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13/02/2018 | CEDH | N°001-180884

CEDH | CEDH, AFFAIRE PORTU JUANENEA ET SARASOLA YARZABAL c. ESPAGNE, 2018, 001-180884


TROISIÈME SECTION

AFFAIRE PORTU JUANENEA ET SARASOLA YARZABAL c. ESPAGNE

(Requête no 1653/13)

ARRÊT

STRASBOURG

13 février 2018

DÉFINITIF

13/05/2018

Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.




En l’affaire Portu Juanenea et Sarasola Yarzabal c. Espagne,

La Cour européenne des droits de l’homme (troisième section), siégeant en une chambre composée de :

Helena Jäderblom, présidente,
Branko Lubarda,
Luis Ló

pez Guerra,
Helen Keller,
Pere Pastor Vilanova,
Alena Poláčková,
Georgios A. Serghides, juges,
et de Stephen Phillips, greffier de section,...

TROISIÈME SECTION

AFFAIRE PORTU JUANENEA ET SARASOLA YARZABAL c. ESPAGNE

(Requête no 1653/13)

ARRÊT

STRASBOURG

13 février 2018

DÉFINITIF

13/05/2018

Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.

En l’affaire Portu Juanenea et Sarasola Yarzabal c. Espagne,

La Cour européenne des droits de l’homme (troisième section), siégeant en une chambre composée de :

Helena Jäderblom, présidente,
Branko Lubarda,
Luis López Guerra,
Helen Keller,
Pere Pastor Vilanova,
Alena Poláčková,
Georgios A. Serghides, juges,
et de Stephen Phillips, greffier de section,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 16 janvier 2018,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

PROCÉDURE

1. À l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 1653/13) dirigée contre le Royaume d’Espagne et dont deux ressortissants de cet État, MM. Igor Portu Juanenea (« le premier requérant ») et Martin Sarasola Yarzabal (« le second requérant »), ont saisi la Cour le 4 janvier 2013 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).

2. Les requérants ont été représentés par Me I. Urizar et Me O. Sánchez Setien, avocats à Bilbao, Me D. Rouget, avocat à Saint-Jean-de-Luz, et Me O. Peter, avocat stagiaire à Genève. Le gouvernement espagnol (« le Gouvernement ») a été représenté par son agent, R.-A. León Cavero, avocat de l’État et chef du service juridique des droits de l’homme au ministère de la Justice.

3. Les requérants alléguaient en particulier avoir été victimes de tortures et de mauvais traitements lors de leur arrestation et de leur garde à vue par des membres de la garde civile. Ils se plaignaient en particulier de l’absence de condamnation pénale des auteurs de ces actes et invoquaient à cet égard les articles 3 et 6 § 1 de la Convention.

4. Le 19 mai 2014, la requête a été communiquée au Gouvernement.

EN FAIT

I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE

5. Les requérants sont nés respectivement en 1978 et en 1977 et sont incarcérés à Cordoue et à Jaén.

A. Faits allégués par les requérants

6. Le 6 janvier 2008, vers 10 h 30, les requérants furent arrêtés à Mondragón (Gipúzcoa, Pays basque) par des membres du Groupe d’action rapide de la garde civile spécialisé dans la lutte contre le terrorisme.

7. Placés chacun dans un véhicule différent, les requérants furent frappés, insultés et menacés par les gardes civils qui les surveillaient.

8. Les véhicules se dirigèrent vers une piste forestière qui se trouvait à proximité, près d’une rivière.

9. Les gardes civils qui surveillaient le second requérant le firent sortir de la voiture et descendre la pente en direction de la rivière. Lorsque le second requérant tomba à terre, ils lui donnèrent des coups de pied dans les côtes et dans les jambes et des coups de poing sur l’ensemble du corps, et lui maintinrent la tête au sol sous l’une de leurs bottes. Les gardes civils lui mirent un pistolet sur la tempe en lui disant qu’ils « allaient lui faire la même chose qu’à M.Z. », torturé et assassiné en 1985. De retour dans la voiture, alors qu’il était menotté, les mains derrière le dos, les gardes civils le frappèrent au visage et lui donnèrent des coups de pieds répétés qui atteignirent son hémithorax et son avant-bras droits.

10. Après le retour du second requérant dans la voiture, les gardes civils qui surveillaient le premier requérant firent également sortir ce dernier de la voiture où il était retenu et descendre le même chemin, menotté les mains dans le dos. Une fois arrivés au bord de la rivière, ils lui donnèrent des coups de pied dans les jambes, des coups de poing dans le ventre et un coup de poing particulièrement violent sous la huitième côte. Ils lui plongèrent la tête dans l’eau à deux ou trois reprises avant de lui maintenir la tête dans la rivière une dernière fois, en le soulevant par les chevilles et en lui faisant avaler de l’eau. Ils lui firent ensuite remonter la pente vers la voiture en lui disant que ce n’étaient que les vingt premières minutes et qu’ils avaient cinq jours pour faire de lui ce qu’ils voudraient. Ils continuèrent à lui donner des coups de pied dans les jambes et les côtes et des coups de poing au visage et dans le tronc. Ils le firent de nouveau monter dans le véhicule, la tête entre les jambes et recouverte d’une capuche. Pendant le trajet, le premier requérant continua à recevoir des gifles et des coups de poing dans la tête.

11. Les requérants furent alors conduits au poste de la garde civile d’Intxaurrondo, à Saint-Sébastien, où ils arrivèrent à 12 h 25. Le Groupe d’action rapide de la garde civile mit alors fin à son intervention et le groupe de renseignements prit en charge les requérants. Ceux-ci, recouverts d’une couverture, continuèrent à être battus. Le premier requérant fut contraint de faire des flexions.

12. Après 19 h 30, les requérants furent conduits à leurs domiciles, situés à Lesaka, en Navarre, pour être présents lors des perquisitions qui devaient y être réalisées.

13. Les requérants furent ensuite conduits à Saint-Sébastien, où ils furent examinés, le 7 janvier 2008, à 3 h 22 et à 2 h 10 respectivement, par deux médecins légistes de l’institut médicolégal basque, I.S. et A.S., qui adressèrent immédiatement le premier requérant à l’hôpital Arantzatzu de Saint-Sébastien. Le premier requérant fut hospitalisé au service des soins intensifs de cet hôpital dans un état grave. Pendant la première nuit qu’il passa à l’hôpital, deux gardes civils continuèrent à le menacer et à l’insulter. L’intéressé fut hospitalisé du 7 janvier au 11 janvier 2008 ; il quitta le service des soins intensifs le 9 janvier 2008 à 14 h 30.

14. Le second requérant fut conduit en voiture à Madrid. Pendant ce transfert, il continua à être menacé et frappé. À 9 heures, il arriva dans les locaux de la Direction générale de la garde civile, à Madrid, où il fut détenu au secret jusqu’au 11 janvier 2008. Pendant cette période, il fit l’objet de menaces et de coups, et on lui plaça un sachet sur la tête.

15. Le 11 janvier 2008, le second requérant fut traduit, dans le cadre de la procédure no 15/2008, devant le juge central d’instruction no 6 près l’Audiencia Nacional, qui l’informa de ses droits et de sa situation de mis en examen pour plusieurs délits en rapport avec son appartenance à l’ETA. Le requérant refusa de faire une déposition en présence d’un avocat commis d’office et déclara qu’il ne souhaitait le faire qu’avec l’assistance de son avocat. Il indiqua que ses déclarations pendant la garde à vue avaient été faites sous la contrainte, en raison des menaces reçues, et indiqua avoir été frappé au visage, dans les bras et les côtes. Interrogé sur son arrestation et sa détention, il exposa en détail ces dernières ainsi que les maltraitances qu’il aurait subies.

B. Rapports médicaux

16. Le 7 janvier 2008, les requérants furent examinés à 3 h 22 et à 2 h 10 respectivement par deux médecins légistes, I.S. et A.S., de l’institut médicolégal basque, dans les locaux du juge de garde de Saint-Sébastien (paragraphe 13 ci-dessus).

17. Le rapport médical concernant le premier requérant faisait état des lésions suivantes dans les régions céphalique, thoracique et abdominale, ainsi qu’au niveau des extrémités supérieures et inférieures : hématome violacé sur la paupière inférieure de l’œil gauche ; érythème diffus du cuir chevelu, en particulier dans la région pariéto-occipitale, avec douleur à la palpation ; ecchymose diffuse d’environ 13 x 7 cm, au niveau de l’épigastre et de l’hypocondre gauche ; érosion d’environ 7 cm sur la face postérieure de la région cervicale inférieure ; ecchymose d’environ 1 cm de diamètre sur la face antérieure du bras gauche ; érythème diffus et tuméfaction sur les deux poignets ; mains froides et tuméfiées avec difficultés de mouvement ; érosion punctiforme sur la deuxième articulation métacarpo-phalangienne de la main droite ; érosion arrondie de 1,58 cm de diamètre accompagnée d’excoriations punctiformes sur la face antérieure du genou gauche ; plusieurs érosions punctiformes au niveau de la région prétibiale de la jambe gauche ; érosion linéaire de 6 cm dans la région prétibiale du tiers moyen de la jambe gauche ; ecchymose rouge carmin diffuse de 5 x 3 cm sur la face antéro-interne du genou droit ; diverses excoriations allant de 3 à 4 cm au niveau de la région prétibiale de la jambe droite. Le rapport mentionnait également un emphysème sous-cutané très important touchant la région cervicale, le thorax et l’abdomen, des difficultés respiratoires et des douleurs intenses dans la région cervicale et du tronc. Les médecins légistes indiquaient notamment que le premier requérant disait avoir reçu plusieurs coups de poing et de pied, qu’on lui avait plongé à plusieurs reprises la tête dans la rivière et qu’on l’avait menacé de mort.

18. Pour ce qui est du second requérant, le rapport médical faisait état des lésions suivantes dans les régions céphalique et thoracique ainsi qu’au niveau des extrémités supérieures : hématome violacé sur la paupière inférieure de l’œil droit ; hématome violacé de 8 x 7 cm au niveau de la région externe du pectoral droit ; ecchymoses multiples et diffuses, de couleur verdâtre, sur l’arc latéral des côtes gauches ; ecchymose verdâtre et arrondie, de 2,5 cm de diamètre, sur la face externe de la région pectorale gauche ; hématome violacé de 8 x 7 cm au niveau de la région axillaire ; ecchymose vert violacé de 4 x 2,5 cm sur la face externe du tiers moyen du bras droit ; quatre ecchymoses successives, de forme arrondie, d’un diamètre d’environ 1 à 2 cm et de couleur vert violacé, sur la moitié supérieure de la face antérieure du bas droit ; hématome violacé de 5 cm de diamètre environ, au niveau de la face antérieure du tiers supérieur du bras, à la hauteur de l’épaule droite ; érythème diffus sur la face postérieure du tiers inférieur de l’avant-bras droit ; excoriation linéale de 3 cm sur le dos de la main droite ; érosions linéales multiples et tuméfaction du poignet droit ; deux ecchymoses successives, de forme arrondie, d’un diamètre d’environ 1 à 2 cm et de couleur vert violacé, sur la moitié supérieure de la face antérieure du bras gauche ; deux ecchymoses rouge violacé de même taille sur une zone pétéchiale de 4 x 4 cm ; ecchymose rouge violacé de 4 x 6 cm au niveau du tiers moyen de la face latérale externe du bras gauche ; érythème diffus sur le poignet gauche ; érosions punctiformes sur le dos de la main gauche. Dans leur rapport, les médecins légistes indiquaient que le second requérant s’était référé de façon très vague à son arrestation et aux moments qui suivirent et qu’il avait mentionné une bagarre lorsque, selon l’intéressé, il avait tenté de fuir et était tombé par terre.

19. Un rapport médical concernant le premier requérant fut établi par le médecin L. de l’hôpital Arantzazu de Saint-Sébastien le 7 janvier 2008 à 3 h 56, à l’arrivée de l’intéressé au service des urgences. Ce rapport faisait état de contusions et d’érosions multiples, d’une fracture costale au milieu de l’arc postérieur de la 9e côte gauche, d’un pneumomédiastin, d’un pneumothorax et d’une contusion pulmonaire. Il confirmait un pronostic très grave. Un deuxième rapport médical fut établi par le médecin M.V. lors de l’entrée au service des soins intensifs du premier requérant, à 7 h 24.

