces derniers de la qualité de victime aurait permis d’identifier les dépouilles grâce aux méthodes de la génétique. Ils concluaient enfin que rien dans le dossier pénal sur le massacre de Katyn ne permettait de dire que l’un quelconque des officiers polonais sortis des camps du NKVD eût survécu ou fût décédé de mort naturelle.

60. Le 29 janvier 2009, la Cour suprême de la Fédération de Russie confirma en tous points le jugement du 14 octobre 2008. Elle reprit mot pour mot de longs passages des motifs du tribunal militaire, ajoutant par ailleurs que la décision du 21 septembre 2004 ne pouvait être annulée étant donné que le délai de prescription avait expiré et que le classement du dossier concernant certains suspects avait été prononcé pour des « raisons de réhabilitation ».

F. La procédure tendant à la déclassification de la décision du 21 septembre 2004

61. Le 26 mars 2008, Memorial, organisation non gouvernementale russe de défense des droits de l’homme, présenta au parquet militaire principal une demande tendant à la déclassification de la décision du 21 septembre 2004. Dans sa réponse du 22 avril 2008, le parquet lui indiqua qu’il n’avait pas le pouvoir de lever une classification approuvée le 22 décembre 2004 par la Commission interservices.

62. Le 12 mars 2009, Memorial demanda à la Commission interservices la déclassification de la décision du 21 septembre 2004, soutenant que la classification des pièces de l’enquête sur Katyn était moralement et juridiquement inacceptable et, de surcroît, contraire à l’article 7 de la loi sur le secret d’État, qui interdisait la classification de toute information relative à une violation des droits de l’homme. Par une lettre du 27 août 2009, la Commission interservices répondit à l’organisation que sa demande avait été examinée et rejetée, sans donner plus de détails.

63. Memorial attaqua le refus de la Commission interservices devant le tribunal de Moscou. Ce dernier, lors d’une audience tenue le 13 juillet 2010, donna lecture d’une lettre du 25 juin 2010 adressée au président de la formation de jugement par la Commission interservices. Celle-ci y indiquait qu’elle n’avait nullement pris, le 22 décembre 2004, une décision ordonnant la classification de la décision rendue par le parquet militaire principal le 21 septembre 2004.

64. Le 2 novembre 2010, à la suite d’une audience à huis clos, le tribunal de Moscou rejeta la demande de déclassification formée par Memorial. Sa décision comportait notamment le passage suivant :

« Le tribunal a établi que, par une décision du 21 septembre 2004, le parquet militaire principal avait prononcé le classement sans suite de l’enquête pénale ouverte par le parquet régional de Kharkov de la République socialiste soviétique d’Ukraine le 22 mars 1990 à l’occasion de la découverte de restes de ressortissants polonais dans la zone boisée de Kharkov (...)

L’enquête a qualifié d’abus de pouvoir avec circonstances particulièrement aggravantes (article 193-17 b) du code pénal de la RSFSR [République socialiste fédérative soviétique de Russie] les actions d’un certain nombre de hauts responsables de l’URSS nommément désignés. Les poursuites pénales contre ces derniers ont été abandonnées sur le fondement de l’article 24 § 1 4) du code de procédure pénale russe (pour décès des coupables). Celles ouvertes contre les autres ont été abandonnées sur la base de l’article 24 § 1 2) (absence d’infraction pénale).

Le parquet militaire principal a communiqué son projet de décision de classement au Service fédéral de sécurité pour que celui-ci donne son avis éclairé sur le point de savoir si le texte renfermait la moindre information confidentielle ou secrète au sens de l’article 9 de la loi sur le secret d’État, ce service étant habilité à disposer comme il l’entend des informations reprises dans ladite décision.

Une commission d’experts du Service fédéral de sécurité a estimé que le projet de décision du parquet militaire principal renfermait des informations qui n’avaient pas été déclassifiées. Elle a souligné en outre que ce projet de décision recélait des informations d’accès restreint (...)

Le 21 septembre 2004, un membre du parquet militaire principal a rendu la décision de classement de l’enquête pénale no 159. À la lumière des conclusions susmentionnées du Service fédéral de sécurité et sur la base de l’article 5 § 4, alinéas 2 et 3 et de l’article 8 de la loi sur le secret d’État et du point 80 du décret présidentiel no 1203 du 30 novembre 1995, le document a été classé ultrasecret (...) Il n’y a donc aucune base légale permettant d’accéder à la demande de Memorial tendant à faire déclarer irrégulière et injustifiée la classification ordonnée par le procureur militaire principal de la décision du 21 septembre 2004 (...)

Quant au moyen tiré par la demanderesse de ce qu’en vertu de l’article 7 de la loi sur le secret d’État aucune information relative à des violations de la loi par des autorités ou agents de l’État ne pourrait être déclarée secret d’État ou classifiée, il est dépourvu de fondement, dès lors que la décision du procureur militaire principal du 21 septembre 2004 renfermait des informations ayant trait au renseignement, au contre-renseignement et à des activités opérationnelles et de recherche, lesquelles, en vertu de l’article 4 de cette même loi, relèvent du secret d’État (...) »

65. Par un arrêt du 26 janvier 2011, la Cour suprême de la Fédération de Russie rejeta le pourvoi formé par Memorial contre le jugement du tribunal de Moscou.

G. Les procédures en « réhabilitation » des proches des requérants

66. La plupart des requérants saisirent à plusieurs reprises différentes autorités russes, à commencer par le parquet militaire principal, afin d’obtenir des informations au sujet de l’enquête pénale sur Katyn ainsi que la « réhabilitation » de leurs proches, conformément aux dispositions de la loi de 1991 sur la réhabilitation (paragraphe 86 ci-dessous).

67. Par une lettre du 21 avril 1998 répondant à une demande en réhabilitation formée par Mme Ojcumiła Wołk, le parquet militaire principal confirma que l’époux de celle-ci, Wincenty Wołk, avait été détenu comme prisonnier de guerre dans le camp de Kozelsk puis exécuté, avec d’autres prisonniers, au printemps 1940. Il précisait que la demande en réhabilitation ne serait examinée qu’une fois l’enquête pénale terminée.

68. Le 25 octobre 2005, à la suite du classement sans suite de l’enquête sur le dossier no 159, Mme Witomiła Wołk-Jezierska demanda au parquet militaire principal copie de la décision de classement. Expliquant que la décision était classée ultrasecret, le parquet rejeta la demande par une lettre du 23 novembre 2005. Le 8 décembre 2005, l’ambassade de Pologne à Moscou demanda au parquet des explications au sujet du dossier de réhabilitation de Wincenty Wołk. Dans une lettre du 18 janvier 2006, le parquet émit l’opinion qu’il n’y avait aucune base légale permettant de réhabiliter W. Wołk ou d’autres ressortissants polonais, l’enquête n’ayant pas permis de déterminer sur quelle disposition du code pénal de 1926 reposait la répression dont les personnes en question avaient fait l’objet. Par une lettre du 12 février 2007 libellée de manière analogue, le parquet repoussa une nouvelle demande en réhabilitation formulée par Mme Wołk.

69. Le 13 mars 2008, le parquet militaire principal rejeta une demande en réhabilitation formulée par l’ensemble des requérants par le biais de leurs avocats. Il déclara qu’il n’était pas possible de déterminer sur quelle base juridique reposaient les poursuites dont les ressortissants polonais en question avaient fait l’objet en 1940. Il ajouta que, malgré l’existence de documents indiquant que les proches des requérants avaient été transférés des camps du NKVD d’Ostachkov, de Kozelsk et de Starobelsk à Kalinine, Smolensk et Kharkov, les efforts conjugués des enquêteurs biélorusses, polonais, russes et ukrainiens n’avaient permis de découvrir aucun dossier pénal ni aucun document relatifs à des poursuites engagées contre eux en 1940. Il conclut que, en l’absence de pareilles pièces, il n’était pas possible de statuer sur l’applicabilité de la loi sur la réhabilitation. Il ajouta que les dépouilles des proches des requérants ne figuraient pas parmi celles retrouvées au cours des travaux d’exhumation.

70. Les requérants, par le biais de leurs avocats, saisirent la justice d’un recours contre le refus du procureur.

71. Le 24 octobre 2008, le tribunal du district Khamovnitcheski de Moscou rejeta le recours. Tout en confirmant que les noms des proches des requérants étaient inscrits sur les listes de prisonniers du NKVD, il souligna que, à l’issue des exhumations conduites dans le cadre de l’enquête sur le dossier no 159, seules vingt dépouilles avaient été identifiées, parmi lesquelles ne figuraient pas celles des proches des requérants. Il conclut en outre qu’il n’y avait aucune raison de supposer que les dix prisonniers de guerre polonais en question (les proches des requérants) eussent réellement été exécutés, et que des avocats russes n’avaient aucun intérêt juridique à obtenir la réhabilitation de ressortissants polonais.

72. Le 25 novembre 2008, le tribunal de Moscou rejeta de façon sommaire le recours formé contre le jugement du tribunal de district.

H. La déclaration de la Douma russe sur la tragédie de Katyn

73. Le 26 novembre 2010, la Douma d’État, la chambre basse du Parlement russe, adopta une déclaration intitulée « La tragédie de Katyn et ses victimes », qui comportait notamment le passage suivant :

« Il y a soixante-dix ans furent abattus des milliers de ressortissants polonais détenus dans les camps de prisonniers de guerre du NKVD de l’URSS et dans des prisons situées dans les régions de l’ouest de la [République socialiste soviétique] d’Ukraine et de la [République socialiste soviétique] de Biélorussie.

La propagande soviétique officielle imputa la responsabilité de ces atrocités, que l’on a appelées de manière collective la tragédie de Katyn, à des criminels nazis (...) Au début des années 1990, notre pays a fait de grands progrès sur la voie de l’établissement de la vérité au sujet de la tragédie de Katyn. Il a été reconnu que l’extermination massive de ressortissants polonais sur le territoire de l’Union soviétique au cours de la Seconde Guerre mondiale était un acte arbitraire perpétré par cet État totalitaire (...)

Les éléments publiés, qui avaient été conservés pendant de nombreuses années dans des archives secrètes, démontrent l’ampleur de cette terrible tragédie mais attestent aussi que le crime de Katyn fut perpétré sur les ordres directs de Staline et d’autres responsables soviétiques (...)

Des copies de nombreux documents conservés dans les archives confidentielles du Politburo du Parti communiste de l’Union soviétique ont d’ores et déjà été transmises à la partie polonaise. Les membres de la Douma d’État estiment qu’il faut poursuivre ce travail. Il faut continuer à compulser les archives, à vérifier les listes de victimes, à rétablir la réputation des personnes qui ont péri à Katyn et ailleurs, et à faire la lumière sur les circonstances de cette tragédie (...) »

II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNATIONAUX PERTINENTS

A. La quatrième Convention de La Haye

74. Le Règlement concernant les lois et coutumes de la guerre sur terre, annexé à la Convention (IV) de La Haye du 18 octobre 1907 concernant les lois et coutumes de la guerre sur terre dispose notamment :

Article 4

« Les prisonniers de guerre sont au pouvoir du gouvernement ennemi, mais non des individus ou des corps qui les ont capturés.

Ils doivent être traités avec humanité.

(...) »

Article 23

« Outre les prohibitions établies par des conventions spéciales, il est notamment interdit :

(...)

b) de tuer ou de blesser par trahison des individus appartenant à la nation ou à l’armée ennemie ;

c) de tuer ou de blesser un ennemi qui, ayant mis bas les armes ou n’ayant plus les moyens de se défendre, s’est rendu à discrétion ;

(...) »

Article 50

« Aucune peine collective, pécuniaire ou autre, ne pourra être édictée contre les populations à raison de faits individuels dont elles ne pourraient être considérées comme solidairement responsables. »

B. La Convention de Genève

75. La Convention de Genève du 27 juillet 1929 relative au traitement des prisonniers de guerre dispose notamment :

Article 2

« Les prisonniers de guerre sont au pouvoir de la Puissance ennemie, mais non des individus ou des corps de troupe qui les ont capturés.

Ils doivent être traités, en tout temps, avec humanité et être protégés notamment contre les actes de violence, les insultes et la curiosité publique.

Les mesures de représailles à leur égard sont interdites. »

Article 61

« Aucun prisonnier de guerre ne pourra être condamné sans avoir eu l’occasion de se défendre.

Aucun prisonnier ne pourra être contraint de se reconnaître coupable du fait dont il est accusé. »

Article 63

« Un jugement ne pourra être prononcé à la charge d’un prisonnier de guerre que par les mêmes tribunaux et suivant la même procédure qu’à l’égard des personnes appartenant aux forces armées de la Puissance détentrice. »

C. Le Statut du Tribunal de Nuremberg

76. Le Statut du Tribunal militaire international (« la Charte de Nuremberg »), créé conformément à l’accord signé le 8 août 1945 par les gouvernements des États-Unis d’Amérique, de la France, du Royaume-Uni et de l’URSS, donnait les définitions suivantes en son article 6 :

« (...) Les actes suivants, ou l’un quelconque d’entre eux, sont des crimes soumis à la juridiction du Tribunal et entraînent une responsabilité individuelle :

a) « Les Crimes contre la Paix » : c’est-à-dire la direction, la préparation, le déclenchement ou la poursuite d’une guerre d’agression, ou d’une guerre en violation des traités, assurances ou accords internationaux, ou la participation à un plan concerté ou à un complot pour l’accomplissement de l’un quelconque des actes qui précèdent ;

b) « Les Crimes de guerre » : c’est-à-dire les violations des lois et coutumes de la guerre. Ces violations comprennent, sans y être limitées, l’assassinat, les mauvais traitements et la déportation pour des travaux forcés ou pour tout autre but, des populations civiles dans les territoires occupés, l’assassinat ou les mauvais traitements des prisonniers de guerre ou des personnes en mer, l’exécution des otages, le pillage des biens publics ou privés, la destruction sans motif des villes et des villages ou la dévastation que ne justifient pas les exigences militaires ;

c) « Les Crimes contre l’Humanité » : c’est-à-dire l’assassinat, l’extermination, la réduction en esclavage, la déportation, et tout autre acte inhumain commis contre toutes populations civiles, avant ou pendant la guerre, ou bien les persécutions pour des motifs politiques, raciaux ou religieux, lorsque ces actes ou persécutions, qu’ils aient constitué ou non une violation du droit interne du pays où ils ont été perpétrés, ont été commis à la suite de tout crime rentrant dans la compétence du Tribunal, ou en liaison avec ce crime. »

77. Ces définitions ont par la suite été codifiées dans le Principe VI des Principes du droit international consacrés par le Statut du Tribunal de Nuremberg et dans le jugement de ce tribunal, énoncés par la Commission du droit international en 1950 en vertu de la Résolution 177 (II) de l’Assemblée générale des Nations unies et confirmés par cette dernière.

D. La Convention sur l’imprescriptibilité des crimes de guerre et des crimes contre l’humanité

78. La Convention du 26 novembre 1968 sur l’imprescriptibilité des crimes de guerre et des crimes contre l’humanité, à laquelle la Fédération de Russie est partie, dispose en particulier :

Article premier

« Les crimes suivants sont imprescriptibles, quelle que soit la date à laquelle ils ont été commis :

a) Les crimes de guerre, tels qu’ils sont définis dans le Statut du Tribunal militaire international de Nuremberg du 8 août 1945 et confirmés par les résolutions 3 (I) et 95 (I) de l’Assemblée générale de l’Organisation des Nations unies, en date des 13 février 1946 et 11 décembre 1946 (...)

b) Les crimes contre l’humanité, qu’ils soient commis en temps de guerre ou en temps de paix, tels qu’ils sont définis dans le Statut du Tribunal militaire international de Nuremberg du 8 août 1945 et confirmés par les résolutions 3 (I) et 95 (I) de l’Assemblée générale [de] l’Organisation des Nations [unies], en date des 13 février 1946 et 11 décembre 1946 (...) »

Article IV

« Les États parties à la présente Convention s’engagent à prendre, conformément à leurs procédures constitutionnelles, toutes mesures législatives ou autres qui seraient nécessaires pour assurer l’imprescriptibilité des crimes visés aux articles premier et II de la présente Convention, tant en ce qui concerne les poursuites qu’en ce qui concerne la peine ; là où une prescription existerait en la matière, en vertu de la loi ou autrement, elle sera abolie. »

E. La Convention de Vienne sur le droit des traités

79. La Convention de Vienne du 23 mai 1969 sur le droit des traités (« la Convention de Vienne »), à laquelle la Fédération de Russie est partie, dispose notamment :

Article 26

Pacta sunt servanda

« Tout traité en vigueur lie les parties et doit être exécuté par elles de bonne foi. »

Article 27

Droit interne et respect des traités

« Une partie ne peut invoquer les dispositions de son droit interne comme justifiant la non-exécution d’un traité. (...) »

Article 28

Non-rétroactivité des traités

« À moins qu’une intention différente ne ressorte du traité ou ne soit par ailleurs établie, les dispositions d’un traité ne lient pas une partie en ce qui concerne un acte ou fait antérieur à la date d’entrée en vigueur de ce traité au regard de cette partie ou une situation qui avait cessé d’exister à cette date. »

F. Le Pacte international relatif aux droits civils et politiques

80. L’article 7 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques (« le Pacte »), auquel la Fédération de Russie est partie, dispose :

« Nul ne sera soumis à la torture ni à des peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants. En particulier, il est interdit de soumettre une personne sans son libre consentement à une expérience médicale ou scientifique. »

81. Dans son Observation générale no 31 (80) sur la nature de l’obligation juridique générale imposée aux États parties au Pacte international relatif aux droits civils et politiques, adoptée le 29 mars 2004 à la 2187e séance, le Comité des droits de l’homme des Nations unies a dit notamment ceci :

« 4. Les obligations découlant du Pacte en général et de l’article 2 en particulier s’imposent à tout État partie considéré dans son ensemble. Toutes les autorités de l’État (pouvoirs exécutif, législatif et judiciaire), ainsi que les pouvoirs publics et autres instances publiques à quelque échelon que ce soit − national, régional ou local −, sont à même d’engager la responsabilité de l’État partie. Le pouvoir exécutif, qui généralement représente l’État partie à l’échelon international, y compris devant le Comité, ne peut arguer du fait qu’un acte incompatible avec les dispositions du Pacte a été exécuté par une autre autorité de l’État pour tenter d’exonérer l’État partie de la responsabilité de cet acte et de l’incompatibilité qui en résulte. Cette interprétation découle directement du principe énoncé à l’article 27 de la Convention de Vienne sur le droit des traités, aux termes duquel un État partie « ne peut invoquer les dispositions de son droit interne comme justifiant la non-exécution d’un traité ». (...) »

82. Au cours de sa réunion du 3 avril 2003, le Comité des droits de l’homme, créé en application de l’article 28 du Pacte, s’est exprimé comme suit à l’issue de son examen de la communication no 886/1999, présentée au nom de Natalia Schedko et Anton Bondarenko contre le Belarus :

« 10.2 Le Comité relève que l’auteur se plaint que sa famille n’a été informée ni de la date, ni de l’heure, ni du lieu de l’exécution de son fils, pas plus que du lieu exact où celui-ci a ensuite été enterré, et que cette affirmation n’a pas été contestée. Étant donné que l’État partie ne s’est pas inscrit en faux contre cette plainte, et n’a fourni aucune autre information pertinente sur la manière dont se déroulent les exécutions de peines capitales, il convient d’accorder le crédit voulu à l’allégation de l’auteur. Le Comité comprend l’angoisse et la pression psychologique dont l’auteur, mère d’un prisonnier condamné à mort, a souffert et souffre encore parce qu’elle ne connaît toujours pas les circonstances ayant entouré l’exécution de son fils, ni l’emplacement de sa tombe. Le Comité considère que le secret total entourant la date d’exécution et le lieu de la sépulture, ainsi que le refus de remettre la dépouille mortelle aux fins d’enterrement ont pour effet d’intimider ou de punir les familles en les laissant délibérément dans un état d’incertitude et de souffrance psychologique. Le Comité considère que le fait que les autorités aient tout d’abord omis de notifier à l’auteur la date prévue pour l’exécution de son fils, puis aient persisté à ne pas lui indiquer l’emplacement de la tombe de son fils, constitue un traitement inhumain à l’égard de l’auteur, contraire à l’article 7 du Pacte. »

83. Au cours de sa réunion du 28 mars 2006, le Comité des droits de l’homme s’est exprimé comme suit à l’issue de son examen de la communication no 1159/2003, présentée au nom de Mariam, Philippe, Auguste et Thomas Sankara contre le Burkina Faso :

« 6.2 Le Comité a noté l’argumentation de l’État partie sur l’irrecevabilité ratione temporis de la communication. Ayant également pris note des arguments des auteurs, le Comité a estimé qu’il convenait de distinguer, d’un côté, la plainte ayant trait à M. Thomas Sankara, et de l’autre, celle concernant Mme Sankara et ses enfants. Le Comité a estimé que le décès de Thomas Sankara, qui aurait pu constituer des violations de plusieurs articles du Pacte, était survenu le 15 octobre 1987, et donc avant l’entrée en vigueur du Pacte et du Protocole facultatif pour le Burkina Faso. Cette partie de la communication était donc irrecevable ratione temporis. L’acte de décès de Thomas Sankara, du 17 janvier 1988, établissant une mort naturelle contrairement aux faits, de notoriété publique, et tel qu’attesté par l’État partie (...) et sa non-rectification par les autorités depuis lors, devait être appréhendé au regard de ses effets continus à l’endroit de Mme Sankara et de ses enfants.

(...)

12.2 En ce qui concerne une violation de l’article 7, le Comité comprend l’angoisse et la pression psychologique dont Mme Sankara et ses fils, famille d’un homme tué dans des circonstances contestées, ont souffert et souffrent encore parce qu’ils ne connaissent toujours pas les circonstances ayant entouré le décès de Thomas Sankara, ni le lieu précis où sa dépouille a été officiellement enterrée. La famille de Thomas Sankara a le droit de connaître les circonstances de sa mort, et le Comité rappelle que toute plainte contre des actes prohibés par l’article 7 du Pacte doit faire l’objet d’enquêtes rapides et impartiales des autorités compétentes. De plus, le Comité note, comme il l’a fait lors de ses délibérations sur la recevabilité, la non-rectification de l’acte de décès de Thomas Sankara du 17 janvier 1988, établissant une mort naturelle contrairement aux faits, de notoriété publique, et tel qu’attestés par l’État partie. Le Comité considère que le refus de mener une enquête sur la mort de Thomas Sankara, la non-reconnaissance officielle du lieu de sa dépouille, et la non-rectification de l’acte de décès constituent un traitement inhumain à l’égard de Mme Sankara et ses fils, contraire à l’article 7 du Pacte. »

III. LE DROIT INTERNE PERTINENT

A. Le code de procédure pénale de la Fédération de Russie (loi no 174-FZ du 18 décembre 2001)

84. L’article 24 § 1 de ce code prévoit notamment les motifs suivants de classement sans suite d’une affaire pénale :

« 1) il n’y a pas d’infraction pénale ;

2) les actes commis ne sont pas constitutifs d’une infraction pénale ;

(...)

4) le suspect ou l’accusé est décédé, sauf lorsqu’il y a lieu de poursuivre la procédure pénale aux fins de sa réhabilitation (...) »

85. L’article 42 définit comme « victime » toute personne à qui une infraction pénale a causé un dommage corporel, pécuniaire ou moral. C’est l’enquêteur, le magistrat instructeur, le procureur ou le juge qui reconnaît à un individu la qualité de « victime ».

B. La loi sur la réhabilitation (loi no 1761-I du 18 octobre 1991)

86. D’après son préambule, la loi sur la réhabilitation a pour but la « réhabilitation » de toutes les victimes de répression politique qui ont été poursuivies sur le territoire de la Fédération de Russie après le 7 novembre 1917, la notion de « réhabilitation » étant définie comme « le rétablissement des droits civils, la suppression de toute autre conséquence négative des actions arbitraires et l’indemnisation du dommage matériel ».

87. Aux termes de l’article 1, la « répression politique » s’entend des différentes mesures de contrainte, y compris l’infliction de la mort ou les privations de liberté, imposées par l’État pour des motifs politiques, ainsi que de toute autre restriction aux droits ou libertés des personnes reconnues comme étant socialement dangereuses pour l’État ou pour le régime politique du fait de leur classe, de leur origine sociale ou ethnique ou de leur religion.

88. L’article 2 élargit l’application de la loi sur la réhabilitation à l’ensemble des ressortissants russes, anciens ressortissants de l’URSS, ressortissants étrangers et apatrides victimes de répression politique sur le territoire de la Fédération de Russie après le 7 novembre 1917.

89. L’article 3 énonce les catégories de personnes susceptibles de « réhabilitation ». Son alinéa b) concerne les personnes ayant été victimes de répression politique à la suite de décisions de la Commission extraordinaire panrusse (Tchéka, ВЧК), de la Direction politique d’État (Guépéou, ГПУ), du Commissariat du peuple aux affaires intérieures (NKVD, НКВД), du ministère de la Sécurité d’État (MGB, МГБ), des procureurs ou de leurs organes collégiaux, des « commissions spéciales », de la troïka ou d’autres autorités investies de fonctions judiciaires.

C. La classification et la déclassification des secrets d’État en Russie

90. D’après son préambule, la loi sur le secret d’État (loi no 5485-I du 21 juillet 1993) fixe la procédure pour l’identification de ce qui relève du secret d’État, la classification et la déclassification des informations et la protection des informations dans l’intérêt de la sécurité nationale de la Fédération de Russie.

91. L’article 5 de cette loi énumère les catégories d’informations qui relèvent du secret d’État. Sont notamment visées :

« 4. Les informations appartenant au domaine du renseignement, du contre-renseignement et des activités opérationnelles et de recherche, ainsi qu’à celui de la lutte contre le terrorisme :

– relatives aux ressources, moyens, sources, méthodes, plans et résultats des activités du renseignement, du contre-renseignement et des opérations et recherches, ainsi qu’à leur financement (...)

– relatives aux personnes qui ont collaboré ou collaborent confidentiellement avec les autorités chargées du renseignement, du contre-renseignement et des activités opérationnelles et de recherche. »

92. L’article 7 dresse une liste des informations qui ne peuvent pas être couvertes par le secret d’État ni être classifiées. Y figurent notamment celles qui sont :

« – relatives aux violations des droits de l’homme et des libertés fondamentales des individus et des citoyens (...)

