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13/09/2016 | CEDH | N°001-166824

CEDH | CEDH, AFFAIRE IBRAHIM ET AUTRES c. ROYAUME-UNI, 2016, 001-166824


GRANDE CHAMBRE

AFFAIRE IBRAHIM ET AUTRES c. ROYAUME-UNI

(Requêtes nos 50541/08, 50571/08, 50573/08 et 40351/09)

ARRÊT

STRASBOURG

13 septembre 2016

Cet arrêt est définitif. Il peut subir des retouches de forme.




Table des matières

PROCÉDURE

EN FAIT

I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE

A. Introduction

B. Les trois premiers requérants

1. Les arrestations et interrogatoires

2. Le procès des trois premiers requérants

3. L’appel formé par les trois premiers requérants


C. Le quatrième requérant

1. L’interrogatoire du quatrième requérant par la police

2. Le procès du quatrième requérant

3. L’appel formé par le quatrième requéran...

GRANDE CHAMBRE

AFFAIRE IBRAHIM ET AUTRES c. ROYAUME-UNI

(Requêtes nos 50541/08, 50571/08, 50573/08 et 40351/09)

ARRÊT

STRASBOURG

13 septembre 2016

Cet arrêt est définitif. Il peut subir des retouches de forme.

Table des matières

PROCÉDURE

EN FAIT

I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE

A. Introduction

B. Les trois premiers requérants

1. Les arrestations et interrogatoires

2. Le procès des trois premiers requérants

3. L’appel formé par les trois premiers requérants

C. Le quatrième requérant

1. L’interrogatoire du quatrième requérant par la police

2. Le procès du quatrième requérant

3. L’appel formé par le quatrième requérant

II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS

A. Avertissements

B. Interrogatoires de sûreté

1. La loi de 2000 sur le terrorisme

2. Les dispositions pertinentes du code C

C. Admissibilité des preuves

D. La réouverture des procès pénaux

III. ÉLÉMENTS PERTINENTS DE DROIT DE L’UNION EUROPÉENNE ET DE DROIT INTERNATIONAL

A. Droit de l’Union européenne

1. Le droit à l’information

2. Le droit d’accès à un avocat

3. Le droit de ne pas témoigner contre soi-même et le droit de garder le silence

B. Droit international

1. Le Pacte international relatif aux droits civils et politiques (« le Pacte) »

2. Les tribunaux pénaux internationaux

IV. ÉLÉMENTS PERTINENTS DE DROIT COMPARÉ

A. États membres du Conseil de l’Europe

B. États-Unis d’Amérique

C. Canada

EN DROIT

I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 6 §§ 1 ET 3 c) DE LA CONVENTION

A. Conclusions de la chambre

B. Thèse des parties devant la Grande Chambre

1. Les requérants

2. Le Gouvernement

3. Le tiers intervenant

C. Appréciation de la Cour

1. Principes généraux

2. Application des principes généraux susmentionnés aux faits de la cause

II. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

A. Dommage

B. Frais et dépens

C. Intérêts moratoires

PAR CES MOTIFS, LA COUR

OPINION CONCORDANTE DU JUGE MAHONEY

OPINION EN PARTIE DISSIDENTE, EN PARTIE CONCORDANTE DES JUGES SAJÓ ET LAFFRANQUE

OPINION EN PARTIE DISSIDENTE DES JUGES SAJÓ, KARAKAŞ, LAZAROVA TRAJKOVSKA ET DE GAETANO

OPINION EN PARTIE DISSIDENTE COMMUNE AUX JUGES HAJIYEV, YUDKIVSKA, LEMMENS, MAHONEY, SILVIS ET O’LEARY

OPINION EN PARTIE DISSIDENTE DU JUGE LEMMENS

OPINION DISSIDENTE DU JUGE SAJÓ

En l’affaire Ibrahim et autres. c. Royaume-Uni,

La Cour européenne des droits de l’homme, siégeant en une Grande Chambre composée de :

Guido Raimondi, président,
András Sajó,
Işıl Karakaş,
Luis López Guerra,
Mirjana Lazarova Trajkovska,
Ganna Yudkivska,
Khanlar Hajiyev,
Nona Tsotsoria,
Vincent A. De Gaetano,
Julia Laffranque,
Paul Lemmens,
Paul Mahoney,
Johannes Silvis,
Dmitry Dedov,
Robert Spano,
Iulia Motoc,
Síofra O’Leary, juges,
et de Lawrence Early, jurisconsulte,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 25 novembre 2015 et le 2 juin 2016,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette dernière date :

PROCÉDURE

1. À l’origine de l’affaire se trouvent quatre requêtes (nos 50541/08, 50571/08, 50573/08 et 40351/09) dirigées contre le Royaume-Uni de Grande-Bretagne et d’Irlande du Nord et dont la Cour a été saisie en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).

2. Les trois premières requêtes ont été introduites respectivement le 22 octobre 2008 par M. Muktar Said Ibrahim (« le premier requérant »), M. Ramzi Mohammed (« le deuxième requérant ») et M. Yassin Omar (« le troisième requérant »), tous trois de nationalité somalienne. La quatrième requête a été introduite le 29 juillet 2009 par M. Ismail Abdurahman (« le quatrième requérant »), un ressortissant britannique né en Somalie.

3. Les deux premiers requérants ont été représentés par le cabinet de solicitors Irvine Thanvi Natas de Londres, avec le concours de Me J. Bennathan QC, en qualité de conseil.

Le troisième requérant a été représenté par le cabinet Arani Solicitors, situé dans le Middlesex, avec le concours de Me S. Vullo, en qualité de conseil.

Le quatrième requérant a été représenté par Mes J. King et A. Faul, conseils.

4. Le gouvernement britannique (« le Gouvernement ») a été représenté par son agent, M. P. McKell, du ministère des Affaires étrangères et du Commonwealth.

5. Les requérants voyaient dans leurs interrogatoires par la police sans avoir bénéficié d’une assistance juridique et dans l’admission lors de leurs procès respectifs des déclarations faites pendant ces interrogatoires une violation de l’article 6 §§ 1 et 3c) de la Convention.

6. Les requêtes ont été attribuées à la quatrième section de la Cour (article 52 § 1 du règlement de la Cour – « le règlement »). Par une décision du 14 septembre 2010, la Cour a communiqué la requête de M. Abdurahman au Gouvernement.

7. Par une décision du 22 mai 2012, une chambre de la quatrième section a joint les requêtes introduites par les trois premiers requérants et les a déclarées partiellement irrecevables. À cette même date, elle a décidé de communiquer au Gouvernement leurs griefs tirés d’un défaut d’assistance juridique et de l’admission de leurs déclarations comme preuves lors de leurs procès.

8. Le 16 décembre 2014, une chambre de la quatrième section, composée de Ineta Ziemele, Päivi Hirvelä, George Nicolaou, Ledi Bianku, Zdravka Kalaydjieva, Paul Mahoney et Krzysztof Wojtyczek, juges, et de Françoise Elens-Passos, greffière de section, a rendu un arrêt dans lequel elle déclarait recevables, à l’unanimité, les griefs tirés, sur le terrain de l’article 6 §§ 1 et 3 c), d’un défaut d’assistance juridique et de l’admission des déclarations comme preuves lors des procès. Elle y concluait, à la majorité, à la non-violation de l’article 6 §§ 1 et 3 c) de la Convention. À l’arrêt était joint l’exposé de l’opinion dissidente de la juge Kalaydjieva.

9. Par des lettres datées respectivement du 5 et du 16 mars 2015, MM. Omar et Abdurahman ont demandé le renvoi de l’affaire devant la Grande Chambre conformément à l’article 43 de la Convention. Le 1er juin 2015, le collège de la Grande Chambre a fait droit à ces demandes.

10. La composition de la Grande Chambre a été arrêtée conformément aux dispositions des articles 26 §§ 4 et 5 de la Convention et 24 du règlement.

11. Tant les requérants que le Gouvernement ont produit des observations écrites complémentaires sur le fond (article 59 § 1 du règlement). En outre, Fair Trials International, organisation autorisée par le Président à intervenir en tant que tiers dans la procédure écrite (articles 36 § 2 de la Convention et 44 § 3 du règlement), a soumis des observations.

12. Une audience s’est déroulée en public au Palais des droits de l’homme, à Strasbourg, le 25 novembre 2015 (article 59 § 3 du règlement).

Ont comparu :

– pour le Gouvernement
M. P. McKell,agent,
Lord Keen of Elie QC, Avocat général d’Écosse,

MM. D. Perry QC,
L. Mably,conseils,
R. Macniven, conseiller ;

– pour les trois premiers requérants
MM. J. Bennathan QC,
J. Bunting,conseils ;

– pour le quatrième requérant
M. J. King,
Mme A. Faul, conseils.

La Cour a entendu Lord Keen, Me Bennathan et Me King en leurs déclarations ainsi qu’en leurs réponses aux questions posées par des juges.

EN FAIT

I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE

13. M. Ibrahim est né en 1978, MM. Mohammed et Omar sont nés en 1981 et M. Abdurahman est né en 1982. Les trois premiers requérants purgent une peine de prison et le quatrième requérant habite à Londres.

A. Introduction

14. Le 7 juillet 2005, quatre attentats-suicides à la bombe furent perpétrés dans trois rames de métro et dans un autobus au centre de Londres, tuant cinquante-deux personnes et faisant des centaines de blessés.

15. Deux semaines plus tard, le 21 juillet 2005, les trois premiers requérants et un quatrième homme, M. Hussain Osman, mirent à feu quatre bombes dans trois rames de métro et dans un bus au centre de Londres. Le 23 juillet 2005, une cinquième bombe fut découverte abandonnée, non mise à feu, dans un parc londonien. M. Manfo Asiedu fut identifié comme étant le cinquième des conspirateurs.

16. Bien que les quatre bombes eussent été mises à feu, la charge principale, du peroxyde d’hydrogène liquide, n’explosa dans aucun cas. Des tests ultérieurs révélèrent que la cause la plus probable était une concentration insuffisante du peroxyde d’hydrogène nécessaire pour que la bombe explose compte tenu de la quantité de peroxyde d’acétone (un explosif primaire) utilisé pour la mise à feu. Selon les preuves recueillies, les bombes auraient fonctionné si la concentration de peroxyde d’hydrogène avait été plus forte ou si la quantité de peroxyde d’acétone avait été supérieure.

17. Les trois premiers requérants et M. Osman s’enfuirent tous des lieux après l’échec des explosions. Cependant, les quatre hommes avaient été filmés par des caméras de vidéosurveillance. La police entama une chasse à l’homme nationale, pendant laquelle des photographies et des images prises par vidéosurveillance des hommes furent diffusées à la télévision nationale et publiées dans des journaux nationaux. Le 22 juillet 2005, un jeune homme fut abattu dans le métro londonien par la police, qui l’avait pris par erreur pour M. Osman (Armani Da Silva c. Royaume-Uni [GC], no 5878/08, 30 mars 2016). Les quatre hommes furent arrêtés au cours des jours suivants : les trois premiers requérants en Angleterre entre le 27 et le 29 juillet et M. Osman à Rome (Italie) le 30 juillet. Ils furent jugés et reconnus coupables de complot d’assassinat (conspiracy to murder).

18. Le quatrième requérant hébergea M. Osman à son domicile à Londres pendant que ce dernier était recherché par la police et avant sa fuite à Rome. Il fut interrogé en Angleterre les 27 et 28 juillet 2005 par la police, qui l’arrêta à cette dernière date. À l’issue d’un procès distinct, il fut jugé et reconnu coupable d’avoir aidé M. Osman et de ne pas avoir divulgué d’informations après coup.

19. L’arrestation des requérants et leurs premiers interrogatoires de police sont relatés ci-dessous dans le détail.

B. Les trois premiers requérants

1. Les arrestations et interrogatoires

a) M. Omar

20. M. Omar fut le premier des poseurs de bombes à être appréhendé. Il fut arrêté le 27 juillet 2005 à 5 h 15 à Birmingham. Plusieurs policiers pénétrèrent dans la maison où il se trouvait et découvrirent M. Omar debout dans la baignoire, complètement habillé et en train de hurler, portant un sac à dos. Les policiers pensèrent que le sac, de dimensions similaires à ceux utilisés dans les attentats-suicides ratés, contenait une bombe. Ils lui lancèrent des avertissements avant de le maîtriser à l’aide d’un pistolet Taser et de lui ôter le sac, à l’intérieur duquel il n’y avait finalement qu’un seau vide.

21. Lors de son arrestation, M. Omar fut informé de ses droits par la police au moyen de l’avertissement « de type nouveau » (paragraphe 184 ci‑dessous) : il fut prévenu qu’il n’avait pas à répondre aux questions mais que tout ce qu’il dirait pourrait être produit comme preuve et que des conclusions négatives pourraient être tirées de son silence s’il omettait de mentionner des éléments qu’il invoquerait ultérieurement à son procès. Il fut prié de dire s’il avait connaissance de quelque chose, n’importe où que ce fût, qui eût pu faire du mal à autrui. Il répondit « non ». Les policiers qui le conduisirent au commissariat à Londres évoquèrent ultérieurement un bref entretien qu’ils avaient eu avec lui dans le véhicule. Ils lui auraient demandé de nouveau s’il y avait quelque part du matériel susceptible de causer du mal à autrui et s’ils devaient s’inquiéter de quelque chose qui se trouverait à son domicile, et il leur aurait répondu par la négative. Plus tard pendant ce trajet, M. Omar fit de son plein gré la déclaration suivante :

« J’étais dans cette rame de métro au moment des explosions. Je ne savais pas que ça allait se déclencher, je ne voulais faire de mal à personne (...) Je n’ai pas fabriqué les explosifs. On m’avait dit d’aller chercher ça. Je suis allé dans une ruelle près d’un magasin et j’ai pris le sac à dos. »

22. M. Omar arriva à 7 h 20 au commissariat de Paddington Green, à Londres. À 7 h 50, il demanda la présence du solicitor de permanence. On lui répondit qu’il avait le droit de consulter un solicitor, mais que l’exercice de ce droit pouvait être retardé pendant une durée pouvant aller jusqu’à quarante-huit heures si un policier ayant au moins le grade de commissaire (superintendent) autorisait pareil retardement. À 7 h 55, le commissaire MacBrayne ordonna que M. Omar fût détenu au secret en vertu de l’annexe 8 à la loi de 2000 sur le terrorisme (paragraphes 187 et 189 ci-dessous).

23. Peu après, le commissaire McKenna ordonna de soumettre M. Omar à un « interrogatoire de sûreté ». L’expression abrégée « interrogatoire de sûreté » désigne un interrogatoire mené en l’urgence dans le but de protéger des vies et de prévenir de graves dommages aux biens. Le suspect est questionné de manière à recueillir des renseignements susceptibles de contribuer à prévenir un dommage pour la population, par exemple en empêchant la perpétration d’un nouvel attentat terroriste. L’interrogatoire peut avoir lieu en l’absence d’un solicitor et avant que le suspect n’ait eu la possibilité de demander une assistance juridique (paragraphes 188-190 et 193-198 ci-dessous).

24. Vers 8 h 50, un médecin fut appelé pour examiner M. Omar et il certifia que ce dernier était apte à être interrogé.

25. À 9 heures eut lieu un bref interrogatoire de sûreté de trois minutes. Il était axé sur le point de savoir si le sac dont M. Omar s’était débarrassé lors de son arrestation contenait quoi que ce fût de dangereux.

26. À 9 h 15, le préposé aux gardes à vue du commissariat de Paddington Green prit contact, pour le compte de M. Omar, avec le solicitor de permanence, lequel fut prévenu qu’il serait de nouveau contacté une fois achevée la procédure d’enregistrement.

27. À 10 h 6 et à 10 h 14, M. Omar demanda une nouvelle fois à voir un solicitor. On lui répondit que des dispositions seraient prises à cette fin dès l’achèvement de la procédure d’enregistrement, laquelle se termina peu après.

28. À 10 h 24, le préposé aux gardes à vue fut informé que le commissaire McKenna avait autorisé un nouvel interrogatoire de sûreté. Il fut consigné par écrit que M. Omar n’avait pas bénéficié d’une assistance juridique au motif que retarder l’interrogatoire aurait entraîné un risque immédiat de dommage pour les personnes ou pour les biens et qu’accorder pareille assistance aurait conduit à alerter les autres personnes soupçonnées d’avoir commis des infractions mais non encore arrêtées, ce qui aurait rendu encore plus difficile la prévention d’actes de terrorisme ainsi que l’arrestation, la poursuite et la condamnation des personnes impliquées dans des infractions en matière de terrorisme. Les autres motifs suivants étaient également exposés :

« Omar est soupçonné d’avoir activé le détonateur d’un engin explosif artisanal dans une (...) rame de métro le jeudi 21 juillet 2005, dans le cadre d’attentats prémédités simultanés auxquels sont mêlées au moins trois autres personnes non encore arrêtées. Ces personnes ne sont pas encore identifiées ni localisées.

Nous pensons que le domicile d’Omar, situé au 58 Curtis House, est l’endroit où les engins explosifs artisanaux ont été fabriqués. Nous soupçonnons Omar et ses complices (au moins au nombre de trois) d’avoir tenté de perpétrer un « attentat-suicide », en emportant avec eux dans la mort toute autre personne se trouvant à proximité immédiate. Les autres personnes impliquées dans cet attentat n’ont pas encore été appréhendées et il est impératif pour la protection de la sûreté publique de les identifier, de les localiser et de les incarcérer avant qu’elles ne tentent de reproduire les attentats du 21 juillet. Il FAUT déterminer où se trouvent ces personnes, s’il existe d’autres engins explosifs artisanaux et qui et où sont TOUTES les autres personnes impliquées dans la perpétration, la préparation ou l’instigation d’actes de terrorisme en lien avec Omar, de manière à prévenir toute atteinte à la vie ou tout dommage matériel grave. Attendre l’arrivée d’un solicitor et permettre une consultation avant interrogatoire préalablement à toute tentative d’établissement des éléments ci-dessus NE FERA QUE retarder inutilement cette procédure d’interrogatoire. J’ai pris en compte les exigences de la loi de 1984 [la loi de 1984 sur la police et les preuves en matière pénale] et les codes de pratique y associés et j’estime que cette façon de procéder est nécessaire et proportionnée. TOUT interrogatoire conduit avec M. Omar en vertu de la présente autorisation devra cesser une fois disparu le risque pour la vie et pour la sûreté publique.

J’ai accordé cette autorisation en tenant compte des droits que M. Omar tire de l’article 6 [de la Convention] et j’estime qu’elle est autant proportionnée que nécessaire à la protection des droits que l’article 2 garantit à la population en général. »

29. Furent ensuite conduits quatre interrogatoires de sûreté d’une durée d’environ 45 minutes chacun, entrecoupés de pauses d’environ quinze à vingt minutes chacune.

30. L’interrogatoire de sûreté A commença à 10 h 25 et prit fin à 11 h 11. M. Omar se vit d’entrée notifier l’avertissement de type ancien (paragraphe 182 ci-dessous), à savoir qu’il n’était pas tenu de faire une déclaration mais que tout ce qu’il dirait pourrait être produit comme preuve.

31. L’interrogatoire de sûreté B commença à 11 h 26 et prit fin à 12 h 11. Là encore, l’avertissement de type ancien fut donné à M. Omar au début de l’interrogatoire.

32. Vers 12 h 15, un médecin fut appelé pour examiner M. Omar et il certifia que ce dernier était apte à être interrogé.

33. À 12 h 19, le solicitor de permanence fut contacté et prévenu que des interrogatoires de sûreté étaient en cours.

34. À 12 h 31 débuta l’interrogatoire de sûreté C. Cette fois, l’avertissement de type nouveau fut lu à M. Omar (paragraphe 184 ci‑dessous). L’interrogatoire prit fin à 13 h 17 et un repas chaud fut servi à M. Omar.

35. À 13 h 35 commença l’interrogatoire de sûreté D, une fois donné l’avertissement de type ancien. Il prit fin à 14 h 20.

36. Au cours de ces interrogatoires, M. Omar avait soit affirmé qu’il ne reconnaissait pas les autres suspects à partir des photos diffusées dans les médias, soit livré un récit erroné des circonstances dans lesquelles il avait fait connaissance avec certains d’eux. Il avait délibérément décrit de manière inexacte leur implication dans les événements du 21 juillet.

37. Parallèlement, à 14 h 15, le préposé aux gardes à vue avait contacté le solicitor de permanence, lequel avait indiqué qu’il arriverait au commissariat à 15 h 30. À 15 h 40, le solicitor se présenta au quartier de rétention et fut autorisé à consulter le registre de garde à vue.

38. À 16 h 8, M. Omar fut conduit dans une salle pour s’y entretenir avec le solicitor de permanence. Cette consultation fut interrompue à 16 h 15 pour un autre bref interrogatoire de sûreté, conduit en la présence du solicitor, qui commença à 16 h 19 et prit fin à 16 h 21.

b) M. Ibrahim

39. M. Ibrahim fut le deuxième suspect à être appréhendé. Il fut arrêté deux jours plus tard, le 29 juillet 2005 à 13 h 45, dans un appartement de l’ouest de Londres. M. Mohammed se trouvait également dans l’appartement.

40. M. Ibrahim se vit notifier l’avertissement de type nouveau (paragraphes 21 ci-dessus et 184 ci-dessous) et on lui fit revêtir une combinaison aux fins d’un examen par la police scientifique. On lui demanda s’il y avait sur les lieux un quelconque élément susceptible de présenter un danger pour autrui. Il répondit par la négative. On lui demanda aussi s’il y avait quelque part du matériel dont la police devait avoir connaissance et il répliqua que celle-ci connaissait le « 58 Curtis House » puisqu’elle s’y était déjà rendue. Il indiqua que l’autre homme que la police avait vu dans l’appartement de l’ouest de Londres s’appelait M. Mohammed et on lui demanda si cette personne détenait quelque chose qui fût susceptible de présenter un danger. Il répondit : « non, écoutez, j’ai vu ma photo et j’étais dans le bus mais je n’ai rien fait, je me trouvais simplement dans le bus ». On lui indiqua qu’il serait ultérieurement interrogé à ce sujet et que tout ce que la police voulait savoir, c’était s’il existait ailleurs quoi que ce fût qui fût de nature à présenter un danger. M. Ibrahim déclara : « écoutez, je sais que vous essayez de nous rattacher aux événements du 7 juillet. Je l’ai vu à la télévision. Nous n’avons rien à voir avec ça. Je ne connais pas ces gens. Je suis un musulman. Je ne peux pas mentir. D’accord, c’est bien moi qui me suis occupé du bus mais je n’ai rien à voir avec le 7 juillet. » Le policier rétorqua : « à ce stade, nous ne vous interrogerons sur aucun de ces points. »

41. M. Ibrahim arriva au commissariat de Paddington Green à 14 h 20. Il demanda l’assistance de la solicitor de permanence.

42. À 16 h 20, on lui rappela qu’il avait droit à une assistance juridique gratuite et il répliqua qu’il l’avait bien compris. La solicitor de permanence fut contactée à 16 h 42. À 17 heures, elle appela le commissariat et demanda à parler à M. Ibrahim. On lui répondit que ce dernier n’était pas disponible. La solicitor rappela vers 17 h 40 et fut prévenue que ses coordonnées seraient communiquées au policier responsable de l’enquête mais que les contacts téléphoniques étaient impossibles car aucune des salles prévues à cet effet n’était libre.

43. À 18 h 10, le commissaire MacBrayne ordonna qu’un interrogatoire de sûreté fût mené d’urgence et que M. Ibrahim fût détenu au secret. D’après le registre de garde à vue, le droit de ce dernier à une assistance juridique avait été retardé parce qu’il y avait de bonnes raisons de croire que reporter l’interrogatoire aurait constitué un risque immédiat de dommage pour les personnes ou de destruction de biens ou de dommages importants à des biens et qu’un entretien avec un défenseur aurait conduit à alerter les autres personnes soupçonnées d’avoir commis les mêmes infractions mais non encore arrêtées, ce qui aurait rendu plus difficile la prévention d’actes de terrorisme ainsi que l’arrestation, la poursuite et la condamnation des personnes impliquées dans des infractions en matière de terrorisme. Des motifs détaillés étaient exposés dans le registre :

« IBRAHIM est soupçonné d’avoir activé le détonateur d’un engin explosif artisanal dans le réseau de transport londonien le jeudi 21 juillet 2005, dans le cadre d’attentats prémédités simultanés auxquels sont mêlées au moins trois autres personnes ; je pense qu’il s’agissait d’un « attentat-suicide » et que les personnes impliquées avaient l’intention de se donner la mort et de causer une hécatombe parmi la population. Le nombre total de personnes impliquées n’est pas encore établi et il est possible que d’autres suspects soient toujours en liberté (...) [n]ous ignorons à ce stade quelle quantité d’explosifs a été fabriquée, s’il pourrait encore s’en trouver quelque part et où et s’ils sont entre les mains d’un ou de plusieurs individus qui risquent de perpétrer un autre attentat similaire.

Il est impératif à la protection de la sûreté publique de prendre toute mesure appropriée afin d’identifier, de localiser et d’incarcérer les autres suspects éventuels avant qu’ils ne cherchent à reproduire les attentats du 21 juillet. Il faut prendre toute mesure proportionnée pour incarcérer toutes les personnes mêlées à la perpétration, la préparation ou l’instigation d’actes de terrorisme dans cette affaire de manière à protéger le public et à prévenir les atteintes à la vie ainsi que les dommages importants aux biens. Attendre l’arrivée d’un solicitor et permettre une consultation avant interrogatoire préalablement à toute tentative d’établissement des éléments ci‑dessus NE FERA QUE retarder inutilement cette procédure d’interrogatoire. J’ai pris en compte les exigences de la loi de 1984 et les codes de pratique y associés et j’estime que cette façon de procéder est nécessaire et proportionnée. TOUT interrogatoire conduit avec Ibrahim en vertu de la présente autorisation devra cesser une fois disparu le risque pour la vie et pour la sûreté publique.

J’ai accordé cette autorisation en tenant compte des droits que M. Ibrahim tire de l’article 6 (...) et j’estime qu’elle est autant proportionnée que nécessaire à la protection des droits que l’article 2 garantit à la population en général. »

44. À 19 heures, une autre solicitor appela le commissariat et demanda à parler à « Ibrahim Muktar Said ». Elle fut informée qu’aucune personne de ce nom n’y était en garde à vue. À 19 h 45, une fois établi que M. Ibrahim se trouvait au commissariat, elle fut contactée et avertie qu’il était déjà représenté par la solicitor de permanence. Parallèlement, M. Ibrahim fut examiné par le spécialiste de médecine légale et un repas végétarien chaud lui fut servi.

45. À 19 h 58, M. Ibrahim fut sorti de sa cellule aux fins d’un interrogatoire de sûreté. Au début de cet interrogatoire, on lui notifia l’avertissement de type nouveau (paragraphes 21 ci-dessus et 184 ci‑dessous). Pendant l’interrogatoire, il lui fut donné lecture des notes prises par les policiers sur ce qu’il avait dit lors de son arrestation mais il refusa de faire la moindre observation et de les signer. M. Ibrahim fut prié de dire s’il conservait quelque part des matériaux tels que des explosifs ou des produits chimiques. Il déclara ignorer où des matériaux de ce type pouvaient être stockés et n’avoir aucune connaissance de projets d’attentats risquant de mettre en péril la population. Il dit à la police qu’il n’y connaissait rien en explosifs et qu’il n’avait de lien avec aucun groupe terroriste. Pressé par la police de dire s’il connaissait d’autres personnes, d’autres engins ou d’autres projets, il déclara n’avoir jamais manipulé d’explosifs et ne connaître personne qui le fasse. Lorsque la police insista encore pour savoir s’il y avait « quelque part quelque chose » susceptible de faire du mal à quelqu’un, il déclara que, s’il avait su quelque chose, il en aurait fait part à la police. Il répéta qu’il n’y connaissait rien en explosifs et qu’il ne connaissait personne qui aurait projeté de commettre des attentats-suicides ni personne qui manipulerait des explosifs, serait une menace pour la société ou projetterait de mener des activités terroristes. Il reconnut qu’il connaissait M. Omar, mais nia connaître les deux autres hommes liés aux événements du 21 juillet dont les photographies avaient été diffusées à la télévision. D’après lui, aucune de ses connaissances n’était impliquée dans ces événements. Il déclara que M. Mohammed n’était pas une personne capable de se livrer à de tels agissements. L’interrogatoire de sûreté prit fin à 20 h 35.

46. Parallèlement, à 20 heures, la seconde solicitor avait joint le préposé aux gardes à vue et il fut inscrit dans le registre de garde à vue que deux solicitors souhaitaient représenter M. Ibrahim, ce qui posait un problème. À 20 h 15, elle appela à nouveau pour demander à parler à ce dernier.

47. À 20 h 45, la solicitor de permanence arriva au commissariat. M. Ibrahim, qui dormait à ce moment-là, s’entretint avec elle à partir de 22 h 5. Environ une heure plus tard, il déclara que, à ce stade, il ne souhaitait pas faire appel à la seconde solicitor.

48. Au cours d’interrogatoires ultérieurement conduits en présence d’un solicitor alors qu’il était en garde à vue, M. Ibrahim ne fit aucun commentaire.

c) M. Mohammed

49. M. Mohammed fut le dernier des trois suspects à être appréhendé. Il fut arrêté puis informé de ses droits au moyen de l’avertissement de type nouveau (paragraphes 21 ci-dessus et 184 ci-dessous), le 29 juillet 2005 à 15 h 22 dans le même appartement de l’ouest de Londres que celui où M. Ibrahim avait été trouvé. Il lui fut demandé s’il y avait à l’intérieur de l’appartement quoi que ce fût pouvant blesser des policiers ou des membres de la population. Il répondit « non ».

50. M. Mohammed arriva au commissariat de Paddington Green à 16 h 29. À 16 h 39, il demanda l’assistance du solicitor de permanence, puis la procédure d’examen criminalistique débuta. À 17 h 5, le préposé aux gardes à vue demanda aux policiers en charge de lui dire si M. Mohammed allait être détenu au secret et, à 17 h 48, cette mesure fut autorisée.

51. Parallèlement, le commissaire MacBrayne autorisa un interrogatoire de sûreté. Il consigna par écrit les motifs du retardement de l’assistance juridique. Il indiqua que, selon lui, le report de l’interrogatoire aurait entraîné un risque immédiat de dommage pour les personnes ou de destruction de biens ou de dommages importants à des biens, aurait conduit à alerter les autres personnes soupçonnées d’avoir commis les mêmes infractions mais non encore arrêtées, ce qui aurait rendu plus difficile la prévention d’actes de terrorisme ou l’arrestation, la poursuite et la condamnation des personnes impliquées dans la perpétration, la préparation ou l’instigation d’actes de terrorisme. Les motifs détaillés exposés étaient pour l’essentiel identiques à ceux retenus dans le cas de M. Ibrahim (paragraphe 43 ci-dessus).

52. À 18 h 59, le préposé aux gardes à vue contacta le service des solicitors de permanence. À 19 h 16, l’examen criminalistique fut achevé et, à 19 h 19, M. Mohammed signa le registre de garde à vue, indiquant qu’il souhaitait s’entretenir avec un solicitor dès que possible. À 19 h 34, il fut informé qu’il serait détenu au secret et, peu après, il fut autorisé à retourner dans sa cellule pour prier.

53. Vers 20 heures, des solicitors de permanence se présentèrent à l’accueil du commissariat de Paddington Green.

54. À 20 h 14, l’interrogatoire de sûreté de M. Mohammed débuta en l’absence d’un solicitor. M. Mohammed se vit notifier l’avertissement de type nouveau (paragraphes 21 ci-dessus et 184 ci-dessous). Il fut informé qu’il était soupçonné d’avoir participé aux attentats du 21 juillet et que la police devait protéger la sécurité de ses agents et du public. C’est la raison pour laquelle les policiers lui dirent qu’ils avaient besoin de renseignements sur l’existence d’autres explosifs susceptibles, dans un proche avenir, de causer des dommages parmi la population et sur leurs détenteurs. M. Mohammed répondit qu’il n’avait rien à voir avec les événements du 21 juillet 2005 et qu’il en ignorait tout. Il affirma qu’il ne reconnaissait pas les personnes dont les photographies avaient été diffusées dans les médias et qui étaient présentées comme les auteurs présumés des attentats, et qu’il ne savait pas comment fabriquer les engins explosifs qui avaient été découverts. L’interrogatoire de sûreté prit fin huit minutes plus tard, à 20 h 22.

55. Les solicitors de permanence arrivèrent dans le quartier de rétention à 20 h 40 et s’entretinrent avec M. Mohammed à 21 h 45. Ce délai s’explique en partie par le fait que M. Mohammed avait demandé du temps pour prier et qu’on lui avait apporté un repas.

56. Deux jours plus tard, le 31 juillet 2005, M. Mohammed fut interrogé pour la seconde fois, cette fois en présence d’un solicitor. Au début de l’interrogatoire, ce dernier donna lecture de la déclaration suivante de M. Mohammed :

« Je ne suis pas un terroriste et je ne suis en rien lié à un quelconque acte de terrorisme et je ne l’ai jamais été, qu’il s’agisse en particulier des attentats du 21 juillet ou de ceux du 7 juillet 2005. »

57. Par la suite, M. Mohammed exerça son droit de garder le silence.

2. Le procès des trois premiers requérants

58. Les trois premiers requérants furent inculpés de complot d’assassinat. En septembre 2006, les exposés de leurs moyens de défense furent produits. Dans son exposé, M. Omar expliqua que, avec M. Ibrahim, il avait mis au point un plan prévoyant la construction d’un appareil imitant par son aspect extérieur un engin explosif mais spécialement conçu pour ne faire que du bruit. Il reconnut avoir participé à la construction des engins mis à feu le 21 juillet 2005 et être l’un des poseurs de bombes du métro.

59. Dans l’exposé de ses moyens de défense, M. Ibrahim reconnut qu’il avait une très bonne connaissance de la fabrication de peroxyde d’acétone et de peroxyde d’hydrogène concentré. Il admit qu’il avait acheté la plupart des composants des bombes, dont il déclara qu’elles avaient été conçues non pas pour exploser mais pour faire du bruit parce qu’il n’y avait pas assez de peroxyde d’acétone pour obtenir une détonation de la charge principale. Il relata une réunion tenue au 58 Curtis House avec MM. Omar, Mohammed et Osman le 19 juillet 2005 et expliqua que MM. Mohammed et Osman s’étaient vu remettre les composants destinés à la fabrication des bombes. Il affirma que la mise à feu par lui de l’engin dans le bus était accidentelle et qu’il n’avait pas pu le faire dans le métro parce qu’il y avait trop de monde et qu’il aurait peut-être eu du mal à s’échapper.

60. Dans l’exposé de ses moyens de défense, M. Mohammed reconnut être l’un des poseurs de bombes du métro. Il admit qu’il avait transporté l’engin mais affirma que c’était M. Ibrahim qui le lui avait remis, avec comme objectif de faire du bruit, et qu’il fallait laisser l’engin dans la rame de métro de façon à attirer le plus d’attention possible. Il déclara qu’il avait aidé à transporter une partie du peroxyde d’oxygène utilisé pour la fabrication des engins et que, le 21 juillet 2005, il l’avait mélangé avec de la farine et l’avait mis dans un récipient, avant d’ajouter des rondelles et des vis de métal.

61. Le procès des trois premiers requérants pour complot d’assassinat débuta le 15 janvier 2007 devant la Crown Court de Woolwich, composée du juge Fulford et d’un jury. Ils avaient pour coaccusés MM. Osman, Asiedu (paragraphe 15 ci-dessus) et Adel Yahya (accusé de complicité dans les principaux préparatifs des attentats). Ce procès dura sept mois.

62. Comme ils l’avaient indiqué dans l’exposé de leurs moyens de défense, les requérants soutinrent à leur procès que, s’ils étaient impliqués dans les événements du 21 juillet 2005 et s’ils avaient mis à feu les engins explosifs, leur action n’avait pas visé à tuer mais avait seulement constitué un canular élaboré destiné à protester contre la guerre en Irak. Les bombes auraient été conçues de manière à paraître réalistes et à faire du bruit lors de la mise à feu mais auraient délibérément comporté des défauts en sorte que la charge principale n’explose pas.

63. La principale question à trancher était celle de savoir si l’absence d’explosion des engins était le fruit d’un défaut de conception intentionnel (auquel cas les requérants ne pouvaient être reconnus coupables de complot d’assassinat) ou d’une erreur dans leur fabrication, comme le soutenait l’accusation. Cette dernière cherchait à s’appuyer sur les réponses apportées par les requérants lors de leurs interrogatoires de sûreté pour réfuter leur thèse, qui était que les événements du 21 juillet étaient censés être un canular.

a) L’admissibilité des déclarations faites lors des interrogatoires de sûreté

64. Les trois premiers requérants plaidèrent que l’admission des déclarations auxquelles ils s’étaient livrés lors de leurs interrogatoires de sûreté aurait des répercussions si négatives sur l’équité du procès qu’il fallait les exclure en application de l’article 78 de la loi de 1984 sur la police et les preuves en matière pénale (Police and Criminal Evidence Act 1984 – « la loi de 1984 » – paragraphe 201 ci‑dessous). Le conseil de M. Omar reconnut que la police avait eu de bonnes raisons de conduire les interrogatoires comme elle l’avait fait. Le conseil de M. Ibrahim soutint que l’avertissement de type nouveau renfermait un élément de coercition et que l’interrogatoire de sûreté avait outrepassé sa finalité sécuritaire. Le conseil de M. Mohammed estima que les motifs de la décision de soumettre ce dernier à un interrogatoire de sûreté ne pouvaient passer pour raisonnables compte tenu du caractère fondamental du droit à un défenseur. Il contesta l’urgence même de l’interrogatoire de sûreté de son client et considéra que, de par l’objet des questions posées, l’interrogatoire était allé au-delà de ce qui était nécessaire au maintien de la sécurité publique.

65. Une audience de « voir dire » (c’est-à-dire un « procès dans le procès » visant à statuer sur l’admissibilité de preuves) fut conduite. M. Omar n’ayant pas contesté la légalité des interrogatoires de sûreté ni la manière dont ils avaient été menés, l’accusation n’avait pas à faire entendre des témoins à ce sujet. Tous les éléments se rapportant à ses interrogatoires de sûreté, et en particulier la teneur des déclarations faites par lui dans ce cadre, furent admis en l’état. Il en alla de même de la déposition du commissaire McKenna, responsable de l’enquête, ainsi que des éléments pertinents tirés des registres de garde à vue. Furent notamment appelés à la barre pour témoigner le commissaire MacBrayne, les policiers chargés des interrogatoires et le geôlier du commissariat de Paddington Green. Le juge entendit également les conseils en leurs plaidoiries.

66. Le témoignage du commissaire McKenna fut livré par le biais d’une déposition faite par lui le 5 octobre 2006 et qui indiquait ceci :

« Dans les heures qui suivirent l’incident du 21 juillet, l’enquête a permis de découvrir l’identité possible de trois des quatre principaux suspects. Elle devint plus complexe au cours des premiers jours à cause d’un certain nombre de complications, dont la découverte par un simple particulier, le samedi 23 juillet, d’un autre engin explosif artisanal apparemment abandonné (...), ce qui indiquait qu’il y avait peut-être un cinquième suspect jusque-là inconnu. On découvrit à Enfield un local qui avait un lien avec deux des suspects alors connus. Une grosse quantité de produits chimiques précurseurs fut découverte à proximité de ce local. La quantité de ces produits apparaissait bien supérieure à celle nécessaire à la fabrication des engins artisanaux utilisés lors des attentats du 21 juillet. Il est apparu que, après cette date, d’autres personnes, non identifiées, avaient prêté une aide considérable aux personnes soupçonnées d’avoir perpétré ces attentats.

Tous les éléments ci-dessus eurent pour conséquence que la priorité absolue de l’enquête était d’identifier et de localiser toutes les personnes impliquées dans les événements du 21 juillet. Il existait une crainte très réelle qu’un autre attentat fût perpétré, que ce soit par les auteurs des attentats du 21 juillet ou par d’autres personnes agissant séparément, mais sous le contrôle des mêmes personnes, ou de concert avec lesdits auteurs. »

67. À la barre, le commissaire MacBrayne déclara qu’il avait autorisé le retardement de l’assistance juridique de M. Ibrahim tout en sachant que des solicitors avaient déjà pris contact avec le quartier de rétention. Il dit qu’il avait adopté cette décision en tenant compte de la durée éventuelle d’une consultation mais sans avoir forcément songé à la possibilité d’une conférence téléphonique. Quant au laps de temps écoulé entre le moment où l’interrogatoire de sûreté de M. Ibrahim avait été autorisé et le début de celui-ci, il expliqua que les policiers avaient toute latitude pour décider quand devait commencer un interrogatoire. Il précisa que, dès lors qu’il avait autorisé un interrogatoire d’urgence, il n’était pas réaliste au vu des circonstances d’attendre de lui qu’il revînt constamment sur cette question et qu’il dît quand l’interrogatoire devait commencer, et que cela relevait des policiers présents. Il reconnut qu’il aurait peut-être été possible que M. Ibrahim s’entretînt avec des solicitors avant le début de son interrogatoire de sûreté mais ajouta que, selon son expérience, de tels entretiens pouvaient durer extrêmement longtemps. Il admit qu’il était possible de prévoir l’interruption d’un entretien avec un défenseur ou d’en limiter la durée. Pour ce qui est de l’interrogatoire de sûreté de M. Mohammed, il déclara que la nécessité de questionner ce dernier s’imposait tout autant au début de l’interrogatoire qu’au moment où celui‑ci avait été autorisé. Il expliqua qu’il avait donné aux policiers présents au commissariat les moyens de décider à quel moment précis les interrogatoires devaient avoir lieu.

68. Dans sa longue décision concernant le voir dire, le juge conclut à l’admissibilité des déclarations faites lors des interrogatoires de sûreté. Il évoqua tout d’abord l’explication donnée par le commissaire McKenna quant à la situation à laquelle celui-ci était confronté (paragraphe 66 ci‑dessus). Il fit également mention des installations disponibles dans le quartier de rétention du commissariat de Paddington Green, où les requérants avaient été conduits après leur arrestation et où les interrogatoires de sûreté avaient eu lieu. Il indiqua que toutes les installations de ce quartier étaient consacrées à l’enquête sur les tentatives d’attentat. Il précisa qu’il y avait vingt-deux cellules, des salles pour pratiquer les examens médicaux et criminalistiques et quatre salles pour les consultations entre les suspects et leurs solicitors. Il signala toutefois qu’au moment où avaient été conduits les interrogations de sûreté de MM. Ibrahim et Mohammed, dix-huit personnes soupçonnées d’infractions liées au terrorisme étaient en garde à vue au commissariat.

69. Le juge examina minutieusement les circonstances relatives à l’arrestation et aux interrogatoires de sûreté de chacun des requérants. Se penchant tout d’abord sur le cas de M. Omar, il releva que le conseil de ce dernier n’avait pas plaidé que ces interrogatoires étaient oppressifs mais que, au contraire, il avait reconnu qu’ils étaient nécessaires et qu’ils avaient été conduits régulièrement. Et d’ajouter :

« 30. Sur toutes ces questions importantes, il est admis que, dès le début, Omar n’a pas dit la vérité au cours de ces interrogatoires et qu’il n’a ainsi en aucune manière aidé les policiers à protéger la sécurité publique. C’est même tout le contraire (...) »

70. Le juge observa que, dans ses réponses aux questions qui avaient pour la finalité la protection de la population, M. Omar avait spontanément livré une très grande quantité d’informations trompeuses. Il nota qu’à aucun moment M. Omar ne s’était accusé lui-même mais qu’il avait plutôt raconté de nombreux mensonges afin de se disculper. Il releva que les policiers s’étaient focalisés sur les sujets susceptibles de leur permettre de recueillir des informations utiles à la localisation par eux des personnes ou des objets risquant de présenter un danger pour la population. Il constata que, malgré la longueur des interrogatoires, le conseil de la défense n’avait nullement soutenu que la police eût été au‑delà de ce qui était nécessaire, et qu’il était admis que les interrogatoires avaient été axés sur des thèmes en rapport avec la sécurité publique.

71. S’agissant de M. Ibrahim, le juge réexamina en détail les circonstances de son arrestation et de son interrogatoire, puis dit ceci :

48. (...) Il y avait 18 détenus, tous arrêtés parce qu’ils étaient soupçonnés d’être mêlés aux événements du 21 juillet. (...) [G]lobalement, on peut dire que le commissariat débordait d’activité, et je reconnais sans hésitation qu’il n’aurait été guère réaliste de permettre la tenue d’une conversation téléphonique entre Ibrahim et [la solicitor de permanence] les deux fois où celle-ci a téléphoné. (...) Naturellement, les sergents préposés aux gardes à vue donnent la priorité aux entretiens « en tête‑à‑tête » (...) et il n’aurait pas été réaliste de libérer une salle dotée d’une prise téléphonique pour des conversations téléphoniques avec les avocats. [Le sergent préposé aux gardes à vue] a toutefois reconnu qu’il y avait eu un problème de communication parce que les agents chargés des interrogatoires n’avaient pas été prévenus que [la solicitor de permanence] cherchait à joindre Ibrahim au téléphone. »

72. Le juge releva que la police avait abordé sous plusieurs angles différents la question de savoir s’il existait des éléments non découverts mais que, à chaque fois, M. Ibrahim avait affirmé tout ignorer de projets d’attentats futurs ou d’explosifs cachés.

73. Le juge examina ensuite les circonstances de l’arrestation de M. Mohammed et de son interrogatoire par la police. Sur le laps de temps écoulé entre l’arrivée de ce dernier au commissariat et le début de son interrogatoire de sûreté, il se reporta à la déposition du commissaire MacBrayne (paragraphe 67 ci-dessus).

74. Le juge évoqua ensuite le cadre légal régissant l’assistance juridique des personnes détenues en application de la législation sur le terrorisme (paragraphes 188-190 et 193-198 ci-dessous), dont il ressortait clairement selon lui que, lorsqu’un suspect était interrogé en l’absence d’un avocat, l’avertissement de type ancien devait être notifié parce que l’article 34(2A) de la loi de 1994 sur la justice pénale et l’ordre public (Criminal Justice and Public Order Act 1994) interdisait de tirer des conclusions négatives du silence d’un suspect n’ayant pas bénéficié d’une telle assistance (paragraphe 195 ci-dessous). Il n’y vit pas pour autant un obstacle à l’admission comme preuves d’éléments évoqués par un suspect lors de son interrogatoire, dont des mensonges qu’il aurait proférés. Il indiqua que le jury serait prévenu, premièrement, que, contrairement à ce que disait l’avertissement de type nouveau qui avait parfois été donné, aucune conclusion négative ne pouvait être tirée du défaut de mention par les requérants lors de leurs interrogatoires de faits ultérieurement invoqués par eux au cours de leur procès et, deuxièmement, que les jurés devaient tenir compte de ce que, dans certains cas, ce n’était pas le bon avertissement qui avait été notifié.