20. Les 7, 8, 9, 10 et 11 janvier 2008, les médecins légistes de l’institut médicolégal basque présentèrent devant le juge d’instruction no 1 de Saint-Sébastien agissant pour le juge central d’instruction no 6 près l’Audiencia Nacional des rapports sur l’évolution de la santé du premier requérant. Les rapports du 10 et 11 janvier 2008 faisaient état d’une fracture des 9e et 10e côtes gauches.

21. Le 11 janvier 2008, le premier requérant reçut un certificat de sortie de l’hôpital recommandant qu’il poursuive sa détention au service médical du centre pénitentiaire dans lequel il serait placé, où des analgésiques devaient lui être administrés et où il serait soumis à des examens.

22. Le second requérant fut examiné le 7 janvier 2008 vers 9 h 25 par le médecin légiste près l’Audiencia Nacional J.M.M., qui constata une ecchymose dans le pavillon auriculaire droit et dans la zone rétro-auriculaire, ainsi que divers hématomes dans l’œil, l’hémithorax droit, la zone mamillaire et le bras droit, diverses érosions dans la région deltoïde, des points contusifs dans le bras gauche et le flanc gauche, et des érythèmes et érosions dans les poignets en raison des menottes. J.M.M. indiqua que ces lésions étaient compatibles avec des situations de détention violente, de sujétion ou de contention et prescrivit un traitement anti-inflammatoire. D’après ce rapport, le second requérant avait déclaré que les circonstances de son arrestation avaient été violentes et qu’il avait été frappé au cours de celle-ci.

23. Le 8 janvier 2008, à 11 heures, le second requérant fut examiné par le même médecin légiste. Dans son rapport consécutif à cette visite, le médecin notait que le requérant avait indiqué qu’il était un peu nerveux en raison de la situation et qu’il avait mal au côté droit du thorax.

24. Le 9 janvier 2008, à 11 h 25, le médecin légiste J.M.M examina pour la troisième fois le second requérant. Il constata que les lésions de l’intéressé évoluaient favorablement. D’après ce rapport, le second requérant avait déclaré ne pas avoir été maltraité.

C. La version du Gouvernement concernant l’arrestation des requérants à Mondragón et leur transfert au poste de la garde civile d’Intxaurrondo

25. Le 6 janvier 2008, les requérants, membres sans casier judiciaire du commando « Elurra » appartenant à l’organisation terroriste ETA, se rendirent à Mondragón (Pays basque) afin de récupérer deux pistolets et cinquante cartouches de munitions pour exécuter des attentats. Une fois arrivés à Mondragón, ils garèrent leurs véhicules et se dirigèrent à pied vers l’endroit qui avait été indiqué au premier requérant pour récupérer le matériel. Le second requérant resta en retrait pour couvrir le premier requérant. Celui-ci récupéra deux paquets contenant les pistolets et les munitions, qu’il mit dans son sac à dos.

26. De retour à proximité de leurs véhicules, les requérants furent surpris par un contrôle de la garde civile. Le dispositif était composé de six véhicules et de quinze agents du Groupe d’action rapide, qui avaient quitté la caserne d’Intxaurrondo vers 9 heures pour une opération de reconnaissance dans les environs. Les gardes civils ordonnèrent aux requérants de s’arrêter, de présenter leurs pièces d’identité et d’ouvrir leurs sacs à dos afin de les fouiller. À ce moment-là, les requérants essayèrent de s’échapper. Ils chutèrent et des coups furent échangés. Une fois maîtrisés, les requérants furent menottés et placés dans l’un des véhicules de la garde civile. Après avoir passé le péage de l’autoroute de Zarautz entre 12 h 07 et 12 h 10, les voitures de la garde civile rentrèrent à la caserne d’Intxaurrondo à 12 h 25.

27. À leur arrivée à Intxaurrondo et dans leurs premières déclarations aux médecins légistes, les requérants reconnurent s’être battus au moment de leur arrestation et ne rapportèrent aucun fait irrégulier. À partir l’arrivée des intéressés à la caserne d’Intxaurrondo, les agents qui étaient intervenus pour les arrêter cessèrent d’être en contact avec eux.

D. Procédure d’instruction sur les allégations de torture des requérants et procédure pénale contre des gardes civils pour délit de torture

28. Le 8 janvier 2008, le premier requérant, qui se trouvait en garde à vue au secret à l’hôpital, fit une déclaration devant le juge d’instruction no 1 de Saint-Sébastien, son greffier et le ministère public, déplacés en commission au service des soins intensifs de l’hôpital Arantzatzu. Il dénonça avoir fait l’objet des coups et de menaces lors de son arrestation, dans le véhicule de la garde civile, au bord de la rivière où il disait avoir été conduit et où des agents lui auraient plongé la tête dans l’eau à plusieurs reprises, au poste d’Intxaurrondo ainsi que pendant son transfert de son domicile à Saint-Sébastien.

29. Les 10 janvier et 7 mars 2008, le juge d’instruction no 1 de Bergara, qui était le juge de garde, et le juge d’instruction no 1 de Saint-Sébastien recueillirent les dépositions d’I.R., un habitant de Mondragón. I.R. déclara avoir vu l’arrestation des requérants, qui avait eu lieu, selon lui, le 6 janvier 2008 entre 10 heures et 10 h 30. Il indiqua que les requérants n’avaient opposé aucune résistance lors de leur arrestation et qu’ils n’avaient pas non plus tenté de fuir.

30. Le 12 février 2008, le second requérant fit une déclaration par vidéoconférence depuis le centre pénitentiaire de Madrid où il avait été placé en détention provisoire dans le cadre de poursuites pénales engagées à son encontre pour des délits en rapport avec son appartenance à une organisation terroriste. Cette déposition fut recueillie par le juge d’instruction no 1 de Saint-Sébastien. Le second requérant déclara avoir fait l’objet de coups et de menaces à la suite de son arrestation dans le véhicule de la garde civile, sur la piste forestière, dans les locaux du poste de la garde civile d’Intxaurrondo, pendant son transfert à Madrid et à son arrivée à Madrid.

31. Une procédure d’instruction fut ouverte pour délits présumés de tortures à l’encontre de quinze agents de la garde civile ayant participé à l’arrestation et à la détention des requérants. Dans le cadre de cette procédure, entre les 22 février et 7 mars 2008, les dépositions des agents mis en cause furent recueillies par le juge d’instruction no 1 de Saint-Sébastien. Les gardes civils qui avaient participé à l’arrestation des requérants déclarèrent que, ceux-ci ayant tenté de prendre la fuite, ils avaient recouru à la force physique pour les rattraper et les immobiliser. Ils ajoutèrent qu’ils avaient conduit les intéressés au poste d’Intxaurrondo immédiatement après leur arrestation. Les autres gardes civils impliqués nièrent avoir maltraité les requérants pendant leur détention ou leurs différents transferts. Les gardes civils interrogés déclarèrent qu’ils n’avaient relevé aucune lésion sur le corps des requérants. Le garde civil no G01153G mentionna toutefois une petite éraflure à côté de l’œil du premier requérant et le garde civil no E25552V un bleu sur l’un des yeux du premier requérant. Les gardes civils nos G01153G, N41130M, N46128X, N29100C et K06469N indiquèrent avoir constaté un petit hématome sous l’œil droit du second requérant.

32. Le 20 juin 2008, le médecin légiste de l’institut médicolégal de Cordoue qui avait examiné le premier requérant en date du 18 juin 2008 et son histoire clinique présenta son rapport devant le juge d’instruction no 6 de Cordoue en tant qu’expert. Se référant aux rapports médicaux déjà émis (paragraphes 17 et 20 ci-dessus), le médecin nota que les lésions constatées sur le corps du premier requérant avaient nécessité vingt-sept jours de traitement, dont cinq jours d’hospitalisation, et qu’aucune séquelle ne pouvait être décelée.

33. Le 10 septembre 2008, deux médecins légistes de l’institut médicolégal basque présentèrent leur rapport d’expertise concernant le premier requérant devant le juge d’instruction no 1 de Saint-Sébastien. Le 12 septembre 2008, ils firent de même pour le second requérant. Ayant examiné très attentivement les rapports médicaux déjà émis, le matériel graphique et les photographies incluses dans ces rapports, les déclarations des requérants, celles des gardes civils mis en cause, les documents fournis par l’avoué de ces derniers concernant le lieu de la détention ainsi que les examens radiologiques du premier requérant, ils conclurent à l’existence d’éléments de compatibilité entre les lésions constatées, dans le cas du premier requérant, ou certaines des lésions constatées, dans le cas du second requérant, et la manière dont celles-ci se seraient produites selon les déclarations des intéressés. Ils estimèrent en revanche que les déclarations des agents de la garde civile mis en cause étaient incompatibles avec la façon dont lesdites lésions se seraient produites, précisant toutefois que certaines des lésions du second requérant, les moins importantes, avaient pu se produire conformément à la description par les gardes civils des circonstances de l’arrestation.

34. Par une ordonnance du 27 février 2009, le juge d’instruction no 1 de Saint-Sébastien ordonna la poursuite de l’instruction selon la procédure abrégée.

35. La procédure orale fut ouverte devant l’Audiencia Provincial de Guipúzcoa à l’encontre des quinze agents de la garde civile en cause.

36. Les audiences eurent lieu les 25, 26, 27 et 28 octobre 2010. Les accusés furent interrogés, à l’exception de trois d’entre eux, qui furent par la suite acquittés. Ils confirmèrent en substance leurs déclarations faites lors de la phase d’instruction, notamment en ce qui concernait les circonstances violentes de l’arrestation des deux requérants, l’utilisation de la force physique et le recours, notamment, à la technique policière de la « luxation » pour les rattraper et les immobiliser. Les deux requérants réitérèrent essentiellement leurs déclarations faites pendant la phase d’instruction, notamment en ce qui concernait les allégations de tortures. Ils déclarèrent en outre ne pas avoir dénoncé toutes les tortures dont ils avaient selon eux été victimes aux médecins légistes qui les avaient examinés le 7 janvier 2008 au motif qu’ils avaient été menacés par les gardes civils en cause.

37. Plusieurs témoins furent entendus lors des audiences publiques. I.R. réitéra ses déclarations faites lors de l’instruction (paragraphe 29 ci-dessus), et répéta notamment que les requérants n’avaient opposé aucune résistance au moment de leur arrestation. P.E., infirmière à l’hôpital de Saint-Sébastien, de garde lorsque le premier requérant avait été hospitalisé la nuit du 6 au 7 janvier 2008, déclara que les chaussettes que celui-ci portait étaient trempées et que, lorsqu’elle lui avait demandé pourquoi, celui-ci avait répondu : « ils m’ont mis dans une rivière ». A.A., le maire d’Aramaio, une ville proche de Mondragón, indiqua que, pendant la journée du 6 janvier 2008, il avait reçu plusieurs appels téléphoniques des habitants de sa commune, d’après lesquels la garde civile avait fermé l’accès à une piste forestière pendant trois heures. Selon A.A., cette piste se situait près d’une petite rivière à laquelle on accédait en descendant deux pentes.

38. L’Audiencia Provincial entendit aussi les experts suivants : les deux médecins légistes de l’institut médicolégal basque, auteurs des rapports du 10 et du 12 septembre 2008, qui confirmèrent leurs conclusions (paragraphe 33 ci-dessus) ; deux médecins proposés par les accusés et qui conclurent à la thèse opposée, à savoir la compatibilité des lésions des requérants avec les circonstances violentes de l’arrestation décrites par les gardes civils mis en cause ; deux agents de la garde civile auteurs d’un rapport sur la stratégie de l’ETA consistant à porter de fausses plaintes pour torture à l’encontre des agents de l’État espagnol, rapport faisant notamment référence à un document saisi en possession de T., le chef militaire de l’ETA arrêté en France postérieurement aux événements, qui mentionnait la détention du premier requérant et les « fausses tortures subies par [ce dernier] aux mains de l’ennemi ».