– relatives aux actes illégaux des autorités ou fonctionnaires de l’État. »

93. L’article 13 fixe la procédure de déclassification des informations. Il prévoit aussi ceci :

« Le délai pendant lequel le secret d’État doit demeurer classifié ne peut excéder trente ans. Dans des cas exceptionnels, la Commission interservices de protection des secrets d’État peut prolonger ce délai. »

94. Le 2 août 1997, le Gouvernement a pris le règlement (no 973) relatif à la préparation des informations classées secret d’État en vue de leur communication à des États étrangers ou à des organisations internationales. Ce texte permet au gouvernement russe d’ordonner la communication d’informations de ce type sur la base d’un rapport établi par la Commission interservices de protection des secrets d’État (§ 3). Le destinataire doit s’engager à protéger les informations classifiées en concluant un traité international prévoyant notamment la procédure de communication des informations, une clause de confidentialité et une procédure de règlement des différends (§ 4).

D. Le code pénal de la Fédération de Russie (loi no 63-FZ du 13 juin 1996)

95. Le chapitre 34 de ce code énumère les crimes contre la paix et la sécurité de l’humanité. L’article 356 interdit en particulier le « traitement cruel de prisonniers de guerre ou de civils », infraction passible d’une peine pouvant aller jusqu’à vingt ans d’emprisonnement.

96. L’article 78 § 5 prévoit l’imprescriptibilité des infractions définies aux articles 353 (guerre), 356 (moyens de guerre prohibés), 357 (génocide) et 358 (écocide) du code.

EN DROIT

I. SUR LA QUESTION DE SAVOIR SI LES PROCHES PARENTS DES REQUÉRANTS DÉCÉDÉS ONT QUALITÉ POUR AGIR DEVANT LA COUR

97. À la suite du décès de Krzysztof Jan Malewicz le 7 juillet 2011, son fils, M. Piotr Malewicz, a fait part à la Cour de sa volonté de poursuivre à la place de son père les griefs soulevés par ce dernier.

98. La chambre a rappelé que, dans des affaires antérieures où le requérant était décédé au cours de la procédure, la Cour avait pris en compte les déclarations par lesquelles ses héritiers ou des membres de sa famille proche avaient dit vouloir poursuivre l’instance devant elle (Karner c. Autriche, no 40016/98, § 25, CEDH 2003-IX, et Dalban c. Roumanie [GC], no 28114/95, § 39, CEDH 1999-VI). Aussi a-t-elle accepté que M. Piotr Malewicz poursuive la requête pour autant qu’elle avait été introduite par son défunt père.

99. Halina Michalska est décédée le 28 novembre 2012. Par une lettre du 30 janvier 2013, son fils, M. Kazimierz Raczyński, a exprimé sa volonté de poursuivre l’instance à la place de sa mère.

100. La Grande Chambre relève que M. Piotr Malewicz et M. Kazimierz Raczyński sont tous deux de proches parents des requérants défunts et que la reconnaissance par la chambre à M. Piotr Malewicz de la qualité pour agir n’est contestée ni par l’une ni par l’autre des parties. Elle ne voit donc aucune raison de parvenir à une conclusion différente, que ce soit à l’égard de M. Piotr Malewicz ou, par analogie, à l’égard de M. Kazimierz Raczyński.

101. La Cour accepte dès lors que MM. Piotr Malewicz et Kazimierz Raczyński poursuivent la requête pour autant que celle-ci a été introduite par feu Krzysztof Jan Malewicz et par feue Halina Michalska respectivement.

II. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 2 DE LA CONVENTION

102. Les requérants soutiennent que les autorités russes ont manqué à leurs obligations découlant du volet procédural de l’article 2 de la Convention, qui selon eux imposait de mener une enquête adéquate et effective sur le décès de leurs proches. L’article 2 est ainsi libellé :

« 1. Le droit de toute personne à la vie est protégé par la loi. La mort ne peut être infligée à quiconque intentionnellement, sauf en exécution d’une sentence capitale prononcée par un tribunal au cas où le délit est puni de cette peine par la loi.

2. La mort n’est pas considérée comme infligée en violation de cet article dans les cas où elle résulterait d’un recours à la force rendu absolument nécessaire :

a) pour assurer la défense de toute personne contre la violence illégale ;

b) pour effectuer une arrestation régulière ou pour empêcher l’évasion d’une personne régulièrement détenue ;

c) pour réprimer, conformément à la loi, une émeute ou une insurrection. »

A. L’arrêt de la chambre

103. Rappelant que, dans sa décision du 5 juillet 2011 sur la recevabilité, la Cour avait joint au fond l’exception d’incompétence ratione temporis formulée par le Gouvernement sous l’angle du volet procédural de l’article 2 de la Convention, la chambre a tout d’abord recherché si cette exception était fondée ou non. À cette fin, elle a passé en revue la jurisprudence pertinente de la Cour et les principes régissant les limites temporelles des obligations procédurales de l’État tels qu’énoncés dans l’arrêt Šilih c. Slovénie ([GC], no 71463/01, §§ 160-163, 9 avril 2009) et appliqués dans une série d’affaires du même type concernant la Roumanie, l’Ukraine et la Croatie.

104. En ce qui concerne le premier critère, à savoir l’existence nécessaire d’un « lien véritable », évoquée dans la première phrase du paragraphe 163 de l’arrêt Šilih (précité), la chambre a dit que ce critère n’était satisfait que si le temps écoulé entre le fait générateur et la date de ratification demeurait relativement court. En outre, elle a souligné qu’une part importante des mesures d’instruction requises pour assurer le respect de l’obligation procédurale découlant de l’article 2 devaient avoir été exécutées après la date de ratification. Or elle a estimé qu’aucune de ces deux conditions n’était remplie dans la présente affaire, où le temps écoulé entre la date des décès (1940) et celle de la ratification (5 mai 1998) était bien trop long dans l’absolu pour satisfaire au critère du « lien véritable ». De même, elle n’a pu déceler ni dans le dossier ni dans les observations des parties le moindre élément indiquant que des mesures procédurales d’une importance comparable à celles adoptées avant la date de ratification eussent été prises postérieurement à cette date.

105. La chambre a recherché ensuite si les circonstances de l’espèce permettaient de conclure que le lien entre le fait générateur et la ratification se fondait sur la « nécessité de veiller à la protection effective des garanties de la Convention et des valeurs qui sous-tendent celle-ci » (paragraphe 139 de l’arrêt de chambre), comme indiqué à la dernière phrase du paragraphe 163 de l’arrêt Šilih. Il s’agissait de la première affaire dans laquelle la Cour était appelée à interpréter ce critère. La chambre, s’inspirant de l’arrêt Brecknell c. Royaume-Uni (no 32457/04, 27 novembre 2007), l’a commenté en ces termes :

« 139. (...) Loin d’être fortuite, la référence à ces valeurs indique que, pour qu’un tel lien puisse être établi, l’événement en question doit être d’une dimension plus large qu’une infraction pénale ordinaire et constituer la négation des fondements mêmes de la Convention, par exemple un crime de guerre ou un crime contre l’humanité. Bien que ces crimes soient imprescriptibles en vertu de la Convention sur l’imprescriptibilité des crimes de guerre et des crimes contre l’humanité (...), l’État n’a pas pour autant éternellement l’obligation d’enquêter à leur sujet. Toutefois, l’obligation procédurale peut renaître si des éléments censés jeter une nouvelle lumière sur les circonstances de tels crimes sont révélés au public après la date critique. Toute assertion ou allégation ne pourra pas faire réapparaître l’obligation d’enquêter découlant de l’article 2 de la Convention. Vu l’importance fondamentale de cette disposition, les autorités de l’État doivent être sensibles à toute information ou pièce susceptible soit de mettre en cause les conclusions d’une enquête antérieure, soit de permettre la poursuite d’une enquête antérieure non concluante (...) Dès lors que surgit postérieurement à la ratification un nouvel élément suffisamment important et impérieux pour justifier l’ouverture d’une nouvelle instance, la Cour aura compétence ratione temporis pour rechercher si l’État défendeur s’est acquitté de l’obligation procédurale que fait peser sur lui l’article 2 d’une manière compatible avec les principes énoncés dans sa jurisprudence. » (références omises)

106. Faisant application de ces principes en l’espèce, la chambre a conclu que le massacre de prisonniers polonais par la police secrète soviétique présentait les caractéristiques d’un crime de guerre mais qu’aucun élément de preuve susceptible, par sa nature ou par sa teneur, de faire renaître l’obligation procédurale d’enquêter ou de soulever des questions nouvelles ou plus larges n’avait été produit ou découvert après le 5 mai 1998. Elle en a conclu que rien ne permettait de créer un pont entre le passé lointain et la période récente postérieure à la ratification, et que l’existence de circonstances spéciales justifiant d’établir un lien entre les décès et la ratification n’avait pas été démontrée.

107. À la lumière de ces considérations, la chambre a conclu que la Cour n’avait pas compétence ratione temporis pour connaître au fond du grief formulé sur le terrain de l’article 2 de la Convention.

B. Thèses des parties

1. Le gouvernement russe

108. Le Gouvernement estime que sur le plan juridique il y a lieu de distinguer une violation de la Convention intervenue au cours de la période échappant à la compétence ratione temporis de la Cour et une violation de la Convention « juridiquement inexistante » au motif que, à l’époque considérée, la Convention n’existait pas. Il s’agit là pour lui d’une distinction cruciale, seule une violation de l’article 2 sous son volet matériel « juridiquement existante » – tout en ayant pu se produire en dehors de la compétence ratione temporis de la Cour – étant susceptible selon lui de faire naître pour l’État les obligations procédurales découlant de l’article 2 de la Convention combiné avec l’article 1. Dans les affaires précédemment examinées par la Cour, les faits générateurs de l’obligation d’enquêter auraient été postérieurs à l’adoption de la Convention alors que, en l’espèce, non seulement la violation alléguée de l’article 2 sous son volet matériel échapperait à la compétence temporelle de la Cour, mais elle serait juridiquement inexistante, les « événements de Katyn » étant antérieurs de dix ans à l’adoption de la Convention, intervenue le 4 novembre 1950, et de cinquante-huit ans à sa ratification par la Russie, intervenue le 5 mai 1998. Le Gouvernement y voit un obstacle à l’examen par la Cour de la question du respect par la Russie de ses obligations procédurales. Il estime par ailleurs que la Cour n’a pas compétence ratione materiae pour qualifier le massacre de Katyn de « crime de guerre » au sens du droit international humanitaire.

109. Le Gouvernement soutient qu’aucune obligation d’enquêter sur les « événements de Katyn » ne peut passer pour être née, que ce soit au regard du droit interne ou du droit international humanitaire ou sur le terrain de la Convention. À l’échelon national, une enquête aurait été conduite sur une infraction pénale (abus de pouvoir ayant eu de lourdes conséquences, avec circonstances aggravantes) réprimée par l’article 193-17 b) du code pénal de 1926 de la République socialiste fédérative soviétique de Russie (la RSFSR), qui l’assortissait d’un délai de prescription de dix ans. Le code de procédure pénale russe de l’époque aurait imposé l’abandon des poursuites une fois ce délai expiré. De plus, les membres du NKVD de l’URSS seraient décédés avant l’ouverture de l’enquête pénale. Du point de vue de la procédure pénale russe, leur décès constituerait une cause juridique distincte empêchant l’ouverture ou la poursuite d’une action pénale contre eux. En droit international, le décès des suspects ou des accusés serait également un motif communément reconnu de refus d’ouverture ou d’abandon de poursuites pénales (le Gouvernement cite la décision rendue le 21 mai 2007 par la chambre de première instance du Tribunal spécial pour la Sierra Leone dans l’affaire Prosecutor v. Norman, Fofana and Kondewa, SCSL-04-14-T-776, et l’ordonnance mettant fin à la procédure engagée contre Slobodan Milosević, rendue le 14 mars 2006 par le Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie, IT-02-54, dans l’affaire Le procureur c. Slobodan Milosević). Pour le Gouvernement, il est clair que l’enquête sur le dossier pénal no 159 a été conduite « en violation des exigences de la procédure pénale, pour des raisons politiques, à titre de geste de bonne volonté envers les autorités polonaises ».

110. Pour ce qui est du droit international humanitaire, le Gouvernement estime que, au moins jusqu’en 1945, il n’existait aucune règle de droit international universellement applicable définissant les crimes de guerre ou les crimes contre l’humanité ou régissant l’attribution des responsabilités et les poursuites contre les auteurs de tels crimes. Le Tribunal de Nuremberg ayant été créé sur une base ad hoc, la portée de la Charte de Nuremberg, y compris de ses dispositions définissant les crimes soumis à sa juridiction, se serait limitée aux procès conduits devant elle contre les grands criminels de guerre des puissances européennes de l’Axe. Le Gouvernement en conclut que le droit international tel qu’il existait en 1940 n’offrait pas une base suffisante pour qualifier les « événements de Katyn » de crime de guerre, de crime contre l’humanité ou de génocide, sauf à considérer qu’ils étaient imputables aux grands criminels de guerre européens de l’Axe et qu’ils relevaient de la compétence du Tribunal de Nuremberg. Néanmoins, à la demande des autorités polonaises, les enquêteurs russes auraient examiné la « thèse du génocide » et conclu à l’absence d’un tel crime, considérant que le mobile des suspects était d’ordre purement criminel et ne procédait pas d’une intention de détruire, en tout ou en partie, un groupe national, ethnique, racial ou religieux (pour reprendre les articles 2 et 3 de la Convention du 9 décembre 1948 pour la prévention et la répression du crime de génocide).

111. Pour ce qui est de l’obligation procédurale d’enquêter qui découlerait de la Convention, le Gouvernement réaffirme premièrement que l’enquête sur le dossier pénal no 159 a été conduite pour des raisons politiques, en signe de bonne volonté, et qu’elle ne peut donc être appréciée à l’aune des exigences procédurales de l’article 2. Il estime deuxièmement que seuls les événements postérieurs à l’adoption de la Convention peuvent faire naître une quelconque obligation procédurale. Il considère troisièmement que l’on ne peut raisonnablement reprocher aux autorités russes de ne pas avoir mené une enquête effective cinquante-huit ans environ après les faits, alors que les témoins n’auraient plus été en vie et que les documents essentiels auraient été détruits. À titre subsidiaire, il plaide que la Convention « n’impose (...) aucune obligation spécifique de redresser les injustices ou dommages causés avant [sa ratification] » (Kopecký c. Slovaquie [GC], no 44912/98, § 38, CEDH 2004‑IX). Autrement dit, dès lors qu’elle n’aurait pas compétence ratione temporis pour examiner les circonstances d’un décès, la Cour ne pourrait établir si, oui ou non, celui-ci a fait naître une obligation procédurale sur le terrain de l’article 2 (Kholodovy c. Russie (déc.), no 30651/05, 14 septembre 2006, et Moldovan et autres et Rostaş et autres c. Roumanie (déc.), nos 41138/98 et 64320/01, 13 mars 2001).

112. Quant à la détachabilité de l’obligation procédurale, le Gouvernement soutient que tout décès ne fait pas naître pareille obligation et que la Cour doit rechercher d’abord si les circonstances du décès sont de nature à la faire entrer en jeu. Il ajoute toutefois que, si le décès est antérieur à la date de ratification, la Cour n’a pas compétence ratione temporis pour se livrer à une telle analyse. De plus, le principe de la détachabilité doit être assorti de limites si l’on veut éviter une extension imprévisible de la compétence de la Cour et du champ d’application de la Convention. Premièrement, le temps écoulé devrait être relativement court. Or ce ne serait pas le cas en l’espèce. Deuxièmement, une part importante des mesures d’instruction devraient avoir été conduites après la date de ratification. Or ce critère ne serait pas non plus satisfait en l’espèce. Enfin, s’agissant de la nécessité de garantir une protection réelle et effective des valeurs qui sous-tendent la Convention, le Gouvernement convient que l’événement en question doit être d’une dimension plus large qu’une infraction pénale ordinaire. Il considère toutefois que la Cour n’a compétence ni ratione temporis ni ratione materiae pour analyser les « événements de Katyn » sous l’angle du droit international humanitaire.

113. Le Gouvernement souligne que les principales mesures procédurales dans l’enquête sur ces événements ont toutes été exécutées entre 1990 et 1995 et qu’aucun « élément nouveau » pertinent n’est apparu après le 5 mai 1998. Contrairement à ce que soutient le gouvernement polonais, la décision de classification de certaines pièces ne pourrait s’analyser en un « élément nouveau » susceptible de faire (re)naître l’obligation procédurale découlant de l’article 2. Il en irait de même de la découverte alléguée de la liste ukrainienne en 2002, qui n’aurait débouché que sur une demande d’éclaircissements de la part des autorités ukrainiennes.

2. Les requérants

114. Les requérants reconnaissent que le massacre commis à Katyn en 1940 est un fait qui échappe au champ d’application temporel de la Convention et que la Cour n’a pas compétence ratione temporis pour en connaître sur le terrain du volet matériel de l’article 2. Ils estiment néanmoins que la Cour devrait avoir compétence pour rechercher si la Russie a respecté l’obligation procédurale découlant de l’article 2, laquelle serait une obligation distincte et autonome s’imposant à l’État quand bien même les décès seraient survenus avant la date de ratification de la Convention.

115. Les requérants considèrent que le lien véritable nécessaire à l’établissement de la compétence temporelle de la Cour doit se fonder avant tout sur la « nécessité de vérifier que les garanties offertes par la Convention et les valeurs qui la sous-tendent [ont été] protégées de manière réelle et effective » (Šilih, précité, § 163 in fine). Dans des affaires antérieures, la Cour se serait référée aux « valeurs qui sous-tendent la Convention » pour conclure que certains cas de discours de haine, par exemple des propos niant l’Holocauste ou faisant l’apologie de crimes de guerre, étaient incompatibles avec les valeurs de la Convention (Garaudy c. France (déc.), no 65831/01, CEDH 2003‑IX, Witzsch c. Allemagne (déc.), no 7485/03, 13 décembre 2005, et Orban et autres c. France, no 20985/05, § 35, 15 janvier 2009). Dès lors que des propos niant la réalité de crimes de droit international auraient ainsi été jugés contraires aux valeurs qui sous-tendent la Convention, le même raisonnement vaudrait a fortiori pour les crimes eux‑mêmes, qui bafoueraient dans leur essence même la justice et la paix, les valeurs fondamentales de la Convention aux termes de son préambule. La mention au paragraphe 163 de l’arrêt Šilih des valeurs sous-jacentes à la Convention montrerait qu’il y a des exemples de faits contraires aux fondements mêmes du système de la Convention dont la nature, l’ampleur et la gravité justifient que la Cour ait compétence ratione temporis pour examiner l’obligation incombant à l’État de conduire une enquête effective.

116. Les requérants voient dans le massacre de Katyn un crime de droit international. Les soldats polonais capturés par l’Armée rouge auraient eu droit à toute la protection, notamment contre les actes de violence et de cruauté, garantie aux prisonniers de guerre par la Convention (IV) de La Haye du 18 octobre 1907 concernant les lois et coutumes de la guerre sur terre (« la quatrième Convention de La Haye ») et par la Convention de Genève du 27 juillet 1929 relative au traitement des prisonniers de guerre (« la Convention de Genève de 1929 »). Le meurtre de prisonniers de guerre polonais en 1940 aurait été un fait illicite contraire aux articles 4, 23 c) et 50 de la quatrième Convention de La Haye et aux articles 2, 46, 61 et 63 de la Convention de Genève de 1929. L’URSS n’aurait certes été partie ni à l’une ni à l’autre de ces conventions, mais elle n’en aurait pas moins été tenue de respecter les principes du droit international coutumier universellement applicables, que ces deux traités n’auraient fait que codifier. La reconnaissance par l’URSS du caractère juridiquement contraignant de cette obligation ressortirait clairement de ce que, au procès de Nuremberg, le procureur soviétique aurait cherché à imputer aux dirigeants nazis le meurtre des prisonniers de guerre polonais. L’extermination de ces derniers aurait été constitutive d’un crime de guerre au sens de l’article 6 b) de la Charte de Nuremberg, et l’exécution de civils d’un crime contre l’humanité tel que défini à l’article 6 c) de cette même charte. La qualification de crime de guerre pour le massacre de Katyn, telle qu’alléguée, selon les requérants, devant le Tribunal de Nuremberg, revêtirait un caractère objectif et ne varierait pas en fonction de l’identité des auteurs de ces atrocités. De plus, la communauté internationale considérerait et traiterait l’exécution de prisonniers de guerre comme un crime de guerre, ainsi que le montrerait de manière convaincante la jurisprudence abondante tirée des procès de criminels de guerre conduits au lendemain de la guerre. Crime de droit international aux yeux des requérants, le massacre de Katyn aurait été imprescriptible à la date de sa perpétration, comme il le serait aujourd’hui, et l’obligation concomitante d’enquêter aurait survécu jusqu’à ce jour.

117. Les requérants évoquent en outre deux éléments qui étayent selon eux la thèse de la compétence de la Cour pour statuer sur le respect par la Russie de l’obligation procédurale découlant de l’article 2. Premièrement, le Conseil de l’Europe et la Convention auraient vu le jour en tant que solutions politiques et juridiques à caractère démocratique censées se substituer aux atteintes massives à la dignité humaine commises par deux régimes totalitaires, le nazisme et le stalinisme. Le massacre de Katyn aurait été perpétré par un régime totalitaire aux principes et valeurs en totale contradiction avec ceux de la Convention. Pour protéger la Convention de manière réelle et effective, il faudrait donc que les Parties contractantes actuelles enquêtent de manière effective sur les crimes totalitaires. Deuxièmement, une enquête de cette nature sur le massacre de Katyn serait un préalable indispensable à la « réhabilitation » des personnes assassinées en tant que victimes d’une répression politique et à une meilleure sensibilisation du public aux crimes totalitaires.

118. Les requérants estiment par ailleurs que, même si l’on retient le « critère de l’élément nouveau » élaboré et appliqué dans l’arrêt de la chambre, la Cour peut avoir compétence pour examiner la question du respect par la Russie de l’obligation procédurale découlant de l’article 2 si l’on considère que l’élément nouveau requis ne doit pas forcément être une preuve nouvelle importante apparue après la ratification mais peut être aussi un élément de procédure nouveau et suffisamment important. Pour eux, ce critère devrait également englober les cas où les autorités internes se sont abstenues de recueillir de nouvelles preuves ou sont parvenues à des conclusions diamétralement opposées à des constats antérieurs ou à des faits historiques. Les requérants estiment que, bien qu’elle ne soit pas en elle‑même un élément nouveau de l’enquête, la décision de mettre fin à celle-ci peut passer pour constituer un épisode procédural nouveau à prendre en compte sur le terrain de l’article 2 de la Convention, surtout parce qu’elle représente à leurs yeux un tournant brusque dans le déroulement de l’enquête. De plus, dès lors qu’une bonne partie des pièces du dossier d’enquête devinrent classifiées et que le même sort fut réservé à la décision définitive en la matière, il y a d’après eux de bonnes raisons de présumer que le tournant brusque et radical dans le déroulement de l’enquête a dû résulter d’éléments nouveaux pertinents.

119. Sur le fond du grief tiré de l’article 2, les requérants estiment que l’enquête russe n’a pas satisfait aux exigences élémentaires de cette disposition. Les autorités russes n’auraient pas justifié l’écart entre le nombre de personnes tuées (21 857) et le nombre nettement inférieur de personnes renseignées comme ayant « péri » (1 803). Elles n’auraient pas procédé à des excavations complètes dans tous les charniers. Les requérants se seraient vu refuser le statut de parties lésées dans le cadre des procédures, et l’enquête aurait donc manqué de transparence. Enfin, les investigations n’auraient pas visé à l’identification et à la traduction en justice des auteurs des atrocités. Les requérants citent nommément deux hauts fonctionnaires soviétiques qui auraient été impliqués dans le massacre de Katyn et qui auraient encore été en vie dans les années 1990.

3. Le gouvernement polonais

120. Le gouvernement polonais soutient que l’interprétation du « critère des circonstances spéciales » qu’il dégage de la dernière phrase du paragraphe 163 de l’arrêt Šilih doit tenir compte de la spécificité des faits commis, constitutifs selon lui de crimes de guerre au regard du droit international. Il estime par ailleurs que la Cour devrait tenir compte des éléments suivants : premièrement, enquêter sur le massacre de Katyn aurait été politiquement impossible avant 1990 ; deuxièmement, les investigations ouvertes se seraient poursuivies pendant six ans après la ratification de la Convention par la Russie ; troisièmement, un nombre non négligeable de personnes auraient un intérêt légitime à découvrir les circonstances du massacre ; et, quatrièmement, la poursuite de l’enquête serait encore possible de bien des manières.

121. Le gouvernement polonais ajoute que, entre 1998 et 2004, dans le cadre de l’enquête sur le massacre de Katyn, les autorités du parquet russe ont effectué un certain nombre d’actes de procédure qui ont selon lui permis de rassembler de nouveaux éléments de preuve susceptibles de « faire renaître » l’obligation procédurale découlant de l’article 2. Parmi ces éléments figureraient 1) les lettres échangées en 2002 entre les procureurs russes et ukrainiens au sujet du crime de Katyn ; 2) l’envoi de plus de trois mille demandes de renseignements aux centres de données à caractère personnel en Russie sur le sort des ressortissants polonais dont les noms étaient inscrits sur la « liste ukrainienne de Katyn » ; 3) les consultations bilatérales russo‑polonaises ; 4) la formulation de plus de quatre-vingt-dix demandes par des proches des victimes de Katyn ; 5) la commande de deux expertises sur la qualification juridique du massacre de Katyn ; et 6) la décision de classification des pièces du dossier d’enquête.

122. Quant au fond du grief soulevé sur le terrain de l’article 2, le gouvernement polonais estime que l’enquête sur les événements de Katyn n’a pas été effective. Alors que les procureurs russes auraient confirmé l’exécution des proches des requérants en 1940, les tribunaux militaires russes les auraient déclarés disparus. Les autorités russes n’auraient pas recueilli les dépositions des requérants ni fait le moindre effort pour conduire des examens médicolégaux ou rechercher des pièces. Elles auraient mal analysé les preuves qui leur auraient été remises par la partie polonaise et elles auraient erronément qualifié d’abus de pouvoir le massacre de Katyn. Le droit d’être associés à l’enquête et la qualité procédurale de parties lésées auraient été refusés aux requérants. Enfin, en classifiant une bonne partie des pièces du dossier, les autorités russes n’auraient pas ménagé un juste équilibre entre l’intérêt public à voir la lumière faite sur les crimes du passé totalitaire et l’intérêt privé des requérants à voir établies les circonstances du décès de leurs proches.