75. Il passa ensuite en revue la jurisprudence interne de la Cour en matière d’assistance juridique et de droit de garder le silence, notamment les arrêts John Murray c. Royaume-Uni, 8 février 1996, Recueil des arrêts et décisions 1996‑I, Condron c. Royaume-Uni, no 35718/97, § 60, CEDH 2000‑V, Magee c. Royaume-Uni, no 28135/95, CEDH 2000‑VI, et Averill c. Royaume-Uni, no 36408/97, CEDH 2000‑VI. Il poursuivit :

« 129. À mes yeux, il convient de tirer les conclusions suivantes de ces arrêts de la CEDH. Premièrement, l’assistance juridique peut être retardée pour des raisons valables aux premiers stades des interrogatoires, pourvu que les conditions dans lesquelles ceux-ci se déroulent ne soient pas trop coercitives (Magee) et que la durée d’un tel retardement ne soit pas excessive (Murray). De plus, le fait qu’un suspect ait été interrogé sans avoir bénéficié d’une assistance juridique et après avoir eu lecture de l’avertissement de type nouveau n’est pas déterminant pour conclure à l’existence ou non d’une violation de l’article 6 [de la Convention] (Averill). Le juge doit plutôt tenir compte des circonstances dans leur globalité et de l’utilisation qui est faite de l’élément de preuve (ainsi que des conclusions négatives qui ont pu en être tirées). Ainsi, dès lors que, au vu des circonstances, il n’y a pas eu d’atteinte irrémédiable aux droits de la défense, tout dépendra des instructions reçues par le jury quant à la manière d’apprécier le silence ou les propos d’un suspect eu égard à ces circonstances. Comme la Cour l’a clairement indiqué dans son arrêt Averill, une grande prudence s’impose lorsque l’on attache de l’importance à la manière dont répond – ou comme ici ne répond pas – aux questions qui lui sont posées une personne arrêtée en rapport avec une grave infraction pénale et n’ayant pas bénéficié d’une assistance juridique au cours des premiers stades de son interrogatoire. La nécessité de faire preuve de prudence ne disparaît pas pour la seule raison que l’accusé est finalement autorisé à voir son solicitor et refuse ensuite de répondre aux questions. Le jury doit être invité avec fermeté et soin à prendre en considération toutes les circonstances pertinentes ; il doit avoir écarté toutes les explications raisonnables (« innocentes ») au silence gardé par l’accusé ou à ses déclarations avant de songer à retenir ces éléments contre lui, et il doit être prévenu qu’il ne doit pas accorder à ceux-ci une importance disproportionnée. »

76. Le juge considéra que le code de pratique applicable (paragraphes 181-185 ci-dessous) et l’avertissement avaient principalement pour but d’informer l’accusé de son droit de ne pas contribuer à sa propre incrimination (pour ce qui est tant de l’avertissement de type ancien que de l’avertissement de type nouveau) et de le prévenir des conséquences s’il décidait de répondre aux questions (pour ce qui est de l’un comme de l’autre des avertissements) ainsi que du préjudice qui pourrait résulter pour lui s’il venait à occulter des éléments de sa stratégie de défense sur lesquels il s’appuierait ultérieurement au procès (avertissement de type nouveau). Il ajouta que ni le code ni l’avertissement ne visaient à protéger un suspect qui mentirait. Il expliqua :

« 134. (...) Si je reconnais que l’accusé peut tirer profit de l’avis d’un solicitor qui lui rappellerait son devoir moral de dire la vérité, j’estime non valable l’argument consistant à dire que le procès-verbal d’un interrogatoire serait ipso facto inadmissible au motif que le suspect n’avait pas eu le bénéfice d’une consultation avec un solicitor, écarté pour des motifs valables, qui aurait pu lui dire qu’il ne devait pas induire la police en erreur. Deuxièmement (...), nul ne peut soutenir que le recours à l’avertissement de type nouveau ait incité l’un quelconque de ces trois accusés à révéler des éléments de leur défense afin que l’on ne puisse pas tirer de conclusion négative au cours de leur procès. Au lieu de cela, ils ont menti. »

77. Le juge conclut que, bien qu’il eût accordé du poids à l’absence d’un solicitor lors des interrogatoires de sûreté et à la lecture du mauvais avertissement, il n’y avait eu ni manque notable d’équité ni atteinte substantielle au droit à un procès équitable dans le chef des requérants. Il examina ensuite chacune des procédures dirigées contre les trois requérants.

78. En ce qui concerne M. Omar, le juge constata que, parmi ceux qui avaient mis à feu les engins, il était le premier à avoir été incarcéré et qu’il était donc une personne qui intéressait les enquêteurs au plus haut point. Il nota que les interrogatoires de sûreté avaient été promptement menés et que, dès qu’ils avaient pris fin, M. Omar avait pu voir un solicitor. Il estima que ces interrogatoires n’avaient été ni coercitifs ni oppressifs, comme l’avait admis le conseil de M. Omar. Même si la défense n’avait pas expressément abordé ce point, il observa en outre que la durée globale des interrogatoires ne pouvait légitimement être critiquée : au cours de ses interrogatoires, M. Omar avait dit aux policiers qu’il n’était pas mêlé aux infractions alléguées, or il était apparu au fur et à mesure des questions qu’il connaissait certaines des personnes impliquées et qu’il détenait des informations sur certains événements. Le juge poursuivit :

« 141. (...) La durée des interrogatoires de ce type – courte, longue ou intermédiaire – dépend de l’ensemble des circonstances. L’objet des questions étant vital – la nécessité de préserver la vie et l’intégrité physique de chacun et de prévenir de graves dommages aux biens –, la police était habilitée à poser ses questions de manière insistante et approfondie, comme dans tout interrogatoire classique, l’expérience ayant montré depuis longtemps que, même lorsque la personne interrogée commence parfois par donner une réponse inutile, un interrogatoire systématique mais légitime peut permettre de mettre au jour un détail qu’elle était au début peu désireuse ou incapable de livrer. Ces échanges sont souvent spontanés et, bien que la raison justifiant le questionnement doive se limiter au maintien de la sûreté publique, l’objet des questions peut par la force des choses comprendre des éléments a priori sans rapport, de manière à permettre aux agents d’aborder telle ou telle question « sécuritaire » par divers biais. » (Les caractères gras sont d’origine.)

79. Le juge estima que, si le code de pratique avait été méconnu par la lecture de l’avertissement de type nouveau au début de l’interrogatoire de sûreté C (paragraphe 34 ci-dessus), l’attitude de M. Omar à l’égard des questions posées n’avait pas changé pour autant. Il constata que ce dernier avait continué à mentir, dans le droit fil de ce qu’il avait déclaré au cours des interrogatoires de sûreté A et B, au début desquels on lui avait lu le bon avertissement (paragraphes 30-31 ci-dessus). Il conclut donc que l’avertissement de type nouveau n’avait pas conduit M. Omar à témoigner contre lui-même.

80. Concernant M. Ibrahim, le juge rappela que, à l’arrivée de ce dernier au commissariat de Paddington Green, dix-huit suspects étaient incarcérés dans le quartier de rétention, tous sur la base de dispositions en matière de lutte contre le terrorisme et en rapport avec les éléments du 21 juillet (paragraphe 71 ci-dessus). Et de poursuivre :

« 143. (...) Pour la police, il s’agissait de circonstances uniques et extrêmement difficiles. Elle devait veiller à ce qu’il n’y eût ni contact ni communication entre les suspects et, pour ceux qui – comme Ibrahim – étaient susceptibles de livrer des « preuves scientifiques », des procédures minutieuses étaient suivies de manière à éviter la perte ou la contamination de ces éléments. Ibrahim était arrivé à Paddington Green revêtu de vêtements spéciaux et la procédure d’enregistrement n’avait pris fin qu’entre 16 h 12 et 16 h 20. Il aurait été irréaliste qu’il s’entretînt avec un solicitor dans l’intervalle. Lorsque la solicitor de permanence téléphona, d’abord à 17 heures puis à 17 h 40, aucune des deux salles dotées d’une prise téléphonique appropriée n’était disponible. La décision de tenir un interrogatoire de sûreté fut consignée dans le registre de garde à vue à 18 h 10 et Ibrahim fut sorti de sa cellule aux fins de cet entretien à 19 h 58. Au vu du dossier, il y a clairement eu un problème de communication en ce que les agents chargés de l’enquête et de l’interrogatoire (...) n’avaient pas été prévenus que [la solicitor de permanence] cherchait à parler à Ibrahim depuis 17 heures. De plus, M. MacBrayne avait décidé de ne pas reporter l’interrogatoire pour permettre à un solicitor de se rendre au commissariat et de s’entretenir en tête-à-tête avec l’intéressé préalablement à tout interrogatoire en raison du temps qu’aurait pu prendre un tel entretien. Hormis le risque de retarder l’interrogatoire, M. MacBrayne n’était pas opposé par principe à ce qu’Ibrahim vît un défenseur avant l’interrogatoire de sûreté.

144. Certes, les policiers auraient pu limiter dans le temps les consultations juridiques au commissariat – une possibilité non envisagée par M. MacBrayne – mais je suis persuadé que la décision de tenir un interrogatoire de sûreté sans attendre l’arrivée de [la solicitor de permanence] au commissariat de Paddington Green était tout à fait défendable. En pareilles circonstances, il était impossible de dispenser des conseils adéquats en quelques minutes ; en effet, pour qu’un entretien avec une solicitor à peine saisie du dossier eût pu avoir une quelconque utilité réelle, il aurait fallu qu’il eût une durée non négligeable. Je reconnais que [la solicitor de permanence], dont le bureau se trouvait à seulement un peu plus de [3 km] du commissariat, aurait pu arriver sans tarder et qu’en théorie un entretien en tête-à-tête aurait matériellement pu être organisé entre 18 h 10 et 19 h 58. Cependant, la pression sous laquelle les policiers opéraient était exceptionnelle ; on ne savait pas exactement quand chacun des dix-huit suspects allait être interrogé puisque les installations étaient saturées ; les quatre salles de conférence disponibles pour les entretiens entre les solicitors et leurs clients étaient très demandées ; et, au vu de l’ensemble des circonstances, il était tout à fait compréhensible qu’aucun policier n’eût été conscient qu’il y avait suffisamment de temps pour demander [à la solicitor de permanence] de s’entretenir avec M. Ibrahim avant le début de son interrogatoire de sûreté. M. MacBrayne a autorisé à 18 h 10 un interrogatoire de sûreté et je ne pense pas que le retard imprévu pris par les préparatifs de cet interrogatoire, qui n’a commencé qu’à 19 h 58, constitue, au vu de ces faits, une violation du droit d’Ibrahim à consulter un solicitor « dès que raisonnablement possible au vu des circonstances ». Il n’y avait rien de déraisonnable, vu ce qui s’était passé au cours de cette journée tout à fait inhabituelle, à n’avoir pu organiser un entretien en tête-à-tête pendant ce laps de temps de moins de deux heures, ni même pendant la période plus longue consécutive au premier appel téléphonique de la solicitor de permanence. Ces droits s’apprécient non pas isolément mais à la lumière des circonstances du moment. »

81. Le juge estima cependant qu’il aurait dû être possible, entre 17 heures et 19 h 58, de faire en sorte que la solicitor de permanence pût s’entretenir avec M. Ibrahim par téléphone et il en conclut que, dans cette faible mesure, ce dernier s’était vu à tort refuser une assistance juridique téléphonique. Il ne vit toutefois dans cette erreur aucune violation matérielle des droits de la défense, relevant ceci :

« 145. (...) [C]ette atteinte aux droits de M. Ibrahim n’a guère de portée : il aurait été impossible pour [la solicitor de permanence], dans un premier entretien téléphonique avec lui, de livrer des conseils détaillés et avisés au vu des circonstances, et elle aurait été incapable de fournir une assistance réelle quant à la décision qu’il devait prendre. Bien que pour ce suspect le choix fût clair, il aurait fallu que [la solicitor de permanence] prît connaissance de l’ensemble du contexte avant de pouvoir prodiguer des conseils susceptibles d’être utiles à Ibrahim dans les choix qui s’offraient à lui. Elle aurait pu lui expliquer ses droits mais, hormis les problèmes posés par l’usage à tort de l’avertissement de type nouveau, ses droits fondamentaux lui avaient d’ores et déjà bien été précisés : il avait le droit à une assistance juridique (laquelle avait été retardée pour des raisons de sûreté publique) ; il avait le droit de garder le silence, et tout ce qu’il dirait pourrait être retenu comme preuve contre lui. Rien n’indique qu’il n’ait pas compris ces points assez simples. »

82. Le juge fit remarquer de nouveau que, si l’usage de l’avertissement de type nouveau au début de l’interrogatoire de sûreté était une erreur, celle‑ci était vénielle et constituait un oubli tout à fait compréhensible de la part des policiers qui avaient mené l’interrogatoire, vu la pression exceptionnelle qui pesait sur eux. Pour les raisons déjà évoquées (paragraphe 78 ci-dessus), il rejeta la thèse selon laquelle, dans un interrogatoire de sûreté, dès lors que la personne interrogée a répondu à une question donnée, les policiers doivent cesser d’explorer celle-ci plus avant. Il estima que des policiers qui se comporteraient ainsi pourraient passer pour manquer à leurs devoirs. Il considéra que, du moment que l’interrogatoire était régulier et axé sur des questions de sécurité, les policiers étaient en droit de les poser de manière insistante et approfondie, de façon à mettre au jour toute information utile à la protection de la population. Il dit que les policiers n’étaient pas censés croire et accepter tout ce que racontait le détenu et que s’enquérir sur son mobile et sa position à l’égard du terrorisme pouvait être extrêmement important pour déterminer s’il subsistait ou non un danger pour le public. Il constata que les interrogatoires de sûreté de M. Ibrahim avaient été brefs, que rien n’indiquait qu’ils eussent été menés de manière coercitive, que les questions n’avaient pas outrepassé ce qu’il était légitime de demander dans le cadre d’un interrogatoire visant à protéger la sécurité publique et que M. Ibrahim avait vu un défenseur environ sept heures et demie après sa première demande en ce sens. Il constata enfin que M. Ibrahim avait concédé que la conversation qui avait eu lieu au moment de son arrestation était admissible (paragraphe 40 ci-dessus), bien que la teneur en fût controversée.

83. Pour ce qui est de M. Mohammed, le juge écarta la thèse de l’absence de justification objective d’un interrogatoire de sûreté. Il était convaincu que l’entretien qui avait été conduit l’avait été de bonne foi et que les policiers étaient fondés à conclure que l’unique question posée à cet individu lors de son arrestation ne permettait pas de faire suffisamment la lumière sur les éventuels dangers. Il souligna une nouvelle fois le risque considérable que des explosifs en circulation et des poseurs de bombes en liberté faisaient courir au public et conclut qu’il était « tout à fait justifié » de tenir un interrogatoire de sûreté sans attendre que M. Mohammed ait pu voir un solicitor. Il répéta qu’il aurait très vraisemblablement fallu beaucoup de temps à des solicitors à peine saisis du dossier pour prodiguer à ce stade des conseils appropriés.

84. Le juge constata que l’accès de M. Mohammed à l’assistance juridique avait été retardé pendant environ quatre heures, sur lesquelles huit minutes avaient été consacrées aux interrogatoires. Il estima que rien n’indiquait que ceux-ci eussent été conduits dans un contexte coercitif. Hormis la tenue de l’interrogatoire elle-même et le libellé de l’avertissement de type nouveau, aucun élément ne permettait selon lui de prouver l’existence d’une quelconque pression. Le juge constata que la position adoptée par M. Mohammed pendant ses interrogatoires était qu’il n’était en rien mêlé aux événements du 21 juillet et il releva que, même si les policiers avaient fait preuve d’insistance à ce sujet pendant une durée brève et tout à fait raisonnable, il avait résolument maintenu qu’il n’avait aucun renseignement utile à livrer. Le juge se dit convaincu que, loin d’avoir outrepassé les limites ou la finalité légitimes d’un interrogatoire de sûreté, ce bref interrogatoire avait au contraire été ciblé et approprié.

85. Quant à l’équité de la procédure, à la lumière de son analyse des éléments de fait, le juge cita tout d’abord des passages de décisions de la Chambre des lords où ceux-ci évoquaient la « triangulation des intérêts » à opérer, c’est-à-dire la prise en compte de la situation de l’accusé, de celle des victimes et de leurs familles ainsi que de celle du public. Il cita également des extraits dans lesquels la Chambre des lords avait dit qu’il ne fallait pas voir dans les droits individuels des droits à exercer dans le vide et que l’article 6 de la Convention n’avait pas pour finalité de rendre concrètement impossible la traduction en justice de personnes accusées d’avoir commis des crimes. Il poursuivit :

« 158. Ces passages, à mon sens, mettent en lumière un aspect essentiel du mode de raisonnement que doit suivre un tribunal saisi de demandes tendant à l’exclusion d’éléments de preuve pour des raisons de manque d’équité. Tout procès doit être équitable, et les juges sont tenus de veiller à ce que la procédure ne soit pas fragilisée par l’admission d’éléments qui heurteraient ce principe. Toutefois, les éléments que l’accusé cherche à exclure ne doivent pas être considérés isolément et il ne faudrait pas que nous appliquions une formule rigide qui ne ferait aucun cas de la réalité de leur contexte. Dans le cadre de ces demandes, nous sommes appelés à exercer notre pouvoir d’appréciation, ce que nous ne pouvons normalement faire que si toutes les circonstances pertinentes sont prises en considération. Le résultat n’est pas connu d’avance, et l’issue de chaque cas dépend de l’application des principes pertinents aux circonstances particulières de l’espèce. »

86. Le juge souligna que le droit à un défenseur était reconnu en droit interne et en droit européen comme une garantie importante dont un accusé ne pouvait être privé qu’à titre exceptionnel. Il ajouta que, dès lors qu’un accusé ayant sollicité un représentant en justice était interrogé avant d’avoir pu consulter celui-ci, le tribunal devait procéder à un examen méticuleux des circonstances.

87. Le juge estima que la thèse selon laquelle les requérants, lorsqu’ils avaient été invités à participer aux interrogatoires de sûreté, étaient placés devant un difficile dilemme, appelait une analyse minutieuse. Il conclut cependant que les deux termes de l’alternative n’étaient ni contraires ni contradictoires. Il dit que les trois requérants étaient confrontés à un « choix délicat mais clair » : ils pouvaient soit aider la police en sachant que ce qu’ils diraient pourrait être retenu contre eux, soit se protéger et garder le silence. Il constata qu’ils avaient été prévenus que la non-divulgation d’éléments de leur défense qui seraient invoqués pendant leur procès pouvait être retenue contre eux. Et de poursuivre :

« 161. (...) Ce qui ne fait aucun doute, c’est que les accusés n’ont pas été trompés ni induits en erreur quant à la finalité des interrogatoires, aux éventuelles conséquences du fait de répondre aux questions ou aux risques que pouvait entraîner la non‑divulgation d’éléments de leur défense : ces points ont été expliqués dans un langage clair et nul ne soutient que l’un d’eux n’ait pas compris ce qui lui avait été dit (...) La différence dans le libellé de l’avertissement donné à [M. Omar] pendant l’interrogatoire C semble être passée inaperçue ; à l’évidence, rien n’a été dit qui permette d’affirmer qu’une confusion ou des pressions quelconques en aient résulté. En bref, ils ont été prévenus que tout ce qu’ils diraient pourrait être retenu comme preuve à charge (...) »

88. Le juge releva que les questions posées au cours des interrogatoires étaient axées sur la construction et la mise à feu des engins, ce que les trois requérants avaient désormais admis avoir fait. Il estima donc qu’ils n’étaient pas confrontés à un cruel dilemme : il leur avait fallu décider à ce stade des événements en cours s’il fallait faire primer leurs intérêts personnels ou l’intérêt général. Il souligna également que la ligne de défense que les requérants avaient choisi de ne pas divulguer à ce stade – ce qu’ils disaient désormais être la vérité dans leurs moyens de défense – touchait directement à des questions de sûreté publique et était facile à exposer. Il dit que cette ligne ne nécessitait pas une compréhension détaillée du droit pénal ni une explication factuelle compliquée mais qu’elle pouvait facilement se résumer en un mot : « canular ». Il reconnut qu’un suspect avait parfois besoin de l’assistance d’un avocat pour élaborer et exposer des moyens de défense complexes mais considéra que tel n’était pas le cas en l’espèce. Il ajouta :

« 161. (...) La thèse des accusés sur cette question serait plus crédible s’ils avaient répondu aux questions posées d’une façon dont on puisse dire au moins de manière défendable qu’elle visait à aider la police et qui, du même coup, les aurait incriminés. Or nul ne conteste que, au cours des interrogatoires de sûreté, ils ont soit menti soit omis de révéler ce qu’ils savaient : au lieu de livrer des éléments à charge, ils ont fourni de fausses explications pour se disculper. Après avoir été prévenus que tout ce qu’ils diraient pourrait être retenu comme preuve, ils ont choisi de ne pas dire la vérité à la police (...) »

89. Le juge ne vit non plus aucune incitation inacceptable dans l’invitation à coopérer dans les démarches visant à protéger la population. Enfin, il conclut des éléments produits pendant le voir dire que la lecture de l’avertissement de type nouveau n’avait pas poussé les suspects à révéler un quelconque élément de leurs différents moyens de défense et qu’ils n’étaient pas fondés à soutenir qu’ils avaient été indûment conduits à révéler leurs « vrais » arguments.

90. Le juge souligna de nouveau ceci :

« 162. Ce qui s’est produit à Londres en juillet 2005 était tout à fait exceptionnel ; d’ailleurs, dans la vie de notre pays, jamais depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale notre capitale n’avait connu une telle menace. Lorsque les enquêteurs ont émis l’hypothèse d’un lien entre les événements du 7 juillet et ceux du 21 juillet, ils ont tout de suite redouté que le Royaume-Uni ne fût la cible de ce qui risquait de devenir une vague d’attentats terroristes. De nombreuses personnes étaient décédées le 7 juillet et beaucoup d’autres avaient été blessées dans de terribles circonstances et, exactement quinze jours après, c’est apparemment un heureux hasard qui a permis d’éviter une nouvelle tragédie. Les auteurs des attentats du 7 juillet étaient morts et la police ne disposait que de renseignements incomplets à leur sujet ; lorsque les engins ont été mis à feu le 21 juillet, elle n’avait aucun moyen de savoir si d’autres engins n’allaient pas encore l’être dans un avenir proche ; et les agents chargés de la protection de la population avaient pour priorité absolue de retrouver et de désamorcer toute autre bombe et d’arrêter d’éventuels conspirateurs toujours en liberté. »

91. Le juge releva que, en général, le terrorisme avait notamment pour but de semer le chaos et la panique et de perturber le bon fonctionnement de la vie en société. Il dit que les malfaiteurs avaient sans aucun doute cherché à ce que des faits de cette nature contraignent les services d’urgence et les services répressifs à opérer dans un contexte particulièrement difficile. Il estima d’ailleurs que, les accusés n’ayant produit aucun élément en sens contraire, on pouvait légitimement déduire qu’ils avaient prévu de faire peser une pression considérable sur le fonctionnement normal et légitime des procédures administratives dans de multiples domaines, voire de provoquer leur effondrement, portant ainsi à son maximum l’effet de leur action terroriste. Selon lui, cette conclusion valait tout autant que les engins eussent eu pour finalité de tuer et de mutiler ou de servir de canular en ne produisant qu’une mise à feu sans explosion. Le juge conclut que le recours par la police à des interrogatoires de sûreté, les retards dans l’assistance juridique et les erreurs dans la lecture des avertissements étaient « une conséquence directe et prévisible des agissements délibérés des accusés ».

92. Dans la conclusion de sa décision le juge releva que, de leur propre aveu, les requérants étaient à l’origine du contexte tout à fait exceptionnel et difficile dans lequel la police était contrainte d’opérer et qui avait conduit à la nécessité de tenir des interrogatoires de sûreté. Il ajouta que, au lieu d’aider la police à évaluer s’il subsistait ou non un risque et, si oui, à en apprécier l’ampleur, les requérants avaient admis avoir saisi cette occasion pour proférer toute une série de mensonges totalement trompeurs afin de se disculper. Nul ne soutenait, constata-t-il, qu’ils n’avaient pas compris qu’ils avaient le droit de garder le silence ni qu’ils n’étaient pas aptes à être interrogés.

93. Le juge exposa en détail le raisonnement adopté par lui dans l’exercice de son pouvoir d’exclure ou non des éléments de preuve. Il indiqua en particulier qu’il avait accordé tout son poids au principe selon lequel l’assistance juridique avant et pendant un interrogatoire était l’un des droits les plus fondamentaux qui ne devait être écarté que pour des motifs légitimes dans des cas particuliers. Il dit avoir considéré la nécessité pour la Crown Court de tenir compte de ce que la police devait disposer de tous les mécanismes nécessaires et de toutes les ressources disponibles pour lui permettre d’enquêter efficacement sur toutes les infractions graves. Il précisa que, néanmoins, la police n’était pas censée prévoir tout type d’événement exceptionnel et s’y préparer, surtout si la catastrophe en question ne s’était jamais produite auparavant. Il ajouta que, aux fins de statuer sur l’admissibilité des déclarations, la Crown Court était tout à fait en droit de mettre dans la balance le fait qu’il avait été nécessaire de conduire les interrogatoires et que la situation à l’origine du refus d’assistance juridique était la conséquence directe des agissements délibérés des requérants.

94. Le juge dit qu’il avait tenu compte aussi de ce que le contexte dans lequel les requérants avaient été détenus n’était en aucun cas coercitif au sens propre du terme ; selon lui, c’était même tout le contraire. Il exposa que les impératifs diététiques et religieux des requérants avaient été scrupuleusement respectés et que leur aptitude à être interrogés avait été soigneusement vérifiée. Il constata que nul ne soutenait que leurs interrogatoires avaient été oppressifs ou inéquitables. Il reconnut que la lecture par erreur de l’avertissement de type nouveau avait entraîné dans une certaine mesure une contrainte indirecte, mais il précisa que cet élément n’était pas à ses yeux décisif car il estimait que le choix que devaient faire les requérants était simple et qu’ils n’avaient pas été incités par l’avertissement à témoigner contre eux-mêmes : au lieu de cela, ils avaient selon lui délibérément menti pour se disculper.

95. Le juge indiqua qu’il avait également considéré que les éléments de preuve tirés des interrogatoires de sûreté pouvaient être éminemment pertinents au regard de la question centrale en jeu au procès, c’est‑à‑dire celle de savoir si les moyens de défense désormais avancés pouvaient refléter la vérité. Il dit qu’il s’agissait donc d’éléments non pas « secondaires ou sans importance » mais au contraire propres à donner au jury de bonnes informations sur les intentions réelles des accusés. À ses yeux, du moment que l’admission comme preuves des déclarations faites au cours des interrogatoires de sûreté était équitable à l’égard de chacun des accusés, il était fortement dans l’intérêt public de les verser au dossier en vue de la « triangulation des intérêts ». Le juge en conclut, dans chacun des trois cas, à l’absence de violation matérielle des droits de la défense. Il constata qu’aucun des accusés n’avait eu besoin de la présence d’un défenseur pour contrebalancer un quelconque fait préjudiciable survenu pendant leur garde à vue ou leurs interrogatoires de sûreté. Il estima que, au vu du dossier, la lecture du mauvais avertissement n’avait pas violé le droit de ne pas témoigner contre soi-même. Il ajouta qu’il n’y avait rien d’inéquitable à admettre les éléments en question au vu des circonstances analysées en détail dans sa décision. Ayant ainsi pesé les exigences de l’article 6 de la Convention, il déclara admissibles dans leur intégralité les déclarations faites au cours des interrogatoires. Il précisa qu’il serait nécessaire de donner au jury des instructions « soigneusement pesées » et que cette question serait débattue avec les conseils le moment venu.

b) Les autres éléments produits par l’accusation

96. Outre les déclarations recueillies au cours des interrogatoires de sûreté, l’accusation produisit des éléments établissant que les requérants nourrissaient des opinions extrémistes. Elle s’appuyait sur des ouvrages et d’autres textes imprimés, sur des enregistrements audio – dont le dernier message des auteurs des attentats-suicides du 11 septembre 2001 – et sur des enregistrements vidéo montrant des décapitations et d’autres atrocités – dont des films amateurs – découverts aux domiciles de MM. Omar et Osman. Selon elle, certains éléments indiquaient que les trois premiers requérants et M. Osman avaient participé à un camp d’entraînement dans le Lake District en mai 2004, et l’on pouvait clairement déduire que le but était de s’entraîner au djihad. M. Ibrahim avait fait mention d’un entraînement au djihad en Afghanistan ou en Irak à l’été 2004 et, à la fin de cette année-là, il avait quitté le territoire britannique pour partir au djihad avant de rentrer en mars 2005. Certaines des personnes parties avec lui n’étaient pas revenues et elles étaient présumées avoir été tuées. D’autres éléments montraient que M. Omar avait cherché à convaincre une personne étrangère au groupe de la légitimité des attentats-suicides et d’autres activités terroristes et avait déclaré sans ambiguïté qu’il approuvait les opérations meurtrières dirigées contre le Royaume-Uni et les États-Unis et qu’il cautionnait les attentats-suicides du 11 septembre 2001. Au début de l’année 2005, il avait invectivé l’imam d’une mosquée qui avait condamné les attentats-suicides au Pakistan en lui disant qu’il ne devait pas « induire les gens en erreur ». Furent également produites à titre de preuves des notes évoquant le martyre rédigées sur le bloc de papier où avaient été inscrites les quantités de matériaux censés entrer dans la composition de chaque bombe.

97. L’accusation s’appuya également sur des éléments se rapportant à l’achat de matériaux pour les bombes et à la préparation de celles-ci. Entre avril et juillet 2005, MM. Ibrahim, Omar et Asiedu s’étaient procuré 443 litres de peroxyde d’hydrogène liquide à 18 pour 100 – la concentration la plus élevée que l’on trouvait dans le commerce –, soit 284 récipients au total. Il ressortait de certains éléments qu’ils avaient au départ demandé du peroxyde d’hydrogène liquide à 60 ou 70 pour 100. L’accusation argua qu’ils avaient fait bouillir le peroxyde d’hydrogène liquide de faible concentration pour augmenter celle-ci. Sur 36 des 228 bouteilles vides ultérieurement découvertes figuraient des mentions manuscrites comportant l’indication « 70 » ou « 70 % », ce qui selon l’accusation prouvait que les accusés pensaient avoir atteint le niveau de concentration requis pour obtenir une explosion. Des calculs et des notes écrites de la main de M. Ibrahim furent également produits. Un tableau indiquait que plus de 200 heures avaient été consacrées à faire bouillir le peroxyde d’hydrogène. L’expert de l’accusation déclara que le peroxyde d’acétone était un explosif primaire qui pouvait être utilisé avec un détonateur. Il fut établi que des éléments métalliques avaient été fixés à l’extérieur des tubes de plastique, ce qui était destiné à augmenter la fragmentation lors de l’explosion et à faire le plus de blessés possible.

98. Tant les experts de l’accusation que ceux de la défense estimèrent que les bombes ne pouvaient pas fonctionner. L’expert de l’accusation dit que c’était parce que le peroxyde d’hydrogène, à 58 pour 100, n’avait pas atteint la concentration nécessaire à une explosion. Il souligna que, si le but avait été de monter un canular, il n’était pas nécessaire d’obtenir une plus forte concentration. En réponse à la thèse de la défense selon laquelle le peroxyde d’hydrogène avait été concentré puis dilué avec de l’eau du robinet (paragraphe 101 ci-dessous), il expliqua que, d’après son analyse de la composition isotopique de l’eau du robinet londonienne, cela n’était pas possible, conclusion que l’expert de la défense ne contesta pas.

99. L’accusation s’appuya par ailleurs sur de nombreux éléments, tirés de données téléphoniques et d’images prises par vidéosurveillance, qui montraient que les hommes avaient eu des contacts très fréquents à partir de mars 2005. Une lettre d’adieu écrite par M. Mohammed, que l’accusation qualifia de note annonçant un suicide, fut également admise comme preuve. Un témoin déclara que le frère de M. Mohammed lui avait donné cette lettre le 21 juillet 2005 et lui avait demandé de la remettre à la compagne de M. Mohammed. Le trépied d’une caméra vidéo fut découvert au domicile de M. Mohammed. Les empreintes digitales de ce dernier furent relevées sur la boîte de ce trépied et celles de M. Omar sur le trépied lui-même. La boîte vide d’une caméra vidéo fut découverte au domicile de M. Omar et une caméra vidéo fut trouvée en sa possession lorsqu’il fut arrêté à Rome. Selon l’accusation, cette caméra avait servi à filmer un message vidéo de suicide au domicile de M. Mohammed, bien que cette vidéo n’eût jamais été retrouvée. Le jury entendit de surcroît, au sujet du comportement des requérants, les témoignages de passagers des rames de métro où trois des bombes avaient été mises à feu. Pour ce qui est de M. Ibrahim, le conducteur du bus déclara que ce dernier avait eu un comportement étrange lorsqu’il y était monté. Enfin, l’accusation évoqua l’absence de tout plan crédible quant à ce qui allait se passer après les détonations.

100. Copie des registres de garde à vue fut communiquée au jury.

c) Les éléments produits par la défense

101. À la barre, les trois requérants déclarèrent que leurs actions étaient censées être un canular. Ils alléguèrent qu’ils avaient projeté au départ d’abandonner les bombes dans des lieux publics afin de faire passer un message au sujet de la guerre en Irak mais que, après les événements du 7 juillet, ils avaient plutôt décidé de mettre les bombes à feu, mais sans faire exploser la charge principale de peroxyde d’hydrogène. Ils affirmèrent que, à cette fin, bien qu’ils eussent cherché à concentrer le peroxyde d’hydrogène en le faisant bouillir, ils l’avaient ensuite dilué avec de l’eau de manière à ce qu’il n’ait plus la concentration nécessaire à une explosion.

102. M. Omar déclara avoir mêlé la vérité à des mensonges lors de ses interrogatoires de sûreté. Il ajouta que ce qu’il avait dit au sujet du risque potentiel pour la population était véridique mais qu’il ne voulait pas que la police tuât MM. Ibrahim et Mohammed, si bien qu’il n’avait pas révélé leur véritable identité ni le lieu où ils se trouvaient. Il allégua qu’on lui avait dit qu’il valait mieux coopérer et que, comme il craignait d’être soumis à la torture, il avait dit aux policiers ce qu’ils voulaient entendre.

103. M. Ibrahim affirma qu’il avait omis de dire au cours de son interrogatoire de sûreté que l’opération était un canular parce qu’il savait qu’il était censé être conseillé par un solicitor et qu’il pensait que quelque chose se tramait. Il reconnut que dire lors de son interrogatoire qu’il s’agissait d’un canular ne lui aurait posé aucun problème. Il admit également que s’entretenir avec un solicitor n’aurait rien changé à sa décision sur le point de savoir s’il devait dire la vérité ou mentir. Il déclara qu’il ne faisait pas confiance à la police et qu’il croyait que celle-ci déformerait ses propos, quand bien même les interrogatoires étaient enregistrés. Il dit qu’il avait cherché à protéger ses coaccusés, qu’il n’avait fait que se parler à lui-même et que, au commissariat, il n’avait pas les idées claires et ne savait pas quoi dire. Il ajouta qu’il était conscient de la finalité de cet interrogatoire, ayant été averti qu’il s’agissait de protéger la population contre des attentats-suicides. Il expliqua qu’il avait estimé devoir répondre aux questions parce que l’interrogatoire visait à sauver des vies, même s’il avait compris qu’il n’avait pas à parler s’il ne le voulait pas. Il affirma ne pas avoir reconnu être impliqué dans la fabrication du peroxyde d’acétone parce qu’il avait axé ses réponses sur l’impératif de pallier tout risque qui aurait subsisté pour la population. Il admit avoir prétendu ne pas connaître ses coaccusés mais expliqua qu’il avait agi ainsi parce qu’il ne voulait incriminer personne. Il déclara qu’il avait décidé de ne rien dire au sujet de ses moyens de défense et de sa stratégie tant qu’il n’aurait pas consulté son solicitor et qu’il craignait que, s’il avait fait mention d’un canular, ses paroles puissent être mal interprétées ou déformées.

104. M. Mohammed expliqua sa lettre d’adieu en affirmant qu’il l’avait en fait rédigée le 23 juillet 2005, après que l’homme pris à tort pour l’un des suspects avait été abattu (paragraphe 17 ci-dessus), parce qu’il pensait que la police allait le tuer lui aussi. Qu’elle ait été écrite sur le même bloc de papier que celui utilisé au cours de la fabrication du détonateur n’était selon lui que pure coïncidence. Concernant l’interrogatoire de sûreté, M. Mohammed déclara qu’il avait compris qu’il n’avait pas à parler s’il ne le voulait pas mais qu’il avait estimé devoir le faire parce qu’il s’agissait d’un interrogatoire de sûreté dont le but était de sauver des vies. Il dit qu’il avait voulu s’entretenir avec un solicitor mais qu’il avait été interrogé sans avoir pu le faire. Il admit que, au moment où l’interrogatoire avait eu lieu, il ne craignait plus pour sa vie mais il dit qu’il pensait qu’il serait victime de violences. Telle était d’après lui la seule raison pour laquelle il avait menti au cours de l’interrogatoire. M. Mohammed affirma avoir nié toute implication parce qu’il pensait que les policiers ignoraient qui il était et que, s’il niait tout en bloc, il serait autorisé à quitter le commissariat et à rentrer chez lui. Il ajouta que la déclaration qu’il avait rédigée après avoir vu son solicitor (paragraphe 56 ci-dessus) était en partie véridique et en partie fausse. Il allégua qu’il n’avait pas dit toute la vérité parce qu’il n’avait pas bénéficié d’une assistance juridique, qu’il s’était senti sous pression et qu’il était perturbé.

105. À l’instar des trois premiers requérants, M. Asiedu avait soutenu avant son procès que les événements du 21 juillet 2005 étaient un canular. Cependant, après la déposition de M. Ibrahim, il témoigna à la barre et revint sur sa position. Il affirma avoir appris, le 21 juillet 2005 au matin, que les engins étaient réellement des bombes. Il ajouta qu’il était lui aussi trop désorienté et effrayé pour refuser l’engin qui lui avait été remis mais qu’il l’avait accepté sans avoir pour intention de se joindre au complot ni d’y jouer un quelconque rôle.

d) Le résumé

106. Le juge remit aux conseils copie de son résumé au jury préalablement à sa communication et les invita à faire toute observation sur sa teneur. Dans ce résumé, exposé oralement après distribution d’une copie écrite à chaque membre du jury, le juge donna les instructions suivantes au sujet des déclarations faites au cours des interrogatoires de sûreté :

« Que dire, Mesdames et Messieurs du jury, des mensonges racontés par certains des accusés à la police ? Il est admis que les accusés Ibrahim, Asiedu, Omar et Mohammed ont menti à la police de différentes manières au cours de leurs interrogatoires. (...) [A]vant même de commencer à prendre ces mensonges en considération, il vous faut faire très attention aux circonstances dans lesquelles ils ont été proférés, circonstances qui varient selon les accusés.

Rappelez-vous tout d’abord que, en raison de la situation exceptionnelle qui régnait en juillet 2005, des interrogatoires de sûreté avaient été autorisés concernant Ibrahim, Omar et Mohammed. Autrement dit, ces accusés avaient été questionnés aux fins de la protection de la sécurité de la population avant qu’ils n’aient eu la possibilité de s’entretenir avec un solicitor. Nul n’allègue que c’est de mauvaise foi ou par malhonnêteté que la police leur a refusé une assistance juridique. Cependant, l’accès à un avocat avant un interrogatoire est un droit habituellement accordé à tout suspect et vous devez vous souvenir que cela n’a pas été le cas en l’occurrence. Par exemple, un solicitor aurait pu recommander à l’accusé de garder le silence ou lui rappeler qu’il devait dire la vérité et que mentir pouvait avoir des conséquences. Donc, lorsque vous vous demanderez s’il faut retenir contre ces trois accusés tel ou tel mensonge qu’ils auraient raconté lors d’un interrogatoire de sûreté, rappelez-vous que cette garantie n’a pas été appliquée eu égard à ces interrogatoires. »

107. Le juge donna aussi pour instructions au jury de tenir compte de ce que la police avait utilisé de mauvais avertissements. Il expliqua :

« À cause de cela, il y a eu un manque de clarté qui a pu dérouter les trois accusés. L’avertissement de type nouveau qui a été employé a pu les contraindre indûment à parler. Lorsque vous vous demanderez s’il faut retenir contre un accusé un mensonge raconté par lui au cours d’un interrogatoire de sûreté, veuillez donc tenir compte de cette regrettable méprise quant à l’avertissement employé.

Cependant, pour ce qui est de l’emploi de l’avertissement de type nouveau, vous êtes également en droit de vous rappeler qu’aucun de ces trois accusés n’a été en réalité contraint de révéler tel ou tel élément ultérieurement invoqué par lui au procès. Au contraire, sur la totalité ou la plupart des questions essentielles, ils ont menti. »

108. Au sujet de ces mensonges, le juge observa :

« De plus, s’agissant de Ibrahim, Asiedu, Omar, Osman et Mohammed, pour évaluer les mensonges racontés par eux en garde à vue, que ce soit au cours d’un interrogatoire de sûreté ou à un autre moment, il vous faudra réfléchir à deux autres questions : sur le point précis que vous débattrez, vous devrez décider si, en effet, l’accusé en question a délibérément menti. Si vous avez des doutes à ce sujet, ne tenez aucun compte des mensonges sur ce point. Si vous en êtes convaincu, demandez-vous pourquoi l’accusé a menti sur ce point. Le simple fait qu’un accusé mente ne signifie pas qu’il est coupable. Un accusé peut mentir pour de nombreuses raisons et certaines peuvent être innocentes en ce sens qu’elles ne dénotent pas de culpabilité. Ce qu’il faut retenir ici c’est que les accusés ont menti pour de nombreuses raisons : la peur de l’accusé d’admettre que, dans une certaine mesure, il était impliqué ou au courant, sans pour autant qu’il y ait eu selon lui participation au complot – ce que plaide Asiedu – ; la protection d’autres personnes dont l’accusé craint qu’elles ne soient accusées à tort et risquent ainsi d’être tuées ou blessées ; la crainte d’admettre une implication dans ce que les accusés appellent un attentat-canular, ainsi que la panique, le désarroi, la confusion ou la peur de sévices.

(...)

Si vous pensez qu’il existe ou qu’il peut exister une explication innocente aux mensonges racontés par l’accusé en question, il ne faut tenir aucun compte de ceux-ci. C’est seulement si vous êtes sûr qu’il n’a pas menti pour un motif innocent que vous pourrez voir dans ses mensonges des preuves à charge, sous réserve des autres instructions que je viens de vous donner à ce sujet sur les interrogatoires de sûreté. »

109. Sur le défaut de mention par les requérants au cours des interrogatoires de sûreté des moyens de défense présentés par eux au procès, le juge donna l’instruction suivante :

« Venons-en ensuite au fait que les accusés n’ont pas répondu à certaines questions au cours de leurs interrogatoires. Le premier point à souligner est que vous ne devez pas retenir contre Ibrahim, Omar et Mohammed le fait qu’ils ont omis de mentionner lors de leurs interrogatoires de sûreté des éléments sur lesquels ils se sont ensuite appuyés pendant le procès. En effet, comme je viens de vous l’expliquer, l’assistance juridique leur avait été refusée à ce stade et, en droit, il ne peut être reproché dans ces conditions à un accusé de ne pas avoir mentionné des éléments ultérieurement invoqués par lui pour sa défense. Bien entendu, il découle des instructions que je viens de vous donner au sujet des mensonges que, si les accusés ont menti au lieu de garder le silence, vous êtes en droit de tenir compte de ces mensonges, toujours sous réserve des instructions que je viens de vous donner. (...) [J]e vous donne clairement pour instructions de ne pas retenir contre Ibrahim, Omar et Mohammed le fait de ne pas avoir mentionné lors de leurs interrogatoires de sûreté des éléments ultérieurement invoqués par eux dans ce prétoire. »

110. Sur les interrogatoires de sûreté de M. Omar, le juge dit ceci :

« Sur toutes les questions d’importance, Omar admet que, dès le début, il n’a pas dit la vérité, bien au contraire (...) Mesdames et Messieurs du jury, il a nié toute responsabilité concernant ces engins (...)

Il n’a cessé d’affirmer qu’il disait la vérité et qu’il avait dit à la police tout ce qu’il savait. Mesdames et Messieurs du jury, en réalité, la lecture du mauvais avertissement ne l’a absolument pas poussé à témoigner contre lui-même en ce qu’il aurait été contraint de divulguer ce qu’il dit être ses véritables arguments en défense ; au lieu de cela, il a raconté une série de mensonges pour se disculper. »

111. Le juge rappela au jury l’explication donnée par M. Omar à son comportement au cours des interrogatoires (paragraphe 102 ci-dessus). Il ajouta que le conseil de cet accusé avait reconnu que la police avait véritablement agi dans l’intérêt public et cherché à prévenir un nouvel attentat, et que c’est pour cela qu’il n’avait pas pu voir son client tout de suite. Le juge indiqua au jury que, dans des circonstances normales, un avocat aurait dispensé ses conseils à M. Omar préalablement à l’interrogatoire, auquel cas M. Omar aurait pu se comporter différemment au cours de l’interrogatoire. Il constata que le conseil avait admis que les interrogatoires de sûreté s’étaient tous déroulés sans heurt et que rien ne permettait de dire qu’ils eussent été conduits dans un climat oppressif.

112. Le juge rappela ensuite au jury les circonstances de l’arrivée de M. Ibrahim au commissariat, relevant que, à 17 heures, la solicitor de permanence avait appelé et demandé à s’entretenir avec lui. Il poursuivit :

« [E]lle a été informée que M. Ibrahim n’était pas disponible parce que les deux salles de réception dotées d’une prise téléphonique étaient occupées, que ce soit pour des consultations, des relevés d’empreintes digitales, des enregistrements de détenus ou la signature de formulaires. Il y avait au moins dix-sept détenus et les salles étaient occupées sans discontinuer. Exceptionnellement, tout le quartier de rétention – qui était en accès restreint – était affecté aux détenus soupçonnés de terrorisme, et ce depuis le 28 juillet à 17 h 5. Jamais il n’avait été aussi occupé. Il fallait empêcher les détenus de se voir ou de se parler entre eux et il fallait les surveiller étroitement et restreindre les possibilités offertes à eux, notamment en matière de transferts. »

113. Le juge nota que la solicitor de permanence avait rappelé à 17 h 40 et qu’un policier lui avait à nouveau déclaré qu’aucune salle n’était disponible. Il ajouta :

« [L]a seule possibilité pour le policier était d’attendre que l’une de ces salles se libérât puis de rappeler la solicitor. Or, c’était aux enquêteurs de dire qui pouvait utiliser la salle en priorité. »

114. Le juge rappela au jury les raisons pour lesquelles un interrogatoire de sûreté avait été autorisé ainsi que la déposition du commissaire MacBrayne :

« Il vous a dit qu’au moins un individu n’avait pas encore été appréhendé. Il redoutait un autre attentat-suicide. Il lui fallait obtenir des renseignements afin de prévenir un nouvel acte terroriste et d’arrêter les malfaiteurs. Il était en liaison avec les enquêteurs. Ces derniers étaient très occupés car il s’agissait d’investigations de grande ampleur sur des faits de terrorisme. Le commissaire a dit que les interrogatoires d’urgence étaient très rares et qu’il avait envisagé que ceux-ci se déroulent avant que le détenu ait vu son solicitor.

Il ne se serait pas opposé à une consultation téléphonique ou en tête-à-tête du moment que cela ne retardait pas l’interrogatoire. Il a reconnu qu’ils auraient pu limiter la durée de la consultation. C’était aux policiers enquêteurs et au préposé aux gardes à vue de décider si, oui ou non, le solicitor pouvait s’entretenir avec son client avant l’interrogatoire. »

115. Le juge rappela au jury l’explication donnée par M. Ibrahim à son comportement pendant les interrogatoires de sûreté (paragraphe 103 ci‑dessus).

116. Enfin, il indiqua au jury qu’il avait constaté que, entre 17 heures et 20 heures, M. Ibrahim aurait dû s’entretenir au téléphone avec un défenseur. Il donna pour instructions au jury de tenir compte de ce que cet accusé avait été privé à tort d’une assistance juridique par téléphone pendant cet intervalle.

117. Quant à M. Mohammed, le juge rappela au jury ce que ce dernier avait dit sur les raisons pour lesquelles il avait menti au cours de l’interrogatoire de sûreté et dans sa déclaration rédigée après avoir bénéficié d’une assistance juridique (paragraphe 104 ci-dessus).

118. Concernant les interrogatoires ultérieurs conduits après que les requérants avaient consulté leurs représentants en justice et que l’avertissement de type nouveau leur avait été lu, le juge indiqua au jury que les requérants n’avaient pas fait mention de trois éléments invoqués par eux à leur procès alors qu’ils avaient été questionnés à ce sujet lors de leurs interrogatoires, à savoir i) les événements réellement à l’origine des attentats du 21 juillet 2005 ; ii) la connaissance qu’ils avaient des coaccusés et leur association avec eux, et iii) l’état d’esprit, les desseins et les intentions qui étaient réellement les leurs s’agissant du déploiement des bombes. Il expliqua que le défaut de mention de ces éléments au cours des interrogatoires conduits après qu’ils avaient été conseillés par un défenseur pouvait être retenu contre eux.

e) Les verdicts et les peines

119. Le 9 juillet 2007, à l’unanimité, le jury reconnut les trois premiers requérants et M. Osman coupables de complot d’assassinat. Il déclara n’être pas en mesure de rendre un verdict s’agissant de MM. Asiedu et Yahya. Un nouveau procès fut ordonné pour ces derniers, qui plaidèrent ultérieurement coupable de chefs d’accusation moins graves.

