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12/06/2014 | CEDH | N°001-145067

CEDH | CEDH, AFFAIRE FERNÁNDEZ MARTÍNEZ c. ESPAGNE, 2014, 001-145067


GRANDE CHAMBRE

AFFAIRE FERNÁNDEZ MARTÍNEZ c. ESPAGNE

(Requête no 56030/07)

ARRÊT

STRASBOURG

12 juin 2014




En l’affaire Fernández Martínez c. Espagne,

La Cour européenne des droits de l’homme, siégeant en une Grande Chambre composée de :

Dean Spielmann, président,
Guido Raimondi,
Mark Villiger,
Isabelle Berro-Lefèvre,
Ján Šikuta,
George Nicolaou,
András Sajó,
Ann Power-Forde,
Işıl Karakaş,
Angelika Nußberger,
André Potocki,
Paul Lemmens,
Helena

Jäderblom,
Valeriu Griţco,
Faris Vehabović,
Dmitry Dedov, juges,
Alejandro Saiz Arnaiz, juge ad hoc,
et de Johan Callewaert, greffier adjoint de la Grand...

GRANDE CHAMBRE

AFFAIRE FERNÁNDEZ MARTÍNEZ c. ESPAGNE

(Requête no 56030/07)

ARRÊT

STRASBOURG

12 juin 2014

En l’affaire Fernández Martínez c. Espagne,

La Cour européenne des droits de l’homme, siégeant en une Grande Chambre composée de :

Dean Spielmann, président,
Guido Raimondi,
Mark Villiger,
Isabelle Berro-Lefèvre,
Ján Šikuta,
George Nicolaou,
András Sajó,
Ann Power-Forde,
Işıl Karakaş,
Angelika Nußberger,
André Potocki,
Paul Lemmens,
Helena Jäderblom,
Valeriu Griţco,
Faris Vehabović,
Dmitry Dedov, juges,
Alejandro Saiz Arnaiz, juge ad hoc,
et de Johan Callewaert, greffier adjoint de la Grande Chambre,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 30 janvier 2013 et le 2 avril 2014,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette dernière date :

PROCÉDURE

1. À l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 56030/07) dirigée contre le Royaume d’Espagne et dont un ressortissant de cet État, M. José Antonio Fernández Martínez (« le requérant »), a saisi la Cour le 11 décembre 2007 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).

2. Le requérant, qui avait été admis au bénéfice de l’assistance judiciaire, a été représenté par Me J.L. Mazón Costa, avocat à Murcie. Le gouvernement espagnol (« le Gouvernement ») a été représenté par ses agents, M. I. Blasco Lozano, M. F. Irurzun Montoro et F. de A. Sanz Gandasegui, avocats de l’État.

3. S’appuyant sur l’article 8 de la Convention, pris isolément et combiné avec l’article 14, le requérant considérait que le non-renouvellement de son contrat de professeur de religion et de morale catholiques dans un lycée public avait constitué une ingérence injustifiée dans l’exercice de son droit à la vie privée. Il alléguait que la publicité donnée à sa situation familiale et personnelle de prêtre marié avait été à l’origine du non-renouvellement de son contrat, ce qui allait d’après lui à l’encontre de ses droits à la liberté de pensée et à la liberté d’expression découlant des articles 9 et 10 de la Convention.

4. Le 13 octobre 2009, la requête a été communiquée au Gouvernement.

5. À la suite du déport de Luis López Guerra, juge élu au titre de l’Espagne, le Gouvernement a désigné Alejandro Saiz Arnaiz pour siéger en qualité de juge ad hoc (articles 27 § 2 de la Convention, alors en vigueur, et 29 § 1 du règlement de la Cour).

6. Une audience s’est déroulée en public au Palais des droits de l’homme, à Strasbourg, le 22 novembre 2011 (article 59 § 3 du règlement).

7. Le 15 mai 2012, une chambre de la troisième section composée de Josep Casadevall, président, Corneliu Bîrsan, Alvina Gyulumyan, Egbert Myjer, Ineta Ziemele, Mihai Poalelungi, juges, Alejandro Saiz Arnaiz, juge ad hoc, ainsi que de Santiago Quesada, greffier de section, a rendu un arrêt dans lequel elle concluait, par six voix contre une, à la non-violation de l’article 8 § 1 de la Convention.

8. Le 18 juillet 2012, le requérant a sollicité le renvoi de l’affaire devant la Grande Chambre en vertu de l’article 43 de la Convention et de l’article 73 du règlement, soutenant qu’il y avait eu violation de l’article 8 § 1. Le 24 septembre 2012, le collège de la Grande Chambre a fait droit à cette demande.

9. La composition de la Grande Chambre a été arrêtée conformément aux dispositions de l’article 26 §§ 4 et 5 de la Convention et de l’article 24 du règlement.

10. Le requérant et le Gouvernement ont déposé des mémoires devant la Grande Chambre. Des observations ont également été reçues de la Conférence épiscopale espagnole (CEE), du Centre européen pour le droit et la justice (ECLJ), ainsi que de la Chaire de droit des religions de l’université catholique de Louvain et de l’American Religious Freedom Program de l’Ethics and Public Policy Center, que le président avait autorisés à intervenir dans la procédure écrite (articles 36 § 2 de la Convention et 44 § 3 du règlement).

11. Une audience s’est déroulée en public au Palais des droits de l’homme, à Strasbourg, le 30 janvier 2013 (article 59 § 3 du règlement).

Ont comparu :

– pour le Gouvernement
M.F.A. Sanz Gandasegui, agent ;

– pour le requérant
MesJ.L. Mazón Costa,
E. Martínez Segado,conseils.

Le requérant était également présent à l’audience.

La Cour a entendu Mes Mazón Costa et Martínez Segado, ainsi que M. Sanz Gandasegui, en leurs déclarations et en leurs réponses aux questions posées par les juges.

EN FAIT

I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE

A. La situation du requérant, son emploi et le non-renouvellement de son contrat

12. Le requérant est né en 1937 et réside à Cieza. Il est marié et père de cinq enfants.

13. Il fut ordonné prêtre en 1961. En 1984, il sollicita auprès du Vatican une dispense de l’obligation de célibat. À cette époque, il ne reçut pas de réponse. L’année d’après, il contracta un mariage civil. Il a eu cinq enfants avec la femme qui est toujours son épouse. Les parties n’ont pas fourni de précisions sur sa situation de prêtre non bénéficiaire d’une dispense.

14. À partir d’octobre 1991, le requérant enseigna la religion et la morale catholiques dans un lycée public de la région de Murcie, sur la base d’un contrat de travail annuel renouvelable. Aux termes des dispositions de l’Accord conclu en 1979 entre l’Espagne et le Saint-Siège, « [l]’enseignement religieux est dispensé par les personnes qui, chaque année scolaire, sont désignées par l’autorité administrative parmi celles proposées par l’ordinaire du diocèse » (paragraphe 50 ci-dessous). Selon un arrêté ministériel de 1982, « [c]ette nomination a un caractère annuel et est renouvelée automatiquement, sauf avis contraire rendu par ledit ordinaire avant le début de l’année scolaire, et sauf si l’administration, pour des raisons académiques et disciplinaires graves, estime nécessaire d’annuler la nomination, auquel cas l’autorité ecclésiastique est entendue (...) » (paragraphe 51 ci-dessous). En outre, l’article VII de l’Accord énonce ce qui suit : « À tous les niveaux d’éducation, le traitement alloué aux professeurs de religion catholique qui n’appartiennent pas aux corps enseignants de l’État est déterminé par accord entre l’administration centrale et la Conférence épiscopale espagnole, afin qu’il soit applicable dès l’entrée en vigueur du présent Accord » (paragraphe 50 ci-dessous).

15. En novembre 1996, le journal La Verdad de Murcie consacra au « Mouvement pro-célibat optionnel » des prêtres (MOCEOP) un article qui se lisait ainsi :

« Le monastère de La Luz empêche les prêtres mariés d’utiliser ses bâtiments pour la messe

Un représentant du diocèse a expliqué que le caractère protestataire du rassemblement risquait de perturber la paix du monastère.

M. DE LA VIEJA – MURCIE

Le père Francisco Tomás, qui dirige la communauté des frères de La Luz, à Murcie, a refusé l’accès au monastère à une centaine de prêtres mariés qui souhaitaient y célébrer la messe et y passer la journée avec leurs épouses et leurs enfants. Francisco Tomás a déclaré que le monastère était un lieu de culte privé et que les prêtres n’avaient pas demandé l’autorisation requise. Il a ajouté que, compte tenu de l’âge avancé du frère Manuel (quatre-vingts ans), le seul moine résidant à La Luz, il estimait inopportune la tenue d’un rassemblement qui risquait de troubler la paix du monastère en raison de la publicité donnée à la manifestation et des visées protestataires du « Mouvement pro-célibat optionnel ».

Hier, Francisco Tomás, délégué épiscopal chargé du patrimoine culturel, a refusé d’autoriser les membres du « Mouvement pro-célibat optionnel » (Moceop) à célébrer la messe à l’intérieur du monastère de La Luz, à El Valle. Le père Tomás a expliqué que les prêtres mariés n’avaient pas sollicité l’autorisation d’utiliser l’église du monastère. De plus, le Mouvement avait l’intention de profiter au maximum de la journée pour tenir une réunion d’information sur le IVe Congrès international des prêtres mariés, tenu à Brasilia en juillet dernier et qui avait pour thème « Les prêtres du troisième millénaire ».

Francisco Tomás a également expliqué qu’un seul moine, âgé de quatre-vingts ans, vivait au monastère et qu’il n’était pas souhaitable de troubler la paix de celui-ci par des protestations qui attireraient l’attention des médias sur ce lieu de culte privé.

Pour sa part, le coordinateur régional du Moceop, Pedro Sánchez González a déclaré que l’autorisation requise avait bien sûr été demandée mais que le Mouvement n’avait pas reçu de réponse et qu’il n’estimait pas qu’une telle permission fût indispensable pour la célébration d’une messe dans un ermitage.

La publicité donnée à cette manifestation dans la presse avait dissuadé de nombreux membres du Mouvement de participer au rassemblement de La Luz. D’autres, voyant les portes du monastère fermées, ont simplement fait signe à leurs confrères sans sortir de leur voiture et ont fait demi-tour. Seule une dizaine de prêtres sécularisés sont restés sur place avec leurs familles pour expliquer leur situation aux médias et aux personnes présentes. Certains de leurs enfants arboraient même une banderole. Ils sont finalement partis déjeuner ensemble, avec l’intention de célébrer la messe entre eux.

Lorenzo Vicente, Pedro Hernández Cano, Crisanto Hernández et José Antonio Fernández – ancien directeur de séminaire – figurent parmi les prêtres mariés qui se sont rassemblés hier à La Luz pour plaider en faveur du célibat optionnel et d’une Église démocratique, plutôt que théocratique, au sein de laquelle les laïcs prendraient part à l’élection du prêtre de leur paroisse et à celle de leur évêque. À leurs yeux, la règle du célibat a été forgée par l’Église et n’est pas de nature divine. Les intéressés ont également exprimé leur désaccord sur certaines questions économiques : « Ceux d’entre nous qui ont payé des cotisations au fonds d’assurance mutuelle du clergé, lequel a par la suite été intégré au système de sécurité sociale, ont perdu tous leurs droits en revenant à la vie laïque. Par ailleurs, les religieuses sont dans une situation pire encore que les prêtres du fait qu’elles font don de leurs biens à la communauté et perdent tout » ont-ils déclaré. »

L’article contenait également l’encadré séparé suivant, sous un autre titre :

« Même le Pape ne pense pas que nous pourrirons en enfer à cause de la sexualité

Sur des questions telles que l’avortement, le contrôle des naissances, le divorce ou la sexualité, Pedro Hernández Cano et ses amis du Moceop se sont prononcés en faveur d’une paternité responsable.

Ils ont ajouté que l’avortement était « une affaire personnelle et ne [devait] pas être interdit par la loi, mais [qu’] une structure sociale [était] nécessaire pour soutenir les femmes confrontées à la maternité. Fustiger une femme comme une pécheresse parce qu’elle tombe enceinte en dehors des liens du mariage ne fait qu’encourager l’avortement ». Les prêtres mariés ont souligné que le contrôle des naissances était clairement nécessaire et qu’« en conséquence tout un chacun devrait pouvoir choisir librement les moyens qui lui conviennent le mieux ».

« La sexualité est un don de Dieu et non un fléau, et même le Pape ne pense pas qu’elle mène à la damnation. S’il le pensait, il n’aurait pas mis en attente les 6 000 demandes actuelles de sécularisation » ont-ils conclu. »

16. Par un rescrit du 20 août 1997, le Pape accueillit la demande de dispense de célibat que le requérant avait formée treize ans auparavant, précisant que l’intéressé était exempté de l’obligation de célibat et perdait l’« état » clérical. Les droits associés à cet « état », de même que les honneurs et fonctions ecclésiastiques (dignitates et officia ecclesiastica en latin) lui étaient retirés. Il n’était plus soumis aux obligations attachées à l’« état » clérical. Le rescrit indiquait par ailleurs que le requérant ne pourrait plus enseigner la religion catholique dans un établissement public, à moins que l’évêque du lieu n’en décidât autrement pour un établissement de niveau inférieur (in institutis autem studiorum gradus inferioris), « suivant sa prudente appréciation [prudenti iudicio] et sous réserve qu’il n’y [eût] pas de scandale [remoto scandalo] ». Le rescrit fut notifié au requérant le 15 septembre 1997.

17. Le 29 septembre 1997, une note de l’évêché de Carthagène informa le ministère de l’Éducation de la cessation des fonctions d’enseignant du requérant dans l’établissement scolaire où il travaillait.

18. Le 9 octobre 1997, le ministère avisa l’intéressé que la cessation de ses fonctions avait pris effet le 29 septembre 1997.

19. Ultérieurement, dans une note officielle du 11 novembre 1997, l’évêché rappela ce qui suit :

« [Le requérant], prêtre sécularisé, dispensait des cours de religion et de morale catholiques (...) en vertu des pouvoirs conférés aux évêques par les rescrits (...)

Ces pouvoirs (...) peuvent être mis en œuvre pour l’enseignement de disciplines liées à la religion catholique, à condition qu’il n’y ait pas de « risque de scandale ».

Lorsque la situation [du requérant] est devenue publique et notoire, il n’a plus été possible à l’évêque du diocèse d’exercer les pouvoirs conférés par le rescrit ; en conséquence, le document autorisant [le requérant] à enseigner la religion et la morale catholiques n’a pas été signé, ce qui entraîne des effets dès l’année scolaire en cours. La situation personnelle et professionnelle [du requérant] a aussi été prise en compte, puisque l’intéressé aura droit à des indemnités de chômage pendant au moins un an et demi.

L’évêché de Carthagène déplore cet état de choses mais souligne que la décision a été prise également par égard pour la sensibilité de nombreux parents qui pourraient être contrariés en prenant connaissance de la situation [du requérant], qui enseigne la religion et la morale catholiques dans un établissement scolaire.

Enfin, l’évêché espère que le peuple chrétien et la société en général comprendront que les circonstances entourant les faits en question ne peuvent pas être appréciées uniquement du point de vue professionnel. Pour l’Église catholique, le sacrement de l’ordre sacerdotal revêt un caractère qui dépasse le cadre strictement professionnel ».

20. Le directeur du lycée où le requérant avait enseigné adressa à l’évêque de Murcie une note dans laquelle le conseil des professeurs de l’établissement faisait part de son soutien à l’intéressé et déclarait que celui‑ci avait assuré ses cours pendant l’année scolaire 1996/1997 à l’entière satisfaction des professeurs, des élèves et de leurs parents, ainsi que de la direction du lycée.

21. Dans un premier temps, le requérant vécut des indemnités de chômage. En 1999, il trouva un emploi dans un musée, où il travailla jusqu’à son départ à la retraite en 2003.

B. La procédure judiciaire

22. Ayant contesté sans succès, au niveau administratif, la décision ministérielle de mettre fin à ses fonctions, le requérant saisit une juridiction administrative d’un recours contre cette mesure. Il fut débouté le 30 juin 2000, au motif que la décision de formaliser la cessation de ses fonctions avait été « la seule option qui s’offrait aux autorités administratives » après la décision de l’évêché de ne pas proposer sa nomination.

23. Le requérant engagea ensuite une procédure pour licenciement abusif devant le juge du travail no 3 de Murcie. Celui-ci rendit son jugement le 28 septembre 2000.

24. Le juge commença par se pencher sur les faits tels qu’établis et releva que le requérant avait occupé plusieurs postes au sein de l’Église catholique, tels que celui de directeur du séminaire de Murcie et celui de vicaire épiscopal de la région de Cieza et Yecla. Il fit en outre remarquer que l’intéressé était membre du MOCEOP.

25. Le juge rappela ensuite les arguments avancés par l’évêché pour justifier le non-renouvellement du contrat du requérant, à savoir le fait que celui-ci avait rendu publique sa situation de « prêtre marié » (l’intéressé n’ayant reçu la dispense du Vatican qu’en 1997) et père de famille, associé à la nécessité d’éviter le scandale et de ménager la sensibilité des parents des élèves du lycée, laquelle risquait d’être heurtée si le requérant continuait à dispenser des cours de religion et de morale catholiques. À cet égard, le juge s’exprima ainsi :

« (...) [I]l ressort des faits exposés que M. Fernández Martínez a subi une discrimination en raison de son état civil et de son appartenance au Mouvement pro‑célibat optionnel, son apparition dans la presse ayant été à l’origine de son licenciement. »

26. Le juge ajouta ce qui suit :

« Le principe de non-discrimination au travail englobe l’interdiction de la discrimination fondée sur l’affiliation et l’activité syndicales, ce qui vaut pour l’appartenance à toute autre association. »

27. Enfin, le juge releva que la situation de « prêtre marié » et père de famille du requérant était connue des élèves, de leurs parents et des directeurs des deux établissements scolaires où il avait travaillé.

28. En conséquence, le juge accueillit le recours du requérant, annula ce qu’il qualifiait de licenciement et ordonna à la région de Murcie de réintégrer l’intéressé dans ses anciennes fonctions et à l’État de lui verser les salaires arriérés. Il rejeta le grief du requérant pour autant qu’il était dirigé contre l’évêché de Carthagène.

29. Le ministère de l’Éducation, le département de l’Éducation de la région de Murcie et l’évêché de Carthagène firent appel (suplicación). Par un arrêt du 26 février 2001, le Tribunal supérieur de justice de Murcie accueillit le recours, précisant ce qui suit :

« (...) L’enseignement [de la religion et de la morale catholiques] s’inscrit dans la doctrine de la religion catholique (...) Dès lors, le lien créé [entre le professeur et l’évêque] repose sur la confiance. [De ce fait,] il ne s’agit pas d’une relation juridique neutre, comme celle qui existe entre les citoyens en général et les pouvoirs publics. Il convient de placer ce lien à la frontière entre la dimension purement ecclésiastique et le début d’une relation de travail. »

30. Par ailleurs, le tribunal se référa aux prérogatives de l’évêque en la matière et considéra qu’il n’y avait pas eu en l’espèce violation des articles 14 (interdiction de la discrimination), 18 (droit au respect de la vie privée et familiale) ou 20 (liberté d’expression) de la Constitution espagnole, dès lors que le requérant avait dispensé des cours de religion à partir de 1991, l’évêque l’ayant reconduit chaque année dans son poste alors que sa situation personnelle était identique. Le tribunal conclut que, lorsque le requérant avait décidé de révéler publiquement cette situation, l’évêque s’était borné à user de ses pouvoirs découlant du code de droit canonique, c’est-à-dire à veiller à ce que l’intéressé, comme toute personne dans la même situation, exerçât ses fonctions dans la discrétion, en évitant que son statut personnel ne donnât prise au scandale. Selon le tribunal, en cas de publicité l’évêque était tenu de ne plus proposer la personne concernée pour un poste de même nature, conformément aux exigences prévues dans le rescrit de dispense du célibat.

31. De plus, s’agissant en particulier de l’article 20 de la Constitution, le tribunal observa que, à la lumière de l’article 10 § 2 de la Convention européenne des droits de l’homme, les restrictions aux droits du requérant devaient être considérées comme légitimes et proportionnées au but recherché, à savoir éviter le scandale.

32. En outre, le tribunal analysa la question de la relation de confiance et conclut ainsi :

« (...) Lorsque cette relation de confiance est rompue – et en l’espèce certaines circonstances permettent raisonnablement de penser que tel a été le cas –, l’évêque n’est plus tenu de proposer [l’intéressé] pour le poste de professeur de religion catholique. »

33. Concernant enfin la nature du contrat, le tribunal estima que, dans la mesure où son renouvellement était soumis à l’approbation annuelle de l’évêque pour l’année scolaire suivante, il s’agissait d’un contrat temporaire, lequel en l’espèce avait simplement pris fin. Dès lors, il n’était pas possible de considérer que le requérant avait fait l’objet d’un licenciement.

34. Invoquant les articles 14 (interdiction de la discrimination), 16 (liberté de religion et de pensée), 18 (droit au respect de la vie privée et familiale) et 20 (liberté d’expression) de la Constitution, le requérant forma un recours d’amparo auprès du Tribunal constitutionnel. Il allégua en particulier que la décision de ne pas renouveler son contrat au motif qu’il avait rendu publiques son appartenance au MOCEOP et ses opinions dissidentes sur le célibat des prêtres catholiques constituait une ingérence injustifiée dans sa vie privée et était incompatible avec son droit à la liberté religieuse.

35. Par une décision du 30 janvier 2003, la chambre à laquelle l’affaire avait été attribuée déclara le recours d’amparo recevable et, conformément aux articles 50 à 52 de la loi organique sur le Tribunal constitutionnel, notifia la décision aux parties et demanda une copie du dossier aux tribunaux a quo.

36. Lors de son intervention obligatoire devant le Tribunal constitutionnel, le ministère public (Ministerio Fiscal) se déclara favorable à une décision accueillant le recours d’amparo du requérant. À cet égard, il critiqua les motifs avancés par le Tribunal supérieur de justice, qui avait considéré que le non-renouvellement du contrat était justifié dès lors que l’intéressé avait agi de manière contraire au rescrit de dispense lorsqu’il avait accepté de rendre publique sa situation familiale. Le ministère public releva en effet que l’apparition publique du requérant au rassemblement avait eu lieu bien avant que la dispense de célibat ne lui fût accordée et, par conséquent, avant l’existence dudit rescrit. Il rappela en outre que l’appartenance de l’intéressé au mouvement litigieux était connue des autorités ecclésiastiques. Il estima que, dans la mesure où le comportement du requérant ayant motivé le non-renouvellement de ses fonctions – à savoir sa participation à une manifestation organisée par le mouvement – relevait de la liberté de pensée de l’intéressé, le licenciement s’analysait en une violation de son droit à l’égalité (article 14 de la Constitution), combiné avec son droit à la liberté de pensée (article 16 de la Constitution).