4. Les tiers intervenants

a) Open Society Justice Initiative

123. Open Society Justice Initiative soutient que la Convention et le droit international coutumier imposent aux États de conduire des enquêtes sur les crimes de guerre et les crimes contre l’humanité pour autant que cela soit concrètement réalisable. Cette obligation découlerait implicitement de l’imprescriptibilité de ces crimes et ne serait aucunement limitée dans le temps. Certes, l’écoulement du temps rendrait de plus en plus difficile la conduite d’une enquête effective, mais la pratique actuelle des tribunaux nationaux et internationaux, qui se déclareraient compétents à l’égard de violations passées, montrerait qu’il est possible de mener des poursuites à bien même de nombreuses décennies après les faits générateurs. Le tiers intervenant invoque les arrêts rendus par la Cour dans les affaires Brecknell c. Royaume-Uni (no 32457/04, 27 novembre 2007) et Varnava et autres c. Turquie ([GC], nos 16064/90, 16065/90, 16066/90, 16068/90, 16069/90, 16070/90, 16071/90, 16072/90 et 16073/90, CEDH 2009), ainsi que la jurisprudence de la Cour interaméricaine des droits de l’homme (« la CIADH ») dans les affaires Heliodoro Portugal c. Panama (arrêt du 12 août 2008) et Gomes Lund et autres c. Brésil (arrêt du 24 novembre 2010). Il soutient qu’une enquête effective sur des crimes commis au cours de la Seconde Guerre mondiale reste possible après 1998. Il cite à titre d’exemple les investigations sur des crimes nazis conduites en Allemagne, en Hongrie, en Italie et en Pologne, dont certaines auraient abouti à des condamnations malgré l’âge des accusés. De plus, en 2012, un tribunal britannique aurait autorisé l’ouverture d’une action civile en réparation contre le gouvernement britannique à raison d’actes de torture qui auraient été perpétrés au cours du soulèvement kenyan entre 1952 et 1961.

124. Le tiers intervenant soutient par ailleurs que le droit à la vérité, dans sa dimension individuelle, implique l’accès aux résultats des enquêtes, ainsi qu’aux dossiers archivés et aux dossiers des enquêtes en cours. La divulgation de ces informations serait essentielle à la prévention des violations, à la lutte contre l’impunité et au maintien de la confiance du public en l’état de droit (Kelly et autres c. Royaume-Uni, no 30054/96, § 118, 4 mai 2001). Dès lors que le droit à la vérité serait concerné, la classification d’informations se rapportant à des violations des droits de l’homme ne serait permise que dans des circonstances exceptionnelles mettant en jeu un intérêt impérieux de l’État, sous le contrôle indépendant du juge, pendant une durée limitée et à condition qu’il n’existe aucune autre solution moins contraignante. Et le tiers intervenant de produire les conclusions d’une étude sur les lois régissant le droit à l’information dans quatre-vint-treize États dont il ressortirait que quarante-quatre d’entre eux imposent expressément la communication des informations si l’intérêt que celle-ci revêt pour le public prime tout intérêt au secret. La reconstitution objective de la vérité sur des méfaits passés serait essentielle pour permettre aux nations de tirer les leçons de leur histoire et de prendre des mesures pour prévenir de futures atrocités (Haut Commissariat aux droits de l’homme des Nations unies, Ensemble mis à jour de principes pour la protection et la promotion des droits de l’homme par la lutte contre l’impunité, résolution 2005/81, 8 février 2005, principes 2 et 3).

b) Amnesty International

125. Amnesty International soutient que l’obligation d’enquêter sur les crimes de guerre et les crimes contre l’humanité s’applique aussi aux crimes commis antérieurement à la rédaction et à l’entrée en vigueur de la Convention. Le meurtre et la maltraitance de prisonniers de guerre et de civils auraient été proscrits par le droit international coutumier en 1939 et les États auraient été soumis à l’obligation d’ouvrir des enquêtes et des poursuites concernant les crimes de guerre bien avant 1939, sans qu’il y ait de prescription légale (Kononov c. Lettonie [GC], no 36376/04, §§ 186 et 232, CEDH 2010, et les arrêts rendus par la CIADH dans les affaires Velásquez Rodríguez c. Honduras, 29 juillet 1988, § 174, et Gomes Lund et autres c. Brésil, 24 novembre 2010, § 108). Le tiers intervenant souligne que la CIADH a conclu à maintes reprises à la violation de l’obligation d’enquêter, de poursuivre et de réprimer s’agissant de faits antérieurs à la ratification par l’État défendeur de la Convention américaine relative aux droits de l’homme (Gomes Lund et autres, précité, et Almonacid Arellano et autres c. Chili, 26 septembre 2006, § 151). Il estime que l’écoulement du temps n’a aucune incidence sur l’obligation pour l’État de conduire une enquête et d’offrir des recours adéquats et effectifs aux victimes. Le droit des victimes à un accès effectif à la justice inclurait le droit à être entendu et le droit à une réparation intégrale, lequel comprendrait les éléments suivants : la restitution, l’indemnisation, la réhabilitation, la satisfaction et les garanties de non-répétition (sont citées les conclusions de la CIADH dans son arrêt Gomes Lund et autres (précité), §§ 261-262, 277 et 297). Enfin, le tiers intervenant soutient, là encore en invoquant l’arrêt Gomes Lund et autres (ibidem, §§ 241-242), que le défaut d’une enquête effective porte atteinte au droit des familles à être traitées avec humanité.

c) Memorial (Moscou), European Human Rights Advocacy Centre (EHRAC, Londres) et Transitional Justice Network (Essex)

126. Ces trois organisations soutiennent que les textes de l’Assemblée générale des Nations unies, le système interaméricain de protection des droits de l’homme et le droit international conventionnel prévoient l’obligation d’ouvrir des enquêtes et des poursuites concernant les crimes de guerre, afin de donner aux victimes, à leurs familles, au public en général et à la communauté internationale des informations exactes et transparentes sur les violations. Elles voient dans le droit pour les familles de connaître le sort de leurs proches disparus ou défunts un volet autonome de l’obligation d’enquêter, laquelle constituerait une norme codifiée de droit international coutumier (elles citent en particulier la règle 117 énoncée in Droit international humanitaire coutumier, Volume I : Règles, étude sur le droit international coutumier du Comité international de la Croix-Rouge, 2005, ainsi que la jurisprudence de la CIADH). Elles décrivent en outre les pratiques suivies dans divers États, comme la création de commissions vérité ou d’organes d’enquête similaires en réaction à la perpétration de crimes internationaux, et elles donnent notamment des informations détaillées sur les attributions et fonctions de ce type d’organes.

C. Appréciation de la Cour

127. Le Gouvernement plaide à titre préliminaire l’incompétence ratione temporis de la Cour pour connaître du fond du grief soulevé par les requérants sous l’angle du volet procédural de l’article 2 de la Convention. La Cour doit donc tout d’abord se prononcer sur cette exception.

1. Principes généraux

128. La Cour rappelle que les dispositions de la Convention ne lient une Partie contractante ni relativement aux actes ou faits antérieurs à la date de l’entrée en vigueur de la Convention à l’égard de cette partie (la « date critique »), ni relativement aux situations qui avaient cessé d’exister avant cette date. Il s’agit d’un principe constant dans la jurisprudence de la Cour, fondé sur la règle générale de droit international consacrée par l’article 28 de la Convention de Vienne du 23 mai 1969 sur le droit des traités (Varnava et autres, précité, § 130, Šilih, précité, § 140, et Blečić c. Croatie [GC], no 59532/00, § 70, CEDH 2006‑III).

129. Lorsqu’un acte, une omission ou une décision présentés comme contraires à la Convention se sont produits avant l’entrée en vigueur de la Convention, mais que la procédure pour en obtenir le redressement a été engagée ou s’est prolongée après cette date, cette procédure ne saurait être considérée comme formant partie des faits constitutifs de la violation alléguée et ne fait pas entrer la cause dans la compétence temporelle de la Cour (Varnava et autres, précité, § 130, et Blečić, précité, §§ 77-79).

130. S’il est vrai que, à partir de la date critique, toutes les actions et omissions des États contractants doivent être conformes à la Convention, celle-ci ne leur impose aucune obligation spécifique de redresser les injustices ou dommages causés avant cette date (Kopecký, précité, § 38). Ainsi, pour établir la compétence temporelle de la Cour, il est essentiel dans chaque affaire donnée de localiser dans le temps l’ingérence alléguée. La Cour doit tenir compte à cet égard tant des faits dont se plaint le requérant que de la portée du droit garanti par la Convention dont la violation est alléguée (Varnava et autres, précité, § 131, et Blečić, précité, §§ 72 et 81‑82).

131. La Cour a statué sur un certain nombre d’affaires dans lesquelles les faits se rapportant au volet matériel de l’article 2 ou de l’article 3 échappaient à sa compétence temporelle, tandis que les faits relatifs au volet procédural connexe, c’est-à-dire à la procédure ultérieure, relevaient au moins partiellement de sa compétence (pour un résumé de la jurisprudence, voir l’arrêt Šilih précité, §§ 148-152).

132. Elle y a conclu que l’obligation procédurale découlant de l’article 2 de mener une enquête effective avait acquis un caractère distinct et autonome. Bien que cette obligation procède de faits relevant du volet matériel de l’article 2, elle peut être considérée comme une obligation détachable résultant de l’article 2 et pouvant s’imposer à l’État même lorsque le décès est antérieur à la date critique (Varnava et autres, précité, § 138, et Šilih, précité, § 159).

133. Cependant, compte tenu du principe de la sécurité juridique, la compétence temporelle de la Cour pour vérifier le respect de l’obligation procédurale découlant de l’article 2 relativement à un décès antérieur à la date critique n’est pas sans limites (Šilih, précité, § 161). Dans l’arrêt Šilih, la Cour a défini ainsi les limites de sa compétence temporelle :

« 162. Premièrement, il est clair que dans le cas d’un décès survenu avant la date critique, seuls les actes et/ou omissions de nature procédurale postérieurs à cette date peuvent relever de la compétence temporelle de la Cour.

163. Deuxièmement, pour que les obligations procédurales imposées par l’article 2 deviennent applicables, il doit exister un lien véritable entre le décès et l’entrée en vigueur de la Convention à l’égard de l’État défendeur.

Ainsi, il doit être établi qu’une part importante des mesures procédurales requises par cette disposition – non seulement une enquête effective sur le décès de la personne concernée, mais aussi le déclenchement d’une procédure adéquate visant à déterminer la cause du décès et à obliger les responsables à répondre de leurs actes (...) – ont été ou auraient dû être mises en œuvre après la date critique.

La Cour n’exclut pas, toutefois, que dans certaines circonstances ce lien puisse également reposer sur la nécessité de vérifier que les garanties offertes par la Convention et les valeurs qui la sous-tendent sont protégées de manière réelle et effective. »

134. Dans l’arrêt Varnava et autres (précité), la Cour a apporté des explications sur l’importante distinction qu’il y a lieu d’établir entre l’obligation d’enquêter sur un décès suspect et l’obligation d’enquêter sur une disparition suspecte :

« 148. (...) Une disparition est un phénomène distinct, qui se caractérise par une situation où les proches sont confrontés de manière continue à l’incertitude et au manque d’explications et d’informations sur ce qui s’est passé, les éléments pertinents à cet égard pouvant parfois même être délibérément dissimulés ou obscurcis (...) Cette situation dure souvent très longtemps, prolongeant par là même le tourment des proches de la victime. Dès lors, on ne saurait ramener une disparition à un acte ou événement « instantané » ; l’élément distinctif supplémentaire que constitue le défaut ultérieur d’explications sur ce qu’il est advenu de la personne disparue et sur le lieu où elle se trouve engendre une situation continue. Par conséquent, l’obligation procédurale subsiste potentiellement tant que le sort de la personne concernée n’a pas été éclairci ; l’absence persistante de l’enquête requise sera considérée comme emportant une violation continue (...) Il en est ainsi même lorsque l’on peut finalement présumer que la victime est décédée. »

135. La Cour a souligné par ailleurs que l’exigence d’une proximité entre le décès et les mesures d’instruction, d’une part, et la date d’entrée en vigueur de la Convention à l’égard de l’État defendeur, d’autre part (Šilih, précité), vaut uniquement en cas d’homicide ou de décès suspect, lorsque l’élément factuel central, la mort de la victime, est connu avec certitude, même si la cause exacte ou la responsabilité ultime ne l’est pas. En pareils cas, l’obligation procédurale ne revêt pas un caractère continu (Varnava et autres, précité, § 149).

2. Jurisprudence récente

136. À la suite de l’arrêt Šilih, les principes régissant la compétence temporelle de la Cour s’agissant de l’obligation « détachable » découlant de l’article 2 de la Convention d’enquêter sur le décès d’une personne ont été appliqués dans un grand nombre d’affaires.

137. La masse de celles-ci peut être répartie en différents groupes dont le plus important est constitué d’affaires dirigées contre la Roumanie dans lesquelles était alléguée l’ineffectivité des investigations sur les décès de manifestants au cours de la révolution roumaine de décembre 1989. Dans ces affaires, la Cour s’est déclarée compétente pour connaître des griefs au motif que, à la date de l’entrée en vigueur de la Convention à l’égard de la Roumanie, les procédures étaient toujours en cours devant le parquet (Association « 21 Décembre 1989 » et autres c. Roumanie, nos 33810/07 et 18817/08, 24 mai 2011, Pastor et Ţiclete c. Roumanie, nos 30911/06 et 40967/06, 19 avril 2011, Lăpuşan et autres c. Roumanie, nos 29007/06, 30552/06, 31323/06, 31920/06, 34485/06, 38960/06, 38996/06, 39027/06 et 39067/06, 8 mars 2011, Şandru et autres c. Roumanie, no 22465/03, 8 décembre 2009, et Agache et autres c. Roumanie, no 2712/02, 20 octobre 2009). Elle a statué de manière analogue dans deux affaires postérieures qui avaient pour objet des incidents violents survenus en juin 1990 (Mocanu et autres c. Roumanie, nos 10865/09, 45886/07 et 32431/08, 13 novembre 2012) et en septembre 1991 (Crăiniceanu et Frumuşanu c. Roumanie, no 12442/04, 24 avril 2012).

138. Dans d’autres affaires récentes – à l’exception de l’affaire Tuna c. Turquie (no 22339/03, §§ 57-63, 19 janvier 2010), qui avait pour origine un décès en garde à vue survenu environ sept ans avant la reconnaissance par la Turquie du droit de recours individuel –, où il n’était pas allégué que le décès en question était la conséquence de quelconques actes d’agents de l’État, le décès précédait de un à quatre ans la date d’entrée en vigueur et une part importante de la procédure avait été conduite après cette date (Kudra c. Croatie, no 13904/07, §§ 110-112, 18 décembre 2012 : quatre ans, décès accidentel causé par la négligence d’une société privée ; Igor Shevchenko c. Ukraine, no 22737/04, §§ 45-48, 12 janvier 2012 : trois ans, accident de la circulation ; Bajić c. Croatie, no 41108/10, § 62, 13 novembre 2012 : quatre ans, erreur médicale ; Dimovi c. Bulgarie, no 52744/07, §§ 36‑45, 6 novembre 2012 : trois ans, décès causé par un incendie ; Velcea et Mazăre c. Roumanie, no 64301/01, §§ 85‑88, 1er décembre 2009 : un an, dispute familiale ; Trufin c. Roumanie, no 3990/04, §§ 32-34, 20 octobre 2009 : deux ans, meurtre ; et Lyubov Efimenko c. Ukraine, no 75726/01, § 65, 25 novembre 2010 : quatre ans, vol à main armée et meurtre). Dans deux affaires, le fait que des insurgés ou des formations paramilitaires eussent tué les proches des requérants sept et six ans respectivement avant la date critique n’a pas empêché la Cour de connaître du fond du grief soulevé sous l’angle du volet procédural de l’article 2 (Paçacı et autres c. Turquie, no 3064/07, §§ 64-66, 8 novembre 2011, et Jularić c. Croatie, no 20106/06, §§ 38 et 45-46, 20 janvier 2011). La période de treize ans ayant séparé le décès du fils du requérant dans une bagarre et l’entrée en vigueur de la Convention à l’égard de la Serbie n’a pas non plus été considérée comme primant l’importance des actes de procédure accomplis après la date critique (Mladenović c. Serbie, no 1099/08, §§ 38-40, 22 mai 2012).

139. La Cour a également statué sur un certain nombre d’affaires dans lesquelles le requérant disait avoir été victime d’un traitement prohibé par l’article 3 de la Convention à un moment donné avant la date critique. Elle a conclu qu’elle avait compétence pour vérifier le respect par l’État défendeur – pendant la période postérieure à l’entrée en vigueur – de l’article 3 sous son volet procédural, qui lui imposait de conduire une enquête effective respectivement dans un cas de brutalités policières (Yatsenko c. Ukraine, no 75345/01, § 40, 16 février 2012, et Stanimirović c. Serbie, no 26088/06, §§ 28-29, 18 octobre 2011), dans un cas de viol (P.M. c. Bulgarie, no 49669/07, § 58, 24 janvier 2012) et dans un cas de mauvais traitements infligés par un particulier (Otašević c. Serbie, no 32198/07, 5 février 2013).

3. Clarification des critères élaborés dans l’arrêt Šilih

140. Malgré le nombre toujours croissant d’arrêts dans lesquels la Cour statue sur sa compétence ratione temporis en se fondant sur les critères adoptés dans l’arrêt Šilih, l’application en pratique de ces derniers est parfois source d’incertitudes. Une clarification est donc souhaitable.

141. Les critères exposés aux paragraphes 162 et 163 de l’arrêt Šilih (repris au paragraphe 133 ci-dessus) peuvent se résumer comme suit. Premièrement, dans le cas d’un décès survenu avant la date critique, seuls les actes et omissions de nature procédurale postérieurs à cette date relèvent de la compétence temporelle de la Cour. Deuxièmement, pour que l’obligation procédurale entre en jeu, il doit exister un « lien véritable » entre le décès en tant que fait générateur et l’entrée en vigueur de la Convention. Troisièmement, un lien qui ne serait pas « véritable » peut néanmoins suffire à établir la compétence de la Cour si sa prise en compte est nécessaire pour permettre de vérifier que les garanties offertes par la Convention et les valeurs qui la sous-tendent sont protégées de manière réelle et effective. La Cour examinera tour à tour chacun de ces éléments.

a) Actes et omissions de nature procédurale postérieurs à l’entrée en vigueur de la Convention

142. La Cour rappelle d’emblée que l’enquête que requiert l’article 2 sous son volet procédural ne constitue pas un mode de redressement d’une violation alléguée du droit à la vie qui a pu survenir avant la date critique. La violation alléguée de l’obligation procédurale a pour origine l’absence d’enquête effective ; l’obligation procédurale a son propre champ d’application et peut jouer indépendamment de l’obligation matérielle de l’article 2 (Varnava et autres, précité, § 136, et Šilih, précité, § 159). Dès lors, la compétence temporelle de la Cour englobe les actes et omissions de nature procédurale qui sont survenus ou auraient dû survenir après l’entrée en vigueur de la Convention à l’égard de l’État défendeur.

143. La Cour considère en outre que par « actes de nature procédurale » il faut entendre les actes inhérents à l’obligation procédurale découlant de l’article 2 ou, le cas échéant, de l’article 3 de la Convention, c’est-à-dire les actes pris dans le cadre d’une procédure pénale, civile, administrative ou disciplinaire susceptible de mener à l’identification et à la punition des responsables ou à l’indemnisation de la partie lésée (Labita c. Italie [GC], no 26772/95, § 131, CEDH 2000‑IV, et McCann et autres c. Royaume-Uni, 27 septembre 1995, § 161, série A no 324). Cette définition a pour effet d’exclure les autres types de démarches pouvant être entreprises à d’autres fins, par exemple pour établir une vérité historique.

144. Les « omissions » visent les cas où il n’y a eu aucune enquête et ceux où seuls des actes de procédure insignifiants ont été effectués mais où il est allégué qu’une enquête effective aurait dû être menée. Dès lors que se présente une allégation, un moyen de preuve ou un élément d’information plausible et crédible qui pourrait permettre d’identifier et, au bout du compte, d’inculper ou de punir les responsables, les autorités sont tenues de prendre des mesures d’enquête (Gutiérrez Dorado et Dorado Ortiz c. Espagne (déc.), no 30141/09, §§ 39-41, 27 mars 2012, Çakir c. Chypre (déc.), no 7864/06, 29 avril 2010, et Brecknell, précité, §§ 66-72). Si vient à surgir postérieurement à l’entrée en vigueur un élément nouveau suffisamment important et déterminant pour justifier l’ouverture d’une nouvelle instance, la Cour devra s’assurer que l’État défendeur s’est acquitté de l’obligation procédurale que lui impose l’article 2 d’une manière compatible avec les principes énoncés dans sa jurisprudence. Toutefois, si le fait générateur échappe à la compétence temporelle de la Cour, la découverte d’éléments nouveaux après la date critique ne pourra faire renaître l’obligation d’enquêter que si le critère du « lien véritable » ou celui des « valeurs de la Convention » (voir ci-dessous) a été satisfait.

b) Le critère du « lien véritable »

145. La première phrase du paragraphe 163 de l’arrêt Šilih pose que l’existence d’un « lien véritable » entre le fait générateur et l’entrée en vigueur de la Convention à l’égard de l’État défendeur est une condition sine qua non pour que l’obligation procédurale découlant de l’article 2 de la Convention devienne applicable.

146. La Cour considère que l’élément temporel est le premier et le plus important des indicateurs lorsqu’il s’agit d’établir le caractère « véritable » du lien. À l’instar de la chambre dans son arrêt, elle ajoute que pour qu’il y ait un « lien véritable » le laps de temps écoulé entre le fait générateur et la date critique doit demeurer relativement bref. Bien qu’il n’existe en droit aucun critère apparent permettant de définir la limite absolue de ce délai, celui-ci ne devrait pas excéder dix ans (voir, par analogie, Varnava et autres, précité, § 166, et Er et autres c. Turquie, no 23016/04, §§ 59-60, 31 juillet 2012). À supposer même que, en raison de circonstances exceptionnelles, il soit justifié de faire remonter ce délai encore plus loin dans le passé, il faudra qu’il soit satisfait au critère des « valeurs de la Convention ».

147. Toutefois, la durée du délai qui sépare le fait générateur de la date critique n’est pas décisive en elle-même pour déterminer si le lien est « véritable ». Comme l’indique la deuxième phrase du paragraphe 163 de l’arrêt Šilih, le lien sera établi si l’essentiel de l’enquête sur le décès a eu lieu ou aurait dû avoir lieu postérieurement à l’entrée en vigueur de la Convention. Cela englobe la conduite d’une procédure visant à établir la cause du décès et à faire répondre les responsables de leurs actes, ainsi que l’adoption d’une part importante des mesures procédurales essentielles au déroulement de l’enquête. Il s’agit d’un corollaire au principe voulant que la Cour n’ait compétence qu’à l’égard des actes et omissions de nature procédurale postérieurs à la date d’entrée en vigueur. Si toutefois la majeure partie de la procédure ou les mesures procédurales les plus importantes sont antérieures à cette date, la capacité de la Cour à apprécier globalement l’effectivité de l’enquête à l’aune des exigences procédurales de l’article 2 de la Convention peut s’en trouver irrémédiablement amoindrie.

148. Eu égard à ce qui précède, la Cour conclut que, pour qu’un « lien véritable » puisse être établi, il doit être satisfait aux deux critères : le délai entre le décès en tant que fait générateur et l’entrée en vigueur de la Convention doit avoir été relativement bref, et la majeure partie de l’enquête doit avoir été conduite, ou aurait dû l’être, après l’entrée en vigueur.

c) Le critère des « valeurs de la Convention »

149. La Cour admet par ailleurs qu’il peut exister des situations extraordinaires ne satisfaisant pas au critère du « lien véritable » tel qu’exposé ci-dessus, mais où la nécessité de protéger de manière réelle et effective les garanties offertes par la Convention et les valeurs qui la sous‑tendent constitue un fondement suffisant pour reconnaître l’existence d’un lien. La dernière phrase du paragraphe 163 de l’arrêt Šilih n’exclut pas cette éventualité, qui constituerait alors une exception à la règle générale que représente le critère du « lien véritable ». Dans toutes les affaires précitées, la Cour a admis l’existence d’un « lien véritable » parce que le laps de temps écoulé entre le décès et la date critique était relativement bref et qu’une part considérable de la procédure avait été conduite après cette date. La présente affaire est donc la première à pouvoir relever de cette autre catégorie, à caractère exceptionnel. Aussi la Cour doit-elle expliciter les modalités d’application du critère des « valeurs de la Convention ».

150. À l’instar de la chambre, la Grande Chambre estime que le renvoi aux valeurs qui sous-tendent la Convention signifie que l’existence du lien requis peut être constatée si le fait générateur revêt une dimension plus large qu’une infraction pénale ordinaire et constitue la négation des fondements mêmes de la Convention. Tel serait le cas de graves crimes de droit international tels que les crimes de guerre, le génocide ou les crimes contre l’humanité, conformément aux définitions qu’en donnent les instruments internationaux pertinents.

151. Le caractère odieux et la gravité de pareils crimes ont poussé les parties à la Convention sur l’imprescriptibilité des crimes de guerre et des crimes contre l’humanité à considérer que ces infractions doivent être imprescriptibles et que les prescriptions qui existeraient en la matière dans leur ordre juridique interne doivent être abolies. La Cour considère néanmoins que le critère des « valeurs de la Convention » ne peut pas s’appliquer à des événements antérieurs à l’adoption de la Convention, le 4 novembre 1950, car c’est seulement à cette date que celle-ci a commencé à exister en tant qu’instrument international de protection des droits de l’homme. Dès lors, la responsabilité sur le terrain de la Convention d’une Partie à celle-ci ne peut pas être engagée pour la non-réalisation d’une enquête sur un crime de droit international, fût-il le plus abominable, si celui-ci est antérieur à la Convention. Bien qu’elle soit sensible à l’argument selon lequel, même aujourd’hui, certains pays ont réussi à juger des responsables de crimes de guerre commis au cours de la Seconde Guerre mondiale, la Cour souligne la différence fondamentale qui existe entre la possibilité de poursuivre une personne pour un grave crime de droit international si les circonstances le permettent et l’obligation de le faire au regard de la Convention.