120. Le 11 juillet 2007, les trois premiers requérants et M. Osman furent condamnés à la réclusion à perpétuité assortie d’une période minimale d’emprisonnement de quarante ans.

3. L’appel formé par les trois premiers requérants

121. Les trois premiers requérants demandèrent l’autorisation de faire appel de leur condamnation. Ils soutenaient notamment que le juge du fond avait à tort admis comme preuves les déclarations qu’ils avaient faites au cours de leurs interrogatoires de sûreté.

122. Le 23 avril 2008, la Cour d’appel rejeta leur demande.

123. Dans son exposé du contexte de l’arrestation et de l’interrogatoire des requérants, elle observa :

« 5. (...) La pression et les problèmes auxquels les équipes d’enquête de la police se sont trouvées confrontées sont presque inimaginables. Deux semaines auparavant, quatre bombes avaient explosé, avec les terribles conséquences que nous savons, et voilà que ces équipes avaient à s’occuper de quatre autres bombes, une nouvelle fois dans les transports, qui avaient été mises à feu mais n’avaient pas explosé. Les auteurs des attentats du 7 juillet avaient péri mais ceux du second projet d’attentat étaient en fuite, libres de poursuivre leurs desseins meurtriers, avec encore plus d’efficacité. Il fallait les retrouver et les arrêter, et les enquêteurs avaient pour objectif premier, y compris lorsqu’ils ont interrogé les personnes arrêtées en rapport avec ces incidents, de veiller à la sécurité publique. »

124. La Cour d’appel exposa, au début de son arrêt, la conclusion générale suivante quant à la nature et à la conduite du procès :

« 7. Il va de soi que tout accusé, même s’il lui est reproché d’être impliqué dans des actes de violence directs et dangereux contre les citoyens et institutions de ce pays, a droit à un procès équitable au cours duquel sa culpabilité devra être prouvée. Ce procès se distingue par l’équité manifeste et l’autorité judiciaire remarquable dont a fait preuve le juge Fulford. Les accusés ont été représentés aux frais de l’État par des juristes éminents et chevronnés ayant une vision parfaitement claire de leurs responsabilités professionnelles à l’égard tant de leurs clients que de la Crown Court. Les difficultés éprouvées par le jury pour parvenir à un verdict concernant Asiedu et Yahya montrent que ses membres ont abordé les questions à trancher avec l’ouverture d’esprit, l’équité et l’absence de préjugés qui caractérisent habituellement l’institution du jury. Les requérants ayant été reconnus coupables à l’issue d’un procès équitable conduit devant un tribunal impartial, nous sommes fondés à constater, après un examen minutieux du dossier, que leurs moyens de défense contre le chef de complot d’assassinat étaient grotesques. »

125. La Cour d’appel passa en revue les éléments à charge produits pendant le procès, y compris ceux qui établissaient les opinions extrémistes des requérants, l’achat de peroxyde d’hydrogène et la fabrication des bombes, ainsi que la lettre écrite par M. Mohammed (paragraphes 96-99 ci‑dessus). Elle jugea que les pièces qui confirmaient l’achat de peroxyde d’hydrogène en si grande quantité « [e]n disaient long sur la détermination des acheteurs ». Elle vit dans les annotations inscrites à la main sur les bouteilles découvertes des « preuves accablantes » que les fabricants des bombes pensaient que la concentration nécessaire avait été atteinte et considéra qu’il y avait des « preuves écrasantes » rattachant les quatre poseurs de bombes à la fabrication de celles-ci. Sur les moyens de défense invoqués par les requérants, la Cour d’appel fit observer ceci :

« 17. À supposer que ces bombes fussent destinées à un canular, nous voyons mal pourquoi il aurait fallu faire bouillir le peroxyde de manière à en augmenter la concentration ou pourquoi Asiedu et Yahya ont chacun demandé, lorsqu’ils ont acheté du peroxyde d’hydrogène, à ce que celui-ci fût à 60-70 % ou eût la plus forte concentration possible. De même, on comprend mal que plus de 100 gallons [soit environ 378 litres] de peroxyde d’hydrogène eussent été nécessaires si ce n’était pour en augmenter la puissance. Les mentions « 70 » ou « 70 % » inscrites à la main sur 36 bouteilles sont des preuves accablantes. Chacune d’elles montre que les fabricants des bombes pensaient en réalité avoir atteint la concentration nécessaire à l’explosion des bombes. D’ailleurs, une bonne partie des débats a été consacrée aux efforts déployés par les accusés pour trouver une explication satisfaisante à ces preuves cruciales. En bref, ils soutenaient qu’une fois obtenu du peroxyde d’hydrogène plus concentré, celui-ci avait été dilué avec de l’eau. De surcroît, on a du mal à voir en quoi l’adjonction de shrapnel dans les bombes aurait renforcé le message politique que les requérants cherchaient à faire passer, à supposer que tel eût été leur seul but. Le shrapnel visait à tuer et à mutiler. Il ne pouvait avoir aucune autre finalité. Et si cette opération était censée être un canular ou l’expression d’un message politique, le silence des requérants eux-mêmes une fois en fuite est remarquable. Si leur but avait été de monter un canular, ne serait-ce que quelques secondes d’attention portées au flot d’informations diffusées sur les attentats ratés leur aurait permis de constater qu’ils étaient parvenus à leurs fins. Or aucun message, aucune revendication ni aucune explication de ce type n’ont été communiqués à la police, aux médias ou au public avant que l’un quelconque des requérants n’eût été arrêté. »

126. Quant aux conséquences de l’admission des déclarations faites au cours des interrogatoires de sûreté, la Cour d’appel releva que cette admission avait donné lieu à contestation devant la Crown Court et constituait le premier des motifs d’appel. Elle indiqua qu’elle examinerait en détail cette question plus loin dans son arrêt et observa :

« 20. (...) À ce stade, nous nous contenterons de relever que, à les supposer dûment admis, les procès-verbaux des interrogatoires de police suffisent à eux seuls à réfuter totalement la thèse du « canular ». »

127. En conclusion de ses observations liminaires, la Cour d’appel évoqua le résumé du juge du fond et ses instructions au jury, notant ceci :

« 29. Le juge Fulford a récapitulé l’affaire à l’intention du jury. On voit au premier coup d’œil que son résumé est le fruit de la méticulosité et de la précision qui le caractérisent. Mis à part certains arguments mineurs et dénués de tout fondement, les conseils des requérants n’en contestent pas la teneur. Les principaux moyens soulevés par eux sont dirigés contre les décisions du juge concernant les interrogatoires de police (...). »

128. La Cour d’appel en vint ensuite aux faits de l’espèce. Elle examina tout d’abord la question des installations du commissariat de Paddington Green, observant qu’il était impératif de veiller à ce que les suspects n’eussent aucun moyen de communiquer entre eux et d’éviter une contamination croisée à l’occasion des fouilles. Elle jugea que la nécessité de répondre en urgence aux préoccupations compréhensibles exprimées par le commissaire McKenna dans sa déposition d’octobre 2006 (paragraphe 66 ci-dessus) comportait deux volets distincts : il fallait, premièrement, arrêter et incarcérer régulièrement les personnes qu’on pensait être les responsables de l’attentat terroriste et, deuxièmement, protéger immédiatement la population de tout autre incident violent. Elle constata que toute personne légitimement soupçonnée d’une infraction en matière de terrorisme était susceptible d’aider les enquêteurs à accomplir leur mission de maintien de la sécurité publique. Pour elle, la conduite d’une procédure d’interrogatoire qui permette autant que faire se peut à la police de protéger la population constituait donc un impératif nécessaire. Elle jugea délicate la question de la production comme preuves à charge des éléments recueillis au moyen d’interrogatoires de ce type. Toutefois, selon elle, il était faux de dire que de tels éléments ne devaient jamais être admis pendant un procès, donnant l’explication suivante :

« 36. (...) Les circonstances dans lesquelles un haut fonctionnaire de police ordonne la tenue d’un interrogatoire de sûreté relèvent de la conduite des opérations. En somme, il s’agit de déterminer le meilleur moyen d’assurer la sécurité de la population dans une situation d’urgence immédiate. La poursuite de cet objectif avec un suspect invité à livrer à la police des renseignements utiles peut conduire à l’obtention de preuves cruciales l’impliquant dans l’infraction pour laquelle il est détenu, voire dans d’autres infractions. L’admission des déclarations faites au cours des interrogatoires de sûreté ou des éléments obtenus grâce à eux comme preuves dans le cadre d’un procès ultérieur est soumise aux principes de droit commun régissant l’équité de la procédure et aux dispositions d’application générale de l’article 78 de la loi de 1984 sur la police et les preuves en matière pénale (« la loi de 1984 »). Tout dépendra de la nature de l’avertissement que la police donnera ou non au suspect. Ainsi, s’il est expressément garanti au suspect qu’aucune des informations qu’il aura livrées ne sera retenue contre lui, cela fournira un argument solide contre l’admission des preuves à charge recueillies grâce à ces interrogatoires. Tout dépendra aussi du point de savoir si les interrogatoires ont permis d’obtenir des éléments se rapportant directement au chef d’inculpation justifiant au départ la garde à vue de l’intéressé ou si le premier lien que l’accusation pourra établir entre lui et toute infraction procède directement de sa coopération entière avec elle au cours de l’interrogatoire de sûreté. Comme toujours, il s’agira de décisions au cas par cas tributaires de l’ensemble des circonstances de chaque cas d’espèce. Ce qui est clair, en revanche, c’est que le dispositif légal n’interdit pas l’utilisation des éléments recueillis au cours d’interrogatoires de sûreté et, compte tenu des garanties existantes dont bénéficie tout accusé et de l’obligation faite au juge du fond de se livrer à la réflexion nécessaire avant de faire usage du pouvoir d’appréciation que lui confère l’article 78 de la loi de 1984, il serait tout à fait inadéquat pour nous de nous priver, pour des considérations d’opportunité, de la possibilité d’exercer notre contrôle. »

129. La Cour d’appel souligna que les interrogatoires de sûreté n’avaient rien révélé qui eût pu conduire la police à prendre des mesures de protection de la population, et qu’aucun des requérants n’avait tenu le moindre propos les incriminant directement ou assimilable à des aveux de leur participation à un complot visant à perpétrer des assassinats le 21 juillet ni même de leur connaissance lointaine d’un tel complot. Elle constata néanmoins que ces interrogatoires avaient fourni d’importantes preuves à charge non pas parce que les accusés avaient dit la vérité et révélé qu’ils avaient connaissance d’activités terroristes ou qu’ils étaient mêlés à de telles activités, mais parce qu’ils s’étaient livrés à un certain nombre d’assertions manifestement mensongères sans rien divulguer des moyens de défense ultérieurement soulevés par eux à leur procès. Autrement dit, selon elle, les interrogatoires avaient permis de recueillir des éléments dont l’accusation entendait se servir pour saper la crédibilité des requérants.

130. La Cour d’appel reconnut que, en raison d’une erreur de la police, de mauvais avertissements avaient été lus aux requérants avant que ceux-ci ne profèrent les mensonges en question. Elle souligna toutefois que chacun d’eux avait été prévenu que les réponses données lors des interrogatoires de sûreté pourraient être retenues comme preuves contre eux. Elle poursuivit :

« 37. (...) Ils ne se faisaient donc aucune illusion. Jamais ils n’ont cherché à s’accuser eux-mêmes. Ils ont choisi de mentir. Cette considération a incontestablement joué un rôle important dans l’exercice par le juge Fulford de son pouvoir d’appréciation. »

131. La Cour d’appel considéra que le juge du fond avait exercé son pouvoir d’appréciation en tenant compte de tous les éléments nécessaires et des spécificités de chaque accusé et qu’il avait abordé avec rigueur les questions soulevées. Elle examina minutieusement et fit siennes les observations du juge quant au choix auquel les requérants étaient confrontés lors de leurs interrogatoires, à la nature des conditions dans lesquelles ceux‑ci s’étaient déroulés et à la façon dont il avait exercé ledit pouvoir (paragraphes 87, 90 et 93 ci-dessus). Elle revint en détail sur les circonstances de l’arrestation et des interrogatoires de chacun des trois premiers requérants.

132. Concernant M. Omar, la Cour d’appel constata qu’il était le premier des accusés à avoir été arrêté et que, de ce fait, ce qu’il avait à dire était d’une importance absolument capitale eu égard aux impératifs de sécurité publique qui étaient alors ceux de la police. Elle releva que, lors de l’audience de voir dire, il avait été expressément admis que la décision de conduire un interrogatoire de sûreté avant que M. Omar ne se vît accorder une assistance juridique était conforme à l’annexe 8 à la loi de 2000 sur le terrorisme (paragraphes 64-65 et 68 ci-dessus et 189 ci-dessous) et que, conduits avec équité et modération, les interrogatoires n’avaient été ni coercitifs ni oppressifs. Elle observa que, pendant le procès, il avait été reconnu que, malgré la longueur des interrogatoires de sûreté, la police n’avait pas outrepassé son objectif qui était de déceler les dangers potentiels pour la population, que le mode de questionnement et la durée des interrogatoires avaient été équitables et que les questions posées étaient axées sur la sécurité publique. Elle ajouta que, lors du voir dire, l’accusation n’avait donc pas eu à faire entendre des témoins : la déposition du commissaire McKenna et les procès-verbaux des interrogatoires de sûreté furent admis en l’état (paragraphe 65 ci-dessus). Elle estima que, si M. Omar avait contesté les motifs du retardement de l’assistance juridique, l’accusation aurait été fondée à appeler à la barre des témoins qui auraient expliqué pourquoi la police pensait que cette personne était un terroriste. Elle poursuivit :

« 75. (...) Pour de bonnes et compréhensibles raisons de stratégie contentieuse, ces questions n’ont pas été soulevées au procès. La thèse principale défendue pour le compte d’Omar lors du voir dire était plutôt que les déclarations faites au cours d’un interrogatoire consécutif à un refus d’assistance juridique ne pouvaient être admises et que mentir au cours d’un tel interrogatoire équivalait à omettre de mentionner des faits (...) En tout état de cause, l’emploi par erreur de l’avertissement « de type nouveau » n’a pas offert à Omar une protection adéquate parce que, correctement interprété, cet avertissement l’aurait porté à croire que s’il choisissait de ne pas répondre aux questions, son silence ne pouvait être retenu contre lui. »

133. Après avoir expliqué la manière dont le juge du fond avait examiné ces arguments, la Cour d’appel constata que M. Omar présentait désormais devant elle un argument totalement différent : il soutenait que son avocat devant la Crown Court avait mal plaidé toute la question des interrogatoires de sûreté et qu’il avait été concédé à tort que la décision du commissaire McKenna était régulière. La Cour d’appel nota que, bien que l’affaire ne fût pas censée être rejugée, elle était néanmoins invitée à procéder à nouveau à un voir dire sur la base de l’argument de l’avocat selon lequel – s’agissant uniquement de M. Omar – la police avait agi illégalement, et qu’elle devait désormais corriger cette irrégularité qui était passée inaperçue au procès. Elle poursuivit :

« 80. (...) Ainsi exposé, dans un système où règne la prééminence du droit, l’argument présente à première vue un certain attrait. Or, il méconnaît ou met de côté deux autres points importants. Premièrement, une violation du code applicable n’entraîne pas forcément l’illégalité des mesures consécutivement prises par la police, du moins au sens où elle est ou serait à elle seule suffisante pour conduire à l’exclusion des éléments tirés d’interrogatoires ultérieurs. Dès lors que, comme il l’a conclu, la police n’avait pas délibérément cherché à détourner le système de mauvaise foi, le juge du fond devait examiner s’il y avait lieu pour lui de faire usage des pouvoirs d’exclusion que lui conférait l’article 78 de la loi de 1984 : ni plus ni moins. Ce qui m’amène au second point, à savoir qu’il est toujours loisible au défenseur d’un accusé, lors du procès, de prendre délibérément la décision stratégique de renoncer à alléguer une violation du code applicable, donc de ne pas en tirer argument, si attirer l’attention sur celle-ci risque d’avoir pour effet d’aggraver les difficultés de l’accusé au lieu de les atténuer. Bref, c’est à l’avocat lui-même de décider de tirer ou non argument de violations du code applicable, ou d’en opposer quelques-unes, ou une seule, mais pas toutes. »

134. En l’absence de mauvaise foi, la question cruciale était de savoir s’il fallait admettre les éléments recueillis lors des interrogatoires conduits alors que M. Omar avait été privé d’assistance juridique, indépendamment de ce qu’il lui eût été ou non refusé de contacter un solicitor dès qu’il en avait fait la demande. La Cour d’appel ne vit rien qui permît d’étayer la conclusion que la décision d’admettre comme preuves les procès-verbaux des interrogatoires de sûreté au procès de M. Omar était irrégulière.

135. Concernant M. Ibrahim, la Cour d’appel releva que son conseil avait soulevé trois moyens. Ce dernier soutenait tout d’abord que la conclusion du commissaire selon laquelle une consultation entre M. Ibrahim et la solicitor de permanence avant l’interrogatoire aurait causé un retard inutile constituait une grave erreur de jugement car l’interrogatoire de sûreté n’avait été conduit que plus d’une heure après. Il soutenait ensuite que la poursuite de l’interrogatoire de M. Ibrahim après que celui-ci avait nié savoir quoi que ce soit avait emporté violation du code applicable (paragraphe 196 ci-dessous). Il soutenait enfin que la lecture de l’avertissement de type nouveau avait contribué au manque d’équité du procès en introduisant un élément de coercition. La Cour d’appel exposa en détail la façon dont le juge du fond avait abordé ces questions et conclut que rien ne permettait de réformer la décision rendue par celui-ci d’admettre les déclarations faites au cours des interrogatoires de sûreté.

136. Quant à M. Mohammed, son conseil argua que le droit de son client à une assistance juridique avant et pendant son interrogatoire de sûreté avait été violé. Il estimait que la décision de retarder pareille assistance était irrégulière et inéquitable et, tout bien considéré, déraisonnable. Bien qu’il n’eût pas plaidé la mauvaise foi lors du procès, il considérait désormais que l’interrogatoire n’avait eu aucun caractère d’urgence puisqu’il avait commencé alors que les solicitors faisaient route vers le quartier de rétention. Il n’y avait donc eu selon lui aucune raison de ne pas repousser l’interrogatoire. De plus, M. Mohammed se serait vu notifier l’avertissement de type nouveau au lieu de l’avertissement de type ancien. La Cour d’appel analysa la façon dont le juge du fond avait abordé ces questions et conclut que rien ne permettait de réformer sa décision selon laquelle l’admission des éléments recueillis lors des interrogatoires de sûreté ne rendrait pas le procès inéquitable.

C. Le quatrième requérant

1. L’interrogatoire du quatrième requérant par la police

a) Introduction

137. Le quatrième requérant était un ami de M. Osman, que le frère de ce dernier, M. Abdul Sherif, lui avait présenté vers 1999. Le 23 juillet 2005, deux jours après les tentatives d’attentats, il rencontra M. Osman à la gare ferroviaire de Clapham Junction. Les deux hommes se rendirent ensemble à son domicile, où M. Osman séjourna jusqu’au 26 juillet.

138. Parallèlement, le 25 juillet dans l’après-midi, une caméra de surveillance filmait l’entrée de l’immeuble où habitait le quatrième requérant. Elle prit ensuite en gros plan ce dernier et son appartement. À 18 heures, un policier de surveillance en civil fut envoyé se poster à proximité de cet immeuble. Le 26 juillet au matin, le quatrième requérant fut observé par des agents en train de sortir de l’immeuble en compagnie d’un homme, ultérieurement identifié comme étant M. Osman. Il accompagna M. Osman à un arrêt d’autobus, où celui-ci prit un autobus en direction de la gare ferroviaire de Waterloo, puis il regagna son domicile.

139. Le 27 juillet au matin, le quatrième requérant se rendit à son travail. Alors qu’il rentrait chez lui vers 17 h 30, il fut interpellé par deux policiers qui sollicitèrent son aide comme témoin potentiel dans le cadre de leur enquête sur les attentats du 21 juillet. Il accepta de les aider et les suivit jusqu’au commissariat de Kennington.

b) Les interrogatoires en qualité de témoin

140. À 18 h 15, les policiers commencèrent à interroger le quatrième requérant en qualité de témoin. Vers 19 h 15, ils estimèrent que, en raison des réponses qu’il livrait, il risquait de témoigner contre lui-même et qu’il devait être informé de son droit à une assistance juridique. Ils demandèrent des instructions à des supérieurs. On leur dit qu’ils devaient continuer à interroger le quatrième requérant en qualité de témoin, ce qu’ils firent.

141. Le 28 juillet, vers 0 h 10, le quatrième requérant fut escorté vers l’adresse où, selon lui, M. Osman habitait.

142. Ce même jour, de 1 h 30 à 5 heures, au commissariat, le quatrième requérant fit une déposition en qualité de témoin.

c) La déposition

143. Dans sa déposition, le requérant relata comment il s’était lié d’amitié avec M. Osman, vers 1999, avant de le perdre de vue l’année suivante. Il déclara que, le 23 juillet 2005, M. Osman avait couru vers lui à la gare de Clapham Junction, alors qu’il allait monter dans un train, et que les deux hommes s’étaient salués comme de vieux amis. Ils auraient pris le même train pour Vauxhall et, à la station où devait descendre le quatrième requérant, M. Osman aurait décidé de l’accompagner, prétextant vouloir lui parler de quelque chose. Alors qu’ils marchaient vers le domicile du quatrième requérant, M. Osman aurait dit à ce dernier qu’il avait des ennuis avec la police. Il aurait affirmé avoir volé de l’argent et s’être enfui du poste de police où il était en garde à vue. À leur arrivée à l’appartement du quatrième requérant, M. Osman lui aurait demandé d’allumer la télévision et ils auraient regardé ensemble un reportage sur les tentatives d’attentats dans lequel étaient diffusées des photographies des hommes recherchés par la police. M. Osman aurait ensuite dit qu’il les connaissait et que c’était des gens bien. Lorsqu’apparut à l’écran la photographie d’un quatrième homme recherché en rapport avec les attentats, il aurait pointé le doigt vers l’écran en disant « c’est moi ». Au début, le quatrième requérant ne l’aurait pas cru car, selon lui, l’homme photographié ne ressemblait pas à M. Osman. Mais, au fur et à mesure que ce dernier continuait à évoquer les justifications des attentats, il aurait commencé à se rendre compte que c’était la vérité. Effrayé, il aurait voulu que M. Osman parte de chez lui. Ce dernier lui aurait alors demandé de l’héberger pendant deux nuits et, craignant pour sa sécurité personnelle en cas de refus, le quatrième requérant aurait accepté.

144. La déposition indiquait également que M. Osman avait à la cuisse une blessure qu’il disait s’être faite pendant sa fuite après la non-explosion de sa bombe. M. Osman aurait également expliqué qu’il avait appuyé sur le bouton pour activer la bombe, mais que rien ne s’était produit. Il aurait donné des détails sur sa fuite du métro et sur ses déplacements pendant les deux jours suivants, où il serait resté chez un ami à Brighton qui lui aurait prêté une voiture. Il aurait montré au quatrième requérant des photographies des autres poseurs de bombes parues dans un journal national qu’il aurait apporté avec lui et aurait révélé leurs noms. Le quatrième requérant confirma, après que la police lui avait montré plusieurs clichés, l’identité de trois des hommes photographiés, d’après les informations que M. Osman lui avait livrées. Il ajouta que ce dernier avait mentionné un cinquième individu dont la bombe n’avait pas explosé, et dont il affirma ignorer l’identité. M. Osman aurait passé plusieurs appels avec son téléphone portable mais en s’exprimant en langue érythréenne.

145. La déposition précisait ensuite que, le lendemain, les échanges avec M. Osman avaient été limités. Ce dernier aurait quand même dit au quatrième requérant comment les poseurs de bombes avaient fabriqué celles-ci et il lui aurait livré certains détails de vidéos enregistrées par le groupe avant les attentats et dans lesquelles ils auraient justifié leur action. M. Osman aurait passé un autre appel avec son téléphone portable dans l’après-midi. Par la suite, il serait brièvement sorti pendant la soirée avant de revenir avec de l’argent liquide. Il aurait demandé au quatrième requérant de lui prêter des vêtements et ce dernier lui aurait dit qu’il pouvait se servir. Le 26 juillet au matin, après avoir préparé son sac, il aurait dit au quatrième requérant qu’il allait à la gare de Waterloo prendre l’Eurostar pour Paris. Il serait parti pour la gare vers 8 heures et, environ une heure plus tard, il aurait téléphoné au quatrième requérant pour lui dire qu’il se trouvait dans le train. Ce dernier aurait alors éteint son téléphone portable pour que M. Osman ne puisse plus le joindre.

146. Dans sa déposition, le quatrième requérant livra le signalement de l’épouse de M. Osman et donna acte de ce qu’il avait conduit des policiers dans un immeuble où, selon lui, M. Osman habitait avec sa femme. Il conclut sa déposition en soulignant que la rencontre à la gare de Clapham Junction était fortuite et que jamais il n’avait été associé à un quelconque plan visant à aider ou héberger M. Osman. Il déclara qu’il n’avait logé ce dernier que parce qu’il avait peur.

d) Les interrogatoires et la déposition en qualité de suspect

147. Une fois la déposition signée le 28 juillet 2005 au matin, l’un des policiers demanda par téléphone d’autres instructions à ses supérieurs, qui lui dirent d’arrêter le quatrième requérant. Ce dernier fut alors arrêté et informé de ses droits. Le policier lui demanda s’il souhaitait faire appel à un solicitor mais il refusa, disant : « non, peut-être après l’interrogatoire si ça devient sérieux ».

148. Le 30 juillet, après avoir reçu une assistance juridique, le quatrième requérant fut interrogé en qualité de suspect en présence de sa solicitor. Prié de dire s’il avait eu la possibilité de revoir sa déposition avec elle, il répondit par l’affirmative. Il fut demandé à la solicitor si elle avait eu suffisamment de temps pour conseiller son client et elle répondit :

« Mon rôle est de conseiller M. Abdurahman quant à ses droits et aux procédures en rapport avec son interrogatoire ainsi que d’intervenir pour son compte lorsque j’estime nécessaire de le faire et de l’aider en attirant son attention sur tout point susceptible d’être soulevé à n’importe quel moment concernant sa position et ses droits. À cet égard, M. Abdurahman a eu la possibilité d’examiner la déposition qu’il avait faite de son plein gré après avoir été appréhendé le 27 juillet. Au vu des éléments que vous avez communiqués, je lui ai signalé que différentes options s’offraient à lui et il m’a indiqué qu’il souhaitait s’appuyer sur une déclaration qu’il tient à présent à lire de manière à ce qu’elle puisse être enregistrée sur bandes et qu’il ne souhaitait plus ensuite faire d’autre commentaire sur ces questions tant que d’autres éléments n’auraient pas été communiqués, dans l’espoir que sa déclaration permette d’expliquer les rares éléments communiqués jusqu’à présent, et je gage qu’elle le permettra. »

149. Dans la déclaration qu’il avait préparée, le quatrième requérant confirmait qu’il n’avait eu aucune connaissance des événements du 21 juillet avant leur survenue et qu’il les déplorait. Il poursuivit :

« J’ai été appréhendé par la police le mercredi 27 juillet et j’ai accepté de l’aider par tous les moyens possibles. Veuillez vous reporter à ma déposition du 28 juillet 2005. J’ai donné autant de détails que possible sur une personne que je connaissais sous le nom de Hamdi. »

150. Il rectifia ensuite certains points de sa déposition relatifs au signalement qu’il avait donné de M. Osman, ajoutant :

« Je tiens à souligner que je ne suis pas parvenu à reconnaître Hamdi (je précise au passage qu’il s’agissait en réalité de M. Hussein Omar) sur les images de vidéosurveillance communiquées aux médias et que, quand Hamdi a déclaré pour la première fois être mêlé à ces événements je ne l’ai pas cru ou en tout cas je n’ai pas cru qu’il était impliqué jusqu’à ce que je sois arrêté par la police. »

151. Il fit d’autres brèves observations sur sa déposition et refusa de répondre à toute autre question.

152. Le 1er août 2005, le quatrième requérant fut réinterrogé en qualité de suspect. Il refusa une nouvelle fois de répondre aux questions mais souligna qu’il aidait la police depuis le début et qu’il ne souhaitait rien dire de plus. De nouveau interrogé le lendemain, il répéta qu’il n’était pas et ne serait jamais un terroriste et qu’il n’avait pas joué le moindre rôle dans les événements en question. Au cours de son dernier interrogatoire, le 3 août 2005, il déclara que tout ce qu’il savait était exposé dans sa déposition initiale. À cette même date, à 14 h 20, il fut inculpé.

2. Le procès du quatrième requérant

153. En octobre 2007 s’ouvrit le procès du quatrième requérant et de quatre autres hommes devant la Crown Court de Kingston, composée du juge Worsley QC et d’un jury. L’intéressé était accusé d’avoir aidé M. Osman et de ne pas avoir livré d’informations sur les quatre poseurs de bombes après les attentats. Il avait entre autres comme coaccusés M. Sherif, à qui il était notamment reproché d’avoir donné son passeport au quatrième requérant afin d’aider M. Omar à s’enfuir à Rome, et M. Wahbi Mohammed, le frère du deuxième requérant, à qui il était notamment reproché d’avoir pris la caméra vidéo qui avait servi à filmer les messages de suicide le matin du 21 juillet 2005 puis de l’avoir remise au quatrième requérant afin que celui-ci la donnât à M. Omar.

a) Les éléments à charge

154. Selon l’accusation, le quatrième requérant s’était montré disposé à héberger M. Osman alors qu’il savait que celui-ci était impliqué dans les attentats. En outre, il aurait récupéré le passeport de M. Sherif avant de le remettre à M. Osman afin d’aider celui-ci à s’enfuir à Rome. Enfin, il aurait récupéré auprès de M. Wahbi Mohammed la caméra vidéo qui avait servi à filmer des messages de suicide des poseurs de bombes puis l’aurait remise à M. Osman.

b) L’admissibilité de la déposition du quatrième requérant

155. Le quatrième requérant demanda l’exclusion de sa déposition du 28 juillet 2005, et ce pour quatre raisons. Premièrement, la déposition aurait été recueillie en violation du code de pratique applicable, en particulier parce qu’il ne serait pas vu notifier un avertissement et n’aurait pas été informé de son droit à une assistance juridique gratuite. Deuxièmement, cette violation aurait été délibérée. Troisièmement, il aurait été incité à déposer en ce qu’on lui aurait faire croire qu’il serait interrogé en qualité de témoin et qu’il serait libre de rentrer chez lui une fois sa déposition prise. Quatrièmement, la déposition aurait été recueillie au petit matin, alors qu’il était fatigué. Le quatrième requérant en conclut que sa déposition s’analysait en des aveux livrés par lui dans des circonstances risquant d’en compromettre la fiabilité au regard de l’article 76 § 2 de la loi de 1984 (paragraphe 199 ci-dessous). À titre subsidiaire, il estimait que cette exclusion se justifiait en vertu du pouvoir d’appréciation d’exclure des preuves tiré de l’article 78 de cette même loi (paragraphe 201 ci-dessous).

156. Bien qu’opposée à l’exclusion, l’accusation admit que la déposition s’analysait en des aveux au sens de l’article 76 de la loi de 1984. Elle reconnut également une violation du code de pratique applicable en ce qu’aucun avertissement n’avait été notifié au quatrième requérant et que les services d’un solicitor ne lui avaient pas été proposés lorsque les deux policiers avaient conclu qu’ils devaient demander des instructions à leurs supérieurs (paragraphe 140 ci-dessus).

157. Lors du voir dire, les deux policiers déclarèrent que, lorsqu’ils avaient eu affaire pour la première fois au quatrième requérant le 27 juillet 2005 dans l’après-midi, c’était pour que celui-ci prêtât son concours à la police comme témoin potentiel. Il était également admis par les parties que, à ce stade, les policiers ne disposaient pas d’éléments suffisants pour arrêter le quatrième requérant ou pour le considérer comme un suspect. L’un des policiers indiqua que, vers 19 h 15, il avait estimé, au vu des réponses données par le quatrième requérant, que celui-ci risquait de témoigner contre lui-même et devait se voir notifier un avertissement et être informé de son droit à une assistance juridique. Ce serait pour cette raison que les policiers avaient suspendu l’interrogatoire et demandé des instructions à l’un de leurs supérieurs chargé de l’enquête, qui leur aurait dit de continuer à interroger le quatrième requérant en qualité de témoin, ce qu’ils auraient donc fait. À la barre, l’un des policiers déclara qu’il avait été surpris d’avoir reçu pour instructions d’arrêter le quatrième requérant une fois la déposition recueillie.

158. Le 3 octobre 2007, le juge rejeta la demande tendant à l’exclusion de la déposition en cause. Il reconnut que, au moment où le quatrième requérant était arrivé au commissariat, il n’y avait objectivement aucun motif raisonnable de le soupçonner d’une quelconque infraction et qu’il était tout à fait opportun de le considérer comme un témoin. Cependant, l’accusation ayant concédé qu’un tel motif pouvait passer pour s’être matérialisé à l’issue de sa première déclaration, il était convaincu qu’une violation du code applicable avait été commise lorsque le quatrième requérant avait livré sa déposition écrite.

159. Le juge estima établi que rien n’indiquait que le quatrième requérant eût subi une oppression au commissariat. Il ajouta que rien dans les actions ou les propos des policiers n’avait pu compromettre la fiabilité de la déposition. Il souligna que le quatrième requérant avait « librement confirmé » sa déposition après que ses droits lui avaient été signifiés et qu’il avait reçu une assistance juridique. Il refusa donc d’exclure cette pièce que ce soit sur la base de l’article 76 ou sur celle de l’article 78 de la loi de 1984.

160. Enfin, le juge évoqua le droit pour la défense d’exposer devant le jury ses arguments aux fins de contester l’admissibilité de la déposition du quatrième requérant. Il indiqua que le jury serait dûment instruit sur la question de la fiabilité de cette pièce. Dans ces conditions, il n’y avait selon lui pas eu violation de l’article 6 § 3 de la Convention.

161. La défense demanda par la suite l’exclusion des parties de la déposition que le quatrième requérant avait rétractées ou nuancées lors de ses interrogatoires ultérieurs. Ces parties concernaient le signalement de M. Osman et les passages qui indiquaient que le quatrième requérant s’était rendu compte que cet homme était impliqué dans les attentats. L’accusation s’opposa à cette demande parce que, selon elle, les précisions apportées a posteriori montraient à quel point le requérant avait réexaminé en détail sa déposition. Le juge rejeta cette demande au motif que l’exclusion de ces parties aurait induit le jury en erreur. Il expliqua que ce dernier devait pouvoir connaître l’ensemble des circonstances dans lesquelles le quatrième requérant en était venu à confirmer sa déposition.

c) Les autres éléments à charge

162. Parmi les autres éléments produits par l’accusation contre le quatrième requérant pendant le procès figuraient :

i) des images prises par vidéosurveillance le 23 juillet 2005 qui montraient le quatrième requérant et M. Osman ensemble à la gare de Clapham Junction et à celle de Vauxhall, puis se rendant à pied à l’appartement du premier ;

ii) une analyse de relais de téléphonie mobile (indiquant les lieux depuis lesquels avaient été passés des appels), compatible avec l’usage par M. Osman de son téléphone portable dans l’appartement du quatrième requérant ;

iii) des images prises par vidéosurveillance qui montraient le quatrième requérant rencontrant M. Wahbi Mohammed et se faisant remettre la caméra qui aurait servi à filmer les vidéos de martyre faites par les poseurs de bombes ;

iv) des éléments faisant état de contacts téléphoniques entre le quatrième requérant et M. Sherif, selon l’accusation afin que le premier récupère le passeport du second pour le remettre à M. Omar, et pour lesquels le quatrième requérant n’avait fourni aucune explication alors que celui-ci et M. Osman ne s’étaient pas vus depuis des années ;

v) une analyse de relais de téléphonie mobile, compatible avec l’existence d’une rencontre entre le quatrième requérant et M. Sherif afin que le premier récupère le passeport du second ;

vi) des images prises par une caméra de surveillance de la police montrant M. Osman en train de quitter l’appartement du quatrième requérant le 26 juillet, en compagnie de celui-ci, en direction de la gare de Waterloo ;

vii) un article de presse sur les tentatives d’attentats, dans lequel étaient reproduites des photographies des poseurs de bombes (dont celle de M. Osman), retrouvé dans l’appartement du quatrième requérant et portant les empreintes digitales de ce dernier ;

viii) des contacts téléphoniques entre le quatrième requérant et M. Osman une fois ce dernier monté dans l’Eurostar à la gare de Waterloo, indiquant que M. Osman l’avait appelé deux fois avec son téléphone portable le 26 juillet et avait cherché à le joindre deux fois le 27 juillet depuis l’Italie ;

ix) les procès-verbaux des interrogatoires de police du quatrième requérant conduits le 30 juillet et le 1er août après que celui-ci avait été arrêté et avait reçu une assistance juridique, dans lesquels il avait admis que M. Osman avait logé chez lui et déclaré que le contenu de sa déposition du 28 juillet était exact (paragraphes 148-152 ci‑dessus).

d) La demande en suspension pour abus de procédure

163. Une fois l’ensemble des éléments à charge présentés par l’accusation, le quatrième requérant demanda la suspension du procès pour abus de procédure (abuse of process). Il voyait dans l’ordre donné aux policiers de continuer à le traiter comme un témoin et de ne pas le considérer comme un suspect une ruse qui avait eu pour but de le conduire à déposer. On lui aurait bel et bien dit qu’il ne serait pas poursuivi. Autrement dit, il aurait été foncièrement inéquitable de le traiter par la suite comme un suspect et de le poursuivre.

164. Le 5 novembre 2007, le juge rejeta cette demande. Il estima qu’il ne pouvait y avoir abus de procédure qu’en cas d’inculpation d’une personne à qui l’assurance avait été donnée sans équivoque qu’elle ne serait pas poursuivie et qui avait agi à son détriment en se fondant sur celle-ci. Or il constata qu’aucune assurance de la sorte n’avait été donnée au quatrième requérant. Il considéra que, même si ce dernier pensait avoir reçu une telle assurance, il n’avait pas agi en se fondant sur celle-ci à son détriment. Le juge expliqua :

« Afin que je puisse juger si, au vu des faits, la suspension du procès peut se justifier, il me faut apprécier dans leur globalité les éléments du dossier et la position de M. Abdurahman.

Une fois que ses droits lui avaient été signifiés, M. Abdurahman avait la possibilité de soutenir au cours de son interrogatoire que ses propos antérieurs étaient erronés ou incorrects ou qu’ils avaient été tenus à un moment où il était si fatigué qu’ils étaient tout sauf crédibles et truffés d’inexactitudes. Or il ne l’a pas fait. Lorsqu’il a pu s’entretenir avec sa solicitor et revoir en détail la déposition qu’il avait livrée à la police, il l’a confirmée et (...) à ce jour, il s’en tient effectivement à ce qu’il a dit à la police. »

165. Le juge estima que c’eût été non pas la poursuite du procès mais bien la suspension de celui-ci qui aurait constitué un affront à la justice. Il constata que le quatrième requérant était adéquatement représenté, qu’il avait eu la possibilité de préciser sa position postérieurement à sa déposition et qu’il avait formulé des observations détaillées à ce sujet alors qu’il avait la qualité de suspect. Il estima que si, comme l’avait admis l’accusation, l’avoir initialement traité comme un témoin dénotait un certain manque d’équité, il fallait regarder les circonstances dans leur globalité. Il parvint à la conclusion « très claire » qu’il ne s’agissait assurément pas d’un cas où il aurait ne serait-ce que songé à conclure qu’il n’était pas équitable de juger le quatrième requérant.

e) Le procès

166. M. Osman fut cité comme témoin par son frère, M. Sherif. Il confirma avoir trouvé refuge dans l’appartement du quatrième requérant et déclara que ce dernier avait cru ce qui était relaté dans les actualités. Le quatrième requérant lui aurait dit que la police le recherchait mais qu’il n’était pas reconnaissable sur les images diffusées dans les médias. M. Osman ajouta qu’il ne pensait pas que le quatrième requérant avait eu peur de lui. Il confirma en outre avoir demandé à ce dernier de prendre contact avec M. Sherif pour récupérer son passeport. Le quatrième requérant s’en serait chargé le 25 juillet 2005 dans la soirée, vers 20 ou 21 heures. Après avoir rapporté le passeport, il se serait rendu à la gare de Waterloo afin de réserver pour M. Osman un billet sur l’Eurostar. Il n’aurait pas été en mesure de le faire car il ne disposait pas du numéro du passeport mais il aurait vérifié les horaires pour le lendemain. M. Osman fut longuement contre-interrogé par le conseil du quatrième requérant. Il lui fut reproché de mentir pour protéger sa famille, ce qu’il nia.

167. M. Sherif témoigna et fut contre-interrogé lui aussi par le conseil du quatrième requérant. Il admit avoir fourni le passeport pour que M. Osman puisse voyager. Il déclara que le quatrième requérant était venu le voir chez lui le 24 juillet 2005 dans la soirée et qu’il lui avait demandé son passeport de manière à ce que M. Osman pût quitter le pays. Le quatrième requérant lui aurait dit que ce dernier se trouvait à son domicile. M. Sherif affirma qu’il avait pris peur et ne voulait pas remettre le passeport mais qu’il avait ensuite changé d’avis. Il ajouta que le quatrième requérant avait été joint au moyen d’un texto plus tard ce soir-là puis par téléphone le lendemain en vue de l’organisation de la remise du passeport. Le quatrième requérant se serait rendu au domicile de M. Sherif pour prendre le passeport le 25 juillet 2005 vers 19 h 45. Son conseil accusa M. Sherif de mentir mais celui-ci maintint qu’il disait la vérité et que le quatrième requérant avait pris le passeport.

168. Le quatrième requérant ne vint pas témoigner à la barre. Sa défense était fondée sur le contenu de sa déposition du 28 juillet 2005. Il était admis qu’il était allé chercher la caméra vidéo et l’avait remise à M. Osman mais son conseil plaida qu’il s’agissait d’une action innocente et que son auteur n’avait jamais cherché à la dissimuler. Il était admis en outre que, le 25 juillet 2005 vers 20 h 45, le quatrième requérant s’était rendu au guichet des billets de la gare de Waterloo. Il n’était en revanche pas admis que ce dernier fût allé chercher le passeport, et son conseil souligna que les seuls éléments permettant de le prouver étaient les témoignages de MM. Osman et Sherif, deux personnes selon lui non dignes de foi et ayant témoigné en nourrissant des arrière-pensées. Opposant les violations reconnues du code par la police, le conseil invita le jury à ne pas tenir compte de la déposition. Il souligna que l’interrogatoire s’était prolongé, que son client n’avait pas été informé de ses droits et qu’il n’avait pas bénéficié d’une assistance juridique.

f) Le résumé au jury et le verdict

169. Avant que le jury ne se retire pour délibérer, le juge présenta son résumé. Sur la question de la déposition, il donna les instructions suivantes :

« Rappelez-vous la longue déposition manuscrite qu’Abdurahman a signée et ses interrogatoires ultérieurs au cours desquels il a répondu à des questions de la police. L’accusation dit que, en sus des autres preuves à charge, l’accusé Abdurahman a fait une déposition assimilable à un aveu sur lequel vous pouvez vous appuyer. L’accusé dit que vous ne devez pas faire fond sur cette pièce parce qu’elle a été obtenue dans des circonstances susceptibles d’en compromettre la fiabilité.

L’accusé affirme que la police a agi avec ruse pour l’amener à déposer en le traitant comme un témoin, en méconnaissance des codes de pratique qu’elle était censée suivre. En effet, selon lui, il aurait dû, premièrement, être informé de ses droits, deuxièmement, se voir offrir une assistance juridique, troisièmement, obtenir un enregistrement de son interrogatoire et, quatrièmement, se voir proposer des périodes de repos ininterrompues, adéquates et effectives.

Selon la loi, lorsque vous délibérerez, la question que vous devrez trancher sera celle de savoir si la déposition d’Abdurahman est un élément que vous devrez retenir comme preuve dans ce procès ou que vous devrez écarter. La question n’est pas de savoir si vous estimez juste qu’il soit jugé. Si vous pensez que la déposition a été ou a pu être obtenue au moyen d’actes ou de propos susceptibles d’en compromettre la fiabilité, il vous faudra l’écarter même si vous pensez que sa teneur était ou pouvait être conforme à la vérité.

Une violation du code, toutefois, ne rend pas automatiquement inadmissible en tant que preuve une déposition écrite faite par un témoin devenu par la suite un accusé. Si vous êtes convaincu que, malgré les violations du code, la déposition a été librement faite en ce sens que son auteur aurait dit la même chose que ses droits lui eussent été signifiés ou non et même si toutes les dispositions du code avaient été respectées, et que vous êtes aussi convaincu qu’elle était conforme à la vérité, il vous faudra alors en tenir compte lorsque vous en viendrez au verdict concernant Abdurahman.

L’accusation dit que, quelles qu’aient pu être les violations du code que la police est censée respecter, vous pouvez sans risque vous appuyer sur la déposition écrite faite et signée par Abdurahman parce qu’il a clairement confirmé lors de ses interrogatoires qu’elle renfermait des « informations précieuses » pour la police. Il y a d’ailleurs apporté des rectifications détaillées qui indiquent précisément ce qu’il avait toujours voulu dire à un moment où il avait été informé de ses droits et avait bénéficié des conseils d’un solicitor. Abdurahman a choisi, comme il en avait le droit, de ne pas vous dire sous serment pourquoi il avait tenu ces propos et ce qu’il aurait fait s’il avait été arrêté et informé de ses droits. Ne vous livrez à aucune conjecture. »

170. Sur le silence gardé par le quatrième requérant à son procès, le juge donna au jury les instructions suivantes :

« L’accusé Abdurahman, comme vous le savez, n’a pas témoigné devant vous. C’est son droit : il peut garder le silence et exiger de l’accusation qu’elle vous convainque de sa culpabilité. Vous ne devez pas le présumer coupable d’une quelconque infraction parce qu’il n’est pas venu à la barre.

Son silence appelle deux observations. Premièrement, vous devez juger cette affaire sur la base des preuves et tenir compte de ce qu’Abdurahman n’a rien dit à la barre qui fragilise, contredise ou explique les éléments produits devant vous par l’accusation. Deuxièmement, son silence devant vous peut jouer contre lui. En effet, vous pouvez conclure qu’il n’a pas témoigné parce qu’il n’avait aucune réponse à donner aux éléments à charge, ou aucune qui aurait résisté à l’examen. Si vous tirez cette conclusion, vous ne devez pas le déclarer coupable uniquement ou principalement sur cette base mais vous pouvez y voir un élément à charge supplémentaire.

Toutefois, vous ne pouvez tirer une telle conclusion contre lui que si vous estimez celle-ci juste et appropriée et êtes convaincu de deux choses : premièrement, que les arguments de l’accusation aient été solides au point d’appeler manifestement une réponse de sa part, et, deuxièmement, que la seule explication logique à son silence soit qu’il n’avait aucune réponse à donner aux allégations de l’accusation, ou aucune qui résiste à l’examen.