37. Par un arrêt rendu le 4 juin 2007 et notifié le 18 juin 2007, la haute juridiction rejeta le recours d’amparo.

38. Le Tribunal constitutionnel se pencha d’abord sur les violations alléguées des articles 14 (droit à l’égalité) et 18 (droit au respect de la vie privée et familiale) de la Constitution et rejeta ces griefs, le premier au motif que la décision de ne pas proposer la nomination du requérant comme enseignant ne reposait sur aucune intention de lui faire subir une discrimination fondée sur son état civil, et le deuxième au motif que c’était l’intéressé qui, de son plein gré, avait rendu publiques tant sa situation personnelle et familiale que son appartenance au MOCEOP.

39. La haute juridiction aborda ensuite ce qu’elle considérait comme la question centrale soulevée par le recours d’amparo, à savoir la violation alléguée des articles 16 et 20 de la Constitution. Elle rechercha donc si les faits litigieux pouvaient être justifiés par la liberté religieuse de l’Église catholique (article 16 § 1 de la Constitution) en combinaison avec le devoir de neutralité religieuse de l’État (article 16 § 3 de la Constitution) ou si, au contraire, ils constituaient une atteinte au droit du requérant à la liberté de pensée et de religion (article 16 § 1 de la Constitution) en combinaison avec son droit à la liberté d’expression (article 20 § 1 a) de la Constitution). Pour ce faire, le Tribunal se fonda sur les critères établis dans son arrêt no 38/2007 du 15 février 2007 portant sur la constitutionnalité du système de sélection et de recrutement des professeurs de religion catholique dans les établissements d’enseignement public. Il insista à cet égard sur le statut particulier des professeurs de religion en Espagne, statut qui selon lui justifiait que le choix de tels enseignants tînt compte de leurs convictions religieuses.

40. À cet égard, le Tribunal constitutionnel fournit les explications suivantes :

« (...) la tâche du Tribunal constitutionnel consiste en l’espèce, comme dans les autres affaires ayant trait à un conflit entre des droits fondamentaux à caractère matériel, à vérifier si les juridictions [a quo] ont mis en balance les droits concurrents en jeu d’une manière qui reflète la définition constitutionnelle desdits droits (...) Ce faisant, le Tribunal n’est pas lié par l’examen déjà réalisé par ces juridictions. En d’autres termes, il ne se limite pas à un examen externe du caractère suffisant et cohérent des motifs de la décision ou des décisions en question (...) ; en tant que garant suprême des droits fondamentaux, il doit résoudre tout conflit éventuel entre les droits concernés et déterminer s’il y a eu violation de ces droits, à la lumière de leur contenu constitutionnel. À cette fin, il y a lieu toutefois d’appliquer d’autres critères que ceux employés par les juridictions [a quo], car le raisonnement tenu par celles-ci ne lie pas ce Tribunal et ne limite pas sa compétence à un simple contrôle des motifs de leurs décisions (...) »

41. Se penchant sur les faits de l’espèce, la haute juridiction commença par relever que le non-renouvellement du contrat était motivé par l’article paru dans un journal régional, qui avait provoqué un scandale selon les arguments exposés par l’évêché de Carthagène dans sa note officielle du 11 novembre 1997. Cet article avait rendu publiques deux caractéristiques personnelles du requérant déjà connues de l’évêché, à savoir d’une part sa situation familiale de prêtre marié et père de famille et, d’autre part, son appartenance à un mouvement qui contestait certains préceptes de l’Église catholique. Cette publicité constituait la base factuelle de ce que l’évêque avait estimé dans sa note être constitutif d’un scandale.

42. Notant que le Tribunal supérieur de justice avait procédé à un contrôle effectif de la décision de l’évêque, notamment concernant l’impossibilité pour celui-ci de proposer des candidats dépourvus des qualifications professionnelles requises pour le poste et concernant l’obligation de respecter les droits fondamentaux et les libertés civiles, le Tribunal constitutionnel déclara ce qui suit :

« Les longs extraits de la décision contestée démontrent que le Tribunal supérieur de justice n’a pas écarté la possibilité d’un contrôle juridictionnel de la décision rendue par l’autorité ecclésiastique et qu’il n’a pas non plus hésité à procéder à une mise en balance des droits fondamentaux en conflit dans cette affaire particulière et du droit à la liberté religieuse (article 16 § 1 de la Constitution), exercice qu’il a effectué de manière non équivoque. »

43. Le Tribunal constitutionnel se livra alors à sa propre mise en balance des droits fondamentaux concurrents :

« Ayant examiné la mise en balance des droits en jeu effectuée dans le jugement litigieux, le Tribunal doit à présent apprécier, au-delà du raisonnement tenu dans ce jugement, les conclusions formulées dans celui-ci après l’évaluation des droits fondamentaux concurrents. Ce faisant, le Tribunal doit se pencher non seulement sur les droits visés dans ce jugement, mais aussi sur le droit à la liberté de pensée et de religion, point qu’il a soumis d’office à l’attention des parties (...)

La décision de l’évêché de ne pas proposer l’intéressé comme professeur de religion et de morale catholiques était motivée par les actes et opinions de celui-ci, à savoir qu’il avait révélé publiquement, d’une part, sa situation de prêtre marié et père de cinq enfants et, d’autre part, son appartenance au Mouvement procélibat optionnel (comme l’indiquent les décisions des juridictions a quo et comme l’admet expressément l’auteur même du recours d’amparo). Il est clair que, du point de vue (laïc) de l’État, ces actes et opinions doivent être considérés sous l’angle d’une atteinte éventuelle au droit à la liberté de pensée et de religion (article 16 § 1 de la Constitution) combiné avec le droit à la liberté d’expression (article 20 § 1 a) de la Constitution), qui sont invoqués dans le recours d’amparo.

Pour résoudre ce problème, il faut garder à l’esprit qu’aucun droit, pas même un droit fondamental, n’est absolu ou illimité. Dans certains cas, la disposition constitutionnelle reconnaissant un droit limite celui-ci expressément ; dans d’autres cas, la limitation découle de la nécessité de préserver d’autres droits ou valeurs constitutionnels qui justifient une protection. À cet égard, le Tribunal constitutionnel a maintes fois déclaré que les droits fondamentaux reconnus par la Constitution ne peuvent céder que devant les limitations expressément prévues par la Constitution elle‑même, ou devant celles dont on peut déduire indirectement de la Constitution qu’elles sont justifiées par la préservation d’autres droits ou valeurs protégés par la loi. Quoi qu’il en soit, les limitations imposées ne peuvent entraver de manière déraisonnable l’exercice du droit fondamental en question (voir les arrêts du Tribunal constitutionnel no 11/1981 du 8 avril 1981, motif juridique 7 ; no 2/1982 du 29 janvier 1982, motif juridique 5 ; no 53/1986 du 5 mai 1986, motif juridique 3 ; no 49/1995 du 19 juin 1995, motif juridique 4 ; no 154/2002 du 18 juillet 2002, motif juridique 8 ; no 14/2003 du 28 janvier 2003, motif juridique 5, et no 336/2005 du 20 décembre 2005, motif juridique 7).

En l’espèce, l’atteinte au droit du demandeur à la liberté religieuse, dans sa dimension individuelle, et à son droit à la liberté de pensée (article 16 § 1 de la Constitution), combinés avec le droit à la liberté d’expression (article 20 § 1 a) de la Constitution), atteinte découlant du fait que l’évêché n’a pas proposé la nomination de l’intéressé comme professeur de religion et d’éducation catholiques pour l’année scolaire 1997/1998 – alors même que le demandeur souhaitait continuer à enseigner le credo d’une confession religieuse particulière dans un établissement d’enseignement public – n’a été ni disproportionnée ni inconstitutionnelle, car elle était justifiée par le respect dû à l’exercice licite du droit fondamental de l’Église catholique à la liberté religieuse dans sa dimension collective ou communautaire (article 16 § 1 de la Constitution), combiné avec le droit des parents de choisir l’éducation religieuse de leurs enfants (article 27 § 3 de la Constitution). Les motifs de la décision de ne pas proposer le demandeur comme professeur de religion et de morale catholiques étaient de nature exclusivement religieuse et étaient liés aux règles de la confession à laquelle l’intéressé adhère librement et dont il entendait enseigner les préceptes dans un établissement d’enseignement public. »

44. Le Tribunal constitutionnel renvoya à son arrêt no 38/2007 du 15 février 2007 et observa ce qui suit :

« Comme ce Tribunal l’a déclaré dans l’arrêt no 38/2007 du 15 février 2007 et rappelé au point 5 des motifs juridiques du présent arrêt, « il serait tout simplement déraisonnable que, s’agissant de l’enseignement religieux dans les établissements scolaires, on ne prît pas en compte lors du processus de sélection, à titre de garantie du droit à la liberté religieuse dans sa dimension extérieure et collective, les convictions religieuses des personnes qui décident librement de postuler à ces emplois d’enseignant » (...)

Il faut bien sûr rappeler, en ce qui concerne la justification et la constitutionnalité de l’atteinte ou de la restriction au droit fondamental du requérant à la liberté de religion et de pensée (article 16 § 1 de la Constitution), combiné avec le droit à la liberté d’expression (article 20 § 1 a) de la Constitution), que, ainsi que ce Tribunal l’a dit dans l’arrêt no 38/2007 du 15 février 2007, « la relation entre les professeurs d’éducation religieuse et l’Église n’est pas tout à fait la même que celle qui existe dans les organisations poursuivant des buts idéologiques, examinée à plusieurs reprises par ce Tribunal ; la première représente une catégorie spécifique et distincte qui, malgré certaines similitudes avec la seconde, est également différente à certains égards ». À ce sujet, le Tribunal a déclaré dans le même arrêt – en se référant à l’un des facteurs qui distinguaient la relation entre les professeurs d’éducation religieuse et l’Église de la relation au sein d’une organisation poursuivant des buts idéologiques, et qui permettaient de modifier les droits des enseignants en fonction de l’éthique éducative des établissements d’enseignement privé – que l’obligation imposée par le certificat d’aptitude ecclésiastique « ne consiste pas simplement en un devoir de s’abstenir de tout acte contraire à l’éthique religieuse mais, plus profondément, s’étend à l’appréciation de la capacité de l’individu à enseigner la doctrine catholique, comprise comme un ensemble de convictions religieuses basées sur la foi. Le fait que l’instruction religieuse ait pour objet la transmission non seulement de connaissances spécifiques, mais aussi de la foi religieuse de celui qui enseigne, implique certainement un ensemble d’exigences qui dépassent les limites d’une organisation poursuivant des buts idéologiques, à commencer par l’obligation implicite pour la personne qui entend transmettre la foi religieuse de professer elle-même cette foi (...) »

45. Enfin, le Tribunal constitutionnel se pencha sur un argument soulevé par le requérant, à savoir qu’il avait prôné une réforme des règles de la religion catholique elle-même. Il conclut ainsi :

« En l’espèce, le résultat de la mise en balance des droits fondamentaux concurrents – d’un côté, le droit fondamental de l’Église catholique à la liberté religieuse dans sa dimension collective ou communautaire (article 16 § 1 de la Constitution), combiné avec le devoir de neutralité religieuse de l’État (article 16 § 3 de la Constitution), et, de l’autre, le droit fondamental du demandeur à la liberté de pensée et de religion (article 16 § 1 de la Constitution), combiné avec le droit à la liberté d’expression (article 20 § 1 a) de la Constitution) – ne se trouve en rien modifié par l’argument de l’intéressé selon lequel ses opinions réformatrices sur le célibat des prêtres catholiques tendent à prôner une évolution des règles de la religion catholique qu’il estime désuètes. Comme l’a souligné le conseiller juridique du gouvernement dans ses observations, le devoir de neutralité religieuse (article 16 § 3 de la Constitution) interdit à l’État de s’immiscer dans, ou de trancher, d’éventuels conflits au sein de l’Église, en l’espèce entre partisans et détracteurs du célibat sacerdotal. De façon plus générale, il n’appartient pas non plus à notre juridiction de se prononcer sur l’adéquation ou la compatibilité des actes, opinions et comportements des personnes désignées pour enseigner une religion particulière avec l’orthodoxie de la confession religieuse en question. Comme un organe de l’État exerçant l’autorité publique, le Tribunal doit se borner dans le cadre du présent recours d’amparo, conformément à son devoir de neutralité, à juger établi le caractère strictement religieux des motifs avancés par l’autorité religieuse à l’appui de sa décision de ne pas proposer l’intéressé comme professeur de religion et de morale catholiques. Le Tribunal estime en outre que les droits fondamentaux du demandeur à la liberté de pensée et de religion et à la liberté d’expression, dont les actes, opinions et choix de l’intéressé en la matière peuvent en principe relever, n’ont été atteints et restreints que dans la mesure strictement nécessaire pour assurer leur compatibilité avec la liberté religieuse de l’Église catholique. Dès lors, il y a lieu de rejeter le présent recours d’amparo. »

46. Deux magistrats formulèrent une opinion dissidente concernant l’arrêt rendu par la majorité. Ils estimèrent que la mise en balance des droits effectuée par le Tribunal constitutionnel s’était limitée à l’évocation des motifs religieux formulés dans la décision de ne plus employer le requérant. À leurs yeux, la publicité donnée à un comportement déjà connu auparavant ne pouvait justifier le non-renouvellement du contrat.

47. Par la suite, le requérant demanda l’annulation de l’arrêt du Tribunal constitutionnel, au motif que deux des magistrats de la chambre qui avaient rendu l’arrêt étaient connus pour leurs affinités avec l’Église catholique, l’un d’eux étant membre du Secrétariat international des juristes catholiques.

48. Par une décision du 23 juillet 2007, le Tribunal constitutionnel rejeta la demande d’annulation, au motif que l’article 93 § 1 de la loi organique sur le Tribunal constitutionnel disposait que le seul recours possible contre un arrêt de la haute juridiction était une demande de clarification.

II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES, EUROPÉENS, INTERNATIONAUX ET COMPARÉS PERTINENTS EN L’ESPÈCE

A. La Constitution

49. Les dispositions pertinentes de la Constitution espagnole se lisent ainsi :

Article 14

« Les Espagnols sont égaux devant la loi ; ils ne peuvent faire l’objet d’aucune discrimination fondée sur la naissance, la race, le sexe, la religion, les opinions, ou toute autre condition ou circonstance personnelle ou sociale. »

Article 16

« 1. La liberté de pensée, de religion et de culte des individus et des communautés est garantie sans autres restrictions, quant à ses manifestations, que celles qui sont nécessaires au maintien de l’ordre public protégé par la loi.

2. Nul ne pourra être obligé de déclarer ses idées, sa religion ou ses croyances.

3. Aucune confession n’aura le caractère de religion d’État. Les pouvoirs publics tiendront compte de toutes les croyances religieuses au sein de la société espagnole et maintiendront de ce fait des relations de coopération avec l’Église catholique et les autres confessions. »

Article 18

« 1. Le droit à l’honneur, à la vie privée et familiale et à l’image est garanti.

(...). »

Article 20

« 1. Sont reconnus et protégés les droits suivants :

a) le droit d’exprimer et de diffuser librement les pensées, idées et opinions par la parole, l’écrit ou par tout autre moyen de reproduction ;

(...)

2. L’exercice de ces droits ne peut être restreint par aucune forme de censure préalable.

(...)

4. Ces libertés trouvent leur limite dans le respect des droits reconnus au présent titre, dans les dispositions des lois d’application et, plus particulièrement, dans le droit à l’honneur, à la vie privée, à l’image et à la protection de la jeunesse et de l’enfance.

(...) »

B. L’Accord du 3 janvier 1979 entre l’Espagne et le Saint-Siège relatif à l’enseignement et aux affaires culturelles

50. Les dispositions pertinentes de cet instrument sont ainsi libellées :

Article III

« (...) [L’]enseignement religieux est dispensé par les personnes qui, chaque année scolaire, sont désignées par l’autorité administrative parmi celles proposées par l’ordinaire du diocèse. Celui-ci notifie suffisamment à l’avance les noms des personnes qui sont considérées comme compétentes (...)

Article VII

« À tous les niveaux d’éducation, le traitement alloué aux professeurs de religion catholique qui n’appartiennent pas aux corps enseignants de l’État est déterminé par accord entre l’administration centrale et la Conférence épiscopale espagnole, afin qu’il soit applicable dès l’entrée en vigueur du présent Accord ».

C. L’arrêté du 11 octobre 1982 sur les professeurs de religion et de morale catholiques dans les établissements d’enseignement secondaire

51. Cet arrêté, en vigueur à l’époque des faits, complétait l’Accord de 1979 entre l’Espagne et le Saint-Siège. Il disposait :

Troisième point

« (...) Les professeurs de « religion et de morale catholiques » sont nommés par l’autorité compétente, sur proposition de l’ordinaire du diocèse. Cette nomination a un caractère annuel et est renouvelée automatiquement, sauf avis contraire rendu par ledit ordinaire avant le début de l’année scolaire, et sauf si l’administration, pour des raisons académiques ou disciplinaires graves, estime nécessaire d’annuler la nomination, auquel cas l’autorité ecclésiastique est entendue (...) ».

D. La loi organique no 7/1980 du 5 juillet 1980 sur la liberté religieuse

52. Aux termes de l’article 6 § 1 de cette loi,

« Les églises, confessions et communautés religieuses enregistrées sont pleinement autonomes et peuvent établir leurs propres normes d’organisation, leurs règles internes et le statut de leur personnel. Dans ces normes (...), elles peuvent inclure des clauses de sauvegarde de leur identité religieuse (...) et de respect de leurs croyances, sans préjudice du respect des droits et libertés reconnus par la Constitution, en particulier [les droits à] la liberté, l’égalité et la non-discrimination (...) ».

E. La loi organique no 1/1990 du 3 octobre 1990 sur l’organisation générale du système éducatif, remplacée par la loi organique no 2/2006 du 3 mai 2006 sur l’éducation

53. Dans sa deuxième disposition additionnelle, la loi organique no 1/1990, en vigueur à l’époque des faits, énonçait :

« L’enseignement de la religion doit être adapté aux dispositions de l’Accord sur l’enseignement et les affaires culturelles qui lie le Saint-Siège et l’État espagnol (...). La religion est une matière obligatoirement proposée par les établissements [scolaires] et revêt un caractère facultatif pour les élèves. »

54. Les deuxième et troisième dispositions additionnelles de la loi organique no 2/2006 se lisent aujourd’hui comme suit :

Deuxième disposition additionnelle

« 1. L’enseignement de la religion catholique doit être adapté aux dispositions de l’Accord sur l’enseignement et les affaires culturelles qui lie le Saint-Siège et l’État espagnol (...). La religion figure parmi les matières enseignées aux niveaux concernés ; elle est obligatoirement proposée par les établissements [scolaires] et revêt un caractère facultatif pour les élèves ».

(...)

Troisième disposition additionnelle

« (...)

2. Les professeurs qui, sans avoir le statut de fonctionnaire, dispensent des cours de religion dans des établissements d’enseignement public exercent leurs fonctions dans un cadre contractuel, conformément au code du travail (...) Ils perçoivent la rémunération prévue pour les professeurs intérimaires.

Il appartient en tout cas aux entités religieuses de proposer un candidat pour cet enseignement religieux ; cette proposition est renouvelée automatiquement tous les ans (...) »

F. Le statut des professeurs de religion en Espagne

55. À l’époque des faits de l’espèce, l’enseignement de la religion catholique dans les établissements d’enseignement public était dispensé conformément à la loi organique no 1/1990 du 3 octobre 1990 sur l’organisation générale du système éducatif qui, dans sa deuxième disposition additionnelle, renvoyait à l’Accord du 3 janvier 1979 entre l’Espagne et le Saint-Siège relatif à l’enseignement et aux affaires culturelles.

56. La religion catholique en Espagne a le même statut que les autres confessions qui ont aussi conclu des accords de coopération avec l’État, à savoir les communautés évangélique, israélite et musulmane.

57. Les parents ont droit à ce que leurs enfants reçoivent un enseignement religieux à l’école et peuvent, le cas échéant, choisir la confession. Dans tous les cas, l’État assume les frais de cet enseignement, comme prévu dans les accords pertinents, qui disposent également que la nomination des professeurs se fait après délivrance d’un certificat d’aptitude par l’autorité ecclésiastique compétente. Ce principe a été développé dans l’arrêt no 38/2007 du Tribunal constitutionnel du 15 février 2007 (paragraphes 60 et 61 ci-dessous).

G. Le code de droit canonique

58. Les règles pertinentes du code de droit canonique, promulgué le 25 janvier 1983, sont ainsi libellées :

Canon 59

« § 1. Par rescrit, on entend l’acte administratif donné par écrit par l’autorité exécutive compétente, par lequel, à la demande de quelqu’un, est concédé selon sa nature propre un privilège, une dispense ou une autre grâce.

(...) »

Canon 290

« L’ordination sacrée, une fois validement reçue, n’est jamais annulée. Un clerc perd cependant l’état clérical :

1. par sentence judiciaire ou décret administratif qui déclare l’invalidité de l’ordination sacrée ;

2. par la peine de renvoi légitimement infligée ;

3. par rescrit du Siège Apostolique ; mais ce rescrit n’est concédé par le Siège Apostolique aux diacres que pour des raisons graves et aux prêtres pour des raisons très graves. »

Canon 291

« En dehors des cas du canon 290 § 1, la perte de l’état clérical ne comporte pas la dispense de l’obligation du célibat, qui n’est concédée que par le seul Pontife Romain. »

Canon 292

« Le clerc, qui perd l’état clérical selon les dispositions du droit, perd en même temps les droits propres à l’état clérical, et il n’est plus astreint à aucune des obligations de l’état clérical, restant sauves les dispositions du canon 291 ; il lui est interdit d’exercer le pouvoir d’ordre, restant sauves les dispositions du canon 976 ; il est de ce fait privé de tous les offices et charges, et de tout pouvoir délégué. »

Canon 804

« (...)