4. Application en l’espèce des principes susmentionnés

152. Pour en venir aux faits non contestés de la présente cause, la Cour rappelle que les proches des requérants étaient des militaires de l’armée polonaise qui avaient été faits prisonniers à la suite de l’invasion soviétique de la partie orientale de la Pologne en septembre 1939. Au cours des mois qui suivirent, ils furent détenus dans les camps du NKVD situés dans la partie occidentale de l’URSS, à Kozelsk, Ostachkov et Starobelsk.

153. Le 5 mai 1940, sur la proposition du chef du NKVD, les membres du Politburo du comité central du Parti communiste de l’URSS approuvèrent une proposition d’exécution extrajudiciaire de prisonniers de guerre polonais, qui devait être mise en œuvre par des membres du NKVD. Les prisonniers furent abattus et enterrés dans des charniers à diverses dates en avril et mai 1940. Les listes des prisonniers à exécuter avaient été dressées sur la base des « listes de répartition » du NKVD, sur lesquelles étaient inscrits notamment les noms des membres des familles des requérants.

154. Trois des proches des requérants furent identifiés au cours de l’exhumation de 1943 ; les dépouilles des autres n’ont pas été retrouvées ni identifiées. La Cour rappelle avoir formulé à maintes reprises dans sa jurisprudence des conclusions factuelles selon lesquelles telle ou telle personne disparue pouvait être présumée décédée. En général, ces conclusions ont été émises en réponse à des arguments du gouvernement défendeur consistant à dire que la personne en question était toujours en vie ou qu’il n’avait pas été démontré qu’elle fût décédée alors qu’elle se trouvait entre les mains d’agents de l’État. Cette présomption de décès n’est pas automatique ; elle n’est posée qu’après un examen des circonstances de l’affaire, le laps de temps écoulé depuis la dernière fois que la personne a été vue vivante ou qu’on a eu de ses nouvelles étant à cet égard un élément pertinent (Aslakhanova et autres c. Russie, nos 2944/06, 8300/07, 50184/07, 332/08 et 42509/10, § 100, 18 décembre 2012, Varnava et autres, précité, § 143, et Vagapova et Zoubiraïev c. Russie, no 21080/05, §§ 85-86, 26 février 2009). La Cour a présumé le décès dans des situations où l’absence complète de nouvelles fiables de la personne disparue durait depuis un laps de temps variant de quatre ans et demi (Imakaïeva c. Russie, no 7615/02, § 155, 9 novembre 2006) à plus de dix ans (Aslakhanova et autres, précité, §§ 103-115).

155. Il n’est pas contesté – et les « listes de répartition » du NKVD constituent des preuves documentaires à cet égard – que, à la fin de l’année 1939 et au début de l’année 1940, les proches des requérants ont été détenus en territoire soviétique, sous le contrôle entier et exclusif des autorités soviétiques. La décision prise par le Politburo le 5 mars 1940 indiquait que tous les prisonniers de guerre polonais détenus dans les camps du NKVD, sans exception, devaient faire l’objet d’exécutions extrajudiciaires, lesquelles furent effectuées par la police secrète soviétique au cours des mois suivants. Des charniers de prisonniers portant l’uniforme polonais furent découverts dans la forêt de Katyn dès 1943, consécutivement à la prise du territoire par les Allemands. Une note rédigée en 1959 par le chef du KGB, entité qui avait succédé au NKVD, reconnaissait que, au total, plus de vingt et un mille prisonniers polonais avaient été abattus par des membres du NKVD. Les familles des prisonniers ont cessé de recevoir des lettres de leurs proches en 1940 et elles n’ont plus jamais reçu de nouvelles d’eux depuis cette époque, qui remonte à plus de soixante-dix ans.

156. La Cour conclut de ces éléments de fait qu’il faut présumer que les proches des requérants faits prisonniers en 1939 ont été exécutés par les autorités soviétiques en 1940.

157. La Fédération de Russie a ratifié la Convention le 5 mai 1998, soit cinquante-huit ans après l’exécution des proches des requérants. La Grande Chambre fait sienne la conclusion de la chambre selon laquelle le laps de temps écoulé entre les décès et la date critique est non seulement beaucoup plus long que ceux qui ont conduit à l’application de l’obligation procédurale découlant de l’article 2 dans toutes les affaires antérieures, mais aussi trop long dans l’absolu pour établir un lien véritable entre les décès et l’entrée en vigueur de la Convention à l’égard de la Russie.

158. L’enquête sur l’origine des charniers commença en 1990 et son classement fut formellement prononcé en septembre 2004. Même si le gouvernement russe plaide l’irrégularité de la décision initiale d’ouvrir des poursuites, la procédure était susceptible, au moins en théorie, de conduire à l’identification et à la punition des responsables. Elle relevait donc des « actes et omissions d’ordre procédural » aux fins de l’article 2 de la Convention.

159. Au début des années 1990, les autorités soviétiques puis les autorités russes prirent un nombre important de mesures procédurales. Des corps furent exhumés en 1991 des charniers situés à Kharkov, Mednoye et Katyn, et les enquêteurs ordonnèrent un certain nombre d’expertises médicolégales et interrogèrent des témoins potentiels des exécutions. Des visites officielles et des réunions de coordination furent organisées entre les autorités russes, polonaises, ukrainiennes et biélorusses. Cependant, toutes ces démarches eurent lieu avant la date critique. Pour ce qui est de la période postérieure à cette date, il est impossible, au vu des éléments versés au dossier et des observations des parties, de déceler la moindre mesure d’instruction digne de ce nom qui aurait été accomplie après le 5 mai 1998. La Cour considère que l’on ne peut voir dans une nouvelle appréciation des preuves des constats différant des conclusions antérieures ou une décision de classification des pièces de l’enquête la « part importante des mesures procédurales » requise pour l’établissement d’un « lien véritable » aux fins de l’article 2 de la Convention. Par ailleurs, aucun élément de preuve pertinent ni aucune information substantielle ne sont apparus depuis la date critique. La Cour en conclut qu’aucun des critères permettant d’établir l’existence d’un « lien véritable » ne se trouve rempli.

160. Reste enfin à déterminer si l’existence ou non en l’espèce de circonstances exceptionnelles justifieraient de déroger au critère du « lien véritable » pour appliquer celui des valeurs de la Convention. Comme la Cour l’a établi, les événements qui auraient pu faire naître l’obligation d’enquêter découlant de l’article 2 ont eu lieu au début de l’année 1940, soit plus de dix ans avant que la Convention ne voie le jour. La Cour confirme donc la conclusion de la chambre selon laquelle il n’existe en l’espèce aucun élément de nature à former un pont entre le passé lointain et la période, récente, postérieure à l’entrée en vigueur de la Convention.

161. Eu égard aux considérations qui précèdent, la Cour fait droit à l’exception d’incompétence ratione temporis soulevée par le Gouvernement et conclut qu’elle n’a pas compétence pour connaître du grief tiré de l’article 2 de la Convention.

III. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 3 DE LA CONVENTION

162. Les requérants se plaignent d’une dénégation persistante d’un fait historique par les autorités russes, auxquelles ils reprochent par ailleurs de leur cacher des informations sur le sort de leurs proches et d’avoir répondu avec indifférence et de manière contradictoire à leurs demandes de renseignements. Ils y voient un traitement inhumain et dégradant contraire à l’article 3 de la Convention, ainsi libellé :

« Nul ne peut être soumis à la torture ni à des peines ou traitements inhumains ou dégradants. »

A. Arrêt de la chambre

163. La chambre a séparé les requérants en deux groupes en fonction de la proximité des liens familiaux qui les unissaient aux victimes du massacre de Katyn. Elle a reconnu qu’il existait un « lien familial solide » s’agissant de la veuve et des neuf enfants nés avant 1940 et que les membres de ce groupe pouvaient se prétendre victimes de la violation alléguée de l’article 3. Elle a en revanche estimé que les souffrances morales subies par les cinq autres requérants, nés en 1940 ou postérieurement ou parents plus éloignés des victimes de Katyn, n’étaient pas de nature à relever de l’article 3 de la Convention.

164. La chambre a ensuite examiné la situation des membres du premier groupe de requérants à diverses époques. Elle a estimé que, au cours de la Seconde Guerre mondiale, ils étaient « restés dans un état d’incertitude quant au sort » de leurs proches ; que, après la guerre, ils avaient pu « toujours nourrir l’espoir qu’au moins certains des prisonniers polonais eussent pu survivre, que ce soit dans des camps soviétiques plus éloignés ou comme fugitifs après une évasion » ; que, pendant toute l’existence de la Pologne socialiste placée sous le contrôle de l’URSS, ils « n’[avaient] pas été autorisés, pour des raisons politiques, à connaître la vérité sur ce qui s’était passé et [qu’]ils [avaie]nt été contraints d’accepter la dénaturation de faits historiques par les autorités communistes soviétiques et polonaises » et que, même après la reconnaissance publique du massacre de Katyn par les autorités soviétiques et russes, ils avaient dû « éprouver de la frustration devant la stagnation apparente de l’enquête ».

165. La chambre a constaté que, au cours de la période postérieure à l’entrée en vigueur, les requérants s’étaient vu refuser l’accès aux pièces du dossier de l’enquête ou avaient été exclus des procédures en raison de leur nationalité étrangère. Elle s’est déclarée particulièrement frappée par la « réticence apparente des autorités russes à reconnaître la réalité du massacre de Katyn ». Elle a relevé que, tout en reconnaissant que les proches des requérants avaient été détenus comme prisonniers dans les camps du NKVD, les tribunaux militaires russes avaient constamment évité toute mention de leur exécution ultérieure, au motif que l’enquête sur Katyn n’en avait pas apporté la preuve. Elle a qualifié cette attitude de « franc mépris à l’égard des préoccupations des intéressés et d’occultation délibérée des circonstances du massacre de Katyn ». Au sujet des procédures en réhabilitation, elle a dit qu’« un déni de la réalité du massacre, aggravé par l’idée implicite que les prisonniers polonais avaient peut-être été condamnés en bonne et due forme à la peine capitale après avoir eu à répondre de chefs d’accusation dénot[ait] une attitude vis-à-vis des requérants qui [était] non seulement chargée d’opprobre mais aussi dépourvue d’humanité ».

166. La chambre a reconnu que le laps de temps écoulé depuis la séparation des requérants d’avec leurs proches était bien plus long en l’espèce que dans d’autres affaires et que les intéressés ne souffraient plus de l’angoisse de ne pas savoir si les membres de leurs familles étaient vivants ou morts. Néanmoins, se référant à la jurisprudence du Comité des droits de l’homme des Nations unies concernant l’article 7 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques, analogue à l’article 3 de la Convention, elle a jugé que l’obligation faite aux autorités par cette dernière disposition ne pouvait se réduire à une simple reconnaissance de la matérialité du décès mais leur imposait aussi de rendre compte des circonstances du décès et de l’emplacement de la tombe. Elle a estimé que, en l’espèce, les autorités russes n’avaient fourni aux requérants aucune information officielle sur les circonstances entourant le décès de leurs proches et n’avaient pas pris la moindre initiative sérieuse en vue de localiser le lieu où ils avaient été enterrés. Elle a ainsi conclu à la violation de l’article 3 de la Convention.

B. Thèses des parties

1. Le gouvernement russe

167. Le Gouvernement soutient tout d’abord que, pour que la situation des proches parents de personnes tuées ou disparues soulève une question au regard de l’article 3, il faut démontrer l’existence de deux éléments : premièrement, ces requérants doivent avoir vécu une période d’incertitude quant au sort de leurs proches et, secondement, les actions des autorités doivent avoir aggravé leurs souffrances au cours de cette période (Loulouïev et autres c. Russie, no 69480/01, §§ 114-115, CEDH 2006‑XIII).

168. Pour ce qui est du premier élément, à savoir l’état d’incertitude, le Gouvernement considère que, même si le sort des proches des requérants n’a pu être établi avec la certitude requise aux fins d’une action pénale ou d’une procédure en réhabilitation, il n’était pas raisonnable de penser qu’ils pouvaient encore être en vie au 5 mai 1998, compte tenu de leurs dates de naissance et de l’absence de toute nouvelle d’eux depuis la Seconde Guerre mondiale. Il estime que, le premier élément faisant défaut, aucune question distincte de celle déjà examinée sous l’angle de l’article 2 ne peut se poser sur le terrain de l’article 3 (Esmukhambetov et autres c. Russie, no 23445/03, § 189, 29 mars 2011, Velkhiyev et autres c. Russie, no 34085/06, § 137, 5 juillet 2011, Sambiyev et Pokaïeva c. Russie, no 38693/04, §§ 74-75, 22 janvier 2009, et Tanguiyeva c. Russie, no 57935/00, § 104, 29 novembre 2007).

169. Le Gouvernement plaide en outre l’absence de « facteurs particuliers » qui auraient pu conférer à la souffrance des requérants « une dimension et un caractère distincts du désarroi affectif que l’on peut considérer comme inévitable pour les proches d’une personne victime de violations graves des droits de l’homme » (Gongadzé c. Ukraine, no 34056/02, § 184, CEDH 2005‑XI, et Orhan c. Turquie, no 25656/94, §§ 357-358, 18 juin 2002). Pour ce qui est du premier « facteur particulier », à savoir la « proximité de la parenté », cinq des requérants seraient nés après l’arrestation de leurs proches disparus, et la chambre n’aurait constaté aucune violation de l’article 3 à leur égard. Le deuxième de ces facteurs, à savoir la « mesure dans laquelle le parent a été témoin des événements en question », ferait défaut, aucun des requérants n’ayant assisté aux événements ayant conduit au décès de leurs proches. Quant au troisième critère – la « participation aux tentatives d’obtention de renseignements sur le disparu » – il ne serait pas rempli dans le chef des requérants, faute pour eux d’avoir pris part à l’enquête sur Katyn et d’avoir formulé des demandes ou fait des dépositions. Le Gouvernement ajoute que, alors que les médias russes et polonais relataient abondamment cette procédure depuis plus de quatorze ans, ce n’est qu’après le classement de l’enquête que deux requérants avaient demandé à être formellement associés à la procédure (voir, a contrario, Mousikhanova et autres c. Russie, no 27243/03, §§ 81-82, 4 décembre 2008).

170. Concernant la manière dont les autorités russes ont répondu aux demandes des requérants, élément qui correspond au quatrième « facteur particulier », le Gouvernement invoque deux circonstances qu’il juge importantes. D’abord, les requérants ne pourraient plus aujourd’hui prétendre se trouver dans l’incertitude quant au sort de leurs proches. Ensuite, une période de cinquante-huit ans séparerait les « événements de Katyn » de la ratification de la Convention par la Russie. Le Gouvernement considère que ces deux circonstances ont nettement réduit les conséquences négatives ayant pu résulter de son action ou de son inaction. Pour démontrer la légitimité de l’attitude adoptée par les autorités russes, il avance plusieurs explications. En premier lieu, la « réhabilitation » des prisonniers polonais aurait été impossible, faute du moindre élément d’information sur les chefs d’accusation retenus contre eux. En deuxième lieu, les autorités n’auraient nullement été tenues par la loi de localiser les requérants ou de leur accorder la qualité de victime, faute d’éléments suffisants permettant, à l’aune du critère de preuve requis en matière pénale, d’établir un lien de causalité entre les « événements de Katyn » et le décès de leurs proches. En troisième lieu, les lettres adressées par les procureurs aux requérants auraient renfermé des « conclusions inexactes », et les « incohérences » auraient finalement été corrigées par les tribunaux russes, lesquels auraient correctement apprécié les pièces du dossier, avec la participation des représentants des requérants.

171. Le Gouvernement récuse la conclusion de la chambre relative à un déni par les tribunaux russes de la réalité du massacre de Katyn. Il estime que les tribunaux n’ont « fait que souligner un manque d’éléments suffisants pour établir les circonstances du décès des proches des requérants » à l’aune du critère de preuve applicable en matière pénale. Il considère en outre que les autorités russes n’avaient pas l’obligation de rechercher ce qu’il était advenu des personnes disparues ni le lieu où les corps avaient été enterrés, arguant que les proches des requérants n’étaient pas des « personnes disparues » et qu’aucune obligation de ce type ne découlait du droit interne, du droit international humanitaire ou de la Convention. Enfin, il dit n’avoir jamais eu l’intention de dénaturer des faits historiques ou de soumettre les requérants à une quelconque forme de traitement dégradant.

2. Les requérants

172. Les requérants partagent l’avis exprimé dans l’arrêt de la chambre selon lequel l’obligation imposée par l’article 3 est distincte de celle découlant de l’article 2 en ce que la seconde oblige l’État à prendre des mesures juridiques spécifiques, tandis que la première revêt un caractère humanitaire plus général. Ils soutiennent que la Cour devrait pouvoir tenir compte des faits antérieurs à l’entrée en vigueur de la Convention dans la mesure où ils pourraient être importants pour la compréhension de faits postérieurs à cette date (Broniowski c. Pologne (déc.) [GC], no 31443/96, § 74, CEDH 2002-X, et Hokkanen c. Finlande, 23 septembre 1994, § 53, série A no 299-A). De plus, la Cour devrait selon eux pouvoir examiner la question du respect par les autorités de l’État de leurs obligations découlant de l’article 3 quand bien même le décès initial échapperait à sa compétence ratione temporis (ils dressent un parallèle avec la décision rendue par le Comité des droits de l’homme des Nations unies le 28 mars 2006 dans l’affaire Mariam Sankara et autres c. Burkina Faso (communication no 1159/2003)).

173. Les requérants contestent le parti pris par la chambre de les répartir en deux groupes distincts selon la proximité de leurs liens de parenté. Ils disent que la situation à l’intérieur de la Pologne socialiste de l’après‑guerre et les événements consécutifs à la reconnaissance par les Soviétiques du massacre de Katyn les ont tous autant touchés. Ils soutiennent, à l’inverse de la chambre, que ceux d’entre eux qui ne se souviennent pas de leurs pères ou à qui on a refusé la possibilité d’avoir le moindre contact personnel avec ceux-ci sont plus sensibles au sort tragique de leurs parents. Au demeurant, les requérants du second groupe – ceux à l’égard desquels la chambre a conclu à la non-violation de l’article 3 – auraient activement pris part à une série de démarches judiciaires ainsi qu’à d’autres activités en rapport avec la commémoration de leurs parents tués : Mme Wołk-Jezierska aurait rédigé plusieurs ouvrages sur le massacre de Katyn, Mme Krzyszkowiak aurait créé une maison d’édition publiant des ouvrages consacrés à ce massacre, Mme Rodowicz aurait été l’auteur de plusieurs œuvres artistiques sur ce même sujet et M. Romanowski, le plus jeune des requérants, aurait « hérité » de sa défunte mère la mission d’honorer la mémoire de son oncle tué. Invoquant la jurisprudence de la CIADH, les requérants s’estiment tous victimes des faits qu’ils dénoncent sur le terrain de l’article 3, soit en tant que parents directs adultes de personnes tuées, soit en tant que parents collatéraux ayant démontré leur implication énergique et constante par de nombreuses actions en rapport avec le sort de leurs proches tués.

174. S’agissant de la réaction des autorités russes face à leurs demandes de renseignements, les requérants indiquent que, dans des affaires précédemment examinées par la Cour, il est parfois arrivé que des « personnes disparues » deviennent des « personnes décédées » une fois leurs corps découverts. Dans le cas du massacre de Katyn, l’ordre aurait été inversé : les « morts » seraient devenus des « disparus » aux yeux des autorités russes. Ce renversement constituerait un déni pur et simple de faits historiques et aurait fait naître chez les requérants un fort sentiment de douleur, d’angoisse et de stress. Ce serait comme si l’on disait à un groupe de proches de victimes de l’Holocauste qu’on ignore tout de ce qu’il est advenu d’elles car, les documents ayant été détruits par les autorités nazies, on ne pourrait retrouver leur trace que jusqu’au terminus de la voie ferrée menant à un camp de concentration. De plus, en se disant incapables d’établir « quelle disposition du code pénal constituait la base légale permettant de demander des comptes aux prisonniers [polonais] », les procureurs militaires auraient sous-entendu en fait que les victimes étaient peut-être des criminels ayant été dûment condamnés à la peine capitale. De surcroît, dans le cadre des procédures en réhabilitation conduites devant le tribunal de Moscou, le procureur aurait soutenu qu’il existait de « bonnes raisons » à la répression en cause : il aurait accusé certains des officiers polonais d’être « des espions, des terroristes et des saboteurs » et l’armée polonaise d’avant-guerre d’avoir été « entraînée pour combattre l’Union soviétique ». Les requérants en concluent que leurs souffrances morales ne peuvent passer pour une conséquence inhérente aux décès eux-mêmes mais résultent du traitement que leur ont fait subir les autorités russes.

3. Le gouvernement polonais

175. Le gouvernement polonais soutient que les autorités russes ont soumis les requérants à un traitement inhumain et dégradant. Il souligne que les personnes faites prisonnières, incarcérées puis exécutées par les autorités soviétiques étaient des proches parents des requérants. Pendant de nombreuses années, pour des raisons politiques, les autorités soviétiques auraient refusé l’accès à toute information officielle sur le sort des personnes faites prisonnières à la fin de l’année 1939. Après l’ouverture d’une enquête en 1990, les requérants auraient tenté en vain d’avoir accès aux pièces du dossier d’enquête afin d’obtenir la réhabilitation de leurs proches. Ce refus d’accès et le caractère contradictoire des informations reçues auraient fait naître en eux un sentiment constant d’incertitude et d’angoisse et les auraient mis à la merci des autorités russes, dont les actions auraient visé à les humilier. Il s’agirait là d’un traitement contraire à l’article 3.

4. Le tiers intervenant

176. Le Public International Law and Policy Group a produit un aperçu de la jurisprudence de la Cour sur la nature et la force des liens de parenté requis pour qu’un requérant puisse se prétendre victime d’une violation de l’article 3 à raison du sort infligé à un de ses proches parents. Le tiers intervenant dégage de cette jurisprudence que la Cour tient de plus en plus compte de l’action du requérant et du rôle joué par l’État une fois saisi de demandes de renseignements. Il ajoute que les critères utilisés pour la reconnaissance de la qualité de victime, fondés sur la participation du parent aux démarches visant à l’obtention de renseignements au sujet de la personne disparue, ainsi que sur la manière dont les autorités réagissent à ces démarches, sont conformes à ceux retenus par d’autres juridictions internationales, dont la CIADH (Garrido et Baigorria c. Argentine, arrêt du 27 août 1998, et Blake c. Guatemala, arrêt du 24 janvier 1998) et les chambres extraordinaires au sein des tribunaux cambodgiens.

C. Appréciation de la Cour

1. Principes généraux

177. Dans sa jurisprudence, la Cour a toujours été sensible aux lourdes conséquences psychologiques qu’une grave violation des droits de l’homme entraîne pour les proches de la victime qui sont requérants devant elle. Toutefois, pour qu’une violation distincte de l’article 3 de la Convention puisse être constatée dans le chef de ces derniers, il doit exister des facteurs particuliers conférant à leur souffrance une dimension et un caractère distincts du désarroi affectif qu’entraîne inévitablement la violation susmentionnée elle-même. Parmi ces facteurs figurent la proximité de la parenté, les circonstances particulières de la relation, la mesure dans laquelle le parent a été témoin des événements en question et sa participation aux recherches de renseignements sur le sort de la victime.

178. À cet égard, la Cour rappelle qu’un membre de la famille d’une « personne disparue » peut se prétendre victime d’un traitement contraire à l’article 3 lorsque la disparition est suivie d’une longue période d’incertitude jusqu’à la découverte du corps du disparu. L’essence de la question qui se pose sur le terrain de l’article 3 dans ce type d’affaires ne réside pas tant dans la gravité de la violation des droits de l’homme commise à l’égard de la personne portée disparue que dans l’indifférence affichée par les autorités face à la situation portée à leur connaissance. Le constat d’une violation pour ce motif ne se limite pas aux affaires où l’État défendeur est tenu pour responsable de la disparition. Il peut aussi être formulé lorsque l’absence de réponse des autorités à la demande d’informations des proches ou les obstacles dressés sur le chemin de ceux-ci, obligés en conséquence de supporter la charge d’élucider les faits, peuvent passer pour révéler un mépris flagrant, continu et implacable de l’obligation de rendre compte du sort de la personne disparue (voir, en particulier, Açış c. Turquie, no 7050/05, §§ 36 et 51-54, 1er février 2011, Varnava et autres, précité, § 200, Osmanoğlu c. Turquie, no 48804/99, § 96, 24 janvier 2008, Loulouïev et autres, précité, § 114, Bazorkina c. Russie, no 69481/01, § 139, 27 juillet 2006, Gongadzé, précité, § 184, Tanış et autres c. Turquie, no 65899/01, § 219, CEDH 2005‑VIII, Orhan, précité, § 358, et Çakıcı c. Turquie [GC], no 23657/94, § 98, CEDH 1999‑IV).

179. La Cour a suivi une approche restrictive lorsqu’il s’agissait de personnes mises en détention et retrouvées mortes ultérieurement, après une période d’incertitude relativement brève quant à leur sort (Tanlı c. Turquie, no 26129/95, § 159, CEDH 2001‑III, et Bitieva et autres c. Russie, no 36156/04, § 106, 23 avril 2009). Dans une série d’affaires tchétchènes où, n’ayant pas assisté au décès de leurs proches, les requérants n’avaient appris celui-ci qu’à la découverte des corps, elle a estimé que dès lors qu’elle avait déjà conclu à une violation de l’article 2 de la Convention sous ses volets matériel et procédural, un constat distinct de violation de l’article 3 ne s’imposait pas (Velkhiyev et autres, § 137, Sambiyev et Pokaïeva, §§ 74‑75, et Tanguiyeva, § 104, tous précités).

180. Par ailleurs, dans le cas de personnes tuées par les autorités en violation de l’article 2, la Cour a jugé que, compte tenu du caractère instantané de l’incident à l’origine des décès en question, il n’y avait normalement pas lieu d’étendre l’application de l’article 3 aux proches des victimes (Damayev c. Russie, no 36150/04, § 97, 29 mai 2012, Yasin Ateş c. Turquie, no 30949/96, § 135, 31 mai 2005, Udayeva et Youssoupova c. Russie, no 36542/05, § 82, 21 décembre 2010, Khashuyeva c. Russie, no 25553/07, § 154, 19 juillet 2011, et Inderbiyeva c. Russie, no 56765/08, § 110, 27 mars 2012).