La défense, je vous le rappelle, vous invite à ne tirer aucune conclusion de son silence au motif qu’il y a eu une violation reconnue du code de pratique en vigueur qui vise à protéger l’accusé, de sorte que, selon elle, vous devez rejeter la thèse de l’accusation mais pouvez sans risque vous fonder sur tout ce qu’il a dit à la police dans sa longue déposition écrite. Si vous voyez dans les violations du code de bonnes raisons de ne tirer aucune conclusion de son silence, alors n’en tirez pas. Sinon, sous réserve de ce que je viens de dire, vous pouvez le faire. »

171. Le juge rappela au jury les arguments de l’accusation et les différents éléments de preuve dirigés contre le quatrième requérant (paragraphe 162 ci-dessus). Il expliqua :

« L’accusation s’appuie sur la déposition qu’il a faite et signée parce que, selon elle, il l’a confirmée et qu’il est un jeune homme intelligent, apparemment un employé compétent d’un cabinet de solicitors. Elle souligne qu’il n’y est nulle part fait mention de la caméra et du passeport et qu’il a menti au sujet de la date du départ d’Osman et de sa destination ».

172. Le juge rappela également au jury les arguments exposés pour la défense du quatrième requérant dans sa déposition et les conclusions de son conseil pendant le procès.

173. Le 4 février 2008, le quatrième requérant fut reconnu coupable d’avoir aidé M. Osman (chef d’inculpation 12) et de quatre chefs de non‑divulgation d’informations sur les poseurs de bombes postérieurement aux attentats (chefs d’inculpation 16 à 19). Il fut condamné à cinq ans d’emprisonnement pour le chef 12 et à cinq ans d’emprisonnement pour les chefs 16 à 19, à purger successivement. M. Sherif fut reconnu coupable d’avoir aidé M. Osman et de n’avoir pas divulgué d’informations au sujet de celui-ci après les attentats. Il fut acquitté du chef de connaissance préalable des attentats. Lui aussi fut condamné à cinq ans d’emprisonnement pour chaque chef, à purger successivement.

3. L’appel formé par le quatrième requérant

174. Le quatrième requérant – de même que ses coaccusés –, attaqua devant la Cour d’appel le verdict et la peine prononcés. Il soutenait que c’était à tort que le juge du fond avait admis sa déposition.

175. Par un arrêt du 21 novembre 2008, la Cour d’appel rejeta l’appel formé contre le verdict. Elle estima que, si certains des faits survenus au commissariat étaient quelque peu préoccupants, le juge n’avait pas fait erreur en admettant la déposition litigieuse. Sur la violation du code applicable commise dans la prise de cette déposition, elle dit ceci :

« 38. Le comportement de la police est incontestablement troublant. La décision de ne pas arrêter Abdurahman et de ne pas l’informer de ses droits lorsque les policiers qui l’interrogeaient ont estimé détenir des éléments qui leur donnaient des motifs raisonnables de le soupçonner d’avoir commis une infraction valait instruction claire et délibérée de méconnaître le code. Cependant, le dilemme auquel la police se trouvait confrontée à ce stade est compréhensible. Abdurahman livrait au sujet de M. Osman des informations qui pouvaient être capitales pour conduire à l’arrestation de ce dernier, ce qui était alors la priorité. Le juge, nous semble-t-il, était fondé à conclure que l’accusation avait établi que rien n’avait été dit ou fait qui eût pu compromettre la fiabilité de la déposition. Il pouvait tenir compte de ce que, dans la déposition qu’Abdurahman avait préparée après avoir été informé de ses droits, ce dernier avait affirmé vouloir aider la police, ce qu’il avait répété lors des interrogatoires ultérieurs. Abdurahman n’avait donc rien dit qui eût donné à penser que les circonstances faisaient qu’il était vraisemblable que ses propos ne fussent pas crédibles. Il nous semble dès lors que le juge était également fondé à déduire de tous les éléments qu’Abdurahman, assisté d’un conseil juridique, s’en était tenu, sous réserve de certaines corrections comme nous l’avons indiqué, à sa version livrée dans sa déposition quant au rôle réel joué par lui à l’égard d’Osman pendant les jours consécutifs au 21 juillet. De plus, cet appelant ayant confirmé sa déposition, nous ne pensons pas que la décision du juge d’autoriser la présentation de cette pièce au jury en vertu du pouvoir d’appréciation que lui confère l’article 78 de la loi puisse passer pour viciée ou entachée d’une quelconque erreur de droit. »

176. Quant au refus par le juge du fond de suspendre le procès pour abus de procédure, la Cour d’appel dit ceci :

« 39. (...) Le principal moyen soulevé pour le compte d’Abdurahman est qu’il était tout bonnement inéquitable de l’avoir poursuivi sur la base d’une déposition qu’il avait faite alors qu’il avait le statut de témoin. Il affirme qu’on lui a bel et bien dit qu’il ne serait pas poursuivi et que c’est pour cette raison qu’il a prêté son concours. À nos yeux, c’est à bon droit que le juge a écarté ce moyen. Rien ne prouve que cet appelant ait déposé parce qu’il pensait qu’il n’allait pas être poursuivi. Il n’a rien dit qui eût permis d’en établir la preuve et rien dans les interrogatoires conduits après son arrestation ne permet de conclure que c’est la raison pour laquelle il avait fait une déclaration en tant que témoin. Au contraire, il a fait cette déclaration parce qu’il voulait aider la police. En pareil cas, un tribunal n’est susceptible de conclure à un abus de procédure que si l’accusé parvient à prouver que les personnes chargées de la conduite des poursuites ont donné des assurances sans équivoque et s’il a agi à son détriment : voir R v Abu Hamza [2007] 1 Cr App 27, [2006] EWCA Crim 2918, en particulier le paragraphe 54. Tel n’est pas le cas en l’espèce. »

177. Sur l’appel formé contre la peine, la Cour d’appel reconnut que des circonstances personnelles telles que la jeunesse ou la vulnérabilité pouvaient entrer en ligne de compte dans la fixation de la peine, mais elle souligna que cela ne jouait pas pour la plupart des appelants, dont le quatrième requérant. Elle releva que ces derniers avaient agi sans le moindre égard pour leurs devoirs envers la société, et poursuivit :

« Aucun d’eux, à l’exception d’Abdurahman, n’avait révélé la moindre information avant son arrestation (...) »

178. En conclusion, la Cour d’appel fit droit en partie à l’appel formé par le quatrième requérant contre sa peine, en raison du concours qu’il avait prêté à la police :

« 47. L’assistance prêtée par [le quatrième requérant] à Osman est d’une importance capitale. Nous concluons toutefois que nous pouvons et devons tenir compte de ce que, fût-ce seulement après avoir été interpellé par la police, il a au moins fourni une certaine aide et livré certaines informations (...) »

179. La Cour d’appel réduisit à quatre ans d’emprisonnement chacune des peines infligées pour les chefs d’inculpation 12 et 16 à 19. Elle releva que l’infraction de non-divulgation d’informations concernant M. Osman n’ajoutait guère au caractère délictueux de l’infraction constituée par l’aide apportée à ce dernier, si bien que la peine prévue pour ce chef devait être confondue avec les autres peines. Les autres chefs, notamment la non-divulgation d’informations concernant les autres poseurs de bombes, constituaient manifestement une infraction distincte appelant une peine à purger consécutivement. Il en résultait au total une peine de huit ans d’emprisonnement. Pour ce qui est de l’appel formé par M. Sherif contre sa peine, la Cour d’appel souligna le rôle essentiel joué par celui-ci dans la fuite de M. Osman, ce qui justifiait selon elle « une peine très lourde insusceptible de réduction car, contrairement [au quatrième requérant], M. Sherif n’avait jamais livré aucune information à la police ». Compte tenu des 467 jours qu’il avait passés assigné à résidence, M. Sherif fut condamné à six ans et neuf mois d’emprisonnement pour avoir aidé M. Osman, ainsi qu’à une peine confondue de quatre ans d’emprisonnement pour non‑divulgation d’informations sur M. Osman.

180. Le 3 février 2009, la Cour d’Appel refusa de constater l’existence d’une question d’importance générale pour le public appelant la saisine de la Chambre des lords.

II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS

A. Avertissements

181. L’article 66 de la loi de 1984 sur la police et les preuves en matière pénale impose au ministre de publier un code de pratique régissant notamment l’incarcération, le traitement et l’interrogatoire des personnes par la police. Le code de pratique applicable est le code C. Son article 10, consacré aux avertissements, disposait au moment des faits au paragraphe 10.1 :

« Toute personne qu’il y a lieu de soupçonner d’une infraction doit être informée de ses droits avant que ne lui soit posée la moindre question sur cette infraction, ou de nouvelles questions si les soupçons découlent des réponses aux questions précédentes, et ce pour que ses réponses ou son silence (c’est-à-dire une absence de réponse ou un refus de répondre ou de donner une réponse satisfaisante) puissent être produits comme preuves devant un tribunal dans le cadre de poursuites pénales. »

182. Avant l’adoption de la loi de 1994 sur la justice pénale et l’ordre public (Criminal Justice and Public Order Act – « la loi de 1994 »), l’avertissement (communément appelé « de type ancien ») était ainsi libellé :

« Vous n’êtes pas tenu de dire quoi que ce soit mais tout ce que vous direz pourra être produit comme preuve. »

183. L’article 34 de la loi de 1994 permet à un jury de tirer des conclusions négatives de l’omission par un accusé lors de son interrogatoire par la police de tout élément invoqué pour sa défense lors de la procédure pénale ultérieure. En principe, le résumé du juge explicite en détail les circonstances précises dans lesquelles de telles conclusions négatives peuvent être tirées.

184. Le libellé de l’avertissement systématiquement donné depuis l’entrée en vigueur de la loi de 1994 (communément appelé « de type nouveau ») est exposé au paragraphe 10.5 du code C :

« Vous n’êtes pas tenu de dire quoi que ce soit, mais si, lorsque vous serez interrogé, vous ne mentionnez pas un élément sur lequel vous comptez ultérieurement vous appuyer pendant le procès, cela pourrait être préjudiciable à votre défense. Tout ce que vous direz pourra être produit comme preuve. »

185. En vertu de l’article 34 § 2A de la loi de 1994, aucune conclusion négative ne peut être tirée lors du procès de l’omission par un accusé interrogé par la police de faits ultérieurement invoqués par lui pour sa défense s’il n’avait pas eu la possibilité de s’entretenir avec un solicitor avant d’être questionné.

B. Interrogatoires de sûreté

1. La loi de 2000 sur le terrorisme

186. La loi de 2000 sur le terrorisme (Terrorism Act 2000 – « la loi de 2000 ») régit l’arrestation et la garde à vue des personnes soupçonnées d’avoir commis des infractions en rapport avec le terrorisme. Son article 41 permet à la police d’arrêter sans mandat toute personne qu’elle a des motifs raisonnables de soupçonner d’être un terroriste. Les dispositions de l’annexe 8, qui concernent notamment l’assistance juridique, s’appliquent à toute arrestation opérée sur la base de cet article. Le texte cité ci-dessous correspond au droit pertinent qui était en vigueur pendant la période considérée ; des modifications sans importance en l’espèce y ont depuis lors été apportées.

187. Le paragraphe 6 de l’annexe 8 donnait à tout détenu qui en faisait la demande le droit de prévenir de son incarcération une personne désignée nommément dès qu’il était raisonnablement possible de le faire (« droit de ne pas être détenu au secret »). Ce droit était énoncé sous réserve du paragraphe 8.

188. Le paragraphe 7 donnait à toute personne arrêtée soupçonnée de terrorisme le droit, si elle en faisait la demande, de s’entretenir avec un solicitor, en privé et à tout moment, dès que cela était raisonnablement possible (« droit à une assistance juridique »). Ce droit était lui aussi énoncé sous réserve du paragraphe 8.

189. Le paragraphe 8 § 1 disposait qu’un policier ayant au moins le grade de commissaire pouvait autoriser le retardement de l’exercice des droits énoncés aux paragraphes 6 et 7. En vertu du paragraphe 8 § 2, pareille autorisation ne pouvait être donnée que si le policier avait des motifs raisonnables de croire que l’exercice de ces droits aurait l’une des conséquences suivantes :

« a) détruire ou endommager des éléments permettant d’établir l’existence d’une infraction grave justifiant une arrestation,

b) toucher ou blesser physiquement une personne,

c) alerter des personnes soupçonnées d’une infraction grave (justifiant une arrestation) mais non encore arrêtées,

d) empêcher de retrouver un bien obtenu par le biais d’une infraction grave (justifiant une arrestation) ou à l’égard duquel une ordonnance de saisie a été prise,

e) entraver l’obtention d’informations sur la perpétration, la préparation ou l’instigation d’actes de terrorisme,

f) alerter une personne et compliquer ainsi la prévention d’un acte de terrorisme, ou

g) alerter une personne et compliquer ainsi l’interpellation, la poursuite ou la condamnation d’une personne en rapport avec la perpétration, la préparation ou l’instigation d’un acte de terrorisme. »

190. Le paragraphe 8 § 7 disposait que, si pareille autorisation était donnée, le détenu devait être informé des motifs du retardement dès que possible et ceux-ci devaient être consignés.

2. Les dispositions pertinentes du code C

191. À l’époque des faits, il n’existait pas de code de pratique spécifique pour les dispositions ci-dessus. Le code C (paragraphe 181 ci-dessus) portait aussi sur les détenus soupçonnés d’actes de terrorisme.

192. L’article 5 du code C concernait le droit de ne pas être détenu au secret. Ses paragraphes 5.1 et 5.2 rappelaient le droit général à joindre une personne désignée nommément, tel qu’énoncé au paragraphe 6 de l’annexe 8 à la loi de 2000, et ils précisaient que son exercice ne pouvait être retardé que conformément à l’annexe B de ce même code (paragraphe 198 ci-dessous).

193. L’article 6 du code C concernait le droit à l’assistance juridique. Ses paragraphes 6.1 et 6.5 rappelaient ce droit général, tel qu’énoncé au paragraphe 7 de l’annexe 8 à la loi de 2000, et ils précisaient que son exercice ne pouvait être retardé que conformément à l’annexe B de ce même code.

194. Le paragraphe 6.6 ajoutait qu’un détenu souhaitant une assistance juridique ne pouvait être interrogé qu’après avoir reçu celle-ci, sauf dans les cas où :

a) L’annexe B s’appliquait, ou

b) Un policier ayant au moins le grade de commissaire avait des motifs raisonnables de croire :

i) que le retardement consécutif de l’interrogatoire pouvait avoir notamment l’une des conséquences énoncées au paragraphe 8 a) à d) de l’annexe 8 à la loi de 2000 (paragraphe 189 ci-dessus), ou

ii) qu’attendre l’arrivée d’un solicitor qui avait été contacté et avait accepté d’être présent aurait excessivement retardé la conduite de l’enquête.

195. Le paragraphe 6.6 ajoutait que, en pareils cas, la restriction à la faculté de tirer des conclusions négatives du silence (paragraphe 185 ci‑dessus) s’appliquait parce que le suspect n’avait pas encore eu la possibilité de consulter un solicitor. L’annexe C précisait que l’avertissement de type ancien (paragraphe 182 ci-dessus) devait être notifié.

196. Le pragraphe 6.7 indiquait que, une fois recueilli suffisamment de renseignements pour écarter le risque, l’interrogatoire devait cesser jusqu’à ce que le détenu ait obtenu une assistance juridique.

197. Les lignes directrices jointes au code C précisaient, en leur paragraphe C:6A :

« Pour déterminer si l’article 6.6 b) s’applique, le policier doit, dans la mesure du possible, demander au solicitor une estimation du temps qu’il lui faudra pour se rendre au commissariat et corréler cette information avec la durée de garde à vue autorisée, l’heure de la journée (...) et les impératifs d’autres enquêtes. Si le solicitor est en route ou sur le point de partir, il ne convient pas en principe de commencer l’interrogatoire avant son arrivée. S’il apparaît nécessaire de l’entamer avant, il faut indiquer au solicitor combien de temps la police pourra attendre avant que l’article 6.6 b) ne s’applique, afin que des dispositions puissent être prises pour permettre à quelqu’un d’autre de prodiguer l’assistance juridique. »

198. La partie B de l’annexe B visait expressément les personnes mises en garde à vue sur la base de la loi de 2000. Elle prévoyait que l’exercice des droits énoncés aux articles 5 et 6 du code C pouvait être retardé pendant une durée maximale de quarante-huit heures s’il y avait des motifs raisonnables de penser que cet exercice entraînerait l’une des conséquences énoncées au paragraphe 8 de l’annexe 8 à la loi de 2000 (paragraphe 189 ci‑dessus).

C. Admissibilité des preuves

199. L’article 76 § 1 de la loi de 1984 dispose que tout aveu fait par un accusé peut être retenu comme preuve contre lui pour autant qu’il soit pertinent pour tout point en jeu dans le procès et qu’il ne soit pas exclu par le tribunal en vertu de cet article. L’article 76 § 2 dispose :

« Si, dans une procédure au cours de laquelle l’accusation envisage d’utiliser comme preuve un aveu fait par une personne accusée, il est signalé au tribunal que ledit aveu a été ou a pu être obtenu –

a) en opprimant son auteur ; ou

b) à la suite de tout propos ou acte susceptible, dans les circonstances du moment, de compromettre la fiabilité de tout aveu fait en conséquence par cette personne,

le tribunal doit refuser de verser au dossier l’aveu comme preuve à charge sauf si l’accusation démontre au-delà de tout doute raisonnable que l’aveu (que sa teneur soit conforme ou non à la vérité) n’a pas été obtenu de la manière susmentionnée. »

200. L’article 82 § 1 de la loi de 1984 précise qu’un « aveu » s’entend notamment de toute déclaration « en tout ou partie défavorable à son auteur, qu’elle soit adressée ou non à une personne occupant des fonctions officielles et qu’elle soit verbale ou non ».

201. L’article 78 § 1 la loi de 1984 prévoit ceci :

« Dans toute procédure, le tribunal peut exclure tout élément de preuve sur lequel l’accusation souhaite s’appuyer s’il lui apparaît que, eu égard à l’ensemble des circonstances, y compris celles dans lesquelles cet élément a été obtenu, l’admettre porterait une atteinte telle à l’équité de la procédure que le tribunal se doit de ne pas l’accepter. »

D. La réouverture des procès pénaux

202. La Commission de contrôle des procédures pénales (Criminal Cases Review Commission) est un organe indépendant dont la mission est d’enquêter sur les plaintes des personnes qui s’estiment reconnues à tort coupables d’infractions pénales ou condamnées à des peines indues. Elle est régie par la loi de 1995 sur les appels en matière pénale (Criminal Appeal Act 1995). Son article 9 § 1 dispose qu’elle peut à tout moment saisir la Cour d’appel de toute condamnation émanant d’une Crown Court. L’article 9 § 2 précise que, à toutes fins utiles, pareille saisine équivaut à un appel formé par la personne concernée contre sa condamnation. En cas de manque d’équité allégué du procès, la Commission peut transmettre l’affaire si, à ses yeux, il existe une possibilité réelle que le verdict ne soit pas confirmé.

III. ÉLÉMENTS PERTINENTS DE DROIT DE L’UNION EUROPÉENNE ET DE DROIT INTERNATIONAL

A. Droit de l’Union européenne

1. Le droit à l’information

203. Le 22 mai 2012, l’Union européenne (UE) a adopté la directive 2012/13/UE relative au droit à l’information dans le cadre des procédures pénales. Tous ses États membres, à l’exception du Danemark, y participent. Cette directive s’appuie sur les droits énoncés dans la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne, et notamment ses articles 6, 47 et 48, en développant les articles 5 et 6 de la Convention tels qu’ils sont interprétés par la Cour. Son préambule énonce qu’elle devrait établir explicitement le droit de chacun d’être informé de ses droits procéduraux, « qui découle de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme ».

204. En son article premier, la directive précise que le droit à l’information présente deux volets : l’information sur les droits procéduraux et l’information sur les chefs d’accusation. Aux termes de son article 2, elle s’applique dès le moment où la personne concernée est informée par les autorités compétentes d’un État membre qu’elle est soupçonnée d’avoir commis une infraction pénale ou qu’elle est poursuivie à ce titre. Cette personne doit recevoir rapidement des informations concernant, au minimum, les cinq droits procéduraux énumérés à l’article 3 § 1 de la directive, à savoir : le droit à l’assistance d’un avocat, le droit de bénéficier de conseils juridiques gratuits, le droit d’être informé des chefs d’accusation, le droit à l’interprétation et à la traduction, et le droit de garder le silence. L’article 8 § 2 dispose que les suspects doivent avoir le droit de contester, conformément au droit national, le défaut de communication des informations en question. La directive n’indique pas quel sort réserver, dans toute procédure pénale ultérieure, aux éléments recueillis avant que le suspect ait été informé de ses droits procéduraux.

205. La directive devait être transposée au plus tard le 2 juin 2014.

2. Le droit d’accès à un avocat

206. Le 22 octobre 2013, l’Union européenne a adopté la directive 2013/48/UE, qui englobe le droit d’accès à un avocat, le droit d’informer les tiers de toute détention et le droit de communiquer avec des tiers et avec les autorités consulaires. Le Royaume-Uni, de même que l’Irlande et le Danemark, ayant choisi de ne pas participer à cette directive, celle-ci n’est pas applicable dans ces pays. Cette directive définit des règles minimales concernant le droit d’accès à un avocat dans le cadre des procédures pénales et des procédures visant à exécuter un mandat d’arrêt européen. Elle favorise ainsi l’application de la Charte, et notamment de ses articles 4, 6, 7, 47 et 48, en s’appuyant sur les articles 3, 5, 6 et 8 de la Convention tels qu’ils sont interprétés par la Cour. Au paragraphe 21 de son préambule, elle explique, en se référant à la jurisprudence de la Cour, que lorsqu’une personne autre qu’un suspect ou une personne poursuivie, notamment un témoin, se retrouve soupçonnée ou poursuivie, le droit de cette personne de ne pas contribuer à sa propre incrimination devrait être protégé et qu’elle a le droit de garder le silence. En pareil cas, l’interrogatoire par les autorités répressives devrait être suspendu immédiatement et ne pouvoir être poursuivi que si la personne concernée a été informée qu’elle est un suspect ou une personne poursuivie et si elle est en mesure d’exercer pleinement les droits prévus dans la directive.

207. L’article 2 de cette directive prévoit que les droits énoncés dans celle-ci s’appliquent

« aux suspects ou aux personnes poursuivies (...), dès le moment où ils sont informés par les autorités compétentes (...), par notification officielle ou par tout autre moyen, qu’ils sont soupçonnés ou poursuivis pour avoir commis une infraction pénale, qu’ils soient privés de liberté ou non. »

208. L’article 2 § 3 précise que la directive s’applique aussi :

« aux personnes qui ne sont pas soupçonnées ou poursuivies, mais qui, au cours de leur interrogatoire (...) deviennent suspects ou personnes poursuivies. »

209. L’article 3 prévoit le droit d’accès à un avocat « sans retard indu » et, en tout état de cause, avant tout interrogatoire. Ce droit comprend le droit de rencontrer l’avocat en privé avant l’interrogatoire ainsi que le droit à la présence de celui-ci pendant l’interrogatoire et pendant les mesures de collecte de preuves.

210. Aux termes de l’article 3 § 6, des dérogations temporaires au droit d’accès à un avocat sont permises au cours de la phase préalable au procès pénal dans des circonstances exceptionnelles pour l’un des deux motifs impérieux suivants. Le premier est le besoin urgent de prévenir une atteinte grave à la vie, à la liberté ou à l’intégrité physique d’une personne. Le second est la nécessité pour les autorités chargées de l’enquête d’agir immédiatement pour éviter de compromettre sérieusement une procédure pénale. En vertu de l’article 8, toute dérogation de ce type doit être proportionnée, avoir une durée strictement limitée, ne pas être fondée exclusivement sur la nature ou sur la gravité de l’infraction alléguée, et ne pas porter atteinte à l’équité générale de la procédure. Elle ne peut être autorisée que par une décision dûment motivée, prise au cas par cas.

211. L’article 12 § 2, consacré aux voies de recours, dispose que, sans préjudice des règles et régimes nationaux concernant l’admissibilité des preuves, les États membres veillent à ce que, dans le cadre des procédures pénales, les droits de la défense et l’équité de la procédure soient respectés lors de l’appréciation des déclarations faites par des suspects ou des personnes poursuivies ou des éléments de preuve obtenus en violation de leur droit à un avocat, ou lorsqu’une dérogation à ce droit a été autorisée conformément à l’article 3 § 6.

212. La directive doit être transposée au plus tard le 27 novembre 2016.

3. Le droit de ne pas témoigner contre soi-même et le droit de garder le silence

213. Le 12 février 2016, l’Union européenne a adopté la directive 2016/343 portant renforcement de certains aspects de la présomption d’innocence et du droit d’assister à son procès dans le cadre des procédures pénales. Le Royaume-Uni, tout comme l’Irlande et le Danemark, ayant choisi de ne pas participer à cette directive, celle-ci n’est pas applicable dans ces pays.

214. Conformément à son article 2, la directive s’applique aux personnes soupçonnées ou poursuivies dans le cadre d’une procédure pénale. Son article 7 garantit le droit de garder le silence et le droit de ne pas s’incriminer soi-même. L’article 10 impose aux États de veiller à ce que les droits de la défense et l’équité de la procédure soient respectés lors de l’appréciation des déclarations faites par des suspects en violation de leur droit de garder le silence ou de leur droit de ne pas s’incriminer soi-même.

215. La directive doit être transposée au plus tard le 1er avril 2018.

B. Droit international

1. Le Pacte international relatif aux droits civils et politiques (« le Pacte) »

216. Le Pacte, en son article 14, garantit le droit à un procès équitable. Les droits minimaux en matière pénale sont énumérés au paragraphe 3 de cet article, qui dispose, dans ses parties pertinentes :

« 3. Toute personne accusée d’une infraction pénale a droit, en pleine égalité, au moins aux garanties suivantes :

(...)

b) À disposer du temps et des facilités nécessaires à la préparation de sa défense et à communiquer avec le conseil de son choix ;

(...)

d) À être présente au procès et à se défendre elle-même ou à avoir l’assistance d’un défenseur de son choix ; si elle n’a pas de défenseur, à être informée de son droit d’en avoir un (...) ;

(...)

g) À ne pas être forcée de témoigner contre elle-même ou de s’avouer coupable. »

217. Le Comité des droits de l’homme veille au respect du Pacte. Il a jugé que le droit à un procès équitable comprenait le droit d’être informé des droits de la défense, y compris le droit à une assistance juridique et le droit de garder le silence (Saidova c. Tadjikistan, communication no 964/2001, constatations adoptées le 8 juillet 2004, et Khoroshenko c. Fédération de Russie, communication no 1304/2004, constatations adoptées le 29 mars 2011).

2. Les tribunaux pénaux internationaux

a) Le TPIY et le TPIR

218. L’article 18 du Statut du Tribunal pénal international pour l’ex‑Yougoslavie (« le TPIY ») et l’article 17 du Statut du Tribunal pénal international pour le Rwanda (« le TPIR ») prévoient l’assistance d’un conseil pour les suspects interrogés par le procureur du Tribunal dans le cadre d’une information. Les articles 21 du Statut du TPIY et 20 du Statut du TPIR reprennent la teneur de l’article 14 du Pacte (paragraphe 216 ci‑dessus). L’article 42 du règlement de procédure et de preuve du TPIY dispose :

« A) Avant d’être interrogé par le Procureur, le suspect est informé de ses droits dans une langue qu’il comprend, à savoir :

i) son droit à l’assistance d’un conseil de son choix ou, s’il est indigent, à la commission d’office d’un conseil à titre gratuit ;

(...)

iii) son droit de garder le silence et d’être averti que chacune de ses déclarations sera enregistrée et pourra être utilisée comme moyen de preuve.

B) L’interrogatoire d’un suspect ne peut avoir lieu qu’en présence de son conseil, à moins que le suspect n’ait renoncé volontairement à son droit à l’assistance d’un conseil. (...) »

219. L’article 42 du règlement de procédure et de preuve du TPIR est en substance identique.

220. L’article 89 D) du règlement de procédure et de preuve du TPIY, ainsi que les articles 89 C) et 70 F) du règlement de procédure et de preuve du TPIR, prévoient que la chambre de jugement peut exclure tout élément de preuve dont la valeur probante est nettement insuffisante pour satisfaire à l’exigence d’équité de la procédure. Les articles 95 des règlements de procédure et de preuve tant du TPIY que du TPIR disposent que n’est recevable aucun élément de preuve obtenu par des moyens qui compromettent fortement sa fiabilité ou si son admission, allant à l’encontre d’une bonne administration de la justice, y porterait gravement atteinte.

221. Dans l’affaire Le procureur c. Karadžić (affaire no IT-95-5/18-T, décision sur la demande de l’accusé tendant à exclure les retranscriptions de conversations sur écoute, 30 septembre 2010), l’accusé sollicita l’exclusion de retranscriptions de conversations sur écoute recueillies en violation du droit bosnien. La chambre de jugement du TPIY dit ceci :

« 7. Il est constant que la philosophie du [règlement du Tribunal] est de favoriser l’admission des éléments de preuve pourvu qu’ils soient pertinents et que leur valeur probante ne soit pas nettement insuffisante pour satisfaire à l’exigence d’équité de la procédure. La Chambre doit donc mettre les droits fondamentaux de l’accusé en balance avec l’intérêt fondamental pour la communauté internationale de poursuivre les personnes inculpées de graves violations du droit humanitaire international (...)

8. Il ressort clairement de la jurisprudence du Tribunal que des preuves illégalement recueillies ne sont pas a priori irrecevables mais que leur admissibilité dépendra plutôt des modalités et des circonstances de leur obtention, ainsi que de leur fiabilité et de leur incidence sur l’intégrité de la procédure. Dès lors, en application de l’article 95, la Chambre se doit de tenir compte de toutes les circonstances pertinentes et de n’exclure de tels éléments de preuve qu’au cas où leur admission porterait gravement atteinte à l’intégrité de la procédure » [traduction du greffe ; notes de bas de page omises.]

222. La chambre expliqua que, au vu de sa mission, qui était de poursuivre les personnes présumées responsables de violations graves du droit international humanitaire, il serait inopportun d’exclure des éléments pertinents et probants pour des considérations procédurales du moment que l’équité du procès était garantie. Elle conclut que l’admission d’éléments de preuve recueillis par les autorités bosniennes en violation du droit bosnien ne porterait pas atteinte à l’intégrité du procès et elle les jugea admissibles.

b) La CPI

223. L’article 55 du Statut de Rome de la Cour pénale internationale (« la CPI »), entré en vigueur le 1er juillet 2002, énonce les droits des personnes dans le cadre des enquêtes visées par ledit Statut. Son paragraphe 1 prévoit notamment que l’intéressé n’est pas obligé de témoigner contre lui-même ni de s’avouer coupable et qu’il ne peut être soumis à aucune forme de coercition, de contrainte ou de menace, ni à la torture ni à aucune autre forme de peine ou traitement cruel, inhumain ou dégradant.

224. Sur la question des droits procéduraux accordés préalablement aux interrogatoires, l’article 55 § 2 dispose, dans ses parties pertinentes :

« 2. Lorsqu’il y a des motifs de croire qu’une personne a commis un crime relevant de la compétence de la Cour et que cette personne doit être interrogée (...) cette personne a de plus les droits suivants, dont elle est informée avant d’être interrogée :

(...)

b) Garder le silence, sans que ce silence soit pris en considération pour la détermination de sa culpabilité ou de son innocence ;

c) Être assistée par le défenseur de son choix ou, si elle n’en a pas, par un défenseur commis d’office chaque fois que les intérêts de la justice l’exigent (...) ; et

d) Être interrogée en présence de son conseil, à moins qu’elle n’ait renoncé volontairement à son droit d’être assistée d’un conseil. »

225. L’article 67 énumère les droits procéduraux de l’accusé et reprend entre autres la teneur de l’article 14 § 3 d) et g) du Pacte (paragraphe 216 ci‑dessus).

226. L’article 69 § 7 dispose que les éléments de preuve obtenus par un moyen violant le Statut de Rome ou les droits de l’homme internationalement reconnus ne sont pas admissibles :

« a) Si la violation met sérieusement en question la fiabilité des éléments de preuve ; ou

b) Si l’admission de ces éléments de preuve serait de nature à compromettre la procédure et à porter gravement atteinte à son intégrité. »

227. Dans l’affaire Le procureur c. Lubanga (affaire no ICC-01/04-01/06, décision sur la confirmation des charges, Chambre préliminaire I, 29 janvier 2007), une chambre préliminaire de la CPI examina la question de l’admissibilité d’éléments de preuve recueillis illégalement. Elle reconnut que les éléments litigieux avaient été obtenus en violation du droit à la vie privée, droit de l’homme internationalement reconnu. Elle dit toutefois qu’il ressortait clairement du libellé de l’article 69 § 7 qu’il ne fallait pas exclure automatiquement de tels éléments. Ayant conclu que l’illégalité des éléments en cause n’avait pas sapé leur fiabilité, elle analysa ensuite l’incidence de leur admission sur l’intégrité de la procédure. Elle expliqua qu’elle devait veiller à ménager un juste équilibre entre les droits de l’accusé et la nécessité de répondre aux attentes des victimes et de la communauté internationale. Elle poursuivit :

« 86. (...) Bien que cette question ne fasse pas encore l’objet d’un consensus dans la jurisprudence internationale relative aux droits de l’homme, l’opinion majoritaire est que seule une violation grave des droits de l’homme peut entraîner l’exclusion d’un élément de preuve.

87. En ce qui concerne les règles en vigueur au sein des tribunaux pénaux internationaux et la jurisprudence de ceux-ci, la solution généralement admise « consiste à prévoir l’exclusion d’éléments de preuve par les juges uniquement en cas de violations très graves compromettant considérablement la fiabilité des éléments de preuve présentés ». » [traduction du greffe ; notes de bas de page omises.]

IV. ÉLÉMENTS PERTINENTS DE DROIT COMPARÉ

A. États membres du Conseil de l’Europe

228. Il apparaîtrait, au vu des éléments dont dispose la Cour, que le retardement temporaire de l’exercice du droit d’accès à un avocat soit permis par les lois de plusieurs États membres du Conseil de l’Europe. Un examen du traitement réservé aux déclarations obtenues en violation de ce droit montre qu’un certain nombre d’États interdisent la production au procès de toute déclaration faite en l’absence d’un avocat ou en l’absence de notification du droit à un avocat, tandis que dans d’autres États, l’admission de pareilles déclarations ou le poids à leur attribuer relèvent, au moins dans une certaine mesure, du pouvoir d’appréciation du juge. Il en va de même des déclarations obtenues en violation du droit de garder le silence ou du droit de ne pas contribuer à sa propre incrimination.

B. États-Unis d’Amérique

229. Le droit de ne pas témoigner contre soi-même est garanti par le cinquième Amendement à la Constitution des États-Unis et le droit à l’assistance juridique par le sixième Amendement. Dans son arrêt Miranda v. Arizona (384 US 436 (1966)), la Cour suprême a jugé que les déclarations faites par une personne interrogée par la police en garde à vue ne pouvaient être admises au procès que si le suspect avait été informé de son droit de garder le silence et de son droit à bénéficier d’une assistance juridique. Depuis cet arrêt, le fait de ne pas donner d’« avertissement Miranda » préalablement à l’interrogatoire emporte exclusion au procès de tout élément de preuve recueilli par ce moyen.

230. Dans son arrêt New York v. Quarles (467 US 649 (1984)), la Cour suprême a jugé qu’il existait une exception de « sûreté publique » à l’obligation de lire l’« avertissement Miranda » pour que les réponses du suspect puissent être retenues comme preuves, et que l’application de cette exception ne dépendait pas des raisons subjectives motivant chacun des policiers concernés. Elle a dit que la police était en droit d’interroger des suspects sans les avoir informés de leurs droits mentionnés dans l’arrêt Miranda si elle était « raisonnablement mue par un impératif de sûreté publique ». Voici le raisonnement exposé par le juge Rehnquist :

« Les garanties procédurales qui encouragent un suspect à ne pas répondre ont été jugées acceptables dans l’affaire Miranda afin de protéger le droit énoncé dans le cinquième Amendement : dès lors que le principal coût pour la société de ce surcroît de protection est la possibilité d’une diminution du nombre de condamnations, la majorité dans l’affaire Miranda était prête à l’accepter. Or, en l’espèce, si l’avertissement Miranda avait dissuadé Quarles de répondre à la question de l’agent Kraft concernant le lieu où se trouvait l’arme, le coût ne se serait pas limité à l’impossibilité d’obtenir des preuves servant à condamner Quarles. L’agent Kraft avait besoin d’une réponse à sa question non seulement pour incriminer Quarles mais aussi pour veiller à ce que la dissimulation de l’arme dans un lieu public ne soit pas source d’autres dangers pour la population.

Nous concluons que la nécessité d’obtenir des réponses à des questions lorsqu’il existe une menace pour la sûreté publique prime la nécessité d’appliquer la règle préventive consistant à énoncer le droit, protégé dans le cinquième Amendement, de ne pas témoigner contre soi-même. Nous nous refusons à mettre des policiers tels que l’agent Kraft dans la situation impossible qui consisterait à devoir déterminer, souvent en quelques secondes, s’il est davantage dans l’intérêt de la société de poser les questions nécessaires sans l’avertissement Miranda au risque d’empêcher la production de tout élément de preuve qui serait ainsi recueilli, ou de donner lecture de l’avertissement de manière à s’assurer de l’admissibilité des preuves qui pourraient être découvertes mais en réduisant ou en détruisant peut-être leurs chances d’obtenir ces preuves et en ne tirant aucun parti du potentiel de la situation. »

231. Une preuve obtenue en l’absence d’« avertissement Miranda » et d’assistance juridique peut néanmoins être admise au procès si le tribunal est convaincu que l’exception de sûreté publique s’applique.

C. Canada

232. Le droit à une assistance juridique et le droit de garder le silence sont protégés par la Charte canadienne des droits et libertés. Toute personne venant d’être arrêtée a immédiatement droit à un avocat, mais l’exercice de ce droit peut être assorti d’un délai en cas de menace pour la sécurité du public et dans des limites prescrites par la loi et justifiées dans le cadre d’une société libre et démocratique. La police a l’obligation de notifier le droit à un avocat dès le début de la détention (R. c. Suberu [2009] 2 SCR 460). Dès qu’elle a la situation en main, le suspect doit bénéficier de l’assistance d’un avocat (R. c. Strachan [1988] 2 SCR 980).

233. La Charte prévoit que les éléments de preuve qui seraient obtenus en violation des droits qu’elle garantit à l’accusé doivent être écartés si, au vu de l’ensemble des circonstances, leur admission est susceptible de déconsidérer l’administration de la justice. Les facteurs à retenir dans cette analyse ont été exposés par la Cour suprême dans son arrêt R. c. Collins ([1987] 1 SCR 265) : l’effet de l’utilisation de la preuve sur l’équité du procès, la gravité de la violation de la Charte et la déconsidération de l’administration de la justice qu’entraînerait l’exclusion de la preuve. C’est sur la personne qui demande l’exclusion d’une preuve que pèse la charge d’établir, à l’aune de la prépondérance des probabilités, que les critères tirés de la Charte en matière d’exclusion sont satisfaits.

EN DROIT

I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 6 §§ 1 ET 3 c) DE LA CONVENTION

234. Les requérants se plaignent que leurs interrogatoires menés initialement au commissariat de police sans assistance juridique et l’admission lors de leurs procès des déclarations faites au cours de ces interrogatoires emportent violation de leur droit à un procès équitable garanti par l’article 6 §§ 1 et 3c) de la Convention, ainsi libellé :

« 1. Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement, publiquement (...) par un tribunal (...) qui décidera (...) du bien-fondé de toute accusation en matière pénale dirigée contre elle. (...)

(...)

3. Tout accusé a droit notamment à :

(...)

c) se défendre lui-même ou avoir l’assistance d’un défenseur de son choix et, s’il n’a pas les moyens de rémunérer un défenseur, pouvoir être assisté gratuitement par un avocat d’office, lorsque les intérêts de la justice l’exigent ;»

A. Conclusions de la chambre

235. La chambre a conclu à la non-violation de l’article 6 §§ 1 et 3 c). Elle a rappelé que la Cour avait pour tâche principale, sur le terrain de l’article 6 § 1, d’apprécier l’équité du procès dans son ensemble, puis elle a réitéré les principes généraux régissant le droit à l’assistance juridique exposés dans l’arrêt Salduz c. Turquie ([GC], no 36391/02, CEDH 2008). Elle a jugé que, compte tenu de la menace exceptionnellement grave et imminente qui pesait sur la sécurité publique, le retardement de l’accès des requérants à un avocat était justifié par des raisons impérieuses. Elle a considéré que la thèse selon laquelle la police aurait pu attendre l’arrivée des solicitors avant d’entamer les interrogatoires était infondée car au moins une partie des motifs du retardement était que la police craignait que l’octroi de cette assistance ne conduisît à alerter d’autres suspects. Elle a ajouté que l’admission des déclarations en cause lors du procès n’avait causé aucun préjudice indu, compte tenu en particulier des garanties faisant contrepoids prévues par le cadre légal, des décisions du juge du fond et de ses instructions au jury, ainsi que de la force des autres éléments du dossier.

B. Thèse des parties devant la Grande Chambre

1. Les requérants

a) Les trois premiers requérants

236. Les trois premiers requérants soutiennent que, correctement interprété, l’arrêt Salduz (précité) pose une règle absolue interdisant la production lors d’un procès de déclarations recueillies au cours d’interrogatoires de police conduits en l’absence d’un avocat. Cette règle absolue aurait été réaffirmée à maintes reprises par la Cour, y compris dans des affaires de terrorisme (les requérants citent notamment les arrêts Płonka c. Pologne, no 20310/02, 31 mars 2009, Pishchalnikov c. Russie, no 7025/04, 24 septembre 2009, et Dayanan c. Turquie, no 7377/03, 13 octobre 2009). Les requérants s’appuient également sur les dispositions de la directive 2013/48/UE, sur l’article 14 § 3 d) du Pacte et sur l’arrêt rendu par la Cour suprême des États-Unis en l’affaire Miranda v. Arizona (paragraphes 206-212, 216 et 229 ci-dessus).

237. Les requérants soutiennent qu’il n’y avait aucune raison impérieuse de restreindre leur droit à un avocat. Ils estiment que les soupçons, certes on ne peut plus graves, ne justifiaient pas à eux seuls pareille restriction. Ils disent que la police aurait pu joindre des avocats dès qu’ils avaient demandé une représentation en justice et que, si elle l’avait fait, il y aurait eu toutes les chances qu’ils fussent représentés au moment où les policiers étaient prêts à conduire les interrogatoires de sûreté. En particulier, toute crainte de fuites éventuelles aurait été hors de propos du fait de l’obligation de confidentialité envers le client. L’absence de raisons impérieuses emporterait à elle seule violation de l’article 6 §§ 1 et 3 c).

238. Les requérants considèrent que, en tout état de cause, la restriction à l’assistance juridique leur a été indûment préjudiciable. Le juge du fond aurait dit que les procès-verbaux des interrogatoires de sûreté étaient des pièces non pas secondaires ou sans importance mais susceptibles d’apporter au jury des éclaircissements considérables. En particulier, ce serait à tort que la chambre s’est appuyée sur la force des autres éléments du dossier parce que la force d’une preuve peut diminuer ou augmenter avec le temps et que ce raisonnement ne reposait sur aucun précédent et laissait à l’accusation trop de latitude pour plaider l’admission de preuves obtenues en méconnaissance des droits procéduraux.

b) Le quatrième requérant

239. Le quatrième requérant voit dans le manquement délibéré à l’informer de ses droits un déni de son droit fondamental de ne pas témoigner contre lui-même. Il estime très important de noter que la thèse de l’accusation reposait surtout sur sa déposition. Il dit que les témoignages à charge de MM. Sherif et Osman n’auraient vraisemblablement pas emporté la conviction, M. Sherif ayant été lui aussi reconnu coupable à l’issue de son procès et M. Osman ayant témoigné en tant que poseur de bombes reconnu coupable. Selon lui, les autres éléments invoqués par l’accusation n’auraient pas suffi à étayer une condamnation.

240. Le quatrième requérant reconnaît que le droit à une assistance juridique peut être temporairement restreint pour des raisons impérieuses de sécurité nationale mais il souligne que le droit de garder le silence ne souffre aucune dérogation. Il ajoute qu’aucune raison impérieuse ne justifiait de restreindre son droit à un défenseur. Selon lui, le risque que son arrestation formelle ne le conduisît à cesser de divulguer des informations d’une importance capitale pour la sécurité publique ne constituait pas une justification raisonnable. L’interrogatoire aurait en outre été bien au-delà de la collecte d’informations sur les poseurs de bombes. L’absence de raisons impérieuses emporterait à elle seule violation de l’article 6 §§ 1 et 3 c).

241. Le quatrième requérant estime par ailleurs que, quand bien même il y aurait eu des raisons impérieuses de restreindre ses droits, cette mesure aurait dû être temporaire et conduire à la tenue d’un interrogatoire de sûreté, comme dans le cas des trois premiers requérants. Son interrogatoire en qualité de témoin ne se serait pas limité à la nécessité de recueillir des renseignements sur tout autre attentat projeté et sur l’identité des auteurs, mais il aurait aussi porté sur son état d’esprit de manière à établir l’élément intentionnel des infractions. Il aurait été délibérément incité à déposer sous le prétexte qu’il était un témoin. Il invoque le droit de ne pas témoigner contre soi-même et l’obligation pour l’accusation de prouver la culpabilité sans s’appuyer sur des éléments recueillis par la coercition ou l’oppression. En outre, contrairement aux déclarations des trois premiers requérants, sa déposition aurait aussi été auto-incriminante. Elle aurait été la pièce centrale de la thèse élaborée par l’accusation contre lui et il serait artificiel d’accorder un quelconque poids aux éléments la corroborant. L’absence de rétractation de sa part ne serait pas déterminante : il reconnaît qu’un grand poids doit être accordé à la nature des infractions commises par lui mais il estime qu’il faut mettre cet élément en balance avec la conduite de la police.

242. Au vu de son procès dans son ensemble, le quatrième requérant soutient qu’il y a eu violation de l’article 6 §§ 1 et 3 c) puisque son droit d’être informé de ses droits, son droit à un défenseur et son droit de ne pas témoigner contre lui-même ont été méconnus et que l’admission de sa déposition a indûment et irrémédiablement porté préjudice à sa défense.

2. Le Gouvernement

243. Le Gouvernement souligne le caractère fondamental du droit à un défenseur en droit interne, qui découle de la jurisprudence de la Cour. Il reconnaît que l’un des aspects essentiels de ce droit est le bénéfice d’une assistance juridique dès le stade de l’enquête, mais il ne s’agit pas à ses yeux d’un droit absolu. Premièrement, une telle analyse serait trop rigide et ferait abstraction de ce que, à ce stade, les droits du suspect pourraient se trouver en conflit avec d’autres considérations importantes d’intérêt public. Deuxièmement, l’article 6 ne prévoirait aucune règle absolue : en principe, les garanties énoncées à l’article 6 § 3 seraient des aspects spécifiques du procès équitable à prendre en compte lorsqu’est globalement appréciée l’équité du procès. Troisièmement, rien ne militerait en faveur d’une règle absolue dans la jurisprudence de la Cour, qui préciserait clairement que le droit à un avocat est susceptible de restrictions. La Cour, dans son récent arrêt Dvorski c. Croatie ([GC], no 25703/11, § 82, CEDH 2015), n’aurait pas considéré que l’arrêt Salduz énonçait une règle absolue.

244. Le Gouvernement soutient que, dans l’arrêt qu’elle a rendu en l’espèce, la chambre a appliqué une jurisprudence constante, notamment l’arrêt Salduz, et est parvenue à une conclusion claire et nette eu égard aux circonstances de chacun des cas. Il affirme en particulier que la Cour a pour tâche principale, sur le terrain de l’article 6 § 1, d’apprécier l’équité du procès dans son ensemble. La finalité intrinsèque de la garantie énoncée à l’article 6 § 3 c) serait de contribuer à assurer l’équité du procès globalement. Cette disposition ne garantirait donc nullement un droit absolu à l’assistance juridique. Un double critère s’appliquerait : il faudrait d’abord rechercher si le retardement était justifié par des raisons impérieuses, puis si les droits de la défense avaient subi un préjudice indu en considérant l’équité du procès dans son ensemble. L’absence de raisons impérieuses n’emporterait donc pas automatiquement violation de l’article 6 : il faudrait analyser la procédure dans sa globalité. Cette absence n’en demeurerait pas moins un élément très important. Le Gouvernement juge adéquats les facteurs dont la chambre a tenu compte lorsqu’elle a apprécié l’équité du procès dans son ensemble.