2. L’Ordinaire [du diocèse] veillera à ce que les maîtres affectés à l’enseignement de la religion dans les écoles, même non catholiques, se distinguent par la rectitude de la doctrine, le témoignage d’une vie chrétienne et leur compétence pédagogique. »

Canon 805

« L’Ordinaire [du diocèse] a le droit pour son diocèse de nommer ou d’approuver les maîtres qui enseignent la religion, et de même, si une raison de religion ou de mœurs le requiert, de les révoquer ou d’exiger leur révocation. »

Canon 1314

« Ordinairement la peine est ferendae sententiae, de telle sorte qu’elle n’atteint pas le coupable tant qu’elle n’a pas été infligée ; mais elle est latae sententiae, de telle sorte qu’elle est encourue par le fait même de la commission du délit, si la loi ou le précepte l’établit expressément. »

Canon 1394

« § 1. (...) [U]n clerc qui attente un mariage même seulement civil encourt la suspense latae sententiae ; si après avoir reçu une monition, il ne se repent pas et persiste à faire scandale, il peut être puni de privations de plus en plus graves et même du renvoi de l’état clérical.

2. Le religieux de vœux perpétuels qui n’est pas clerc, s’il attente un mariage même civil, encourt l’interdit latae sententiae, restant sauves les dispositions du canon 694. »

H. La jurisprudence des juridictions espagnoles

1. L’arrêt du Tribunal suprême du 19 juin 1996

59. Dans cet arrêt relatif à la nature des contrats des professeurs de religion, le Tribunal suprême se prononça comme suit :

« (...) L’espèce présente les caractéristiques prévues à l’article 1 § 1 du code du travail, qui permet de qualifier de « contractuelle » la relation juridique entre les parties : [activité] exercée de manière volontaire pour le compte d’autrui, rémunérée et relevant d’une forme de hiérarchie. Aucune règle n’attribue à ces professeurs [de religion] le statut de fonctionnaire. [En outre], la relation n’a pas un caractère administratif, ce qui est une condition impérative [pour que l’individu concerné soit considéré comme un fonctionnaire]. »

2. L’arrêt no 38/2007 du Tribunal constitutionnel du 15 février 2007

60. Cet arrêt porte sur une procédure de contrôle constitutionnel engagée par le Tribunal supérieur de justice des îles Canaries. Cette juridiction remettait en cause notamment la constitutionnalité du système espagnol d’emploi des professeurs de religion dans la mesure où ces derniers, sans être des fonctionnaires à proprement parler, étaient employés par l’administration publique et non par l’Église, et se trouvaient par là même intégrés dans la fonction publique. Dans son arrêt, le Tribunal constitutionnel confirma la compatibilité de ce système avec la Constitution.

61. La haute juridiction rappela en outre que de telles nominations pouvaient faire l’objet d’un contrôle par les organes judiciaires de l’État. Les passages pertinents de l’arrêt se lisent comme suit :

« (...) Le fait que les personnes nommées comme professeurs de religion doivent impérativement avoir été auparavant proposées par l’évêque et que cette proposition requiert un certificat d’aptitude préalable basé sur des considérations d’ordre moral et religieux ne signifie pas qu’il soit impossible pour les organes judiciaires de l’État de vérifier la légalité de cette nomination, de la même façon que [sont contrôlés] l’ensemble des actes discrétionnaires des autorités lorsqu’ils produisent des effets sur des tiers (...)

(...) En premier lieu, les organes judiciaires doivent vérifier si la décision administrative [de nomination] a été prise conformément aux dispositions légales, c’est-à-dire si la nomination a été effectuée parmi les personnes proposées par l’évêque pour dispenser cet enseignement (...), dans des conditions d’égalité et dans le respect des principes de mérite et de capacité. (...) Les motifs ayant conduit à ne pas nommer une personne déterminée doivent faire l’objet d’un examen [par les organes judiciaires], qui rechercheront notamment si [la non-nomination] découle du fait que l’intéressé n’était pas inscrit sur la liste proposée par l’autorité ecclésiastique ou d’autres motifs pouvant également faire l’objet d’un contrôle (...) Les organes judiciaires compétents doivent également rechercher si la décision de l’évêque de ne pas proposer l’intéressé résulte de l’application de critères à caractère religieux ou moral visant à établir si la personne en question est apte à dispenser les cours de religion. La définition de ces critères appartient aux autorités religieuses, compte tenu du droit à la liberté religieuse et du principe de neutralité religieuse de l’État. [Il incombe aussi aux organes judiciaires] de rechercher si la décision épiscopale repose sur des motifs étrangers au droit fondamental à la liberté religieuse et non couverts par celui-ci. Enfin, une fois que la motivation strictement « religieuse » de la décision est établie, l’organe judiciaire doit apprécier les droits fondamentaux en conflit afin de vérifier dans quelle mesure le droit à la liberté religieuse exercé dans l’enseignement religieux en établissement scolaire peut avoir une incidence sur les droits fondamentaux des employés dans leurs relations de travail.

(...)

La faculté reconnue aux autorités ecclésiastiques de déterminer quelles sont les personnes qualifiées pour enseigner leur credo religieux garantit aux Églises la liberté d’organiser l’enseignement de leur doctrine sans ingérence des pouvoirs publics. Ainsi, et avec la collaboration intervenant dans le cadre du recrutement des professeurs par l’administration publique (article 16 § 3 de la Constitution), force est de conclure que le certificat d’aptitude constitue l’une des conditions nécessaires au recrutement. Le fait de l’exiger est en accord avec le droit à l’égalité de traitement et le principe de non-discrimination (article 14 de la Constitution) (...) ».

3. L’arrêt no 51/2011 du Tribunal constitutionnel du 14 avril 2011

62. Dans cet arrêt, qui a trait au non-renouvellement du contrat d’une professeure de religion en raison de son mariage civil avec un homme divorcé, la haute juridiction déclara ce qui suit :

« (...) Les griefs [de l’intéressée] doivent être examinés à la lumière des principes établis dans l’arrêt no 38/2007 du 15 février 2007 (...)

(...) On ne saurait souscrire à l’argument présenté dans le jugement de la juridiction a quo, selon lequel (...) les propositions que l’évêque du lieu soumet aux services de l’éducation en vue de la nomination des professeurs de religion catholique pour chaque année scolaire échappent à tout contrôle de l’État espagnol (...)

Au contraire, (...) rien [dans les normes juridiques pertinentes] n’implique l’exclusion du pouvoir juridictionnel des juges et tribunaux espagnols (...) Le postulat sur lequel est fondé le jugement de la juridiction a quo, à savoir que les propositions de l’évêque aux services de l’éducation en vue de la nomination des professeurs de religion catholique échappent à tout contrôle de l’État espagnol, n’est donc pas compatible avec cette exigence de pleine juridiction concernant les effets civils d’une décision ecclésiastique (...)

(...) La décision de l’évêque d’Almería de ne pas proposer la demanderesse comme professeure de religion et de morale catholiques pour l’année 2001-2002 repose sur un motif dont on ne peut nier le caractère religieux et moral (...)

(...) Une fois établie la motivation strictement religieuse de la décision de ne pas proposer l’intéressée comme professeur de religion et de morale catholiques (...), il faut poursuivre (...) la mise en balance des droits fondamentaux en conflit (...)

(...) Le motif avancé par l’évêque d’Almería pour justifier sa décision de ne pas proposer la demanderesse pour un contrat de professeure de religion et de morale catholiques avec les services de l’éducation pour 2001-2002, c’est-à-dire le fait qu’elle ait contracté un mariage civil avec une personne divorcée, est étranger aux activités d’enseignement de l’intéressée (...)

(...) Il ne semble pas que l’intéressée (...), dans l’exercice de ses fonctions de professeure de religion, ait jamais remis en question la doctrine de l’Église catholique sur le mariage ou fait l’apologie du mariage civil ; de même, il ne semble aucunement qu’elle ait exposé publiquement sa situation de femme mariée à une personne divorcée (...)

La décision de la demanderesse de contracter un mariage civil, tel que prévu par la loi, avec la personne de son choix (...) relève en principe de la sphère de son intimité personnelle et familiale ; dès lors, la motivation religieuse de la décision de l’évêque d’Almería de ne pas proposer l’intéressée comme professeure de religion pour l’année scolaire suivante (à savoir le fait qu’elle ait contracté un mariage sans se conformer aux règles du droit canonique) ne saurait en soi justifier que la demanderesse ne soit plus apte à enseigner la religion et la morale catholiques (...)

(...)

Le recours d’amparo est donc accueilli, en raison de la violation du droit de l’intéressée à ne pas faire l’objet d’une discrimination fondée sur sa situation personnelle, du droit à la liberté de pensée concernant le droit au mariage sous sa forme légalement établie, et du droit à l’intimité personnelle et familiale ».

63. Le 3 mai 2011, le juge du travail no 3 d’Almería annula le licenciement et demanda la réintégration immédiate de l’intéressée à son poste de professeur, ainsi que le versement de ses salaires impayés. Cette décision fut confirmée par l’arrêt du Tribunal supérieur de justice d’Andalousie du 22 décembre 2011.

64. Enfin, le 16 novembre 2012, le Tribunal constitutionnel déclara irrecevable le recours d’amparo formé par l’Église contre cet arrêt, au motif qu’il n’y avait manifestement eu violation d’aucun droit fondamental de l’Église.

65. Le litige relatif à l’exécution de l’arrêt n’est pas résolu à ce jour, notamment pour ce qui concerne la réintégration de l’enseignante à son poste et le point de savoir si cette mesure doit avoir une durée limitée ou illimitée.

I. La directive 2000/78/CE du Conseil du 27 novembre 2000 portant création d’un cadre général en faveur de l’égalité de traitement en matière d’emploi et de travail

66. Les dispositions pertinentes de cette directive de l’Union européenne sont les suivantes :

Considérant no 24 du préambule

« L’Union européenne a reconnu explicitement dans sa déclaration no 11 relative au statut des Églises et des organisations non confessionnelles, annexée à l’acte final du traité d’Amsterdam, qu’elle respecte et ne préjuge pas le statut dont bénéficient, en vertu du droit national, les Églises et les associations ou communautés religieuses dans les États membres et qu’elle respecte également le statut des organisations philosophiques et non confessionnelles. Dans cette perspective, les États membres peuvent maintenir ou prévoir des dispositions spécifiques sur les exigences professionnelles essentielles, légitimes et justifiées, susceptibles d’être requises pour y exercer une activité professionnelle. »

Article 4
Exigences professionnelles

« 1. (...) [L]es États membres peuvent prévoir qu’une différence de traitement fondée sur [notamment la religion ou les convictions] ne constitue pas une discrimination lorsque, en raison de la nature d’une activité professionnelle ou des conditions de son exercice, la caractéristique en cause constitue une exigence professionnelle essentielle et déterminante, pour autant que l’objectif soit légitime et que l’exigence soit proportionnée.

2. Les États membres peuvent maintenir dans leur législation nationale en vigueur (...) ou prévoir dans une législation future reprenant des pratiques nationales existant à la date d’adoption de la présente directive des dispositions en vertu desquelles, dans le cas des activités professionnelles d’églises et d’autres organisations publiques ou privées dont l’éthique est fondée sur la religion ou les convictions, une différence de traitement fondée sur la religion ou les convictions d’une personne ne constitue pas une discrimination lorsque, par la nature de ces activités ou par le contexte dans lequel elles sont exercées, la religion ou les convictions constituent une exigence professionnelle essentielle, légitime et justifiée eu égard à l’éthique de l’organisation. (...)

Pourvu que ses dispositions soient par ailleurs respectées, la présente directive est donc sans préjudice du droit des églises et des autres organisations publiques ou privées dont l’éthique est fondée sur la religion ou les convictions, agissant en conformité avec les dispositions constitutionnelles et législatives nationales, de requérir des personnes travaillant pour elles une attitude de bonne foi et de loyauté envers l’éthique de l’organisation. »

J. Éléments de droit comparé

67. Selon les éléments dont dispose la Cour, une grande majorité d’États membres du Conseil de l’Europe proposent un enseignement confessionnel ou non confessionnel de la religion au sein de l’école publique. Dans de nombreux pays appartenant à cette grande majorité, les autorités religieuses compétentes ont un rôle soit codécisionnel soit exclusif dans la désignation et le licenciement des professeurs de religion. En règle générale, en plus des qualifications pédagogiques, les enseignants doivent avoir l’autorisation de la communauté religieuse en question (la missio canonica, la vocatio de l’Église protestante, le mandat canonique orthodoxe, le certificat d’aptitude à l’enseignement de la religion israélite, le certificat d’aptitude délivré par la communauté islamique, etc.). La révocation par l’autorité religieuse compétente de cette autorisation pour des raisons relevant du domaine religieux entraîne la perte du poste de professeur de religion. Dans une petite minorité de pays qui assurent un enseignement religieux dans le cadre du programme normal, c’est l’État qui joue un rôle exclusif dans la désignation et le licenciement des professeurs de religion, lesquels doivent être diplômés soit en sciences humaines soit en théologie.

EN DROIT

I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 8 DE LA CONVENTION

68. Le requérant se plaint du non-renouvellement de son contrat de travail. Il y voit une atteinte à sa vie privée et familiale et invoque l’article 8 de la Convention, ainsi libellé :

« 1. Toute personne a droit au respect de sa vie privée et familiale, de son domicile et de sa correspondance.

2. Il ne peut y avoir ingérence d’une autorité publique dans l’exercice de ce droit que pour autant que cette ingérence est prévue par la loi et qu’elle constitue une mesure qui, dans une société démocratique, est nécessaire à la sécurité nationale, à la sûreté publique, au bien-être économique du pays, à la défense de l’ordre et à la prévention des infractions pénales, à la protection de la santé ou de la morale, ou à la protection des droits et libertés d’autrui. »

A. Conclusions de la chambre

69. Dans son arrêt du 15 mai 2012, la chambre a relevé qu’en droit espagnol la notion d’autonomie des communautés religieuses était complétée par le principe de neutralité religieuse de l’État, reconnu par la Constitution, qui interdisait à celui-ci de se prononcer sur des questions telles que le célibat des prêtres. Elle a cependant admis que ce devoir de neutralité n’était pas illimité : l’arrêt du Tribunal constitutionnel rendu en l’espèce avait confirmé que cette obligation n’ôtait pas aux tribunaux la possibilité de contrôler la décision de l’évêque pour s’assurer du respect des droits fondamentaux et des libertés publiques ; il avait ajouté que, cependant, la définition des critères religieux ou moraux à l’origine d’un non‑renouvellement de contrat appartenait exclusivement à l’autorité religieuse et, enfin, que les juridictions internes pouvaient effectuer une mise en balance des droits fondamentaux en conflit et rechercher si des motifs autres que ceux à caractère strictement religieux étaient intervenus dans la décision de ne pas reconduire le candidat, seuls les motifs religieux étant protégés par le principe de la liberté religieuse.

70. La chambre a constaté que le requérant avait eu la possibilité de porter son affaire devant le juge du travail, puis devant le Tribunal supérieur de justice de Murcie et, en dernière instance, devant le Tribunal constitutionnel par le biais d’un recours d’amparo. Elle a ajouté que la dispense de célibat accordée à l’intéressé précisait que les bénéficiaires d’une telle mesure ne pouvaient enseigner la religion catholique dans les établissements publics, sauf autorisation de l’évêque.

71. La chambre a considéré que les circonstances ayant motivé le non‑renouvellement du contrat du requérant étaient de nature strictement religieuse et que les exigences des principes de liberté religieuse et de neutralité l’empêchaient d’aller plus loin dans l’examen relatif à la nécessité et à la proportionnalité de la décision de ne pas renouveler le contrat d’enseignant de l’intéressé.

72. En conclusion, la chambre a estimé que les juridictions compétentes avaient ménagé un juste équilibre entre plusieurs intérêts privés et qu’il n’y avait pas eu violation de l’article 8 de la Convention.

B. Thèses des parties et observations des tiers intervenants

1. Le requérant

73. Pour le requérant, l’arrêt de la chambre a sacrifié son droit à la vie privée et familiale au profit d’un nouveau droit absolu de l’Église catholique, à savoir celui de licencier librement pour des motifs dérisoires ou insignifiants. Ainsi, l’intéressé se réfère tout au long de ses observations au « licenciement » dont il aurait fait l’objet, et non pas au non‑renouvellement de son contrat.

74. Il se réfère à la jurisprudence de la Cour issue de l’affaire Hassan et Tchaouch c. Bulgarie ([GC], no 30985/96, § 60, CEDH 2000‑XI), selon laquelle, d’après lui, le droit à la liberté religieuse ne protège pas n’importe quel acte motivé ou inspiré par une religion ou une conviction. Il estime qu’en l’espèce la décision de non-renouvellement prise à la suite de la publicité donnée à sa situation était clairement disproportionnée.

75. Le requérant soutient par ailleurs que l’arrêt de la chambre ne tient pas compte du fait que c’est l’État qui payait son salaire, ce qui à ses yeux aurait dû donner plus de poids à ses droits fondamentaux, tel le droit au respect de la vie privée.

76. Le requérant ajoute que cet élément permet de distinguer la présente requête d’affaires précédemment examinées par la Cour, telles que Obst c. Allemagne (no 425/03, 23 septembre 2010), Schüth c. Allemagne (no 1620/03, CEDH 2010), ou encore Siebenhaar c. Allemagne (no 18136/02, 3 février 2011). En effet, selon lui, dans ces affaires allemandes le recrutement de personnel par les communautés religieuses était effectué directement par les églises ou les organisations religieuses elles-mêmes, sans intervention de l’administration publique dans la procédure d’embauche ; par ailleurs, d’après l’intéressé, ce n’était pas non plus l’administration qui avait à sa charge la rémunération des employés, contrairement à la situation dans la présente affaire.

77. Le requérant expose que l’argument du « scandale » invoqué par l’évêché reposait sur la publication dans la presse d’une photographie qui le montrait avec sa famille. À cet égard, il plaide qu’il ne s’est jamais prononcé contre les postulats de l’Église, notamment le célibat des prêtres, pendant les cours de religion qu’il dispensait. Il mentionne la note de soutien du directeur du lycée où il enseignait.

78. Le requérant allègue que, bien qu’il n’eût pas fait de déclaration à la presse, on lui a attribué des propos critiquant les politiques de l’Église. Les commentaires en question auraient émané d’autres membres du « Mouvement pro-célibat optionnel » des prêtres présents sur les lieux de la manifestation.

79. Sur ce point, il soutient que les paragraphes 84 et 86 de l’arrêt de la chambre ont introduit un nouveau motif de non-renouvellement de son contrat, à savoir les critiques prétendument formulées par lui, alors que la note de l’évêque ne mentionnerait que la publicité donnée à sa situation personnelle.

80. Eu égard à ce qui précède, le requérant considère que dans son arrêt la chambre a modifié les faits déclarés établis par le juge du travail no 3 de Murcie – lequel aurait estimé que le motif du non-renouvellement était le « scandale » – et a fait siennes les conclusions de l’arrêt du Tribunal constitutionnel.

2. Le Gouvernement

81. Le Gouvernement indique qu’il est essentiel de trancher la question centrale, c’est-à-dire de déterminer quels faits ont motivé la décision de l’évêché de Carthagène de ne pas renouveler le certificat d’aptitude du requérant à l’enseignement de la religion catholique. Il soutient que le non‑renouvellement est dû aux événements déclenchés par l’intéressé lui‑même, lorsqu’il a volontairement révélé aux médias sa situation de prêtre marié et son appartenance au « Mouvement procélibat optionnel » des prêtres, ainsi que ses opinions contraires à la position de l’Église catholique sur divers sujets. Ces déclarations publiques auraient brisé le lien de confiance, essentiel, entre l’Église et le requérant.

82. Le Gouvernement souscrit globalement à l’approche adoptée par la chambre quant à la disposition de la Convention pertinente en l’espèce et estime que la conclusion aurait été identique si l’affaire avait été examinée sur le terrain de l’article 9.

83. Il considère en outre que, comme indiqué au paragraphe 78 de l’arrêt de la chambre, le cas d’espèce doit être examiné sous l’angle des obligations positives de l’État (à la lumière de l’affaire Rommelfanger c. Allemagne, no 12242/86, décision de la Commission du 6 septembre 1989, Décisions et rapports 62). À ses yeux, l’État a rempli ses obligations en l’espèce.

84. Le Gouvernement plaide qu’à l’époque des faits l’arrêté ministériel du 11 octobre 1982 était applicable, en complément à l’Accord de 1979 entre l’Espagne et le Saint-Siège.

85. Il ajoute qu’à cette époque les professeurs de religion étaient rémunérés directement par l’Église catholique, à laquelle l’État aurait versé les fonds nécessaires sous forme de subventions. Il précise que, même si le régime juridique des professeurs de religion a évolué et que les salaires de ceux-ci sont à présent versés directement par l’administration, un élément essentiel n’a pas changé, à savoir la nécessité d’obtenir le certificat d’aptitude, délivré par l’Église, sans lequel le professeur ne pourra pas occuper son poste. Il considère qu’il s’agit là d’un simple aspect de la façon dont l’État finance l’enseignement des différentes religions en Espagne, et qu’en outre l’État dispose d’une ample marge d’appréciation en ce qui concerne l’organisation de son système éducatif.

86. Ainsi, le Gouvernement estime que, même si la décision de non‑renouvellement en l’espèce a été prise par l’administration, elle constituait un « acte obligatoire ». En effet, l’administration ne pouvait ignorer qu’une des conditions nécessaires au renouvellement n’était pas remplie, à savoir le fait d’avoir été proposé et déclaré apte par l’Église catholique. Dès lors, la décision de l’administration aurait constitué un acte purement formel.

87. Le certificat d’aptitude ne se limiterait pas à constater les compétences techniques du candidat. En effet, selon le canon 804 § 2 du code de droit canonique, la qualification professionnelle des professeurs de religion reposerait sur leur moralité, le caractère exemplaire de leur vie chrétienne et leurs aptitudes pédagogiques. Ce point montrerait que la relation de confiance entre l’Église et le professeur, qualifiée par le Gouvernement de « relation juridico-canonique », est essentielle. En l’espèce, cette relation de confiance aurait été rompue par les déclarations du requérant.

88. Cependant, cette relation de confiance n’exclurait pas tout contrôle juridictionnel de la décision de l’Église, ni la mise en balance des droits fondamentaux concurrents.

89. Ainsi, une fois vérifié dans un cas donné le caractère exclusivement religieux de la motivation du non-renouvellement, l’organe juridictionnel doit mettre en balance les droits fondamentaux en conflit.

90. Le Gouvernement soutient qu’en l’espèce les motifs litigieux étaient de nature strictement religieuse et touchaient au devoir de loyauté et de cohérence que le requérant devait remplir dans le travail qu’il aurait librement choisi et qui de plus se distinguerait de l’enseignement d’une autre matière, comme l’histoire ou les mathématiques. Aussi, le Gouvernement invite-t-il la Cour à garder à l’esprit que le lien de loyauté en l’espèce est plus marqué que celui existant dans des affaires concernant un organiste d’une paroisse (Schüth, précité), une personne qui garde des enfants dans une école confessionnelle (Siebenhaar, précité), ou encore un directeur des relations publiques d’une Église (Obst, précité).