181. Elle a néanmoins estimé qu’il se justifiait de dresser un constat séparé de violation de l’article 3 dans des cas de décès confirmés où les requérants avaient été témoins directs de la souffrance des membres de leur famille (voir les affaires Salakhov et Islyamova c. Ukraine, no 28005/08, § 204, 14 mars 2013, où la requérante avait assisté au lent décès de son fils en détention sans avoir la possibilité de l’aider ; Esmukhambetov, précité, § 190, où une violation de l’article 3 a été constatée à l’égard d’un requérant qui avait assisté au meurtre de toute sa famille, mais pas à l’égard des autres requérants, qui n’avaient appris les meurtres qu’ultérieurement ; Khadjialiyev et autres c. Russie, no 3013/04, § 121, 6 novembre 2008, où les requérants n’avaient pas pu inhumer décemment les corps démembrés et décapités de leurs enfants ; Moussaïev et autres c. Russie, nos 57941/00, 58699/00 et 60403/00, § 169, 26 juillet 2007, où le requérant avait été témoin de l’exécution extrajudiciaire de plusieurs de ses parents et voisins, et Akkum et autres c. Turquie, no 21894/93, §§ 258-259, CEDH 2005‑II, où le requérant s’était vu présenter le corps mutilé de son fils).

2. Application en l’espèce des principes susmentionnés

182. La Cour observe que la situation qui se trouve au cœur du grief tiré de l’article 3 présentait au départ les caractéristiques d’une affaire de « disparition ». Des proches des requérants furent faits prisonniers par les forces d’occupation soviétiques et incarcérés dans des camps soviétiques. Des éléments prouvent que des échanges de lettres entre les prisonniers polonais et leur famille se sont poursuivis jusqu’au printemps 1940. On peut donc considérer que jusque-là les familles savaient que les intéressés étaient en vie. Après avoir cessé de recevoir en Pologne des lettres d’eux, les familles des prisonniers restèrent pendant de nombreuses années dans l’incertitude quant à ce qu’il était advenu de leurs proches.

183. En 1943, à la suite de la découverte de charniers à proximité de la forêt de Katyn, les restes furent en partie exhumés et identifiés. Cependant, seuls trois des proches des requérants – Wincenty Wołk, Stanisław Rodowicz et Stanisław Mielecki – furent alors identifiés. Les autorités soviétiques nièrent avoir exécuté les prisonniers de guerre polonais et, sans accès aux dossiers du Politburo ou du NKVD, il n’a pas été possible de déterminer ce qu’il était advenu des prisonniers dont les corps n’avaient pas été identifiés. Il n’y eut aucune autre tentative d’identification des victimes du massacre de Katyn au cours de la guerre froide, la version soviétique de meurtres orchestrés par les nazis ayant été la version officielle imposée en République populaire de Pologne pendant toute la durée de l’existence du régime socialiste, soit jusqu’en 1989.

184. En 1990, l’URSS reconnut officiellement la responsabilité des dirigeants soviétiques dans l’exécution des prisonniers de guerre polonais. Au cours des années suivantes, les documents relatifs aux massacres qui n’avaient pas été détruits furent rendus publics et les enquêteurs conduisirent d’autres exhumations partielles sur plusieurs sites. Une série de consultations se tinrent entre les procureurs polonais, russes, ukrainiens et biélorusses.

185. À la date de la ratification de la Convention par la Fédération de Russie, le 5 mai 1998, plus de cinquante-huit années s’étaient écoulées depuis l’exécution des prisonniers de guerre polonais. Compte tenu de la durée de cette période, des éléments apparus dans l’intervalle et des efforts déployés par diverses parties pour faire la lumière sur les circonstances du massacre de Katyn, la Cour estime que, en ce qui concerne la période postérieure à la date critique, on ne peut pas dire que les requérants aient vécu dans l’incertitude quant au sort de leurs proches faits prisonniers par l’armée soviétique en 1939. Il s’ensuit nécessairement que ce qui pouvait passer au départ pour une affaire de « disparition » doit être considéré comme une affaire de « décès confirmé ». Les requérants approuvent cette manière d’apprécier les faits de la cause (voir, en particulier, le paragraphe 116 ci-dessus ainsi que le paragraphe 119 de l’arrêt de la chambre). Les conclusions rendues par les juridictions russes dans le cadre de diverses procédures internes où elles se sont abstenues de reconnaître explicitement que les proches des requérants avaient été tués dans les camps soviétiques ne changent rien à cette analyse.

186. La Cour ne doute pas du profond sentiment de chagrin et de désarroi que l’exécution extrajudiciaire de leurs proches a dû causer aux requérants. Elle rappelle toutefois qu’il est dans l’intérêt de la sécurité juridique, de la prévisibilité et de l’égalité devant la loi qu’elle ne s’écarte pas de ses propres précédents sans motif impérieux (Sabri Güneş c. Turquie [GC], no 27396/06, § 50, 29 juin 2012). Ainsi qu’elle l’a déjà dit, sa jurisprudence reconnaît que la souffrance des proches d’une « personne disparue » qui ont dû longtemps vivre entre l’espoir et le désespoir peut justifier un constat de violation distincte de l’article 3 à raison de l’attitude particulièrement insensible des autorités nationales face à leurs demandes de renseignements. Pour ce qui est de la présente affaire, la Cour n’a compétence qu’en ce qui concerne la période qui a commencé le 5 mai 1998, date d’entrée en vigueur de la Convention à l’égard de la Russie. Elle a conclu ci-dessus qu’il fallait considérer qu’après cette date il ne subsistait plus aucune incertitude quant au sort des prisonniers de guerre polonais. Bien que tous les corps n’aient pas été retrouvés, le décès des intéressés a été publiquement reconnu par les autorités soviétiques puis par les autorités russes et est devenu un fait historique établi. Si l’ampleur des crimes commis par les autorités soviétiques en 1940 est propre à susciter beaucoup d’émotion, il reste que, d’un point de vue purement juridique, la Cour ne peut y voir un motif impérieux de s’écarter de sa jurisprudence relative à la reconnaissance de la qualité de victime d’une violation de l’article 3 aux proches des « personnes disparues » et de conférer cette qualité aux requérants, pour lesquels le décès de leurs proches était une certitude.

187. En outre, la Cour ne relève l’existence d’aucune autre des circonstances spéciales qui l’avaient conduite à constater une violation distincte de l’article 3 dans les affaires de « décès confirmés » (voir la jurisprudence citée au paragraphe 181 ci-dessus).

188. Dans ces conditions, la Cour estime que la souffrance des requérants ne peut passer pour avoir atteint une dimension et un caractère distincts du désarroi qui peut être considéré comme inévitable pour les proches de victimes de graves violations des droits de l’homme.

189. Dès lors, la Cour conclut qu’il n’y a pas eu violation de l’article 3 de la Convention.

IV. SUR L’OBSERVATION DE L’ARTICLE 38 DE LA CONVENTION PAR L’ÉTAT DÉFENDEUR

190. À plusieurs reprises, la Cour a demandé au gouvernement défendeur de produire une copie de la décision du 21 septembre 2004 classant sans suite l’enquête sur le massacre de Katyn (paragraphe 45 ci‑dessus). Face au refus du Gouvernement de communiquer la pièce sollicitée, elle a invité les parties à présenter des observations sur la question du respect par lui de l’obligation que l’article 38 de la Convention lui faisait de fournir à la Cour toutes facilités nécessaires à la conduite de son enquête. L’article 38 est ainsi libellé :

« La Cour examine l’affaire de façon contradictoire avec les représentants des parties et, s’il y a lieu, procède à une enquête pour la conduite efficace de laquelle les Hautes Parties contractantes intéressées fourniront toutes facilités nécessaires. »

A. Arrêt de la chambre

191. La chambre a rappelé que « seule la Cour peut décider (...) quels éléments de preuve les parties doivent produire pour lui permettre d’examiner correctement le dossier » et que « [l]es parties sont tenues de se conformer à ses demandes et instructions en matière de preuve ». Elle a constaté en outre que le Gouvernement n’avait apporté aucune explication plausible quant à la nature des impératifs de sécurité censés avoir présidé à la décision de classifier le document demandé. Elle a fait observer que ce document « se rapportait (...) à un événement historique, dont la plupart des protagonistes étaient déjà morts, et [qu’]il ne pouvait dès lors avoir une incidence sur des opérations ou activités de surveillance actuellement conduites par la police ». D’une manière plus générale, elle a fait remarquer qu’une enquête publique transparente sur les crimes perpétrés par l’ancien régime totalitaire ne pouvait guère compromettre les impératifs de sécurité nationale de la Fédération de Russie démocratique d’aujourd’hui, d’autant que la responsabilité des autorités soviétiques concernant ce crime avait déjà été reconnue au plus haut niveau politique.

B. Thèses des parties

1. Le gouvernement russe

192. Le Gouvernement soutient tout d’abord que la classification dans la catégorie des documents « ultrasecrets » de trente-six volumes du dossier d’enquête et de la décision du 21 septembre 2004 était régulière, arguant que ces documents renfermaient des informations relevant du renseignement, du contre-renseignement et des activités opérationnelles et de recherche et que la classification avait été « vérifiée et confirmée » par le Service fédéral de sécurité (FSB) et par la Commission interservices de protection des secrets d’État, ainsi que par des décisions ultérieures du tribunal de Moscou et de la Cour suprême, saisis par l’organisation Memorial. Il expose que la loi russe n’interdisait nullement de manière absolue la communication d’informations sensibles à des organisations internationales et que si la décision du 21 septembre 2004 n’avait pas été communiquée à la Cour, c’était pour la seule raison que « les organes nationaux compétents n’étaient pas parvenus à la conclusion » qu’il serait possible de le faire.

193. Le Gouvernement plaide que l’article 38 de la Convention ne peut être interprété de manière à imposer aux États contractants de révéler des informations susceptibles de compromettre leur sécurité. Il invite la Cour à analyser les lois d’autres États membres, « qui pourraient très vraisemblablement prévoir des règles similaires ». Il invoque les dispositions de la Convention européenne d’entraide judiciaire en matière pénale ainsi que l’accord relatif à l’assistance judiciaire et aux relations juridiques en matière civile et pénale conclu entre la Fédération de Russie et la République de Pologne, qui permettraient à l’État contractant de refuser de donner suite à une demande dans les cas où y répondre risquerait de porter atteinte à la souveraineté, à la sécurité, à l’ordre public ou à d’autres intérêts essentiels du pays (Liou c. Russie (no 2), no 29157/09, § 85, 26 juillet 2011, et Chahal c. Royaume-Uni, 15 novembre 1996, § 138, Recueil des arrêts et décisions 1996‑V). Il ajoute que l’article 33 du règlement de la Cour ne prévoit aucune sanction en cas de communication non autorisée d’informations confidentielles confiées à la Cour.

194. Le Gouvernement estime qu’il a fourni sur la teneur de la décision du 21 septembre 2004 des informations qui devraient être considérées comme suffisantes pour satisfaire à l’obligation que l’article 38 met à sa charge. Il aurait indiqué l’autorité auteur de la classification, les considérations de sécurité en jeu, les motifs du classement sans suite et la qualification juridique retenue pour les infractions alléguées. La décision en question ne mentionnerait pas les requérants ni ne renfermerait la moindre information sur le sort de leurs proches ou sur le lieu où ces derniers auraient été enterrés.

195. Enfin, le Gouvernement critique ce qu’il appelle la « logique inhabituelle » de l’arrêt de la chambre. Il estime que la question de l’article 38 aurait dû être examinée à la fin de l’arrêt, comme dans les affaires antérieures. Il ajoute que l’obligation imposée par l’article 38 revêt un « caractère purement procédural » et qu’un manquement allégué à celle‑ci « ne pourrait causer le moindre préjudice aux requérants » ni « l’emporter sur la gravité des violations alléguées des articles 2 et 3 ». Selon lui, l’obligation prévue à l’article 38 ne doit pas être respectée en toutes circonstances : elle serait subsidiaire par nature et tributaire de l’existence de griefs recevables sur le terrain d’autres dispositions de la Convention. Or, en l’espèce, il serait inutile d’examiner la question du respect de l’article 38 puisque la Cour devrait se déclarer incompétente pour connaître au fond du grief tiré de l’article 2 de la Convention.

2. Les requérants

196. Les requérants soutiennent que, en vertu d’un principe de droit international coutumier établi de longue date, aucune règle de droit interne, fût-elle de valeur constitutionnelle, ne peut être invoquée comme justification d’un non-respect du droit international (ils citent la jurisprudence de la Cour permanente de justice internationale et de la Cour internationale de justice – la CIJ). Ce principe aurait été codifié à l’article 27 de la Convention de Vienne sur le droit des traités en tant que prolongement du principe plus général pacta sunt servanda et il aurait été fréquemment appliqué par les tribunaux et organes quasi judiciaires internationaux, notamment le Comité des droits de l’homme, le Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie (le TPIY), la CIADH, la Commission africaine des droits de l’homme et des peuples, et diverses juridictions arbitrales. Dans les cas où un État partie se montrerait réticent, pour des raisons de confidentialité, à communiquer les pièces demandées, les juridictions internationales tiendraient des audiences à huis clos (Godínez Cruz c. Honduras, CIADH, arrêt du 20 janvier 1989, et Ballo c. UNESCO, Tribunal administratif de l’Organisation internationale du travail, jugement no 191, 15 mai 1972). Certes, dans l’affaire du Détroit de Corfou (CIJ, arrêt du 9 avril 1949), la CIJ n’aurait tiré aucune conséquence négative du refus par le Royaume-Uni de communiquer des pièces qui, selon lui, relevaient du secret naval. Dans l’affaire Le procureur c. Tihomir Blaškić (TPIY, arrêt du 29 octobre 1997), en revanche, le TPIY aurait jugé inopérante l’invocation par le gouvernement croate de l’arrêt Détroit de Corfou comme justification de son refus de produire certains documents et éléments à caractère militaire après avoir estimé, en particulier, qu’accorder aux États un droit général de refuser, pour des raisons de sécurité, de communiquer des documents nécessaires au procès pourrait mettre en échec la fonction même du TPIY. Le TPIY aurait ajouté qu’il était possible par des aménagements procéduraux, par exemple en tenant des audiences à huis clos et en adoptant des procédures spéciales de communication et d’enregistrement des documents sensibles, de tenir compte d’impératifs de sécurité valablement avancés par l’État. Dans l’affaire Le procureur c. Dario Kordić et Mario Čerkez (TPIY, décision du 9 septembre 1999), examinée ultérieurement, le TPIY aurait jugé en outre que l’évaluation de la pertinence des pièces sollicitées aux fins de la procédure relevait de son appréciation souveraine et ne pouvait être contestée par l’État. La ratio decidendi de ces affaires serait applicable, mutatis mutandis, en l’espèce.

197. Les requérants répètent que le gouvernement russe n’a pas étayé ses allégations de risques pour la sécurité de l’État ni expliqué pourquoi il fallait classifier un document relatif à des atrocités commises par l’ancien régime totalitaire. La décision de classification serait également contraire à la loi russe sur le secret d’État, dont l’article 7 interdirait la classification des informations relatives aux violations des droits de l’homme. Or le massacre de Katyn s’analyserait en une violation massive du droit à la vie commise sur les ordres des plus hautes instances de l’URSS.

198. Les requérants approuvent les conclusions de l’arrêt de la chambre pour autant qu’elles constatent une violation de l’article 38 de la Convention. Ils estiment que la Cour a tout pouvoir pour dire quelle pièce lui est nécessaire pour l’examen de l’affaire et qu’un refus de coopérer avec elle peut conduire à un constat de violation de l’article 38 même si aucune violation d’un droit matériel garanti par la Convention n’a été établie.

3. Le gouvernement polonais

199. Le gouvernement polonais souscrit à l’analyse de la chambre concernant le constat d’une violation de l’article 38 de la Convention. Il indique d’emblée que, même devant la Cour, le gouvernement russe a présenté des informations contradictoires quant à l’auteur et à la date de la décision de classification des pièces. Dans ses observations du 19 mars 2010, le gouvernement russe aurait dit que la décision avait été prise par la Commission interservices, tandis que dans ses observations écrites du 30 novembre 2012 il aurait indiqué que c’était le parquet militaire principal, en consultation avec le FSB, qui avait adopté cette décision.

200. Le gouvernement polonais considère que la décision de classification des pièces de l’enquête était contraire au droit matériel russe. Selon lui, le code russe de procédure pénale définissait clairement ce que devait contenir une décision de classement sans suite et excluait toute mention d’informations classées secret d’État. À supposer que la décision comportât des informations sur les personnes visées par la procédure, il n’y aurait pas eu là matière à en classer ultrasecret l’intégralité. Toute information concernant des hauts dignitaires soviétiques aurait porté sur la période antérieure à 1970 et, à la date d’adoption de la décision, la période maximale de classification, fixée à trente ans par l’article 13 de la loi sur le secret d’État, aurait donc déjà expiré. Par ailleurs, pour autant que le gouvernement russe aurait reconnu que les actions des responsables soviétiques avaient été juridiquement qualifiées d’abus de pouvoir, cette information aurait, en vertu de l’article 7 de la loi sur le secret d’État, été expressément insusceptible de classification. En outre, le gouvernement russe n’aurait pas produit de décision motivée concernant la classification.

201. Enfin, l’enquête sur Katyn n’aurait pas visé les fonctions ou opérations actuelles des services spéciaux de la police. Quand bien même une partie des pièces auraient été classifiées par le régime précédent, il n’existerait plus aujourd’hui aucun motif d’intérêt public véritable justifiant le maintien de cette mesure.

C. Appréciation de la Cour

1. Principes généraux

202. La Cour rappelle qu’il est de la plus haute importance, pour un fonctionnement efficace du système de recours individuel instauré par l’article 34 de la Convention, que les États contractants coopèrent autant que possible pour permettre un examen sérieux et effectif des requêtes. Ils ont ainsi obligation de fournir toutes facilités nécessaires à la Cour, que celle-ci cherche à établir les faits ou à accomplir ses fonctions d’ordre général afférentes à l’examen des requêtes. Le défaut de communication par un gouvernement, sans justification satisfaisante, d’informations en sa possession peut non seulement amener la Cour à tirer des conclusions quant au bien-fondé des allégations du requérant, mais aussi avoir des conséquences négatives sur l’appréciation de la mesure dans laquelle l’État défendeur peut passer pour s’être acquitté de ses obligations découlant de l’article 38 de la Convention (Tahsin Acar c. Turquie [GC], no 26307/95, §§ 253-254, CEDH 2004‑III, Timurtaş c. Turquie, no 23531/94, §§ 66 et 70, CEDH 2000‑VI, et Tanrıkulu c. Turquie [GC], no 23763/94, § 70, CEDH 1999‑IV).

203. L’obligation de fournir les éléments de preuve sollicités par la Cour s’impose à l’État défendeur dès formulation de la demande, qu’elle intervienne lors de la communication initiale de la requête au Gouvernement ou à un stade ultérieur de la procédure (Enoukidze et Guirgvliani c. Géorgie, no 25091/07, § 295, 26 avril 2011, et Bekirski c. Bulgarie, no 71420/01, §§ 111-113, 2 septembre 2010). C’est une exigence fondamentale que les documents sollicités soient produits dans leur intégralité si la Cour a précisé que tel devait être le cas, et l’absence d’un élément, quel qu’il soit, doit être dûment justifiée (Damir Sibgatullin c. Russie, no 1413/05, §§ 65‑68, 24 avril 2012, Enoukidze et Guirgvliani, précité, §§ 299-300, et Davydov et autres c. Ukraine, nos 17674/02 et 39081/02, §§ 167 et suiv., 1er juillet 2010). De plus, tout document demandé doit être produit dans les meilleurs délais, et en tout état de cause dans le respect de l’échéance fixée par la Cour, un retard substantiel et inexpliqué pouvant conduire celle-ci à juger non convaincantes les explications de l’État défendeur (Damir Sibgatullin, § 68, Tahsin Acar, § 254, et Enoukidze et Guirgvliani, §§ 297 et 301, tous précités).

204. La Cour a conclu au non-respect des exigences de l’article 38 dans des affaires antérieures où le gouvernement défendeur n’avait fourni aucune explication à son refus de produire les documents sollicités (voir, par exemple, Bekirski, précité, § 115, Tigran Ayrapetyan c. Russie, no 75472/01, § 64, 16 septembre 2010, et Maslova et Nalbandov c. Russie, no 839/02, §§ 128-129, 24 janvier 2008) ou avait communiqué une copie incomplète ou altérée tout en refusant de produire l’original aux fins d’inspection par la Cour (Troubnikov c. Russie, no 49790/99, §§ 50-57, 5 juillet 2005).

205. Dans des affaires où le gouvernement défendeur avait invoqué la confidentialité ou des considérations de sécurité pour justifier son refus de produire les pièces sollicitées, la Cour a dû vérifier s’il existait des raisons légitimes et solides de traiter les documents en question comme étant secrets ou confidentiels. Ainsi, dans de nombreuses affaires qui avaient principalement pour objet des disparitions en République tchétchène, le gouvernement russe avait invoqué une disposition du code de procédure pénale qu’il disait mettre obstacle à la publication des pièces du dossier d’une enquête en cours. La Cour a toutefois relevé que cette disposition ne renfermait pas une interdiction absolue, mais fixait plutôt la procédure régissant la publication de ces pièces et les limites à respecter en la matière. Elle a également noté que, dans beaucoup d’autres affaires analogues, le gouvernement russe avait communiqué les documents sollicités sans mentionner cette disposition ou avait accepté de produire les pièces d’un dossier d’enquête alors même qu’il l’avait initialement invoquée (voir, par exemple, Sasita Israilova et autres c. Russie, no 35079/04, § 145, 28 octobre 2010, et Mousikhanova et autres c. Russie, no 27243/03, § 107, 4 décembre 2008).

206. Pour ce qui est des documents classés secret, la Cour n’a pas jugé convaincants, dans d’autres affaires, les arguments du gouvernement défendeur consistant à dire que les règles régissant la procédure de contrôle de la correspondance des détenus relevaient du secret d’État (Davydov et autres, précité, § 170) ou que le droit interne ne prévoyait aucune procédure de communication à une organisation internationale des informations classées secret d’État (Nolan et K. c. Russie, no 2512/04, § 56, 12 février 2009). Elle a souligné que, s’il existait des impératifs légitimes de sécurité nationale, le Gouvernement aurait pu supprimer les passages sensibles ou produire un résumé des éléments de fait pertinents (ibidem). Enfin, dans le cadre de son examen de la nature des informations classifiées, elle a considéré qu’il fallait tenir compte du point de savoir si les documents concernés étaient ou non connus de personnes étrangères aux services du renseignement et aux plus hautes sphères de l’État. Elle a mis en doute le caractère hautement sensible prêté aux informations en cause dès lors qu’il était apparu clairement que des profanes tels que l’avocat d’une partie à un procès civil pouvaient prendre connaissance du document qui les renfermait (ibidem).

2. Application en l’espèce des principes susmentionnés

207. Lorsqu’elle a communiqué au gouvernement défendeur les deux requêtes à l’origine de la présente affaire, la Cour a posé un certain nombre de questions aux parties et a prié le Gouvernement de lui communiquer copie de la décision du 21 septembre 2004 classant sans suite le dossier pénal no 159. Invoquant le fait qu’elle avait été classée « ultrasecret » au plan interne, le Gouvernement a refusé de la produire. Le 5 juillet 2011, la Cour a rendu une décision de recevabilité partielle, invité les parties à produire toute pièce supplémentaire qu’elles souhaiteraient porter à son attention et posé aussi une question sur le respect par le Gouvernement des obligations lui incombant en vertu de l’article 38 de la Convention. Le Gouvernement n’a pas produit de copie de la décision sollicitée. Le 30 novembre 2012 et le 17 janvier 2013, dans le cadre de la procédure devant la Grande Chambre, il a remis un certain nombre de documents supplémentaires, parmi lesquels ne figuraient cependant pas la copie demandée de la décision du 21 septembre 2004.

208. La Cour rappelle que l’article 38 de la Convention impose aux États contractants de lui fournir toutes facilités nécessaires, qu’elle cherche à établir les faits ou à accomplir ses fonctions d’ordre général afférentes à l’examen des requêtes. Maîtresse de sa procédure et de son règlement, elle apprécie en toute liberté non seulement la recevabilité et la pertinence de chaque élément du dossier mais aussi sa valeur probante. Elle seule peut décider si et dans quelle mesure la participation de tel ou tel témoin serait utile à l’établissement des faits et quels moyens de preuve les parties doivent produire pour la mettre en mesure d’instruire correctement le dossier. Les parties sont tenues de se conformer à ses demandes et instructions en matière de preuve, ou de lui faire part dans les meilleurs délais de tout obstacle les en empêchant ou de donner une explication raisonnable ou convaincante en cas de non-obtempération (Davydov et autres, précité, § 174, Nevmerjitski c. Ukraine, no 54825/00, § 77, 5 avril 2005, et Irlande c. Royaume-Uni, 18 janvier 1978, § 210, série A no 25). Il suffit donc que la Cour juge nécessaires à l’établissement des faits de la cause les éléments contenus dans la décision demandée (Dedovski et autres c. Russie, no 7178/03, § 107, 15 mai 2008, et Akhmadova et Sadoulaïeva c. Russie, no 40464/02, § 137, 10 mai 2007).

209. Quant à l’argument du gouvernement russe selon lequel l’obligation résultant pour lui de l’article 38 de la Convention de fournir toutes facilités nécessaires à l’instruction de la cause revêtirait un caractère subsidiaire, la Cour rappelle que cette obligation va de pair avec l’engagement, pris en vertu de l’article 34 de la Convention, de ne pas entraver l’exercice effectif du droit de recours individuel. En effet, l’exercice effectif de ce droit peut être contrarié si une Partie contractante n’aide pas la Cour quand celle-ci examine l’ensemble des circonstances de l’espèce, surtout par exemple lorsque ne sont pas produits des éléments de preuve qu’elle estime essentiels à sa mission. Les articles 34 et 38 concourent à garantir la conduite effective de la procédure judiciaire ; ils portent tous deux sur des questions de procédure plutôt que sur le fond des griefs formulés par les requérants sur le terrain des dispositions matérielles de la Convention ou de ses Protocoles. Bien que le plan de ses arrêts suive traditionnellement l’ordre de numérotation des articles de la Convention c’est souvent d’emblée que la Cour aborde la question du respect par le gouvernement défendeur de l’obligation procédurale découlant de l’article 38, en particulier s’il faut tirer des conséquences négatives du défaut de production par ledit gouvernement des éléments sollicités (voir, parmi d’autres, Chakhguiriyeva et autres c. Russie, no 27251/03, §§ 134‑140, 8 janvier 2009, Outsaïeva et autres c. Russie, no 29133/03, §§ 149-153, 29 mai 2008, Zoubaïraïev c. Russie, no 67797/01, §§ 74-77, 10 janvier 2008, et Tanguiyeva, précité, §§ 73-77). La Cour rappelle en outre à cet égard qu’elle peut constater un manquement par l’État défendeur à ses obligations procédurales même en l’absence de tout grief recevable tiré d’une violation d’un droit matériel protégé par la Convention (Polechtchouk c. Russie, no 60776/00, 7 octobre 2004). Par ailleurs, il n’est pas nécessaire que le manque de coopération reproché au gouvernement ait effectivement restreint ou affecté de manière sensible l’exercice du droit de recours individuel (McShane c. Royaume-Uni, no 43290/98, § 151, 28 mai 2002). La Cour réaffirme que les obligations procédurales incombant aux Parties contractantes en vertu des articles 34 et 38 de la Convention doivent être respectées indépendamment de l’issue que peut connaître la procédure et d’une manière qui évite tout effet dissuasif réel ou potentiel sur les requérants ou sur leurs représentants.