245. Le Gouvernement estime qu’il y avait des raisons impérieuses de retarder l’assistance juridique s’agissant des trois premiers requérants. Cette restriction aurait été justifiée de manière absolument indéniable compte tenu du risque d’hécatombe, de la nécessité de recueillir d’urgence des renseignements sur les attentats projetés et des lourdes contraintes matérielles. Il importerait aussi de noter que le retardement était conforme à un dispositif légal qui s’inspirait de la méthodologie retenue à l’article 3 § 6 de la directive 2013/48 de l’Union européenne (paragraphe 210 ci‑dessus) et reposait dans chaque cas sur des décisions individualisées prises par de hauts fonctionnaires de police. La restriction n’aurait pas procédé de l’application systématique d’une disposition légale de portée générale : d’une durée maximale de quarante-huit heures, elle aurait été limitée dans le temps, et le dispositif légal aurait prévu que le retardement cesse dès la disparition des raisons le justifiant. Le Gouvernement soutient que les trois premiers requérants invitent la Cour à se mettre à la place des policiers sur le terrain et à revenir sur leurs décisions ainsi que sur l’appréciation des faits livrée par le juge du fond et contrôlée par la Cour d’appel. Il estime que, si l’on prend la procédure dans son ensemble, l’admission des déclarations des trois premiers requérants n’a pas indûment ou irrémédiablement porté préjudice aux droits de la défense, et ce pour les raisons avancées par la chambre aux paragraphes 205 à 212 de son arrêt.

246. Le Gouvernement reconnaît qu’à partir d’un certain stade de l’interrogatoire du quatrième requérant, le code de pratique applicable imposait à la police de lui signifier ses droits. Il estime toutefois qu’il y avait des raisons impérieuses de décider de ne pas le faire compte tenu des circonstances exceptionnelles et des conditions extrêmes dans lesquelles la police opérait. Il rappelle qu’au moment où l’intéressé était interrogé, trois des poseurs de bombes étaient toujours en fuite et qu’il était impératif pour des raisons de sécurité publique d’identifier et d’arrêter les conspirateurs. La police aurait pris cette décision parce qu’il était nécessaire de recueillir des renseignements aux fins de la protection de la population et que cette mesure n’était pas déraisonnable au vu des circonstances. Selon le Gouvernement, le défaut d’avertissement n’a pas automatiquement emporté violation de l’article 6 : il ne s’agit pour lui que d’un élément du droit de ne pas témoigner contre soi-même, à examiner et apprécier par le juge lorsque celui-ci était appelé à déterminer si l’équité exigeait l’exclusion de la déclaration en cause. À ses yeux, le juge s’est dûment et méticuleusement acquitté de cette tâche. Pour les raisons exposées par la chambre aux paragraphes 215 à 223 de son arrêt, le Gouvernement conclut là encore à l’absence de préjudice indu au cours du procès.

3. Le tiers intervenant

247. L’organisation Fair Trials International (« FTI ») estime que, à partir de la jurisprudence de la Cour, il est difficile de dire si une preuve recueillie en l’absence d’un avocat conformément à une restriction justifiée par des raisons impérieuses peut, sans heurter les principes tirés de l’arrêt Salduz, servir à condamner un accusé. La jurisprudence postérieure à cet arrêt ne préciserait pas vraiment la notion de « raisons impérieuses ». De la même manière, la Cour n’aurait pas recherché si l’utilisation de déclarations incriminantes recueillies par l’application d’une dérogation légale au droit à un défenseur emporterait violation de l’article 6. Il y aurait une divergence d’approche quant au rôle joué par la déclaration incriminante pour obtenir une condamnation.

248. FTI soutient que le droit à un avocat est une garantie essentielle qui ne se limite pas à la seule protection du droit pour le suspect de garder le silence, que ce droit est insuffisamment protégé au sein de l’Union européenne, et que la récente directive européenne relative à l’accès à un avocat (paragraphes 206 à 212 ci-dessus) pourrait être prise en compte par la Cour même si le Royaume-Uni ne l’a pas signée. Selon FTI, la Cour doit dire clairement : 1) que les dérogations au droit d’accès à un avocat doivent être limitées et reposer sur des risques concrets constatés dans le cas d’espèce, et 2) que les droits de la défense subissent un préjudice irrémédiable dès lors que les preuves recueillies en conséquence d’une dérogation de ce type, fût-elle légale, ont eu une quelconque incidence sur la condamnation.

C. Appréciation de la Cour

1. Principes généraux

a) Applicabilité de l’article 6 sous son volet pénal

249. Les garanties offertes par l’article 6 §§ 1 et 3 s’appliquent à tout « accusé » au sens autonome que revêt ce terme sur le terrain de la Convention. Il y a « accusation en matière pénale » dès lors qu’une personne est officiellement inculpée par les autorités compétentes ou que les actes effectués par celles-ci en raison des soupçons qui pèsent contre elle ont des répercussions importantes sur sa situation (Deweer c. Belgique, 27 février 1980, §§ 42-46, série A no 35, Eckle c. Allemagne, 15 juillet 1982, § 73, série A no 51, et McFarlane c. Irlande [GC], no 31333/06, § 143, 10 septembre 2010).

b) Méthodologie générale suivie à l’égard de l’article 6 sous son volet pénal

250. Le droit à un procès équitable consacré par l’article 6 § 1 ne souffre aucune dérogation ; toutefois, la définition de cette notion ne saurait être soumise à une règle unique et invariable mais elle est au contraire fonction des circonstances propres à chaque affaire (O’Halloran et Francis c. Royaume-Uni [GC], nos 15809/02 et 25624/02, § 53, CEDH 2007‑III). Lorsqu’elle examine un grief tiré de l’article 6 § 1, la Cour doit essentiellement déterminer si la procédure pénale a globalement revêtu un caractère équitable (voir, parmi de nombreux précédents, Taxquet c. Belgique [GC], no 926/05, § 84, CEDH 2010, et Schatschaschwili c. Allemagne [GC], no 9154/10, § 101, CEDH 2015).

251. Le respect des exigences du procès équitable s’apprécie au cas par cas à l’aune de la conduite de la procédure dans son ensemble et non en se fondant sur l’examen isolé de tel ou tel point ou incident, bien que l’on ne puisse exclure qu’un élément déterminé soit à ce point décisif qu’il permette de juger de l’équité du procès à un stade précoce (Can c. Autriche, no 9300/81, rapport de la Commission du 12 juillet 1984, § 48, série A no 96). Pour apprécier l’équité globale d’un procès, la Cour prend en compte, s’il y a lieu, les droits minimaux énumérés à l’article 6 § 3, qui montre par des exemples ce qu’exige l’équité dans les situations procédurales qui se produisent couramment dans les affaires pénales. On peut donc voir dans ces droits des aspects particuliers de la notion de procès équitable en matière pénale contenue à l’article 6 § 1 (voir, par exemple, Salduz, précité, § 50, Gäfgen c. Allemagne [GC], no 22978/05, § 169, CEDH 2010, Dvorski, précité, § 76, et Schatschaschwili, précité, § 100). Ces droits minimaux ne sont toutefois pas des fins en soi : leur but intrinsèque est toujours de contribuer à préserver l’équité de la procédure pénale dans son ensemble (Can, rapport précité, § 48, Mayzit c. Russie, no 63378/00, § 77, 20 janvier 2005, et Seleznev c. Russie, no 15591/03, § 67, 26 juin 2008).

252. Les exigences générales d’équité posées à l’article 6 s’appliquent à toutes les procédures pénales, quel que soit le type d’infraction concerné. Il est hors de question que les droits tenant à l’équité du procès soient atténués pour la seule raison que les personnes concernées sont soupçonnées d’être mêlées à des actes de terrorisme. En ces temps difficiles, la Cour estime primordial que les Parties contractantes manifestent leur engagement pour les droits de l’homme et la prééminence du droit en veillant au respect, notamment, des garanties minimales offertes par l’article 6 de la Convention. Il reste que, pour déterminer si la procédure dans son ensemble a été équitable, le poids de l’intérêt public à la poursuite de l’infraction particulière en question et à la sanction de son auteur peut être pris en considération (Jalloh c. Allemagne [GC], no 54810/00, § 97, CEDH 2006‑IX). De plus, il ne faut pas appliquer l’article 6 d’une manière qui causerait aux autorités de police des difficultés excessives pour combattre par des mesures effectives le terrorisme et d’autres crimes graves, comme elles doivent le faire pour honorer l’obligation, découlant pour elles des articles 2, 3 et 5 § 1 de la Convention, de protéger le droit à la vie et le droit à l’intégrité physique des membres de la population (voir, mutatis mutandis, Sher et autres c. Royaume-Uni, no 5201/11, § 149, CEDH 2015 (extraits)). Toutefois, les préoccupations d’intérêt général ne sauraient justifier des mesures vidant de leur substance même les droits de la défense d’un requérant (Jalloh, précité, § 97, Bykov c. Russie [GC], no 4378/02, § 93, 10 mars 2009, et Aleksandr Zaichenko c. Russie, no 39660/02, § 39, 18 février 2010).

c) L’article 6 et la procédure antérieure à la phase de jugement

253. En matière pénale, la finalité principale de l’article 6 est de garantir un procès équitable par un « tribunal » compétent qui décidera du bien‑fondé de toute « accusation » (Imbrioscia c. Suisse, 24 novembre 1993, § 36, série A no 275, Brennan c. Royaume-Uni, no 39846/98, § 45, CEDH 2001‑X, Chabelnik c. Ukraine, no 16404/03, § 52, 19 février 2009, et Dvorski, précité, § 76). Toutefois, ainsi qu’il a déjà été dit ci-dessus au paragraphe 249, les garanties de l’article 6 sont applicables dès qu’il existe une « accusation en matière pénale » au sens de la jurisprudence de la Cour, et elles peuvent donc jouer un rôle au stade antérieur à la phase de jugement si et dans la mesure où leur inobservation initiale risque de compromettre gravement l’équité du procès (voir aussi Imbrioscia, précité, § 36, et Dvorski, précité, § 76). La phase de l’enquête peut revêtir une importance particulière pour la préparation du procès pénal : les preuves obtenues durant cette phase déterminent souvent le cadre dans lequel l’infraction imputée sera examinée au procès, et la législation nationale peut attacher à l’attitude d’un accusé au cours de la phase initiale des interrogatoires de police des conséquences décisives pour les perspectives de la défense lors de la suite de la procédure. L’accusé peut donc se trouver dans une situation particulièrement vulnérable à ce stade de la procédure, effet qui se trouve amplifié par le fait que la législation en matière de procédure pénale tend à devenir de plus en plus complexe, notamment en ce qui concerne les règles régissant la collecte et l’utilisation des preuves (Salduz, précité, §§ 52 et 54 ; voir aussi Dvorski, précité, § 77). Les modalités d’application de l’article 6 §§ 1 et 3 au stade de l’enquête dépendent des particularités de la procédure et des circonstances de la cause (Imbrioscia, précité, § 38).

254. Les griefs tirés, sur le terrain de l’article 6, de la phase de l’enquête se matérialisent généralement pendant la phase de jugement elle-même lorsque l’accusation demande l’admission d’éléments recueillis pendant ladite phase et que la défense s’y oppose. Comme la Cour l’a déjà dit à plusieurs reprises, elle n’a pas à se prononcer, par principe, sur l’admissibilité de certaines sortes d’éléments de preuve, par exemple des éléments obtenus de manière illégale. Comme indiqué précédemment (paragraphe 250 ci-dessus), elle doit examiner si la procédure, y compris la manière dont les preuves ont été recueillies, a été équitable dans son ensemble (Jalloh, précité, § 95, et Bykov, précité, § 89). Constituent toutefois une exception à ce principe les aveux extorqués par la torture ou par d’autres mauvais traitements contraires à l’article 3 : la Cour a jugé que l’admission, comme preuves des faits pertinents, de déclarations de ce type dans une procédure pénale privait d’équité l’ensemble de celle-ci, indépendamment de la valeur probante des déclarations, et que leur admission eût été ou non déterminante pour le verdict de culpabilité (voir, par exemple, Gäfgen, précité, § 166).

d) Accès à un avocat

i. L’état de la jurisprudence de la Cour

255. Le droit reconnu par l’article 6 § 3 c) à tout « accusé » à être effectivement défendu par un avocat figure parmi les éléments fondamentaux du procès équitable (Salduz, précité, § 51, et Nechiporuk et Yonkalo c. Ukraine, no 42310/04, § 262, 21 avril 2011). L’accès à bref délai à un avocat constitue un contrepoids important à la vulnérabilité des suspects en garde à vue, offre une protection essentielle contre la coercition et les mauvais traitements dont ils peuvent être l’objet de la part de la police et contribue à la prévention des erreurs judiciaires et à l’accomplissement des buts poursuivis par l’article 6, notamment l’égalité des armes entre l’accusé et les autorités d’enquête ou de poursuite (Salduz, précité, §§ 53‑54, et Pishchalnikov, précité, §§ 68-69).

256. Toutefois, il est reconnu depuis longtemps que, dans des circonstances exceptionnelles, l’assistance juridique peut être reportée (voir, par exemple, John Murray, précité, O’Kane c. Royaume-Uni (déc.), no 30550/96, 6 juillet 1999, et Magee et Brennan, tous deux précités). Après avoir passé en revue la jurisprudence existante en la matière, la Cour, au paragraphe 55 de l’arrêt précité Salduz, a dit :

« (...) la Cour estime que, pour que le droit à un procès équitable consacré par l’article 6 § 1 demeure suffisamment « concret et effectif » (...), il faut, en règle générale, que l’accès à un avocat soit consenti dès le premier interrogatoire d’un suspect par la police, sauf à démontrer, à la lumière des circonstances particulières de l’espèce, qu’il existe des raisons impérieuses de restreindre ce droit. Même lorsque des raisons impérieuses peuvent exceptionnellement justifier le refus de l’accès à un avocat, pareille restriction – quelle que soit sa justification – ne doit pas indûment préjudicier aux droits découlant pour l’accusé de l’article 6 (...). Il est en principe porté une atteinte irrémédiable aux droits de la défense lorsque des déclarations incriminantes faites lors d’un interrogatoire de police subi sans assistance possible d’un avocat sont utilisées pour fonder une condamnation. »

257. Le principe, énoncé dans l’arrêt Salduz, servant à déterminer la compatibilité d’une restriction à l’accès à un avocat avec le droit à un procès équitable se compose de deux critères. La Cour doit premièrement rechercher si la restriction en question était justifiée par des raisons impérieuses. Elle doit deuxièmement apprécier le préjudice que cette restriction a pu causer aux droits de la défense. Autrement dit, il lui faut examiner l’incidence de la restriction sur l’équité globale de la procédure et dire si, oui ou non, celle-ci a été équitable dans son ensemble. Ce principe a été repris et appliqué à de nombreuses reprises par des chambres de la Cour. Cependant, la Cour considère que l’application de ce principe dans sa jurisprudence postérieure à l’arrêt Salduz appelle certains éclaircissements sur chacun de ces deux critères et sur la manière dont ils s’articulent.

ii. Le sens de la notion de « raisons impérieuses »

258. Le premier point à aborder est la définition de ce que sont des « raisons impérieuses » de retarder l’assistance juridique. Il s’agit d’un critère strict : compte tenu du caractère fondamental et de l’importance d’un accès précoce des suspects à l’assistance juridique, en particulier lors de leur premier interrogatoire, les restrictions à cet accès ne sont permises que dans des cas exceptionnels, doivent être de nature temporaire et doivent reposer sur une appréciation individuelle des circonstances particulières du cas d’espèce (Salduz, précité, §§ 54 in fine et 55). Pour déterminer si l’existence de raisons impérieuses a été démontrée, il est important de vérifier si la décision de restreindre l’assistance juridique avait une base en droit interne et si la portée et la teneur de toutes les restrictions à cet accès étaient suffisamment encadrées par la loi de sorte à aider les personnes chargées de leur application concrète dans leur prise de décisions. À ce jour, la Cour n’a donné aucune indication sur ce qui pourrait passer pour des raisons impérieuses au titre de ce volet du principe tiré de l’arrêt Salduz. Le caractère impérieux des raisons avancées par le gouvernement défendeur pour justifier les restrictions à l’assistance juridique lors des interrogatoires de police s’apprécie au cas par cas, à l’aune des trois conditions générales exposées au début du présent paragraphe.

259. La Cour admet que, dès lors qu’un gouvernement défendeur a démontré de façon convaincante l’existence d’un besoin urgent de prévenir une atteinte grave à la vie, à la liberté ou à l’intégrité physique dans un cas donné, cette nécessité peut s’analyser en une raison impérieuse de restreindre l’accès à l’assistance juridique aux fins de l’article 6 de la Convention. En pareilles circonstances, les autorités doivent impérativement protéger les droits garantis aux victimes ou aux victimes potentielles par les articles 2, 3 et 5 § 1 de la Convention en particulier. La Cour note à cet égard que la directive 2013/48/UE, qui consacre le droit d’accès à un avocat, prévoit une dérogation à ce droit en cas de circonstances exceptionnelles, notamment s’il y a un besoin urgent de prévenir une atteinte grave à la vie, à la liberté ou à l’intégrité physique d’une personne (paragraphe 210 ci-dessus). De la même manière, aux États-Unis, à la suite de son arrêt Miranda, la Cour suprême a précisé dans son arrêt New York c. Quarles qu’il existait à la règle de l’arrêt Miranda une « exception de sûreté publique » permettant la conduite d’interrogatoires en l’absence d’un avocat et avant que le suspect n’ait été informé de ses droits, en cas de menace sur la sûreté publique (paragraphes 229-230 ci-dessus). Tel est aussi le cas au Canada et dans un certain nombre d’États membres du Conseil de l’Europe dont les lois permettent le retardement temporaire de l’assistance juridique (paragraphes 232 et 228 ci-dessus, respectivement). Toutefois, pour autant que la chambre peut passer pour avoir admis dans son arrêt qu’un risque général de fuites pouvait être qualifié de raison impérieuse, il faut écarter une telle conclusion : la Cour estime en effet qu’un risque de fuites invoqué sans autre précision ne saurait s’analyser en une raison impérieuse justifiant une restriction à l’accès à un avocat.

iii. L’équité de la procédure dans son ensemble

260. La question se pose de savoir si l’absence de raisons impérieuses de restreindre l’accès à l’assistance juridique suffit à elle seule à emporter violation de l’article 6. Les trois premiers requérants s’appuient sur la jurisprudence de la Cour postérieure à l’arrêt Salduz, qui indique clairement selon eux que cet arrêt entendait poser une règle absolue interdisant toute utilisation au cours d’un procès de déclarations faites en l’absence d’assistance juridique (paragraphe 236 ci-dessus). Or le raisonnement suivi dans l’arrêt Salduz lui-même ne permet pas d’étayer cette thèse et la Grande Chambre, dans son arrêt Dvorski (précité, § 82 in fine), n’apparaît pas avoir interprété ainsi l’arrêt Salduz. Aux paragraphes 52 à 54 de ce dernier arrêt, dans l’exposé des principes généraux applicables dans cette affaire, la Cour mentionne l’examen de l’équité globale auquel elle doit se livrer pour déterminer s’il y a eu violation des droits découlant de l’article 6. Elle a dit qu’il était « en principe » porté une atteinte irrémédiable aux droits de la défense lorsque des déclarations incriminantes faites lors d’un interrogatoire de police subi sans assistance possible d’un avocat étaient utilisées pour fonder une condamnation, ce qui indique que, quoique stricte, cette règle n’est pas absolue (§ 55). Il est également important de noter que, après avoir conclu qu’il n’y avait aucune raison impérieuse de refuser au requérant une assistance juridique dans le cas d’espèce (§ 56), elle a néanmoins examiné ensuite la phase du procès, en analysant en particulier les conséquences de l’admission des déclarations faites en l’absence d’un avocat sur l’équité de la procédure dans son ensemble (§§ 57-62).

261. Les trois premiers requérants invoquent aussi notamment la directive 2013/48/UE et l’arrêt rendu par la Cour suprême des États-Unis dans l’affaire Miranda v. Arizona à l’appui de la thèse, défendue par eux, de l’opportunité et de la nécessité d’une règle absolue (paragraphes 206‑212 et 229 ci-dessus). S’il est vrai que l’approche suivie aux États-Unis est stricte, il y a lieu de noter que la directive 2013/48/UE est muette sur le point de savoir si les éléments de preuve obtenus au mépris des garanties qu’elle contient peuvent être admis au procès sans nuire à l’équité ; elle se borne à exiger que les suspects bénéficient d’une « voie de recours effective conformément au droit national » en cas de violation des droits garantis dans cette directive (paragraphe 211 ci-dessus). Le droit des États membres du Conseil de l’Europe révèle une diversité des pratiques en la matière, certains préférant l’exclusion automatique et d’autres l’octroi au juge d’une certaine latitude (paragraphe 228 ci-dessus). Au Canada, un élément de preuve obtenu en violation de la Charte des droits et libertés peut être admis au cours d’un procès (paragraphe 233 ci-dessus). Les tribunaux pénaux internationaux susmentionnés suivent une approche comparable (paragraphes 220-222 et 226-227 ci-dessus).

262. Dès lors, la Cour réaffirme qu’il faut statuer sur l’existence ou non d’une violation du droit à un procès équitable en tenant compte de la procédure dans son ensemble et en considérant que les droits énoncés à l’article 6 § 3 sont non pas des fins en soi mais des aspects particuliers du droit général à un procès équitable (paragraphes 250-251 ci‑dessus). L’absence de raisons impérieuses n’emporte donc pas à elle seule violation de l’article 6 de la Convention.

iv. Les conséquences de l’existence ou non de raisons impérieuses sur l’examen de l’équité

263. Ce n’est pas parce que l’absence de raisons impérieuses ne suffit pas à elle seule à emporter violation de l’article 6 de la Convention que l’issue de l’examen de ce critère – à savoir l’existence ou non de telles raisons – n’entre pas en ligne de compte dans l’appréciation de l’équité du procès dans son ensemble.

264. Dès lors que l’existence de raisons impérieuses est jugée établie, un examen global de l’ensemble de la procédure doit être conduit de manière à déterminer si celle-ci a été « équitable » au sens de l’article 6 § 1. Ainsi qu’il a déjà été noté ci-dessus, l’article 12 de la directive 2013/48/UE suit une méthodologie similaire notamment sur la question du droit d’accès à un avocat, et un certain nombre de pays abordent la question de l’admissibilité des preuves en se rapportant à son incidence sur l’équité ou l’intégrité de la procédure (paragraphe 261 ci-dessus).

265. En l’absence de raisons impérieuses de restreindre l’assistance juridique, la Cour doit évaluer l’équité du procès en opérant un contrôle très strict. L’incapacité du gouvernement défendeur à établir l’existence de raisons impérieuses pèse lourdement dans la balance lorsqu’il s’agit d’apprécier globalement l’équité du procès et elle peut faire pencher la balance en faveur d’un constat de violation de l’article 6 §§ 1 et 3 c) (pour un raisonnement similaire concernant l’article 6 §§ 1 et 3 d), voir Schatschaschwili, précité, § 113). C’est alors au gouvernement défendeur qu’il incombe d’expliquer de façon convaincante pourquoi, à titre exceptionnel et au vu des circonstances particulières du cas d’espèce, la restriction à l’accès à l’assistance juridique n’a pas porté une atteinte irrémédiable à l’équité globale du procès.

e) Le droit de ne pas témoigner contre soi-même

266. Le droit de ne pas témoigner contre soi-même concerne au premier chef le respect de la volonté d’un accusé de garder le silence et présuppose que, dans une affaire pénale, l’accusation cherche à fonder son argumentation sans recourir à des éléments de preuve obtenus par la contrainte ou l’oppression, au mépris de la volonté de l’accusé (Saunders c. Royaume-Uni, 17 décembre 1996, §§ 68-69, Recueil 1996‑VI, Jalloh, précité, §§ 100 et 102, et Bykov, précité, § 92). Le droit de garder le silence lorsque l’on est interrogé par la police et le droit de ne pas témoigner contre soi‑même sont des normes internationales généralement reconnues qui sont au cœur de la notion de procès équitable consacrée par l’article 6. Leur raison d’être tient notamment à la protection de l’accusé contre une coercition abusive de la part des autorités, ce qui permet d’éviter les erreurs judiciaires et d’atteindre les buts de l’article 6 (John Murray, précité, § 45, Jalloh, précité, § 100, et Bykov, précité, § 92).

267. Il est important de noter que le droit de ne pas témoigner contre soi‑même constitue une protection non pas contre la tenue de propos incriminants en tant que telle mais, ainsi qu’il a déjà été dit ci-dessus, contre l’obtention de preuves par la coercition ou l’oppression. C’est l’existence d’une contrainte qui peut faire douter du respect de ce droit. Pour cette raison, la Cour doit d’abord examiner la nature et le degré de la contrainte dont il a été fait usage pour obtenir les preuves (Heaney et McGuinness c. Irlande, no 34720/97, §§ 54-55, CEDH 2000-XII, O’Halloran et Francis, précité, § 55, et Bykov, précité, § 92). Dans sa jurisprudence, la Cour a distingué au moins trois types de situations de nature à faire craindre l’existence d’une contrainte abusive contraire à l’article 6. La première situation est celle d’un suspect qui, menacé de subir des sanctions s’il ne témoigne pas, soit témoigne (voir, par exemple, Saunders, précité, et Brusco c. France, no 1466/07, 14 octobre 2010) soit est puni pour avoir refusé de le faire (voir, par exemple, Heaney et McGuinness, précité, et Weh c. Autriche, no 38544/97, 8 avril 2004). La deuxième situation est celle où des pressions physiques ou psychologiques, souvent sous la forme de traitements contraires à l’article 3 de la Convention, sont exercées pour obtenir des aveux ou des éléments matériels (voir, par exemple, Jalloh, Magee et Gäfgen, tous précités). La troisième situation est le recours par les autorités à un subterfuge pour extorquer des informations qu’elles n’ont pu obtenir par un interrogatoire (Allan c. Royaume-Uni, no 48539/99, CEDH 2002‑IX).

268. Un témoignage obtenu sous la contrainte qui semble de prime abord dépourvu de caractère incriminatoire – telles des remarques disculpant leur auteur ou de simples informations sur des questions de fait – peut par la suite être utilisé dans une procédure pénale à l’appui de la thèse de l’accusation, par exemple pour contredire ou discréditer d’autres déclarations de l’accusé ou son témoignage pendant la phase de jugement, ou encore pour compromettre sa crédibilité. Le droit de ne pas témoigner contre soi‑même ne saurait raisonnablement se limiter aux déclarations incriminant leur auteur (Saunders, précité, § 69).

269. Toutefois, le droit de ne pas témoigner contre soi-même n’est pas absolu (Heaney et McGuinness, précité, § 47, Weh, précité, § 46, et O’Halloran et Francis, précité, § 53). Le degré de contrainte appliqué sera incompatible avec l’article 6 s’il atteint ce droit dans sa substance même (John Murray, précité, § 49). Mais toutes les formes de contrainte directe ne vident pas automatiquement ce droit de sa substance même pour conduire ainsi à une violation de l’article 6 (O’Halloran et Francis, précité, § 53). Ce qui est crucial dans ce contexte, c’est l’usage qui est fait au cours du procès pénal des éléments recueillis sous la contrainte (Saunders, précité, § 71).

f) Le droit à être informé du droit à un avocat et le droit de garder le silence et de ne pas témoigner contre soi-même

270. Au paragraphe 52 de l’arrêt précité Aleksandr Zaichenko, dans son examen du grief tiré par le requérant d’un défaut de respect de son droit de ne pas témoigner contre soi-même et de son droit de garder le silence, la Cour a jugé que, une fois l’intéressé soupçonné de vol, il incombait à la police, au vu de l’ensemble des circonstances de l’espèce, de l’informer de ces droits. Dans l’arrêt Schmid-Laffer c. Suisse (no 41269/08, §§ 29 et 39, 16 juin 2015), elle a relevé que, lorsque la requérante avait été interrogée une première fois par la police, rien dans le dossier ne permettait de dire qu’elle aurait dû être traitée comme une accusée et informée de son droit de garder le silence. Toutefois, au cours de son deuxième interrogatoire, alors qu’était désormais dirigée contre elle une « accusation en matière pénale » au sens de l’article 6, il revenait à la police au vu des circonstances de l’espèce de l’informer de son droit de garder le silence et de ne pas témoigner contre elle-même.

271. D’autres instruments internationaux prévoient le droit d’être informé des droits de la défense. Le Comité des droits de l’homme de l’ONU a clairement dit que le droit à un procès équitable garanti par l’article 14 du Pacte impliquait le droit d’être informé des droits procéduraux, y compris du droit à une assistance juridique et du droit de garder le silence (paragraphes 216 et 217 ci-dessus). Les règlements de procédure et de preuve du TPIY et du TPIR ainsi que l’article 55 du Statut de la CPI disposent expressément que les suspects doivent être informés de leur droit à un avocat et de leur droit de garder le silence (paragraphes 218‑219 et 224 ci-dessus). L’importance de la notification de leurs droits aux suspects a été également reconnue par l’adoption en 2012 la directive 2012/13/UE relative au droit à l’information dans le cadre des procédures pénales (paragraphes 203-205 ci-dessus). Le préambule de cette directive énonce que le droit de chacun d’être informé de ses droits procéduraux, qui selon ses propres termes découle de la jurisprudence de la Cour européenne, devrait être établi explicitement. L’article 3 de la directive dispose que tout suspect doit être informé de cinq droits procéduraux, dont le droit à un avocat et le droit de garder le silence. Le paragraphe 21 du préambule de la directive 2013/48/UE, concernant l’accès à un avocat, explique également que, lorsqu’un témoin devient un suspect, son interrogatoire ne peut se poursuivre que s’il a été informé qu’il est un suspect et qu’il est en mesure d’exercer pleinement son droit à un avocat.

272. La Convention vise à garantir des droits non pas théoriques et illusoires mais concrets et effectifs (voir, parmi de nombreux précédents, Salduz, précité, § 51, et Dvorski, précité, § 82). Afin de garantir que la protection offerte par le droit à un avocat et par le droit de garder le silence et de ne pas témoigner contre soi-même soit concrète et effective, il est crucial que les suspects en aient connaissance. C’est ce qui ressort implicitement de l’application par la Cour du critère dit de la « renonciation consciente et éclairée » dès lors qu’une renonciation au droit à un défenseur est alléguée (Dvorski, précité, § 101). La Cour estime donc inhérent au droit de ne pas témoigner contre soi-même, au droit de garder le silence et au droit à une assistance juridique que tout « accusé » au sens de l’article 6 a le droit d’être informé de ces droits.

273. Compte tenu de la nature du droit de ne pas témoigner contre soi-même et du droit de garder le silence, la Cour considère que, en principe, il ne peut y avoir de justification au défaut de signification de ces droits à un suspect. Toutefois, dans l’hypothèse où ce dernier n’en aurait pas été informé, elle doit rechercher si, malgré cette lacune, la procédure dans son ensemble a été équitable (voir, par exemple, le raisonnement suivi dans l’arrêt Schmid-Laffer, précité, §§ 36-40). L’accès immédiat à un avocat à même de fournir des renseignements sur les droits procéduraux est vraisemblablement de nature à prévenir tout manque d’équité qui découlerait de l’absence de notification officielle de ces droits. Toutefois, si l’accès à un avocat est retardé, la nécessité pour les autorités enquêtrices de signifier au suspect son droit à un avocat et son droit de garder le silence et de ne pas témoigner contre soi-même prend une importance particulière (Brusco, précité, § 54). En pareil cas, le défaut de notification fera qu’il sera encore plus difficile au gouvernement de lever la présomption de manque d’équité qui naît en l’absence de raisons impérieuses de retarder l’assistance juridique, ou de démontrer, si le retardement se justifie par des raisons impérieuses, que le procès dans son ensemble a été équitable.

g) Facteurs à retenir pour l’appréciation de l’équité

274. Un procès pénal impliquant en général une interaction complexe de différents aspects de la procédure pénale, il est souvent artificiel de chercher à catégoriser une affaire pour dire sous l’angle de quel droit particulier découlant de l’article 6 elle doit être examinée. Ainsi qu’il a déjà été noté au paragraphe 254 ci‑dessus, un grief de violation, au stade de l’enquête d’une procédure pénale, de droits énoncés expressément ou implicitement dans cette disposition se matérialise souvent pendant la phase de jugement, avec l’admission des preuves recueillies. Lorsque la procédure est examinée dans son ensemble de manière à mesurer les conséquences de lacunes procédurales survenues au stade de l’enquête sur l’équité globale du procès pénal, les facteurs non limitatifs énumérés ci-dessous, qui découlent de la jurisprudence de la Cour, doivent être pris en compte s’il y a lieu :

a) la vulnérabilité particulière du requérant, par exemple en raison de son âge ou de ses capacités mentales ;

b) le dispositif légal encadrant la procédure antérieure à la phase de jugement et l’admissibilité des preuves au cours de cette phase, ainsi que le respect ou non de ce dispositif, étant entendu que, quand s’applique une règle dite d’exclusion, il est très peu vraisemblable que la procédure dans son ensemble soit jugée inéquitable ;

c) la possibilité ou non pour le requérant de contester l’authenticité des preuves recueillies et de s’opposer à leur production ;

d) la qualité des preuves et l’existence ou non de doutes quant à leur fiabilité ou à leur exactitude compte tenu des circonstances dans lesquelles elles ont été obtenues ainsi que du degré et de la nature de toute contrainte qui aurait été exercée ;

e) lorsque les preuves ont été recueillies illégalement, l’illégalité en question et, si celle-ci procède de la violation d’un autre article de la Convention, la nature de la violation constatée ;

f) s’il s’agit d’une déposition, la nature de celle-ci et le point de savoir s’il y a eu prompte rétractation ou rectification ;

g) l’utilisation faite des preuves, et en particulier le point de savoir si elles sont une partie intégrante ou importante des pièces à charge sur lesquelles s’est fondée la condamnation, ainsi que la force des autres éléments du dossier ;

h) le point de savoir si la culpabilité a été appréciée par des magistrats professionnels ou par des jurés et, dans ce dernier cas, la teneur des instructions qui auraient été données au jury ;

i) l’importance de l’intérêt public à enquêter sur l’infraction particulière en cause et à en sanctionner l’auteur ;

j) l’existence dans le droit et la pratique internes d’autres garanties procédurales.

2. Application des principes généraux susmentionnés aux faits de la cause

a) Les trois premiers requérants

275. Les trois premiers requérants se plaignent d’avoir été interrogés sans avoir eu accès à un défenseur et de ce que leurs déclarations ont été admises comme preuves à charge. Il ne fait aucun doute que, au moment où ont été conduits les interrogatoires de sûreté, ils faisaient l’objet d’une « accusation en matière pénale » au sens de l’article 6 de la Convention. Ainsi qu’il a été noté ci-dessus, la Cour doit déterminer d’abord s’il existait des raisons impérieuses de restreindre temporairement l’accès des requérants à l’assistance juridique puis si l’admission de leurs propos tenus au cours des interrogatoires de sûreté a privé d’équité la procédure pénale dans son ensemble.

i. Raisons impérieuses

276. Le Gouvernement soutient que les raisons impérieuses qui justifiaient le retardement de l’assistance juridique tenaient au risque d’hécatombe, à la nécessité de recueillir d’urgence des renseignements sur les attentats projetés et aux lourdes contraintes matérielles qui pesaient sur la police. Comme elle l’a déjà dit, la Cour admet qu’un besoin urgent, dont l’existence a été démontrée de manière convaincante, de prévenir des atteintes graves à la vie, à la liberté ou à l’intégrité physique peut s’analyser en de telles raisons impérieuses (paragraphe 259 ci-dessus). Il ne fait aucun doute que pareille nécessité existait au moment où les trois premiers requérants ont été soumis à des interrogatoires de sûreté. Des attentats-suicides dans trois rames de métro et dans un bus perpétrés deux semaines auparavant avaient fait cinquante-deux morts et d’innombrables blessés. Lorsque les trois premiers requérants et M. Osman ont mis à feu leurs engins le 21 juillet, là encore dans trois rames de métro et un bus, il était inévitable que la police en conclue que le Royaume-Uni était devenu la cible d’une vague d’attentats terroristes. La police avait toutes les raisons de supposer qu’il s’agissait d’un complot visant à reproduire les événements du 7 juillet et que la non‑explosion des bombes n’était qu’accidentelle. Le fait que les bombes n’aient pas explosé signifiait que les auteurs des attentats étaient toujours en liberté et qu’ils pouvaient en faire exploser d’autres en parvenant le cas échéant à leurs fins. Comme l’a expliqué le commissaire McKenna, la découverte d’une cinquième bombe, non mise à feu, deux jours après les attentats, ainsi que d’une grande quantité de produits chimiques à une adresse avec laquelle les suspects avaient un lien avait renforcé cette crainte bien réelle (paragraphe 66 ci‑dessus). La police était soumise à une énorme pression et elle avait pour priorité absolue, tout à fait légitimement, de recueillir de toute urgence des renseignements sur tout autre projet d’attentat et sur l’identité des personnes susceptibles d’être mêlées au complot. La Cour estime que le Gouvernement a démontré de façon convaincante, s’agissant des trois premiers requérants, l’existence d’un besoin urgent de prévenir des atteintes graves à la vie et à l’intégrité physique parmi la population.

277. Cependant, ainsi qu’il a déjà été noté au paragraphe 258 ci-dessus, l’existence de circonstances exceptionnelles satisfaisant au volet matériel du critère relatif aux raisons impérieuses ne constitue pas automatiquement une justification suffisante à la restriction du droit des suspects à une assistance juridique. Il faut tenir compte d’autres facteurs, et notamment savoir si la restriction avait une base en droit interne, si elle reposait sur une appréciation individuelle des circonstances particulières de l’espèce et si elle était de nature temporaire. Pour ce qui est des trois premiers requérants, un régime clair, fixé par la loi, encadrait les cas dans lesquels l’assistance juridique des suspects pouvait être restreinte et donnait des orientations importantes pour la prise de décisions opérationnelles (paragraphes 186-198 ci-dessus). Selon la loi, les restrictions à l’assistance juridique devaient cesser dès que disparaissaient les circonstances les justifiant (paragraphe 196 ci-dessus) et, de plus, elles ne devaient pas durer plus de quarante-huit heures (paragraphe 198 ci‑dessus). Pour chacun des requérants, la décision de limiter leur droit à une assistance juridique a été prise individuellement par un haut fonctionnaire de police sur la base des faits propres à chaque cas, et les motifs de la décision ont été consignés. Il en ressort clairement que l’autorisation avait été donnée conformément au dispositif légal et que les droits procéduraux des requérants avaient été pris en compte (paragraphes 28, 43 et 51 ci-dessus). Ces décisions ont ultérieurement été contrôlées par le juge du fond puis par la Cour d’appel (paragraphes 68 à 95 et 122 à 136 ci-dessus).

278. Le juge a certes constaté, s’agissant de M. Ibrahim, que celui-ci aurait pu être autorisé à s’entretenir avec sa solicitor par téléphone et que, dans cette faible mesure, il avait été privé à tort d’accès à son défenseur (paragraphe 81 ci-dessus). Cependant, il importe de replacer ce constat dans son contexte. Dix-huit personnes avaient été arrêtées dans le cadre des tentatives d’attentats et placées en garde à vue dans le même commissariat que M. Ibrahim, et il fallait qu’elles soient toutes détenues séparément pour éviter toute communication entre elles et la contamination croisée des preuves scientifiques (paragraphes 71 et 80 ci-dessus). La possibilité de restreindre l’assistance juridique dans des circonstances exceptionnelles telles que celles qui existaient en l’espèce reflète le caractère unique et particulièrement difficile de la situation. Il n’est pas surprenant que, dans une situation aussi extrême, un « problème de communication » mineur puisse survenir. Dans les circonstances exceptionnelles auxquelles la police londonienne était confrontée en juillet 2005, il était normal qu’elle consacrât le maximum d’attention et de ressources aux enquêtes et aux interrogatoires, et il ne saurait lui être reproché de ne pas s’être rendu compte qu’il existait un petit créneau pendant lequel une salle dotée d’une prise téléphonique était disponible, ce qui aurait permis à M. Ibrahim de s’entretenir avec un solicitor au téléphone.

279. Pour conclure, la Cour juge que le Gouvernement a démontré de manière convaincante qu’il existait des raisons impérieuses de restreindre temporairement le droit des trois premiers requérants à l’assistance juridique.

ii. L’équité du procès dans son ensemble

280. La Cour rappelle que l’accès de M. Omar à l’assistance juridique a été retardé d’un peu plus de huit heures, sur lesquelles il a été interrogé pendant environ trois heures au total. L’accès de M. Ibrahim à l’assistance juridique a été retardé d’environ sept heures et, pendant ce laps de temps, il a été interrogé pendant une demi-heure environ. Quant à M. Mohammed, son accès à l’assistance juridique a été retardé d’environ quatre heures, au cours desquelles il a été interrogé pendant huit minutes. Il incombe à la Cour d’examiner dans son intégralité la procédure pénale concernant les trois premiers requérants, de manière à déterminer si celle-ci a été équitable, au sens de l’article 6 § 1, malgré le retardement de leur assistance juridique.

281. Premièrement, ainsi qu’il a déjà été noté ci-dessus, la possibilité de restreindre l’accès à l’assistance juridique était prévue par la loi (paragraphe 277 ci-dessus) et, malgré les conditions de pression dans lesquelles elle travaillait, la police a respecté strictement le dispositif légal qui encadrait la manière dont elle devait conduire son enquête, hormis quelques erreurs commises dans le choix des avertissements (paragraphes 34, 45, 54, 79, 82 et 84 ci-dessus). De plus, la finalité des interrogatoires de sûreté – recueillir des informations nécessaires à la protection du public – a été rigoureusement respectée s’agissant des trois premiers requérants. Comme l’a relevé le juge du fond, la police a questionné M. Omar en se focalisant tout au long de l’interrogatoire sur des questions susceptibles de lui permettre de recueillir des informations de nature à l’aider à localiser des personnes ou des objets risquant de présenter un danger pour la population. Les représentants de M. Omar n’ont pas non plus soutenu au procès que la police avait été au-delà de ce qui était nécessaire ou que les interrogatoires n’avaient pas été axés sur des questions en rapport avec la sécurité publique (paragraphe 70 ci-dessus). Concernant M. Ibrahim, le juge a estimé que les questions posées n’avaient pas dépassé ce qu’il était légitime de demander dans le cadre d’un interrogatoire visant à protéger la sécurité publique et, concernant M. Mohammed, qu’elles n’avaient pas outrepassé les limites ou la finalité légitimes d’un interrogatoire de sûreté et qu’elles étaient ciblées et appropriées (paragraphes 82 et 84 ci-dessus). Aucun de ces constats n’est contesté devant la Cour. Il y a lieu de noter aussi que les requérants avaient été formellement arrêtés et informés de leur droit de garder le silence et de leur droit à une assistance juridique, et que les raisons pour lesquelles il avait été décidé de restreindre ce dernier droit leur avaient été précisées.

282. L’admissibilité des preuves au procès était régie en l’espèce par l’article 78 de la loi de 1984, qui permettait au juge d’exclure toute pièce dont l’admission risquait de nuire à l’équité de la procédure (paragraphe 201 ci-dessus). Les requérants se sont dûment opposés à la production des procès-verbaux des interrogatoires de sûreté en arguant, sur la base de l’article 78, qu’ils avaient été privés d’assistance juridique et que les avertissements qui leur avaient été signifiés n’étaient pas les bons. Si MM. Ibrahim et Mohammed ont contesté l’autorisation de restreindre leur assistance juridique, M. Omar a reconnu que la police avait eu des raisons légitimes de le soumettre à des interrogatoires de sûreté et que ceux-ci avaient été régulièrement conduits (paragraphes 64-65 et 69-70 ci-dessus). Une audience de voir dire, ou « procès dans le procès » a été conduite devant le juge du fond afin que les griefs des requérants fussent méticuleusement examinés. Au cours de cette audience, les requérants ont eu la possibilité de témoigner au sujet des circonstances dans lesquelles les interrogatoires s’étaient déroulés. M. Omar n’ayant pas contesté les interrogatoires de sûreté eux-mêmes, leurs procès-verbaux ont été admis en l’état. Néanmoins, la déposition d’un témoin a été entendue s’agissant des décisions de soumettre MM. Ibrahim et Mohammed à des interrogatoires de sûreté (paragraphe 67 ci-dessus). Les trois requérants ont tous été représentés par des conseils qui ont pu plaider le manque d’équité de l’admission de ces procès-verbaux. Dans une décision détaillée et complète, le juge du fond a examiné la situation au commissariat, les circonstances particulières de l’arrestation et de l’interrogatoire de chacun des trois requérants ainsi que l’incidence à leur égard de la restriction au droit à l’assistance juridique. Il a étayé par des motifs clairs ses conclusions, à savoir que les restrictions étaient justifiées et qu’elles n’avaient conduit à aucun manque d’équité. Il a également analysé en détail les arguments tirés par les requérants de la notification des mauvais avertissements et expliqué pourquoi, à ses yeux, cela n’avait pas entraîné un manque d’équité substantiel (paragraphes 68-95 ci-dessus).

283. Par ailleurs, la décision d’admissibilité des déclarations n’a pas empêché les requérants de contester la production de ces pièces pendant leur procès. Ils ont tous trois eu la possibilité de venir à la barre et, une nouvelle fois, de témoigner au sujet des circonstances de leurs interrogatoires, de faire entendre des témoins, de plaider par le biais de leurs conseils le manque d’équité du retardement de leur assistance juridique et d’inviter le jury à ne pas tenir compte de leurs déclarations. Ils ont notamment eu aussi la possibilité d’expliquer pourquoi ils avaient menti au cours des interrogatoires de sûreté ; d’ailleurs, chacun d’eux a donné une explication à son comportement (paragraphes 102-104 ci-dessus).

284. Par la suite, les requérants ont eu la possibilité – dont ils se sont effectivement prévalus – de plaider devant la Cour d’appel l’exclusion de ces preuves à l’appui de leur thèse selon laquelle la production de celles-ci avait rendu le procès inéquitable et leur condamnation devait être annulée. La Cour d’appel a contrôlé avec soin la manière dont le juge du fond avait abordé la question de l’admission des preuves, pour conclure que celui-ci avait exercé son pouvoir d’appréciation en se fondant sur l’ensemble des éléments nécessaires et sur les circonstances propres à chaque accusé. Elle s’est déclarée convaincue qu’il avait traité avec rigueur les questions en jeu (paragraphes 122-136 ci-dessus).

285. Quant à la qualité des preuves et aux circonstances dans lesquelles elles ont été recueillies, les trois premiers requérants allèguent tous désormais que la signification par erreur de l’avertissement de type nouveau renfermait un élément de contrainte. Il y a lieu de noter que M. Omar n’a rien soutenu de tel pendant l’audience de voir dire (paragraphes 65 et 69-70 ci-dessus) et que, dans son cas, le mauvais avertissement a été lu au début de l’interrogatoire de sûreté D, c’est-à-dire après trois interrogatoires précédés du bon avertissement. Au cours de l’interrogatoire D, il a livré des réponses qui allaient dans le sens de ses réponses antérieures, et rien ne permet de dire que la lecture de l’avertissement de type nouveau l’ait contraint à se comporter différemment à ce moment-là. Lors de son dernier interrogatoire de sûreté, c’est le bon avertissement qui lui a à nouveau été lu et, là encore, M. Omar a répondu aux questions des policiers comme il l’avait fait tout au long de ses précédents interrogatoires de sûreté (paragraphes 30-31 et 34-36 ci-dessus). Son argument selon lequel l’avertissement de type nouveau a emporté un certain degré de coercition ou de contrainte est donc dans son cas totalement contredit par les faits.