91. Pour le Gouvernement, il ne s’agit pas de déterminer si les propos litigieux étaient légitimes et pouvaient être exprimés en public. Ce qui est en jeu, à ses yeux, c’est de savoir dans quelle mesure une organisation religieuse est obligée de nommer ou de continuer à employer comme professeur de religion une personne ayant exposé publiquement des idées contraires à sa doctrine. Les propos en cause auraient certes relevé du droit du requérant à la liberté d’expression, mais ils auraient néanmoins été en contradiction avec la doctrine de l’Église et les conditions requises pour l’aptitude canonique de ses professeurs.

92. Le Gouvernement revient ensuite sur la situation juridique du requérant vis-à-vis de l’Église catholique : la dispense de célibat aurait eu pour effet de limiter la possibilité d’enseigner la religion catholique et d’attribuer à l’évêque le pouvoir d’autoriser néanmoins cette activité à la condition qu’il n’y eût pas de risque de scandale. En conséquence, l’évêque se serait borné à exercer ses prérogatives.

93. En outre, le requérant a eu la possibilité de présenter ses arguments devant des juridictions de plusieurs degrés, qui auraient examiné la licéité de la mesure litigieuse à la lumière du droit du travail, en tenant compte du droit ecclésiastique et qui auraient mis en balance les intérêts divergents du requérant et de l’Église et ainsi respecté la doctrine de la Cour.

94. Enfin, les professeurs de religion seraient recrutés selon des critères qui différeraient pour l’essentiel des critères appliqués aux professeurs enseignant d’autres matières : ces derniers devraient passer un concours ouvert et public, tandis que les professeurs de religion seraient nommés par l’Église catholique, qui les choisirait librement et les proposerait à l’autorité civile compétente s’ils sont jugés qualifiés pour l’enseignement religieux.

3. Les parties intervenantes

a) La Conférence épiscopale espagnole (Conferencia Episcopal Española – la CEE)

95. Dans ses observations, la CEE estime que l’obligation pour les professeurs de religion de disposer d’un certificat ecclésiastique d’aptitude et la possibilité pour l’autorité ecclésiastique de retirer ou révoquer cet agrément pour des raisons morales ou religieuses répond à la nature même de l’emploi et au droit des parents et des élèves à une bonne transmission de la doctrine et des valeurs catholiques.

96. La CEE attire l’attention sur le système spécifique de recrutement des professeurs de religion en Espagne, qui différerait du système appliqué aux autres professeurs. Les professeurs de religion seraient proposés à l’administration publique par les diverses confessions religieuses, après avoir été choisis parmi les personnes titulaires d’un diplôme considéré comme équivalent à celui des autres professeurs recrutés par l’administration. Après une proposition de principe soumise par les confessions religieuses concernées, les professeurs de religion seraient ainsi nommés par l’administration.

97. Cette spécificité posséderait une justification objective et raisonnable et serait proportionnée aux buts poursuivis par le législateur, à savoir la neutralité de l’État, le droit des parents à l’éducation de leurs enfants et l’autonomie des confessions dans le recrutement de leur personnel enseignant. En l’espèce, le non-renouvellement du contrat n’aurait pas été lié au statut de prêtre marié du requérant, mais, selon la partie intervenante, au fait qu’il a agi publiquement contre l’Église.

b) Le Centre européen pour le droit et la justice (ECLJ)

98. L’ECLJ insiste d’emblée sur l’importance à ses yeux du principe de l’autonomie institutionnelle des communautés religieuses, qui cadrerait avec le respect du devoir de neutralité et d’impartialité de l’État. Pour lui, il importe peu que l’on assimile le statut des professeurs de religion à celui des fonctionnaires ou des employés contractuels, dès lors que cela ne changerait rien à la nature religieuse de leur emploi. Le point crucial résiderait dans la possibilité d’un contrôle par les juridictions civiles, lequel devrait être plus ou moins étendu en fonction du caractère exclusivement religieux ou non de la motivation de la décision de non-renouvellement.

99. L’ECLJ évoque la notion d’obligation de loyauté accrue, qui serait reconnue en droit international et européen, comme en témoigneraient la directive 2000/78/CE, la Convention no 111 de l’Organisation internationale du travail concernant la discrimination en matière d’emploi et de profession, les lignes directrices visant l’examen des lois affectant la religion ou les convictions religieuses, adoptées par l’OSCE/BIDDH et la Commission de Venise, ou encore les activités du Comité des droits de l’homme des Nations unies (Ross c. Canada, communication no 736/1997). Cette obligation de loyauté reposerait sur la manifestation de la volonté personnelle de l’employé qui accepte de renoncer à l’exercice de certains droits garantis.

c) La Chaire de droit des religions de l’université catholique de Louvain et l’American Religious Freedom Program de l’Ethics and Public Policy Center

100. Cette partie intervenante soutient que le principe d’autonomie des communautés religieuses est largement reconnu par le droit international. Elle renvoie en particulier à l’article 18 de la Déclaration universelle des droits de l’homme. Par ailleurs, elle avance que le droit de choisir « les responsables religieux, prêtres et enseignants » a été expressément admis par le Comité des droits de l’homme des Nations unies à titre de garantie de l’autonomie d’une communauté religieuse lorsqu’elle se trouve confrontée à un professeur qui ne respecte pas ses exigences religieuses (Delgado Páez c. Colombie, communication no 195/1985, qui concernait un professeur de religion dans un établissement d’enseignement secondaire en Colombie).

101. En outre, la partie intervenante cite l’arrêt Hosanna-Tabor Evangelical Lutheran Church and School v. Equal Employment Opportunity Commission et al, rendu par la Cour suprême des États-Unis le 11 janvier 2012, qui pour la première fois aurait reconnu de façon explicite l’« exception pastorale », doctrine selon laquelle les règles par ailleurs applicables interdisant la discrimination dans le cadre de l’emploi ne s’appliquent pas aux « employés pastoraux » (catégorie englobant les professeurs de religion).

C. Appréciation de la Cour

1. Sur la modification alléguée des faits par le Tribunal constitutionnel et la chambre

102. La Cour observe que les parties sont en désaccord quant aux faits à l’origine du non-renouvellement du contrat de travail du requérant. En effet, l’intéressé estime que, dans son arrêt, la chambre a suivi le Tribunal constitutionnel en introduisant des faits nouveaux qui, selon lui, n’avaient pas été déclarés établis par le juge du travail no 3 de Murcie. Il soutient en particulier que tant le Tribunal constitutionnel que la chambre ont présenté ses critiques à l’encontre de l’Église comme étant le motif du non‑renouvellement, alors que la note de l’évêque n’aurait mentionné que la publicité qu’il aurait donnée à sa situation personnelle. Pour le Gouvernement, les faits ayant motivé la décision de l’évêque sont les déclarations publiques du requérant qui auraient étalé au grand jour tant sa situation familiale que ses opinions critiques envers l’Église.

103. La Cour relève que, dans son jugement du 28 septembre 2000, le juge du travail no 3 de Murcie a considéré que le requérant avait subi une discrimination en raison de son état civil et de son appartenance à l’association MOCEOP, son apparition dans la presse ayant été le motif à l’origine de ce que le juge qualifiait de licenciement (paragraphe 25 ci‑dessus). Ainsi, l’affiliation de l’intéressé au mouvement en question faisait déjà partie des faits déclarés établis. Sur la base de ces mêmes faits, le Tribunal supérieur de justice est parvenu à la conclusion opposée.

104. Par ailleurs, la Cour observe que, dans son recours d’amparo devant le Tribunal constitutionnel, le requérant lui-même soutenait que sa qualité de membre du MOCEOP et ses opinions dissidentes sur le célibat des prêtres catholiques avaient été à l’origine du non-renouvellement de son contrat, et considérait de ce fait avoir subi une atteinte à sa vie privée et à sa liberté religieuse. Le Tribunal constitutionnel a fondé ses conclusions sur ces deux éléments (paragraphe 41 ci-dessus).

105. Le contenu de la note de l’évêque à l’origine de la décision de non‑renouvellement ne contredit pas ce qui précède. En effet, l’expression « situation du requérant » peut raisonnablement être comprise comme faisant référence tant à son état civil d’homme marié qu’à son appartenance au MOCEOP. Ces deux éléments pris ensemble peuvent donc passer pour avoir conduit à une situation susceptible de provoquer le « scandale » évoqué par l’évêque.

106. Concernant enfin les déclarations publiques prêtées au requérant (paragraphe 139 ci-dessous), la Cour constate qu’il ne ressort d’aucune décision interne qu’elles auraient été prises en compte par les juridictions nationales.

107. En conclusion, il n’apparaît pas que le Tribunal constitutionnel ou la chambre se soient appuyés sur des faits autres que ceux qui avaient été déclarés établis par les juridictions internes ayant statué au fond. La Grande Chambre en tiendra compte.

2. Sur les dispositions de la Convention pertinentes en l’espèce

108. D’emblée, il convient de noter que plusieurs dispositions de la Convention sont pertinentes pour l’appréciation de la présente requête, en particulier les articles 8, 9, 10 et 11. L’article 8 doit être pris en considération dans la mesure où il englobe le droit du requérant à poursuivre sa vie professionnelle, son droit au respect de sa vie familiale et son droit de mener sa vie familiale au grand jour. L’article 9 entre en ligne de compte dès lors qu’il protège le droit de l’intéressé à la liberté de pensée et de religion. L’article 10 est pertinent parce qu’il protège le droit du requérant d’exprimer ses opinions sur les doctrines officielles de l’Église, et l’article 11 en ce qu’il garantit son droit d’appartenir à une organisation ayant des points de vue spécifiques sur certains sujets qui concernent la religion. De l’avis de la Cour, toutefois, la principale question que pose la présente affaire tient au non-renouvellement du contrat du requérant. Celui‑ci ne se plaint pas d’avoir été empêché de défendre ou de diffuser certaines idées ou d’appartenir au MOCEOP, ni d’avoir enduré des atteintes à sa vie familiale. Ce dont il se plaint pour l’essentiel, c’est de ne pas avoir pu continuer à enseigner la religion catholique en raison de la publicité donnée à sa situation familiale et à son appartenance au MOCEOP. C’est pourquoi, à l’instar de la chambre, la Grande Chambre estime qu’il convient d’examiner la requête sous l’angle de l’article 8 de la Convention.

3. Sur l’applicabilité de l’article 8

109. On ne saurait déduire de l’article 8 un droit générique à l’emploi ou au renouvellement d’un contrat de travail à durée déterminée. Cela étant, la Cour a déjà eu à se pencher sur l’applicabilité de l’article 8 à la sphère de l’emploi. À cet égard, elle rappelle que la « vie privée » est une notion large, non susceptible d’une définition exhaustive (voir, parmi d’autres, Schüth, précité, § 53). Il serait trop restrictif de limiter la notion de « vie privée » à un « cercle intime » où chacun peut mener sa vie personnelle à sa guise et d’écarter entièrement le monde extérieur à ce cercle (Niemietz c. Allemagne, 16 décembre 1992, § 29, série A no 251‑B).

110. Selon la jurisprudence de la Cour, il n’y a aucune raison de principe de considérer que la « vie privée » exclut les activités professionnelles (Bigaeva c. Grèce, no 26713/05, § 23, 28 mai 2009, et Oleksandr Volkov c. Ukraine, no 21722/11, § 165-167, CEDH 2013). Des restrictions apportées à la vie professionnelle peuvent tomber sous le coup de l’article 8 lorsqu’elles se répercutent sur la façon dont l’individu forge son identité sociale par le développement des relations avec ses semblables. En outre, la vie professionnelle est souvent étroitement mêlée à la vie privée, tout particulièrement si des facteurs liés à la vie privée, au sens strict du terme, sont considérés comme des critères de qualification pour une profession donnée (Özpınar c. Turquie, no 20999/04, §§ 43-48, 19 octobre 2010). Bref, la vie professionnelle fait partie de cette zone d’interaction entre l’individu et autrui qui, même dans un contexte public, peut relever de la « vie privée » (Mółka c. Pologne (déc.), no 56550/00, CEDH 2006‑IV).

111. En l’espèce, l’interaction entre vie privée stricto sensu et vie professionnelle est d’autant plus frappante que ce type d’emploi exigeait non seulement des compétences techniques, mais aussi la capacité à « se distingu[er] par la rectitude de la doctrine, le témoignage d’une vie chrétienne et [la] compétence pédagogique » (paragraphe 58 ci-dessus), créant ainsi un lien direct entre le comportement dans le cadre de la vie privée et l’activité professionnelle.

112. La Cour note en outre que le requérant, qui n’était pas fonctionnaire mais était néanmoins employé et rémunéré par l’État, travaillait comme professeur de religion depuis 1991 sur la base de contrats à durée déterminée qui étaient renouvelés au début de chaque année scolaire sous réserve de l’approbation par l’évêque de ses aptitudes. Ainsi, s’il est vrai que le requérant n’a jamais bénéficié d’un contrat à durée indéterminée, une présomption de renouvellement lui donnait des raisons fondées de croire que son contrat serait prolongé tant que les conditions requises seraient remplies et en l’absence de circonstances pouvant justifier le non‑renouvellement en vertu du droit canonique. De l’avis de la Cour, les faits de la cause s’apparentent, mutatis mutandis, à ceux de l’affaire Lombardi Vallauri c. Italie (no 39128/05, § 38, 20 octobre 2009). En effet, le requérant en l’espèce a exercé comme professeur de religion pendant sept ans sans interruption et était apprécié tant par ses collègues que par la direction des établissements où il a enseigné, ce qui témoigne de la stabilité de sa situation professionnelle.

113. Dans ces conditions, la Cour considère que le non-renouvellement du contrat du requérant en raison d’événements principalement liés à des choix personnels effectués par lui dans le cadre de sa vie privée et familiale a gravement compromis ses possibilités d’exercer son activité professionnelle spécifique. Il s’ensuit que, dans les circonstances de la cause, l’article 8 est applicable.

4. Sur l’observation de l’article 8

a) Sur l’existence d’une ingérence

114. La Cour rappelle tout d’abord que, si l’article 8 tend pour l’essentiel à prémunir l’individu contre des ingérences arbitraires des pouvoirs publics, il ne se contente pas de commander à l’État de s’abstenir de pareilles ingérences : à cet engagement plutôt négatif peuvent s’ajouter des obligations positives inhérentes au respect effectif de la vie privée. Celles-ci peuvent nécessiter l’adoption de mesures visant au respect de la vie privée jusque dans les relations des individus entre eux. Si la frontière entre les obligations positives et négatives de l’État au regard de l’article 8 ne se prête pas à une définition précise, les principes applicables sont néanmoins comparables. En particulier, dans les deux cas, il faut prendre en compte le juste équilibre à ménager entre l’intérêt général et les intérêts de l’individu, l’État jouissant en toute hypothèse d’une certaine marge d’appréciation (Evans c. Royaume-Uni [GC], no 6339/05, §§ 75-76, CEDH 2007‑IV, Rommelfanger, décision précitée, et Fuentes Bobo c. Espagne, no 39293/98, § 38, 29 février 2000).

115. Contrairement à la chambre, la Grande Chambre estime qu’en l’espèce il ne s’agit pas de déterminer si l’État était tenu, dans le cadre de ses obligations positives découlant de l’article 8, de faire prévaloir le droit du requérant au respect de sa vie privée sur le droit de l’Église catholique de refuser de renouveler le contrat de l’intéressé (voir a contrario, mutatis mutandis, les arrêts Obst, § 43, Schüth, § 57, et Siebenhaar, § 38, tous précités). La Cour rejoint ainsi la position du Tribunal constitutionnel qui, dans son arrêt du 4 juin 2007, a estimé que, bien que la décision de non‑renouvellement n’eût en réalité pas été prise par une autorité publique, il suffisait, comme dans la présente affaire, que cette autorité fût intervenue à un stade ultérieur pour que l’on puisse considérer qu’il s’agissait d’un acte d’une autorité publique. En effet, la Cour est d’avis que le cœur du problème réside dans l’action de l’administration publique qui, en tant qu’employeur du requérant directement impliqué dans le processus décisionnel, a exécuté la décision de non-renouvellement prise par l’évêque. Bien que la Cour reconnaisse que les possibilités d’action qui s’offraient à l’État en l’espèce étaient limitées, force lui est de constater que si le ministère de l’Éducation n’avait pas mis en œuvre la décision épiscopale, le contrat du requérant aurait certainement été renouvelé.

116. Eu égard à ce qui précède, la Cour estime que, dans les circonstances de l’espèce, le comportement des pouvoirs publics a constitué une ingérence dans l’exercice par le requérant de son droit au respect de sa vie privée.

b) « Prévue par la loi »

117. Les mots « prévue par la loi » veulent d’abord que la mesure incriminée ait une base en droit interne, mais ils ont trait aussi à la qualité de la loi en cause : ils exigent l’accessibilité de celle-ci à la personne concernée, qui de surcroît doit pouvoir en prévoir les conséquences pour elle, et sa compatibilité avec la prééminence du droit (voir, notamment, Kopp c. Suisse, 25 mars 1998, § 55, Recueil des arrêts et décisions 1998‑II). Cette expression implique donc notamment que la législation interne doit user de termes assez clairs pour indiquer à tous de manière suffisante en quelles circonstances et sous quelles conditions elle habilite la puissance publique à recourir à des mesures affectant leurs droits protégés par la Convention (C.G. et autres c. Bulgarie, no 1365/07, § 39, 24 avril 2008).

118. La Cour note que le ministère de l’Éducation a agi en vertu des dispositions de l’article III de l’Accord de 1979 entre l’Espagne et le Saint‑Siège, qui sont complétées par l’arrêté du 11 octobre 1982, selon lequel une nomination n’est pas renouvelée si l’évêque émet un avis contraire (paragraphe 51 ci-dessus). L’accord en question est un traité international, incorporé à ce titre dans le droit espagnol conformément à la Constitution espagnole (voir, mutatis mutandis, Neulinger et Shuruk c. Suisse [GC], no 41615/07, § 99, CEDH 2010). Le non-renouvellement du contrat du requérant repose donc sur le droit espagnol en vigueur.

119. Il reste à déterminer jusqu’à quel point le requérant pouvait prévoir que son contrat ne serait pas renouvelé. La question décisive est de savoir dans quelle mesure l’intéressé aurait pu anticiper le risque que, en conséquence de sa conduite personnelle, l’évêque cessât de le considérer comme un bon candidat et que son contrat ne fût dès lors pas renouvelé. Dans ce contexte, la Cour observe que l’évêché de Carthagène s’est fondé notamment sur la notion de « scandale » pour refuser la prolongation du contrat du requérant (paragraphe 19 ci-dessus). Bien que cette notion ne soit pas prévue de façon expresse dans les canons 804 et 805 du code de droit canonique (paragraphe 58 ci-dessus) relatifs aux professeurs de religion, on peut considérer qu’elle vise – et est donc explicitée par – les notions de « rectitude de la doctrine », « témoignage d’une vie chrétienne » ou de « raisons de religion ou de mœurs » qui, elles, figurent dans lesdits canons. À cet égard, la Cour estime que les dispositions applicables en l’espèce répondaient aux exigences relatives à la prévisibilité de leurs effets. Singulièrement, dans la mesure où le requérant avait été directeur de séminaire, on peut raisonnablement présumer qu’il avait connaissance de l’obligation de loyauté accrue qui lui incombait en vertu du droit ecclésiastique et qu’il aurait dès lors pu prévoir que, malgré la tolérance dont il avait bénéficié pendant de longues années, la manifestation publique de sa position militante sur certains préceptes de l’Église irait à l’encontre des dispositions canoniques applicables et ne resterait pas sans conséquences. Compte tenu de la clarté des termes de l’Accord de 1979 entre l’Espagne et le Saint-Siège, il aurait aussi pu raisonnablement prévoir qu’en l’absence de certificat d’aptitude émis par l’Église son contrat ne serait pas renouvelé (voir, mutatis mutandis, Sindicatul « Păstorul cel Bun » c. Roumanie [GC], no 2330/09, § 155, 9 juillet 2013).

120. Dès lors, la Cour est prête à admettre, comme l’ont fait les juridictions nationales, que l’ingérence incriminée avait pour base légale les dispositions pertinentes de l’Accord de 1979 entre l’Espagne et le Saint‑Siège, qui sont complétées par l’arrêté du 11 octobre 1982, et que ces dispositions remplissaient les exigences de « légalité » établies dans sa jurisprudence (voir, mutatis mutandis, Miroļubovs et autres c. Lettonie, no 798/05, § 78, 15 septembre 2009).

121. En conclusion, la Cour estime que l’ingérence litigieuse était prévue par la loi.

c) But légitime

122. À l’instar des parties, la Cour considère que la décision de non‑renouvellement en cause en l’espèce poursuivait le but légitime de la protection des droits et libertés d’autrui, en l’occurrence ceux de l’Église catholique, et en particulier son autonomie quant au choix des personnes habilitées à enseigner la doctrine religieuse.

d) Nécessité dans une société démocratique

i) Les principes généraux

α. Mise en balance des droits

123. La Cour rappelle que, lorsqu’elle est appelée à se prononcer sur un conflit entre deux droits également protégés par la Convention, il lui faut effectuer une mise en balance des intérêts en jeu (arrêts Siebenhaar, Schüth et Obst, précités). En l’espèce, cette mise en balance doit se faire entre le droit du requérant à sa vie privée et familiale et le droit des organisations religieuses à l’autonomie. L’État se doit de garantir ces deux droits et, si la protection de l’un conduit à une atteinte à l’autre, de choisir les moyens adéquats pour rendre cette atteinte proportionnée au but poursuivi. Dans ce contexte, la Cour admet que l’État dispose d’une ample marge d’appréciation (voir, mutatis mutandis, Sindicatul « Păstorul cel Bun », précité, § 160, et, mutatis mutandis, Von Hannover c. Allemagne (no 2) [GC], nos 40660/08 et 60641/08, §§ 104-107, CEDH 2012).

124. Une ingérence est considérée comme « nécessaire dans une société démocratique » pour atteindre un but légitime si elle répond à un « besoin social impérieux » et, en particulier, si elle est proportionnée au but légitime poursuivi et si les motifs invoqués par les autorités nationales pour la justifier apparaissent « pertinents et suffisants » (voir, par exemple, Coster c. Royaume-Uni [GC], no 24876/94, § 104, 18 janvier 2001, et S. et Marper c. Royaume-Uni [GC], nos 30562/04 et 30566/04, § 101, CEDH 2008).