39. Par un jugement du 30 décembre 2010, l’Audiencia Provincial de Guipúzcoa condamna le sergent C. à une peine de quatre ans d’emprisonnement pour deux délits de tortures graves, à une peine de six mois d’emprisonnement pour un délit de coups et blessures et à huit jours d’indication permanente de situation (localización permanente) pour une contravention de coups et blessures. Elle condamna E. à une peine de deux ans d’emprisonnement pour un délit de tortures graves et à une peine de six mois d’emprisonnement pour un délit de coups et blessures. Enfin, elle condamna G. et M. à des peines de deux ans de prison pour un délit de tortures graves et à huit jours d’indication permanente de situation pour une contravention de coups et blessures. Le sergent C., G., E. et M. furent également condamnés à verser 18 000 EUR au premier requérant et 6 000 EUR au second requérant à titre de dommages et intérêts. Les onze autres agents de la garde civile qui faisaient partie du dispositif de détention en cause furent acquittés.

40. Dans son arrêt, l’Audiencia Provincial établit les faits suivants, qu’elle considérait comme étant prouvés. Le 6 janvier 2008, les requérants, à la suite de leur arrestation à Mondragón lors d’un contrôle de la garde civile, furent placés dans deux véhicules différents. Le sergent C., responsable de l’opération, et l’agent E. s’installèrent dans l’un des véhicules pour surveiller le premier requérant, tandis que les agents G. et M., dans un autre véhicule, assurèrent la surveillance du second requérant. Juste après, soit parce que le sergent C. l’avait décidé, soit parce qu’il avait donné son consentement aux agents qui l’avaient informé de leur intention, les gardes civils conduisirent leurs véhicules vers une piste forestière qui se trouvait à proximité. Les quatre gardes civils cités ainsi que leurs deux copilotes, non identifiés, commencèrent à insulter et à frapper les requérants. Les coups furent portés par les gardes civils accompagnant les requérants, et en particulier par un des copilotes. Les coups de poing et les gifles visaient le visage et la tête des requérants.

Les gardes civils G. et M. firent descendre le second requérant du véhicule lorsqu’ils arrivèrent à l’entrée d’une piste forestière. Ils lui posèrent un pistolet sur la tempe, le poussèrent et le firent tomber sur la pente et, alors qu’il était à terre, toujours menotté, ils lui donnèrent des coups de pieds dans les côtes et dans les jambes et des coups de poing sur l’ensemble du corps, et lui maintinrent la tête au sol sous l’une de leurs bottes. De retour dans la voiture, le second requérant reçut des coups de poing au visage et des coups de pied répétés au côté droit, atteignant son hémithorax et son avant-bras droits, dans le seul but de le punir en raison de son appartenance à l’ETA.

Après le retour du second requérant, le sergent C. et E. sortirent le premier requérant de la voiture, qui s’était aussi arrêtée sur la piste forestière. Ils le conduisirent vers le chemin qui descendait vers la rivière. Une fois au bord de l’eau, ils lui donnèrent des coups de pied dans les jambes, des coups de poing dans le ventre, et un coup de poing particulièrement violent sous la 8e côte, touchant la 9e et la 10e côte, dans le seul but de le punir en raison de son appartenance à l’ETA. Ils lui plongèrent la tête dans l’eau à deux ou trois reprises en lui demandant s’il appartenait à l’ETA. En le tenant par les chevilles, ils lui firent avaler de l’eau avant de le reconduire vers la voiture en lui disant que ce n’était que les vingt premières minutes, et qu’ils avaient cinq jours pour faire de lui ce qu’ils voudraient. En remontant vers la voiture, ils continuèrent à lui donner des coups de pied dans les jambes et les côtes et des coups de poing au visage et dans le tronc. Le premier requérant fut à nouveau placé dans la voiture, la tête couverte. Pendant le trajet vers Intxaurrondo, il reçut quelques gifles.

Les deux requérants furent alors conduits au poste de la garde civile d’Intxaurrondo dans les deux véhicules susmentionnés, en passant par le péage de Zarauz vers 12 h 07 - 12 h 10. Ils arrivèrent dans les cellules de la caserne d’Intxaurrondo à 12 h 25. Le Groupe d’action rapide de la garde civile mit alors fin à son intervention. La surveillance des détenus dans les locaux de la garde civile fut confiée à l’agent M. Peu après 19 h 30, les requérants furent conduits par d’autres agents à leurs domiciles respectifs, dans la commune de Lesaka, pour assister aux perquisitions qui devaient y être réalisées. Ils furent ensuite conduits à Saint-Sébastien où ils furent examinés par les médecins légistes (paragraphes 13 et 16 ci-dessus).

41. L’Audiencia Provincial exposa les lésions subies par les requérants essentiellement pendant leur arrestation et leur transfert à Intxaurrondo, les mauvais traitements qui auraient eu lieu après ce transfert, à savoir dans les locaux d’Intxaurrondo, pendant les transferts des deux requérants à Lesaka et de Lesaka à Saint-Sébastien, ou pendant le transfert de Saint-Sébastien à Madrid pour le second requérant, et une fois arrivé à Madrid pour ce dernier, n’ayant pas pu être prouvés.

42. Pour ce qui est du premier requérant, elle fit les constatations suivantes. À la suite des coups portés par C. et E., l’intéressé présentait : un hématome violacé sur la paupière inférieure de l’œil gauche, pouvant résulter d’une forte gifle ou d’un coup de poing ; un érythème diffus sur le cuir chevelu, en particulier dans la région pariétale-occipitale, douloureux à la palpation, pouvant résulter d’une saisie violente par les cheveux ; une ecchymose diffuse d’environ 13 x 7 cm dans la région thoracique et abdominale, en particulier au niveau de l’épigastre et de l’hypocondre gauche, pouvant résulter de coups de poing et de coups de pied ; diverses érosions sur les genoux et la région prétibiale des deux jambes, pouvant résulter de chutes sur la piste forestière et de coups de pied ; un hématome dans la région dorsale au niveau de la 9e-10e côte gauche et un emphysème très important touchant la région cervicale, le thorax et l’abdomen ; des fractures costales poli-fragmentaires (9e et 10e côtes) compatibles avec un coup de poing ou de pied dans le dos ; un pneumomédiastin, un hémopneumothorax, une contusion pulmonaire, un collapsus pulmonaire et un épanchement pleural, causés par le mouvement du véhicule et par sa position assise, avec le tronc et la tête baissés. Le premier requérant reçut des soins pendant 27 jours, dont cinq jours à l’hôpital. Pendant les 22 jours où il ne fut pas hospitalisé, il fut dans l’incapacité d’accomplir les gestes du quotidien.

43. Concernant le second requérant, l’Audiencia Provincial nota ce qui suit. À la suite des coups portés par G. et M., le second requérant présentait : un hématome violacé sur la paupière inférieure de l’œil droit ; un hématome violacé sur la face externe du pectoral droit, ainsi que diverses ecchymoses diffuses sur l’arc latéral des côtes gauches et sur la face externe de la région pectorale gauche ; divers hématomes violacés et des ecchymoses sur les extrémités supérieures. Des anti-inflammatoires lui furent prescrits. Le second requérant eut besoin de 14 jours pour se rétablir, ce qui ne l’empêcha à aucun moment d’accomplir les gestes du quotidien.

44. L’Audiencia Provincial de Guipúzcoa prit en compte, pour condamner les quatre gardes civils en cause, les déclarations des requérants et estima qu’il n’y avait pas d’indices selon lesquels les intéressés avaient menti dans leurs déclarations du simple fait de leur appartenance à l’ETA ou de la stratégie de cette organisation consistant à porter de fausses accusations à l’encontre des forces de sécurité espagnoles. Elle considéra que la tentative de fuite des requérants alléguée par les gardes civils n’avait pas eu lieu et que, au contraire, les requérants n’avaient pas pu s’opposer à leur arrestation, eu égard aux conclusions des rapports de l’institut médicolégal basque et au témoignage de I.R., ce qui expliquerait également le laps de temps inexpliqué entre l’arrestation des requérants vers 10 h 30 et le passage des voitures autour de 12 h 07 au péage de Zarauz lorsqu’elles se dirigeaient vers Intxaurrondo, où elles arrivèrent à 12 h 25. L’Audiencia Provincial considéra que les requérants avaient donc été conduits entre-temps vers la piste forestière, dont l’existence avait été corroborée par le témoin A.A. Elle estima que les déclarations à décharge des agents de la garde civile n’avaient eu pour objectif que de minimiser ce laps de temps, qu’ils avaient utilisé afin de porter préjudice à l’intégrité physique et morale des requérants, pour se venger de l’appartenance à l’ETA de ces derniers. Elle prit en compte les rapports établis par les médecins légistes de l’institut médicolégal basque concernant l’étiologie des lésions et leur date, ainsi que leur compatibilité avec les déclarations des requérants. Elle nota que, selon ces rapports, qui tiennent compte de la totalité des données de l’espèce, lesdites lésions avaient été pour la plupart causées par une agression réitérée et directe, et non par l’usage d’une technique d’immobilisation comme le plaquage au cours de l’arrestation des requérants. L’Audiencia Provincial exposa également les raisons pour lesquelles elle estimait que les rapports des médecins légistes présentés par les accusés étaient purement théoriques et même incompatibles avec les informations fournies par ces derniers.

45. En outre, l’Audiencia Provincial considéra que le laps de temps d’environ une heure entre l’arrestation et le transfert à Intxaurrondo avait été utilisé exclusivement pour porter atteinte à l’intégrité physique et morale des requérants. Elle observa que les accusés avaient clôturé en toute impunité et sans fondement légal l’accès à la piste forestière, de manière à agir contre les requérants sans être vus et à infliger à ceux-ci une souffrance physique sévère, en leur faisant savoir que leur vie dépendait d’eux et en leur montrant que la violence utilisée n’était que le début d’un cycle de violence qui ne dépendait que de leur bon vouloir.

46. Les quatre gardes civils, le ministère public et les requérants se pourvurent en cassation. Par deux arrêts du 2 novembre 2011, le Tribunal suprême cassa et annula le jugement attaqué, acquitta les quatre gardes civils précédemment condamnés, sur la base d’une modification partielle des faits déclarés prouvés par le jugement a quo, tout en considérant superflu d’examiner les autres aspects du pourvoi. Il considéra que les éléments suivants n’étaient pas prouvés : les circonstances – non violentes – de l’arrestation des deux requérants décrites dans le jugement de l’Audiencia Provincial, le passage par la piste forestière et les événements qui auraient eu lieu à cet endroit, et le fait que les lésions décrites étaient dues aux causes invoquées dans le jugement a quo.

47. Examinant le dossier judiciaire, le Tribunal suprême mit en doute, entre autres, l’heure de l’arrestation, le passage par la piste forestière et les faits qui auraient eu lieu à cet endroit, l’absence alléguée d’opposition des requérants à leur arrestation et la véracité des témoignages versés au dossier, en raison des contradictions et des imprécisions existant selon lui dans leurs déclarations et au motif que l’un des témoins, l’infirmière P.E., aurait téléphoné aux parents du premier requérant dès l’admission de ce dernier à l’hôpital, et que deux autres témoins, I.R. et A.A., avaient ou auraient des liens plus ou moins étroits avec l’ETA.

48. Par ailleurs, le Tribunal suprême compara les faits déclarés prouvés, d’une part, par l’arrêt de l’Audiencia Nacional du 21 mai 2010 (paragraphe 52 ci-dessous), devenu définitif en l’absence de pourvoi en cassation, selon lesquels les lésions des requérants étaient la conséquence de la violence de leur arrestation (compte tenu des déclarations du second requérant, du rapport de la garde civile et du document saisi en possession de T., le chef militaire de l’organisation terroriste ETA, selon lequel les plaintes pour torture des requérants seraient fausses) et, d’autre part, par le jugement de l’Audiencia Provincial de Guipúzcoa attaqué en l’espèce, qui reflétaient la même situation de deux façons différentes et contradictoires. Le Tribunal suprême estima dans son arrêt que la juridiction a quo de la présente affaire aurait dû expliquer plus en détail les discordances des deux arrêts sur les mêmes aspects, ce qu’elle n’avait pas fait.