210. Concernant l’explication fournie par le Gouvernement pour justifier la non-production d’une copie de la décision sollicitée, la Cour observe qu’elle repose sur le fait que la décision avait été classifiée dans le respect des prescriptions légales au plan interne et que les lois et règlements en vigueur faisaient obstacle à la communication de documents classifiés à des organisations internationales en l’absence de garanties quant au respect de leur confidentialité.

211. La Cour rappelle avoir déjà jugé dans une autre affaire concernant la Russie que la seule invocation de la déficience structurelle du droit interne qui rendait impossible la communication aux organisations internationales de documents sensibles ne constituait pas une explication suffisante pour justifier la rétention des informations sollicitées par elle (Nolan et K., précité, § 56). De plus, elle a déjà écarté des objections similaires formulées par le Gouvernement à propos de l’absence dans son règlement de dispositions garantissant la confidentialité des documents ou prévoyant de sanctionner les ressortissants étrangers qui ne la respecteraient pas (Chakhguiriyeva et autres, précité, §§ 136-140). La Cour rappelle à cet égard que la Convention est un traité international qui, conformément au principe pacta sunt servanda codifié à l’article 26 de la Convention de Vienne sur le droit des traités, lie les Parties contractantes et doit être exécuté par elles de bonne foi. En vertu de l’article 27 de la Convention de Vienne, nulle disposition de droit interne ne peut être invoquée pour justifier la non-exécution d’un traité par une Partie contractante. S’agissant de l’obligation que renferme l’article 38 de la Convention, cette règle signifie que le gouvernement défendeur ne peut pas invoquer le moindre obstacle de droit interne, par exemple l’absence d’une décision ad hoc d’un autre service de l’État, pour justifier un refus de fournir toutes facilités nécessaires à l’examen de l’affaire par la Cour. La position constante de la Cour est que les États contractants répondent au regard de la Convention des actes de leurs organes car, dans toutes les affaires dont elle est saisie, c’est la responsabilité internationale de l’État qui se trouve en jeu (Loukanov c. Bulgarie, 20 mars 1997, § 40, Recueil 1997‑II).

212. Le Gouvernement a certes produit devant la Grande Chambre copie des jugements rendus par les tribunaux internes dans le cadre de la procédure de déclassification, mais ces documents n’éclairent en rien la nature exacte des impératifs de sécurité sur lesquels était censée reposer la classification d’une partie des pièces du dossier pénal, et notamment de la décision du 21 septembre 2004 sollicitée par la Cour. Il apparaît à l’évidence que la décision de classification a été prise non pas d’office par le parquet militaire principal mais plutôt sur l’avis de certains fonctionnaires du FSB, lequel était « habilité à disposer comme il l’entend[ait] des informations reprises dans [la] décision [du parquet militaire principal] ». Ces juridictions internes ont quant à elles admis, sans donner plus de précisions, que la décision du 21 septembre 2004 renfermait des informations « ayant trait au renseignement, au contre-renseignement et à des activités opérationnelles et de recherche » (paragraphe 64 ci-dessus).

213. La Cour rappelle qu’elle n’a pas réellement les moyens de contester, dans un cas donné, l’avis des autorités nationales selon lequel des considérations de sécurité nationale sont en jeu. Toutefois, même lorsque de telles considérations entrent en ligne de compte, les principes de légalité et d’état de droit applicables dans une société démocratique exigent que toute mesure touchant les droits fondamentaux de la personne puisse être soumise à une forme de procédure contradictoire devant un organe indépendant compétent pour examiner les motifs de la décision en question et les preuves pertinentes. En effet, s’il était impossible de contester effectivement un impératif de sécurité nationale invoqué par l’exécutif, les autorités de l’État pourraient porter arbitrairement atteinte aux droits protégés par la Convention (Liou, précité, §§ 85-87, et Al-Nashif c. Bulgarie, no 50963/99, §§ 123-124, 20 juin 2002).

214. En l’espèce, la décision rendue par le tribunal de Moscou le 2 novembre 2010, qui fut confirmée par la Cour suprême, ne renferme aucune analyse au fond des motifs censés justifier le maintien de la classification des pièces du dossier. Elle ne permet même pas de déterminer si cette juridiction avait reçu copie de l’avis produit par le FSB. Les juridictions nationales n’ont pas examiné sérieusement la thèse de l’exécutif selon laquelle les informations contenues dans la décision de classement sans suite du dossier devaient rester secrètes plus de soixante-dix ans après les faits. Elles se sont bornées à vérifier que la décision de classification avait bien été prise dans le cadre de la compétence administrative des autorités concernées, sans rechercher de manière indépendante si la conclusion suivant laquelle une déclassification eût constitué un risque pour la sécurité nationale était raisonnablement fondée en fait. Elles n’ont pas répondu sur le fond à l’organisation Memorial, qui plaidait que la décision de classement sans suite était insusceptible de classification en vertu de l’article 7 de la loi sur le secret d’État dès lors qu’elle mettait fin à une enquête sur le massacre de prisonniers non armés, fait constitutif selon Memorial d’une violation gravissime des droits de l’homme commise sur les ordres des plus hauts responsables soviétiques. Enfin, elles n’ont pas mis en balance, d’une part, la nécessité alléguée de protéger les informations en la possession du FSB, et, d’autre part, l’intérêt du public de voir conduire une enquête transparente sur les crimes de l’ancien régime totalitaire et l’intérêt privé des familles des victimes à voir élucider les circonstances du décès de leurs proches. Compte tenu de la portée limitée du contrôle juridictionnel auquel la décision de classification a été soumise au niveau interne, la Cour ne peut admettre que la production d’une copie de la décision du 21 septembre 2004 demandée par elle eût pu nuire à la sécurité nationale de la Russie.

215. La Cour souligne pour finir que dans le cadre de sa procédure elle peut répondre à des impératifs légitimes de sécurité nationale par des aménagements adéquats, par exemple en restreignant l’accès à des documents en vertu de l’article 33 de son règlement ou, en dernier ressort, en tenant une audience à huis clos. Alors qu’il était parfaitement informé de ces possibilités et que c’est à la partie désireuse d’obtenir des garanties de confidentialité de formuler et de justifier une requête en ce sens, le gouvernement russe n’a pas demandé l’application de telles mesures.

216. Aussi la Cour conclut-elle que, en refusant de produire copie du document sollicité par elle, le Gouvernement a manqué en l’espèce aux obligations résultant pour lui de l’article 38 de la Convention.

V. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

217. Aux termes de l’article 41 de la Convention,

« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »

A. Dommage

218. M. Jerzy Karol Malewicz, M. Janowiec et M. Trybowski demandent réparation pour la perte de leur père, pour les deux premiers, et de leur grand‑père, pour le troisième. Tous les requérants réclament également, à titre de satisfaction équitable pour le dommage moral qu’ils disent leur avoir été causé par les violations alléguées des articles 2 et 3 de la Convention, une somme dont ils laissent à la Cour le soin de fixer le montant.

219. Le Gouvernement conteste ces demandes.

220. La Cour n’a conclu à la violation ni de l’article 2 ni de l’article 3 de la Convention invoqués par les requérants. Quant au non‑respect par le gouvernement russe de l’article 38 de la Convention, elle estime qu’il s’agit là d’une question de procédure qui ne justifie pas l’octroi d’une somme à titre de satisfaction équitable. Elle rejette en conséquence les demandes formulées par les requérants pour dommage matériel et pour dommage moral.

B. Frais et dépens

221. Les requérants réclament les montants suivants :

i) 25 024,82 euros (EUR) pour les honoraires de Me Szewczyk (en sus du montant versé par la Cour au titre de l’assistance judiciaire) ;

ii) 7 000 EUR pour les honoraires de Mes Karpinskiy et Stavitskaya concernant les procédures devant les juridictions russes ;

iii) 7 581 EUR et 1 199,25 złotys polonais pour les frais de déplacement et de traduction engendrés par la procédure devant la chambre ;

iv) 4 129 EUR pour les frais de déplacement et de logement liés à la préparation et à la participation des avocats et des requérants à l’audience du prononcé de l’arrêt de chambre et à l’audience devant la Grande Chambre ;

v) 124 EUR pour les frais de traduction et d’affranchissement afférents à la procédure devant la Grande Chambre.

222. De plus, M. Jerzy Karol Malewicz réclame 2 219,36 dollars américains pour les frais de déplacement et de logement engagés par lui et sa fille pour venir assister à l’audience devant la chambre.

223. Le Gouvernement estime que les honoraires de Me Szewczyk paraissent excessifs, que la nécessité des frais de déplacement n’a pas été démontrée de manière convaincante et que les deux conseils russes n’ont été associés qu’aux procédures en « réhabilitation » conduites en Russie, lesquelles sortiraient du champ de la présente affaire. De plus, les sommes demandées par les conseils russes ne seraient fondées sur aucun barème et seraient sans rapport avec la quantité de travail réellement fournie. Quant aux dépenses consenties par les requérants pour pouvoir assister à l’audience du prononcé de l’arrêt de la chambre et à l’audience devant la Grande Chambre, leur nécessité n’aurait pas été établie, les intéressés ayant été représentés par une équipe de trois avocats. Enfin, Mes Sochański et Kamiński ayant de leur propre aveu travaillé à titre gracieux, ils ne seraient pas fondés à réclamer la moindre somme au titre de la préparation de l’affaire.

224. La Cour rappelle qu’elle n’a constaté aucune des violations alléguées par les requérants. Elle reconnaît néanmoins que le non-respect par le gouvernement russe de l’article 38 de la Convention a demandé un surcroît de travail aux représentants des requérants, qui ont dû aborder la question dans leurs observations écrites et orales. Elle estime toutefois suffisant au vu des circonstances le montant des sommes versées aux représentants des requérants au titre de l’assistance judiciaire. Partant, la Cour rejette la demande pour frais et dépens.

PAR CES MOTIFS, LA COUR

1. Dit, à l’unanimité, que MM. Piotr Malewicz et Kazimierz Raczyński ont qualité pour poursuivre la requête à la place de feu Krzysztof Jan Malewicz et de feue Halina Michalska respectivement ;

2. Dit, par treize voix contre quatre, que la Cour n’a pas compétence pour connaître du grief tiré de l’article 2 de la Convention ;

3. Dit, par douze voix contre cinq, qu’il n’y a pas eu violation de l’article 3 de la Convention ;

4. Dit, à l’unanimité, que l’État défendeur a manqué à ses obligations découlant de l’article 38 de la Convention ;

5. Rejette, par douze voix contre cinq, la demande de satisfaction équitable présentée par les requérants.

Fait en français et en anglais, puis prononcé en audience publique au Palais des droits de l’homme, à Strasbourg, le 21 octobre 2013.

Erik FriberghJosep Casadevall
GreffierPrésident

Au présent arrêt se trouve joint, conformément aux articles 45 § 2 de la Convention et 74 § 2 du règlement, l’exposé des opinions séparées suivantes :

– opinion concordante de la juge Gyulumyan ;

– opinion concordante du juge Dedov ;

– opinion en partie concordante et en partie dissidente du juge Wojtyczek ;

– opinion en partie dissidente des juges Ziemele, De Gaetano, Laffranque et Keller.

J.C.
E.F.

OPINION CONCORDANTE DE LA JUGE GYULUMYAN

(Traduction)

Bien que je partage l’opinion de la majorité sur tous les points en l’espèce, j’ai néanmoins certaines réserves de nature plus générale quant à l’approche de la Cour concernant les critères de la « clause humanitaire » et du « lien véritable ». Pour étayer sa position, la Cour invoque l’élément temporel, prenant en compte le laps de temps écoulé entre le décès des proches des requérants et l’entrée en vigueur de la Convention. Je ne trouve pas ce raisonnement convaincant. L’obligation pour l’État de conduire une enquête complète entre en jeu dès lors qu’il est question de violations flagrantes de droits de l’homme (génocide, crimes contre l’humanité et crimes de guerre). Le seul fait que les crimes en question soient antérieurs à la naissance de la Convention n’est pas déterminant. Si l’enquête est conduite antérieurement à la ratification de la Convention par l’État défendeur, ce sont les griefs tirés de la qualité de l’enquête qui pourraient échapper à la compétence ratione temporis de la Cour.

Je crois fermement que les violations des droits de l’homme de cette nature ne peuvent être prévenues et redressées à l’avenir que si l’État défendeur est disposé et consent à confronter son passé et à ne pas enterrer son histoire. À cet égard, j’attache une importance particulière au fait qu’une enquête avait été menée et qu’un nombre important de mesures avaient été prises par les Soviétiques puis par les autorités russes en vue d’attribuer les responsabilités pour le massacre de Katyn et de rendre hommage aux victimes (paragraphes 38, 41 et 73 de l’arrêt).

Si les mesures susmentionnées n’avaient pas été adoptées et si aucune enquête n’avait été conduite, c’est-à-dire s’il y avait eu un déni absolu du crime, je me serais plutôt ralliée à l’opinion dissidente des juges Ziemele, De Gaetano, Laffranque et Keller.


OPINION CONCORDANTE DU JUGE DEDOV

(Traduction)

La responsabilité à raison d’un fait doit être déterminée conformément au droit en vigueur. À ce titre, le droit (la Convention dans notre cas) ne doit pas être appliqué rétroactivement. Ce principe, approuvé par le présent arrêt, s’applique à tous les États membres. C’est pourquoi la particularité des crimes contre l’humanité ne saurait faire échec à ce principe procédural car celui-ci se rapporte à des questions différentes. Reconnaître l’incompétence ratione temporis de la Cour ne revient pas à reconnaître la légalité d’une situation emportant violation d’une règle de jus cogens telle que la prohibition des crimes de guerre.

À l’appui des conclusions de l’arrêt, je soulignerais que la protection accordée par les règles de jus cogens se fonde sur la responsabilité des individus plutôt que sur celle de l’État (à commencer par les procès de Nuremberg, qui visaient à juger des responsables politiques, militaires et économiques de l’Allemagne nazie). Même s’agissant de conflits internationaux, il est important de suivre cette approche et de ne pas automatiquement blâmer l’État. En particulier, la Fédération de Russie n’existait pas en 1940 et l’Union soviétique était un État totalitaire sous la férule duquel, pendant le régime stalinien, un grand nombre de familles a souffert et des millions de personnes ont été victimes de meurtres en l’absence d’un procès équitable. L’instruction du Politburo autorisait l’exécution de prisonniers de guerre polonais et de milliers de citoyens soviétiques conjointement. D’ailleurs, la bonne approche consisterait à punir les membres de ce Politburo et non l’État lui-même car toutes les victimes dans ce pays ne sauraient en même temps être tenues pour responsables de ce crime contre l’humanité.

Par ailleurs, les citoyens de ce pays n’ont pas approuvé tacitement ce crime contre l’humanité ni habilité leurs représentants au parlement à quelque fin que ce soit, comme cela arrive aujourd’hui lorsqu’il s’agit de lancer une invasion militaire contre un autre pays. En pareil cas, l’État doit être tenu pour pleinement responsable de chaque vie perdue du fait de cette invasion. Tout cela montre que, concrètement, le système de la Convention et les règles de jus cogens dans le contexte mondial doivent être utiles au monde moderne plutôt qu’à l’histoire.


OPINION EN PARTIE CONCORDANTE ET EN PARTIE DISSIDENTE DU JUGE WOJTYCZEK

1. Je ne partage pas l’opinion selon laquelle l’État défendeur n’a pas violé l’article 3 de la Convention et je ne puis souscrire non plus à l’argumentation de la majorité concernant la question de l’applicabilité de l’article 2 de la Convention.

2. En premier lieu, il faut souligner ici un certain nombre de circonstances importantes pour l’appréciation de l’affaire. Non seulement les requérants ont perdu leurs proches et ont été ensuite confrontés à une propagande officielle attribuant le crime commis aux Allemands, mais aussi, pendant de longues années en Union soviétique et en Pologne, toute tentative privée de recherche de la vérité sur le massacre de Katyn était réprimée, tout comme la diffusion d’informations collectées à ce sujet. Il ne serait donc pas exact de dire que les faits allégués se sont produits il y a plus de soixante-dix ans : au contraire, différentes sortes de violations des droits fondamentaux des requérants ont marqué toute la période du régime communiste dans les deux pays. Il faut ajouter ici que, pour les victimes d’un crime ou pour leurs proches, le temps ne s’écoule pas toujours de la même façon selon les États. Du point de vue de la protection des droits de l’homme, des dizaines d’années dans un État totalitaire ne sont pas comparables avec une même période dans un État démocratique de droit. Par conséquent, l’argument de l’écoulement du temps, invoqué parfois pour justifier l’extinction d’obligations juridiques en matière de droits de l’homme (voir, par exemple, le paragraphe 157 de l’arrêt), doit toujours être examiné dans le contexte historique spécifique de chaque pays. Par ailleurs, les requérants ont décrit en détail différentes actions et omissions des autorités russes postérieures à la date de l’entrée en vigueur de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention ») à l’égard de la Fédération de Russie. Ils font état notamment de propos désobligeants à leur encontre tenus par certains représentants des autorités russes. L’arrêt de chambre (Janowiec et autres c. Russie, nos 55508/07 et 29520/09, 16 avril 2012) a établi un certain nombre de faits importants traduisant l’attitude dédaigneuse et méprisante de ces autorités. Je constate que la Grande Chambre n’a pas jugé nécessaire de prendre position à ce sujet dans son arrêt.

3. La Convention est un traité international et non une constitution. Il est indéniable que, si les traités internationaux de protection des droits de l’homme présentent certaines spécificités importantes qui ont une incidence incontestable sur leur application et leur interprétation, ils restent néanmoins soumis aux règles d’interprétation des traités développées en droit international coutumier et codifiées dans la Convention de Vienne sur les droit des traités (« la Convention de Vienne »). La Cour a d’ailleurs confirmé explicitement, dans un certain nombre d’affaires, l’applicabilité de ces règles d’interprétation, en se référant aux dispositions de la Convention de Vienne (voir, par exemple, les arrêts rendus dans les affaires Golder c. Royaume-Uni, 21 février 1975, série A no 18, Johnston et autres c. Irlande, 18 décembre 1986, série A no 112, et Saadi c. Royaume-Uni [GC], no 13229/03, CEDH 2008, ainsi que la décision Bankovic et autres c. Belgique et autres (déc.) [GC], no 52207/99, CEDH 2001-XII). Si ce dernier traité ne s’applique pas en tant que tel à la Convention, il reste un point de référence dans la mesure où il a codifié les règles de droit coutumier des traités.

Selon la règle générale d’interprétation énoncée à l’article 31 de la Convention de Vienne, un traité doit être interprété de bonne foi suivant le sens ordinaire à attribuer aux termes du traité dans leur contexte et à la lumière de son objet et de son but. Par conséquent, la Convention doit être lue à la lumière de son objet et de son but, qui est la protection effective d’un certain nombre de droits de l’homme fondamentaux énoncés par elle.

La Convention est indéniablement un instrument vivant car son application exige la concrétisation jurisprudentielle constante de règles générales dans des situations inédites. Sur ce point, elle ne diffère sensiblement pas de la plupart des autres traités internationaux. L’interprétation de la Convention comme instrument vivant trouve des limites fixées par les règles d’interprétation des traités internationaux.

La légitimité d’une juridiction internationale dépend entre autres de la force persuasive de ses décisions. L’affaire examinée ici soulève des questions fondamentales d’interprétation et d’application de la Convention ainsi que d’autres règles de droit international conventionnel ou coutumier. La décision de la Cour fixant l’interprétation de la Convention dans la présente affaire exige la plus grande rigueur méthodologique. Une décision interprétative en droit international présuppose : 1) la détermination et la formulation précises des règles d’interprétation applicables, 2) l’exposé des dispositions à interpréter et de leur contexte (au sens du droit des traités), 3) la formulation de la conclusion qui énonce avec une précision suffisante la règle de droit découlant du texte international ainsi interprété, ainsi que 4) la motivation de la décision en question, eu égard aux règles d’interprétation appliquées en l’espèce. Je regrette que la majorité ait refusé de suivre une telle méthodologie. De plus, le raisonnement retenu me semble méconnaître les règles de droit international relatives à l’interprétation et au champ d’application des traités.

4. La question primordiale qui se pose dans la présente affaire est celle du champ d’application temporel de la Convention. Pour y répondre, il faut tout d’abord distinguer clairement deux notions : le champ d’application temporel de la Convention (autrement dit la portée temporelle de la Convention) et la compétence de la Cour ratione temporis. Si le champ d’application temporel d’un traité relève du droit matériel, l’étendue de la compétence ratione temporis d’un organe international est régie par les règles de compétence. Il faut rappeler par ailleurs que le champ d’application temporel de la Convention varie selon les Hautes Parties contractantes. En effet, selon les règles du droit des traités, la Convention entre en vigueur à l’égard d’une Haute Partie contractante à la date de la ratification par celle-ci et crée des obligations à partir de cette date.

La compétence ratione temporis d’une juridiction internationale ne coïncide pas nécessairement avec le champ d’application temporel du traité qu’elle doit appliquer. Or les formulations de la motivation de l’arrêt en l’espèce ne semblent pas tenir compte de cette distinction doctrinale qui peut avoir une portée pratique importante.

Si la violation alléguée de la Convention n’entre pas dans le champ d’application temporel de la Convention, la question de la compétence de la Cour pour constater une telle violation est sans objet. En revanche, le fait que la violation alléguée de la Convention entre dans le champ d’application temporel de la Convention ne signifie pas automatiquement que la Cour a compétence pour en connaître. Une règle de droit définissant l’étendue de la compétence de la Cour peut en effet restreindre cette compétence à l’égard de certaines violations des obligations internationales découlant de la Convention. Pour illustrer ce point, on peut rappeler ici la situation des États qui avaient formulé une déclaration reconnaissant la compétence de la Commission européenne des droits de l’homme pour examiner les requêtes individuelles, sous le régime juridique applicable avant le 1er novembre 1998, c’est-à-dire avant l’entrée en vigueur du Protocole no 11 à la Convention, portant restructuration du mécanisme de contrôle établi par la Convention. Une telle déclaration pouvait reconnaître la compétence de la Commission pour les seules affaires postérieures ou fondées sur des faits postérieurs à ladite déclaration. Les violations de la Convention commises entre la date de l’entrée en vigueur à l’égard de l’État déclarant et la date de prise d’effet de cette déclaration entrent dans le champ d’application temporel de la Convention mais échappent en principe à la compétence de la Cour ratione temporis (article 6 du Protocole no 11).

Dans l’examen de toute requête alléguant des violations des droits de l’homme, avant de répondre à la question de la compétence temporelle de la Cour, il faut donc d’abord vérifier si les faits allégués entrent dans le champ d’application temporel de la Convention. Pour cela, il est nécessaire d’énoncer sans équivoque la règle conventionnelle applicable à la Haute Partie contractante et définir avec précision sa portée temporelle.

5. L’un des principes fondamentaux de droit international est celui de la non-rétroactivité des traités. Ce principe de droit international coutumier a été codifié à l’article 28 de la Convention de Vienne, libellé comme suit :

Article 28 – Non-rétroactivité des traités

« À moins qu’une intention différente ne ressorte du traité ou ne soit par ailleurs établie, les dispositions d’un traité ne lient pas une partie en ce qui concerne un acte ou fait antérieur à la date d’entrée en vigueur de ce traité au regard de cette partie ou une situation qui avait cessé d’exister à cette date. »

Lorsqu’est déterminé le champ d’application temporel d’un traité international, il faut en premier lieu vérifier si les parties avaient l’intention de lui donner une portée rétroactive. Rien dans le texte de la Convention et de ses Protocoles additionnels ne donne à penser que les Hautes Parties contractantes avaient eu pour intention de donner un effet rétroactif à la Convention. Une telle intention des Hautes Parties contractantes ne me paraît pas non plus se dégager d’autres éléments utiles à l’interprétation du traité en question. Au contraire, il semble que les buts de la Convention étaient uniquement prospectifs : eu égard au passé douloureux de l’Europe, il s’agissait de prévenir les violations des droits de l’homme à l’avenir.

Les notions de rétroactivité et de non-rétroactivité des règles de droit soulèvent des questions particulièrement difficiles, examinées aussi bien en théorie du droit que par la doctrine de droit international. Je suis parfaitement conscient qu’il n’est pas facile de définir sans équivoque le contenu du principe de non-rétroactivité des traités. En particulier, la qualification des faits comme constituant une seule situation ou un ensemble de situations différentes peut très souvent prêter à discussion. De plus, la constatation du caractère continu (présent) ou clos (passé) d’une situation est souvent une question d’appréciation plus ou moins subjective. Dans ces conditions, le principe de non-rétroactivité de la Convention doit être interprété et appliqué avec une certaine souplesse, en tenant compte de la nature et de l’objet spécifiques de ce traité international. Dans le même temps, malgré les difficultés évoquées, le principe de non-rétroactivité en droit des traités a un contenu normatif suffisamment précis, permettant d’une part de statuer dans la présente affaire et d’autre part d’apprécier la pertinence des critères d’applicabilité de l’article 2 de la Convention proposés par la majorité.

Il est évident que les dispositions de la Convention ne lient pas une partie à raison des actes et faits antérieurs à la date d’entrée en vigueur de celle-ci à l’égard de cette partie ou d’une situation qui avait cessé d’exister à cette date. La Convention, lue à la lumière des règles d’interprétation des traités internationaux, ne permet aucune exception à cette règle. Elle peut en revanche s’appliquer aux situations continues qui existaient à la date de l’entrée en vigueur de la Convention à l’égard de l’État concerné.