125. S’il appartient aux autorités nationales de juger les premières si toutes ces conditions se trouvent remplies, c’est à la Cour qu’il revient de trancher en définitive la question de la nécessité de l’ingérence au regard des exigences de la Convention. Il faut reconnaître à cet égard une certaine marge d’appréciation aux autorités nationales compétentes. L’étendue de cette marge est variable et dépend d’un certain nombre de facteurs, dont la nature du droit en cause garanti par la Convention, son importance pour la personne concernée, la nature de l’ingérence et la finalité de celle-ci. Cette marge est d’autant plus restreinte que le droit en cause est important pour garantir à l’individu la jouissance effective des droits fondamentaux ou d’ordre « intime » qui lui sont reconnus. Dès lors, lorsqu’un aspect particulièrement important de l’existence ou de l’identité d’un individu se trouve en jeu, la marge d’appréciation laissée à l’État est plus restreinte. En revanche, elle est plus large lorsqu’il n’y a pas de consensus au sein des États membres du Conseil de l’Europe, que ce soit sur l’importance relative de l’intérêt en jeu ou sur les meilleurs moyens de le protéger (S. et Marper, précité, §§ 101-102). De façon générale, la marge est également ample lorsque l’État doit ménager un équilibre entre des intérêts privés et publics concurrents ou différents droits protégés par la Convention (Obst, précité, § 42).

β. Droit à la vie privée et familiale

126. Concernant le droit à la vie privée et familiale, la Cour souligne l’importance pour les individus de pouvoir décider librement de la façon dont ils entendent conduire leur vie privée et familiale. À cet égard, il convient de rappeler que l’article 8 de la Convention protège aussi le droit à l’épanouissement personnel, que ce soit sous la forme du développement personnel (Christine Goodwin c. Royaume-Uni [GC], no 28957/95, § 90, CEDH 2002‑VI) ou du point de vue du droit de nouer et développer des relations avec ses semblables et le monde extérieur, la notion d’autonomie personnelle reflétant un principe important qui sous-tend l’interprétation des garanties énoncées dans cette disposition (Pretty c. Royaume-Uni, no 2346/02, § 61, CEDH 2002‑III). Dès lors, il va sans dire que le droit d’un individu à se marier et à rendre public son choix est protégé par la Convention, en particulier par l’article 8 considéré à la lumière d’autres articles pertinents (paragraphe 108 ci-dessus).

γ. L’obligation pour l’État de protéger l’autonomie de l’Église

– L’étendue de l’autonomie des communautés religieuses

127. S’agissant de l’autonomie des organisations religieuses, la Cour note que les communautés religieuses existent traditionnellement et universellement sous la forme de structures organisées. Lorsqu’est en cause l’organisation de la communauté religieuse, l’article 9 de la Convention doit s’interpréter à la lumière de l’article 11, qui protège la vie associative contre toute ingérence injustifiée de l’État. Vu sous cet angle, le droit des fidèles à la liberté de religion suppose que la communauté puisse fonctionner paisiblement, sans ingérence arbitraire de l’État. L’autonomie des communautés religieuses est indispensable au pluralisme dans une société démocratique et se trouve au cœur même de la protection offerte par l’article 9 de la Convention. Elle présente un intérêt direct non seulement pour l’organisation de ces communautés en tant que telle, mais aussi pour la jouissance effective par l’ensemble de leurs membres actifs du droit à la liberté de religion. Si l’organisation de la vie de la communauté n’était pas protégée par l’article 9 de la Convention, tous les autres aspects de la liberté de religion de l’individu s’en trouveraient fragilisés (Hassan et Tchaouch, précité, § 62, Église métropolitaine de Bessarabie et autres c. Moldova, no 45701/99, § 118, CEDH 2001-XII, et Saint Synode de l’Église orthodoxe bulgare (Métropolite Innocent) et autres c. Bulgarie, nos 412/03 et 35677/04, § 103, 22 janvier 2009).

128. Concernant plus particulièrement l’autonomie interne des groupes confessionnels, l’article 9 de la Convention ne garantit aucun droit à la dissidence à l’intérieur d’un organisme religieux ; en cas de désaccord doctrinal ou organisationnel entre une communauté religieuse et l’un de ses membres, la liberté de religion de l’individu s’exerce par sa faculté de quitter librement la communauté (Miroļubovs et autres, précité, § 80). Par ailleurs, dans ce contexte, la Cour a eu à maintes reprises l’occasion de souligner le rôle de l’État en tant qu’organisateur neutre et impartial de la pratique des religions, cultes et croyances, et d’indiquer que ce rôle contribuait à assurer l’ordre public, la paix religieuse et la tolérance dans une société démocratique, particulièrement entre des groupes opposés (voir, parmi d’autres, Hassan et Tchaouch, précité, § 78, et Leyla Şahin c. Turquie [GC], no 44774/98, § 107, CEDH 2005‑XI). Le respect de l’autonomie des communautés religieuses reconnues par l’État implique, en particulier, l’acceptation par celui-ci du droit pour ces communautés de réagir conformément à leurs propres règles et intérêts aux éventuels mouvements de dissidence qui surgiraient en leur sein et qui pourraient présenter un danger pour leur cohésion, pour leur image ou pour leur unité. Il n’appartient donc pas aux autorités nationales de s’ériger en arbitre entre les organisations religieuses et les différentes entités dissidentes qui existent ou qui pourraient se créer dans leur sphère (Sindicatul « Păstorul cel Bun », précité, § 165).

129. La Cour rappelle en outre que, sauf dans des cas très exceptionnels, le droit à la liberté de religion tel que l’entend la Convention exclut toute appréciation de la part de l’État sur la légitimité des croyances religieuses ou sur les modalités d’expression de celles-ci (Hassan et Tchaouch, précité, §§ 62 et 78). De surcroît, le principe d’autonomie religieuse interdit à l’État d’obliger une communauté religieuse à admettre ou exclure un individu ou à lui confier une responsabilité religieuse quelconque (voir, mutatis mutandis, Sviato-Mykhaïlivska Parafiya c. Ukraine, no 77703/01, § 146, 14 juin 2007).

130. Enfin, lorsque se trouvent en jeu des questions relatives aux rapports entre l’État et les religions, sur lesquelles de profondes divergences peuvent raisonnablement exister dans une société démocratique, il y a lieu d’accorder une importance particulière au rôle du décideur national (Leyla Şahin, précité, § 109). C’est le cas notamment lorsqu’il existe, dans la pratique des États européens, une grande variété de modèles constitutionnels régissant les relations entre l’État et les cultes (Sindicatul « Păstorul cel Bun », précité, § 138).

– Le devoir de loyauté

131. La Cour reconnaît que du fait de leur autonomie les communautés religieuses peuvent exiger un certain degré de loyauté de la part des personnes qui travaillent pour elles ou qui les représentent. Dans ce contexte, elle a déjà considéré que la nature du poste occupé par ces personnes était un élément important dont il fallait tenir compte lors de l’appréciation de la proportionnalité d’une mesure restrictive adoptée par l’État ou l’organisation religieuse concernée (Obst, précité, §§ 48-51, et Schüth, précité, § 69). Singulièrement, la mission spécifique confiée à l’intéressé dans le cadre d’une organisation religieuse est un aspect à prendre en considération pour déterminer si cette personne doit être soumise à une obligation de loyauté accrue.

– Les limites de l’autonomie

132. Cela étant, il ne suffit pas à une communauté religieuse d’alléguer l’existence d’une atteinte réelle ou potentielle à son autonomie pour rendre compatible avec l’article 8 de la Convention toute ingérence dans le droit au respect de la vie privée ou familiale de ses membres. Encore faut‑il, en effet, que la communauté religieuse en question démontre, à la lumière des circonstances du cas d’espèce, que le risque allégué est probable et sérieux, que l’ingérence litigieuse dans le droit au respect de la vie privée ne va pas au-delà de ce qui est nécessaire pour écarter ce risque et qu’elle ne sert pas non plus un but étranger à l’exercice de l’autonomie de la communauté religieuse. Par ailleurs, elle ne doit pas porter atteinte à l’essence du droit à la vie privée et familiale. Il appartient aux juridictions nationales de s’assurer que ces conditions sont remplies, en procédant à un examen approfondi des circonstances de l’affaire et à une mise en balance circonstanciée des intérêts divergents en jeu (voir, mutatis mutandis, Sindicatul « Păstorul cel Bun », précité, § 159).

ii) Application des principes susmentionnés à l’espèce

133. Dans l’application de ces principes au cas d’espèce, la Cour estime devoir tenir compte des éléments suivants.

α. Le statut du requérant

134. La Cour observe tout d’abord que le requérant n’a obtenu la dispense de célibat du Vatican qu’après la parution de l’article de presse. L’intéressé ayant été à la fois un homme marié et un prêtre, son statut à l’époque pertinente n’était pas clair. D’un côté, son statut de prêtre ordonné n’avait pas changé du point de vue de l’Église – du moins pas officiellement – et, de l’extérieur, le requérant pouvait toujours être considéré comme un représentant de l’Église catholique puisqu’il continuait à enseigner la religion catholique. De l’autre côté, il était marié et connu pour être un ancien prêtre. En outre, il faut tenir compte du fait que son salaire d’enseignant était versé par l’État, bien qu’indirectement puisque le Gouvernement a indiqué qu’à l’époque les professeurs de religion touchaient leur salaire directement de l’Église catholique, à laquelle l’État versait les fonds nécessaires sous forme de subventions.

135. Quoi qu’il en soit, la Cour estime que le requérant, en signant ses contrats d’emploi successifs, a accepté en connaissance de cause et volontairement un devoir de loyauté accru envers l’Église catholique, ce qui a limité dans une certaine mesure l’étendue de son droit au respect de sa vie privée et familiale. Pareilles limitations contractuelles sont acceptables au regard de la Convention lorsqu’elles sont librement consenties (Rommelfanger, décision précitée). En effet, du point de vue de l’intérêt de l’Église à la défense de la cohérence de ses préceptes, l’enseignement de la religion catholique à des adolescents peut passer pour une fonction cruciale exigeant une allégeance particulière. La Cour n’est pas convaincue qu’à l’époque de la parution de l’article dans La Verdad, ce devoir contractuel de loyauté eût cessé d’exister. Même si le statut de prêtre marié du requérant manquait de clarté, on pouvait encore attendre de celui-ci qu’il respectât un devoir de loyauté dès lors que l’évêque l’avait considéré comme un représentant digne d’enseigner la religion catholique.

β. La publicité donnée par le requérant à sa situation de prêtre marié

136. La Cour observe tout d’abord que ce n’est pas le requérant lui‑même qui a fait paraître un article sur ses opinions ou sa vie familiale, mais que c’est un journaliste qui a relaté le rassemblement du MOCEOP, en joignant à son article une photographie montrant l’intéressé avec sa famille ainsi qu’un résumé des idées défendues par un groupe d’anciens prêtres, dont le requérant. Il y a lieu de relever toutefois que, contrairement à l’intéressé, la plupart des autres participants à la manifestation ont évité les contacts avec la presse. Quant à savoir si le requérant a délibérément posé pour la photographie litigieuse, point qui prête également à controverse entre les parties, la Cour estime que la réponse n’est pas essentielle. En effet, à supposer même qu’il ait été photographié sans son consentement, force est de constater que rien dans le dossier n’indique qu’il se soit plaint de son apparition dans la presse en usant des voies qui s’offraient à lui en droit interne. La Cour est d’avis qu’en acceptant de rendre publiques sa situation familiale et sa participation à un rassemblement que l’évêque a considéré comme protestataire, l’intéressé a rompu le lien de confiance spécial qui était nécessaire à l’accomplissement des tâches dont il était chargé. Eu égard à l’importance de l’enseignement de la religion pour toutes les confessions, il n’était guère surprenant qu’une telle rupture pût entraîner des conséquences. Aussi la Cour voit-elle l’octroi de la dispense, treize ans après que le requérant l’eut demandée et juste après la publication de l’article dans la presse, comme une partie de la sanction infligée à l’intéressé en raison de son comportement.

137. Aux yeux de la Cour, il n’est pas déraisonnable, pour une Église ou une communauté religieuse, d’exiger des professeurs de religion une loyauté particulière à son égard, dans la mesure où ils peuvent être considérés comme ses représentants. L’existence d’une divergence entre les idées qui doivent être enseignées et les convictions personnelles d’un professeur peut poser un problème de crédibilité lorsque cet enseignant milite activement et publiquement contre les idées en question (voir, mutatis mutandis, Siebenhaar, précité, § 46). Ainsi, le problème en l’espèce tient à la circonstance que le requérant pouvait être perçu comme militant en faveur de son mode de vie aux fins de provoquer un changement dans les règles de l’Église, et à ses critiques ouvertes à l’égard de ces règles.

γ. La publicité donnée par le requérant à son appartenance au MOCEOP et les propos qui lui ont été attribués

138. Si les parties conviennent qu’il était notoire que le requérant était marié et père de cinq enfants, il est difficile de déterminer dans quelle mesure son appartenance à une organisation poursuivant des objectifs incompatibles avec la doctrine officielle de l’Église était également connue du grand public avant la parution de l’article litigieux. Dans ce contexte, la Cour estime qu’il faut prendre en considération le contenu spécifique de l’enseignement que dispensait l’intéressé. À cet égard, la situation d’un professeur de religion qui est membre d’une association dont les idées vont à l’encontre des enseignements de cette religion, et qui milite publiquement pour cette association, se distingue de celle, par exemple, d’un professeur de langue qui serait en même temps membre du Parti communiste (Vogt 26 septembre 1995, série A no 323). Ce qui justifie le devoir de loyauté accru incombant au premier tient au fait que pour être crédible, l’enseignement de la religion doit être donné par une personne dont le mode de vie et les déclarations publiques ne sont pas en contradiction flagrante avec la religion en question, dès lors surtout que celle-ci prétend régir la vie privée et les convictions personnelles de ses adeptes (Directive 2000/78/CE, Schüth, précité, § 40, Obst, précité, § 27, et Lombardi Vallauri, précité, § 41). C’est pourquoi le seul fait que rien ne donne à penser que le requérant ait enseigné, dans ses cours, des thèses incompatibles avec la doctrine de l’Église catholique ne permet pas de conclure qu’il a satisfait à son devoir de loyauté accru (Vogt, précité).

139. Concernant les déclarations prêtées au requérant à la suite de la parution de l’article de presse, il y a lieu de relever que celui-ci attribue les propos en question à un groupe de quatre participants à la manifestation nommément désignés, parmi lesquels le requérant, au sujet duquel l’article rappelle par ailleurs qu’il a été directeur de séminaire. D’après l’article, ces quatre manifestants, dont l’intéressé, se seraient prononcés en faveur de la contraception et auraient exprimé leur désaccord avec les positions de l’Église catholique sur d’autres sujets tels que l’avortement, le contrôle des naissances et le célibat optionnel des prêtres.

140. De l’avis de la Cour, il va sans dire que ce genre de propos relève de la liberté d’expression protégée par l’article 10 de la Convention. Pour autant, et même si les juridictions nationales n’en ont pas tenu compte (paragraphe 106 ci-dessus), cela ne signifie pas que l’Église catholique ne pouvait légitimement en tirer certaines conséquences, dans l’exercice de son autonomie, elle aussi protégée par la Convention, en son article 9. À cet égard, la Cour rappelle que dans l’appréciation de la gravité du comportement d’une personne employée au service de l’Église, il y a lieu de prendre en considération la proximité entre l’activité de cette personne et la mission de proclamation de l’Église (Schüth, précité, § 69). Or, en l’espèce, cette proximité était manifestement grande.

141. Dès lors, le requérant faisait volontairement partie du cercle de personnes soumises, pour des raisons de crédibilité, à un devoir de loyauté accru vis-à-vis de l’Église catholique, ce qui limitait jusqu’à un certain point son droit au respect de sa vie privée. De l’avis de la Cour, être perçu comme militant publiquement dans des mouvements qui s’opposent à la doctrine catholique va de toute évidence à l’encontre de cette obligation. Par ailleurs, il ne fait guère de doute que l’intéressé, comme ancien prêtre et directeur de séminaire, était ou devait être conscient du contenu et de l’importance de cette obligation (voir, mutatis mutandis, Obst précité, § 50).

142. Au demeurant, la Cour considère que les changements produits par la publicité donnée à l’appartenance du requérant au MOCEOP et par les propos figurant dans l’article étaient d’autant plus importants que l’intéressé dispensait ses cours à des adolescents, lesquels n’avaient pas une maturité suffisante pour faire la distinction entre les informations qui relevaient de la doctrine de l’Église catholique et celles qui constituaient l’avis personnel du requérant.

δ. La responsabilité de l’État comme employeur

143. La Cour note en outre qu’à la différence des requérants dans les trois affaires allemandes Siebenhaar, Schüth et Obst précitées, qui étaient employés par leurs églises respectives, le requérant en l’espèce, comme tous les professeurs de religion en Espagne, était employé et rémunéré par l’État. Cet aspect, toutefois, n’est pas de nature à influer sur l’étendue du devoir de loyauté qui incombait au requérant vis-à-vis de l’Église catholique ou sur les mesures que celle-ci peut adopter en cas de manquement à cette obligation. Cette analyse se trouve confirmée par le fait que, dans la majorité des États membres du Conseil de l’Europe, les églises et communautés religieuses concernées ont un rôle codécisionnel, voire exclusif, dans la désignation et le licenciement des professeurs de religion, indépendamment du système de financement – direct ou indirect – de cet enseignement (paragraphe 67 ci‑dessus).

ε. La sévérité de la sanction

144. La Cour a déjà jugé, dans un contexte certes un peu différent, que le fait qu’un employé licencié par un employeur ecclésial ait des possibilités limitées de trouver un nouvel emploi revêt une importance particulière. Cela est d’autant plus vrai lorsque l’employeur occupe une position prédominante dans un secteur d’activités donné et qu’il bénéficie de certaines dérogations à la législation générale, ou lorsque la formation de l’employé licencié est si spécifique qu’il lui est difficile, voire impossible, de trouver un nouveau poste en dehors de l’Église qui l’emploie, ce qui a été le cas dans la présente affaire (voir, mutatis mutandis, Schüth, précité, § 73).

145. Quant aux conséquences pour le requérant du non-renouvellement de son contrat de travail, il ne fait aucun doute que cette décision a constitué une sanction qui a eu de lourdes répercussions sur sa vie privée et familiale. Dans sa note, l’évêque a toutefois pris en compte ces difficultés et indiqué que l’intéressé pourrait percevoir des indemnités de chômage (paragraphe 19 ci-dessus). Force est de constater à cet égard qu’après le non-renouvellement de son contrat le requérant a effectivement bénéficié de ces prestations.

146. Les conséquences pour l’intéressé doivent également être considérées à la lumière du fait qu’il s’était lui-même sciemment placé dans une situation contraire aux préceptes ecclésiastiques. De par ses anciennes responsabilités au sein de l’Église, il connaissait les règles de celle-ci et savait que son comportement le plaçait dans une situation de précarité vis‑à‑vis de l’évêque et rendait le renouvellement de son contrat tributaire du pouvoir d’appréciation de celui-ci. Il devait donc s’attendre à ce que la publicité volontairement donnée à son appartenance au MOCEOP ne restât pas sans conséquences pour son contrat. La Cour note que, bien que le requérant n’ait pas reçu d’avertissement préalable au non-renouvellement, il savait que son contrat était reconduit annuellement moyennant approbation de l’évêque, ce qui impliquait la possibilité pour celui-ci d’évaluer régulièrement le respect par l’intéressé de son devoir de loyauté accru. Enfin, le requérant savait que l’Église catholique avait déjà fait preuve de tolérance à cet égard en lui permettant d’enseigner la religion catholique pendant six ans, c’est-à-dire tant que sa situation personnelle, qui était incompatible avec les préceptes de cette religion, n’avait pas été exposée publiquement. Au demeurant, il convient d’observer que dans la présente affaire une mesure moins restrictive pour l’intéressé n’aurait certainement pas eu la même efficacité quant à la préservation de la crédibilité de l’Église. Les conséquences pour le requérant du non-renouvellement de son contrat ne semblent donc pas avoir été excessives dans les circonstances de la cause, eu égard en particulier au fait qu’il s’était lui-même placé, sciemment, dans une situation totalement contraire aux préceptes de l’Église.

ζ. Le contrôle exercé par les juridictions internes

147. S’agissant enfin du contrôle exercé par les juridictions internes, il convient de souligner que, bien que l’article 8 ne contienne aucune exigence procédurale explicite, la Cour ne peut apprécier de manière satisfaisante si les raisons avancées par les autorités nationales à l’appui de leurs décisions étaient « suffisantes » aux fins de l’article 8 § 2 sans déterminer en même temps si le processus décisionnel, considéré comme un tout, a assuré au requérant la protection requise de ses intérêts (W. c. Royaume-Uni, 8 juillet 1987, §§ 62 et 64, série A no 121, Elsholz c. Allemagne [GC], no 25735/94, § 52, CEDH 2000‑VIII, et Sahin c. Allemagne [GC], no 30943/96, § 68, CEDH 2003‑VIII).

148. En l’espèce, la Cour constate d’emblée que le requérant a pu contester le non-renouvellement de son contrat devant le juge du travail puis devant le Tribunal supérieur de justice de Murcie, qui ont examiné la licéité de la mesure litigieuse à la lumière du droit du travail, en tenant compte du droit ecclésiastique, et mis en balance les intérêts divergents du requérant et de l’Église catholique (voir, mutatis mutandis, Siebenhaar, Schüth, § 59, et Obst, § 45, tous précités). En dernière instance, l’intéressé a pu former un recours d’amparo devant le Tribunal constitutionnel.

149. À cet égard, la Cour relève qu’en droit espagnol la notion d’autonomie des communautés religieuses est complétée par le principe de la neutralité religieuse de l’État, qui est inscrit à l’article 16 § 3 de la Constitution et interdit aux autorités nationales de se prononcer sur le contenu de notions à caractère religieux telles que le « scandale » ou le célibat des prêtres. Certes, cette obligation de neutralité n’est pas illimitée car, de l’avis même du Tribunal constitutionnel, il s’agit, dans des affaires de ce genre, de concilier les exigences de la liberté religieuse et le principe de neutralité religieuse de l’État avec la protection juridictionnelle des droits fondamentaux et des relations de travail des professeurs. Ainsi, dans une affaire relative au non-renouvellement du contrat d’une professeur de religion en raison de son mariage civil avec un homme divorcé, la haute juridiction a conclu à la violation du droit de l’intéressée à ne pas faire l’objet d’une discrimination, de son droit au respect de sa liberté d’opinion concernant le mariage et de son droit à l’intimité personnelle et familiale (paragraphe 62 ci-dessus).