49. Considérant en outre que les déclarations des requérants n’étaient pas sincères et que les intéressés obéissaient aux consignes données par l’ETA, sur la base, entre autres, du document saisi en possession du chef de l’organisation terroriste, T. (paragraphe 38 ci-dessus), il s’écarta des appréciations du jugement attaqué sur les conclusions des rapports des médecins légistes ayant examiné les requérants. Le Tribunal suprême s’exprima comme suit :

« 20. Le droit à la présomption d’innocence n’oblige pas le tribunal d’instance à analyser de manière exhaustive, absolue et complète toutes les preuves à charge et à décharge, mais elle impose toutefois l’obligation de justifier pleinement que les preuves sont suffisantes pour fonder une condamnation.

L’Audiencia Provincial a indéniablement omis de prendre en considération certains éléments de preuve à la décharge des inculpés, des éléments (...) susceptibles de les disculper. Par contre, elle a apprécié les preuves à charge, lesquelles pouvaient donner lieu au prononcé d’un jugement de condamnation.

Ces preuves ont été analysées et ce Tribunal a constaté que les conclusions découlant de l’appréciation du tribunal d’instance étaient incertaines ou très ouvertes, ce qui conférait à la prétendue preuve à charge une faible force de persuasion, insuffisante pour renverser la présomption d’innocence.

En ce sens et en guise de conclusion, nous devons examiner tout d’abord le témoignage des plaignants, un témoignage variable, changeant, subordonné aux consignes de l’ETA, eu égard à la discipline de fer imposée aux membres de ce groupe terroriste. Le document saisi auprès du chef de l’organisation, T., dont l’appréciation par le tribunal d’instance, selon ce Tribunal, ne répond pas ni aux lois de la logique ni à celles de l’expérience, nous conduit à penser, sans qu’il y ait le moindre doute, que les tortures n’ont pas eu lieu, car les photographies saisies chez T., les perquisitions aux domiciles des parents, ainsi que l’intervention d’un avocat de Herri Batasuna depuis le début mettent en évidence que les hauts responsables de l’organisation terroriste ont eu connaissance de la procédure dès les premiers instants et qu’ils l’ont suivie de près.

L’expérience nous dit qu’une information qui figure sur un document (...) qui n’était pas censé tomber entre les mains de personnes étrangères à l’organisation (...) nous convainc de son authenticité. Ce Tribunal a pu apprécier cette preuve documentaire avec la même immédiateté que le tribunal d’instance et constate que celui-ci s’est appuyé sur des arguments fragiles pour qualifier cette information d’erronée au détriment des inculpés.

Nous devons également prendre en compte que les incertitudes et les variations dans les témoignages des plaignants ne peuvent pas être comparées à celles d’un accusé qui bénéficie du droit de ne pas dire la vérité. L’on était en droit d’attendre des plaignants de la constance et de la rigueur dans leurs témoignages afin de donner une plus grande crédibilité à leurs déclarations.

21. En plus de cette importante preuve à charge, insuffisante et fragile, il convient d’examiner la force probante des lésions constatées.

Sur ce point, il semble que les conclusions des experts se contredisent. Les contradictions sont dues au fait que les experts devaient se prononcer sur la compatibilité des lésions avec les déclarations des plaignants, mais sans préciser quelles déclarations devaient être prises en compte et que, dans tous les cas, les témoignages reposaient sur de fausses déclarations (kantada). Les déclarations des gardes civils, quant à elles, bénéficient de toutes les réserves que leur accorde la loi, les accusés ayant le droit de ne pas faire de déclarations qui pourraient leur nuire, autrement dit, de ne pas dire toute la vérité.

Dans ce contexte, les lésions constatées sont le résultat de la violence exercée par plusieurs gardes civils à l’encontre des détenus (deux gardes par détenu), et [concernant] les plus graves, celles pour lesquelles Portu a dû être admis pendant quatre jours en soins intensifs [les fractures des côtes et leurs conséquences], les experts sont unanimes pour dire que la gravité des lésions est due à des facteurs postérieurs (concrètement, ils seraient intervenus le lendemain), externes et indéterminés, sans rapport avec les gardes civils ayant procédé à la détention, puisque les détenus ont été pris en charge par d’autres fonctionnaires dès leur arrivée à la caserne d’Intxaurrondo.

(...)

24. Sur la base de tous les arguments présentés, ce Tribunal estime que le droit à la présomption d’innocence ne peut être renversé, la commission d’un crime grave de torture et de coups et blessures n’étant pas suffisamment prouvé.

Le manque de sincérité (kantada) de la part des plaignants ne permet pas d’établir la preuve de l’origine des lésions subies par les terroristes et ne permet pas non plus de déterminer si des excès se sont produits au moment de leur arrestation. De plus, l’on a exclu que les lésions les plus graves aient été causées au moment de l’arrestation, sans préjudice du fait que, pendant l’arrestation, les mouvements des trois corps ont pu affecter l’état de la côte en question, la gravité acquise ensuite par ces lésions étant le résultat de causes survenues ultérieurement. Les quatre experts ayant examiné les lésions (deux experts de l’Audiencia Nacional et deux experts nommés dans cette affaire) ont déclaré que les lésions étaient compatibles avec une arrestation violente.

Les [constats des] deux [autres] médecins légistes de Saint-Sébastien, sur lesquels s’est appuyée l’Audiencia, se sont prononcés non pas sur l’arrestation ni sur la lutte [qui aurait eu lieu à cette occasion], mais sur les mauvais traitements et agressions infligés lors de l’incursion sur une piste forestière, et ce sur la base de prémisses qui ont influencé leur examen [liées à] tous les indices fallacieux que contient la version des faits présentée par les plaignants (kantada).

Tout ceci écarte toute donnée confirmant un excès de violence lors de l’arrestation. Les accusés requérants agirent conformément à leur devoir et ils doivent donc être acquittés. »

50. Les requérants introduisirent une action en nullité de l’arrêt de cassation devant le Tribunal suprême, en invoquant l’article 24 §§ 1 et 2 de la Constitution garantissant le droit à une protection juridictionnelle effective et le droit à un procès pourvu de toutes les garanties ainsi que l’article 6 § 1 de la Convention européenne des droits de l’homme. Par une décision du 19 janvier 2012, le Tribunal suprême rejeta ladite action.

51. Les requérants formèrent alors un recours d’amparo devant le Tribunal constitutionnel sur le fondement de l’article 24 §§ 1 et 2 de la Constitution. Ils alléguaient que le Tribunal suprême avait outrepassé ses compétences en procédant à une nouvelle appréciation des faits et des preuves examinés à l’audience devant l’Audiencia Provincial de Guipúzcoa. Ils invoquèrent également l’article 6 § 1 de la Convention européenne. Par une décision du 2 juillet 2012, notifiée le 11 juillet 2012, la haute juridiction déclara le recours irrecevable en raison de l’inexistence manifeste d’une violation d’un droit fondamental susceptible d’être protégé par une procédure d’amparo.

E. Procédures pénales à l’encontre des requérants pour des délits liés à des attentats terroristes

52. Par un jugement du 21 mai 2010 rendu par l’Audiencia Nacional, les requérants furent condamnés pour un délit de dégâts, deux délits d’assassinat terroriste et quarante-huit tentatives d’assassinat terroriste en tant qu’auteurs de l’attentat du terminal 4 de l’aéroport de Madrid-Barajas en date du 30 décembre 2006. L’Audiencia Nacional considéra que les lésions subies par les requérants lors de leur arrestation, le 6 janvier 2008, étaient compatibles avec les circonstances violentes de celle-ci, dans la mesure où les requérants avaient tenté de prendre la fuite et où les agents avaient dû recourir à la force physique pour les immobiliser. Elle s’appuya à cet égard sur les déclarations du second requérant du 7 janvier 2008 aux médecins légistes de Saint-Sébastien et de Madrid (paragraphes 18 et 22 ci-dessus), ainsi que sur les différents rapports des médecins légistes versés au dossier d’instruction, qui ne comprenaient pas les rapports de l’institut médicolégal basque versés à la procédure litigieuse dans la présente espèce.

53. Par un jugement du 1er juin 2010, l’Audiencia Nacional condamna également les requérants à des peines de prison pour délits d’appartenance à une organisation terroriste et de possession d’armes.

II. LE DROIT INTERNE PERTINENT

54. Les dispositions pertinentes en l’espèce de la Constitution espagnole sont ainsi libellées :

Article 15

« Toute personne a droit à la vie et à l’intégrité physique et morale. Nul ne peut être soumis, quelles que soient les circonstances, à la torture ni à des peines ou traitements inhumains ou dégradants (...) »

Article 24

« 1. Toute personne a droit à la protection effective des juges et tribunaux dans l’exercice de ses droits et intérêts légitimes, sans qu’en aucun cas elle puisse être mise dans l’impossibilité de se défendre.

2. De même, toute personne a droit à être traduite devant le juge ordinaire déterminé par la loi, à être défendue et assistée par un avocat, à être informée de l’accusation portée contre elle, à bénéficier d’un procès public sans délais indus et avec toutes les garanties, d’utiliser les moyens de preuve pertinents pour sa défense, de ne pas s’incriminer elle-même, de ne pas faire des aveux et à être présumé innocente.

(...) »

55. Pour ce qui est du droit et de la pratique internes pertinents en l’espèce concernant le régime de la garde à vue au secret, ainsi que les rapports du Comité européen pour la prévention de la torture et des peines ou traitements inhumains ou dégradants (CPT) et du Commissaire aux droits de l’homme du Conseil de l’Europe sur ce régime, la Cour renvoie aux arrêts Etxebarria Caballero c. Espagne, no 74016/12, §§ 28-32, 7 octobre 2014, et Beortegui Martinez c. Espagne, no 36286/14, §§ 23-24, 31 mai 2016.

EN DROIT

I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 3 DE LA CONVENTION

56. Les requérants estiment avoir été victimes de tortures et de mauvais traitements au cours de leur arrestation et dans les premiers moments de leur garde à vue au secret entre les mains de la garde civile. Ils dénoncent l’absence de condamnation des auteurs des actes de torture et la politique d’impunité de l’État espagnol à cet égard. Ils se plaignent en particulier de la nouvelle appréciation des preuves effectuée par le Tribunal suprême qui, selon eux, a mené à l’acquittement des agents de la garde civile et a rendu impossible la condamnation des responsables des mauvais traitements dont ils disent avoir été victimes. Ils invoquent les articles 3 et 6 § 1 de la Convention.

57. Rappelant être maîtresse de la qualification juridique des faits et constatant que ces griefs se confondent, la Cour juge approprié d’examiner les allégations des requérants sous l’angle de l’article 3 de la Convention uniquement (voir, notamment, Bouyid c. Belgique [GC], no 23380/09, § 55, CEDH 2015, et Mecail Özel c. Turquie, no 16816/03, § 21, 14 avril 2009). Cet article est ainsi libellé :

« Nul ne peut être soumis à la torture ni à des peines ou traitements inhumains ou dégradants. »

A. Sur la recevabilité

58. Le Gouvernement excipe du non-épuisement des voies de recours internes, estimant que les requérants n’ont invoqué devant le Tribunal constitutionnel que le droit à une protection juridictionnelle effective, protégé par l’article 24 de la Constitution, sans aucunement se référer au droit à l’intégrité physique et à l’interdiction de la torture et des traitements inhumains et dégradants garantis par l’article 15 de la Constitution et l’article 3 de la Convention. Selon lui, dans leur recours d’amparo devant le Tribunal constitutionnel, les requérants se sont bornés à se plaindre de la nouvelle appréciation des preuves faite par le Tribunal suprême lorsqu’il a cassé et annulé le jugement de première instance, sans pour autant invoquer une violation de l’article 3 de la Convention sous ses volets tant matériel que procédural.

59. Les requérants rétorquent qu’il existe dans la présente espèce une relation étroite entre la violation alléguée du droit protégé par l’article 6 § 1 de la Convention et celle du droit protégé par l’article 3. Ils exposent que la violation de leur droit à l’intégrité physique était implicitement invoquée dans leur recours d’amparo présenté devant le Tribunal constitutionnel, lequel visait à obtenir la nullité des décisions judiciaires attaquées et le rétablissement du jugement de l’Audiencia Provincial ayant reconnu l’existence d’une violation de leur droit à l’intégrité physique. Les requérants considèrent donc qu’ils ont soulevé en substance, devant le Tribunal constitutionnel, la question de l’atteinte à leur droit à l’intégrité physique.