286. Les deux autres requérants n’ont chacun été interrogés qu’une seule fois, à la suite de la lecture, par erreur, de l’avertissement de type nouveau (paragraphes 45 et 54 ci-dessus). Concrètement, la signification du mauvais avertissement a eu pour conséquence qu’on leur a dit à tort qu’il serait préjudiciable à leur défense de ne pas mentionner lors de leurs interrogatoires des éléments sur lesquels ils s’appuieraient ensuite au procès. On leur a dit aussi, comme le précisait également l’avertissement de type ancien, qu’ils n’avaient pas à dire quoi que ce soit et que tout ce qu’ils diraient pourrait être produit comme preuve au cours du procès. Il devait donc être clair pour ces deux requérants que, dès le début de leur interrogatoire, ils n’avaient aucune obligation de parler à la police et que tout ce qu’ils choisiraient de dire, y compris des mensonges, pourrait être retenu contre eux au procès. Ils ne sont à présent plus fondés à soutenir qu’ils ont répondu aux questions de la police en ignorant que leurs réponses pourraient être admises au procès. Il reste à savoir si l’élément additionnel que renfermait l’avertissement de type nouveau, à savoir qu’il serait préjudiciable à leur défense de ne pas mentionner pendant leurs interrogatoires des éléments sur lesquels ils s’appuieraient ensuite au procès, les a à lui seul contraints à mentir pendant leurs interrogatoires. La Cour estime que cette thèse ne tient pas. Au vu des deux autres éléments que renfermait l’avertissement qui leur a été lu, à savoir la notification de leur droit de garder le silence et le rappel que tout ce qu’ils diraient pourrait être retenu contre eux, ils savaient parfaitement que le préjudice qu’ils allaient éviter en choisissant de ne pas garder le silence devait être mis en balance avec celui qu’allait inévitablement causer à leur défense l’admission de leurs mensonges au cours du procès. Comme le juge du fond l’a fait remarquer, son analyse de l’équité de l’admission des déclarations aurait pu être toute autre si les requérants s’étaient en fait incriminés en répondant par la vérité aux questions posées par les policiers (paragraphe 88 ci-dessus).

287. Il est important de relever aussi que les déclarations ont été recueillies régulièrement, par une application rigoureuse du dispositif légal en vigueur. Hormis la signification du mauvais avertissement, dont l’incidence vient d’être examinée, la procédure antérieure au procès n’a été entachée d’aucun vice. Même après avoir bénéficié d’une assistance juridique, les requérants n’ont pas révélé la teneur de ce qu’ils ont ultérieurement appelé, au procès, leur véritable défense, à savoir que la mise à feu des bombes était un canular politique. D’ailleurs, cette thèse n’a été dévoilée qu’à l’introduction de l’exposé de leurs moyens de défense en septembre 2006, soit plus d’un an plus tard (paragraphes 58-60 ci-dessus).

288. Quant à l’importance en tant que preuves des procès-verbaux des interrogatoires de sûreté, le juge du fond a observé au terme de sa décision de voir dire qu’ils pouvaient être éminemment pertinents au regard de la question centrale en jeu au procès, à savoir la véracité ou non de la thèse du canular. Il ne s’agissait donc pas d’éléments « secondaires ou sans importance » (paragraphe 95 ci-dessus). Pour sa part, la Cour d’appel a observé au début de son arrêt que les procès-verbaux des interrogatoires de police suffisaient à eux seuls à réfuter totalement la thèse du « canular » (paragraphe 126 ci-dessus). Il faut cependant tenir compte du contexte dans lequel ces observations particulières ont été faites. Le juge du fond et la Cour d’appel ont statué sur les questions se rapportant à l’admissibilité des déclarations en analysant ces pièces isolément. En revanche, pendant le procès, les déclarations n’étaient que l’un des nombreux éléments à charge retenus contre les requérants. Il y avait au sujet de la fabrication des bombes des preuves scientifiques confondantes qui établissaient que le peroxyde d’hydrogène contenu dans celles-ci était nettement plus concentré que celui que l’on trouvait couramment dans le commerce. Des éléments prouvaient que les requérants et leurs complices avaient acheté une énorme quantité de ce matériau au cours des trois mois qui avaient précédé les attentats et en avaient manuellement augmenté la concentration. Sur un certain nombre des bouteilles vides retrouvées par la suite figuraient des mentions qui, selon l’accusation, indiquaient que les requérants pensaient avoir atteint une concentration de peroxyde d’hydrogène suffisante pour causer une explosion (paragraphe 97 ci‑dessus). La Cour d’appel a constaté qu’une bonne partie des débats avait été consacrée aux efforts déployés par les requérants pour trouver une explication convaincante à ces « preuves cruciales » (paragraphe 125 ci‑dessus).

289. Face à des preuves aussi accablantes, il n’est pas surprenant que la défense n’ait pas contesté la thèse de l’accusation selon laquelle les requérants avaient augmenté la concentration du peroxyde d’hydrogène. Ces derniers ont toutefois affirmé qu’ils avaient ultérieurement dilué le peroxyde d’hydrogène avec de l’eau pour faire en sorte qu’il n’y ait pas d’explosion. Or, comme l’a dit la Cour d’appel, ils n’ont pas expliqué pourquoi ils auraient entrepris une tâche aussi fastidieuse que la concentration de ce matériau s’ils n’avaient pas eu l’intention de faire exploser les engins (paragraphe 125 ci-dessus). Ils n’ont pas non plus expliqué pourquoi ils en auraient augmenté la concentration pour ensuite le diluer. En réponse à la thèse, soutenue par la défense, de la réduction de la concentration du peroxyde d’hydrogène, l’expert scientifique cité par l’accusation s’est appuyé sur la composition isotopique de l’eau du robinet londonienne pour expliquer qu’il n’était pas possible que le peroxyde d’hydrogène retrouvé dans les engins eût été dilué de cette manière. Cette conclusion n’a pas été contestée par l’expert de la défense et celle-ci n’a proposé aucune autre explication (paragraphe 98 ci-dessus).

290. Ont également été produits des éléments prouvant que des pièces métalliques avaient été fixées à l’extérieur des tubes de plastique contenant le peroxyde d’hydrogène. Selon l’accusation, cela avait pour but d’augmenter la fragmentation au moment de l’explosion et de causer le plus de blessures possibles, ce qui n’aurait eu aucune utilité si les bombes devaient ne servir qu’à un canular (paragraphe 97 ci-dessus). Comme l’a constaté la Cour d’appel, la seule explication raisonnable à la présence de telles pièces était que les bombes étaient destinées à exploser (paragraphe 125 ci-dessus).

291. Outre les preuves scientifiques, de nombreux éléments montraient que du matériel extrémiste avait été découvert aux domiciles de MM. Omar et Osman. Des preuves produites faisaient état de situations où M. Omar avait exprimé ses opinions extrémistes en présence d’autrui ou en public. D’autres indiquaient que M. Omar avait parlé d’aller s’entraîner au djihad et qu’il l’avait effectivement fait à la fin de l’année 2014 (paragraphe 96 ci‑dessus). Certains éléments prouvaient la présence au domicile de M. Mohammed du trépied d’une caméra vidéo qui, selon l’accusation, y avait servi à filmer une vidéo de suicide, bien qu’aucune vidéo n’eût été retrouvée par la suite. Un texte écrit par M. Mohammed à sa famille, présenté comme une note annonçant son suicide, constituait un autre élément à charge. Un grand nombre de données téléphoniques et d’images prises par vidéosurveillance versées au dossier attestaient que les hommes avaient eu des contacts très fréquents à partir de mars 2005. Enfin, des personnes présentes lors de la mise à feu des engins ont témoigné du comportement des requérants après celle-ci (paragraphe 99 ci-dessus).

292. Dans son résumé au jury qui, comme le dira ultérieurement la Cour d’appel, était « le fruit de la méticulosité et de la précision qui le caractéris[ai]ent » le juge du fond a fait une synthèse détaillée des éléments à charge et à décharge et a instruit avec soin le jury sur les points de droit (paragraphes 106-118 et 127 ci-dessus). Il a exposé en détail les circonstances de l’arrestation et des interrogatoires de chacun des requérants, notamment la teneur des interrogatoires et les explications données par les requérants aux mensonges qu’ils avaient racontés. Il a également résumé les nombreux éléments à charge et à décharge versés au dossier. Il a expressément donné pour instructions aux membres du jury d’examiner les mensonges racontés par les requérants en tenant compte de ce que ces derniers avaient été interrogés avant d’avoir reçu une assistance juridique, expliquant qu’il s’agissait d’un droit normalement accordé à tout suspect. Il a donné des exemples de conseils qu’un avocat aurait pu prodiguer et qui auraient peut-être convaincu les requérants d’agir autrement. Il a également dit au jury de ne pas oublier que les avertissements lus n’étaient pas les bons (paragraphes 74, 79, 82 et 107 ci‑dessus), indiquant que cela avait pu dérouter les requérants et les pousser indûment à parler. Il a toutefois souligné qu’en réalité ils n’avaient pas été contraints à révéler l’un quelconque des éléments sur lesquels ils s’étaient appuyés au procès mais qu’ils avaient menti. Il a ajouté que, si les membres du jury n’étaient pas certains que chacun des requérants avait délibérément menti, ils devaient ignorer leurs mensonges. Il a précisé que si, en revanche, ils étaient convaincus que ces mensonges étaient délibérés, ils devaient se demander pourquoi les requérants avaient menti. Il a expliqué aux jurés que le simple fait que l’accusé avait menti ne signifiait pas qu’il était coupable puisque celui-ci pouvait mentir pour de nombreuses raisons, peut-être innocentes. Il leur a rappelé que les requérants avaient avancé diverses raisons pour justifier leurs mensonges et il leur a dit que, s’ils étaient convaincus qu’il existait une explication innocente aux mensonges en question, il ne fallait tenir aucun compte de ceux-ci. Il a indiqué qu’un mensonge ne pouvait être retenu comme preuve à charge que si le jury était convaincu que les accusés n’avaient pas menti pour des raisons innocentes. Il a souligné aussi que le jury n’était pas autorisé à retenir contre les requérants le fait qu’ils avaient omis de mentionner au cours des interrogatoires de sûreté des éléments ultérieurement invoqués par eux au procès. Il a rappelé une nouvelle fois au jury qu’une assistance juridique leur avait été refusée avant leurs interrogatoires de sûreté. Il a également donné pour instructions au jury de ne pas oublier que M. Ibrahim avait été privé à tort d’une assistance juridique par téléphone avant son interrogatoire de sûreté.

293. Enfin, il ne fait aucun doute que de solides considérations d’intérêt public justifiaient l’enquête sur les infractions en question et la poursuite de leurs auteurs. Les attentats terroristes aveugles visent, par leur nature même, à faire naître la peur dans le cœur des civils innocents, à semer le chaos et la panique et à perturber le déroulement normal de la vie quotidienne. Dans ces conditions, les menaces pour la vie, la liberté et la dignité de chacun proviennent non seulement des agissements des terroristes eux-mêmes mais aussi parfois de la réaction des autorités face à ces menaces. La jurisprudence adoptée par la Cour au cours de ces dernières années témoigne de la difficulté à concilier les droits fondamentaux de chacun et l’intérêt général dans le contexte du terrorisme (voir, par exemple, Saadi c. Italie [GC], no 37201/06, CEDH 2008, A. et autres c. Royaume-Uni [GC], no 3455/05, CEDH 2009, et Nada c. Suisse [GC], no 10593/08, CEDH 2012). Les requêtes examinées en l’espèce, qui mettent en cause certaines des mesures prises par la police en réponse à un attentat terroriste, montrent à quel point de tels attentats mettent à rude épreuve le fonctionnement normal d’une société démocratique. L’intérêt public à prévenir et réprimer des attentats terroristes de cette ampleur, en l’occurrence un vaste complot visant à assassiner des citoyens ordinaires dans leur vie de tous les jours, est on ne peut plus impérieux.

294. En conclusion, la Cour est convaincue que, nonobstant le retard avec lequel les trois premiers requérants ont bénéficié d’une assistance juridique et l’admission à leur procès de déclarations faites en l’absence d’une telle assistance, la procédure suivie pour chacun d’eux a été équitable dans son ensemble. Il n’y a donc pas eu violation de l’article 6 §§ 1 et 3 c) de la Convention à leur égard.

b) Le quatrième requérant

295. Le quatrième requérant se plaint de l’admission lors de son procès de la déposition auto-incriminante qu’il avait faite en qualité de témoin, donc sans avoir été informé de son droit de ne pas témoigner contre lui‑même et sans avoir eu accès à un défenseur.

296. La Cour doit tout d’abord déterminer à quel moment les garanties de l’article 6 ont commencé à s’appliquer au quatrième requérant. À l’inverse des trois premiers requérants, immédiatement placés en état d’arrestation, il a été interpellé par des policiers en tant que témoin potentiel et invité à les accompagner au commissariat pour les aider dans leur enquête (paragraphe 139 ci-dessus). La Cour admet que, à ce stade, la police ne le soupçonnait pas d’être mêlé à une infraction pénale et qu’il ne peut prétendre que les actes effectués en raison des soupçons qui auraient pesé sur lui ont eu des répercussions importantes sur sa situation (paragraphe 249 ci‑dessus). Or, alors qu’il était interrogé en tant que témoin, le quatrième requérant a commencé à s’auto-incriminer et les policiers qui conduisaient l’interrogatoire ont interrompu celui-ci afin de demander des instructions à leur supérieur. La Cour est convaincue qu’à ce stade l’interrogatoire avait donné corps au soupçon de perpétration par lui d’une infraction pénale, de sorte que, à partir de ce moment-là, les actions effectuées par la police ont eu des répercussions importantes sur sa situation et qu’il était dès lors l’objet d’une « accusation en matière pénale » au sens autonome que revêt cette expression sur le terrain de l’article 6 de la Convention.

297. La Cour doit donc rechercher s’il existait des raisons impérieuses de restreindre l’accès du quatrième requérant à l’assistance juridique avant de déterminer si l’admission de sa déposition a rendu inéquitable son procès pénal dans son ensemble.

i. Raisons impérieuses

298. Comme avec les trois premiers requérants, le Gouvernement considère que les circonstances exceptionnelles qui régnaient en juillet 2005 constituaient des raisons impérieuses justifiant de restreindre l’accès du quatrième requérant à l’assistance juridique. Dans son analyse concernant les trois premiers requérants, la Cour a admis qu’il existait au moment des faits un besoin urgent de prévenir des atteintes graves à la vie, à la liberté ou à l’intégrité physique et que ce besoin s’analysait en des raisons impérieuses de restreindre leur assistance juridique (paragraphes 276 à 279 ci-dessus). Il reste à savoir si ces circonstances exceptionnelles suffisaient à constituer, s’agissant du quatrième requérant, des raisons impérieuses de poursuivre son interrogatoire sans l’avoir informé de son droit de garder le silence ou de son droit à une assistance juridique.

299. Le Gouvernement ne conteste pas qu’un avertissement aurait dû être signifié au quatrième requérant au moment où son interrogatoire a été provisoirement interrompu dans l’attente de nouvelles instructions (paragraphe 246 ci-dessus). Le code de pratique applicable prévoyait clairement que, dès lors que la personne interrogée livrait des réponses donnant des raisons de la soupçonner d’avoir perpétré une infraction, un avertissement devait lui être signifié avant que d’autres questions ne puissent lui être posées (paragraphe 181 ci-dessus). Il y a lieu de noter que, du fait de cette omission, le quatrième requérant a été induit en erreur quant à ses droits procéduraux. Le droit interne ne prévoyait pas la possibilité de priver un suspect des droits procéduraux garantis par le code en refusant de changer la qualité en laquelle il était interrogé en présence d’une nécessité d’opérer pareil changement. Aucune disposition légale n’orientait donc la prise de décisions opérationnelles en précisant les modalités d’exercice d’un éventuel pouvoir d’appréciation ou en exigeant qu’il soit tenu compte des droits que l’article 6 garantit à chacun. Il y a lieu de noter aussi que le dispositif légal en vigueur permettait de retarder l’accès à l’assistance juridique de tout suspect formellement informé de ses droits (paragraphes 189-190, 194 et 196-198 ci-dessus). Ce dispositif a été appliqué aux trois premiers requérants et aurait tout aussi bien pu l’être au quatrième si le haut fonctionnaire de police avait estimé qu’il était nécessaire de procéder d’urgence à un interrogatoire de police sans assistance juridique préalable. Une telle décision aurait été consignée par écrit. En revanche, la décision de ne pas arrêter le quatrième requérant mais de continuer à l’interroger en tant que témoin ne l’a pas été et les motifs précis qui la justifiaient, notamment tout élément tendant à montrer que ses droits procéduraux avaient bien été pris en compte, n’ont donc pas pu être soumis au contrôle a posteriori des tribunaux internes ou de la Cour.

300. Eu égard à ce qui précède, la Cour conclut que le Gouvernement n’a pas démontré de manière convaincante, sur la base d’éléments remontant à l’époque des faits, l’existence de raisons impérieuses dans le cas du quatrième requérant, et ce compte tenu de l’absence de tout dispositif légal en vertu duquel la police aurait été fondée à agir comme elle l’a fait, de l’absence de décision individuelle et consignée par écrit, fondée sur les dispositions applicables du droit interne, sur le point de savoir s’il fallait restreindre son assistance juridique, et, surtout, de la décision délibérée de la police de ne pas informer le quatrième requérant de son droit de garder le silence.

ii. Équité de la procédure dans son ensemble

301. Il incombe à la Cour d’examiner l’ensemble de la procédure pénale dirigée contre le quatrième requérant de manière à déterminer si celle-ci a été équitable au sens de l’article 6 § 1. Toutefois, ainsi qu’il a déjà été noté ci-dessus (paragraphe 265), aucune raison impérieuse n’ayant justifié la restriction du droit de ce requérant à l’assistance juridique, la charge de la preuve est renversée et pèse sur le Gouvernement, qui doit démontrer de manière convaincante pourquoi, exceptionnellement et au vu des circonstances particulières de l’espèce, cette restriction n’a pas porté une atteinte irrémédiable à l’équité de la procédure dans son ensemble.

302. Se référant à l’analyse par la chambre des facteurs pertinents énumérés précédemment (paragraphe 246 ci-dessus), le Gouvernement soutient que la procédure a été globalement équitable. La Cour doit donc examiner chacun de ces facteurs tour à tour.

303. Comme la Cour l’a déjà noté ci-dessus, à l’inverse des trois premiers requérants, qui avaient été arrêtés et informés de leurs droits avant que leur droit à l’assistance juridique ne soit restreint conformément au dispositif légal qui régissait expressément les cas de ce type, la décision de poursuivre l’interrogatoire du quatrième requérant en qualité de témoin n’avait aucune base en droit interne et était contraire aux prescriptions du code de pratique applicable. Parce qu’il n’a pas été traité comme un suspect, il ne s’est pas vu notifier ses droits procéduraux, notification qui, en droit interne, découle de la décision indiquant qu’une personne est soupçonnée d’une infraction. Ce fait constitue en soi une insuffisance au regard des garanties prévues par l’article 6, lesquelles englobent, comme la Cour l’a déjà expliqué (paragraphes 272-273 ci‑dessus), le droit d’être informé du droit de ne pas témoigner contre soi‑même. Pareille déficience est particulièrement importante en l’espèce, le quatrième requérant n’ayant pas pu s’entretenir avec un avocat qui l’aurait informé de ses droits, et le Gouvernement n’étant pas parvenu à la justifier de manière convaincante.

304. L’admissibilité de la déposition était régie par les articles 76 et 78 de la loi de 1984 (paragraphes 199-201 ci-dessus). En particulier, l’article 76 prévoyait que le juge devait être convaincu au-delà de tout doute raisonnable que la déposition n’avait pas été recueillie en opprimant son auteur. Pendant son procès, le quatrième requérant s’est opposé à la production de sa déposition en se fondant sur ces dispositions. Là aussi, un « procès dans le procès » a été conduit de façon à permettre au juge d’examiner les circonstances dans lesquelles la déposition avait été obtenue et de déterminer s’il était équitable d’admettre cette pièce. Les policiers qui avaient conduit l’interrogatoire ont été entendus et le conseil du quatrième requérant a présenté ses conclusions en droit (paragraphe 157 ci-dessus). Dans sa décision, le juge du fond a écarté la thèse de l’existence d’une quelconque oppression au cours de l’interrogatoire ou de propos ou actions quelconques des policiers de nature à compromettre la fiabilité de la déposition. Il a ajouté que le quatrième requérant avait « librement confirmé » sa déposition après avoir été informé de ses droits procéduraux et avoir reçu une assistance juridique (paragraphe 159 ci-dessus). Il a conclu que la défense aurait la possibilité de présenter devant le jury tous ses arguments aux fins de contester l’admissibilité de la déposition en cause et que le jury serait dûment instruit quant à l’attitude à adopter à l’égard de cette pièce (paragraphe 160 ci-dessus). Une fois l’ensemble des éléments à charge présentés par l’accusation, le quatrième requérant a demandé la suspension du procès en soutenant que l’admission de sa déposition était foncièrement inéquitable (paragraphe 163 ci-dessus). Aussi le juge a-t-il réexaminé les circonstances dans lesquelles cette déposition avait été recueillie. Il a souligné que le requérant n’avait pas dit, pendant qu’il était interrogé en qualité de suspect, que ce qu’il avait déclaré auparavant était erroné ou inexact, alors qu’il aurait pu le faire. Il a constaté que, au lieu de cela, après s’être entretenu avec son solicitor, le requérant avait confirmé sa déposition et que, d’ailleurs, sa défense pendant son procès était fondée sur ce qu’il avait dit à la police dans cette déposition (paragraphe 164 ci‑dessus). Cependant, il est frappant de constater que la juridiction de jugement n’apparaît pas avoir entendu oralement le haut fonctionnaire de police qui avait autorisé la poursuite de l’interrogatoire du quatrième requérant en tant que témoin. Faute de témoignage sur cette question, ladite juridiction a été privée de la possibilité d’analyser les motifs de cette décision et de déterminer si tous les facteurs pertinents avaient été correctement pris en considération. Or pareille lacune revêt d’autant plus d’importance que les motifs de la décision n’avaient pas été consignés par écrit.

305. Certes, le quatrième requérant a pu contester une nouvelle fois l’admission de sa déposition en plaidant devant le jury le manque d’équité de la production de cette pièce et en l’invitant à ne pas tenir compte de celle-ci. Parce qu’il avait choisi de ne pas témoigner pendant son procès, comme il en avait le droit, ses arguments ont été avancés pendant les contre-interrogatoires d’autres témoins et dans les conclusions exposées par son conseil (paragraphe 168 ci-dessus). Il a également pu présenter ses arguments contre l’admission de sa déposition dans le cadre de son recours devant la Cour d’appel. Cette dernière a analysé avec soin comment le juge du fond avait utilisé son pouvoir d’appréciation, pour conclure que c’était à bon droit qu’il avait été décidé de déclarer cette pièce admissible (paragraphes 175-179 ci-dessus). Or, ainsi qu’il a été noté ci‑dessus (paragraphe 299), la décision de refuser au quatrième requérant le bénéfice de l’assistance juridique avant la prise de sa déposition n’ayant pas été consignée par écrit et aucun témoin n’ayant été convoqué pour en expliquer les raisons, la Cour d’appel n’a pas pu contrôler celles-ci ni dire s’il avait été fait bon usage d’un éventuel pouvoir d’appréciation.

306. Pour ce qui est de la qualité des preuves et des circonstances dans lesquelles elles ont été recueillies, il est important de souligner que le juge du fond a estimé établi que le requérant n’avait aucunement été victime d’oppression au commissariat (paragraphe 159 ci-dessus). Il a expliqué que rien dans les actions ou les propos des policiers n’avait pu compromettre la fiabilité de la déposition. Il faut noter que, lors des interrogatoires qu’il a subis après s’être entretenu avec son avocat, le quatrième requérant n’a jamais dit que sa déposition était inexacte ou qu’elle avait été recueillie dans des circonstances assimilables à de la coercition. Ayant été informé par son solicitor des options qui s’offraient à lui (paragraphe 148 ci-dessus), il n’a pas cherché à revenir sur sa déposition et a fondé sur celle-ci sa défense à son procès. Toutefois, nul ne conteste que cette déposition s’analysait en des aveux au sens du droit interne et qu’elle constituait, malgré certains de ses propos qui le disculpaient, une déclaration auto-incriminante pour les besoins de la procédure en cours (paragraphes 156 et 200 ci-dessus). Il ne faut pas oublier non plus que la déposition a été recueillie au mépris du code de pratique applicable et alors que le quatrième requérant n’avait pas été informé de son droit à une assistance juridique ni de son droit à ne pas témoigner contre lui-même. L’action des policiers a eu pour conséquence directe qu’il a été induit en erreur quant à ses droits procéduraux fondamentaux au cours de son interrogatoire.

307. Le quatrième requérant soutient que la thèse de l’accusation reposait dans une large mesure sur sa déposition. Ni le juge du fond ni la Cour d’appel n’ont fait d’observation sur l’importance de cette pièce par rapport aux autres éléments du dossier. Cependant, la Cour estime, à l’instar de ce requérant, que la déposition était manifestement un élément important de la thèse de l’accusation. Il y reconnaissait qu’il avait hébergé M. Osman pendant plusieurs jours, que ce dernier lui avait dit être l’un des poseurs de bombes du 21 juillet et lui avait donné des informations sur l’identité des autres terroristes, qu’il avait donné à M. Osman des vêtements et qu’il savait que celui-ci était parti à bord de l’Eurostar (paragraphes 143-146 ci-dessus). Indubitablement, ces informations livrées par le quatrième requérant ont tenu une place centrale dans les chefs d’inculpation retenus contre lui (paragraphes 153-154 ci-dessus).

308. Certes, l’accusation s’est aussi appuyée sur d’autres éléments au cours de ce procès. La rencontre entre M. Osman et le quatrième requérant, le trajet des deux hommes jusqu’au domicile de ce dernier et les trois jours que M. Osman y a passés ont été établis grâce à des images prises par vidéosurveillance sur lesquelles on voyait les deux hommes se retrouver et marcher en direction de l’appartement du quatrième requérant, à des images prises par une caméra de surveillance de la police qui montraient les deux hommes quittant ledit appartement trois jours plus tard, et à des analyses de relais de téléphonie mobile compatibles avec les appels téléphoniques passés par M. Osman depuis cet appartement. L’accusation a produit un journal contenant un reportage sur les attentats à la bombe et reproduisant des photographies des suspects, sur lequel avaient été relevées les empreintes digitales du quatrième requérant, afin de démontrer que ce dernier avait connaissance de ces attentats et savait que M. Osman y était apparemment mêlé (paragraphe 162 ci-dessus). L’accusation soutenait également que le quatrième requérant ne s’était pas contenté d’apporter à M. Osman l’aide dont il avait reconnu l’existence dans sa déposition. Selon elle, il lui avait aussi rendu des services pratiques d’une importance cruciale ; elle a produit à l’appui des images, prises par vidéosurveillance, d’une rencontre entre M. Wahbi Mohammed et le quatrième requérant, à l’occasion de laquelle le premier aurait donné au second une caméra vidéo à remettre à M. Osman. Elle a affirmé en outre que le quatrième requérant avait rencontré M. Sherif et avait récupéré auprès de celui-ci un passeport grâce auquel M. Osman avait pu quitter le Royaume-Uni et elle a produit des éléments qui faisaient état de contacts téléphoniques entre les deux hommes ainsi que des analyses de relais de téléphonie mobile compatibles avec l’existence d’une rencontre. M. Sherif a déclaré dans sa déposition qu’il avait remis un passeport au quatrième requérant (paragraphe 167 ci‑dessus). M. Osman a évoqué à la barre son séjour au domicile du quatrième requérant et l’aide que ce dernier lui a apportée pendant cette période. Il a déclaré que le quatrième requérant s’était rendu à la gare de Waterloo pour lui réserver un billet pour l’Eurostar, ce que la défense n’a pas contesté (paragraphe 166 ci-dessus). Enfin, il y avait les déclarations faites par le quatrième requérant le 30 juillet et le 1er août après qu’il avait été arrêté par la police et avait bénéficié d’une assistance juridique (paragraphes 148-152 ci-dessus).

309. Il n’en reste pas moins que cette déposition contenait un récit des événements survenus pendant cette période capitale et que c’est son contenu même qui, le premier, a donné à la police des raisons de soupçonner que son auteur était impliqué dans la perpétration d’une infraction pénale. La déposition a donc fourni à la police l’axe autour duquel elle a ultérieurement bâti son dossier ainsi que l’élément central qui a orienté ses recherches de pièces corroborantes. Aussi la Cour conclut-elle que, pierre angulaire du dossier de l’accusation, la déposition peut être regardée comme une partie intégrante et importante des preuves sur lesquelles reposait la condamnation.

310. Dans son résumé au jury, le juge du fond a mis en avant les irrégularités commises lors de l’interrogatoire du quatrième requérant et de la prise de sa déposition. Il a synthétisé les arguments avancés par ce dernier pour contester sa déposition et a indiqué aux membres du jury qu’ils étaient tenus d’écarter cette pièce s’ils estimaient qu’elle avait pu être recueillie au moyen d’actes ou de propos susceptibles d’en compromettre la fiabilité, même s’ils estimaient que sa teneur était ou pouvait être conforme à la vérité (paragraphes 169 à 172 ci-dessus). Toutefois, il y a lieu de noter que les membres du jury ont été instruits qu’ils devaient tenir compte de la déposition s’ils étaient convaincus qu’elle avait été librement fournie, que le quatrième requérant aurait tenu des propos identiques même si la bonne procédure avait été suivie et que la teneur de la déposition était véridique. Dès lors, la Cour conclut que les instructions données par le juge du fond ont accordé au jury une trop grande latitude quant à la manière d’apprécier la déposition et sa valeur probante, alors qu’elle avait été recueillie en l’absence d’assistance juridique et sans que le quatrième requérant ait été informé de son droit de garder le silence.

311. Comme l’admet le quatrième requérant, un poids important doit être accordé à la nature des infractions commises par lui (paragraphe 241 ci‑dessus). Si les infractions dont il était inculpé ne sont pas aussi graves que celles perpétrées par les trois premiers requérants, la menace que représente le terrorisme ne peut être neutralisée que si toutes les personnes mêlées à des actes de terrorisme sont l’objet d’enquêtes, de poursuites et d’une répression effectives. Cependant, compte tenu du haut niveau d’exigence qui s’applique lorsqu’il y a lieu de présumer un manque d’équité et de l’effet cumulatif des lacunes procédurales dont le procès du quatrième requérant est entaché, la Cour estime que le Gouvernement n’est pas parvenu à démontrer en quoi la décision de ne pas notifier d’avertissement à l’intéressé et de restreindre son accès à l’assistance juridique n’a pas porté une atteinte irrémédiable à l’équité du procès dans son ensemble. Partant, il y a eu violation de l’article 6 §§ 1 et 3 c) à l’égard du quatrième requérant.

II. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

312. L’article 41 de la Convention dispose :

« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »

A. Dommage

313. Le quatrième requérant réclame 1 196 750 livres sterling (« GBP ») au titre du préjudice matériel qu’il estime découler d’un manque à gagner passé et futur, ainsi que un million de GBP pour préjudice moral.

314. Le Gouvernement soutient que cette demande se fonde sur la thèse, infondée et éminemment conjecturale, de l’existence d’un lien de causalité entre une éventuelle violation et la condamnation du quatrième requérant. Les montants réclamés seraient en outre extravagants, tout à fait déraisonnables et bien supérieurs à ceux accordés par la Cour dans des affaires analogues.

315. Le constat, opéré par la Cour, d’une violation de l’article 6 §§ 1 et 3 c) de la Convention à l’égard du quatrième requérant ne permet pas de conclure que celui-ci a été condamné à tort, et il est impossible de spéculer sur ce qui aurait pu se produire si cette violation n’avait pas existé. Quant à la demande pour manque à gagner, la Cour constate qu’il n’y a pas de lien de causalité direct entre le préjudice allégué et la violation constatée, ce pourquoi elle rejette cette demande. Pour ce qui est de la demande pour dommage moral, elle ne juge pas nécessaire d’accorder une somme à ce titre au vu des circonstances de l’espèce. Elle note par ailleurs que le quatrième requérant peut saisir la Commission de contrôle des procédures pénales d’une demande de réouverture de son procès (paragraphe 202 ci-dessus). Elle rejette donc cette demande aussi.

B. Frais et dépens

316. Le quatrième requérant réclame également le remboursement de « tous les frais de justice occasionnés par la présente requête » et produit deux factures. Selon ces documents, les honoraires des conseils s’élèvent à 35 833 GBP, TVA incluse, au titre des frais devant la Cour. Ils sont ainsi ventilés : 74 heures de travail au total par deux conseils qui ont rédigé la requête initiale et les observations adressées à la chambre, à un taux horaire compris entre 150 GBP et 275 GBP, hors TVA, ainsi que 62 heures de travail au total par deux conseils qui ont examiné l’arrêt de chambre et rédigé les observations adressées à la Grande Chambre, à un taux horaire compris entre 200 GBP et 300 GBP, hors TVA.

317. Le Gouvernement trouve le taux horaire facturé excessif et estime que les notes d’honoraires font apparaître que certains travaux se recoupent. Une somme de l’ordre de 10 000 GBP lui semblerait plus appropriée.

318. Selon la jurisprudence de la Cour, un requérant n’a droit au remboursement de ses frais et dépens que dans la mesure où se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et le caractère raisonnable de leur taux. Le nombre d’heures revendiqué apparaît excessif au regard des observations produites et, pour autant qu’il soit possible d’apprécier la réalité du travail accompli au vu de la ventilation générale présentée, il semble que certains travaux se recoupaient. La Cour juge donc raisonnable d’accorder à ce titre la somme de 16 000 euros (« EUR »).

C. Intérêts moratoires

319. La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.

PAR CES MOTIFS, LA COUR

1. Dit, par quinze voix contre deux, qu’il n’y a pas eu violation de l’article 6 §§ 1 et 3 c) de la Convention à l’égard des trois premiers requérants ;

2. Dit, par onze voix contre six, qu’il y a eu violation de l’article 6 §§ 1 et 3 c) de la Convention à l’égard du quatrième requérant ;

3. Dit, par seize voix contre une,

a) que l’État défendeur doit verser au quatrième requérant, dans les trois mois, la somme de 16 000 EUR (seize mille euros), y compris tout montant pouvant être dû par lui à titre d’impôt sur cette somme, à convertir en livres sterling au taux applicable à la date du règlement, pour frais et dépens ;

b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ce montant sera à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;

4. Rejette, par treize voix contre quatre, la demande de satisfaction équitable du quatrième requérant pour le surplus.

Fait en français et en anglais, puis prononcé en audience publique au Palais des droits de l’homme le 13 septembre 2016.

Lawrence EarlyGuido Raimondi
JurisconsultePrésident

Au présent arrêt se trouve joint, conformément aux articles 45 § 2 de la Convention et 74 § 2 du règlement, l’exposé des opinions séparées suivantes :

– opinion concordante du juge Mahoney ;

– opinion en partie dissidente, en partie concordante des juges Sajó et Laffranque ;

– opinion en partie dissidente des juges Sajó, Karakaş, Lazarova Trajkovska et De Gaetano ;

– opinion en partie dissidente communes aux juges Hajiyev, Yudkivska, Lemmens, Mahoney, Silvis et O’Leary ;

– opinion en partie dissidente du juge Lemmens ;

– opinion dissidente du juge Sajó.

G.R.A.
T.L.E.

OPINION CONCORDANTE DU JUGE MAHONEY

(Traduction)

1. En sus de mon désaccord avec mes collègues de la majorité sur le constat de non-violation de l’article 6 à l’égard du quatrième requérant, je tiens à exprimer de fortes réserves sur un point du raisonnement relatif aux principes généraux. Ce point n’a aucune incidence sur la décision concernant le quatrième requérant ou les trois premiers requérants. Il touche plutôt un volet de l’analyse de l’article 6 qui, s’il n’est pas en cause en l’espèce, n’en est pas moins susceptible d’avoir des répercussions dans les affaires futures.

2. L’arrêt part du principe que, de façon à ce que, dans son appréciation du caractère équitable des procès des requérants, la Cour puisse tenir compte des déclarations initiales faites par eux devant la police, il doit être impérativement établi que l’article 6 était déjà applicable au moment où ils ont fait ces déclarations (Schmid-Laffer c. Suisse, no 41269/08, §§ 26-32, 16 juin 2015, arrêt dont le raisonnement apparaît reposer sur une base similaire). Autrement dit, il faut qu’une « accusation », au sens autonome donné à ce terme sur le terrain de l’article 6, ait existé lorsque les interrogatoires de « sûreté » des trois premiers requérants ont été conduits et au moment même où le quatrième requérant a commencé à témoigner contre lui-même, passant de son fait de la qualité de témoin à celle de suspect. L’arrêt estime donc nécessaire de conclure que les « actes effectués par [les autorités] en raison des soupçons qui p[esai]ent contre [les requérants] ont [eu] des répercussions importantes sur [la] situation » de chacun d’eux, et en particulier sur celle du quatrième requérant (paragraphes 249, 275 et 296 de l’arrêt). À mon sens, un tel raisonnement n’est pas seulement contraire à la jurisprudence de la Cour énonçant les critères permettant de statuer sur l’existence d’une « accusation » : il n’a non plus aucune utilité et aboutit à une analyse assez artificielle des faits se rapportant au quatrième requérant.

3. Au cœur de la présente affaire se trouve le passage suivant de l’arrêt de principe rendu dans l’affaire Salduz c. Turquie ([GC], no 36391/02, § 55, CEDH 2008 :

« pour que le droit à un procès équitable consacré par l’article 6 § 1 demeure suffisamment « concret et effectif » (...), il faut, en règle générale, que l’accès à un avocat soit consenti dès le premier interrogatoire d’un suspect par la police, sauf à démontrer, à la lumière des circonstances particulières de l’espèce, qu’il existe des raisons impérieuses de restreindre ce droit. »

4. L’arrêt Salduz lui-même ne pose nulle part comme condition l’existence préalable d’une « accusation » quand la police interroge initialement une personne en qualité de suspect pour que cet interrogatoire puisse être pris en considération lorsqu’est apprécié le caractère équitable de toute procédure pénale ultérieurement engagée contre cette personne.

5. Selon la conception que j’en ai, la règle de l’arrêt Salduz se fonde sur l’idée, déjà formulée auparavant, que dès lors qu’une personne est « accusée » (rendant l’article 6 applicable sous son volet pénal), la garantie d’équité remonte aux faits antérieurs à l’« accusation » dans la mesure où ils sont susceptibles d’avoir une incidence sur l’équité du procès. Le guet‑apens policier est un exemple de prise en compte de faits antérieurs à l’« accusation » : si la police piège des personnes afin qu’elles perpètrent des actes qu’elles n’auraient pas commis autrement, toute procédure pénale dirigée contre elles à raison de ces actes sera inéquitable (voir, parmi de nombreux précédents jurisprudentiels, Teixeira de Castro c. Portugal, 9 juin 1998, §§ 34-36, Recueil des arrêts et décisions 1998‑IV, Bannikova c. Russie, no 18757/06, §§ 33-65, 4 novembre 2010, et Lagutin et autres c. Russie, nos 6228/09, 19123/09, 19678/07, 52340/08 et 7451/09, §§ 89‑101, 24 avril 2014). Or, nul ne peut prétendre que la personne piégée fît l’objet d’une « accusation » en matière pénale au moment du guet-apens. La jurisprudence en la matière établit une nette distinction entre l’obtention de preuves au stade de l’enquête préliminaire et l’utilisation ultérieure de preuves recueillies à ce même stade tirées de sources telles que des agents en civil ou des informateurs anonymes :

« [L]’utilisation ultérieure de sources de ce type par la juridiction de jugement afin de fonder une condamnation est une question différente et elle n’est acceptable que si des garanties adéquates et suffisantes existent contre les abus, en particulier une procédure claire et prévisible pour ce qui est de l’autorisation, de l’exécution et du contrôle des mesures d’enquête en question (...) » (Lagutin et autres, précité, § 90).

6. Il en va de même d’un interrogatoire de police initial. Une personne peut ou non avoir été « accusée » par la police lors de son premier interrogatoire. Peut-être n’est-elle rien de plus qu’un suspect à ce stade. Cela ne change rien au fait que, « en principe » (c’est-à-dire en règle générale mais sous réserve d’exceptions), la production comme preuve pendant un procès pénal d’une déclaration faite au cours d’un interrogatoire de police initial en qualité de suspect sans que son auteur ait eu accès à un avocat rendra le procès inéquitable. L’existence ou non d’une « accusation » au moment où est conduit l’interrogatoire de police initial est à mes yeux sans incidence sur la garantie que représente pour l’accusé la règle de l’arrêt Salduz. La jurisprudence de la Cour sur l’accès à un défenseur lors de l’interrogatoire initial par la police d’un suspect ne devrait pas conduire à bouleverser la réalité, fondée sur le bon sens, de la façon dont une procédure pénale est conduite progressivement, un stade après l’autre, dans la plupart de nos pays (d’abord, une personne est interpellée comme témoin potentiel, devient un suspect, fait l’objet d’une accusation, puis passe en jugement). Il n’est pas nécessaire, s’agissant du quatrième requérant en particulier, de fusionner les deux notions distinctes que sont a) l’interrogatoire en qualité de suspect et b) l’interrogatoire en qualité d’« accusé » pour lui faire bénéficier de la garantie, prévue par l’article 6, que l’équité de son procès ne sera pas viciée par des éléments tombant sous le coup de la règle de l’arrêt Salduz.

7. Il n’en reste pas moins que, dans l’arrêt (au paragraphe 296), la partie consacrée à l’application des principes tirés de la Convention aux faits relatifs au quatrième requérant commence par l’analyse suivante :

« [A]lors qu’il était interrogé en tant que témoin, le quatrième requérant a commencé à s’auto-incriminer et les policiers qui conduisaient l’interrogatoire ont interrompu celui-ci afin de demander des instructions à leur supérieur. La Cour est convaincue qu’à ce stade l’interrogatoire avait donné corps au soupçon de perpétration par lui d’une infraction pénale, de sorte que, à partir de ce moment-là, les actions effectuées par la police ont eu des répercussions importantes sur sa situation et qu’il était dès lors l’objet d’une « accusation en matière pénale » au sens autonome que revêt cette expression sur le terrain de l’article 6 de la Convention. »

La conséquence d’un tel raisonnement est que, au moment même où une personne devient suspecte pour la première fois, elle est également considérée de manière automatique comme « accusée » d’une infraction pénale pour les besoins de l’article 6.

8. Or, la Convention reconnaît bien que la qualité de suspect n’est pas assimilable à la qualité d’accusé, comme le montre la jurisprudence relative à l’article 5 § 1 c), lequel permet d’arrêter et de détenir une personne « en vue [de la conduire] devant l’autorité judiciaire compétente, lorsqu’il y a des raisons plausibles de soupçonner qu’[elle] a commis une infraction ». Comme le dit l’arrêt Erdagöz c. Turquie, 22 octobre 1997, § 51, Recueil 1997‑VI),

« La Cour rappelle que l’absence d’inculpation (...) n’implique pas nécessairement qu’une privation de liberté [en tant que suspect] ne poursuit pas un objectif conforme à l’article 5 § 1 c). [L]’alinéa c) de l’article 5 § 1 ne présuppose pas que la police ait rassemblé des preuves suffisantes pour porter des accusations (...) Un interrogatoire pendant une détention au titre de l’alinéa c) de l’article 5 § 1 vise à compléter l’enquête pénale en confirmant ou en écartant les soupçons concrets fondant l’arrestation. Ainsi, les faits donnant naissance à des soupçons ne doivent pas être du même niveau que ceux nécessaires (...) pour porter une accusation, ce qui intervient dans la phase suivante de la procédure de l’enquête pénale (...) » (Voir, parmi de nombreux autres précédents, Murray c. Royaume-Uni, 28 octobre 1994, § 55, série A no 300‑A.)

En somme, être considéré comme un suspect et être accusé d’une infraction pénale ne sont pas une seule et même chose ; pour reprendre les termes de l’arrêt, il s’agit de phases distinctes et successives de la procédure pénale entendue en un sens large.

9. En l’espèce, immédiatement après la signature de sa déposition le 28 juillet 2005 au petit matin, le quatrième requérant a été arrêté et informé de ses droits (paragraphe 147 de l’arrêt). Après avoir reçu une assistance juridique, il a été interrogé en qualité de suspect à trois autres reprises, le 30 juillet et les 1er et 2 août 2005, avant d’être inculpé en vertu des règles de droit interne le 3 août 2005 (paragraphes 148 à 152 de l’arrêt). Selon mon interprétation des principes de la Convention, il n’est pas nécessaire, pour statuer sur le cas du quatrième requérant, de déterminer à partir de quand exactement il pouvait passer pour un « accusé » au sens autonome donné à ce terme sur le terrain de l’article 6 de la Convention puisqu’il avait clairement été déjà « inculpé » (à tout le moins le 3 août 2005) au moment où se posait la question de l’utilisation de sa déposition initiale comme pièce à charge. À mon sens, la protection offerte à l’accusé par la règle de l’arrêt Salduz s’agissant de la production de preuves recueillies lors de l’interrogatoire initial en tant que suspect par la police ne dépend pas de ce que le refus d’accès à un avocat soit postérieur ou non à l’existence d’une « accusation ». De manière à ce que cette règle s’applique en matière pénale, point n’est besoin d’assimiler, comme le fait de l’arrêt, la qualité de « suspect » à celle d’« accusé ».

10. Qui plus est, l’arrêt déforme quelque peu le critère classique permettant de déterminer l’existence d’une « accusation en matière pénale », constamment repris par la Cour depuis une jurisprudence ancienne. Les trois précédents jurisprudentiels cités dans l’arrêt (à savoir Deweer c. Belgique, 27 février 1980, §§ 42-46, série A no 35, Eckle c. Allemagne, 15 juillet 1982, § 73, série A no 51, et McFarlane c. Irlande [GC], no 31333/06, § 143, 10 septembre 2010) ne disent pas expressément, contrairement à ce qu’indique l’arrêt (au paragraphe 249), qu’il faut que « les actes effectués par [les autorités] en raison des soupçons qui pèsent contre [l’intéressé aient] des répercussions importantes sur sa situation » (c’est moi qui souligne). Pour reprendre le plus récent de ces précédents, McFarlane (§ 143), c’est ceci qu’ils disent :

« L’« accusation », aux fins de l’article 6 § 1, peut se définir comme « la notification officielle, émanant de l’autorité compétente, du reproche d’avoir accompli une infraction pénale », définition qui correspond aussi à l’idée de « répercussions importantes sur la situation » du suspect ».

Donc, le critère est non pas celui énoncé dans l’arrêt, mais celui des « répercussions importantes sur la situation du suspect » (c’est moi qui souligne). Cette formulation, à l’inverse de celle, modifiée, utilisée dans l’arrêt, montre que le simple fait d’être considéré comme un suspect n’est pas, en lui-même et par lui-même, suffisant. Il peut y avoir d’autres répercussions supplémentaires et importantes sur la situation d’une personne déjà qualifiée de suspect. Or, selon le présent arrêt (paragraphe 296), le quatrième requérant est devenu l’objet d’une « accusation en matière pénale » au moment même où s’est matérialisé un « soupçon de perpétration par lui d’une infraction pénale », c’est-à-dire dès l’instant où, en s’incriminant, il est passé lui-même pour la toute première fois de la qualité de témoin interrogé à celle de suspect.

11. Méconnaître la distinction juridique entre une personne soupçonnée et une personne accusée d’avoir perpétré une infraction pénale me paraît excessif et contraire à la réalité de la procédure pénale entendue en un sens plus large, avec les phases successives de l’enquête, de l’inculpation et du jugement qui sont les siennes, et ce sans avoir la moindre utilité aux fins de la bonne application de la règle de l’arrêt Salduz (à l’instar de l’application de la règle interdisant le guet-apens) dès lors qu’une personne est « accusée ». Cette méconnaissance a pour seul résultat d’introduire une confusion inutile sur le plan théorique, une confusion qui n’a aucune conséquence sur l’issue de la présente affaire mais qui, je le crains, risque d’en avoir dans les affaires futures.