Il faut ajouter que si l’article 32 § 2 de la Convention autorise la Cour à statuer sur l’étendue de sa propre compétence, il ne permet pas d’étendre celle-ci au-delà de son champ défini par les autres dispositions de la Convention. En statuant sur le fondement de l’article 38 § 2, la Cour est liée par toutes les autres règles de droit qui définissent sa compétence.

6. La Cour a reconnu explicitement le principe de non-rétroactivité de la Convention et l’a appliqué d’une façon conséquente pendant de nombreuses années (voir, par exemple, la décision Kadiķis c. Lettonie (déc.), no 47634/99, 29 juin 2000, et l’arrêt Blečić c. Croatie [GC], no 59532/00, CEDH 2006-III, ainsi que la jurisprudence citée dans cet arrêt). Comme l’a souligné la motivation de l’arrêt Blečić (ibidem, § 90 in fine), « [d]ès lors qu’elle joue un rôle subsidiaire dans la sauvegarde des droits de l’homme, la Cour doit veiller à ne pas aboutir à des conclusions revenant à obliger les autorités internes à appliquer la Convention de manière rétroactive ».

L’arrêt Šilih c. Slovénie ([GC], no 71463/01, 9 avril 2009) marque un revirement jurisprudentiel important. Dans cet arrêt, la Cour a dit ceci :

« 161. (...) la compétence temporelle de la Cour pour vérifier le respect de l’obligation procédurale découlant de l’article 2 relativement à un décès antérieur à la date critique n’est pas sans limites.

(...)

163. (...) pour que les obligations procédurales imposées par l’article 2 deviennent applicables, il doit exister un lien véritable entre le décès et l’entrée en vigueur de la Convention à l’égard de l’État défendeur.

Ainsi, il doit être établi qu’une part importante des mesures procédurales requises par cette disposition – non seulement une enquête effective sur le décès de la personne concernée, mais aussi le déclenchement d’une procédure adéquate visant à déterminer la cause du décès et à obliger les responsables à répondre de leurs actes (...) – ont été ou auraient dû être mises en œuvre après la date critique.

La Cour n’exclut pas, toutefois, que dans certaines circonstances ce lien puisse également reposer sur la nécessité de vérifier que les garanties offertes par la Convention et les valeurs qui la sous-tendent sont protégées de manière réelle et effective. »

Il ressort de l’analyse de cet arrêt que l’État a l’obligation d’enquêter sur un décès antérieur à la date d’entrée en vigueur de la Convention à son égard : 1) si une part importante des mesures procédurales a été mise en œuvre après la « date critique », 2) si une part importante des mesures procédurales aurait dû être mise en œuvre après la « date critique » ou 3) s’il est nécessaire de vérifier que les garanties offertes par la Convention et les valeurs qui la sous-tendent sont protégées de manière réelle et effective. L’État intéressé peut donc déclencher de lui-même l’application de la règle conventionnelle qui exige de mener une enquête effective s’il prend des mesures d’enquête sur des faits antérieurs à la ratification par lui de la Convention. La nouvelle approche proposée dans l’arrêt Šilih a ensuite été confirmée dans de nombreux arrêts ultérieurs.

Je partage l’opinion de ceux qui soutiennent que cette approche aboutit à imposer des obligations rétroactives aux Hautes Parties contractantes que celles-ci ne pouvaient pas prévoir à la date de la ratification de la Convention. Je souscris ici aussi dans l’ensemble aux opinions très critiques exprimées par les juges Bratza et Türmen dans leur opinion dissidente jointe à l’arrêt Šilih. Le raisonnement retenu par la majorité dans cette dernière affaire ne me semble pas étayé par des arguments qui confirmeraient l’intention des Hautes Parties contractantes de donner un effet rétroactif à la Convention. Il faut remarquer aussi, entre parenthèses, que la portée pratique des critères dégagés dans l’arrêt Šilih varie d’un État à l’autre en fonction de la date de la ratification de la Convention et revêt une importance particulière pour les États qui ont ratifié la Convention récemment. Dans ces conditions, il serait souhaitable que la Cour accepte d’en revenir à son interprétation initiale du principe de non-rétroactivité de la Convention.

7. Comme l’a souligné à très juste titre le juge Lorenzen dans son opinion concordante jointe à l’arrêt Šilih, les critères dégagés dans cet arrêt ne sont pas très clairs. Le terme « lien véritable » entre un décès et la ratification de la Convention ne semble pas adéquat et peut prêter à confusion parce que son sens linguistique ne reflète pas le contenu qui lui est attribué par la Cour. À première vue, on pourrait penser qu’il y a un lien entre la ratification d’un traité et des violations des droits de l’homme si cette ratification constitue une réaction par rapport aux violations des droits l’homme commises dans le passé. Par ailleurs, si l’arrêt Šilih déclare l’article 2 de la Convention applicable à une situation dans laquelle « des mesures procédurales requises (...) auraient dû être mises en œuvre après la date critique », il suscite des interrogations quant à la nature de la règle de droit (interne ? internationale ?) dont doit découler cette obligation d’enquêter.

Il est important de noter que l’application des critères dégagés dans l’affaire Šilih aboutit à la conclusion que la violation alléguée de la Convention dans la présente affaire entre dans le champ d’application temporel de ce traité. Tout d’abord, il faut remarquer que la ratification de la Convention par la Russie a constitué précisément une réaction contre les violations massives des droits de l’homme commises sous le régime communiste, par exemple le massacre des prisonniers de guerre polonais, car elle avait pour but de prévenir de telles violations à l’avenir. L’existence d’un « lien véritable », au sens ordinaire de ces mots, n’est guère contestable. Deuxièmement, en vertu du droit national russe et des règles de droit international applicables à la Russie, les autorités russes étaient tenues de poursuivre les coupables du massacre des prisonniers de guerre polonais. Dans ces conditions, l’enquête menée avant la ratification de la Convention par la Russie étant incomplète, une part importante des mesures procédurales aurait dû être mise en œuvre après la « date critique » (l’un des critères de l’arrêt Šilih). De plus, une part importante des mesures d’enquête a bien été prise après l’entrée en vigueur de la Convention à l’égard de la Russie (autre critère alternatif de l’arrêt Šilih). Troisièmement, vu la gravité des violations des droits de l’homme commises, le « lien véritable » repose ici, indépendamment des considérations qui précèdent, sur la nécessité de vérifier que les garanties offertes par la Convention et les valeurs qui la sous-tendent sont protégées de manière réelle et effective.

8. Dans la présente affaire, la majorité a proposé de modifier les critères dégagés dans l’arrêt Šilih en limitant la portée rétroactive attribuée à la Convention par ce dernier arrêt. Premièrement, elle affirme que le « lien véritable » entre un fait et la ratification de la Convention existe si le délai écoulé entre les deux est relativement bref. Deuxièmement, elle fixe le délai maximal à dix ans. Troisièmement, si elle admet que les impératifs de protection des valeurs de la Convention peuvent exiger l’acceptation d’un délai plus long, elle fixe la date limite de l’application rétroactive de la Convention au 4 novembre 1950. Une telle interprétation de la Convention constitue un nouveau revirement de jurisprudence et ne trouve pas de justification suffisante dans les règles de droit international, applicables en l’espèce, relatives à l’interprétation des traités.

9. Il ne fait aucun doute qu’au moment où le massacre des prisonniers polonais a été perpétré, il existait des règles de droit international humanitaire suffisamment précises, prohibant de tels actes et liant l’Union soviétique. Ce massacre constitue un crime de guerre au sens du droit international. Par ailleurs, les règles de droit international applicables à la Russie lui imposaient de poursuivre les coupables de ce crime. Sur ce point, je partage l’avis exprimé par les juges Ziemele, De Gaetano, Laffranque et Keller dans leur opinion dissidente qui analyse ces questions de façon détaillée.

Je suis tout à fait d’accord sur le fait que la Convention doit être interprétée à la lumière et dans le contexte du droit international dans son ensemble et du droit international humanitaire en particulier. Une telle interprétation ne permet toutefois pas d’étendre le champ d’application de la Convention tel qu’il a été défini par ce traité lui-même. La Convention ne donne pas l’obligation d’investiguer ni de réprimer des violations des droits de l’homme, aussi graves soient-elles, qui échapperaient au champ d’application temporel ou territorial de ce traité. Une obligation de réprimer des crimes de guerre comme ceux ici en cause peut en revanche découler d’autres règles de droit international. En tout état de cause, la Cour n’a pas compétence pour statuer sur des violations des droits de l’homme qui relèveraient des règles du droit international humanitaire mais n’entreraient pas dans le champ d’application de la Convention ou de ses Protocoles additionnels.

Il faut conclure des développements ci-dessus que le massacre des prisonniers de guerre polonais en 1940 échappe au champ d’application temporel de la Convention et que l’article 2 de ce traité ne donnait pas l’obligation de conduire une enquête pénale sur ces faits.

10. En vertu du principe de la non-rétroactivité des traités, la Cour n’a compétence en l’espèce que pour examiner les actions et omissions des autorités russes à partir de la date de l’entrée en vigueur de la Convention à l’égard de la Russie.

Conformément à l’article 3 de la Convention, toute action des autorités d’une Haute Partie contractante doit respecter l’interdiction de la torture et des traitements inhumains ou dégradants. Cette obligation protège entre autres les proches des victimes des différents crimes et ce, que la Convention donne obligation ou non aux autorités de poursuivre les auteurs des crimes. Les proches de personnes décédées sont particulièrement vulnérables aux actions et inactions des pouvoirs publics qui, dans ce contexte, sont tenus d’agir avec tout le tact et toute la délicatesse qui s’imposent dans ces circonstances.

Les requérants voient dans les actions et omissions des autorités russes après 1998 une violation de l’article 3. Ils tirent essentiellement grief de l’attitude méprisante et dédaigneuse de celles-ci. Les faits allégués dépassent de loin les conséquences habituelles d’une disparition ou d’un décès non élucidé de proches. Les violations alléguées, de par leur nature et leur gravité, sont indépendantes du grief tiré de l’article 2 et doivent donc être examinées en détail, séparément de la question de l’applicabilité de ce dernier article, comme l’a fait la chambre dans son arrêt du 16 avril 2012.

Le Comité des droits de l’homme des Nations unies a développé une jurisprudence intéressante sur le fondement de l’article 7 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques, citée dans le présent arrêt. Cette jurisprudence permet de respecter pleinement le principe de non-rétroactivité des traités. La chambre s’en est inspiré lorsqu’elle a examiné le grief tiré de l’article 3 de la Convention. Sur ce point, je souscris dans l’ensemble à ce que dit son arrêt.

Il faut ajouter ici que, pendant de longues années, les requérants ont vécu un triple traumatisme : les souffrances causées par la perte de leurs proches, par le mensonge officiel organisé et par la répression de toute recherche de la vérité. À la date de la ratification de la Convention par la Russie, la situation était que les requérants qui savaient que leurs proches avaient été victimes d’un crime de guerre cherchaient toujours à obtenir des informations plus précises sur leur sort et sur l’emplacement de leur tombe. Comme l’a constaté la chambre, les requérants se sont vu refuser l’accès aux pièces du dossier de l’enquête ou à la procédure en raison de leur nationalité étrangère. Les tribunaux militaires ont constamment évité toute mention de l’exécution des victimes. De plus, comme l’ont constaté les juges Spielmann, Villiger et Nußberger dans leur opinion dissidente jointe à l’arrêt de chambre, des allégations graves de nature pénale ont été formulées à l’encontre des proches des requérants. Ces trois juges ont raison d’affirmer qu’il est difficile de ne pas être d’accord avec les requérants lorsqu’ils soutiennent que le constat des tribunaux russes « apparaît impliquer qu’il aurait pu y avoir de bonnes raisons d’exécuter leurs proches, comme si ceux-ci avaient été des criminels de droit commun qui méritaient la peine capitale ».

Dans ces conditions, compte tenu de l’action des autorités, s’ajoutant aux différentes circonstances de l’espèce, il y a eu une violation de l’article 3 de la Convention. À mon avis, la situation des requérants constitue un exemple criant de souffrances qui « ont une dimension et un caractère distincts du désarroi qui peut être considéré comme inévitable pour les proches de victimes d’un crime de guerre ».

Cette conclusion vaut pour l’ensemble des requérants dans la présente affaire. Sur ce dernier point, je ne partage pas l’opinion de la chambre qui avait jugé nécessaire de distinguer deux catégories de requérants. À mes yeux, tous les requérants ont démontré qu’ils avaient des liens familiaux très étroits avec les victimes du massacre et qu’ils s’étaient impliqués dans la recherche de la vérité sur celui-ci. En particulier, le fait que certains requérants n’ont jamais eu de contact personnel avec leurs pères ne me semble pas un argument pertinent. Au contraire, cette absence de tout contact avec l’un des parents engendre habituellement une souffrance particulièrement profonde.

11. Il convient de noter que la présente affaire a été renvoyée en Grande Chambre à la demande des requérants. Si la Convention n’énonce pas d’interdiction de la reformatio in pejus, il y a une situation paradoxale dans la mesure où une voie de recours prévue à l’article 43 de la Convention et utilisée par des requérants en vue d’assurer la protection de droits de l’homme a finalement débouché sur un arrêt de Grande Chambre beaucoup moins favorable pour eux que l’arrêt de chambre.


OPINION EN PARTIE DISSIDENTE DES JUGES ZIEMELE, DE GAETANO, LAFFRANQUE ET KELLER

(Traduction)

1. Nous partageons le constat par la majorité d’une violation de l’article 38 de la Convention. À notre grand regret, nous ne pouvons nous rallier à la majorité lorsqu’elle tire ses conclusions sur le terrain des articles 2 et 3. L’affaire a pour objet une obligation indéniable d’ouvrir une enquête et des poursuites sur des violations flagrantes des droits de l’homme et du droit humanitaire qui, en droit international, sont imprescriptibles. Le massacre de prisonniers de guerre polonais par les autorités soviétiques est un crime de guerre. Il est évident que, en l’espèce, la Cour était appelée à préciser la relation entre la Convention et l’une des obligations les plus importantes qui soient en droit international. Nous sommes donc convaincus qu’elle aurait dû soit distinguer la présente affaire des affaires antérieures en matière de compétence ratione temporis soit appliquer autrement les principes de l’arrêt Šilih c. Slovénie ([GC], no 71463/01, 9 avril 2009). En particulier, cette affaire aurait été une occasion parfaite d’appliquer la « clause humanitaire ». Les développements qui suivent sont des arguments à l’appui de ces deux thèses.

2. Nous axons notre raisonnement sur la question de la compétence ratione temporis aux fins de l’application de l’article 2. Étant donné que, comme nous estimons – voir ci-dessous – que la Cour aurait dû se déclarer compétente et conclure à une violation de l’article 2, point n’est besoin d’opérer une distinction entre différents groupes de victimes (comme la chambre l’a fait concernant la question de la qualité de victime sur le terrain de l’article 3 de la Convention eu égard aux souffrances subies par divers proches des requérants – paragraphes 153 et 154 de l’arrêt de chambre (Janowiec et autres c. Russie, nos 55508/07 et 29520/09, 16 avril 2012)). Dans les affaires relevant de l’article 2, la Cour reconnaît cette qualité non seulement aux parents, conjoints, enfants et frères et sœurs survivants, mais aussi aux oncles et tantes, aux petits-enfants et aux beaux-parents (voir, par exemple, Issaïeva c. Russie, no 57950/00, § 201, 24 février 2005, et Estamirov et autres c. Russie, no 60272/00, § 131, 12 octobre 2006).

3. Le fondement juridique pour toutes les questions de compétence est l’article 32 de la Convention, dont le paragraphe 2 dispose qu’« [e]n cas de contestation sur le point de savoir si la Cour est compétente, la Cour décide ».

I. Différence entre les affaires Šilih et Janowiec

4. Les faits de la présente espèce ne sont guère comparables à ceux de l’affaire Šilih (précitée). L’affaire Šilih concernait un décès dû à une faute médicale, tandis que l’affaire Janowiec concerne le massacre de plus de 21 000 prisonniers de guerre polonais.

5. Nous reconnaissons que les principes régissant la compétence de la Cour doivent être les mêmes dans toutes les affaires. Toutefois, les raisons qui ont soustrait une situation comme celle en l’affaire Šilih à la compétence de la Cour pourraient être absentes dans une situation comme celle en l’affaire Janowiec. Dans la première affaire, l’argument voulant que conduire une enquête effective risque d’être difficile après un certain temps est compréhensible et fondé. Or, dans la seconde, l’enquête dépend surtout non pas des pièces du dossier mais plutôt de la bonne volonté de l’État concerné. Dans la première affaire, l’administration de la preuve est une question technique qui devient plus difficile avec l’écoulement du temps. Or, dans la seconde, les preuves irréfutables se trouvent dans les archives russes alors même que soixante-dix ans sont passés depuis les faits.

II. Appliquer les principes de l’arrêt Šilih à l’affaire Janowiec

6. Même en fondant le raisonnement sur les principes établis dans l’arrêt Šilih, la présente affaire, au vu de ses circonstances particulières, offre largement la possibilité de reconnaître la compétence ratione temporis de la Cour.

7. Nous pourrions admettre, avec la majorité, que les principes de l’arrêt Šilih méritent des éclaircissements (paragraphes 140-141 de l’arrêt). Lorsque le décès en question est antérieur à la date critique, la compétence de la Cour se limite à la période postérieure à cette date pour ce qui est des obligations procédurales découlant de l’article 2 de la Convention (premier principe). Pour établir sa compétence ratione temporis, la Cour exige l’existence d’un « lien véritable » entre le décès et l’entrée en vigueur de la Convention à l’égard de l’État concerné (deuxième principe). À défaut d’un tel lien, la Cour peut exceptionnellement se déclarer compétente en se fondant sur la nécessité de vérifier que les garanties offertes par la Convention et les valeurs qui la sous-tendent sont protégées de manière réelle et effective (troisième principe, appelé aussi « clause humanitaire »). Nous contestons cependant certains de ces éclaircissements et l’application concrète de ces principes au cas d’espèce, la conclusion de la majorité faisant abstraction d’éléments de fait et de droit vitaux.

a. Le premier principe de l’arrêt Šilih : les actes et omissions de nature procédurale postérieurs à la date critique

8. En ce qui concerne le premier principe, la majorité définit étroitement les « actes de nature procédurale » : il s’agit selon elle des « actes pris dans le cadre d’une procédure pénale, civile, administrative ou disciplinaire susceptible de mener à l’identification et à la punition des responsables ou à l’indemnisation de la partie lésée », ce qui exclut « les autres types de démarches pouvant être entreprises à d’autres fins, par exemple pour établir une vérité historique » (paragraphes 143 et suiv. de l’arrêt).

9. Cette distinction est problématique pour deux raisons. Premièrement, la procédure et les démarches susmentionnées peuvent très souvent aller de pair et il serait alors difficile en pratique de distinguer l’une des autres. Parfois, un acte de procédure est un préalable indispensable à un autre. Deuxièmement, il existe en droit international une nette tendance à la reconnaissance d’un droit à la vérité dans les cas de violations flagrantes des droits de l’homme (voir Comité des droits de l’homme des Nations unies, Mariam Sankara et autres c. Burkina Faso, Comm. 1159/2003, § 12.2, et Schedko et Bondarenko c. Belarus, Comm. 886/1999, § 10.2 ; voir aussi la huitième ligne du préambule et l’article 24 § 2 de la Convention internationale pour la protection de toutes les personnes contre les disparitions forcées, New York, 20 décembre 2006, en vigueur depuis le 23 décembre 2010, 40 États parties). La Cour a elle aussi reconnu un tel droit par le biais de sa jurisprudence (voir le paragraphe 163 de l’arrêt de chambre en l’espèce, ainsi que les arrêts El-Masri c. l’ex-République yougoslave de Macédoine [GC], no 39630/09, § 191, CEDH 2012, Varnava et autres c. Turquie [GC], nos 16064/90, 16065/90, 16066/90, 16068/90, 16069/90, 16070/90, 16071/90, 16072/90 et 16073/90, §§ 200-202, CEDH 2009, et Association « 21 Décembre 1989 » et autres c. Roumanie, nos 33810/07 et 18817/08, § 144, 24 mai 2011).

10. Sur le terrain des articles 2 et 3 de la Convention, la Cour exige une enquête complète et effective dès lors qu’une personne est tuée ou présumée tuée par des agents de l’État (concernant l’article 2, voir Al-Skeini et autres c. Royaume-Uni [GC], no 55721/07, §§ 163 et 166-167, CEDH 2011, et Bazorkina c. Russie, no 69481/01, §§ 117-119, 27 juillet 2006 ; voir également Issaïeva, précité, Issaïeva et autres c. Russie, nos 57947/00, 57948/00 et 57949/00, 24 février 2005, et Khachiev et Akaïeva c. Russie, nos 57942/00 et 57945/00, 24 février 2005) ou qu’un grief défendable de violation de l’article 3 est soulevé (El-Masri, précité, § 182). Ainsi, dans l’arrêt El-Masri (précité, § 182), la Grande Chambre a conclu :

« [L]orsqu’un individu soutient de manière défendable avoir subi, aux mains de la police ou d’autres services comparables de l’État, un traitement contraire à l’article 3, cette disposition, combinée avec (...) l’article 1 de la Convention (...), requiert, par implication, qu’il y ait une enquête officielle effective [susceptible de] mener à l’identification et à la punition des responsables. »

S’agissant de l’article 2, la Cour a dit que :

« [L]’enquête doit être effective en ce sens qu’elle doit permettre de déterminer si le recours à la force était justifié ou non dans les circonstances et d’identifier et de sanctionner les responsables. Il s’agit d’une obligation non pas de résultat mais de moyens. Les autorités doivent avoir pris les mesures raisonnables dont elles disposaient pour assurer l’obtention des preuves relatives à l’incident en question (...). » (Al-Skeini, précité, § 166)

Dans les affaires de disparition, elle a souligné que :

« [L]’obligation procédurale pourra subsister aussi longtemps que le sort de la personne n’aura pas été élucidé ; le manquement persistant à conduire l’enquête requise sera regardé comme une violation continue et ce, même si le décès est finalement présumé et s’il est antérieur à la ratification de la Convention par l’État défendeur. » (Tashukhadzhiyev c. Russie, no 33251/04, § 76, 25 octobre 2011)

11. Pour déterminer si l’obligation procédurale d’enquêter sur le meurtre de prisonniers de guerre polonais relève de la compétence ratione temporis de la Cour, la majorité se réfère aux principes pertinents tels que récemment clarifiés dans trois arrêts principaux : Varnava et autres, précité, Šilih, précité, et Blečić c. Croatie [GC], no 59532/00, §§ 128-131, CEDH 2006‑III. Il faut souligner que, dans l’arrêt Varnava et autres, la Cour était saisie d’une situation particulière où la Turquie n’avait pas élucidé les circonstances de violations continues des droits de l’homme. Bien que s’étant référée à sa jurisprudence antérieure, la Cour a pris en considération les spécificités de la cause. Elle a même écarté le moyen tiré par le Gouvernement, sur le fondement de l’arrêt Blečić, de ce que « les griefs concernant de telles enquêtes, ou l’absence de telles enquêtes, se heurtent au principe suivant lequel les procédures introduites aux fins du redressement de violations ne peuvent faire entrer dans la compétence temporelle de la Cour des événements survenus antérieurement » (Varnava et autres, précité, § 136), répondant ainsi (ibidem, § 136) :

« [C]et argument n’est pas valable car l’enquête que requiert l’article 2 sous son volet procédural n’est pas une procédure de redressement aux fins de l’article 35 § 1. C’est l’absence même d’une enquête effective qui constitue le cœur de la violation alléguée. L’obligation procédurale a son propre champ d’application ; elle est distincte et peut jouer indépendamment de l’obligation matérielle de l’article 2, qui concerne la responsabilité de l’État pour tout homicide illégal ou toute disparition dans des conditions mettant la vie en danger. Cela ressort de nombreuses affaires dans lesquelles la Cour a constaté une violation de cette disposition sous son volet procédural en l’absence de tout constat de responsabilité des agents de l’État pour le recours à la force meurtrière (voir, parmi beaucoup d’autres, Finucane c. Royaume-Uni, no 29178/95, CEDH 2003-VIII). »

La Cour a dit sans équivoque que la nature du droit invoqué a des conséquences sur la question de sa compétence : « le caractère continu [des violations en cause] a des incidences sur [s]a compétence ratione temporis » (ibidem, § 139). Nous estimons que, si elle dispose d’une procédure standard pour examiner la question de sa compétence ratione temporis, clairement fixée dans l’arrêt Blečić (qui concernait la perte d’un bien en tant qu’acte instantané), la Cour doit également tenir compte de la nature du droit invoqué.

12. Enfin, rappelons que la découverte de nouveaux éléments après la date critique peut faire renaître l’obligation d’enquêter. Nous souscrivons sur tous les points à ces principes, constants dans la jurisprudence de la Cour.

13. Or malheureusement, ces mêmes principes ont été mal appliqués aux faits de l’espèce (paragraphes 142-144 de l’arrêt).

Carences procédurales

14. Pour en venir aux faits de l’espèce, la Cour dit laconiquement qu’il est « impossible, au vu des éléments versés au dossier et des observations des parties, de déceler la moindre mesure d’instruction digne de ce nom qui aurait été accomplie après le 5 mai 1998 » (paragraphe 159 de l’arrêt). Selon nous, en procédant ainsi, la majorité non seulement méconnaît le fait que la procédure s’est poursuivie jusqu’à la décision de 2004 (paragraphe 45 de l’arrêt), confirmée en 2009 (paragraphe 60 de l’arrêt), mais aussi ne fait pas suffisamment cas des carences significatives de l’enquête sur les décès, des contradictions apparentes entre les différentes procédures et de l’attitude partiellement arbitraire des autorités russes.

15. En 2004, la procédure interne s’est soldée par la classification « ultrasecret » de trente-six volumes pertinents du dossier et par la classification « à usage interne seulement » de huit autres volumes (paragraphe 45 de l’arrêt). Les juges Spielmann, Villiger et Nußberger ont fort justement estimé « incohérent, et donc choquant (...) qu’une enquête transparente au départ a[it] fini dans le secret le plus total » (arrêt de chambre, opinion partiellement dissidente des juges Spielmann, Villiger et Nußberger, § 8). De plus, le gouvernement russe a refusé de communiquer à la Cour copie de la décision rendue le 21 septembre 2004 par le procureur militaire principal portant classement sans suite de l’enquête pénale no 159 sur l’origine des charniers de Kharkov. La classification de cette décision était le motif avancé à ce refus (paragraphes 45 et suiv. de l’arrêt). Des démarches tendant à la déclassification de la décision furent entreprises, mais en vain (paragraphes 61 et suiv. de l’arrêt).