60. La Cour rappelle que l’obligation d’épuiser les recours internes impose aux requérants de faire un usage normal des recours disponibles et suffisants pour leur permettre d’obtenir réparation des violations qu’ils allèguent. Ces recours doivent exister à un degré suffisant de certitude, en pratique comme en théorie, sans quoi leur manquent l’effectivité et l’accessibilité voulues. L’article 35 § 1 de la Convention impose aussi de soulever devant l’organe interne adéquat, au moins en substance (voir, par exemple, Castells c. Espagne, 23 avril 1992, § 32, série A no 236, et Gäfgen c. Allemagne [GC], no 22978/05, §§ 144 et 146, CEDH 2010) et dans les formes et délais prescrits par le droit interne, les griefs que l’on entend formuler par la suite devant la Cour (Vučković et autres c. Serbie (exception préliminaire) [GC], nos 17153/11 et 29 autres, §§ 71-72, 25 mars 2014).

61. Cela étant, la Cour a fréquemment souligné qu’il faut appliquer la règle de l’épuisement des voies de recours internes avec une certaine souplesse et sans formalisme excessif (ibidem, § 76, et Gherghina c. Roumanie (déc.) [GC], no 42219/07, § 87, 9 juillet 2015). Elle a de plus admis que la règle de l’épuisement des voies de recours internes ne s’accommode pas d’une application automatique et ne revêt pas un caractère absolu ; en contrôlant le respect, il faut avoir égard aux circonstances de la cause (Saleck Bardi c. Espagne, no 66167/09, §§ 36-37, 24 mai 2011, et Kurić et autres c. Slovénie [GC], no 26828/06, § 286, CEDH 2012 (extraits)).

62. La Cour observe que, en l’espèce, les requérants ne se sont pas expressément référés à l’article 15 de la Constitution dans le cadre de leur recours d’amparo devant le Tribunal constitutionnel. Elle note toutefois que, se fondant sur l’article 24 de la Constitution, les requérants visaient à obtenir la nullité des arrêts du Tribunal suprême du 2 novembre 2011 et le rétablissement du jugement de l’Audiencia Provincial ayant reconnu l’existence d’une violation de leur droit à l’intégrité physique et condamné les agents responsables des tortures alléguées. Par ailleurs, leur grief tiré de l’article 24 de la Constitution devant le Tribunal constitutionnel, ainsi que celui tiré de l’article 6 de la Convention devant la Cour, sont étroitement liés à celui qu’ils présentent sous l’angle de l’article 3 de la Convention, au moins dans la mesure où cette disposition impose aux États l’obligation de mener une enquête effective sur les allégations de mauvais traitements aux mains de la police ou d’autres agents de l’État, capable de mener à l’identification et à la punition des responsables (voir, mutatis mutandis, en ce qui concerne l’article 2 de la Convention, Fonseca Mendes c. Espagne (déc.), no 43991/02, 1er février 2005).

63. Dans ces circonstances, la Cour estime que les requérants ont soulevé en substance devant les juridictions internes le grief tiré de l’article 3 de la Convention, aussi bien sous son volet substantiel que procédural. Elle considère que, ce faisant, ils ont fourni aux juridictions internes l’occasion de remédier à la violation alléguée. Partant, elle rejette l’exception de non-épuisement des voies de recours internes présentée par le Gouvernement.

64. Constatant que ce grief n’est pas manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et qu’il ne se heurte par ailleurs à aucun autre motif d’irrecevabilité, la Cour le déclare donc recevable.

B. Sur le fond

1. Les thèses des parties

65. Les requérants allèguent avoir été torturés après leur arrestation, le 6 janvier 2008, et pendant leur garde à vue au secret. Selon eux, cette version est corroborée par les rapports de l’institut médicolégal basque, qui auraient conclu que les lésions constatées avaient pu se produire conformément à leurs déclarations. Les requérants exposent que ces tortures leur auraient été infligées dans le but de les punir en raison de leur appartenance à l’ETA et d’obtenir des aveux ou informations sur eux-mêmes ou sur d’autres personnes. Ils considèrent que le régime de garde à vue qui leur a été appliqué et les tortures qui l’auraient accompagné sont contraires aux garanties minimales exigées par la Cour en matière de prévention des mauvais traitements, à savoir le droit de consulter un médecin et un avocat de son choix, le droit de contacter un membre de sa famille, et le droit d’être traduit rapidement devant un juge. Ils citent à cet égard les affaires Etxeberria et autres c. Espagne, nos 35579/03 et 3 autres, 30 juin 2009, et Ataun Rojo c. Espagne, no 3344/13, 7 octobre 2014.

66. Quant à l’effectivité de l’enquête, les requérants estiment que l’acquittement des auteurs matériels des tortures prononcé par le Tribunal suprême allait à l’encontre de l’obligation procédurale qu’impose l’article 3 de la Convention. Ils indiquent que les tribunaux espagnols n’ont pas nié que leurs lésions avaient été causées par les agents en charge de leur détention. Pour ce qui est de la thèse du Gouvernement et du Tribunal suprême selon laquelle ces lésions seraient la conséquence de l’usage proportionné de la force lors de leur arrestation, les requérants déclarent que le Tribunal suprême a procédé à un réexamen arbitraire des faits sans remplir les conditions exigées par la Cour concernant la deuxième instance pénale (voir, en ce qui concerne l’article 6 de la Convention, Igual Coll c. Espagne, no 37496/04, 10 mars 2009, et Almenara Alvarez c. Espagne, no 16096/08, 25 octobre 2011). Ils indiquent que le Tribunal suprême n’a pas expliqué pourquoi, lors d’une arrestation ayant mobilisé quinze hommes armés, ils avaient été les deux seules personnes à présenter des lésions. Ils avancent par ailleurs que, même si le Tribunal suprême a reconnu que les lésions les plus graves du premier requérant s’étaient produites alors que celui-ci se trouvait sous le contrôle des gardes civils, le lendemain de l’arrestation, il n’a pas clarifié la cause de ces lésions, se limitant à dire qu’elles étaient dues à des facteurs « externes et indéterminés ». Les requérants considèrent donc que le Tribunal suprême n’a pas démontré que l’usage de la force pendant leur arrestation et leur détention avait été légitime. Ils allèguent que, en l’absence de justification de la part des autorités nationales, la présomption que la force utilisée a été excessive suffit pour estimer qu’il y a eu violation matérielle de l’article 3 de la Convention (Rehbock c. Slovénie, no 29462/95, § 76, CEDH 2000‑XII, et Göçmen c. Turquie, no 72000/01, § 56, 17 octobre 2006). Sur ce point, les requérants indiquent qu’il existe une relation directe entre l’aspect procédural et l’aspect matériel de l’article 3 de la Convention. Ils ajoutent également que, eu égard à la vulnérabilité dans laquelle se trouvent les personnes détenues au secret, il faudrait appliquer l’inversion de la charge de la preuve (Berktay c. Turquie, no 22493/93, §§ 167-169, 1er mars 2001).

67. Le Gouvernement soutient qu’il n’existe aucune preuve solide que les actes de tortures ou de traitements inhumains allégués par les requérants ont eu lieu. Il estime que les preuves fournies par les requérants ne sont ni précises ni concordantes et qu’elles sont en contradiction avec de nombreuses autres preuves ainsi qu’avec les premières déclarations des intéressés eux-mêmes. Le Gouvernement indique que la plainte pour tortures des requérants ne porte sur aucun fait ayant eu lieu après leur arrivée à la caserne de la garde civile d’Intxaurrondo. Il considère que le Tribunal suprême s’est livré à une appréciation très complète et raisonnable des preuves administrées dans l’affaire en considérant que la présomption d’innocence des gardes civils accusés n’avait pas été dénaturée, et que la Cour ne peut pas s’ériger en juge de quatrième instance.

68. En ce qui concerne le volet procédural de l’article 3 de la Convention, le Gouvernement estime que l’enquête menée en l’espèce a été effective. Il indique que les gardes civils ayant arrêté les requérants ont tous été identifiés, que de nombreuses preuves ont été administrées et qu’une procédure orale publique a eu lieu. Il considère que les requérants ont eu amplement l’opportunité de proposer des preuves à charge et que, par exemple, ceux-ci n’ont pas proposé de preuves qui étaient à leur disposition et qui auraient été pertinentes, telles que la reconnaissance judiciaire de la piste forestière et l’éventuelle reconstitution des faits. Il allègue que les requérants se limitent à contester l’appréciation des preuves faite par le Tribunal suprême, or, selon lui, d’après la jurisprudence de la Cour (Egmez c. Chypre, no 30873/96, § 70, CEDH 2000‑XII), l’obligation de mener une enquête effective n’est pas une obligation de résultat et ne signifie pas nécessairement sanctionner à tout prix les fonctionnaires impliqués dans les mauvais traitements allégués. Pour ce qui est des lésions du premier requérant ayant pu se produire après l’arrivée de l’intéressé à la caserne d’Intxaurrondo, le Gouvernement indique que les faits ayant eu lieu après l’entrée des requérants à la caserne n’ont pas fait l’objet d’une plainte de la part des intéressés ni, en conséquence, d’une enquête ni d’un jugement dans les procédures judiciaires internes en cause dans la présente espèce.

2. Appréciation de la Cour

a) Sur le volet substantiel de l’article 3 de la Convention

i. Principes généraux

69. L’article 3 de la Convention consacre l’une des valeurs fondamentales des sociétés démocratiques (voir, notamment, Selmouni c. France [GC], no 25803/94, § 95, CEDH 1999‑V, Mocanu et autres c. Roumanie [GC], nos 10865/09, 45886/07 et 32431/08, § 315, CEDH (extraits), et Bouyid, précité, § 81) et un droit absolu et inaliénable étroitement lié au respect de la dignité humaine (Gäfgen, précité, § 107, et Bouyid, précité, ibidem). Il ne prévoit pas de restrictions, en quoi il contraste avec la majorité des clauses normatives de la Convention, et, d’après l’article 15 § 2 de la Convention, il ne souffre nulle dérogation, même en cas de danger public menaçant la vie de la nation. Même dans les circonstances les plus difficiles, telle la lutte contre le terrorisme et le crime organisé, la Convention prohibe en termes absolus la torture et les peines et traitements inhumains ou dégradants, quel que soit le comportement de la personne concernée (voir, notamment, Chahal c. Royaume-Uni, 15 novembre 1996, § 79, Recueil des arrêts et décisions 1996‑V, et Svinarenko et Slyadnev c. Russie [GC], nos 32541/08 et 43441/08, § 113, CEDH 2014 (extraits)).

70. La Cour renvoie aux principes généraux relatifs à la qualification juridique des mauvais traitements (Irlande c. Royaume-Uni, 18 janvier 1978, § 162, série A no 25, Jalloh c. Allemagne [GC], no 54810/00, § 67, CEDH 2006‑IX, et Bouyid, précité, §§ 86-87; pour les facteurs à considérer, voir, parmi beaucoup d’autres, Aksoy c. Turquie, 18 décembre 1996, § 64, Recueil 1996‑VI, Egmez, précité, § 78, Krastanov c. Bulgarie, no 50222/99, § 53, 30 septembre 2004, et Al Nashiri c. Pologne, no 28761/11, § 508, 24 juillet 2014 ; pour le contexte, telle une atmosphère de vive tension et à forte charge émotionnelle, voir, entre autres, Selmouni, précité, § 104, et Egmez, précité, § 78). Par ailleurs, lorsqu’un individu est privé de sa liberté ou, plus généralement, se trouve confronté à des agents des forces de l’ordre, l’utilisation à son égard de la force physique alors qu’elle n’est pas rendue strictement nécessaire par son comportement porte atteinte à la dignité humaine et constitue, en principe, une violation du droit garanti par l’article 3 de la Convention (voir, notamment, Ribitsch c. Autriche, 4 décembre 1995, § 38, série A no 336, El-Masri c. l’ex-République yougoslave de Macédoine [GC], no 39630/09, § 207, CEDH 2012, et Bouyid, précité, §§ 88 et 101).