150. Dans la présente espèce, qui est semblable à l’affaire évoquée ci‑dessus mais s’en distingue sur certains aspects importants, les juridictions internes ont estimé que, dans la mesure où la motivation du non‑renouvellement était strictement religieuse, elles devaient se limiter à vérifier le respect des droits fondamentaux en jeu dans cette affaire. En particulier, après avoir soigneusement examiné les faits de la cause, le Tribunal constitutionnel a considéré que le devoir de neutralité de l’État interdisait à celui-ci de se prononcer sur la notion de « scandale » utilisée par l’évêché pour refuser le renouvellement du contrat du requérant, ainsi que sur le bien-fondé du célibat optionnel des prêtres prôné par l’intéressé. Il a toutefois apprécié l’ampleur des atteintes aux droits du requérant et estimé que celles-ci n’étaient ni disproportionnées ni inconstitutionnelles, mais se justifiaient par le respect dû à l’exercice licite du droit de l’Église catholique à la liberté religieuse dans sa dimension collective ou communautaire, en relation avec le droit des parents de choisir l’éducation religieuse de leurs enfants (paragraphe 43 ci-dessus). Même si les parents des enfants qui avaient assisté aux cours du requérant ont manifesté à celui‑ci leur soutien après la publicité donnée à sa situation, la Cour considère que l’argument de l’évêché n’était pas déraisonnable dans la mesure où il visait à protéger l’intégrité de l’enseignement.

151. À la lumière de ce qui précède, la Cour estime que les juridictions nationales ont pris en compte tous les éléments pertinents et, même si elles ont mis l’accent sur le droit du requérant à la liberté d’expression (paragraphe 45 ci-dessus), elles ont procédé à une mise en balance circonstanciée et approfondie des intérêts en jeu (voir, mutatis mutandis, Obst, précité, § 49), dans les limites que leur imposait le respect dû à l’autonomie de l’Église catholique. Les conclusions auxquelles elles sont parvenues ne paraissent pas déraisonnables à la Cour, à la lumière notamment du fait que l’intéressé, pour avoir été prêtre et directeur de séminaire, était ou devait être conscient, en acceptant la charge de professeur de religion catholique, des conséquences éventuelles de l’obligation de loyauté accrue qu’il avait ainsi contractée envers l’Église catholique, aux fins, en particulier, de préserver la crédibilité de son enseignement (ibidem, § 50). Le fait que le Tribunal constitutionnel se soit livré à une analyse approfondie est d’autant plus évident que deux opinions dissidentes se trouvent jointes à son arrêt, ce qui montre que la haute juridiction a examiné le problème sous divers angles tout en se gardant de se prononcer sur le fond des principes auxquels adhère l’Église. Quant à l’autonomie de l’Église, il ne semble pas, à la lumière du contrôle exercé par les juridictions nationales, qu’elle ait été invoquée abusivement en l’espèce, c’est-à-dire que la décision de l’évêché de ne pas proposer le renouvellement du contrat du requérant ait été insuffisamment motivée, arbitraire ou qu’elle ait été prise dans un but étranger à l’exercice de l’autonomie de l’Église catholique.

e) Conclusion

152. En conclusion, eu égard à la marge d’appréciation de l’État en l’espèce, la Cour estime que l’ingérence dans l’exercice par le requérant de son droit au respect de sa vie privée n’était pas disproportionnée.

153. Partant, elle conclut à la non-violation de l’article 8 de la Convention.

II. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 14 COMBINÉ AVEC L’ARTICLE 8 DE LA CONVENTION ET DES ARTICLES 9 ET 10, PRIS ISOLÉMENT OU COMBINÉS AVEC L’ARTICLE 14 DE LA CONVENTION

154. Le requérant considère que le non-renouvellement de son contrat a privilégié de façon injustifiée les droits de l’Église à l’autonomie religieuse et à la liberté d’association par rapport à son droit au respect de sa vie privée. À ses yeux, un nouveau « droit au licenciement », de nature discriminatoire, a ainsi été créé en faveur des entités religieuses.

155. La Cour estime que ces griefs sont liés au grief tiré de l’article 8 examiné ci-dessus. Eu égard à sa conclusion relative à cette disposition (paragraphes 152 et 153 ci-dessus), elle juge qu’il n’y a pas lieu de les examiner séparément (voir, parmi d’autres, Martínez Martínez c. Espagne, no 21532/08, § 57, 18 octobre 2011).

PAR CES MOTIFS, LA COUR

1. Dit, par neuf voix contre huit, qu’il n’y a pas eu violation de l’article 8 de la Convention ;

2. Dit, par quatorze voix contre trois, qu’il n’y a pas lieu d’examiner séparément les griefs tirés de l’article 14 combiné avec l’article 8 de la Convention et des articles 9 et 10, pris isolément ou combinés avec l’article 14 de la Convention.

Fait en français et en anglais, puis prononcé en audience publique au Palais des droits de l’homme, à Strasbourg, le 12 juin 2014.

Johan CallewaertDean Spielmann
Adjoint au GreffierPrésident

Au présent arrêt se trouve joint, conformément aux articles 45 § 2 de la Convention et 74 § 2 du règlement, l’exposé des opinions séparées suivantes :

– opinion dissidente commune aux juges Spielmann, Sajò, Karakaş, Lemmens, Jäderblom, Vehabović, Dedov et Saiz Arnaiz ;

– opinion dissidente commune aux juges Spielmann, Sajó, Lemmens ;

– opinion dissidente du juge Sajó ;

– opinion dissidente du juge Dedov.

D.S.
J.C.

OPINION DISSIDENTE COMMUNE AUX JUGES SPIELMANN, SAJÓ, KARAKAŞ, LEMMENS, JÄDERBLOM, VEHABOVIĆ, DEDOV ET SAIZ-ARNAIZ

(Traduction)

1. Nous sommes au regret de ne pouvoir nous rallier à l’avis de la majorité selon lequel il n’y a pas eu violation de l’article 8 de la Convention dans cette affaire.

Nous avons des points de désaccord sur presque tous les aspects de l’affaire : l’établissement des faits, la qualification des faits au regard de l’article 8, et l’application de l’article 8 aux faits de la cause.

A. Les faits

2. Au paragraphe 104 de l’arrêt, la majorité déclare que le requérant a soutenu, devant le Tribunal constitutionnel, que « sa qualité de membre du MOCEOP [Mouvement procélibat optionnel] et ses opinions dissidentes sur le célibat des prêtres catholiques » avaient été à l’origine du non-renouvellement de son contrat. Or nous comprenons l’argument du requérant de manière légèrement différente. À notre avis, l’intéressé a soutenu que la cessation de ses fonctions était due, premièrement, au fait qu’il avait rendu publique sa qualité de membre du MOCEOP et, deuxièmement, à son apparition publique en tant que prêtre marié. Quant au Tribunal constitutionnel, il a relevé que les juridictions a quo avaient relié la cessation des fonctions du requérant à l’article de journal ayant révélé d’une part qu’il était marié et père de cinq enfants et d’autre part qu’il appartenait et participait à un mouvement qui contestait certains préceptes de l’Église catholique, et a fondé ses conclusions sur ces deux éléments (paragraphe 41 de l’arrêt de la Cour).

3. Comme la majorité, nous estimons qu’il ne ressort d’aucune décision interne que les déclarations censément faites au journaliste par quatre membres du mouvement, dont le requérant, prônant le célibat optionnel des prêtres, ou les critiques formulées par des membres non désignés nommément du mouvement au sujet de l’avortement, du contrôle des naissances, du divorce et de la sexualité auraient été prises en compte par les juridictions nationales pour justifier le non-renouvellement du contrat du requérant (paragraphe 106 de l’arrêt). Nous en concluons que la cessation des fonctions du requérant n’était fondée sur aucune critique formulée publiquement par l’intéressé, mais simplement sur sa situation familiale et son appartenance à une association de prêtres mariés.

4. Dans un autre passage de l’arrêt, la majorité conclut que « le requérant pouvait être perçu comme militant en faveur de son mode de vie aux fins de provoquer un changement dans les règles de l’Église » et évoque « ses critiques ouvertes à l’égard de ces règles » (paragraphe 137 de l’arrêt, italiques ajoutés ; voir aussi le paragraphe 141 de l’arrêt : « être perçu comme militant publiquement »). Nous ne pensons pas que l’on puisse tirer une telle conclusion des faits de la cause.

B. Sur la responsabilité de l’État quant au non-renouvellement de la nomination du requérant

5. Si aucune des parties n’a contesté la responsabilité de l’État quant au non-renouvellement de la nomination du requérant, nous estimons toutefois utile d’apporter quelques éclaircissements sur la manière dont nous percevons cette responsabilité.

6. Il est évident que la responsabilité d’un État se trouve engagée quand la violation de l’un des droits et libertés définis dans la Convention dérive d’une infraction à l’article 1, aux termes duquel il les reconnaît dans son droit interne à toute personne relevant de sa juridiction (Costello‑Roberts c. Royaume-Uni, 25 mars 1993, § 26, série A no 247‑C, Woś c. Pologne (déc.), no 22860/02, § 60, CEDH 2005‑IV, et Storck c. Allemagne, no 61603/00, § 101, CEDH 2005‑V).

7. Comme l’a souligné la Cour, un État ne peut se soustraire à ses obligations découlant de la Convention en déléguant des pouvoirs liés à ces obligations à des entités non publiques. L’exercice de pouvoirs étatiques ayant une influence sur des droits et libertés inscrits dans la Convention met en jeu la responsabilité de l’État, indépendamment de la forme sous laquelle ces pouvoirs se trouvent être exercés. Tel est le cas par exemple lorsque l’État délègue certains de ses pouvoirs à une entité de droit privé (Woś, décision précitée, § 72, Storck, précité, § 103, Kotov c. Russie [GC], no 54522/00, § 92, 3 avril 2012, et O’Keeffe c. Irlande [GC], no 35810/09, § 150, 28 janvier 2014). De même, la Convention n’exclut pas le transfert de compétences à une organisation internationale en vertu d’un accord international, pourvu que les droits garantis par la Convention continuent d’être reconnus. Pareil transfert ne fait pas disparaître la responsabilité de l’État (Matthews c. Royaume-Uni [GC], no 24833/94, § 32, CEDH 1999‑I).

8. En ce qui concerne les faits de l’espèce, nous observons que la nomination des professeurs de religion catholique dans les écoles publiques est traitée à l’article III de l’Accord de 1979 entre l’Espagne et le Saint-Siège. Selon cette disposition conventionnelle, les enseignants sont nommés par l’autorité publique compétente. Cette autorité n’a toutefois qu’un choix limité, puisqu’elle ne peut désigner un candidat que parmi ceux qui ont été proposés par l’ordinaire du diocèse. De plus, il découle de la même disposition que la nomination d’un enseignant ne peut être renouvelée si celui-ci n’est plus proposé par l’autorité ecclésiastique. L’État a ainsi accepté de déléguer à un organe qui n’est pas une autorité publique une partie de ses pouvoirs en matière de nomination des professeurs de l’enseignement public. Il convient d’observer qu’il s’agit là d’une option qui a été librement choisie par l’État espagnol. Si de nombreux États membres du Conseil de l’Europe ont choisi la même solution, celle-ci ne reflète aucunement un consensus en Europe (paragraphe 67 de l’arrêt). Quoi qu’il en soit, la délégation d’une partie des pouvoirs de l’État ne change rien au fait que l’acte dont se plaint le requérant, à savoir le non-renouvellement de sa nomination, est une décision du ministère de l’Éducation, et non de l’évêché de Carthagène. La violation alléguée de la Convention est entièrement imputable à l’Espagne, même si le ministère espagnol était lié par la décision de l’évêché de ne pas proposer le requérant pour une nouvelle nomination (voir, mutatis mutandis, Bosphorus Hava Yolları Turizm ve Ticaret Anonim Şirketi c. Irlande [GC], no 45036/98, § 137, CEDH 2005‑VI, et Nada c. Suisse [GC], no 10593/08, § 121, CEDH 2012). De plus, comme indiqué ci-dessus, le fait que le ministère était lié par cette décision découle du cadre juridique établi par les autorités espagnoles elles‑mêmes.

C. Sur l’applicabilité de l’article 8

9. La majorité considère que l’article 8 de la Convention est applicable essentiellement parce que le non-renouvellement du contrat du requérant a eu des répercussions sur sa vie professionnelle (paragraphes 109-113 de l’arrêt). Nous contestons respectueusement ce point, estimant que l’applicabilité de l’article 8 résulte non pas des effets de la décision de ne pas reconduire le contrat mais des motifs ayant conduit à l’adoption de celle-ci.

10. À notre avis, le non-renouvellement du contrat de travail du requérant est une conséquence directe de la publicité donnée à sa situation de prêtre marié et à son appartenance au MOCEOP. Pour nous, cette situation faisait partie de la vie privée et familiale du requérant. La décision du ministère était fondée sur la désapprobation par l’évêque de ces aspects de la vie privée et familiale du requérant, ou du moins sur la désapprobation par l’évêque du fait que ces aspects avaient été rendus publics. À nos yeux, la publicité donnée à la situation du requérant ne change rien au fait qu’il s’agit de sa vie privée et familiale. Au contraire, nous pensons que la manifestation par une personne de sa vie privée et familiale relève du droit au respect de la vie privée et familiale.

C’est ce motif sous-jacent à la décision ministérielle qui nous amène à considérer qu’il y a eu atteinte au droit du requérant au respect de sa vie privée et familiale (pour l’ingérence dans l’exercice de la liberté d’expression d’une personne, sous la forme respectivement du licenciement effectif de celle-ci et de l’intention annoncée de ne plus la nommer à cause de ses opinions, comparer avec Vogt c. Allemagne, 26 septembre 1995, § 44, série A no 323, et Wille c. Liechtenstein [GC], no 28396/95, § 50, CEDH 1999‑VII).

11. À nos yeux, le fait que la décision ministérielle ait eu des répercussions, même graves, sur la situation professionnelle du requérant en tant qu’enseignant n’est pas déterminant pour ce qui concerne l’applicabilité de l’article 8. Nous n’avons pas besoin de recourir à l’interprétation large de la notion de « vie privée » adopté par la majorité. Pour nous, l’affaire dont se trouve saisie la Cour ne porte pas sur les droits du requérant en matière d’emploi, pris comme des éléments de son droit au respect de sa vie privée. Il s’agit plus fondamentalement de la façon dont l’intéressé souhaite mener sa vie privée et sa vie familiale, et d’une décision provoquée par les choix personnels qu’il a faits dans ces domaines. Que la décision en question ait eu un impact sur la situation professionnelle du requérant ne change rien à la nature de son grief concernant les droits de l’homme.

D. Sur l’ingérence de l’État dans l’exercice par le requérant de ses droits fondamentaux

12. Nous souscrivons à l’avis de la majorité selon lequel la décision ministérielle de ne pas renouveler la nomination du requérant doit être qualifiée d’ingérence de l’État dans l’exercice par l’intéressé de ses droits fondamentaux, et non de défaut d’adoption par l’État de mesures positives destinées à protéger le requérant contre une ingérence de l’Église (paragraphes 114-116 de l’arrêt). C’est cette ingérence de l’État qui est l’objet direct de l’examen de la Cour.

13. Nous tenons à ajouter que les considérations ci-dessus n’empêchent pas nécessairement la Cour de rechercher si la décision de l’évêché de ne pas proposer que le requérant fût reconduit dans ses fonctions a emporté violation des droits fondamentaux de celui-ci. Telle a en fait été l’approche du Tribunal constitutionnel, qui a déclaré que s’il constatait que la décision épiscopale avait violé les droits fondamentaux du requérant, l’acte consécutif du ministère devrait en conséquence être annulé. Il faut toutefois veiller à ce que l’attention ne soit pas détournée de ce qui constitue la principale question dans cette affaire : la réaction de l’État à la décision de l’Église a-t-elle respecté les droits fondamentaux du requérant ? C’est l’action de l’État qui doit être l’objet du contrôle de la Cour.

E. Sur la justification de l’ingérence

1. « Prévue par la loi »

14. La majorité admet que l’ingérence litigieuse était « prévisible », eu égard aux dispositions applicables du droit canonique (pour ce qui concerne la réaction de l’évêché) et de l’Accord entre l’Espagne et le Saint-Siège (pour ce qui concerne la décision ministérielle consécutive) (paragraphe 119 de l’arrêt).

15. Nous ne sommes pas si sûrs du premier point. Il est vrai que le requérant, en sa qualité de prêtre, devait être conscient de l’obligation de loyauté que lui imposait le droit canonique. Cependant, certains éléments troublants rendent la prévisibilité de la réaction épiscopale bien moins évidente qu’il y paraît à première vue. Dans ce contexte, nous relevons tout d’abord, comme la majorité, que l’évêché s’est fondé notamment sur la notion de « scandale » pour refuser le renouvellement de la nomination du requérant. Or, c’est seulement dans le rescrit du 20 août 1997, donc après la parution de l’article ayant rendu publique la situation du requérant, que l’absence de scandale a été expressément mentionnée comme condition présidant à la possibilité, pour l’intéressé, de continuer à enseigner la religion catholique. Le requérant aurait-il dû anticiper le rescrit ? Nous observons en outre que le canon 804 § 2 du code de droit canonique énonce la règle générale selon laquelle l’ordinaire du diocèse doit veiller à ce que les personnes enseignant la religion catholique « se distinguent par la rectitude de la doctrine, le témoignage d’une vie chrétienne et leur compétence pédagogique ». Lorsque le requérant a participé au rassemblement du MOCEOP, objet de l’article paru dans La Verdad, sa situation personnelle et familiale, de même que son appartenance au MOCEOP, n’avaient pas changé depuis six ans et l’intéressé n’avait jamais reçu à ce sujet d’avertissement des autorités ecclésiastiques. Le requérant aurait-il dû s’attendre à une telle réaction de l’évêché après de si longues années de tolérance ?

16. Il n’est pas nécessaire de parvenir à une conclusion définitive sur ce point. Nous estimons que l’ingérence était de toute façon injustifiée, et ce pour une autre raison, que nous exposerons ci-dessous.

2. But légitime

17. À l’instar de la majorité, nous considérons que la décision du ministère poursuivait un but légitime (paragraphe 122 de l’arrêt).

3. Nécessaire dans une société démocratique

a) Les principes généraux

i) Mise en balance des droits et proportionnalité

18. Nous souscrivons aux principes qui sont rappelés aux paragraphes 123-125 de l’arrêt. Nous tenons à souligner en particulier que lorsque les autorités nationales sont confrontées à un conflit entre deux droits fondamentaux concurrents, elles doivent s’assurer qu’en cas de restriction de l’un de ces droits (ou des deux), l’atteinte demeure proportionnée au but poursuivi (paragraphe 123 de l’arrêt). Il appartient en particulier aux juridictions nationales, lorsqu’elles vérifient la compatibilité d’un acte administratif avec les normes relatives aux droits de l’homme, de procéder à un examen approfondi des circonstances de l’affaire et à une mise en balance circonstanciée des intérêts divergents, suivant le principe de proportionnalité (voir l’arrêt Sindicatul « Păstorul cel Bun » c. Roumanie [GC], no 2330/09, § 159, CEDH 2013, qui renvoie à Schüth c. Allemagne, no 1620/03, § 67, CEDH 2010, et à Siebenhaar c. Allemagne, no 18136/02, § 45, 3 février 2011).

19. Nous tenons par ailleurs à souligner l’importance d’un principe de contrôle qui a été formulé par la Cour dans l’affaire Nada (précitée) : afin de répondre à la question de savoir si les mesures prises à l’encontre d’un individu étaient proportionnées au but légitime qu’elles étaient censées viser et si les motifs invoqués par les autorités nationales pour les justifier apparaissent « pertinents et suffisants », la Cour doit examiner notamment si les autorités ont suffisamment tenu compte de la nature particulière de son cas et si elles ont pris, dans le cadre de leur marge d’appréciation, les mesures qui s’imposaient pour adapter le régime juridique applicable à la situation de l’intéressé (Nada, précité, § 185). Ce principe se trouve au cœur du contrôle opéré par la Cour sur la conduite des autorités nationales en l’espèce.

ii) Autonomie des communautés religieuses

20. La présente espèce pose la question de savoir dans quelle mesure l’État est tenu de respecter l’autonomie d’une communauté religieuse telle que l’Église catholique. La majorité renvoie à un certain nombre de principes (paragraphes 127-130 de l’arrêt), que nous ne contestons pas. Nous tenons cependant à en mentionner d’autres qui nous semblent particulièrement pertinents dans cette affaire.

21. Lorsqu’un conflit relatif à un acte d’une communauté religieuse est porté devant une juridiction séculière, c’est à celle-ci qu’il incombe de veiller à ce que l’autonomie de la communauté puisse s’exercer dans le respect du droit en vigueur, notamment la Convention. L’autonomie des communautés religieuses n’est pas absolue. Aussi les tribunaux ne doivent‑ils pas se limiter, par exemple, à vérifier l’existence d’une décision adoptée par l’autorité religieuse compétente puis à tirer des conséquences civiles de cette décision (Lombardi Vallauri c. Italie, no 39128/05, § 51, 20 octobre 2009). Au contraire, le principe d’autonomie n’empêche pas les tribunaux de rechercher, d’un point de vue formel, si la décision de la communauté religieuse est dûment motivée, dénuée d’arbitraire et prise pour atteindre un but qui n’est pas étranger à l’exercice de l’autonomie par le groupe confessionnel concerné (ibidem, §§ 52-54). D’un point de vue matériel, s’il n’appartient pas aux tribunaux d’examiner les motifs religieux d’une décision adoptée par une communauté religieuse (voir, mutatis mutandis, ibidem, § 50), ils doivent rechercher si une telle décision ne produit pas des effets constitutifs d’une atteinte disproportionnée aux droits fondamentaux des personnes touchées par la décision (paragraphe 18 ci‑dessus).