16. L’absence de transparence dans le cadre de la demande de déclassification de la décision n’est qu’une carence parmi d’autres dans la procédure interne. Parmi les autres carences concernant le grief relatif à l’article 2, il y a le défaut de justification par les autorités russes de l’écart entre le nombre de personnes effectivement tuées et celles considérées comme ayant « péri », ainsi que l’absence de transparence quant au refus d’accorder aux requérants la qualité de parties lésées. De surcroît, la déclaration des tribunaux militaires russes selon laquelle les proches des requérants étaient des « personnes disparues » est illogique étant donné que des procureurs russes avaient confirmé auparavant leur exécution (paragraphe 122 de l’arrêt). Par ailleurs, les autorités russes n’ont pas conduit d’investigations visant « à l’identification et à la traduction en justice des auteurs des atrocités », alors qu’au moins deux des fonctionnaires impliqués étaient en vie dans les années 1990 (paragraphe 119 de l’arrêt). Enfin, les autorités russes soutenaient que la procédure interne ne pouvait pas être conduite conformément aux exigences des règles de procédure pénale parce qu’elle avait été ouverte « pour des raisons politiques, à titre de geste de bonne volonté envers les autorités polonaises » (paragraphes 109 et 111 de l’arrêt). Or une telle « dérogation » aux exigences procédurales de l’article 2 est arbitraire et indéfendable. Le refus arbitraire de réhabiliter les proches des requérants confirme l’attitude généralement réticente des autorités russes (paragraphes 86 et suiv. de l’arrêt). Du fait de ces carences, la procédure interne n’a pas satisfait aux exigences de l’article 2 de la Convention.

Violation isolée de l’article 38

17. Au vu de ces éléments, il est important de noter que, à notre connaissance, c’est la première fois dans l’histoire de la Cour qu’une violation isolée de l’article 38 est constatée. Jusqu’à présent, toutes les affaires dans lesquelles la Cour avait jugé qu’un État avait manqué à ses obligations tirées de l’article 38 concernaient aussi un autre droit de la Convention (tiré des articles 2 ou 3 dans la plupart des cas) dont elle avait constaté la violation. D’un côté, le présent arrêt souligne le caractère autonome de l’obligation de coopérer. Or, d’un autre côté, il fait naître certains soupçons quant à la conclusion sur le terrain des articles 2 et 3. Dans d’autres affaires, lorsque le défaut de communication par l’État d’informations à la Cour avait emporté violation de l’article 38, celle-ci a dit que cette carence lui permettait de « tirer des conclusions quant au bien-fondé des allégations [du requérant] » sous l’angle des autres articles invoqués (Timurtaş c. Turquie, no 23531/94, § 66, CEDH 2000‑VI, et Bitieva et X c. Russie, nos 57953/00 et 37392/03, § 122, 21 juin 2007).

Découverte de nouveaux éléments

18. Enfin, la majorité dit dans son opinion que la découverte de nouveaux éléments postérieurement à la date critique peut faire renaître l’obligation d’enquêter mais – lorsque le fait générateur échappe à la compétence temporelle de la Cour – seulement si le critère du « lien véritable » ou le critère des « valeurs de la Convention » est satisfait (paragraphe 144 de l’arrêt). Ce lien entre la naissance d’une nouvelle obligation d’enquêter et les principes de l’arrêt Šilih n’est pas aussi simple que l’arrêt le donne à penser. Ainsi, à la lecture de l’arrêt Stanimirović c. Serbie (no 26088/06, §§ 28 et suiv., 18 octobre 2011), l’apparition de nouveaux éléments de preuve importants semble être une condition subsidiaire, et non cumulative à ces principes (de même dans l’affaire Mrdenovic c. Croatie (déc.), no 62726/10, 5 juin 2012).

19. Dans ce contexte, il est nécessaire de mentionner les événements intervenus entre 1998 et 2004 (paragraphe 121 de l’arrêt) et en particulier la découverte de la « liste ukrainienne » en 2002 (paragraphe 113 de l’arrêt). De plus, 2010 était une année décisive dans la procédure pour deux raisons : premièrement, la publication le 28 avril 2010 de documents historiques essentiels sur le site Internet du service des archives d’État russes représente un changement dans l’attitude des autorités russes, qui avait donné de l’espoir aux requérants (paragraphe 24 de l’arrêt) ; deuxièmement, nous estimons que l’adoption par la Douma le 26 novembre 2010, soit plus de douze ans après la date critique, d’une déclaration sur la tragédie de Katyn est significatif. En effet, il est inhabituel qu’un parlement national reconnaisse une responsabilité pour des violations flagrantes de droits de l’homme. Ce changement dans l’attitude de la Russie est une étape essentielle dans le processus d’acceptation du passé. La Douma non seulement a reconnu que « l’extermination massive de ressortissants polonais sur le territoire de l’Union soviétique au cours de la Seconde Guerre mondiale était un acte arbitraire perpétré par cet État totalitaire » et que « le crime de Katyn fut perpétré sur les ordres directs de Staline et d’autres responsables soviétiques », mais aussi souligné qu’« il faut poursuivre » le travail d’établissement des faits. Nous voyons dans cette déclaration un signal politique clair d’une nouvelle approche des pouvoirs publics russes, visant à faire la lumière sur toutes les circonstances de la tragédie.

b. Le deuxième principe de l’arrêt Šilih : le critère du « lien véritable »

20. Pour ce qui est du « lien véritable » entre le fait générateur et l’entrée en vigueur de la Convention à l’égard de l’État défendeur, la majorité met en avant l’élément temporel et, s’appuyant sur les affaires de disparition classiques, rappelle que le laps de temps en question ne doit pas excéder dix ans (paragraphe 146 de l’arrêt). La conclusion de la majorité permet, dans des circonstances exceptionnelles, de faire remonter plus loin encore ce délai dans le passé mais seulement s’il est « satisfait au critère des « valeurs de la Convention » » (ibidem).

21. Nous ne souscrivons pas à cette interprétation du critère du « lien véritable ». Les circonstances exceptionnelles permettant un laps de temps plus long peuvent être interprétées séparément du troisième principe de l’arrêt Šilih car, sinon, les conditions ne feraient qu’une et ne revêtiraient pas de sens autonome. Par ailleurs, une telle interprétation est manifestement contraire au droit international en matière de crimes de guerre et, lorsqu’elle interprète la Convention, la Cour doit respecter le droit international. Ainsi, en 1950, dans les travaux préparatoires de la Convention, le Comité d’experts chargé d’élaborer le projet de convention de garantie collective des droits de l’homme et des libertés fondamentales précisa clairement que, conformément au droit international relatif à la responsabilité de l’État, « la jurisprudence de la Cour européenne n’apportera[it] (...) aucun élément nouveau ou contraire au droit international existant »[1]. La genèse de la Convention montre donc que celle-ci est censée fonctionner non pas isolément mais en harmonie avec le droit international. Ce principe est constant dans la jurisprudence de la Cour, qui estime que :

« [L]es principes qui sous-tendent la Convention ne peuvent s’interpréter et s’appliquer dans le vide. Considérant le caractère particulier de la Convention en tant que traité sur les droits de l’homme, elle doit aussi prendre en compte toute règle pertinente de droit international lorsqu’elle se prononce sur des différends concernant sa juridiction en vertu de l’article 49 de la Convention. » (Loizidou c. Turquie (fond), 18 décembre 1996, § 43, Recueil des arrêts et décisions 1996‑VI)

Dans l’arrêt Nada c. Suisse ([GC], no 10593/08, § 169, CEDH 2012), elle a précisé ainsi ce principe :

« Par ailleurs, la Cour rappelle que la Convention ne doit pas être interprétée isolément mais de manière à se concilier avec les principes généraux du droit international. En vertu de l’article 31 § 3 c) de la Convention de Vienne de 1969 sur le droit des traités, l’interprétation d’un traité doit se faire en tenant compte de « toute règle pertinente de droit international applicable dans les relations entre les parties », en particulier de celles relatives à la protection internationale des droits de l’homme. »

22. Il ne fait aucun doute que le massacre de Katyn doit être qualifié de crime de guerre (paragraphes 140 de l’arrêt de chambre et 6 de l’opinion partiellement dissidente commune aux juges Spielmann, Villiger et Nußberger jointe à l’arrêt de chambre)[2]. La Cour a récemment souligné ceci :

« [E]n mai 1944 les crimes de guerre étaient définis comme des actes contraires aux lois et coutumes de la guerre, (...) le droit international exposait les principes fondamentaux sous‑jacents à cette incrimination et (...) il donnait une large série d’exemples d’actes constitutifs de crimes de guerre. Les États avaient pour le moins l’autorisation (sinon l’obligation) de prendre des mesures pour punir les individus coupables de tels crimes, y compris sur la base du principe de la responsabilité des commandants. C’est ainsi que des tribunaux internationaux et nationaux ont, pendant et après la Seconde Guerre mondiale, poursuivi des soldats pour des crimes de guerre commis durant ce conflit. » (Kononov c. Lettonie [GC], no 36376/04, § 213, CEDH 2010)

Ce qu’a dit ici la Cour est le reflet de ce qui était déjà l’état pertinent du droit international dans les années 1940. Depuis lors, l’obligation d’investiguer et de réprimer les graves violations du droit international humanitaire a gagné en importance et en précision. Dans son opinion, la majorité se réfère correctement à la Convention sur l’imprescriptibilité des crimes de guerre et des crimes contre l’humanité (paragraphe 151 de l’arrêt), dont l’article IV énonce cette obligation ainsi que le principe voulant que la prescription ne s’applique pas à l’obligation de poursuivre les responsables.

23. S’agissant encore de la prescription des poursuites en matière de crimes de guerre, il est utile d’évoquer l’article 7 § 2 de la Convention. La Cour considère depuis longtemps, sur la base des travaux préparatoires de la Convention, que :

« [L]e second paragraphe de l’article 7 a pour but de préciser que cet article n’affecte pas les lois qui, dans les circonstances tout à fait exceptionnelles de la fin de la Seconde Guerre mondiale, ont été adoptées pour réprimer, entre autres, les crimes de guerre ; dès lors, il ne vise aucune condamnation juridique ou morale de ces lois (X. c. Belgique, no 268/57, décision de la Commission du 20 juillet 1957, Annuaire 1, p. 241). Quoiqu’il en soit, la Cour relève en outre que la définition des crimes de guerre figurant à l’article 6 b) du Statut du [Tribunal militaire international] de Nuremberg était regardée comme l’expression codifiée des lois et coutumes internationales de la guerre telles qu’elles étaient interprétées en 1939 (...) » (Kononov, précité, § 186)

Autrement dit, la Convention ne fait pas obstacle aux lois visant à réprimer les crimes de guerre. Ainsi qu’il est indiqué dans le paragraphe précédent, elle reconnaît aussi l’existence d’une telle obligation en droit international. Dans sa décision Kolk et Kislyiy c. Estonie ((déc.), nos 23052/04 et 24018/04, 17 janvier 2006), la Cour a dit qu’aucune prescription ne s’applique aux crimes contre l’humanité, quelle que soit la date de leur perpétration.

24. Nous tenons à souligner que, si les requérants ont un intérêt indéniable à faire la lumière sur le sort des membres de leur famille, il est également clair que l’obligation d’enquêter sur les graves violations des droits de l’homme et du droit humanitaire et de poursuivre les responsables de ces méfaits revêt un intérêt public fondamental en ce qu’elle permet à un pays de tirer les enseignements de son histoire et de lutter contre les impunités. Plusieurs instruments internationaux reconnaissent qu’« il n’est pas de réconciliation juste et durable sans que soit apportée une réponse effective au besoin de justice » et qu’il faut adopter « à cette fin des mesures d’ordre national et international pour que soit conjointement assuré, dans l’intérêt des victimes de violations des droits de l’homme, le respect effectif du droit de savoir qui implique le droit à la vérité, du droit à la justice et du droit à réparation sans lesquels il n’est pas de remède efficace contre les effets néfastes de l’impunité » (Nations unies, « Ensemble de principes actualisé pour la protection et la promotion des droits de l’homme par la lutte contre l’impunité », UN doc. E/CN.4/2005/102/Add.1). Le droit à la vérité « constitue une protection essentielle contre le renouvellement des violations » et préserve de l’oubli la mémoire collective des personnes lésées, qui appartient à leur patrimoine (ibidem).

25. La thèse, soutenue par le gouvernement russe (paragraphe 110 de l’arrêt), de l’inexistence d’une règle contraignante de droit international humanitaire définissant les responsabilités pour crimes de guerre et crimes contre l’humanité est indéfendable. À l’époque, le droit international coutumier – tel que codifié par la Convention (IV) de La Haye de 1907 et par la Convention de Genève de 1929 –, qui imposait sans équivoque le traitement humain des prisonniers de guerre, s’appliquait à tous les États concernés.

26. Certes, la Russie existait sous un régime politique différent en 1907, mais c’est ce même État qui fut à l’origine des conférences qui conduisirent à l’adoption des lois de La Haye : Nicolas II, le tsar russe, organisa à La Haye en 1899 la Conférence internationale de la Paix qui, à l’issue d’une seconde réunion en 1907, se solda par la conclusion de la Convention (IV) de La Haye[3]. L’Empire russe était l’un des signataires originaux de cette Convention et la ratifia le 27 novembre 1909. Il existe aussi un nombre considérable d’éléments à l’appui de la thèse selon laquelle la Fédération de Russie continue la personnalité juridique de l’ex-URSS et hérite des obligations souscrites sous le régime soviétique[4]. Dans l’arrêt Ilaşcu et autres c. Moldova et Russie ([GC], no 48787/99, § 378, CEDH 2004-VII), la Cour a elle aussi relevé d’emblée que, en droit international, la Fédération de Russie est l’État successeur de l’URSS. Il ne fait aucun doute en droit international que, malgré les changements de régime, la Russie a toujours existé comme étant le même État.

27. Or, même selon les règles de la succession d’États, on peut soutenir que l’URSS était tenue par les obligations internationales de la Russie tsariste. En droit international public, de solides éléments de doctrine et de pratique militent en faveur d’une exception, lorsque naît un nouvel État, à la table rase faite des obligations contractées par l’État prédécesseur : celles découlant de traités de protection des droits de l’homme ne disparaissent pas avec l’État qui a ratifié ceux-ci mais sont transférées à son ou ses État(s) successeur(s)[5]. Ainsi, le Comité des droits de l’homme considère que :

« Dès lors que des individus se voient accorder la protection des droits qu’ils tiennent du Pacte, cette protection échoit au territoire et continue de leur être due, quelque modification qu’ait pu subir le gouvernement de l’État partie, y compris du fait (...) d’une succession d’États »[6].

De plus, il faut noter que, en 1954, l’URSS ratifia les Conventions de Genève de 1949[7]. Au procès de Nuremberg, le procureur soviétique tenta d’inculper des responsables nazis du massacre de Katyn, montrant ainsi que, pour la Russie, l’interdiction des crimes de guerre de ce type était un principe contraignant de droit international (paragraphe 140 de l’arrêt de chambre). Au regard des règles tant de la continuité de l’État que de la succession d’États, et certainement des règles applicables de droit coutumier, la thèse du Gouvernement selon laquelle il n’est pas lié par les règles de droit international humanitaire relatives aux crimes de guerre est donc contraire au principe venire contra factum proprium. Force est pour nous d’en conclure que le massacre des prisonniers de guerre polonais en 1940 constitue une violation de l’interdiction des crimes de guerre et des crimes contre l’humanité. En vertu des règles coutumières de droit international humanitaire, l’État est tenu « d’enquêter sur les crimes de guerre qui auraient été commis par ses ressortissants ou par ses forces armées sur son territoire et, le cas échéant, de poursuivre les suspects »[8]. Cette obligation n’est assortie d’aucun délai, les crimes de guerre et les crimes contre l’humanité étant imprescriptibles[9].

28. Enfin, le paragraphe 148 de l’arrêt doit être lu avec une certaine prudence : nous sommes d’accord que, en principe, les deux critères y énoncés doivent être satisfaits, c’est-à-dire que seul un bref laps de temps doit s’être écoulé entre le décès et l’entrée en vigueur de la Convention à l’égard de l’État concerné et que la majeure partie de l’enquête doit avoir été conduite, ou aurait dû l’être, après l’entrée en vigueur. Toutefois, dans une situation comme celle en l’espèce, où les autorités nationales avaient pendant quarante ans nié tout lien avec les crimes de Katyn et décliné toute responsabilité pour ceux-ci, le simple calcul d’années conduit à un résultat absurde. En particulier, il ne faudrait pas opposer aux requérants la période d’impasse où toute démarche procédurale était entièrement bloquée et où aucune victime n’avait un quelconque espoir de faire le moindre progrès vers l’identification des personnes responsables du décès de ses proches.

29. Les éléments ci-dessus suffisent à conclure que la Cour aurait dû se déclarer compétente ratione temporis en l’espèce en se fondant sur les deux premiers principes de l’arrêt Šilih. En tout état de cause, même s’il fallait nier l’existence d’un « lien véritable », nous estimons que la présente affaire se prêtait parfaitement à l’application de ce qu’il est convenu d’appeler la « clause humanitaire ».

c. Le troisième principe de l’arrêt Šilih : la « clause humanitaire »

30. Selon le troisième principe de l’arrêt Šilih, un lien qui ne serait pas « véritable » peut néanmoins suffire à établir la compétence de la Cour « si sa prise en compte est nécessaire pour permettre de vérifier que les garanties offertes par la Convention et les valeurs qui la sous-tendent sont protégées de manière réelle et effective » (paragraphe 141 de l’arrêt).

31. Nous souscrivons à la manière dont la chambre dans son arrêt (paragraphe 119 de l’arrêt de chambre) et la majorité dans son opinion (paragraphe 150 de l’arrêt) ont circonscrit les « valeurs sous-tendant la Convention ». La « clause humanitaire » permet à la Cour de se déclarer compétente dans les cas de violations flagrantes des droits de l’homme d’une dimension plus large que celles résultant d’infractions pénales ordinaires, par exemple en cas de crime de guerre, de génocide ou de crime contre l’humanité au sens des instruments internationaux pertinents.

32. Or la Cour ne fait pas jouer la clause humanitaire, expliquant que celle-ci « ne peut pas s’appliquer à des événements antérieurs à l’adoption de la Convention, le 4 novembre 1950 » (paragraphe 151 de l’arrêt). Cette position est particulièrement problématique pour plusieurs raisons.

33. Premièrement, si la phrase cruciale au paragraphe 151 de l’arrêt veut dire ce qu’elle dit, la majorité aurait dû cesser son examen dès ce moment-là. Autrement dit, l’analyse, aux paragraphes 158 et 159, des événements postérieurs à la ratification de la Convention par l’État défendeur est superflue voire contradictoire. Deuxièmement, cette interprétation de la « clause humanitaire » ferme la porte de la Cour aux victimes de toute violation flagrante des droits de l’homme antérieure à la naissance de la Convention, alors qu’il est manifestement reconnu qu’aujourd’hui les États concernés sont tenus à une obligation procédurale continue d’établir les faits, de trouver les responsables et de les punir. Troisièmement, la position de la majorité va à l’encontre d’un principe bien établi de la jurisprudence de la Cour, à savoir que la Convention doit être interprétée non pas dans un splendide isolement mais en tenant compte du droit international pertinent (Nada, précité, § 169, Al-Adsani c. Royaume-Uni [GC], no 35763/97, § 55, CEDH 2001‑XI, et Al-Jedda c. Royaume-Uni [GC], no 27021/08, §§ 76 et 105, CEDH 2011). Au paragraphe 151 de son arrêt, la Cour opère une distinction artificielle entre le droit international pertinent et la Convention, jugeant la clause des « valeurs de la Convention » inapplicable à des faits survenus avant l’adoption de la Convention en 1950. Cette distinction est inexistante dans sa jurisprudence antérieure, qui ne lui avait pas donné l’occasion de connaître une affaire susceptible de relever de ladite clause (paragraphe 149 de l’arrêt). Enfin, il faut noter que, également à l’époque de leur perpétration, les massacres commis en 1940 étaient contraires aux obligations imposées aux autorités par le droit international coutumier.

34. Nous estimons donc nous aussi que :

« [L]a gravité et l’ampleur des crimes de guerre commis en 1940 à Katyn, Kharkov et Tver, s’ajoutant à l’attitude des autorités russes après l’entrée en vigueur de la Convention, justifient l’application de la clause des circonstances spéciales de la dernière phrase du paragraphe 163 [de l’arrêt Šilih]. » (paragraphe 4 de l’opinion partiellement dissidente des juges Spielmann, Villiger et Nußberger jointe à l’arrêt de chambre)

En vertu de l’article 32 § 2 de la Convention (paragraphe 3 ci-dessus), la Cour statue sur sa propre compétence. Avec cet arrêt, elle a raté une occasion d’accomplir cette tâche-là et de confirmer ainsi la clause des « valeurs de la Convention » tirée des principes de l’arrêt Šilih. Ce faisant, elle a privé cette clause de sa portée humanitaire en l’espèce et peut-être amoindri sa portée dans l’hypothèse de son application future. Or cette approche est indéfendable si l’on veut que le système de la Convention remplisse le rôle censé être le sien, en l’occurrence faire de la Cour une « conscience » pour l’Europe[10].

35. Conformément à sa vocation de conscience de l’Europe, la Convention a pour but de « protéger des droits non pas théoriques ou illusoires, mais concrets et effectifs » (Stanev c. Bulgarie [GC], no 36760/06, § 231, CEDH 2012). Or l’interprétation par la majorité de la clause humanitaire va à l’encontre de ce but même. Nous déplorons que la majorité ait interprété la clause humanitaire de la manière la moins humanitaire possible.

III. Conclusion

36. Nous exprimons notre désaccord et notre mécontentement profonds à l’égard des conclusions de la majorité dans la présente affaire, où furent perpétrées des violations particulièrement abominables des droits de l’homme, une affaire à l’issue de laquelle les longs retards de justice vécus par les requérants sont devenus un déni permanent de justice.

* * *

[1]. Commentaire de l’article 39 (43) (nouveau), Recueil des Travaux Préparatoires de la Cour européenne des droits de l’homme, 8 volumes, La Haye, 1975-1985, vol. IV, p. 44.

[2]. Voir aussi W. Schabas, « Victor’s Justice: Selecting “Situations” at the International Criminal Court », 43 John Marshall Law Review 535, p. 536.

[3]. Préambule de l’Acte final de la Conférence internationale de la Paix, La Haye, 29 juillet 1899, et Acte final de la Deuxième Conférence de la Paix, La Haye, 18 octobre 1907.

[4]. H. Hamant, Démembrement de l’URSS et problèmes de succession d’États, éditions Bruylant, 2007, p. 128. À l’appui de cette thèse, il y a la reconnaissance par l’URSS, en 1955, des obligations découlant de la Convention de La Haye, telles que contractées par la Russie tsariste (note soviétique adressée aux Pays-Bas, in G. B. Baldwin, « A New Look at the Law of War: Limited War and Field Manual 27-10 », 4 Military Law Review 1 (1959), pp. 1-38).

[5]. M. T. Kamminga, « State Succession in Respect of Human Rights Treaties », 7 European Journal of International Law 4 (1996), pp. 469-484, 472 et suiv. ; F. Pocar, « Some Remarks on the Continuity of Human Rights and International Humanitarian Law Treaties », in E. Cannizzaro, The Law of Treaties Beyond the Vienna Convention, Oxford University Press, Oxford 2011, pp. 292 et suiv.

[6]. Comité des droits de l’homme, Observation générale no 26 (61) sur la continuité des obligations, UN doc. CCPR/C/21/Rev.1/Add.8/Rev.1, 8 décembre 1997, par. 4.

[7]. Tableau des ratifications de la Convention (I) de Genève pour l’amélioration du sort des blessés et des malades dans les forces armées en campagne, 12 août 1949, consultable ici : http://www.icrc.org/applic/ihl/ihl.nsf/States.xsp?xp_viewStates=XPages_NORMStatesParties&xp_treatySelected=365 (visité le 26 août 2013).

[8]. J.-M. Henckaerts et L. Doswald-Beck, Customary International Humanitarian Law, Volume I: Rules, Cambridge University Press, Cambridge 2005, règle 158, p. 607 ; première convention de Genève (Convention (I) de Genève pour l’amélioration du sort des blessés et des malades dans les forces armées en campagne, 12 août 1949, 195 États parties, en vigueur depuis le 21 octobre 1950), art. 49 ; deuxième convention de Genève (Convention (II) de Genève pour l’amélioration du sort des blessés, des malades et des naufragés des forces armées sur mer, 12 août 1949, 195 États parties, en vigueur depuis le 21 octobre 1950), art. 50 ; troisième convention de Genève (Convention (III) de Genève relative au traitement des prisonniers de guerre, 12 août 1949, 195 États parties, en vigueur depuis le 21 octobre 1950), art. 129 ; quatrième convention de Genève (Convention (IV) de Genève relative à la protection des personnes civiles en temps de guerre, 12 août 1949, 195 États parties, en vigueur depuis le 21 octobre 1950), art. 146 ; résolutions de l’Assemblée générale des Nations unies 2583 (XXIV) du 15 décembre 1969 et 2712 (XXV) du 15 décembre 1970 ; Nations unies, Principes de la coopération internationale en ce qui concerne le dépistage, l’arrestation, l’extradition et le châtiment des individus coupables de crimes de guerre et de crimes contre l’humanité, adoptés par l’Assemblée générale des Nations unies dans sa résolution 3074 (XXVIII) du 3 décembre 1973.

[9]. À comparer avec la Convention sur l’imprescriptibilité des crimes de guerre et des crimes contre l’humanité du 26 novembre 1968, Recueil des traités, vol.754, p. 73, en vigueur depuis le 11 novembre 1970, 54 États parties.

[10]. Déclaration de Lynn Ungoed-Thomas (Royaume-Uni) lors de la première session de l’Assemblée consultative du Conseil de l’Europe, Strasbourg, Recueil des travaux préparatoires de la CEDH, Volume II, p. 174.


Association des cours judiciaires suprmes francophones
Organisation internationale de la francophonie
Juricaf est un projet de l'AHJUCAF, l'association des Cours suprêmes judiciaires francophones. Il est soutenu par l'Organisation Internationale de la Francophonie. Juricaf est un projet de l'AHJUCAF, l'association des Cours suprêmes judiciaires francophones. Il est soutenu par l'Organisation Internationale de la Francophonie.
Logo iall 2012 website award