71. Plus précisément, en ce qui concerne la qualification juridique de torture, la Cour renvoie aux principes dégagés dans son arrêt Cestaro c. Italie (no 6884/11, §§ 171-176, 7 avril 2015). En principe, pour déterminer si une forme donnée de mauvais traitement doit être qualifiée de torture, elle doit avoir égard à la distinction que l’article 3 de la Convention opère entre cette notion et celle de traitements inhumains ou dégradants. Ainsi qu’elle l’a déjà relevé, cette distinction paraît avoir été consacrée par la Convention pour marquer d’une spéciale infamie des traitements inhumains délibérés provoquant de fort graves et cruelles souffrances (Gäfgen, précité, § 90, avec les arrêts qui y sont cités, et El-Masri, précité, § 197). Le caractère aigu des souffrances est « relatif par essence ; il dépend de l’ensemble des données de la cause, notamment de la durée du traitement et de ses effets physiques ou mentaux ainsi que, parfois, du sexe, de l’âge, de l’état de santé de la victime, etc. » (Selmouni, précité, § 100). Outre la gravité des traitements, la « torture » implique une volonté délibérée, ainsi que le reconnaît la Convention des Nations unies contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants, qui définit la « torture » comme tout acte par lequel une douleur ou des souffrances aiguës sont intentionnellement infligées à une personne aux fins, notamment, d’obtenir d’elle des renseignements, de la punir ou de l’intimider (Gäfgen, précité, § 90, El-Masri, précité, § 197, et Cestaro, précité, § 171).

72. Les allégations de mauvais traitements contraires à l’article 3 de la Convention doivent être étayées par des éléments de preuve appropriés. Pour l’établissement des faits allégués, la Cour se sert du critère de la preuve « au-delà de tout doute raisonnable », une telle preuve pouvant néanmoins résulter d’un faisceau d’indices, ou de présomptions non réfutées, suffisamment graves, précis et concordants (voir, notamment, Jalloh, précité, § 67, Bouyid, précité, § 82, et Martinez Sala et autres c. Espagne, no 58438/00, § 122, 2 novembre 2004).

73. Sur ce dernier point, la Cour a précisé que lorsque les événements en cause, dans leur totalité ou pour une large part, sont connus exclusivement des autorités, comme dans le cas des personnes soumises à leur contrôle en garde à vue, toute blessure survenue pendant cette période donne lieu à de fortes présomptions de fait. La charge de la preuve pèse alors sur le Gouvernement : il lui incombe de fournir une explication satisfaisante et convaincante en produisant des preuves établissant des faits qui font peser un doute sur le récit de la victime (Salman c. Turquie [GC], no 21986/93, § 100, CEDH 2000‑VII, Turan Çakır c. Belgique, no 44256/06, § 54, 10 mars 2009, Gäfgen, précité, § 92, Mete et autres c. Turquie, no 294/08, § 112, 4 octobre 2012, et El-Masri, précité, § 152). En l’absence d’une telle explication, la Cour est en droit de tirer des conclusions pouvant être défavorables au Gouvernement (voir, notamment, El-Masri, précité, § 152). Cela est justifié par le fait que les personnes placées en garde à vue sont en situation de vulnérabilité et que les autorités ont le devoir de les protéger (voir, notamment, Salman, précité, § 99, et Bouyid, précité, § 83).

74. La Cour a également indiqué que, si elle reconnaît qu’elle ne peut sans de bonnes raisons assumer le rôle de juge du fait de première instance lorsque cela n’est pas rendu inévitable par les circonstances de l’affaire dont elle se trouve saisie, elle doit se livrer à un « examen particulièrement attentif » lorsque des allégations sont formulées sur le terrain de l’article 3 de la Convention (voir, mutatis mutandis, Ribitsch, précité, § 32, et El-Masri, précité, § 155), quand bien même certaines procédures et investigations auraient déjà été menées au plan interne (Cobzaru c. Roumanie, no 48254/99, § 65, 26 juillet 2007). En d’autres termes, la Cour est disposée, dans un tel contexte, à examiner d’une manière approfondie les conclusions des juridictions nationales. Pour ce faire, elle peut prendre en compte la qualité de la procédure interne et toute déficience propre à vicier le processus décisionnel (Denissenko et Bogdantchikov c. Russie, no 3811/02, § 83, 12 février 2009, et Bouyid, précité, § 85). Même si les constatations des tribunaux internes ne lient pas la Cour, il lui faut néanmoins d’habitude des éléments convaincants pour pouvoir s’écarter des constatations auxquelles ils sont parvenus (Gäfgen, précité, § 93).

ii. Application de ces principes aux circonstances de l’espèce

75. La Cour observe qu’elle se trouve confrontée à des versions divergentes, notamment en ce qui concerne la conduite des agents de la garde civile lors de l’arrestation et de la détention des requérants ainsi que sur l’origine des lésions subies par ceux-ci pendant cette période. D’une part, les requérants, en s’appuyant sur l’établissement des faits du jugement de première instance de l’Audiencia Provincial, allèguent avoir été battus par les agents de la garde civile responsables de leur arrestation et de leur transfert au poste de la garde civile d’Intxaurrondo le 6 janvier 2008. D’après cette version, après leur arrestation, à 10 h 30, les requérants ont été placés dans deux véhicules différents de la garde civile, où ils ont reçu des coups de la part des trois gardes civils qui les accompagnaient, pendant le transfert jusqu’au poste d’Intxaurrondo, qui a pris fin à 12 h 25, à leur arrivée audit poste et lorsque leur surveillance a été confiée à d’autres agents de la garde civile. Pendant le transfert, les agents ont fait descendre les requérants des véhicules lors du passage par une piste forestière coupée à la circulation, où ils ont continué à les battre séparément. D’autre part, le Gouvernement s’en remet à la version des faits établie par le Tribunal suprême dans son arrêt de cassation, mettant en doute la version des requérants et de l’Audiencia Provincial, notamment quant à l’absence alléguée de résistance des requérants au moment de l’arrestation et au passage et arrêt des véhicules de la garde civile sur la piste forestière mentionnée. Le Gouvernement considère que le Tribunal suprême a fait en dernière instance une appréciation raisonnable des éléments de preuve existants, en concluant que ceux-ci n’étaient pas suffisants pour renverser la présomption d’innocence des gardes civils accusés et condamnés en première instance.

76. La Cour note qu’il ressort des premiers rapports établis par les deux médecins légistes de l’institut médicolégal basque que les requérants présentaient de multiples lésions dans les régions céphalique, thoracique et abdominale, ainsi que dans les extrémités supérieures et inférieures en ce qui concerne le premier requérant (paragraphes 17 et 18 ci-dessus). Ces rapports ont été établis la nuit du 6 au 7 janvier 2008, tout de suite après la sortie des requérants du poste de la garde civile d’Intxaurrondo, où ils avaient été conduits par les gardes civiles qui les avaient arrêtés, et les perquisitions à leurs domiciles respectifs qui ont eu lieu le même jour que les événements litigieux, ce qui conforte leur caractère probant. Le premier requérant a immédiatement été conduit à l’hôpital Arantzazu de Saint-Sébastien, où un autre rapport médical a été dressé par un médecin de cet hôpital. Ce rapport faisait état de contusions et d’érosions multiples, et notamment d’une fracture costale et d’une contusion pulmonaire, confirmant ainsi un pronostic très grave (paragraphe 19 ci-dessus). Le premier requérant a alors été transféré au service des soins intensifs de l’hôpital, où il est resté jusqu’au 9 janvier 2008. Les lésions de l’intéressé ont nécessité 27 jours de traitement, dont cinq jours d’hospitalisation. Quant au second requérant, il a été conduit en voiture à Madrid, où il a été placé dans les locaux de la Direction générale de la garde civile et détenu au secret jusqu’au 11 janvier 2008. Lors de son arrivée à Madrid, il a été examiné par le médecin légiste près l’Audiencia Nacional, qui a constaté plusieurs lésions qui étaient selon lui compatibles avec des manœuvres de détention violente ou de contention (paragraphe 22 ci-dessus). Les lésions du second requérant ont nécessité 14 jours de traitements anti-inflammatoires.

77. Quant à l’origine des lésions, la Cour relève que deux médecins légistes de l’institut médicolégal basque ont établi deux autres rapports qui ont été présentés devant le juge d’instruction no 1 de Saint-Sébastien les 10 et 12 septembre 2008 respectivement, lors de la phase d’instruction (paragraphe 33 ci-dessus). Ces rapports, établis sur la base des rapports médicaux déjà émis, du matériel graphique et des photographies contenues dans ces rapports, des déclarations des requérants et des gardes civils impliqués, ont conclu à l’existence d’éléments laissant penser que les lésions constatées – pour ce qui est du premier requérant – ou certaines des lésions constatées – pour ce qui est du second requérant – avaient pu se produire conformément aux déclarations des requérants selon lesquelles ils avaient été battus par les agents de la garde civils après leur arrestation et pendant leur transfert à Intxaurrondo. Ces deux médecins légistes ont été par la suite entendus en tant qu’experts lors de l’audience publique devant l’Audiencia Provincial, qui s’est appuyée sur leurs expertises pour conclure que les lésions constatées étaient pour la plupart dues à une agression réitérée et directe, et non à l’usage d’une technique d’immobilisation au cours de l’arrestation des requérants, contrairement à ce que soutenaient les gardes civils accusés (paragraphe 44 ci-dessus).

78. Certes, comme l’indique le Gouvernement dans ses observations, la version des requérants n’a pas toujours été concordante. La Cour note par exemple que le second requérant a évoqué, lors de son premier examen par des médecins légistes, le 7 janvier 2008, les circonstances violentes de son arrestation ainsi qu’une une tentative de fuite, ce qui est plus compatible avec la version défendue par les gardes civils selon laquelle les requérants ont fait preuve de résistance au cours de leur arrestation (paragraphe 18 ci‑dessus). Le 9 janvier 2008, lors de son troisième examen médical à Madrid, le second requérant a affirmé ne pas avoir été maltraité (paragraphe 24 ci-dessus). Cependant, la Cour ne saurait dénier, en raison de ce seul fait, toute crédibilité au récit des requérants tel qu’il a été présenté tout au long de la procédure interne. Ainsi, elle note que les requérants ont dénoncé sans délai les mauvais traitements allégués auprès du juge d’instruction de Saint-Sébastien, à savoir deux jours après l’arrestation, le 8 janvier 2008, dans le cas du premier requérant, et six jours après l’arrestation, le 12 janvier 2008, dans le cas du second requérant (comparer avec Beortegui Martinez, précité, §§ 39 et 44). Elle relève que les intéressés ont d’ailleurs précisé lors des audiences publiques devant l’Audiencia Provincial qu’ils n’avaient pas dénoncé tous les mauvais traitements dont ils estimaient avoir été victimes auprès des premiers médecins légistes en raison des menaces qu’auraient proférées à leur égard les gardes civils en cause (paragraphe 36 ci-dessus).

79. La Cour observe ensuite que le Tribunal suprême a mis en doute la version des requérants telle qu’elle avait été partiellement acceptée par le jugement de l’Audiencia Provincial. Pour ce faire, il a procédé à une nouvelle appréciation des preuves et a considéré que les déclarations des requérants répondaient aux ordres donnés par l’organisation terroriste ETA consistant à porter de fausses plaintes pour tortures contre les forces de sécurité de l’État espagnol. Estimant que les déclarations des requérants étaient mensongères, le Tribunal suprême a dénié toute valeur probante aux rapports des médecins légistes de l’institut médicolégal basque sur lesquels s’était appuyée l’Audiencia Provincial, au motif que ceux-ci étaient fondés sur des prémisses fausses. Il a par ailleurs considéré que le manque de sincérité des requérants ne permettait pas d’établir la preuve de l’origine des lésions ni de déterminer si des excès s’étaient produits au moment de l’arrestation des intéressés.

80. Or la Cour constate que les médecins légistes ont également examiné dans leurs rapports la version défendue par les gardes civils selon laquelle les requérants avaient violemment résisté à leur arrestation, et conclu que cette version n’était pas compatible avec la plupart des lésions constatées. En ce qui concerne plus particulièrement les lésions les plus graves présentées par le premier requérant – des fractures des côtes et leurs conséquences –, le Tribunal suprême, sur la base d’une nouvelle lecture des rapports des experts, a conclu dans son considérant no 21 que celles-ci étaient le résultat des facteurs « postérieurs», survenus le lendemain de l’arrestation, et « indéterminés » (paragraphe 49 ci-dessus). Le Tribunal suprême ne s’est livré à aucune appréciation sur la manière ni sur le moment où ces blessures avaient été causées au premier requérant. Or, selon le jugement de l’Audiencia Provincial, tous les experts s’accordaient à dire que les fractures des côtes du premier requérant étaient survenues de façon progressive, tout au long du jour de l’arrestation, et qu’elles avaient probablement été causées par le mouvement du véhicule et par la position assise de l’intéressé lors de son transfert à Intxaurrondo.