OPINION EN PARTIE DISSIDENTE, EN PARTIE CONCORDANTE DES JUGES SAJÓ ET LAFFRANQUE

(Traduction)

1. Nous comprenons qu’il est primordial de protéger la société du terrorisme. Les autorités chargées de cette tâche difficile sont confrontées à de graves défis. Il est cependant crucial que toutes les sociétés démocratiques, et tous les États parties à la Convention, trouvent le bon équilibre entre les impératifs de sécurité et l’exercice des droits et libertés fondamentaux en tenant dûment compte des exigences de l’État de droit et en évitant de s’écarter des principes qui découlent de celui-ci et des droits de l’homme. Dans sa jurisprudence constante, par exemple celle relative à l’article 3 de la Convention, la Cour s’est dite pleinement consciente des difficultés rencontrées par les États pour protéger leur population contre la violence terroriste, mais elle y a vu une raison supplémentaire de souligner que l’article 3 consacre l’une des valeurs les plus fondamentales des sociétés démocratiques (A. c. Royaume-Uni [GC], no 3455/05, § 126, CEDH 2009). Elle a souligné l’importance d’adhérer aux valeurs de la Convention dans un contexte similaire concernant l’article 6 (Heaney et McGuinness c. Irlande, no 34720/97, CEDH 2000‑XII, arrêt dans lequel elle a jugé que les impératifs de la sécurité et de l’ordre public invoqués par le gouvernement défendeur ne pouvaient justifier une disposition qui vidait de sa substance même le droit des requérants à garder le silence et à ne pas témoigner contre eux-mêmes ; voir aussi Salduz c. Turquie [GC], no 36391/02, CEDH 2008, et El Haski c. Belgique, no 649/08, 25 septembre 2012).

2. D’ailleurs, le présent arrêt reconnaît lui-même, en son paragraphe 252, qu’il est hors de question d’atténuer les droits tenant à l’équité du procès au seul motif que les personnes concernées sont soupçonnées d’être mêlées à des actes de terrorisme et que, en ces temps difficiles, il est primordial que les Parties contractantes manifestent leur engagement pour les droits de l’homme et la prééminence du droit en veillant au respect, notamment, des garanties minimales offertes par l’article 6 de la Convention. Or, malheureusement, dans son examen au fond, il s’écarte du noble principe affiché et, du reste, la Cour elle-même atténue des droits en méconnaissant les garanties de l’article 6 telles qu’interprétées dans sa propre jurisprudence constante et, sans le dire expressément, s’écarte de sa jurisprudence antérieure communément appliquée par les tribunaux internes. Cela est particulièrement décevant. Une cour de protection des droits de l’homme ne saurait renoncer à un niveau de protection déjà accordé.

3. Nous regrettons que le présent arrêt s’éloigne des critères d’équité du procès tels qu’établis dans l’arrêt Salduz, sous le prétexte d’interpréter celui‑ci. Il réduit le niveau de protection sans le justifier par de bonnes raisons. Il porte un coup d’arrêt à des années d’efforts européens en vue d’offrir une protection élevée aux droits procéduraux. Nous ne pouvons accepter une telle reculade. De plus, au regard des faits de la présente affaire, nous désapprouvons la manière dont sont appliqués les nouveaux critères. Pour ces raisons, nous nous dissocions très respectueusement de la décision concernant les trois premiers requérants, tandis que nous partageons le constat de violation à l’égard du quatrième requérant, mais pour des motifs autres que ceux exposés par la majorité.

I. Atteinte irrémédiable

4. La Cour juge important que, dès les premiers stades de la procédure, une personne faisant l’objet d’une accusation pénale et ne souhaitant pas se défendre elle-même puisse faire appel au défenseur de son choix (pour un raisonnement plus détaillé, voir Martin c. Estonie, no 35985/09, §§ 90 et 93, 30 mai 2013, et Dvorski c. Croatie [GC], no 25703/11, § 78, CEDH 2015).

Les conséquences en pratique sont exposées au paragraphe 55 de l’arrêt Salduz, dans lequel on peut lire ceci :

« la Cour estime que, pour que le droit à un procès équitable consacré par l’article 6 § 1 demeure suffisamment « concret et effectif » (...), il faut, en règle générale, que l’accès à un avocat soit consenti dès le premier interrogatoire d’un suspect par la police, sauf à démontrer, à la lumière des circonstances particulières de l’espèce, qu’il existe des raisons impérieuses de restreindre ce droit. Même lorsque des raisons impérieuses peuvent exceptionnellement justifier le refus de l’accès à un avocat, pareille restriction – quelle que soit sa justification – ne doit pas indûment préjudicier aux droits découlant pour l’accusé de l’article 6 (...) Il est en principe porté une atteinte irrémédiable aux droits de la défense lorsque des déclarations incriminantes faites lors d’un interrogatoire de police subi sans assistance possible d’un avocat sont utilisées pour fonder une condamnation. »

Trois différents cas de figure sont envisagés ici :

a) l’accès à un avocat n’est pas accordé lors du premier interrogatoire, sans que cette restriction soit justifiée par des raisons impérieuses ;

b) l’accès à un avocat n’est pas accordé lors du premier interrogatoire et cette restriction est justifiée par des raisons impérieuses ;

c) l’absence d’avocat lors du premier interrogatoire est justifiée par des raisons impérieuses, mais les déclarations incriminantes servent à obtenir une condamnation[1].

Il s’agit de trois situations distinctes dont les circonstances sont variables.

La situation c), la dernière d’entre elles, concerne l’utilisation de déclarations incriminantes pour obtenir une condamnation. Elle porte une atteinte irrémédiable aux droits de la défense (pas seulement s’agissant de l’accès à la justice). Selon notre opinion, confirmée par la jurisprudence, une telle atteinte est en elle-même déterminante eu égard à l’équité globale du procès. Nous admettons qu’une interprétation moins absolue et non littérale[2] est raisonnable elle aussi. Selon cette conception, bien que l’atteinte soit irrémédiable, le problème de l’équité peut être réglé au moyen d’une mesure spéciale, à savoir l’exclusion des preuves. C’est la solution que préfèrent les États membres. Nous constatons que la règle de l’exclusion ne résout pas tous les problèmes découlant de l’absence d’un avocat aux premiers stades de l’enquête. L’équité de la procédure exige que l’accusé puisse obtenir toute la vaste gamme d’interventions qui sont propres au conseil (Dvorski, § 78), ce à quoi l’absence d’un avocat aux premiers stades de l’enquête peut nuire.

5. Dans la situation b), la deuxième, l’absence d’un avocat repose sur des raisons impérieuses mais les déclarations incriminantes ne servent pas à obtenir une condamnation. Cela peut nuire à l’équité globale du procès s’il en résulte un préjudice indu.

6. Dans la situation a), la première, aucune raison impérieuse ne justifie l’absence de l’avocat aux premiers stades de la procédure. Si des déclarations incriminantes sont faites puis utilisées pour obtenir une condamnation, l’atteinte irrémédiable aux droits de l’accusé, et par voie de conséquence à l’équité du procès, est encore plus évidente que dans la troisième situation. Il est également possible que de telles déclarations ne soient pas utilisées ni même faites : les conséquences négatives sur l’équité globale de la procédure, et donc du procès, pèseront logiquement davantage que dans le cas d’une absence d’avocat justifiée par des raisons impérieuses. D’ailleurs, l’arrêt John Murray c. Royaume-Uni, (8 février 1996, Recueil des arrêts et décisions 1996‑I) dit bien que l’atteinte « est » (même pas « peut être ») irrémédiable (voir ci-dessous) !

7. Or le présent arrêt affirme ceci au paragraphe 257 : « [c]e principe, énoncé dans l’arrêt Salduz, servant à déterminer la compatibilité d’une restriction à l’accès à un avocat avec le droit à un procès équitable se compose de deux critères. La Cour doit premièrement rechercher si la restriction en question était justifiée par des raisons impérieuses. Elle doit deuxièmement apprécier l’atteinte que cette restriction a pu causer aux droits de la défense. Autrement dit, il lui faut examiner l’incidence de la restriction sur l’équité globale de la procédure et dire si, oui ou non, celle-ci a été équitable dans son ensemble. »[3] Il précise que l’expression « atteinte irrémédiable » ne renvoie pas à une condition sine qua non : il ne s’agirait que d’une règle qui, « quoique stricte, (...) n’est pas absolue » (paragraphe 260 de l’arrêt). Ce dernier argument ne tient pas. « En principe » ne veut pas dire « sous réserve d’exceptions ». Une telle interrogation contrevient à l’usage courant que la Cour fait de cette expression dans sa jurisprudence, ainsi qu’au sens donné dans les dictionnaires de référence.[4] Le même paragraphe l’arrêt Salduz (§ 55) analysé par la Cour établit une distinction entre la première la situation, où elle dit « en règle générale » (puis « sauf à (...) »), et la troisième la situation, où elle dit « en principe ».

8. Nous estimons que, en employant l’expression « [a]utrement dit »[5], l’arrêt :

– dénature la lettre et l’esprit du principe de l’arrêt Salduz et la jurisprudence en la matière, ainsi que les interprétations qui en ont été données au niveau national et au niveau européen ;

– et, par ailleurs, détermine ce qui constitue une raison impérieuse de restreindre l’accès à un avocat en retenant un nouveau critère trop large, appliqué en méconnaissance des faits de l’espèce.

9. L’arrêt Salduz dit qu’il y aura une atteinte irrémédiable aux droits de la défense si des déclarations incriminantes faites au cours d’interrogatoires de police sans accès à un avocat servent à fonder une condamnation. « Irrémédiable » signifie qu’on ne peut pas y remédier (voir, entre autres, Płonka c. Pologne, no 20310/02, 31 mars 2009, Pishchalnikov c. Russie, no 7025/04, 24 septembre 2009, et Dayanan c. Turquie, no 7377/03, 13 octobre 2009).

10. Or, en l’espèce, la Cour parvient à la conclusion qu’une telle atteinte irrémédiable n’a pas eu de conséquence fatale sur l’équité du procès, celle‑ci s’appréciant globalement. Il n’est pas nécessaire de prévoir une solution spéciale telle que l’exclusion (contrairement à l’affaire A.T. c. Luxembourg, no 30460/13, 9 avril 2015).

11. En l’espèce, la Cour est convaincue que les tribunaux doivent tenir compte d’un certain nombre de facteurs et que l’utilisation de déclarations incriminantes faites en l’absence d’un avocat n’est que l’un de ces facteurs. Cette position contredit la logique de l’arrêt Salduz, d’après laquelle même un refus d’accès justifié à un avocat ne doit pas indûment préjudicier aux droits de l’accusé découlant de l’article 6. L’enjeu demeure les droits de l’accusé. Faute d’accès à un avocat, aucune source potentielle de préjudice indu ne peut être écartée si les exigences ordinaires d’un procès équitable sont satisfaites. L’usage inacceptable de preuves aux fins d’une condamnation est mis en évidence comme un cas d’atteinte irrémédiable aux droits de l’accusé. Une fois ce type de preuve ainsi utilisée, il n’y a pas matière à poursuivre l’examen d’équité.

12. C’est exactement la conclusion de l’arrêt Salduz, dans lequel, après avoir examiné un certain nombre de défaillances supplémentaires, apparemment dues à certains problèmes structurels dans le système turc, ainsi que certains facteurs jugés pertinents, la Cour a conclu que la violation reposait exclusivement sur l’atteinte aux droits de la défense[6]. Elle a clairement dit que sa conclusion était non pas un manque d’équité globale mais une violation de l’article 6 § 3 c) de la Convention en combinaison avec l’article 6 § 1 (arrêt Salduz, § 63). Contrairement à ce que le présent arrêt voit comme un truisme (§ 7 ci-dessus), à savoir que la Cour doit toujours examiner l’équité globalement, la Cour a pour approche normale en la matière d’appliquer des règles claires, c’est-à-dire qui tiennent compte du caractère irrémédiable des conséquences de la violation sur l’équité globale. Il n’y a notamment pas eu d’examen de l’équité globale dans l’arrêt précité John Murray, supplanté par l’arrêt de Grande Chambre Salduz. Dans l’arrêt John Murray (une affaire de terrorisme tout aussi représentative que la présente), il a été jugé que, nonobstant l’absence d’un avocat au cours des premières 48 heures, il n’était pas inique ni déraisonnable de tirer des conclusions du silence. S’il n’y avait pas de problème d’équité globale, « [l]a question du déni d’accès à un solicitor n’en [avait] pas moins sur les droits de la défense des incidences qui appell[ai]ent un examen séparé » (§ 56 de cet arrêt). « Dénier cet accès pendant les quarante-huit premières heures de celui-ci, alors que les droits de la défense peuvent fort bien subir une atteinte irréparable, est – quelle qu’en soit la justification – incompatible avec les droits que l’article 6 reconnaît à l’accusé » (ibidem, § 66). Pour un précédent récent suivant la même approche, voir l’arrêt précité A.T. c. Luxembourg[7], où la Cour a conclu à une violation de l’article 6 § 3 c) combiné avec l’article 6 § 1. Dans cette affaire, les juridictions internes étaient censées réparer l’atteinte (c’est-à-dire qu’elles n’avaient pas appliqué la règle de l’exclusion). Mais tout cela ne relevait pas d’une analyse sur le terrain de l’équité globale. Il va sans dire que, si c’est l’approche suivie dans le présent arrêt qui avait été suivie, il n’y aurait pas eu violation de l’article 6.

13. Il y a lieu de noter que, dans l’arrêt Salduz, la Cour a évoqué, sous l’angle du préjudice indu, d’autres facteurs par ailleurs pertinents sur le terrain de l’équité globale mais qu’elle n’a pas estimé que ceux-ci pouvaient contrebalancer ledit préjudice. En l’espèce il s’agit d’un préjudice non pas indu mais irrémédiable, qui ne peut pas du tout être contrebalancé.

14. Contrairement à ce que le présent arrêt semble supposer, si la Cour examine souvent l’équité de la procédure dans son ensemble, il n’y a aucune raison logiquement déterminante d’affirmer que seul un examen d’« équité globale »[8] (basé sur l’issue de la procédure) puisse se solder par un constat de violation de l’article 6. Il n’y a rien d’unique dans l’approche suivie dans l’arrêt Salduz, consistant à juger fatals pour les droits de la défense certains préjudices indus (surtout s’ils sont irrémédiables). Cette approche existe dans la jurisprudence depuis ses premiers jours, comme le dit le présent arrêt et les autres arrêts qui y sont cités.

15. Nous convenons qu’il faut « tenir compte du déroulement de la procédure dans son ensemble » bien qu’« on ne puisse exclure qu’un élément déterminé soit à ce point décisif qu’il permette de juger de l’équité du procès à un stade précoce » (Can c. Autriche, avis précité, § 48, et cité au paragraphe 251 de l’arrêt). C’est ce qu’a fait la Cour dans l’arrêt Salduz : elle a constaté qu’un élément déterminé décisif permettait cet examen à un stade précoce de la procédure. Il ne s’agit pas d’un cas isolé dans la jurisprudence. Il en va de même des procès dans lesquels des déclarations incriminantes sont obtenues par la torture (Gäfgen c. Allemagne [GC], no 22978/05, § 166, CEDH 2010, concernant le droit de ne pas témoigner contre soi-même), et très probablement aussi des déclarations incriminantes résultant d’une coercition directe (O’Halloran et Francis c. Royaume-Uni [GC], nos 15809/02 et 25624/02, § 53, CEDH 2007‑III, arrêt dans lequel la Cour a expressément rejeté l’idée d’une interdiction absolue de toute coercition directe sous l’angle du droit de ne pas s’incriminer soi-même. Il ne faut pas en conclure qu’une que certaines formes de coercition directe ne puissent pas nuire en elles-mêmes à l’équité globale de la procédure au point de conduire en elles-mêmes à une violation sans qu’il faille y ajouter quoi que ce soit).

16. Nous insistons sur le sens littéral du principe de l’irrémédiabilité énoncé dans l’arrêt Salduz, et pas seulement parce que nous estimons que la sécurité juridique impose de ne pas écarter des principes aussi importants sans de bonnes raisons. Nous pensons que le principe susmentionné est crucial aux fins une protection effective du droit à un procès équitable. La Cour reconnaît que l’équité du procès risque d’être gravement heurtée par un manquement initial au respect de ces dispositions, surtout s’agissant des droits énoncés à l’article 6 § 3 c) (Imbrioscia c. Suisse, 24 novembre 1993, § 36, série A no 275, Salduz, § 50, et, plus récemment, Dvorski, précité, § 76). L’absence d’un avocat lorsqu’un suspect en détention est confronté à la police pour la première fois a des effets durables sur l’ensemble de la procédure et la présence d’un avocat est une garantie importante contre les abus policiers. Dans certains cas, comme en l’espèce, il n’y a aucun moyen de s’opposer à la déclaration auto-incriminante initiale. (On ne peut pas rétracter un mensonge.) Permettre à une déclaration auto-incriminante faite en l’absence d’un avocat de servir à fonder une condamnation fait apparaître le procès comme étant fondamentalement suspect. Nous sommes là au cœur de la condamnation car il est impossible d’en effacer les conséquences à un stade ultérieur (sauf application d’une règle d’exclusion). Des considérations d’opportunité tenant à la dissuasion policière militent également en faveur de la quasi-règle d’exclusion découlant de l’arrêt Salduz. Si les autorités chargées de l’enquête savent que certaines pratiques contraires aux droits que l’accusé tire de l’article 6 § 3 peuvent conduire à l’annulation du procès, elles hésiteront à y recourir. Et, comme le dit l’arrêt Salduz, l’accès précoce à une assistance juridique auprès d’un conseil est une garantie fondamentale contre les mauvais traitements.

17. Le présent arrêt décrit de manière étonnamment laconique la pratique des États membres : « un certain nombre d’États interdisent la production au procès de toute déclaration faite en l’absence d’un avocat (...), tandis que dans d’autres États, l’admission de pareilles déclarations (...) [relève], au moins dans une certaine mesure, du pouvoir d’appréciation du juge ». Le fait est que, dans une écrasante majorité, les États membres ont inscrit dans leurs codes une règle d’exclusion obligatoire ou connaissent une jurisprudence contraignante imposant l’application de règles d’exclusion pour les incriminations de type Salduz qui causeraient des atteintes irrémédiables, par exemple si l’accusé en fait la demande. Dans certains pays, la règle de l’exclusion repose sur la violation du droit de garder le silence, et dans d’autres sur le non-accès à un avocat.[9] Seuls quelques pays disposent d’une législation de répression du terrorisme qui autorise la détention au secret pendant trois à cinq jours (France, Espagne, Royaume-Uni). Le système espagnol en la matière a été très vivement critiqué par le CPT.[10]

18. Pour résumer : même si les droits découlant de l’article 6 § 3 c) sont des volets spécifiques du droit à un procès équitable, comme l’avis dans l’affaire Can et le bon sens l’indiquent clairement, il peut y avoir sous l’angle de ces volets des cas d’atteintes irrémédiables à ce droit qui font échec à toute équité, considérée globalement. L’arrêt Salduz y a vu une règle non pas assortie d’exceptions mais absolue. Il nous est impossible de voir comment remédier à une atteinte irrémédiable sans règle d’exclusion. La nouvelle approche n’offre aucune solution de compensation. L’arrêt se contente d’énumérer un certain nombre de critères dont il faut entre autres tenir compte systématiquement dans l’examen global d’équité de chaque affaire (il n’existe pas d’élément compensateur dans ces exigences ordinaires, à l’inverse de ce qui a été démontré dans l’arrêt Al-Khawaja et Tahery c. Royaume-Uni [GC] (nos 26766/05 et 22228/06, CEDH 2011, dans lequel la règle absolue interdisant l’utilisation de preuves non contestées uniques et déterminantes a été abandonnée lorsque la Cour a jugé qu’il y avait des éléments compensateurs).

II. Raisons impérieuses justifiant l’absence d’un avocat

19. La Cour établit un nouveau critère pour déterminer ce qui constitue une raison impérieuse justifiant l’absence d’un avocat, exigée par l’arrêt Salduz. Nous trouvons que ce nouveau critère est lacunaire et repose sur une inspiration douteuse. C’est grâce à ces lacunes que la Cour a pu constater en l’espèce qu’il existait des raisons impérieuses et, au bout du compte, que la procédure était globalement équitable. (Elle aurait eu plus de mal à le faire s’il avait été clairement indiqué qu’aucune raison impérieuse n’existait.) Nous convenons que l’existence d’un besoin urgent d’empêcher de graves conséquences négatives pour la vie, la liberté ou l’intégrité physique d’autrui dans un cas donné est une considération essentielle pour constater que des raisons impérieuses justifiaient de restreindre l’accès à l’assistance juridique. Il s’agit d’une condition sine qua non. En pareilles circonstances, il ne faut pas attendre qu’un avocat soit présent avant de commencer l’interrogatoire. Ce besoin urgent est-il une raison suffisamment bonne pour refuser l’accès à un avocat qui serait disponible ? La définition demeure trop large. Le besoin urgent de conduire un interrogatoire afin d’éviter d’éventuelles conséquences négatives lointaines à l’avenir pour l’intégrité physique d’autrui suffirait-il ? Ce qui manque dans cette définition, c’est une précision : les conséquences négatives doivent être imminentes.

20. L’approche suivie par la Cour repose explicitement sur l’arrêt New York c. Quarles 467 U.S. 649 (1984), qui reconnaît à la règle tirée de l’arrêt Miranda une « exception de sûreté publique », laquelle permet la conduite d’un interrogatoire en l’absence d’un avocat et avant la lecture au suspect de ses droits lorsqu’il existe une menace pour la sûreté publique. Cette référence à l’approche américaine est peu judicieuse et met en lumière les défauts du critère établi par la Cour. La Cour suprême a conclu que « la nécessité d’obtenir des réponses à des questions lorsqu’il existe une menace pour la sûreté publique prim[ait] la nécessité d’appliquer la règle préventive consistant à énoncer le droit, protégé dans le cinquième Amendement, de ne pas témoigner contre soi-même ». La jurisprudence relative à l’application au niveau fédéral – et fédéré – de l’arrêt Quarles indique que celui-ci ne vaut qu’en cas de menace réelle. Dans chaque cas, l’exception de sûreté publique s’appliquait – par exemple, dans l’affaire Quarles, une arme à feu était recherchée au moment où les questions étaient posées sans avertissement Miranda préalable. L’arme représentait une menace imminente, comme dans l’affaire Quarles, où il fallait réfléchir « souvent en quelques secondes » et où les questions de l’agent chargé de l’arrestation concernaient le lieu où se trouvait l’arme). L’exception de sûreté publique n’a jamais été invoquée aux fins de prévenir des attentats terroristes futurs jugés vraisemblables. Dans une affaire récente de terrorisme (Dzhokhar Tsarnaev), l’accusation s’est gardée de produire des aveux faits en l’absence d’un avocat. S’il existe une exception de sûreté publique en vertu de la jurisprudence Quarles, la position de la Cour suprême correspond à celle de la Cour dans l’arrêt Salduz, concernant l’atteinte irrémédiable : « [i]l en va de même du droit au conseil de son choix tiré du Sixième Amendement. Ce dernier exige non pas que le procès soit équitable mais qu’une garantie d’équité particulière soit offerte, à savoir que l’accusé doit être défendu par le conseil qu’il estime être le meilleur » (US c. Gonzalez-Lopez, 548 U.S. __2006). L’approche américaine rejette catégoriquement l’examen global de l’équité du procès : « « [l]a Constitution garantit un procès équitable par le biais de ses dispositions en matière de garanties judiciaires (due process) mais elle définit les éléments fondamentaux d’un procès équitable surtout par le biais des différentes dispositions du Sixième Amendement, notamment celles énonçant le droit au conseil » (Strickland, supra, pp. 684‑685). En somme, le droit qui est en jeu ici est non pas le droit à un procès équitable mais le droit au conseil de son choix, et ce droit a été violé au motif que le déni de conseil était erroné. Il n’est pas nécessaire de démontrer à titre additionnel l’existence d’un préjudice pour que la violation soit « constituée » » (US c. Gonzalez-Lopez, précité).

21. Le fait qu’il existe un besoin urgent de sauver des vies n’explique pas pourquoi ni comment l’avis et la présence, en particulier, d’un avocat – c’est-à-dire ce à quoi il existe un droit – empêcherait en principe de sauver des vies. (Là encore, à supposer qu’il n’en résulte aucun retard). Faut-il supposer que le réconfort psychologique qu’offre aux terroristes la présence d’un avocat est tel qu’il est à même de freiner la prévention de calamités ? Le statut spécifique des avocats, intermédiaires entre les justiciables et les tribunaux, leur fait occuper une position centrale dans l’administration de la justice. C’est à ce titre qu’ils jouent un rôle clé pour assurer la confiance du public dans l’action des tribunaux, dont la mission est fondamentale dans une démocratie et un État de droit (Morice c. France [GC], no 29369/10, §§ 132-133, CEDH 2015). Ou bien la Cour estime-t-elle que l’avocat aidera la cause des terroristes en faisant échec à certaines tactiques policières (ce que la chambre semble admettre) ?

III. Situation des quatre requérants

a) L’approche suivie par la Cour concernant les raisons impérieuses dans le cas des trois premiers requérants

22. La Cour estime qu’il y avait des raisons impérieuses de ne pas accorder l’accès à un avocat, compte tenu des circonstances exceptionnelles qui existaient au lendemain des multiples attentats terroristes. Nous sommes on ne peut plus d’accord : il s’agissait d’un épisode exceptionnel qui appelait une action policière déterminée. Mais là n’est pas la question. Les conditions de la définition taillée sur mesure donnée par la Cour étaient aisément satisfaites. Cependant, la question est de savoir s’il existait non pas des circonstances exceptionnelles et un besoin urgent, mais des raisons impérieuses de refuser l’accès à un avocat au vu de ces circonstances. Cette question fondamentale n’est examinée qu’à l’égard de M. Ibrahim : dans son procès, le juge du fond a conclu qu’il aurait pu être autorisé à s’entretenir avec son avocat au téléphone et que, dans cette faible mesure, il avait été privé à tort d’accès à son défenseur (paragraphes 81 et 278 de l’arrêt). Or la Cour y voit un oubli presque inévitable par la police, qui travaillait dans des conditions extrêmes.

23. S’agissant de M. Omar, l’accès à un défenseur a été retardé pendant un peu plus de huit heures, au cours lesquelles il a été interrogé pendant environ trois heures au total. L’accès de M. Ibrahim à un défenseur a été retardé pendant environ sept heures, au cours lesquelles il a été interrogé pendant une trentaine de minutes. L’accès de M. Mohammed à un défenseur a été retardé pendant environ quatre heures, au cours lesquelles il a été interrogé pendant huit minutes.

24. Nous sommes d’accord que la police ne pouvait pas attendre que les solicitors se présentent et dispensent leurs conseils au vu des éléments à charge (qui probablement n’étaient pas entièrement communicables). La police avait le droit et l’obligation de choisir la bonne tactique d’interrogatoire (quand le commencer, quand l’interrompre, etc.) Mais la présence ou la disponibilité d’un avocat n’avait pour elle aucune importance. « À 7 h 55, le commissaire MacBrayne ordonna que M. Omar fût détenu au secret en vertu de l’annexe 8 à la loi de 2000 sur le terrorisme » (paragraphe 22). La disponibilité d’un défenseur n’entrait aucunement en ligne de compte et la question de savoir si attendre le solicitor de permanence aurait causé des retards ou d’autres risques eu égard à l’impératif de prévenir des conséquences négatives n’a fait l’objet d’aucun examen individuel. Il s’agissait essentiellement d’une interdiction impersonnelle, non individualisée. Lorsque M. Omar a demandé une nouvelle fois à joindre le solicitor de permanence, on lui a dit à 10 h 24 que retarder l’interrogatoire aurait entraîné un risque immédiat de dommage pour les personnes et qu’« [a]ttendre l’arrivée d’un solicitor et permettre une consultation avant interrogatoire préalablement à toute tentative d’établissement des éléments ci-dessus [RETARDERAIT] inutilement cette procédure d’interrogatoire » (paragraphe 28). Le juge du fond n’a pas examiné la question de la disponibilité d’un tel défenseur au cours des interrogatoires. Nous pensons que, si un solicitor de permanence était arrivé, il aurait dû être autorisé à assister à l’interrogatoire (sauf autre raison impérieuse). Or aucun solicitor de permanence n’a été contacté avant 12 h 19. Une nouvelle fois, aucune raison impérieuse ne justifiait à nos yeux ce retard. De fait, la solicitor de permanence n’est arrivée qu’après la fin de l’interrogatoire de sûreté.

25. Dans le cas de M. Ibrahim, une consultation téléphonique lui fut refusée à deux reprises avant même que l’interrogatoire de sûreté ne fût ordonné (paragraphe 42). Une solicitor de permanence se présenta à l’accueil du commissariat de Paddington Green à 20 heures. À ce moment‑là, l’interrogatoire de sûreté était déjà en cours, et il prit fin à 20 h 35.

26. S’agissant de M. Mohammed, sa détention au secret fut autorisée postérieurement à sa demande d’assistance juridique. Cependant, vers 18 h 59, environ une heure après son incarcération, un solicitor de permanence fut contacté et se présenta à l’accueil du commissariat à 20 heures. Un bref interrogatoire de sûreté débuta en son absence.

27. Pour ce qui est de M. Omar, il fit l’objet d’interrogatoires de sûreté entre 9 heures et 14 h 20. Pendant cette période, bien qu’il eût demandé à plusieurs reprises un défenseur, le solicitor de permanence ne fut prévenu qu’à 12 h 19 que des interrogatoires de sûreté étaient en cours. Il est particulièrement troublant à nos yeux que l’autorisation de la détention au secret fût valable deux jours, sans tenir le moindre compte manifestement de l’existence de toute raison impérieuse que l’absence d’un défenseur soit inopportune. La raison invoquée, à savoir qu’attendre un solicitor aurait causé des retards injustifiés, est fondée en théorie mais, dans le cas de M. Omar, la mention de l’absence d’un défenseur est artificielle car c’est la police elle-même qui en est la cause. Nous concluons qu’il n’y avait pas de raisons impérieuses justifiant l’absence d’un défenseur s’agissant de M. Omar. Les déclarations incriminantes ont été faites hors de la présence d’un avocat, sans que cette absence au stade de l’interrogatoire ni le défaut d’assistance juridique ne soient justifiés par des raisons impérieuses. Les déclarations ont servi à fonder la condamnation. Nous concluons que les droits de la défense ont subi une atteinte irrémédiable, sans qu’il y ait eu compensation par l’exclusion des preuves. Il y a donc eu violation de l’article 6.

28. Pour ce qui est de M. Ibrahim, c’est le juge du fond lui-même qui a reconnu que la solicitor de permanence aurait pu arriver sans tarder et qu’« en théorie un entretien en tête-à-tête aurait matériellement pu être organisé entre 18 h 10 et 19 h 58 » (cité au paragraphe 80). À cet égard, il est indifférent à nos yeux que la police opérât sous une pression exceptionnelle et qu’il n’y eût pas suffisamment de temps pour dispenser des conseils adéquats. La conclusion du juge du fond indique qu’il n’y avait pas de raison impérieuse (objective), autre que l’interdiction elle-même, qu’un solicitor ne fût pas présent au cours de l’interrogatoire de sûreté. La police a commis une erreur (comme dans les autres cas) ; nous pouvons le comprendre. Ce que nous ne pouvons pas comprendre c’est pourquoi les éléments incriminants tirés de l’interrogatoire de sûreté ont servi à fonder la condamnation. C’est d’autant plus étrange que toutes les restrictions à l’assistance juridique énoncées à l’annexe 8 de la loi de 2000 sur le terrorisme concernent des mesures relatives à l’atteinte aux preuves, aux arrestations, à l’alerte de suspects, aux dommages aux personnes ou à l’arrivée tardive du solicitor. Elles ne concernent pas la collecte de preuves aux fins d’une condamnation.

29. Quant à M. Mohammed, les preuves à charge ont servi à fonder sa condamnation et cette atteinte irrémédiable est contraire à la Convention (article 6 § 3 combiné avec l’article 6 § 1).

30. À l’inverse de la Cour, nous serions parvenus à la même conclusion même si nous avions adopté l’approche de l’équité globale retenue dans l’arrêt. À supposer même qu’il y eût des raisons de ne pas permette l’accès à un avocat à un moment crucial de l’enquête, la Cour aurait dû déterminer en appliquant un contrôle plus strict si l’absence d’un avocat avait indûment préjudicié aux droits de l’accusé tirés de l’article 6. « Toutefois, si l’on veut garantir un procès équitable à l’accusé, toutes difficultés causées à la défense par une limitation de ses droits doivent être suffisamment compensées par la procédure suivie devant les autorités judiciaires (voir, par exemple, Doorson c. Pays-Bas, 26 mars 1996, § 70, Recueil 1996‑II, Van Mechelen et autres c. Pays-Bas, 23 avril 1997, § 58, Recueil 1997-III, Jasper c. Royaume-Uni [GC], no 27052/95, §§ 51-53, 16 février 2000, S.N. c. Suède, no 34209/96, § 47, CEDH 2002-V, et Botmeh et Alami c. Royaume-Uni, no 15187/03, § 37, 7 juin 2007) » (citant A. et autres c. Royaume-Uni, précité, § 205). Nous savons que ce sont « les preuves obtenues durant [la phase décisive de l’enquête qui] déterminent le cadre dans lequel l’infraction imputée sera examinée au procès (Can c. Autriche, no 9300/81, avis de la Commission, § 50, série A no 96) » (Salduz, § 54).

31. Il n’y a aucun signe de compensation de la part des autorités judiciaires en l’espèce. En outre, la Cour a analysé avec une très grande retenue l’équité globale et l’action du juge du fond. Il est vrai que les interrogatoires de sûreté ont servi à recueillir des renseignements utiles à la poursuite des enquêtes, qui avaient principalement pour but de prévenir de nouvelles attaques, en appréhendant les terroristes, et qu’ils étaient licites (à supposer que nul n’objecte à une décision qui autorise 48 heures de détention au secret, la police n’ayant certainement pas abusé de cette faculté). Il est admis, tant au niveau interne que par la Cour, que l’avertissement de type nouveau avait été lu par erreur, si bien qu’il y a eu violation du droit interne, et qu’on considérait que les renseignements ainsi recueillis « pouvaient être éminemment pertinents ». Par exemple, la condamnation de M. Ibrahim ne saurait passer pour équitable dans son ensemble, même à l’aune des critères inacceptables retenus. Peu importe que, aux yeux de la Cour, il y eût suffisamment de preuves scientifiques accablantes pour fonder la condamnation. En l’absence d’arbitraire manifeste, la Cour n’a pas pour tâche de mettre en doute l’importance de preuves dont on peut penser qu’elles pouvaient être éminemment pertinentes. L’importante considération d’intérêt public que représente la condamnation ne saurait supplanter les garanties de la Convention – tel est le message essentiel des affaires cités dans l’arrêt[11], contrairement à ce qu’affirme la Cour, à savoir que « [l]’intérêt public à prévenir et réprimer des attentats terroristes de cette ampleur, en l’occurrence un vaste complot visant à assassiner des citoyens ordinaires dans leur vie de tous les jours, est on ne peut plus impérieux » (paragraphe 299). Si le châtiment est « on ne peut plus impérieux », quel est donc le rôle de toutes les garanties offertes par la Convention ? Si un État estime qu’un intérêt public impérieux existe, alors la Convention prévoit le bon mécanisme en son article 15. La dérogation est possible, sous le contrôle de la Cour. Lorsqu’il s’agit de prévenir des attentats, la finalité des interrogatoires de sûreté peut être une toute autre question (jusqu’à un certain point) et nous n’excluons pas la possibilité de restreindre l’accès à un défenseur à des fins préventives (si une menace immédiate le commande). Ce que nous ne pouvons pas comprendre, c’est pourquoi un instrument nécessaire à la prévention et à la protection de la vie et de l’intégrité physique est accepté à des fins de répression (pour satisfaire au désir de justice, au sens d’un châtiment). C’est d’autant plus curieux en l’espèce, où, selon la Cour, il y avait suffisamment de preuves pour fonder une condamnation même en excluant les éléments litigieux.[12]

b) M. Abdurahman (le quatrième requérant)

32. S’agissant de M. Abdurahman, la Cour conclut que l’absence de défenseur n’était justifiée par aucune raison impérieuse. Dans le cadre de son analyse de l’équité globale, elle renverse au détriment du Gouvernement la charge de démontrer de manière convaincante pourquoi, exceptionnellement et dans les circonstances particulières de l’espèce, l’équité globale du procès n’avait pas été irrémédiablement atteinte par la restriction à l’accès à l’assistance juridique (paragraphe 300 de l’arrêt). Poursuivant en retenant l’approche de l’examen global, elle conclut qu’il y a eu violation, principalement compte tenu des instructions données par le juge du fond (similaires pour l’essentiel à celles dont il a été jugé qu’elles avaient contribué à l’équité du procès à l’égard des trois premiers requérants), car elles avaient laissé une « trop grande latitude » au jury. En raison de cet élément, ainsi que des conséquences cumulatives d’autres défaillances, le Gouvernement n’a pu s’acquitter de la lourde charge de prouver que le procès avait été équitable.

33. Nous convenons que les droits tirés par le requérant de l’article 6 ont été violés. Notre conclusion découle de notre conception de l’arrêt Salduz : des preuves incriminantes, obtenues en l’absence d’un avocat, ont été admises au cours d’un procès. Il y a eu une atteinte irrémédiable. De plus, l’absence d’un avocat n’était justifiée par aucune raison impérieuse, ce qui peut constituer un motif de violation séparée de l’article 6 § 3 c) en combinaison avec l’article 6. Or la cause fondamentale de la violation se trouve ailleurs. En l’espèce, la police a sciemment poursuivi l’interrogatoire alors qu’il était devenu clair que M. Abdurahman aurait dû être traité comme un suspect avec tous les droits de la défense y attachés. La violation consiste en une machination policière survenue avant que la question de la présence d’un défenseur n’ait pu se poser. Bien sûr, cette absence a pour origine cette machination : une personne qui n’est pas suspecte ne peut se prévaloir des droits accordés aux suspects. Cela dit, l’absence d’un défenseur (une restriction manifestement illégale) est une conséquence secondaire de cet abus plus général constitutif d’une atteinte irrémédiable.

OPINION EN PARTIE DISSIDENTE DES JUGES SAJÓ, KARAKAŞ, LAZAROVA TRAJKOVSKA
ET DE GAETANO

Nous avons voté contre le dernier point du dispositif car, de notre point de vue, la Cour aurait dû accorder une certaine somme au quatrième requérant au titre d’un dommage moral.

Au vu des circonstances de l’espèce, la majorité ne juge pas nécessaire d’accorder une somme à ce titre. Elle note par ailleurs que le quatrième requérant peut saisir la Commission de contrôle des procédures pénales d’une demande de réouverture de son procès (§ 315). À cet égard, il faut noter que la saisine de la Commission de contrôle des procédures pénales n’est pas une voie de recours effective au sens de l’article 35 § 1 (Tucka c. Royaume-Uni (déc.), 18 janvier 2011, §§ 15-17).

Il est évident qu’au titre de l’article 41 la Cour décide d’un certain dédommagement moral si elle considère qu’« il y a lieu » d’accorder réparation. Jouissant d’une grande latitude pour déterminer dans quels cas il y a lieu d’octroyer des dommages et intérêts aux requérants, la Cour conclut fréquemment que le constat de violation représente une satisfaction équitable suffisante et que l’octroi d’une indemnité pécuniaire ne s’impose pas (voir, parmi beaucoup d’autres, Nikolova c. Bulgarie, no [31195/96](http://hudoc.echr.coe.int/eng#%7B%22appno%22:%5B%2231195/96%22%5D%7D), § 76, CEDH 1999-II, Vinter et autres c. Royaume-Uni [GC], nos 66069/09, 130/10 et 3896/10, CEDH 2013, et Murray c. Pays-Bas [GC], no 10511/10, 26 avril 2016). Pour arriver à cette conclusion, elle prend en compte l’ensemble des faits de la cause, notamment la nature des violations qu’elle a constatées ainsi que les éventuelles particularités du contexte dans lequel l’affaire s’inscrit (voir par exemple Vinter, précité, et l’opinion dissidente des juges Spielmann, Sajó, Karakaş et Pinto de Albuquerque dans l’affaire Murray, précitée). Si les circonstances de l’affaire le justifient, comme dans l’affaire McCann et autres c. Royaume-Uni (27 septembre 1995, § 219, série A no 324), où elle a refusé d’accorder une quelconque indemnité au titre d’un préjudice moral eu égard au fait que les trois terroristes présumés abattus avaient l’intention de poser une bombe à Gibraltar, ou si la nature de la violation constatée le justifie, comme dans l’affaire Tarakhel c. Suisse [GC], no 29217/12, CEDH 2014, elle décide que le constat de violation suffit pour tout préjudice moral. Autrement dit, c’est uniquement dans des cas très exceptionnels qu’elle décide de ne pas octroyer un dédommagement moral.

Il peut également exister des cas où la Cour décide d’octroyer une somme inférieure par rapport aux autres affaires relevant de l’article concerné toujours en considérant les particularités du contexte. L’exemple le plus typique en est l’affaire A. et autres c. Royaume-Uni [GC], no 3455/05, CEDH 2009, dans le contexte du terrorisme, où la Cour a expliqué par de longs motifs (§ 252, voir aussi Del Río Prada c. Espagne [GC], no 42750/09, § 145, CEDH 2013) les raisons qui justifiaient l’octroi d’une somme nettement inférieure à celles qu’elle avait accordées dans d’autres affaires de détention irrégulière.

Concernant le dommage moral dans la présente affaire, la majorité ne juge pas nécessaire d’accorder une somme à ce titre au vu des circonstances de l’espèce. Cette formulation est différente de celle de la formule habituelle selon laquelle « le constat de violation représente une satisfaction équitable suffisante ». Ne pas juger nécessaire d’accorder une somme sans donner la moindre explication est une formule nouvelle dans la jurisprudence, dont nous estimons qu’elle a besoin d’être clarifiée. Si la majorité décide, en fonction de plusieurs facteurs, de ne pas accorder une satisfaction équitable, il faudrait alors qu’elle en expose précisément les raisons.

La Cour affirme au paragraphe 311 de l’arrêt que les infractions commises par le quatrième requérant ne sont pas aussi graves que celles perpétrées par les trois premiers requérants, tout en considérant l’importance d’une répression effective face à la menace du terrorisme. Or, elle admet que, par leur effet cumulatif, les lacunes procédurales du procès du quatrième requérant, c’est-à-dire la décision de ne pas notifier d’avertissement et la restriction de l’accès à l’assistance juridique, ont irrémédiablement porté atteinte à l’équité de la procédure dans son ensemble. Il y a donc eu violation de l’article 6 §§1 et 3 de la Convention à l’égard du quatrième requérant.

La Cour avait toujours accordé une somme pour les violations de l’article 6 §§ 1 et 3, même en présence d’une possibilité de réouverture de la procédure. Dans le cas d’espèce, la voie de recours suggérée (§ 315) par la majorité étant de nature extraordinaire, elle n’est pas effective (Tucka, décision précitée § 17). Il est difficile de comprendre ce raisonnement qui met l’accent sur la possibilité d’emprunter une voie de recours déclarée ineffective auparavant.

Nous estimons qu’au vu de la gravité de la violation constatée dans le chef du quatrième requérant, tout en prenant compte des particularités du contexte, la Cour aurait dû accorder une somme pour le dommage moral qu’il a pu subir.

OPINION EN PARTIE DISSIDENTE COMMUNE AUX JUGES HAJIYEV, YUDKIVSKA, LEMMENS, MAHONEY, SILVIS ET O’LEARY

(Traduction)

I. Observations liminaires

1. Il nous faut préciser d’emblée que notre divergence d’opinion avec la majorité de la Grande Chambre en l’espèce ne porte pas sur la récapitulation des principes généraux relatifs à l’article 6 §§ 1 et 3 c), que nous approuvons pour l’essentiel[13]. Nous nous rallions également à la majorité pour ce qui est de l’application de ces principes généraux dans les cas des trois premiers requérants et du constat de non-violation de l’article 6 §§ 1 et 3 c) à leur égard. Nous regrettons toutefois de ne pas pouvoir partager l’opinion de la majorité selon laquelle il y a eu violation des droits de la défense eu égard au quatrième requérant au vu des faits de l’espèce. S’agissant de ce dernier, contrairement à la majorité, nous estimons que l’application du double critère, que la Grande Chambre a pris grand soin de clarifier dans son arrêt conduit dans son cas aussi à un constat de non‑violation.

2. Il ne fait aucun doute que, comme la Cour le dit dans sa jurisprudence constante, aucune considération d’intérêt public, y compris la lutte contre le terrorisme, ne saurait justifier des mesures qui videraient de leur substance même les droits de la défense d’un suspect ou d’un accusé[14]. Cela dit, il serait erroné de présenter la question essentielle relative à la Convention au cœur de ces quatre affaires comme étant restreinte à la seule délimitation des incursions que peuvent faire les intérêts sécuritaires de l’État dans les intérêts primordiaux de chacun, en l’occurrence ceux des quatre requérants eu égard à leurs interrogatoires de police initiaux, puis à leur inculpation, à leurs procès et à leur condamnation. Il s’agirait d’un axe d’analyse excessivement étroit qui ferait abstraction de ce que les questions appelant un examen sur le terrain de la Convention en l’espèce touchent directement les droits fondamentaux de nombreuses autres personnes que les quatre requérants. Lorsqu’ils sont saisis de circonstances analogues à celles à l’origine des requêtes en l’espèce, les États contractants puis la Cour sont tenus d’articuler comme il convient le droit procédural fondamental à un procès équitable dont jouissent les personnes impliquées dans des infractions en matière de terrorisme et le droit à la vie et à l’intégrité physique des personnes heurtées par le comportement criminel allégué. Comme le dit clairement l’arrêt de Grande Chambre en son paragraphe 251,

« il ne faut pas appliquer l’article 6 d’une manière qui causerait aux autorités de police des difficultés excessives pour combattre par des mesures effectives le terrorisme et d’autres crimes graves, comme elles doivent le faire pour honorer l’obligation, découlant pour elles des articles 2, 3 et 5 § 1 de la Convention, de protéger le droit à la vie et le droit à l’intégrité physique des membres de la population. »

De plus, en reconnaissant de manière plus générale que « le recours par les gouvernements à des technologies de pointe pour prévenir les attentats terroristes est une conséquence naturelle des différentes formes que revêt le terrorisme aujourd’hui », la Cour a déjà jugé pertinente la nature des menaces terroristes actuelles, qui a changé et continue d’évoluer[15].

3. Les articles 2 et 3 de la Convention – a-t-on besoin de le rappeler ? – énoncent des droits qui figurent parmi les droits essentiels protégés par la Convention et ne sont pas susceptibles de dérogation sur la base de l’article 15[16]. Les États contractants ont l’obligation positive tout d’abord de mettre en place un cadre légal et administratif, puis de prendre toutes les mesures matérielles nécessaires, en vue d’assurer la protection concrète et effective, pas simplement théorique et illusoire, de ces droits essentiels pour toute personne relevant de leur juridiction. La Convention leur impose donc d’agir, à titre aussi bien préventif que répressif, afin de réduire les menaces que le terrorisme, selon l’ampleur et les formes qui sont les siennes aujourd’hui, représente pour la vie et l’intégrité physique de toute personne relevant de leur juridiction. Cette obligation s’applique naturellement aussi au système de justice pénale et aux règles en matière de preuve.

4. Malheureusement, la majorité applique les principes généraux exposés dans l’arrêt de Grande Chambre en axant trop étroitement son analyse sur les aspects purement procéduraux du procès du quatrième requérant, au détriment de la prise en compte plus large de la situation d’ensemble, notamment les conséquences sur les intérêts des autres personnes protégées par les droits de la Convention, ainsi qu’il a été indiqué ci-dessus.