22. Ces principes s’appliquent en particulier lorsqu’un individu est licencié en vertu d’une décision d’une autorité ecclésiastique reposant sur des faits qui touchent à l’exercice par l’intéressé de ses droits fondamentaux. Certes, au regard de la Convention, un employeur dont l’éthique est fondée sur la religion ou sur une croyance philosophique peut imposer à ses employés des obligations de loyauté spécifiques ; toutefois, une décision de licenciement motivée par un manquement à une telle obligation, notamment si elle résulte de faits liés à l’exercice de droits protégés par la Convention, doit être soumise à un contrôle juridictionnel qui implique de procéder à une mise en balance effective du droit de la communauté religieuse au respect de son autonomie et des droits fondamentaux de l’intéressé à l’aune du principe de proportionnalité (voir, mutatis mutandis, Obst c. Allemagne, no 425/03, § 43, 23 septembre 2010, Schüth, précité, §§ 57 et 69, et Siebenhaar, précité, § 40). Ces principes sont d’autant plus importants que le licenciement a été décidé par une autorité publique sur le fondement d’une proposition ou opinion contraignante émanant d’une autorité ecclésiastique.

b) Sur la nécessité de l’ingérence litigieuse

23. Aux paragraphes 133-152 de l’arrêt, la majorité expose les raisons qui l’amènent à conclure que l’atteinte au droit du requérant au respect de sa vie privée n’était pas disproportionnée. Cette partie de l’arrêt contient un certain nombre de remarques auxquelles nous ne souscrivons pas. En fait, nous suivrions quant à nous un raisonnement bien différent. Plutôt que de critiquer l’avis de la majorité, nous préférons exposer notre propre raisonnement, en épinglant tel ou tel aspect du raisonnement tenu par la majorité. Nous commencerons par analyser la conduite des autorités nationales, en particulier à la lumière de leur obligation de respecter le principe de proportionnalité. Nous nous pencherons ensuite sur le contrôle que nous aurions aimé voir la Cour opérer. Nous terminerons par nos conclusions sur l’exigence de la « nécessité dans une société démocratique ».

i) Réaction des autorités nationales à la décision de l’évêché de Carthagène

24. Le ministère de l’Éducation a considéré la décision de l’évêché de Carthagène de ne pas proposer que le requérant fût reconduit dans ses fonctions comme un obstacle juridique à une telle reconduction. Le ministère a ainsi appliqué l’Accord de 1979 entre l’Espagne et le Saint‑Siège, qui subordonne la nomination des professeurs de religion catholique à une proposition de l’ordinaire du diocèse. Pour autant que la décision de l’évêché indiquait que l’Église catholique ne jugeait plus le requérant apte à enseigner la religion catholique, il s’agissait d’une question qui pouvait légitimement être laissée à l’appréciation exclusive de l’évêché. En fait, en reconnaissant le caractère contraignant de la décision épiscopale, le ministère s’est pleinement conformé au principe de neutralité religieuse de l’État, qui est consacré par l’article 16 § 3 de la Constitution espagnole et découle aussi de la liberté de religion garantie par l’article 9 de la Convention (paragraphe 128 de l’arrêt). La décision de ne pas renouveler le contrat de professeur de religion et de morale catholiques du requérant n’est donc pas en soi incompatible avec la Convention. En d’autres termes, l’atteinte portée par l’État au droit du requérant au respect de sa vie privée et familiale repose selon nous sur des motifs pertinents. Nous tenons à ajouter que, pour cette raison, nous n’avons pas besoin de rechercher si le requérant peut légitimement passer pour avoir manqué à son obligation de loyauté envers l’Église, élément qui tient une place essentielle dans le raisonnement de la majorité. C’est là à notre avis une question qui pourrait être débattue devant une juridiction ecclésiastique. Pour nous, il suffit de relever que l’évêché a considéré que le requérant n’était plus apte à enseigner la religion et la morale catholiques, quelle que soit la raison pour laquelle il est parvenu à cette conclusion : cette appréciation n’est pas de celles qui pouvaient être examinées par les autorités nationales, et de même elle ne devrait pas être contrôlée par notre Cour.

25. Le fait que, dans le respect du cadre juridique en vigueur, le ministre ait donné effet à la décision de l’évêché ne dispensait pas les autorités nationales de l’obligation d’observer le principe de proportionnalité dans leurs relations avec le requérant (paragraphe 19 ci-dessus).

26. À cet égard, nous observons que le ministère s’est borné à entériner la décision de l’évêché. Outre la référence à celle-ci, il n’a pas motivé son refus de reconduire le requérant dans ses fonctions (comparer avec Lombardi Vallauri, précité, § 49). Il n’a pas pris de mesures autres que le non-renouvellement du contrat. Dès lors, rien n’indique que le ministère ait pris en compte le droit de l’intéressé au respect de sa vie privée et familiale ou les effets de sa propre décision sur ce droit.

27. La décision du ministère a cependant fait l’objet d’une procédure devant les juridictions nationales. Le requérant a contesté le non‑renouvellement de son contrat devant le juge du travail puis devant le Tribunal supérieur de justice de Murcie, qui ont examiné la licéité de la décision litigieuse à la lumière du droit du travail. De plus, il a formé un recours d’amparo devant le Tribunal constitutionnel, qui a expressément mis en balance les droits et les intérêts divergents du requérant et de l’Église catholique. Il a donc bénéficié d’un contrôle de la décision du ministère et ainsi, de façon indirecte, également de celle de l’évêché (voir, mutatis mutandis, Obst, § 45, Schüth, § 59, et Siebenhaar, § 42, tous précités). Il n’aurait pas été impossible en droit interne que les juridictions parvinssent à la conclusion qu’en donnant effet à la décision de l’évêché et en résolvant de ne pas renouveler le contrat du requérant, le ministère avait violé les droits fondamentaux de l’intéressé ; en pareil cas, les juridictions auraient pu ordonner la réintégration de celui-ci à son poste (voir l’arrêt du Tribunal constitutionnel no 51/2011 du 14 avril 2005 et ses suites, évoqués aux paragraphes 62 à 65 de l’arrêt). Ce n’est toutefois pas ce qui s’est produit dans la cause du requérant.

28. Il reste à déterminer si par leurs conclusions les juridictions nationales ont réellement ménagé un juste équilibre entre les droits et les intérêts qui se trouvaient en concurrence. Il appartient à la Cour de s’en assurer, en gardant à l’esprit que les autorités nationales jouissent d’une ample marge d’appréciation dans des affaires telles que la présente espèce (paragraphe 19 ci-dessus).

ii) Examen de la conduite des autorités nationales

29. Il nous semble qu’un certain nombre d’éléments sont à prendre en considération aux fins de l’examen par la Cour de la conduite des autorités nationales en l’espèce.

30. Premièrement, il faut tenir compte de la situation du requérant. Concernant sa situation au sein de l’Église catholique, nous observons que le requérant n’a obtenu la dispense de célibat du Vatican qu’après la parution de l’article dans La Verdad et treize ans après en avoir fait la demande. À ce moment-là, il a semble-t-il perdu l’état clérical, comme le prévoyait le rescrit. Il s’ensuit que sous l’angle du droit canonique il était toujours ecclésiastique – bien que suspendu – au moment du « scandale ». Quelle qu’ait pu être sa situation au regard du droit canonique, d’un point de vue extérieur il devait en tout état de cause être considéré comme étant mandaté par l’Église catholique pour enseigner la religion catholique. S’agissant de sa situation « séculière », le requérant était un professeur nommé par le ministère, avec lequel il avait conclu un contrat. Il était donc employé par l’autorité chargée de l’enseignement public (voir l’arrêt du Tribunal constitutionnel no 51/2011 du 14 avril 2011, cité au paragraphe 62 de l’arrêt). Le fait que son salaire était payé par l’Église catholique, comme le relève le Gouvernement, n’est pas de nature à changer cette situation. Au demeurant, l’État versait à l’Église catholique les fonds nécessaires sous forme de subventions. Le requérant avait donc un double statut : il était employé par l’autorité chargée de l’enseignement public et avait en même temps un devoir de loyauté spécifique envers l’Église catholique.

31. Deuxièmement, il y a lieu de considérer le processus décisionnel, tant au sein des structures de l’Église catholique que de l’administration publique. Il apparaît que la décision de l’évêché de ne pas reconduire le requérant dans ses fonctions a été prise sans avertissement préalable ni possibilité pour l’intéressé d’être entendu par la hiérarchie ecclésiastique. Par ailleurs, rien n’indique que le requérant ait été entendu par le ministère avant que celui-ci eût résolu de se conformer à la décision épiscopale. Ce sont là des facteurs qui rendent difficile une juste mise en balance des droits et intérêts qui étaient en jeu. Le contrôle juridictionnel par les tribunaux nationaux peut compenser en partie, mais non totalement, cette absence d’audition.

32. Troisièmement, il convient de prendre en compte la nature de l’atteinte portée aux droits fondamentaux du requérant. La décision de ne pas le reconduire dans ses fonctions était fondée sur sa situation de prêtre marié et son appartenance au MOCEOP. Nous estimons qu’au vu des circonstances il s’agissait là d’aspects importants de la vie privée et familiale du requérant.

33. Quatrièmement, il faut prendre en considération les circonstances spécifiques dans lesquelles l’évêché a décidé de ne pas proposer le renouvellement de la nomination du requérant.

À cet égard, nous observons tout d’abord que la situation du requérant était connue des autorités ecclésiastiques depuis de longues années et, en soi, n’avait semble-t-il pas constitué une raison de le juger inapte à l’enseignement de la religion et de la morale catholiques.

De plus, ce n’est pas le requérant lui-même qui a fait paraître un article sur sa situation ; c’est un journaliste qui a relaté le rassemblement du MOCEOP, en joignant à son article une photographie montrant l’intéressé avec sa famille ainsi qu’un résumé des idées défendues par un groupe d’anciens prêtres, dont le requérant. La majorité décrit le requérant comme ayant « accepté » la publication (paragraphe 136 de l’arrêt) et la publicité donnée à son appartenance au MOCEOP comme ayant été « volontaire » (paragraphe 146 de l’arrêt). À notre avis, il n’y a pas suffisamment d’éléments pour parvenir à de telles conclusions.

Il faut également noter que lorsque le requérant a participé à la manifestation en question et que sa situation a ensuite été rendue publique, il n’avait pas encore obtenu la dispense de célibat et, dès lors, ne pouvait pas être lié par une quelconque condition attachée à pareille dispense, notamment l’obligation d’éviter le « scandale », au sens que le droit canonique attribue à ce terme. Ce point a en fait été souligné par le ministère public devant le Tribunal constitutionnel (paragraphe 36 de l’arrêt), lorsqu’il a estimé qu’il convenait d’accueillir le recours d’amparo du requérant.

Enfin, nous relevons que la dispense de célibat a été accordée à l’intéressé treize ans après qu’il en eut fait la demande et neuf mois après la parution de l’article de presse. Ces délais font apparaître que, bien que le rescrit confère d’ordinaire un privilège, une dispense ou une autre grâce (canon 59 § 1 du code de droit canonique), il a en l’espèce été utilisé par l’évêché pour justifier le retrait du certificat qui attestait l’aptitude du requérant à enseigner la religion et la morale catholiques. La majorité va encore plus loin que nous le ferions, voyant la dispense elle-même « comme une partie de la sanction infligée à l’intéressé en raison de son comportement » (paragraphe 136 de l’arrêt – italiques ajoutés).

34. Cinquièmement, il faut tenir compte des répercussions que la situation du requérant – ou la publicité donnée à celle-ci – ont eu sur son aptitude à enseigner. Ce point est évoqué dans la note de l’évêché du 11 novembre 1997, qui indiquait que la décision de non-renouvellement avait été prise en partie par égard pour la sensibilité de nombreux parents qui risquaient d’être contrariés en découvrant la situation en question. Il convient néanmoins d’observer qu’aucun élément ne donne à penser que l’enseignement du requérant ait été contraire à la doctrine de l’Église catholique (voir, mutatis mutandis, Vogt, précité, § 60). De plus, la situation même du requérant était connue des parents des élèves inscrits dans les établissements scolaires où il enseignait. Or, rien n’indique que la publicité donnée à ladite situation ait suscité des protestations de leur part. Au contraire, l’enseignement du requérant a reçu le soutien explicite des parents ainsi que celui des autres professeurs.

35. Enfin, pour apprécier la proportionnalité de la décision de ne pas reconduire le requérant dans ses fonctions dans l’enseignement public, il faut prendre en considération, élément capital, les effets de cette mesure sur l’intéressé. Comme le fait observer la majorité, la Cour a précédemment jugé, dans un contexte certes un peu différent, qu’un employé licencié par un employeur ecclésial avait des possibilités limitées de trouver un autre emploi (paragraphe 144 de l’arrêt, qui renvoie à Schüth, précité, § 73). Nous estimons que l’on pourrait en dire autant du requérant, même s’il était employé par l’État et non par l’Église catholique. Si le non-renouvellement litigieux reposait sur des motifs pertinents dans le cadre de l’enseignement de la religion et de la morale catholiques dispensé par l’intéressé, la possibilité de le reconduire dans ses fonctions en lui confiant un autre poste n’impliquant pas l’enseignement de la religion et de la morale catholiques n’a nullement été étudiée (comparer avec Comité des droits de l’homme des Nations unies, Ross c. Canada, no 736/1997, § 11.6, constatations du 18 octobre 2000). Plus généralement, le ministère n’a envisagé aucune autre mesure, excluant au contraire toute possibilité pour le requérant de continuer à travailler dans l’enseignement public.

Nous remarquons que la majorité se penche sur la question de savoir si une mesure moins restrictive aurait pu être envisagée en l’espèce. Elle soulève toutefois cette question au sujet de la mesure prise par l’évêché. Qu’il soit juste ou non de dire qu’une « mesure moins restrictive pour l’intéressé n’aurait certainement pas eu la même efficacité quant à la préservation de la crédibilité de l’Église », comme le dit la majorité (paragraphe 146 de l’arrêt), cela ne constitue pas à notre avis une question pertinente. Ce n’est pas la décision de l’évêché qu’il faut contrôler, mais la réaction du ministère à cette décision. La majorité n’attache pas réellement d’importance au fait que le ministère avait la possibilité, en droit espagnol, de prendre une autre décision que celle consistant simplement à refuser de renouveler le contrat du requérant, ni au fait que les juridictions nationales avaient le pouvoir de contraindre le ministère à prendre une autre décision (voir le paragraphe 149 de l’arrêt, où l’existence de l’arrêt susmentionné du Tribunal constitutionnel du 14 avril 2012, no 51/2011, sert uniquement d’argument pour illustrer la remarque générale selon laquelle la juridiction constitutionnelle peut offrir une protection judiciaire aux droits fondamentaux des enseignants dans une relation de travail).

Rien n’indique en l’espèce que le ministère ait adopté – ni même tenté d’adopter – une autre mesure aux fins d’adapter sa décision à la situation du requérant et à la gravité de l’atteinte portée à la vie privée et familiale de celui-ci. La décision ministérielle a ainsi contraint l’intéressé à abandonner, à bref délai, l’activité professionnelle qu’il exerçait depuis plusieurs années, puis à vivre d’indemnités de chômage, avant de trouver un emploi ‑ apparemment peu intéressant – dans un musée.

c) Conclusion

36. En résumé, la non-reconduction du requérant dans ses fonctions a pour origine la publicité donnée à sa situation de prêtre marié et à son appartenance au MOCEOP. Il se peut très bien qu’au regard du droit canonique cette publicité ait constitué un « scandale », obligeant l’évêché à retirer à l’intéressé son certificat d’aptitude à l’enseignement de la religion et de la morale catholiques. Cependant, indépendamment des conséquences ayant découlé du droit canonique, c’était au ministère, puis aux juridictions nationales, qu’il incombait de veiller à ce que la réaction des autorités séculières à la décision épiscopale fût adaptée à la situation du requérant et, en particulier, ne portât pas une atteinte disproportionnée à son droit au respect de sa vie privée et familiale. À cet égard, nous avons relevé un certain nombre de facteurs à prendre en compte pour apprécier la proportionnalité de la mesure litigieuse. À l’issue de cette analyse, nous pouvons dire que certains d’entre eux sont particulièrement importants. Premièrement, ce n’est pas la situation du requérant en soi – qui était tolérée par l’Église depuis de longues années –, mais la publicité donnée à cette situation, qui a conduit au non-renouvellement du contrat. Si cette publicité pouvait être problématique pour l’Église, il est difficile de concevoir en quoi il pouvait en être de même pour l’État. Deuxièmement, en ce qui concerne l’aptitude du requérant à l’enseignement, rien n’indique qu’il ait dispensé ses cours de religion d’une manière qui contredisait la doctrine de l’Église, ou que la publicité donnée à sa situation ait suscité la désapprobation des parents d’élèves ou de son établissement. Troisièmement, et surtout, la réaction de l’État a été drastique, puisque le requérant n’a pas été reconduit dans ses fonctions et qu’aucune autre mesure n’a été prise, de sorte qu’il a en fait été licencié.

37. Eu égard à l’ensemble des circonstances de l’espèce, nous estimons que les motifs avancés par les autorités nationales pour justifier la non‑reconduction du requérant dans ses fonctions, motifs touchant en fin de compte à certains faits liés à sa situation personnelle et familiale, ne suffisent pas pour permettre d’établir que l’ingérence dans l’exercice par le requérant de son droit au respect de sa vie privée et familiale était proportionnée. Dès lors, à notre avis, il n’a pas été démontré que cette ingérence était nécessaire, dans une société démocratique, pour atteindre le but légitime poursuivi, à savoir le respect de l’autonomie de l’Église catholique s’agissant de l’authenticité et de la crédibilité de l’enseignement de la religion et de la morale catholiques.

38. Partant, nous concluons à la violation de l’article 8 de la Convention.

OPINION DISSIDENTE COMMUNE AUX JUGES SPIELMANN, SAJÒ ET LEMMENS

(Traduction)

Nous sommes au regret de ne pouvoir nous rallier à l’avis de la majorité selon lequel il n’y a pas lieu d’examiner séparément les griefs tirés de l’article 14 de la Convention combiné avec l’article 8, et des articles 9 et 10 de la Convention, pris isolément ou combinés avec l’article 14.

Ce point de vue aurait pu être justifié si la Cour avait conclu à la violation de l’article 8. Tel n’étant pas le cas, nous estimons que la Cour aurait dû poursuivre son examen des griefs du requérant. Celui-ci a le droit d’obtenir une réponse à la question de savoir s’il y a eu violation de l’un quelconque de ses droits.

OPINION DISSIDENTE DU JUGE SAJÓ

(Traduction)

Je souscris à l’opinion dissidente formulée par mes collègues mais estime nécessaire de souligner quelques autres points pertinents pour un constat de violation de l’article 8 combiné avec les articles 10 et 11 de la Convention.

1. À la demande de l’évêché compétent, le contrat d’un professeur de religion qui était employé par l’État dans un établissement d’enseignement public n’a pas été reconduit. Ce non-renouvellement est à considérer comme un licenciement[1]. Même si l’on voit cette mesure comme un simple non-renouvellement de contrat, il s’agit d’une atteinte aux droits du requérant découlant de la Convention. Acceptant le point de vue de l’évêché, l’État a sanctionné un individu en raison de sa vie privée et familiale (et de son droit au mariage, confirmé par la dispense du Vatican), et également pour des convictions qu’il avait manifestées publiquement dans le cadre d’un mouvement, alors que « [l]a protection de l’article 10 de la Convention s’étend (...) à la sphère professionnelle des enseignants »[2] Le requérant a subi un préjudice en raison de l’exercice d’éléments centraux de ces droits. Les droits ainsi touchés, en particulier le droit de vivre avec sa famille sans être pour cela menacé de licenciement, sont au cœur même du droit au respect de la vie privée[3]. L’État en tant qu’employeur[4], en collaboration avec et au nom d’une entité privée particulière, à savoir l’Église, s’est immiscé dans la vie privée et familiale du requérant en imposant certaines obligations touchant ses droits tirés des articles 8, 10 et 11, sous la menace de la perte de son emploi (concernant les obligations positives de l’État, comparer avec Schüth c. Allemagne, no 1620/03, § 40, CEDH 2010). De plus, le requérant a finalement perdu son emploi, fait qui a lui-même eu des répercussions sur les relations sociales privées et professionnelles de l’intéressé. Je ne pense pas toutefois que notre jurisprudence nous impose d’interpréter l’emploi en tant que tel comme un droit découlant de la Convention et relevant de la vie privée[5]. La perte d’un emploi en tant que question relevant de la vie sociale privée n’est pas ici le problème central, et l’impact de cette perte d’emploi sur la vie sociale privée du requérant est secondaire[6].

2. Les raisons du licenciement du requérant demeurent obscures. Suivant l’explication officielle, l’évêché a informé l’autorité publique concernée que le contrat du requérant ne devait pas être reconduit. La note officielle de l’évêché de Carthagène (11 novembre 1997), adressée à l’autorité publique après le licenciement, indique que la proposition antérieure reposait sur l’obligation pour l’évêché de déclarer l’enseignant inapte dès lors que sa « situation » était devenue publique, l’objet étant d’éviter d’alimenter le « scandale » eu égard à sa « situation personnelle et professionnelle ». Selon cette note, le pouvoir de l’évêque tire son origine du rescrit pontifical du 20 août 1997 (dispense de célibat). Le requérant s’est vu notifier ce rescrit à la date du 15 septembre 1997. La « situation » du requérant a donc été « portée à la connaissance du public » lors de la parution d’un article en novembre 1996. Le juge du travail de Murcie a expressément évoqué la publication comme étant à l’origine de la connaissance par le public de la « situation » en question : « son apparition dans la presse ayant été à l’origine de son licenciement » (juge du travail no 3 de Murcie, jugement du 28 septembre 2000). Dans l’article de presse, le requérant était présenté non seulement comme un prêtre marié mais aussi comme une personne défendant des idées spécifiques.

C’est au premier chef à la juridiction du fond qu’il appartient d’établir les faits, notamment les motifs du licenciement, même si dans le cadre de l’appel et du recours d’amparo il y a eu quelque confusion à cet égard. On ne peut faire abstraction de l’énumération des motifs du licenciement présentée par le juge du travail de Murcie. Dès lors, la situation familiale telle que révélée publiquement et les « opinions » du requérant faisaient partie de la « situation » telle que comprise par l’évêché et elles ont donc motivé le licenciement.

3. En Espagne, un professeur de religion exerce dans un établissement d’enseignement public, au sein d’un dispositif visant à permettre la liberté de religion, et plus particulièrement l’exercice collectif de la religion par le biais d’une organisation religieuse, en l’occurrence l’Église catholique. Pour garantir l’autonomie de l’Église, qui découle des besoins et droits liés à ce libre exercice, l’État a choisi de coopérer avec l’Église sur la base d’un Accord. Celui-ci a pour objet d’offrir à l’Église un contrôle approprié sur l’enseignement de la religion, et donc sur les personnes qui assurent cet enseignement au nom de l’Église. Nul ne conteste que l’enseignement de la religion doit cadrer avec les principes tels qu’entendus par l’Église (dans le contexte de la religion catholique) et que l’enseignant doit être crédible aux yeux de l’Église. Le professeur de religion a des obligations spécifiques de loyauté envers l’Église. L’évêché contrôle l’aptitude professionnelle de tels enseignants, qui va au-delà des qualifications formelles et d’une fidèle présentation du dogme, c’est-à-dire des préceptes de l’Église. Cela ne signifie pas que, du simple fait que l’évêché approuve les cours d’un enseignant, les pouvoirs publics ne peuvent s’opposer à ces cours alors qu’ils contreviennent à l’ordre public (ou au programme national) ou que la conduite de la personne employée par l’État est contraire aux attentes pédagogiques ou professionnelles.