81. En tout état de cause, et indépendamment de cette divergence entre l’arrêt du Tribunal suprême et le jugement de l’Audiencia Provincial, la Cour ne peut que constater que le Tribunal suprême s’est limité à écarter la version des requérants sans pour autant déterminer l’origine des lésions subies, établies par les rapports médicaux, au regard de leur arrestation et détention par les membres de la garde civile, ou l’éventuelle part de responsabilité de ces agents. À supposer même que la version du Tribunal suprême sur l’origine des lésions au moment de l’arrestation puisse être acceptée, cette juridiction n’a pas exploré davantage la question de savoir si le recours à la force physique par les agents de la garde civile pendant cette opération était strictement nécessaire et proportionné (voir, mutatis mutandis, Iribarren Pinillos c. Espagne, no 36777/03, § 56, 8 janvier 2009) ou si les lésions les plus graves subies par le premier requérant, après son arrestation selon le Tribunal suprême, étaient imputables aux agents responsables de son maintien en détention et de sa surveillance, alors que celui-ci se trouvait toujours placé en garde à vue et donc sous le contrôle de la garde civile.

82. La Cour note que le Gouvernement ne fait que renvoyer à l’issue de la procédure pénale interne et à l’appréciation faite par le Tribunal suprême. Or elle rappelle que, quelle que soit l’issue de la procédure engagée au plan interne, l’acquittement des agents des forces de sécurité ne saurait dégager l’État défendeur de sa responsabilité au regard de la Convention ; c’est à lui qu’il appartient de fournir une explication plausible sur l’origine des lésions (Selmouni, précité, § 87, Rivas c. France, no 59584/00, § 38, 1er avril 2004, et Ghedir et autres c. France, no 20579/12, § 112, 16 juillet 2015). En l’espèce, même si l’on accepte l’hypothèse du Tribunal suprême sur l’origine des lésions au moment de l’arrestation, le Gouvernement n’a pas démontré les circonstances exactes de l’arrestation des requérants ni établi que la force utilisée par les agents impliqués lors de cette opération avait été proportionnée.

Quant aux lésions qui auraient pu survenir ultérieurement à l’arrestation et au transfert des requérants à Intxaurrondo, le Gouvernement se limite à soutenir que la plainte pour tortures des requérants ne se rapportait à aucun fait qui aurait eu lieu après l’arrivée des requérants à la caserne de la garde civile. Or la Cour note que la plainte des requérants devant les juridictions internes portait aussi sur des mauvais traitements qui leur auraient été infligés après leur arrestation, et que l’Audiencia Provincial a examiné aussi cette période (paragraphe 41 ci-dessus).

83. Eu égard à ce qui précède, la Cour juge qu’il est suffisamment établi que les lésions décrites dans les certificats produits par les requérants, dont l’existence n’a été niée ni par le Tribunal suprême ni par le Gouvernement, sont survenues alors qu’ils se trouvaient entre les mains de la garde civile. Elle considère que ni les autorités nationales ni le Gouvernement n’ont fourni d’arguments convaincants ou crédibles pouvant servir à expliquer ou justifier dans les circonstances de l’espèce les lésions subies par les requérants. Partant, la Cour estime la responsabilité des lésions décrites doit être imputée à l’État défendeur.

84. Dans la mesure où les requérants n’ont pas allégué que les lésions en question ont eu des conséquences à long terme sur eux (comparer avec Cestaro, précité, §§ 155 et 178) et en l’absence de preuve concluante relative au but des traitements infligés (Krastanov, précité, § 53, et comparer avec Vladimir Romanov c. Russie, no 41461/02, §§ 67-70, 24 juillet 2008), la Cour estime que les mauvais traitements infligés aux requérants ne sauraient être qualifiés de tortures. Cela étant, ils étaient suffisamment graves pour être considérés comme des traitements inhumains et dégradants.

85. La Cour conclut qu’il y a eu violation de l’article 3 de la Convention sous son volet matériel.

b) Sur le volet procédural de l’article 3 de la Convention

i. Principes généraux

86. La Cour renvoie aux principes généraux énoncés, notamment, dans les arrêts El-Masri (précité, §§ 182-185), Mocanu et autres (précité, §§ 316-326), et Bouyid (précité, §§ 115-123).

87. Il en ressort que, pour que l’interdiction générale de la torture et des peines et traitements inhumains ou dégradants s’adressant notamment aux agents publics s’avère efficace en pratique, il faut qu’existe une procédure permettant d’enquêter sur les allégations de mauvais traitements infligés à une personne se trouvant entre leurs mains. Ainsi, notamment, compte tenu du devoir général incombant à l’État en vertu de l’article 1 de la Convention de « reconna[ître] à toute personne relevant de [sa] juridiction les droits et libertés définis [dans] la (...) Convention », les dispositions de l’article 3 requièrent par implication qu’une forme d’enquête officielle effective soit menée lorsqu’un individu soutient de manière défendable avoir subi, de la part notamment de la police ou d’autres services comparables de l’État, un traitement contraire à l’article 3 (Bouyid, précité, §§ 115-116). Cette enquête, à l’instar de celle résultant de l’article 2, doit pouvoir mener à l’identification et, le cas échéant, à la punition des responsables (voir Martinez Sala et autres, précité, § 156, San Argimiro Isasa c. Espagne, no 2507/07, § 34, 28 septembre 2010, Beristain Ukar c. Espagne, no 40351/05, § 28, 8 mars 2011, B.S. c. Espagne, no 47159/08, § 40, 24 juillet 2012, Otamendi Egiguren, précité, § 38, Etxebarria Caballero, précité, § 43, Ataun Rojo, précité, § 34, Arratibel Garciandia, précité, § 35, et, pour un arrêt récent, Beortegui Martinez, précité, § 37).

88. L’enquête doit être suffisamment vaste pour permettre aux autorités qui en sont chargées de prendre en considération non seulement les actes des agents de l’État qui ont eu directement et illégalement recours à la force, mais aussi l’ensemble des circonstances les ayant entourés. Bien qu’il s’agisse d’une obligation non pas de résultat mais de moyens, toute carence de l’enquête affaiblissant sa capacité à établir les circonstances de l’affaire ou l’identité des responsables risque de faire conclure qu’elle ne répond pas à la norme d’effectivité requise (Mocanu et autres, précité, §§ 321-322, Bouyid, précité, §§ 119-120). L’enquête doit en outre être approfondie, ce qui signifie que les autorités doivent toujours s’efforcer sérieusement de découvrir ce qui s’est passé et qu’elles ne doivent pas s’appuyer sur des conclusions hâtives ou mal fondées pour clore l’enquête (Bouyid, précité, § 123).

89. Lorsque l’investigation préliminaire a entraîné l’ouverture de poursuites devant les juridictions nationales, c’est l’ensemble de la procédure, y compris la phase de jugement, qui doit satisfaire aux impératifs de l’interdiction posée par l’article 3 de la Convention. Ainsi, les instances judiciaires internes ne doivent en aucun cas se montrer disposées à laisser impunies des atteintes à l’intégrité physique et morale des personnes. Cela est indispensable pour maintenir la confiance du public et assurer son adhésion à l’État de droit ainsi que pour prévenir toute apparence de tolérance d’actes illégaux, ou de collusion dans leur perpétration (Okkali c. Turquie, no 52067/99, § 65, 17 octobre 2006, et Cestaro, précité, § 206).

90. La tâche de la Cour consiste donc à vérifier si et dans quelle mesure les juridictions, avant de parvenir à telle ou telle conclusion, peuvent passer pour avoir soumis le cas porté devant elles à l’examen scrupuleux que demande l’article 3 de la Convention, de manière à préserver la force de dissuasion du système judiciaire mis en place et l’importance du rôle qui revient à ce dernier dans le respect de l’interdiction de la torture (Okkali, précité, § 66, Ali et Ayşe Duran c. Turquie, no 42942/02, § 62, 8 avril 2008, et Cestaro, précité, § 206).

ii. Application de ces principes aux circonstances de l’espèce

91. La Cour relève que, en l’espèce, une instruction pour délits présumés de tortures a été rapidement ouverte devant le juge d’instruction no 1 de Saint-Sébastien. Celle-ci a permis l’audition de plusieurs gardes civils responsables de l’arrestation, des transferts et de la garde à vue au secret des requérants. Des expertises sur l’origine des lésions ont été aussi présentées au cours de cette instruction.

92. En tout état de cause, les requérants dénoncent principalement les défaillances dans la phase de jugement de la procédure pénale engagée contre les agents de la garde civile mis en cause, notamment la manière dont le Tribunal suprême a procédé à une nouvelle appréciation des éléments de preuve du dossier et les carences dans son raisonnement au regard de l’obligation procédurale imposée par l’article 3 de la Convention d’établir l’ensemble des faits et des circonstances.

93. Quant à la nouvelle appréciation des preuves faite par le Tribunal suprême, qui l’a conduit à rejeter la version des requérants et à modifier substantiellement l’établissement des faits estimés prouvés par l’Audiencia Provincial, la Cour relève que le Tribunal suprême a réexaminé certaines preuves documentaires sur la base du dossier, telles que les différentes expertises médicales et le document saisi auprès du chef de l’organisation ETA, lequel prouverait selon cette juridiction que les plaintes des requérants étaient fausses. Mais le Tribunal suprême ne s’est pas limité à effectuer une interprétation différente des preuves documentaires, il a également réévalué la crédibilité des témoignages des deux requérants, plaignants dans la procédure interne, ainsi que celle des autres témoins – P.E., I.R. et A.A. –qui, selon la haute juridiction, auraient des liens plus ou moins étroits avec les requérants ou avec l’ETA. Cette nouvelle appréciation des preuves de nature personnelle, sans une appréciation directe par le Tribunal suprême et en contradiction avec les conclusions du tribunal d’instance, lequel avait eu l’opportunité d’entendre les requérants, les accusés et tous les témoins lors d’une audience publique, a été déterminante pour parvenir à l’acquittement des gardes civils accusés.

À cet égard, la Cour rappelle que, conformément à la jurisprudence relative à l’article 6 § 1 de la Convention, lorsque les juridictions d’appel ou de recours réexaminent des preuves de nature personnelle telles que les témoignages des témoins ou des accusés et parviennent à des conclusions opposées à celles établies par la juridiction a quo, les exigences d’un procès équitable peuvent rendre indispensable la tenue d’une audience publique devant la juridiction d’appel ou de recours, afin que celle-ci puisse avoir une connaissance directe et immédiate de ces éléments de preuve (voir Helmers c. Suède, 29 octobre 1991, § 38, série A no 212‑A, et, mutatis mutandis, Igual Coll, précité, §§ 36-37, et Lacadena Calero c. Espagne, no 23002/07, §§ 46-51, 22 novembre 2011). S’il est vrai que les garanties offertes par l’article 6 de la Convention ne s’apprécient pas nécessairement de la même manière que les exigences procédurales des articles 2 ou 3, la Cour a admis que les exigences du procès équitable peuvent inspirer l’examen des questions procédurales sur le terrain de ces dispositions (Mustafa Tunç et Fecire Tunç c. Turquie [GC], no 24014/05, § 220, 14 avril 2015).

94. En tout état de cause, comme la Cour l’a relevé plus haut (paragraphe 81 ci-dessus), le Tribunal suprême s’est limité dans son arrêt de cassation à écarter la version des requérants sans pour autant chercher à établir si le recours à la force physique par les agents de la garde civile lors de l’arrestation des requérants avait été strictement nécessaire et proportionné ou si les lésions les plus graves subies ultérieurement par le premier requérant – d’après l’établissement des faits du Tribunal suprême – étaient imputables aux agents responsables de la détention et de la surveillance de celui-ci. Ces omissions ont empêché la juridiction nationale d’établir les faits et l’ensemble des circonstances aussi complètement qu’elle aurait pu le faire, conformément à l’obligation de soumettre le cas porté devant elle à l’examen scrupuleux que demande l’article 3 de la Convention.