II. Récapitulation des principes généraux

5. L’arrêt rendu par la Grande Chambre en l’espèce confirme le principe exposé dans l’arrêt Salduz c. Turquie[17] permettant de se prononcer sur la compatibilité ou non avec le droit à un procès équitable consacré à l’article 6 §§ 1 et 3 c) d’une restriction à l’accès à un avocat. Il précise que ce principe se scinde en deux critères. Premièrement, les juridictions nationales et, au bout du compte, la Cour doivent rechercher si la restriction en question était justifiée par des raisons impérieuses. Deuxièmement, elles doivent examiner l’incidence de la restriction sur l’équité globale du procès et dire si, oui ou non, celui-ci a été équitable dans son ensemble (paragraphe 257 de l’arrêt). Ce qui est clair – même si l’arrêt ne le dit pas expressément –, c’est que le premier critère se rapporte exclusivement aux événements antérieurs à la phase de jugement de la procédure pénale. En revanche, le second critère appelle une analyse a posteriori par la juridiction de jugement et, si nécessaire, en appel, tant de faits antérieurs à la phase de jugement que de la conduite de cette phase elle-même, surtout de l’utilisation ultérieurement faite des preuves recueillies au stade de l’enquête. Il s’agit, nous semble-t-il, d’un point important. En l’espèce, s’agissant du premier critère, la question de savoir si la police était confrontée à des raisons impérieuses propres à permettre de restreindre provisoirement le droit d’accès à un avocat pour chacun des quatre requérants s’apprécie au regard des circonstances, qui se caractérisaient par une situation d’extrême urgence et par un danger pour la vie humaine. En revanche, s’agissant du second critère, l’examen global consécutif de l’équité du procès et l’admission des déclarations litigieuses, faites en l’absence d’assistance juridique, doit être livré dans un contexte tout à fait différent, où les questions se rapportant au fondement juridique des restrictions aux droits de la défense ou de l’admission des preuves recueillies par ce moyen prennent une toute autre importance[18].

6. L’arrêt de Grande Chambre énonce les critères permettant de statuer sur l’existence de raisons impérieuses de retarder l’accès à l’assistance juridique et, ce qui est crucial, il explique que l’absence de celles-ci ne suffit pas en elle-même à justifier un constat de violation de l’article 6 de la Convention (paragraphes 258 à 260 de l’arrêt). Il souligne, en son paragraphe 262, que pour déterminer s’il y a eu ou non une violation du droit à un procès équitable, il faut tenir compte de la procédure dans son ensemble, les droits ici en cause tirés de l’article 6 § 3 étant non pas des fins en soi mais des aspects particuliers du droit général à un procès équitable. Toutefois, en l’absence de raisons impérieuses de restreindre l’assistance juridique, la Cour doit apprécier l’équité du procès en opérant un contrôle très strict, et pareille absence pèse lourdement lorsqu’il s’agit d’apprécier globalement l’équité du procès et peut faire pencher la balance en faveur d’un constat de violation de l’article 6 §§ 1 et 3 c) (paragraphe 265 de l’arrêt). Enfin, l’arrêt énumère non limitativement les facteurs, tirés de la jurisprudence constante de la Cour, qu’il y a lieu de prendre en compte pour apprécier l’incidence d’un vice de procédure antérieur à la phase de jugement sur l’équité globale du procès pénal (paragraphe 274 de l’arrêt).

7. Cette clarification des principes généraux à appliquer dans l’analyse de toute restriction au droit d’accès à un avocat mérite d’être saluée. L’arrêt Salduz est un tournant dans la jurisprudence de la Cour relative à l’article 6 §§ 1 et 3 c) de la Convention. Cependant, s’il indique clairement que le principe énoncé n’est pas absolu, le libellé du passage essentiel de cet arrêt, au paragraphe 55, qui renferme pas moins de quatre clauses de réserve – « en règle générale », « sauf à démontrer », « même lorsque » et « en principe » – ne permet pas de bien voir quelles conséquences l’absence de raisons impérieuses peut avoir sur l’appréciation de l’équité globale du procès ni quel degré de contrôle pareille absence appelle. Dans l’affaire Salduz elle-même, aucune raison impérieuse n’existait, or la Grande Chambre n’en a pas moins procédé à l’examen de l’équité globale du procès du requérant.

III. Le premier critère du principe de l’arrêt Salduz : l’existence de raisons impérieuses dans le cas du quatrième requérant

8. La Grande Chambre donne un exemple de ce qui pourrait constituer des raisons impérieuses pour les besoins du critère susmentionné, à savoir l’existence d’un besoin urgent de prévenir une atteinte grave à la vie, à la liberté ou à l’intégrité physique (paragraphe 259 de l’arrêt). Le critère énoncé dans l’arrêt (paragraphe 258) pour statuer sur l’existence de raisons impérieuses est strict : les restrictions au droit d’accès ne sont permises que dans des cas exceptionnels, doivent être de nature temporaire, doivent reposer sur une appréciation individuelle des circonstances particulières du cas d’espèce et doivent avoir une base en droit interne.

9. La Grande Chambre reconnaît qu’un tel besoin existait au moment où ont été conduits les interrogatoires de sûreté des trois premiers requérants. Les circonstances étaient manifestement exceptionnelles et le risque de pertes additionnelles et massives en vies humaines était extrêmement élevé. Londres avait connu son plus grave attentat terroriste deux semaines auparavant et les engins qui n’avaient pas explosé et avaient été retrouvés quatre jours avant l’interrogatoire du quatrième requérant (paragraphes 14‑15 et 138 à 142 de l’arrêt) indiquaient qu’une autre vague d’attentats terroristes était possible. Tous les auteurs soupçonnés de ces nouveaux attentats – sauf un – étaient toujours en liberté et pouvaient faire exploser d’autres bombes, cette fois peut-être avec succès. La police était soumise à une énorme pression et elle avait pour priorité absolue, tout à fait légitimement, de recueillir de toute urgence des renseignements sur tout autre projet d’attentat et sur l’identité des personnes susceptibles d’être mêlées au complot afin d’empêcher de nouvelles pertes en vies humaines. La restriction du droit des trois premiers requérants à un avocat était de nature temporaire, leurs cas ont été examinés individuellement et cette mesure était fondée en droit interne (paragraphes 186 à 198 de l’arrêt). La décision imposant cette restriction a été ultérieurement examinée par la juridiction de jugement puis par la Cour d’appel sous l’angle du second critère découlant du principe de l’arrêt Salduz exposé ci-dessus (paragraphes 65 à 95, 106 à 118 et 123 à 136 de l’arrêt).

10. Une irrégularité dont a été victime l’un des requérants, M. Ibrahim, n’a pas pour autant fait obstacle au constat de l’existence de raisons impérieuses. Au lieu de cela, l’arrêt, au paragraphe 278, l’examine à l’aune de l’opération de police qui se déroulait, évoquant notamment le nombre de personnes arrêtées, leur détention au sein d’un poste de police, la nécessité d’éviter les communications entre codétenus ainsi que la contamination croisée des éléments de preuve matériels. Comme le dit l’arrêt, « [l]a possibilité de restreindre l’assistance juridique dans des circonstances exceptionnelles telles que celles qui existaient en l’espèce reflète le caractère unique et particulièrement difficile de la situation ».

11. Appliquant ce même critère au quatrième requérant, nous jugeons impossible de conclure que la police ne pouvait pas invoquer à son égard aussi des raisons impérieuses pour justifier une restriction temporaire à son droit d’accès à un avocat. L’intéressé a été invité à se rendre au poste de police pour aider celle-ci en qualité de témoin potentiel (paragraphe 139 de l’arrêt). Lorsque, à un moment de l’interrogatoire, il était devenu apparent qu’il risquait de s’incriminer, la règle normale, prévue tant par le code de pratique policier national applicable (le code C, l’un des différents codes publiés sur la base de la loi de 1984 sur la police et les preuves en matière pénale (« la loi de 1984 ») – paragraphes 181 à 198 de l’arrêt) que par la Convention, imposait de le traiter à partir de ce moment-là comme un suspect pouvant se prévaloir des droits de la défense habituels, notamment le droit à être informé de ses droits et le droit à une assistance juridique dès que les circonstances le permettent de manière à ce qu’il ne soit pas lésé dans sa situation. Or cette mesure n’a pas été prise. Il ne fait aucun doute que les griefs du requérant appelaient donc un « examen particulièrement méticuleux », ce que la Cour d’appel a reconnu (paragraphe 175 de l’arrêt).

12. Il n’en reste pas moins que, très respectueusement, nous nous dissocions de la conclusion exposée par la majorité aux paragraphes 299 et 300 de l’arrêt, selon laquelle « le Gouvernement n’a pas démontré de façon convaincante, sur la base d’éléments remontant à l’époque des faits, l’existence de raisons impérieuses dans le cas du quatrième requérant » de restreindre l’accès de ce dernier à un avocat au cours de l’interrogatoire de police initial.

13. Tout d’abord, les événements survenus à Londres et les circonstances dans lesquelles la police opérait étaient tout aussi exceptionnels pendant l’interrogatoire des trois premiers requérants que pendant celui du quatrième requérant, le 27 juillet au soir. Le besoin urgent de prévenir des atteintes graves à la vie, à la liberté ou à l’intégrité physique d’autrui, dont la majorité reconnaît l’existence au paragraphe 276 de l’arrêt, était donc tout aussi réel pour les trois premiers requérants que pour le quatrième. Il y avait une crainte réelle que les auteurs des attentats manqués ne reviennent pour achever ce qu’ils n’étaient pas parvenus à accomplir. La police pensait que le quatrième requérant savait où l’un des poseurs de bombes soupçonnés – M. Husain Osman – avait pu s’enfuir et peut-être bien quels étaient les projets de ce dernier (paragraphes 15, 61 et 137 à 139 de l’arrêt). La police était confrontée à un choix délicat : en l’absence de tout autre renseignement direct provenant des poseurs de bombes soupçonnés ou en rapport avec ceux-ci – seul l’un d’eux était en garde à vue mais il ne parlait pas à la police, tandis que les autres couraient toujours –, fallait-il continuer à chercher à tirer du quatrième requérant des informations susceptibles de sauver des vies et de protéger le public, ou se conformer au code policier applicable en avisant l’intéressé de ses droits, en risquant ainsi de mettre fin à la communication d’informations utiles à la sécurité ? La Cour suprême des États-Unis d’Amérique a fait une observation similaire dans son arrêt New York c. Quarles[19], lorsqu’elle a jugé qu’il existait une exception de sûreté publique à l’obligation, préalable à tout interrogatoire de police, d’informer le suspect de son droit constitutionnel à garder le silence et à un avocat avant que ses réponses ne puissent être admises comme preuves pendant son procès.

14. Le fait que la situation du quatrième requérant au regard de la procédure était différente au départ de celle des trois premiers requérants – parce qu’il avait été conduit au poste de police en qualité de témoin et non de suspect – et qu’au moment où il est devenu un suspect, c’était en rapport avec une infraction distincte ne saurait changer quoi que ce soit au constat objectif de l’existence de ce besoin urgent auquel la police de Londres était confrontée le 27 juillet. De plus, l’intéressé a fait sa déposition le 28 juillet au petit matin et il a été arrêté puis avisé de ses droits plus tard ce matin-là, et – rappelons-le – il a refusé à ce moment-là l’assistance d’un avocat. Autrement dit, la restriction à son droit d’accès à une assistance juridique était également provisoire. Un examen individuel de la manière dont la police devait agir à l’égard du quatrième requérant a eu lieu le 27 juillet au soir, lorsque les policiers qui conduisaient son interrogatoire ont interrompu celui-ci, l’intéressé risquant de s’incriminer, et ont sollicité pour instructions un supérieur qui a ordonné la poursuite de l’interrogatoire.

15. Malgré cela, dans son analyse des « raisons impérieuses », la majorité, à partir du paragraphe 258 de l’arrêt, accorde une importance considérable voire décisive à la question de savoir si la décision prise par la police de ne pas aviser le quatrième requérant de ses droits et de ne pas lui donner accès à un avocat avait une base en droit interne. Or, comme nous le verrons, cette question mérite davantage d’être examinée sous l’angle de l’équité globale du procès (paragraphes 19, sous le point b), et 24-25 du texte de la présente opinion et paragraphe 274, sous le point b), de l’arrêt). En raison de cette approche erronée, la Cour recherche s’il existait ou non des raisons impérieuses s’agissant du quatrième requérant sans se poser la question essentielle. Cette dernière est la suivante : les autorités étaient-elles fondées à penser au moment des faits qu’avertir le témoin de ses droits en tant que suspect les aurait empêchées de répondre au besoin urgent d’éviter les graves conséquences qu’aurait entraînées un attentat terroriste exécuté avec succès ? Cette question de fait primordiale se trouve au cœur de l’analyse sur les raisons impérieuses, or elle est occultée par la majorité, qui préfère plutôt se focaliser sur les points de procédure qui, s’ils sont certes d’une importance essentielle à la conclusion finale, relèvent naturellement du second critère du principe tiré de l’arrêt Salduz. Faisant abstraction de la situation factuelle au moment de l’interrogatoire de police initial pour ce qui est du besoin urgent d’éviter les conséquences redoutées pour la vie et l’intégrité physique des membres de la population, l’analyse par la majorité de l’existence ou non de raisons impérieuses s’agissant du quatrième requérant est dénaturée par la prépondérance prématurément accordée à la circonstance que constitue le non-respect du code de pratique, alors qu’il était supposé dans le même temps que la police pouvait raisonnablement recourir à des alternatives. Non sans ironie, l’alternative indiquée au paragraphe 299 de l’arrêt, à savoir tenir un interrogatoire de sûreté sous l’empire de la loi relative au terrorisme, aurait précisément nécessité l’existence de raisons – matérielles – impérieuses.

16. De plus, la principale critique faite à ce titre au paragraphe 298 de l’arrêt – selon laquelle « [l]e droit interne ne prévoyait pas la possibilité de priver un suspect des droits procéduraux garantis par le code en refusant de changer la qualité en laquelle il était interrogé [de celle de témoin assistant la police à celle de suspect] en présence d’une nécessité d’opérer pareil changement » – est quelque peu détachée de la réalité. Imposer les règles détaillées que la majorité préconise apparaît revenir à exiger des États contractants quelque chose proche de la perfection. La loi de 1984 et les codes de pratique y annexés sont eux-mêmes extrêmement détaillés. Les circonstances concernant le quatrième requérant – lesquelles, à l’instar de celles relatives aux trois autres requérants, sont antérieures au prononcé de l’arrêt de principe rendu par la Cour dans l’affaire précitée Salduz – étaient extraordinaires. La Convention n’attend pas du législateur qu’il prévoie chaque hypothèse. En l’espèce, il était évident que le code policier applicable imposait normalement la lecture des droits et l’accès à un avocat dès lors qu’un témoin commençait à devenir un suspect, comme le montre la réaction des deux policiers qui conduisaient l’interrogatoire (paragraphe 140 de l’arrêt). Le haut fonctionnaire de police qu’ils ont saisi s’est livré à un examen individuel à la lumière des circonstances particulières, en l’occurrence un attentat terroriste à la bombe qui avait échoué et n’avait pas été élucidé, examen dont la teneur, bien que non consignée par écrit, était évidente aux yeux de tous du point de vue du bon sens. Surtout, le cadre légal offrait des garanties quant au caractère équitable de toute production ultérieure à titre de preuve de déclarations obtenues au cours d’un interrogatoire de police.

17. Ainsi qu’il a été indiqué ci-dessus, le non-respect du code de pratique policier applicable ne peut conduire à occulter l’analyse objective du caractère dangereux et instable des circonstances auxquelles la police et la population en général étaient confrontées. Nous ne voulons pas dire qu’un tel manquement aux règles nationales encadrant l’interrogatoire des suspects par la police ne doive avoir aucune incidence sur l’analyse sous l’angle de l’article 6 §§ 1 et 3 c) que les juridictions de jugement et d’appel étaient tenues de faire. Nous estimons cependant, ainsi qu’il est indiqué ci-dessus, que les conséquences juridiques de ce manquement doivent être appréciées au cours du second stade de l’examen, consacré à l’équité globale du procès du quatrième requérant. Il faut également ajouter que c’est ainsi que le droit interne applicable aborde la question. Ainsi qu’il ressort clairement du résumé lu au jury par le juge du fond (paragraphe 169 de l’arrêt), une violation du code n’emporte pas, en droit interne, le rejet automatique comme preuve d’une déposition faite par un témoin ultérieurement devenu un accusé. Le juge du fond apprécie plutôt l’admissibilité d’une telle preuve dans le cadre du voir dire sous l’empire des dispositions particulièrement claires des articles 76 § 2 et 78 de la loi de 1984. Toute autre manière d’aborder l’examen du premier critère des raisons impérieuses tiré de la jurisprudence Salduz risquerait de vider celui-ci de son objet.

18. En conclusion sur ce point, nous estimons qu’il y avait effectivement, à ce moment crucial de l’enquête sur les attentats à la bombe ratés, des « raisons impérieuses » pour la police de ne pas aviser de ses droits le quatrième requérant et de retarder temporairement son accès à un avocat sur la base d’un examen individuel des faits particuliers dont elle était saisie. Quant à savoir si l’utilisation ultérieure de la déposition ainsi recueillie de ce requérant a rendu inéquitable son procès pénal, il s’agit d’une autre question, qui appelle un examen sous l’angle du second critère, à savoir celui de l’équité globale de la procédure. Comme l’arrêt de Grande Chambre le dit lui-même en son paragraphe 274,

« un grief de violation, au stade de l’enquête d’une procédure pénale, de droits énoncés expressément ou implicitement [à l’article 6] se matérialise souvent pendant la phase de jugement, avec l’admission des preuves recueillies. »

IV. Le second critère du principe de l’arrêt Salduz : l’appréciation de l’équité globale du procès du quatrième requérant

19. Les facteurs à prendre en considération dans l’appréciation globale de l’équité du procès et de la procédure d’appel du quatrième requérant sont énumérés de manière non limitative au paragraphe 274 de l’arrêt :

« a) la vulnérabilité particulière du requérant, par exemple en raison de son âge ou de ses capacités mentales ;

b) le dispositif légal encadrant la procédure antérieure à la phase de jugement et l’admissibilité des preuves au cours de cette phase, ainsi que le respect ou non de ce dispositif, étant entendu que, quand s’applique une règle dite d’exclusion, il est très peu vraisemblable que la procédure dans son ensemble soit jugée inéquitable ;

c) la possibilité ou non pour le requérant de contester l’authenticité des preuves recueillies et de s’opposer à leur production ;

d) la qualité des preuves et l’existence ou non de doutes quant à leur fiabilité ou à leur exactitude compte tenu des circonstances dans lesquelles elles ont été obtenues ainsi que du degré et de la nature de toute contrainte qui aurait été exercée ;

e) lorsque les preuves ont été recueillies illégalement, l’illégalité en question et, si celle-ci procède de la violation d’un autre article de la Convention, la nature de la violation constatée ;

f) s’il s’agit d’une déposition, la nature de celle-ci et le point de savoir s’il y a eu prompte rétractation ou rectification ;

g) l’utilisation faite des preuves, et en particulier le point de savoir si elles sont une partie intégrante ou importante des pièces à charge sur lesquelles s’est fondée la condamnation, ainsi que la force des autres éléments du dossier ;

h) le point de savoir si la culpabilité a été appréciée par des magistrats professionnels ou par des jurés et, dans ce dernier cas, la teneur des instructions qui auraient été données au jury ;

i) l’importance de l’intérêt public à enquêter sur l’infraction particulière en cause et à en sanctionner l’auteur ;

j) l’existence dans le droit et la pratique internes d’autres garanties procédurales. »

20. Nous ne pouvons partager la conclusion de nos collègues de la majorité quant à l’équité de l’admission comme preuve au cours du procès du quatrième requérant de sa déposition initiale devant la police, et ce pour les deux raisons suivantes.

21. Premièrement, ainsi qu’il a déjà été indiqué, nous considérons que la police pouvait se fonder sur l’existence de raisons impérieuses pour restreindre temporairement les droits garantis au quatrième requérant par l’article 6. De ce fait, contrairement à la majorité, qui nie l’existence de raisons impérieuses à cet égard et alourdit ainsi considérablement la charge de la preuve qui pèse sur le Gouvernement, nous analyserons l’équité globale de ce procès sans nous livrer au contrôle très strict qu’entraîne l’absence de telles raisons impérieuses (paragraphe 265 de l’arrêt). Néanmoins, compte tenu de l’importance des droits tenant à l’équité du procès, nous estimons que c’est toujours au Gouvernement qu’il incombe, dans le cadre de cet examen global d’équité, de démontrer que la restriction initiale temporaire à l’accès à une assistance juridique n’a pas irrémédiablement porté préjudice aux droits de la défense. C’est avec ces éléments à l’esprit que seront examinés le non-respect du code de pratique policier et les facteurs énumérés ci-dessus.

22. Deuxièmement, nous estimons qu’il apparaît clairement à l’issue de l’examen des circonstances se rapportant au quatrième requérant à la lumière de ces différents facteurs que l’application des principes généraux énoncés aussi limpidement dans l’arrêt rendu en l’espèce doit conduire à un constat de non-violation. Nous soulignons une nouvelle fois que nous ne sommes pas en désaccord avec la majorité concernant la confirmation et la clarification dans l’arrêt Ibrahim et autres du second critère du principe de l’arrêt Salduz : nous ne sommes pas d’accord en ce qui concerne son application au regard des faits relatifs au quatrième requérant.

23. Nous examinerons à présent les facteurs énumérés ci-dessus.

a) Le requérant était-il particulièrement vulnérable, par exemple en raison de son âge ou de ses capacités mentales ?

24. À l’inverse des requérants dans des affaires antérieures dont la Cour a été saisie[20], le quatrième requérant ne peut passer pour une personne particulièrement vulnérable du fait de son âge ou de ses capacités mentales, ou pour toute autre raison. D’ailleurs nul ne soutient qu’il était particulièrement vulnérable en raison par exemple de son âge, des circonstances ou de ses capacités mentales. Le juge du fond a souligné qu’il était un jeune homme intelligent, employé par un cabinet de solicitors (paragraphe 171 de l’arrêt). Bien que l’intéressé fût questionné en qualité de témoin jusqu’aux premières heures du 28 juillet, l’interrogatoire initial n’était pas particulièrement inhabituel ni excessif dans sa durée, si ce n’était les incertitudes quant à la nature exacte de son statut procédural. L’instance d’appel a expressément analysé la question de la vulnérabilité du quatrième requérant lorsqu’elle a fixé la peine (paragraphe 177 de l’arrêt).

b) Le dispositif légal encadrant la procédure antérieure à la phase de jugement et l’admissibilité des preuves au cours de cette phase, ainsi que le respect ou non de ce dispositif, étant entendu que, quand s’applique une règle dite d’exclusion, il est très peu vraisemblable que la procédure dans son ensemble soit jugée inéquitable

j) L’existence dans le droit et la pratique internes d’autres garanties procédurales

25. Pour ce qui est de ces deux facteurs, il y a lieu de rappeler la conclusion de la chambre au paragraphe 215 de son arrêt :

« Il existait des règles législatives claires encadrant l’admissibilité, dans toute procédure pénale ultérieurement conduite, des preuves obtenues au cours d’un interrogatoire de police. Outre l’interdiction faite à l’article 76 de la loi de 1984 d’admettre comme preuve des aveux obtenus par l’oppression ou susceptibles de ne pas être fiables, l’article 78 de cette même loi donnait au juge du fond le pouvoir de refuser d’accepter les éléments qui, selon lui, auraient nui à l’équité du procès (paragraphes 152 à 154 ci-dessus [désormais les paragraphes 199 à 210 de l’arrêt de Grande Chambre]). Le juge a statué sur la demande du quatrième requérant tendant au rejet de sa déposition en appliquant minutieusement la législation. »

26. Le juge du fond a établi au cours du voir dire que rien dans les actions ou les propos des policiers ne pouvait compromettre la fiabilité de la déposition. Le quatrième requérant ayant en outre librement confirmé sa déposition après que ses droits lui avaient été signifiés et qu’il avait reçu une assistance juridique, le juge du fond a estimé que cette pièce n’avait pas à être exclue, que ce soit sur la base de l’article 76 ou sur celle de l’article 78 de la loi de 1984 (paragraphe 159 de l’arrêt). Il y a certes eu un manquement au code de pratique – un manquement délibéré compte tenu du besoin urgent qui existait – mais peut-on en conclure que « la décision de poursuivre l’interrogatoire du quatrième requérant en qualité de témoin n’avait aucune base en droit interne » (paragraphe 302 de l’arrêt) ? Nous ne le pensons pas.

d) La qualité des preuves et l’existence ou non de doutes quant à leur fiabilité ou à leur exactitude compte tenu des circonstances dans lesquelles elles ont été obtenues ainsi que du degré et de la nature de toute contrainte qui aurait été exercée

e) Lorsque les preuves ont été recueillies illégalement, l’illégalité en question et, si celle-ci procède de la violation d’un autre article de la Convention, la nature de la violation constatée

27. Ces deux facteurs peuvent eux aussi être examinés conjointement.

28. Le requérant n’a pas été arrêté : il s’est volontairement rendu au poste de police le 27 juillet 2007. Il aurait pu partir à n’importe quel moment. Il n’a jamais été interrogé sous la coercition ou la contrainte, contrairement à ce qui s’était passé dans l’affaire Salduz et dans d’autres. C’est un fait clairement établi par le juge du fond (paragraphe 159 de l’arrêt), confirmé implicitement par la Cour d’appel (paragraphe 175 de l’arrêt) et admis par la majorité dans son arrêt (paragraphe 306). La poursuite de l’interrogatoire sans avoir avisé le quatrième requérant de ses droits et sans lui avoir offert une assistance juridique était la conséquence non pas d’une pratique systématique mais d’impératifs spécifiques dans l’intérêt de la sûreté publique, apparus de manière imprévisible en raison des circonstances exceptionnelles de l’espèce.

29. S’il est clair que la déposition a été obtenue en violation du code policier applicable – le quatrième requérant n’a pas été avisé de ses droits au bon moment –, cette irrégularité n’a pas été négligée : elle a en effet été prise en compte par les tribunaux nationaux, notamment la Cour d’appel (laquelle a noté que « [l]e comportement de la police [était] incontestablement troublant » – voir le paragraphe 175 de l’arrêt), avant que ceux-ci ne conclussent néanmoins que, globalement, l’intéressé avait bénéficié d’un procès équitable. L’arrêt de Grande Chambre rappelle ce qu’avait reconnu la Cour auparavant, à savoir que, à l’exception des preuves obtenues par la torture ou par d’autres mauvais traitements proscrits par l’article 3 de la Convention, le non-respect des règles de droit interne n’est pas à lui seul constitutif d’un « manque d’équité » pour les besoins de l’article 6 de la Convention (paragraphe 254) :

« [la Cour] n’a pas à se prononcer, par principe, sur l’admissibilité de certaines sortes d’éléments de preuve, par exemple des éléments obtenus de manière illégale (...) [E]lle doit examiner si la procédure, y compris la manière dont les preuves ont été recueillies, a été équitable dans son ensemble (...) »

30. Quoi qu’il en soit, si le quatrième requérant n’a certes pas été aussitôt informé des droits procéduraux que le droit interne tout comme la Convention accordent normalement à tout suspect, nous ne qualifierions pas en des termes péjoratifs cette irrégularité de droit interne, comme le fait la majorité aux paragraphes 299 et 306 de l’arrêt lorsqu’elle dit que l’intéressé a été « induit en erreur » pendant son interrogatoire par la police.

c) La possibilité ou non pour le requérant de contester l’authenticité des preuves recueillies et de s’opposer à leur production

f) S’il s’agit d’une déposition, la nature de celle-ci et le point de savoir s’il y a eu prompte rétractation ou rectification

h) Le point de savoir si la culpabilité a été appréciée par des magistrats professionnels ou par des jurés et, dans ce dernier cas, la teneur des instructions qui auraient été données au jury

31. Nous examinerons conjointement ces facteurs connexes.

32. Alors que, dès son arrestation à l’issue de son interrogatoire initial, le quatrième requérant avait la possibilité de contester, y compris pendant son procès et devant la Cour, l’authenticité de ce qu’il avait dit dans sa déposition, il ne l’a jamais fait. À aucun stade de la procédure interne il n’a cherché à exposer une version des faits autre que celle livrée à la police au cours de son interrogatoire initial (voir notamment les paragraphes 149 à 152 et 168 de l’arrêt). Il s’agit à nos yeux d’un point très important de l’affaire.

33. Le quatrième requérant a attendu de passer en jugement avant de s’opposer à la production de sa déposition initiale. Auparavant, après avoir reçu une assistance juridique, il s’était effectivement appuyé sur cette pièce afin de démontrer qu’il n’avait nourri aucune intention criminelle et n’avait commis aucun fait criminel (voir les observations sur ce point dans l’arrêt de chambre, aux paragraphes 219 à 221). Consécutivement à son interrogatoire initial, il avait eu la possibilité de se rétracter pour les motifs qu’il a ultérieurement avancés au cours de son procès et devant la Cour. À aucun moment il n’a expliqué pourquoi il n’a pas été en mesure de les contester antérieurement.

34. Les tribunaux nationaux, pour deux degrés de juridiction, ont méticuleusement examiné les arguments avancés par le quatrième requérant contre la production de sa déposition, avant de les rejeter. Le juge du fond a donné au jury des instructions détaillées sur les conditions dans lesquelles cette déposition avait été recueillie, appelant l’attention des jurés sur les arguments tirés par l’intéressé du vice qui entachait cette pièce et leur précisant qu’il ne fallait tenir aucun compte de celle-ci s’ils estimaient qu’elle n’avait pas été librement faite ou qu’elle n’était pas fiable. Nous avouons avoir du mal à comprendre la critique formulée au paragraphe 310 de l’arrêt, selon laquelle « les instructions données par le juge du fond ont accordé au jury une trop grande latitude quant à la manière d’apprécier la déposition et sa valeur probante ». Cette critique semble faire fi du rôle joué par le jury dans les systèmes de justice pénale de common law et dénaturer le sens des instructions elle-même. S’agissant du premier point, la jurisprudence de la Cour relative à l’article 6 exige un examen de la question de l’existence de garanties suffisantes, ce afin d’éviter tout risque d’arbitraire et de permettre à l’accusé de comprendre les raisons de sa condamnation. Ces garanties procédurales peuvent consister par exemple en des instructions ou éclaircissements donnés par le président de la formation de jugement aux jurés quant aux problèmes juridiques posés ou aux éléments de preuve produits, et en des questions précises, non équivoques, soumises au jury par ce magistrat, de nature à former une trame apte à servir de fondement au verdict ou à compenser adéquatement l’absence de motivation des réponses du jury[21]. Il n’est guère défendable selon nous de dire que ces exigences n’ont pas été satisfaites en l’espèce. Plus précisément, la Cour a reconnu le « rôle d’arbitre ultime des faits qui est celui du jury [en droit processuel anglais] »[22]. Elle n’a pas pour rôle d’uniformiser les systèmes de droit en Europe en imposant tel ou tel modèle de procès devant un jury ou tel ou tel degré d’association des citoyens dans l’administration de la justice[23]. S’agissant du second point, les instructions données au jury indiquaient à ses membres, en langage ordinaire, qu’ils devaient considérer la déposition initiale du quatrième requérant avec prudence et n’en tenir aucun compte s’ils estimaient que, fût-elle véridique, elle n’était pas fiable ou qu’elle avait été illégitimement obtenue (par la « ruse » comme le soutenait le quatrième requérant – paragraphe 169 de l’arrêt). On voit mal en quoi ces instructions étaient lacunaires.

g) L’utilisation faite des preuves, et en particulier le point de savoir si elles sont une partie intégrante ou importante des pièces à charge sur lesquelles s’est fondée la condamnation, ainsi que la force des autres éléments du dossier

35. Contrairement à ce que dit l’arrêt de la majorité, la condamnation du quatrième requérant n’est pas principalement fondée sur sa déposition initiale (paragraphe 307 de l’arrêt). Si l’on peut dire que cette déposition était une pièce à charge importante, elle ne l’a été parce que son auteur ne s’était pas rétracté mais avait plutôt choisi de la confirmer puis de l’invoquer après avoir été arrêté et bénéficié d’une assistance judiciaire, et parce qu’il avait décidé de garder le silence lors de son procès, ne tenant aucun propos qui aurait affaibli, contredit ou expliqué les preuves produites par l’accusation. Quoiqu’il en soit, il y avait un nombre considérable d’autres pièces à charge qui rattachaient le quatrième requérant à M. Osman, soupçonné d’être l’un des poseurs de bombes, notamment : des images de vidéosurveillance montrant le quatrième requérant avec cette personne et, une autre fois, avec l’un des coaccusés (M. Wahbi Mohammed) ; des empreintes digitales montrant que le quatrième requérant savait qui était M. Osman et pourquoi celui-ci était recherché par la police ; des relevés de téléphonie mobile qui indiquaient que le quatrième requérant avait eu des contacts avec l’un des coaccusés (M. Abdul Sherif) ainsi qu’avec M. Osman ; une analyse de relais de téléphonie mobile, compatible avec l’usage par celui-ci de son téléphone portable dans l’appartement du quatrième requérant et avec l’existence d’une rencontre entre ce dernier et M. Sherif afin que de récupérer le passeport utilisé par M. Osman ; le témoignage oral de M. Sherif, selon lequel le quatrième requérant lui avait demandé et avait obtenu de lui ce passeport ; le témoignage oral de M. Osman, l’un des poseurs de bombes alors déjà reconnu coupable, qui avait confirmé la véracité de la déposition initiale en question (tous ces éléments sont exposés au paragraphe 308 de l’arrêt, qui se réfère aux paragraphes pertinents de l’exposé des faits). Ce n’est pas parce que la déposition initiale était l’élément sur lesquels étaient fondés les premiers soupçons nourris par la police à l’égard de son auteur, puis les poursuites engagées contre ce dernier (ce que la majorité met en avant au paragraphe 309 de son arrêt), que sa production comme preuve au procès a porté irrémédiablement préjudice aux droits de la défense. Comme le montre l’examen des autres facteurs énumérés de manière non limitative dans l’arrêt de Grande Chambre, tel n’est pas le cas.

i) L’importance de l’intérêt public à enquêter sur l’infraction particulière en cause et à en sanctionner l’auteur

36. Ainsi qu’il a été expliqué au début du texte de la présente opinion, il s’agit à nos yeux d’une considération à laquelle la majorité n’attache pas suffisamment d’importance. Les atrocités perpétrées ces dernières années dans différents États membres du Conseil de l’Europe montrent amplement le rôle essentiel joué par le soutien logistique et autre dans la perpétration des infractions à caractère terroriste d’aujourd’hui, notamment les massacres aveugles. Les conséquences sont tout d’abord, chronologiquement, les mesures d’urgence prises par la police pour restreindre au maximum le danger imminent qui persiste pour le public une fois qu’un attentat terroriste s’est produit ou est en cours (une question qui relève principalement des « raisons impérieuses »), puis la nécessité d’engager des poursuites dès que possible, dans le cadre d’une procédure respectueuse des droits tenant à l’équité du procès, contre les personnes légitimement soupçonnées de faire partie d’un réseau de soutien d’un groupe terroriste. Lorsqu’il s’agit de statuer sur des questions se rapportant à des attentats terroristes analogues à ceux perpétrés en l’espèce en recherchant la bonne articulation entre les différents droits de l’homme qui sont en jeu, il y a le risque que « l’arbre cache la forêt » si l’analyse est excessivement axée sur les impératifs de la procédure pénale au détriment de considérations plus générales se rapportant à l’obligation pour les États modernes de protéger concrètement et effectivement les droits fondamentaux de toute personne relevant de leur juridiction. La protection des droits de l’homme dans une démocratie implique que, même lorsque les autorités sont confrontées à des attentats aveugles dirigés contre des personnes innocentes se livrant aux activités ordinaires de leur vie quotidienne, le but légitime que constitue la sauvegarde du droit à la vie et à l’intégrité physique des membres de la population ne saurait justifier le recours à des moyens de répression inéquitables et injustes. L’article 6 sous son volet pénal a pour objet fondamental d’éliminer le risque de condamner des innocents. Dès lors, l’une des idées principales qui découlent de la jurisprudence de la Cour, ainsi qu’il a déjà été dit, est que les impératifs d’intérêt public, y compris la lutte contre le terrorisme, ne sauraient justifier des mesures qui vident de leur substance même les droits de la défense du suspect ou de l’accusé[24]. Il y a cependant une considération parallèle, qui est que les impératifs de la procédure pénale ne peuvent pas non plus extirper la légitimité de l’intérêt public en jeu, lui-même fondé sur les droits essentiels de la Convention que sont les droits à la vie et à la sécurité physique d’autrui.

V. Conclusion

37. Notre conclusion sur le point de savoir s’il y a eu dans le cas du quatrième requérant un déni de ses droits procéduraux peut être résumée comme suit. Lorsqu’il a été initialement interrogé par la police en qualité de suspect, il existait une situation exceptionnelle de danger pour la population. Les poseurs de bombes soupçonnés étaient toujours en fuite. Au moment de l’interrogatoire initial, il y avait des « raisons impérieuses », au sens de la jurisprudence Salduz, confirmé et clarifié par l’arrêt de Grande Chambre, de restreindre à titre exceptionnel son droit d’accès à une assistance juridique, prévu normalement par le droit interne et par la Convention, et ce dès le début de son interrogatoire par la police en qualité de suspect. Des considérations d’intérêt public imposaient donc que les personnes qui avaient fourni un soutien logistique et financier aux terroristes fussent elles aussi poursuivies dès que possible. Pour ce qui est de l’incidence de l’admission de la déposition initiale du quatrième requérant sur l’équité globale de son procès, des garanties compensatoires suffisantes existaient dans le cadre légal et l’intéressé a pu en jouir tout au long de son procès pénal, que ce soit avant la phase de jugement, pendant celle-ci ou en appel. Les propos tenus par lui dans sa déposition initiale faite devant la police n’ont pas été recueillis par la coercition ou par la contrainte. Leur véracité n’a jamais été contestée. Leur auteur ne s’est rétracté à aucun moment antérieurement à la phase de jugement, alors qu’il aurait pu le faire, par exemple pendant les diverses occasions où il s’est ultérieurement entretenu avec la police. Au contraire, à chacune de ces occasions, et après avoir bénéficié d’une assistance juridique, il a confirmé sa déposition initiale et l’a invoquée pour sa défense. Outre cette déposition initiale devant la police, il y avait d’autres éléments à charge accablants, sur la base desquels il a été reconnu coupable par le jury, notamment le témoignage oral de M. Osman, l’une des personnes soupçonnée d’être l’un des poseurs de bombes (et qui, à ce moment-là, avait déjà été condamnée pour ce chef). Le quatrième requérant n’a jamais indiqué qu’il existait une quelconque autre explication aux faits relatifs à ses contacts avec M. Osman, des contacts dont l’existence a été corroborée par d’autres preuves, directes et dignes de foi. Comme la Cour d’appel l’a dit, rien ne prouvait qu’il avait tenu ces propos parce qu’il croyait qu’il n’allait pas être poursuivi et aucune assurance sans équivoque n’a été donnée à cet égard par les personnes chargées de la conduite des poursuites (paragraphe 176 de l’arrêt). En jugement comme en appel, les tribunaux internes ont mis en balance le non-respect du code de pratique policier applicable lors de l’interrogatoire initial en examinant méticuleusement l’équité globale de la procédure. De plus, le juge du fond a donné des instructions minutieuses au jury et attiré l’attention des membres de celui-ci sur les arguments du quatrième requérant en matière d’équité et sur les conditions exceptionnelles dans lesquelles la déposition avait été recueillie.

38. Compte tenu des principes généraux établis dans la jurisprudence de la Cour relative à l’article 6 §§ 1 et 3 c), surtout l’arrêt Salduz c. Turquie, et clarifiés en l’espèce, les circonstances se rapportant au quatrième requérant et à la procédure pénale dirigée contre lui dans son ensemble ne permettent pas de conclure que l’admission de sa déposition initiale devant la police comme preuve au cours de son procès puisse être regardée comme étant inéquitable ou comme ayant porté un préjudice irrémédiable aux droits de la défense. À nos yeux, on ne peut certainement pas dire que le refus au quatrième requérant du bénéfice d’une assistance juridique au moment de son interrogatoire initial devant la police à partir duquel il était devenu un suspect ou l’admission ultérieure comme preuve de sa déposition initiale aient vidé de leur substance même les droits de la défense dont, en vertu de l’article 6, il jouissait dès lors qu’il avait fait l’objet d’une « accusation en matière pénale ».

OPINION EN PARTIE DISSIDENTE DU JUGE LEMMENS

(Traduction)

Je m’associe volontiers avec la majorité pour ce qui est de la partie de l’arrêt consacrée à la récapitulation et à la clarification des principes généraux énoncés dans l’arrêt Salduz (Salduz c. Turquie [GC], no 36391/02, CEDH 2008). Je suis d’accord aussi avec la majorité en ce qui concerne l’application de ces principes dans le cas des trois premiers requérants.

À mon regret, cependant, je ne puis suivre la majorité lorsqu’elle applique ces principes à l’égard du quatrième requérant. Sur ce point, je me rallie aux auteurs de l’opinion dissidente émise à ce sujet.

Ayant estimé qu’il n’y avait pas eu violation de la Convention à l’égard du quatrième requérant, j’ai voté contre l’octroi à ce dernier du remboursement de ses frais et dépens.

OPINION DISSIDENTE DU JUGE SAJÓ

(Traduction)

Selon l’arrêt, il n’est pas nécessaire d’accorder au quatrième requérant une somme au titre de la satisfaction équitable. J’exprime respectueusement mon désaccord à ce sujet, pour les mêmes raisons que celles exposées par les juges Karakaş, Lazarova et De Gaetano.

Puisque j’estime qu’il y a eu violation à l’égard des trois premiers requérants, les mêmes considérations s’appliquent aussi dans leur cas.

* * *

[1]. Cette règle n’est pas aussi rigide et formaliste qu’une règle d’exclusion absolue. Elle permet bel et bien, apparemment, le versement au dossier des déclarations mais elle interdit leur utilisation aux fins d’obtenir une condamnation.

[2]. Le dictionnaire anglais Collins précise ceci sous le mot « irretrievable » (irrémédiable) : « un dommage irrémédiable ou une situation irrémédiable signifie que le dommage ou la situation est tellement grave qu’il n’y a aucun moyen d’y remédier ».

[3]. Aucune raison n’a été donnée expliquant pourquoi la Cour devrait toujours agir ainsi et pourquoi ce serait la seule approche possible. Voir l’avis dans l’affaire Can c. Autriche (n° 9300/81, avis de la Commission du 12 juillet 1984, série A n° 96), cité dans l’arrêt.

De plus, et ce qui en soi aurait dû empêcher la Cour de se servir comme elle le fait de la méthodologie de l’« équité globale », ce même avis (§ 60) dit ceci : « [l]a restriction s’étant étalée pendant une durée considérable à un moment crucial pour le déroulement de la procédure dans son ensemble, sans qu’il faille examiner la phase de jugement, la Commission conclut à la violation de l’article 6 §§ 1 et 3 c) de la Convention à raison du refus d’autoriser le requérant à s’entretenir personnellement en toute confidentialité avec son avocat. » Une nouvelle fois, les conséquences doivent être appréciées à l’aune de l’incidence sur la procédure dans son ensemble, et non sur la phase de jugement. La violation a été constatée à raison du seul non-respect de l’article 6 § 3 c).

[4]. « En principe (in principle) » – selon une idée générale ou un plan général, bien que les modalités ne soient pas encore fixées (…) » (Oxford Dictionary of English). Aucun autre sens n’est donné. L’expression contraire est « en pratique » (in practice).

Selon le dictionnaire français Larousse, « [e]n principe – si on s’en tient à la règle générale, selon toute vraisemblance, si rien ne vient l’empêcher ».

[5]. « Autrement dit, il lui faut examiner l’incidence de la restriction (…) » (paragraphe 257).

[6]. « 62. En résumé, même si le requérant a eu l’occasion de contester les preuves à charge à son procès en première instance puis en appel, l’impossibilité pour lui de se faire assister par un avocat alors qu’il se trouvait en garde à vue a irrémédiablement nui à ses droits de la défense (…) 63. Eu égard à ce qui précède, la Cour conclut qu’il y a eu en l’espèce violation de l’article 6 § 3 c) de la Convention combiné avec l’article 6 § 1. »

[7]. Voir, par ailleurs, Aleksandr Zaïtchenko c. Russie, n° 39660/02, 18 février 2010, Khayrov c. Ukraine, n° 19157/06, 15 novembre 2012, et Grinenko c. Ukraine, n° 33627/06, 15 novembre 2012.

[8]. On peut soutenir que l’approche consistant à examiner l’équité globale sert à surmonter les inconvénients dans le libellé de l’article 6 § 3 c). Voir, par exemple, Bönisch c. Autriche, 6 mai 1985, série A n° 92, et Goss, Criminal Fair Trial Rights, Hart 2014.

[9]. L’avis dans l’affaire Can, lequel semble constituer le précédent faisant autorité dans le présent arrêt, critique volontiers la pratique d’un nombre important d’États membres (§ 49). En l’espèce, c’est l’inverse : malgré l’existence d’une forte tendance en faveur d’une règle d’exclusion dans les situations similaires à la nôtre, la Cour souligne que cela n’a aucune importance, les règles en matière de preuve relevant du droit national.

[10]. Rapports et réponses publiés en avril 2013, CPT/Inf (2013) 6, 7, 8 et 9.

[11]. Par exemple, la Cour se réfère à l’arrêt A. et autres c. Royaume-Uni [GC], n° 3455/05, CEDH 2009 (sans mentionner le moindre paragraphe précis). Même si l’on accepte que le réseau Al-Qaïda avait fait naître un « danger public menaçant la vie de la nation » et donc un besoin urgent de protéger la population du Royaume-Uni, il n’en demeure pas moins que les droits des requérants en matière d’équité procédurale découlant de l’article 5 § 4 doivent être pesés à l’aune de ces importants intérêts publics. L’article 5 § 4 doit impliquer des garanties substantiellement identiques à celles que consacre le volet pénal de l’article 6 § 1 (paragraphe 216–217). Il n’y a aucune concession à faire à l’intérêt impérieux de prévention ou de condamnation.

[12]. S’il ne saurait s’agir d’un motif juridique, la Cour étant mue par une considération d’opportunité, à savoir « le caractère on ne peut plus impérieux de la condamnation », nous estimons que cette considération contrevient au devoir de respecter le caractère on ne peut plus impérieux de la prévention de nouvelles pertes en vies humaines. Si un terroriste sait que des renseignements concernant d’autres terroristes ou l’emplacement d’une bombe aboutiront à sa condamnation, il sera d’autant moins enclin à coopérer.

[13]. Notre opinion est toutefois quelque peu différente en ce qui concerne la prépondérance à accorder à la question du respect du droit interne dans l’analyse de l’existence de « raisons impérieuses » (voir le paragraphe 258 de l’arrêt et le paragraphe 15 du texte de la présente opinion).

[14]. Voir, diversement, Brogan et autres c. Royaume-Uni, 29 novembre 1988, série A no 145‑B, Heaney et McGuinness c. Irlande, no 34720/97, CEDH 2000‑XII, Jalloh c. Allemagne [GC], no 54810/00, CEDH 2006‑IX, et Aleksandr Zaichenko c. Russie, no 39660/02, 18 février 2010.

[15]. Szabó et Vissy c. Hongrie, no 37138/14, § 68, 12 janvier 2016.

[16]. L’article 15 offre une possibilité très limitée de déroger à l’article 2 pour le cas de décès résultant d’actes licites de guerre.

[17]. Salduz c. Turquie [GC], no 36391/02, CEDH 2008.

[18]. Voir les paragraphes 13 à 15 ci-dessous sur les raisons pour lesquelles cette approche distincte revêt une importance particulière à l’égard du quatrième requérant.

[19]. 467 U.S. 436 (1966), cité au paragraphe 230 de l’arrêt.

[20]. Voir, par exemple, Adamkiewicz c. Pologne, no 54729/00, §§ 70 et 89, 2 mars 2010, une affaire qui concernait la production comme preuve d’aveux faits devant la police par un mineur à qui l’accès à un avocat avait été refusé.

[21]. Voir, notamment, Taxquet c. Belgique [GC], no 926/05, § 92, CEDH 2010.

[22]. Gregory c. Royaume-Uni, 25 février 1997, § 44, Recueil des arrêts et décisions 1997‑I.

[23]. Taxquet, précité, § 83.

[24]. Voir la jurisprudence citée dans la note de bas de page 2.


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