4. Ainsi que la Cour l’a déclaré dans Sindicatul « Păstorul cel Bun » c. Roumanie ([GC], no 2330/09, 9 juillet 2013), l’autonomie des organisations religieuses n’est pas absolue. Il en va de même pour le travail des membres du clergé, qui poursuit une finalité spirituelle et est « accompli dans le cadre d’une Église pouvant prétendre à un certain degré d’autonomie » (ibidem, § 144). La Cour a ainsi posé certaines limites à l’autonomie de l’Église. Celle-ci ne peut pas porter atteinte à l’ordre juridique qui protège les droits fondamentaux (voir aussi Refah Partisi (Parti de la prospérité) et autres c. Turquie [GC], nos 41340/98, 41342/98, 41343/98 et 41344/98, § 119, CEDH 2003‑II). Hélas, cette importante considération ne figure pas dans l’arrêt.

L’autonomie de l’Église exige de l’État une approche positive et respectueuse, laquelle découle des obligations qui lui incombent de respecter la liberté de religion et s’applique aussi aux règles et règlements de l’organisation religieuse en question. Cependant, autonomie de l’Église ne signifie pas reconnaissance publique d’un régime juridique religieux souverain. La Cour n’est pas disposée à accepter une immunité absolue lorsque sont en jeu des droits fondamentaux, pas même au nom de l’« immunité souveraine » de l’État (dans le contexte de l’« accès à un tribunal », voir Cudak c. Lituanie [GC], no 15869/02, CEDH 2010).

Dans Refah Partisi (précité), la Cour a dit que l’autonomie d’une communauté religieuse était une chose à respecter mais n’impliquait pas le pluralisme juridique et n’obligeait pas les juridictions nationales à être les exécuteurs de décisions religieuses autonomes qui ne remplissent pas l’obligation de la justification adéquate. En l’absence de tels motifs, l’évaluation juridique devient arbitraire et il ne peut pas y avoir de protection effective des droits.

Les tribunaux se penchent souvent sur des régimes juridiques semi-autonomes et « à part » ; ils le font en appliquant la courtoisie (comity), mais dans le cadre des exigences liées à l’ordre public. Ces régimes juridiques indépendants restent sur les « écrans radar » de la Convention. Même si, dans une certaine mesure, la présente espèce porte sur les relations entre le requérant et l’Église, et donc sur une question qui ne relève pas de la sphère généralement contrôlée par l’État, les garanties de la Convention continuent de s’appliquer et l’arbitraire ne peut être toléré s’il conduit à restreindre des droits[7].

L’obligation pour l’État de respecter l’autonomie est une question de degré. Elle est assurément plus forte lorsqu’il s’agit de l’organisation interne de la vie d’un groupe religieux, et absolue lorsqu’il s’agit de définir les doctrines d’une religion. Cependant, même les relations et actes internes à une organisation ou communauté religieuse n’échappent pas à l’obligation pour l’État de protéger les droits découlant de la Convention. Lorsque l’État intervient pour sanctionner l’incitation à une violence imminente prônée par le titulaire d’une charge dans une organisation religieuse et qui découle d’un précepte religieux, cette intervention n’est pas exclue par des considérations relatives à l’autonomie de l’Église. De plus, les affaires internes d’une organisation religieuse ont des effets qui transgressent les limites de l’autonomie et qu’il est possible d’examiner sans contrevenir au principe d’autonomie. Prenez l’exemple hypothétique d’un prêtre (ou pasteur, etc.) « employé » par une organisation religieuse telle que l’Église catholique. Le prêtre enseigne la religion à des enfants dans les locaux d’une école publique, comme l’autorise la direction de l’établissement scolaire ou le permet la loi. C’est à l’Église qu’il revient de dire que les cours dispensés par cet enseignant ne sont pas acceptables. En règle générale, ce n’est pas l’affaire de l’État que de s’enquérir de la motivation de l’Église qui sous-tend une décision aboutissant à la cessation des activités d’enseignement, sauf peut-être si la raison est manifestement à caractère raciste.

Cependant, à partir du moment où le prêtre subit une perte pécuniaire en conséquence de la décision susmentionnée, l’État est fondé à se pencher sur la situation. Si l’impact d’une décision tirant son origine des activités et de la fonction décisionnelle autonomes d’une organisation religieuse touche les relations externes de cette organisation, alors le poids de l’autonomie de l’organisation religieuse diminue. Telle est la situation en l’espèce : la décision de l’évêché, qui est très largement protégée au sein de l’Église, relève de la mise en balance ordinaire qu’opère la Cour lorsque deux droits défendus par la Convention se trouvent en conflit. Les motifs internes de la décision épiscopale ne sont pas soumis au contrôle des pouvoirs publics ou des juridictions nationales, ni à celui de notre Cour ; mais cela ne vaut pas pour les effets de la décision. L’autonomie des organisations religieuses ne saurait entraîner la violation d’autres droits garantis par la Convention.

Si la Cour hésite à se pencher sur les implications d’une autonomie limitée, l’arrêt contient une autre référence importante à ses limites fonctionnelles. Au paragraphe 132, la Cour évoque les obligations de l’État telles que définies dans Sindicatul « Pastorul cel Bun » (précité). Elle considère en particulier que l’autonomie de l’Église n’exonère pas les juridictions nationales de l’obligation d’examiner l’opportunité d’une ingérence au nom de l’autonomie dans l’exercice d’un droit garanti par la Convention. À l’instar des juridictions nationales, la Cour admet que l’organisation religieuse doit montrer qu’elle ne viole pas la Convention. Cela signifie que si ses raisons internes vont au-delà du champ d’action de l’État, l’organisation religieuse doit « traduire » ces arguments de manière à leur donner une forme compréhensible du public. En d’autres termes, l’explication doit se prêter à une compréhension normale, conformément aux critères judiciaires.

La difficulté en l’espèce réside dans le fait que, par son Accord avec le Saint-Siège, l’État a accepté un régime spécifique qui ne peut pas donner lieu à une bonne « traduction » devant les juridictions nationales. L’évêché n’était pas partie à la procédure, puisque l’État était l’employeur officiel ; c’est donc l’État qui devait présenter une motivation au nom de l’Église, qu’il représentait dans le cadre de l’Accord. L’État a estimé que l’évocation par l’évêché du « scandale » était suffisante pour la compréhension judiciaire et non entachée d’arbitraire au regard des normes judiciaires du discours public. L’État, cependant, ne pouvait que deviner les motifs du licenciement – démarche à laquelle ont été contraints tous les organes judiciaires ayant connu de cette affaire. En conséquence, la question de savoir quels droits ont subi une atteinte est devenue arbitraire, de même que la mise en balance consécutive de ces droits.

Par ailleurs, l’État n’a pas présenté de motifs qui auraient permis de considérer le licenciement comme non arbitraire. Les spéculations relatives à un « scandale » ne sont pas suffisantes pour justifier une atteinte aux droits du requérant. Dans ce contexte, l’indéniable obligation de loyauté du prêtre – de l’ex-prêtre – ne peut pas être évaluée convenablement. Il est difficile d’accepter un licenciement infligé en conséquence de l’exercice de droits protégés par la Convention lorsqu’il n’est pas établi que la décision litigieuse était dépourvue d’arbitraire, car pendant longtemps la même question n’a pas constitué un problème et a été tolérée, même après la parution d’un article dans la presse. L’incontestable droit pour l’Église de déterminer qui est qualifié pour enseigner la religion en fonction de divers critères basés sur la religion est dûment pris en considération par la Cour ; mais en l’espèce le processus judiciaire national n’a pas dûment tenu compte des motifs réels du licenciement et de leur poids, du point de vue de l’impact sur les droits du requérant.

Il était notoire au sein de la communauté locale que le requérant était marié et avait des enfants. Ces mêmes faits étaient également bien connus des autorités religieuses. Les idées et l’engagement du prêtre au sein d’un mouvement contestant certains préceptes de l’Église catholique (mais non interdit par les autorités ecclésiastiques) étaient également connus. Pendant onze ans, aucun de ces éléments n’a donné lieu à un scandale. Selon les spéculations nationales, la situation n’est devenue un « scandale » qu’à partir du moment où elle a été rapportée dans un article de journal. Là encore, il n’appartient pas à une juridiction nationale de rechercher ce qui constitue un « scandale » pour l’Église. Mais lorsque le problème a un impact sur l’emploi dans le secteur public, il faut rendre cela compréhensible pour pouvoir déterminer si le préjudice qui en a résulté n’est pas une atteinte ex post à des droits garantis par la Convention. Selon l’interprétation fournie par l’État et admise à la fois par les juridictions nationales et dans la compréhension de la Cour, c’est la parution d’un article ayant exposé des faits connus qui a constitué le scandale. Selon la Cour, si cette « publicité » n’était pas de l’initiative du requérant, il aurait dû s’y opposer. Le requérant devait-il alors éviter de se montrer en public avec sa famille ? Devait-il faire une déclaration indiquant qu’il ne partageait pas les idées du mouvement, alors même qu’il était connu pour les partager ? Une personne ne peut pas jouir de sa vie familiale et privée si elle doit la dissimuler, ni vivre en sachant que ses relations familiales risquent d’avoir pour conséquence le chômage. Un professeur de religion doit-il être capable de défendre et d’exprimer certaines idées et en même temps de prendre un soin particulier à empêcher que ces idées ne soient connues ? Aussi contradictoires soient-elles, ces attentes sont le sens et l’effet incontestables de la décision de non-renouvellement.

La chronologie des faits contribue à l’absence de démonstration selon laquelle les motifs de l’ingérence était proportionnés et dénués d’arbitraire. Le requérant fut recruté en tant que prêtre après s’être marié et avoir eu cinq enfants. L’évêché a estimé qu’il avait provoqué un scandale, et dès lors n’était plus apte à enseigner, dix mois après la parution de l’article litigieux. Il s’est fondé sur la clause de « scandale » du rescrit pontifical qui avait été communiqué neuf mois après les faits et qui évoquait le mariage survenu de longues années auparavant.

En l’absence de motivation convenable (motivation non présentée par l’autorité publique, qui représentait l’Église), le processus judiciaire censé assurer une protection adéquate des droits fondamentaux ne peut passer pour approprié au sens où il fournirait des raisons pertinentes et suffisantes. En l’absence d’informations satisfaisantes, on ne peut déterminer – comme le requiert l’état de droit – en quoi l’exercice par le requérant de son droit à la liberté d’expression – expression critique mais clairement autorisée au sein de l’Église – a constitué un scandale. Il n’est pas aisé non plus d’établir en quoi le fait d’avoir une famille est devenu scandaleux alors que la situation était connue depuis plus d’une décennie.

5. Les normes du contrôle juridictionnel applicables à l’examen d’actes publics ayant pour origine une décision qui relève du champ de l’autonomie de l’Église, lorsque ces actes portent atteinte à des droits garantis par la Convention, ont été évoquées de manière exemplaire par le Tribunal constitutionnel espagnol (arrêt no 38/2007), qui a rappelé que « [l]es effets civils des décisions ecclésiastiques, régis par le droit civil, [relevaient] de la compétence exclusive des juges et tribunaux civils, en conséquence des principes de laïcité de l’État (article 16 § 3 de la Constitution espagnole) ».

Une surveillance judiciaire adéquate ne peut être assurée que si des considérations religieuses ayant une incidence sur le droit civil ou le droit public peuvent juridiquement être portées devant l’autorité judiciaire. C’est ce que l’on appelle souvent la nécessité d’une « traduction ». Ce principe ne remet pas en cause la justesse des positions d’une Église, mais porte sur leur applicabilité aux relations civiles et publiques. La position d’une Église quant à l’enseignement de la religion se trouve traduite dans le langage de la Convention à l’article 9 de la Convention et à l’article 2 du Protocole no 1. En outre, comme l’a dit le Tribunal constitutionnel espagnol (arrêt no 38/2007),

« une fois que la motivation strictement « religieuse » de la décision est établie, l’organe judiciaire doit apprécier les droits fondamentaux en conflit afin de vérifier dans quelle mesure le droit à la liberté religieuse exercé dans l’enseignement religieux en établissement scolaire peut avoir une incidence sur les droits fondamentaux des employés dans leurs relations de travail ».

Il est regrettable que dans cette affaire spécifique la haute juridiction espagnole et notre Cour n’aient pas appliquée en toute logique ces solides principes. Le « scandale » n’a pas été traduit de façon convaincante, de manière à satisfaire aux normes judiciaires requises. On pourrait dire mieux encore qu’il a été admis que le scandale se situait au-delà de la nécessité d’une telle traduction. C’est pour cette raison que je ne puis souscrire à l’avis de la majorité.

OPINION DISSIDENTE DU JUGE DEDOV

(Traduction)

Dans la présente affaire, la Grande Chambre est pratiquement partagée en deux moitiés. La majorité des juges et la minorité (je me suis rallié à cette dernière) ont eu recours au même critère de proportionnalité mais sont parvenues à des conclusions opposées. Ce résultat regrettable et décourageant m’oblige à présenter un argument clé en faveur d’un constat de violation de l’article 8 de la Convention.

L’autonomie de l’Église constitue-t-elle un but légitime en l’espèce ? Bien que le critère de proportionnalité soit toujours objectif et justifié, des erreurs sont possibles si le but légitime est compris de façon subjective. La Grande Chambre a posé la question de savoir si la protection de l’autonomie d’une organisation religieuse prévalait sur le droit à la vie familiale. Or il apparaît clairement que, si la notion d’autonomie a été considérée comme étant le but légitime, elle a en même temps été tenue pour l’un des droits concurrents, aux paragraphes 122 et 123 de l’arrêt. Cette approche n’est pas acceptable. Si la Cour a pour tâche de mettre en balance et hiérarchiser les droits, elle doit trouver un autre but légitime parmi les objectifs fondamentaux de la Convention.

La Convention protège la liberté de religion, de sorte que nul ne puisse être persécuté pour ses convictions religieuses ; mais elle n’autorise pas les organisations religieuses, fût-ce au nom de l’autonomie, à persécuter leurs membres parce qu’ils exercent leurs droits fondamentaux. Si le système de la Convention est destiné à combattre le totalitarisme, alors il n’y a aucune raison de tolérer le type de totalitarisme que l’on peut déceler dans la présente affaire.

En effet, depuis des siècles le célibat constitue un problème notoire et sérieux pour des milliers de prêtres qui souffrent toute leur vie en cachant à l’Église catholique la vérité sur leur vie familiale et en redoutant les sanctions. Les conséquences néfastes de la règle aujourd’hui dépassée du célibat ont été illustrées par de multiples écrivains, de Victor Hugo (Notre‑Dame de Paris) à Colleen McCullough (Les oiseaux se cachent pour mourir), et par de nombreux médias relatant notamment les scandales des abus sexuels commis par des membres du clergé dans bien des pays.

De toute évidence, la privation totale de vie familiale emporte violation de la Convention et ne peut être justifiée par aucun intérêt général ni par l’autonomie religieuse. Même la très ancienne Église catholique ne peut s’abriter derrière la notion d’autonomie, car la règle du célibat est contraire à l’idée des droits de l’homme et des libertés fondamentales. Cela, à mes yeux, devrait être une raison essentielle de constater la violation de l’article 8 de la Convention.

Le droit à la vie familiale est vital pour tout un chacun. Aux fins de la présente affaire, il ne saurait être considéré simplement comme une « forme du développement personnel » ou un « droit de nouer des relations avec ses semblables » (paragraphe 126 de l’arrêt). Le droit d’avoir une famille est l’un des droits fondamentaux ou, plus précisément, l’un des droits naturels qu’énonce la Convention. On ne peut porter atteinte à la vie familiale sur l’autel des conditions d’appartenance, des règles en matière d’emploi, du fonctionnement, de la doctrine ou de l’autonomie religieuse d’une organisation. Ce droit naturel ne saurait être entravé pour aucune de ces raisons, même si l’intéressé a librement accepté d’obéir à la règle du célibat (car il souhaitait être prêtre et consacrer sa vie à ce type de fonction), car la vie familiale ne peut pas non plus être l’objet d’une transaction.

Dès lors, l’État ne peut s’abstenir de protéger le droit fondamental à la vie familiale, qui prévaut sur tout type d’autonomie d’une organisation. Or l’État est resté en défaut non seulement d’éviter toute ingérence vis-à-vis du requérant, mais aussi de remplir son obligation positive à l’égard d’au moins 6 000 prêtres de l’Église catholique. Si, après de longues années de crainte, le requérant a rassemblé son courage pour rendre publique sa situation familiale afin de mettre un terme à son humiliation et d’exprimer son soutien aux autres prêtres mariés, il mérite de recevoir de la Cour une réponse adéquate et conforme aux buts du système de la Convention. À mon avis, le célibat optionnel est la meilleure façon de sortir de ce problème ; il pourrait aussi – je l’espère – être à l’avenir une mesure préventive contre les abus sexuels sur enfants commis par des membres du clergé.

* * *

[1]. Dans l’affaire Lombardi Vallauri c. Italie (no 39128/05, § 38, 20 octobre 2009), la reconduction répétée d’un contrat avait créé une situation où le non-renouvellement a été considéré comme une révocation, et la jurisprudence Vogt a été jugée applicable : « s’il est vrai que le requérant a toujours exercé sur la base de contrats temporaires, le fait que ceux-ci aient été renouvelés pendant plus de vingt ans et la reconnaissance par ses collègues de ses qualités scientifiques témoignent de la solidité de sa situation professionnelle ».

[2]. Lombardi Vallauri, précité, § 30.

[3]. « [U]n devoir de loyauté envers l’Église catholique [ne peut] limit[er][que] jusqu’à un certain degré [le] droit [d’un employé] au respect de sa vie privée ». Or, sanctionner une conduite considérée comme adultère en vertu du « code canonique de l’Église catholique » reviendrait pour la Cour européenne à interpréter « la signature apposée par le requérant sur [le] contrat comme un engagement personnel sans équivoque de vivre dans l’abstinence en cas de séparation ou de divorce [et une] telle interprétation affecterait le cœur même du droit au respect de la vie privée de l’intéressé » (Schüth c. Allemagne, no 1620/03, §§ 71 et suivants, CEDH 2010). De même, dans Özpınar c. Turquie (no 20999/04, § 48, 19 octobre 2010), ce n’est pas le licenciement qui était au cœur du constat d’atteinte à la vie privée mais le processus d’enquête et le fait que la révocation était basée sur des faits relevant de la vie privée : « (...) la Cour est d’avis que l’enquête menée par l’inspecteur sur la vie privée et professionnelle de la requérante, au cours de laquelle les témoins ont été interrogés sur tel ou tel aspect de la vie de la requérante, ainsi que la révocation administrative qui en a résulté, motivée essentiellement par les conclusions tirées des agissements de celle-ci, peuvent être considérées comme une ingérence dans son droit au respect de sa vie privée (voir, mutatis mutandis, les arrêts Vogt, précité, § 44, et Smith et Grady c. Royaume-Uni, nos 33985/96 et 33986/96, § 71, CEDH 1999‑VI) ».

[4]. Dans l’ordre juridique espagnol, comme l’a constaté de manière péremptoire le Tribunal constitutionnel espagnol, « les professeurs de religion sont employés par les autorités chargées de l’enseignement public ; à ce titre, ils bénéficient de la protection de la Constitution et de la législation espagnole en matière d’emploi et jouissent des mêmes droits de demander réparation auprès des juridictions espagnoles » (arrêt no 38/2007 du 15 février 2007, point 7).

[5]. Voir Vogt c. Allemagne, 26 septembre 1995, série A no 323, et Larissis et autres c. Grèce, 24 février 1998, Recueil des arrêts et décisions 1998‑I, ou, concernant la cessation de fonctions, le récent arrêt Eweida et autres c. Royaume-Uni, nos 48420/10 et autres, CEDH 2013, et Redfearn c. Royaume-Uni, no 47335/06, 6 novembre 2012. Même dans l’affaire Obst c. Allemagne (no 425/03, § 40, 23 septembre 2010), avec une conception large de l’obligation positive de protéger la vie privée contre toute intrusion privée d’une organisation religieuse privée, c’est la vie privée traditionnelle (le mariage, voire la vie en communauté) qui devait être protégée, et non l’emploi en tant qu’élément de la vie sociale privée : « En l’espèce, la Cour observe d’abord que le requérant ne se plaint pas d’une action de l’État, mais d’un manquement de celui-ci à protéger sa sphère privée contre l’ingérence de son employeur ». L’affaire Schüth comporte la même approche dans l’interprétation des droits du requérant tirés de l’article 8, s’agissant de relations extraconjugales et du droit d’avoir un enfant issu de ces relations.

[6]. Il s’agit toutefois d’un élément de l’ensemble des droits fondés sur la Convention qui a été touché par le licenciement. C’est pour cette raison que je fais partie des juges ayant formulé une opinion dissidente commune sur les questions liées à l’article 8 (opinion des juges Spielmann, Sajò, Karakaş, Lemmens, Jäderblom, Vehabović, Dedov et Saiz-Arnaiz).

[7]. « La Cour rappelle qu’elle n’est pas appelée, en principe, à régler des différends purement privés. Cela étant, dans l’exercice du contrôle européen qui lui incombe, elle ne saurait rester inerte lorsque l’interprétation faite par une juridiction nationale d’un acte juridique, qu’il s’agisse d’une clause testamentaire, d’un contrat privé, d’un document public, d’une disposition légale ou encore d’une pratique administrative, apparaît comme étant déraisonnable, arbitraire ou, comme en l’espèce, en flagrante contradiction avec les principes sous-jacents à la Convention (Larkos c. Chypre [GC], no 29515/95, §§ 30-31, CEDH 1999-I, et Pla et Puncernau c. Andorre [, no 69498/01, § 59, ECHR 2004‑VIII]) » Negrepontis-Giannisis c. Grèce, no 56759/08, § 101, 3 mai 2011.


Synthèse
Formation : Cour (grande chambre)
Numéro d'arrêt : 001-145067
Date de la décision : 12/06/2014
Type d'affaire : au principal et satisfaction équitable
Type de recours : Non-violation de l'article 8 - Droit au respect de la vie privée et familiale (Article 8-1 - Respect de la vie privée)

Parties
Demandeurs : FERNÁNDEZ MARTÍNEZ
Défendeurs : ESPAGNE

Composition du Tribunal
Avocat(s) : MAZON COSTA J.L.

Origine de la décision
Date de l'import : 08/02/2021
Fonds documentaire ?: HUDOC

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