95. En conclusion, la Cour estime qu’il y a eu violation de l’article 3 sous son volet procédural.

II. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

96. Aux termes de l’article 41 de la Convention,

« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »

A. Dommage

97. Les requérants réclament 60 000 euros (EUR) chacun au titre du préjudice moral qu’ils auraient subi en raison de la violation alléguée de l’article 3 de la Convention.

98. Le Gouvernement conteste cette thèse.

99. Statuant en équité, la Cour considère qu’il y a lieu d’octroyer au premier requérant 30 000 EUR et au second requérant 20 000 EUR au titre du préjudice moral.

B. Frais et dépens

100. Les requérants demandent également 21 623,36 EUR pour les frais et dépens engagés devant les juridictions internes et pour ceux engagés devant la Cour.

101. Le Gouvernement soutient que les requérants n’ont produit aucune preuve concernant le versement de ce montant aux avocats qui les ont représentés.

102. Selon la jurisprudence de la Cour, un requérant ne peut obtenir le remboursement de ses frais et dépens que dans la mesure où se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et le caractère raisonnable de leur taux (Merabishvili c. Géorgie [GC], no 72508/13, § 370, 28 novembre 2017). De plus, l’article 60 § 2 du règlement prévoit que toute prétention présentée au titre de l’article 41 de la Convention doit être chiffrée, ventilée par rubrique et accompagnée des justificatifs nécessaires, faute de quoi la Cour peut rejeter la demande, en tout ou en partie (García Mateos c. Espagne, no 38285/09, § 60, 19 février 2013). En l’espèce, en l’absence de tout document justificatif, la Cour estime qu’il n’y a pas lieu de leur accorder de somme à ce titre.

C. Intérêts moratoires

103. La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.

PAR CES MOTIFS, LA COUR,

1. Déclare, à l’unanimité, la requête recevable;

2. Dit, à l’unanimité, qu’il y a eu violation de l’article 3 de la Convention sous son volet matériel ;

3. Dit, à l’unanimité, qu’il y a eu violation de l’article 3 de la Convention sous son volet procédural ;

4. Dit, par quatre voix contre trois,

a) que l’État défendeur doit verser, dans les trois mois à compter du jour où l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, les sommes suivantes :

i. 30 000 EUR (trente mille euros), plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt, au premier requérant pour dommage moral ;

ii. 20 000 EUR (vingt mille euros), plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt, au second requérant pour dommage moral ;

b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ces montants seront à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;

5. Rejette, à l’unanimité, la demande de satisfaction équitable pour le surplus.

Fait en français, puis communiqué par écrit le 13 février 2018, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement de la Cour.

Stephen PhillipsHelena Jäderblom
GreffierPrésidente

Au présent arrêt se trouve joint, conformément aux articles 45 § 2 de la Convention et 74 § 2 du règlement, l’exposé de l’opinion séparée des juges Keller, Pastor Vilanova et Serghides.

H.J.
J.S.P.

OPINION PARTIELLEMENT DISSIDENTE ET PARTIELLEMENT CONCORDANTE COMMUNE DES JUGES KELLER, PASTOR VILANOVA ET SERGHIDES

1. Cette affaire soulève deux questions importantes : la première est celle de savoir dans quelle mesure la Cour est liée par l’établissement des faits établis par les juridictions nationales ; la seconde est celle de savoir si les mauvais traitements subis par les requérants doivent être qualifiés de torture.

I. L’établissement des faits

2. La jurisprudence de la Cour est bien établie sur ce sujet. Étant donné l’importance fondamentale de la prohibition de la torture et des traitements inhumains ou dégradants, la Cour doit procéder à un examen particulièrement approfondi en présence d’allégations sur le terrain de l’article 3 de la Convention (Gäfgen c. Allemagne [GC], no 22978/05, § 93, CEDH 2010). Lorsqu’il y a eu une procédure interne, la Cour n’est pas compétente, en règle générale, pour substituer sa propre vision des choses à celle des cours et tribunaux internes, auxquels il appartient, en principe, de peser les données recueillies par eux (Klaas c. Allemagne, 22 septembre 1993, § 29, série A no 269). Pour pouvoir déroger à ce principe et donc s’écarter des observations auxquelles les autorités nationales sont parvenues, la Cour doit pouvoir se fonder sur des « éléments convaincants » (Cestaro c. Italie, no 6884/11, §§ 72–73, 7 avril 2015).

3. À notre avis, il y avait, en l’espèce, des éléments convaincants qui auraient permis à la chambre de s’écarter de l’appréciation des faits retenue par le Tribunal suprême. Premièrement, le Tribunal suprême a procédé à une nouvelle évaluation de la crédibilité des déclarations des requérants et des dépositions de trois témoins, mais sans les écouter préalablement. La plus haute juridiction a surtout estimé que ces trois témoins étaient partiaux en raison de leurs liens supposés avec l’ETA, ce qui a donné lieu à une relaxe générale. Or dans l’arrêt Lacadena Calero c. Espagne (no 23002/07, §§ 39‑51, 22 novembre 2011), la même chambre a déjà eu l’occasion de condamner cette pratique du Tribunal suprême au titre de l’article 6 de la Convention, non seulement en raison de l’absence de connaissance directe et immédiate des preuves subjectives de sa part mais encore parce que le pourvoi en cassation ne permet pas de revenir, en principe, sur les faits établis par la première instance. Partant, il apparaît illogique que la chambre ait conclu, d’une part, « en l’absence de preuves concluantes relatives au but des traitements infligés » (paragraphe 84), ce qui équivaut à donner le même poids aux deux jugements pénaux, et d’autre part, qu’elle ait sanctionné la nouvelle (et irrégulière) appréciation des faits contenue dans le dernier. La cohérence interne du jugement se trouve alors sapée. Nous entendons que la violation du volet procédural devait nécessairement conduire à privilégier les faits estimés prouvés par le tribunal de première instance (l’Audiencia Provincial de Guipúzcoa) et à aboutir à un constat d’actes de torture.

4. Deuxièmement, le Tribunal suprême s’est écarté considérablement des appréciations du jugement de l’Audiencia Provincial, lequel fondait la condamnation pénale de quatre gardes civils, notamment, sur les conclusions fracassantes des médecins légistes. Le Tribunal suprême a constaté que les conclusions des experts semblaient se contredire en raison des déclarations changeantes des requérants dans le temps (paragraphe 49). Cette nouvelle appréciation ne nous apparaît pas convaincante si l’on tient compte du fait que les légistes ont examiné « très attentivement » tout le dossier, y compris « les déclarations des requérants » (paragraphe 33).

5. Troisièmement, le Tribunal suprême s’est trop focalisé sur l’examen de l’affaire d’un point de vue de la procédure pénale et il a failli à examiner l’aspect de la responsabilité sous l’angle de la Convention. La Cour a répété maintes fois que la responsabilité pénale se distingue de la responsabilité internationale au titre de la Convention. La responsabilité au regard de la Convention découle des dispositions de celle-ci, qui doivent être interprétées et appliquées conformément aux objectifs de l’instrument et à la lumière des principes du droit international. Il ne faut pas confondre la responsabilité d’un État en raison des actes de ses organes, agents ou employés et les questions de droit interne concernant la responsabilité pénale individuelle, dont l’appréciation relève des juridictions internes (Tanlı c. Turquie, no 26129/95, § 111, CEDH 2001‑III (extraits).

6. Tout cela nous amène à la conclusion que la chambre aurait dû examiner les faits indépendamment des conclusions du Tribunal suprême. Comme la procédure devant l’Audiencia Provincial n’était pas viciée, la Cour aurait dû – à notre humble avis – prendre l’établissement des faits de cette autorité comme point de départ.

II. La qualification du mauvais traitement

7. La majorité entend que les lésions infligées aux requérants par les gardes civils doivent être qualifiées de traitements inhumains et dégradants (paragraphe 84). Pour notre part, nous soutenons qu’elles doivent être qualifiées de torture. Le point 2 du dispositif de l’arrêt déclare qu’il y a eu une violation de l’article 3 de la Convention sous son volet matériel, sans précisions complémentaires. Nous avons voté en faveur de ce constat dans la mesure où le dispositif ne reprenait pas la précision opérée au paragraphe 84. Cependant, nous nous sommes opposés à la quantification économique du dommage moral (point 4 du dispositif), à nos yeux insuffisante, car elle découlait nécessairement de la qualification juridique effectuée dans le corps du jugement.

8. Nous allons maintenant développer les motifs qui nous ont poussés à estimer que les requérants ont fait l’objet d’actes de torture.

9. Selon notre jurisprudence, la qualification de torture résulte de plusieurs paramètres, dont la production délibérée de souffrances graves et cruelles aux victimes, le contexte dans lequel s’inscrivent ces mauvais traitements et le but poursuivi par leur(s) auteur(s), notamment s’il y a eu une volonté d’obtenir des renseignements, de punir ou d’intimider (Bouyid c. Belgique [GC], no 23380/09, § 86, CEDH 2015, et Gäfgen, précité, § 90).

10. À notre avis, tous ces paramètres sont clairement réunis dans cette affaire, comme exposé ci-dessous.

11. La particulière gravité des souffrances endurées par les requérants : le premier requérant a notamment passé cinq jours à l’hôpital, dont trois dans une unité de soins intensifs (paragraphe 13). Parmi de multiples lésions, il avait deux côtes fracturées (paragraphe 20).

12. L’intentionnalité des brutalités : elles doivent être attribuées à la garde civile car elles se sont produites alors que les requérants étaient sous son contrôle. Il faut ajouter que, lors de l’arrestation des requérants, près de quinze agents sont intervenus (paragraphe 26) et curieusement aucun n’a été blessé, ce qui rend invraisemblable la version du gouvernement selon laquelle les lésions se seraient produites à l’occasion d’une interpellation violente (paragraphe 26). Qui plus est, les experts légistes ont conclu que les lésions des requérants étaient compatibles avec la version des faits de ces derniers, alors que celle des gardes civils ne l’était pas (paragraphe 33).

13. Le contexte : il est notoire que les faits se sont déroulés pendant une période particulièrement sanglante, durant laquelle les forces de sécurité espagnoles constituaient l’une des cibles de l’ETA. À titre d’exemple, un policier avait été tué et un autre gravement blessé en France un mois avant l’arrestation des requérants. Plus concrètement, les circonstances qui entourent la détention des requérants nous semblent fondamentales dans le cas d’espèce. En effet, celle-ci a eu lieu suite à la découverte de deux armes et de cinquante munitions dans le sac à dos de l’un des requérants. Les gardes civils pouvaient raisonnablement en déduire que les requérants appartenaient à l’ETA.

14. Le but poursuivi par les auteurs de la maltraitance : la majorité de la chambre qualifie les mauvais traitements d’inhumains et dégradants, compte tenu de « l’absence de preuves concluantes relatives au but des traitements infligés ».

15. Il est évident que le mobile est quasi impossible à démontrer. Cependant, des indices concordants nous permettent de déduire que les gardes civils étaient vraisemblablement animés par une volonté de punir, de briser ou d’intimider les requérants en raison de leur appartenance présumée à l’ETA.

16. Au-delà du contexte de l’espèce exposé ci-dessus, notre raisonnement est corroboré par le jugement très exhaustif de l’Audiencia provincial qui a qualifié les agissements de la garde civile d’actes de torture, en particulier parce que les brutalités avaient pour finalité l’humiliation, le châtiment et la vengeance contre les requérants en raison de leur appartenance à l’ETA (pages 75 et 76 de cet arrêt).

III. Conclusion

17. En conclusion, nous sommes d’avis que la majorité de la chambre n’a pas tenu compte des éléments convaincants qui auraient permis à la Cour de s’écarter de l’établissement des faits retenu par le Tribunal suprême. De plus, nous estimons que la majorité a mis la production d’une preuve quasiment incontestable sur l’existence des tortures alléguées à la charge des requérants. Cette exigence nous semble contraire à la jurisprudence de la Cour qui : a) soumet à un contrôle très poussé les allégations de torture et b) est très protectrice de la dignité des personnes, même lorsqu’elles ont commis des actes lâches et odieux.


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