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03/11/2022 | CEDH | N°001-220771

CEDH | CEDH, AFFAIRE VEGOTEX INTERNATIONAL S.A. c. BELGIQUE, 2022, 001-220771


GRANDE CHAMBRE

AFFAIRE VEGOTEX INTERNATIONAL S.A. c. BELGIQUE

(Requête no 49812/09)

ARRÊT

Art 6 § 1 (pénal) • Procès équitable • Dette fiscale prescrite par l’effet rétroactif d’une nouvelle jurisprudence mais ensuite rétablie, dans le cadre d’une procédure encore pendante, par une législation rétroactive mais prévisible restaurant la sécurité juridique • Applicabilité dans une affaire fiscale de principes jurisprudentiels relatifs à une législation rétroactive qui influe sur le dénouement judiciaire d’un litige auquel l’État est

partie • Garanties offertes par l’art 6 ne s’appliquant pas dans toute leur rigueur dans le domaine fiscal,...

GRANDE CHAMBRE

AFFAIRE VEGOTEX INTERNATIONAL S.A. c. BELGIQUE

(Requête no 49812/09)

ARRÊT

Art 6 § 1 (pénal) • Procès équitable • Dette fiscale prescrite par l’effet rétroactif d’une nouvelle jurisprudence mais ensuite rétablie, dans le cadre d’une procédure encore pendante, par une législation rétroactive mais prévisible restaurant la sécurité juridique • Applicabilité dans une affaire fiscale de principes jurisprudentiels relatifs à une législation rétroactive qui influe sur le dénouement judiciaire d’un litige auquel l’État est partie • Garanties offertes par l’art 6 ne s’appliquant pas dans toute leur rigueur dans le domaine fiscal, qui ne relève pas du noyau dur du droit pénal • Critères d’appréciation du caractère impérieux des motifs d’intérêt général pertinents

Art 6 § 1 • Substitution de motifs opérée par la Cour de cassation ne portant pas atteinte au droit d’accès à un tribunal, au principe du contradictoire et au principe de l’égalité des armes

Art 6 § 1 • Durée excessive de la procédure

STRASBOURG

3 novembre 2022

Cet arrêt est définitif. Il peut subir des retouches de forme.

En l’affaire Vegotex International S.A. c. Belgique,

La Cour européenne des droits de l’homme, siégeant en une Grande Chambre composée de :

Robert Spano,

Jon Fridrik Kjølbro,

Síofra O’Leary,

Gabriele Kucsko-Stadlmayer,

Ksenija Turković,

Paul Lemmens,

Ganna Yudkivska,

Aleš Pejchal,

Valeriu Griţco,

Yonko Grozev,

Armen Harutyunyan,

Stéphanie Mourou-Vikström,

Lado Chanturia,

Ivana Jelić,

Gilberto Felici,

Arnfinn Bårdsen,

Raffaele Sabato, juges,
et de Johan Callewaert, greffier adjoint de la Grande Chambre,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 7 juillet 2021 et le 25 mai 2022,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette dernière date :

INTRODUCTION

1. La requête concerne une procédure fiscale de recouvrement de l’impôt et la majoration d’impôt à laquelle la société requérante fut condamnée. Invoquant l’article 6 § 1 de la Convention, la société requérante se plaint de l’intervention du législateur au cours de la procédure, de la méconnaissance du droit d’accès à un tribunal et du principe du contradictoire du fait de la substitution de motifs opérée par la Cour de cassation, ainsi que du dépassement du délai raisonnable.

PROCÉDURE

2. À l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 49812/09) dirigée contre le Royaume de Belgique et dont une société anonyme de droit belge dont le siège est établi à Anvers, Vegotex International S.A. (« la société requérante »), a saisi la Cour le 10 septembre 2009 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).

3. La société requérante a été représentée par Mes P. Wouters et D. Van Belle, avocats à Louvain et Anvers respectivement. Le gouvernement belge (« le Gouvernement ») a été représenté par son agent, Mme I. Niedlispacher, du service public fédéral de la Justice.

4. La requête a été attribuée à la troisième section de la Cour (article 52 § 1 du règlement de la Cour – « le règlement »). Le 14 mai 2018, les griefs tirés de l’article 6 § 1 de la Convention ont été communiqués au Gouvernement et la requête a été déclarée irrecevable pour le surplus conformément à l’article 54 § 3 du règlement de la Cour. Les parties ont échangé des observations sur la recevabilité et le bien-fondé de la requête.

5. Le 10 novembre 2020, une chambre de cette section composée de Georgios A. Serghides, président, Paul Lemmens, Helen Keller, Georges Ravarani, María Elósegui, Darian Pavli, Peeter Roosma, juges, et de Milan Blaško, greffier de section, a rendu son arrêt. Elle a déclaré, à l’unanimité, la requête recevable et a conclu, à l’unanimité, à la non-violation de l’article 6 § 1 de la Convention du fait de l’intervention du législateur au cours de la procédure, à la non-violation de l’article 6 § 1 du fait de la substitution de motifs opérée par la Cour de cassation, et à la violation de l’article 6 § 1 en raison du dépassement du délai raisonnable.

6. Le 9 février 2021, la société requérante a sollicité le renvoi de l’affaire devant la Grande Chambre. Le 8 mars 2021, le collège de la Grande Chambre a fait droit à cette demande.

7. La composition de la Grande Chambre a ensuite été arrêtée conformément aux dispositions des articles 26 §§ 4 et 5 de la Convention et 24 du règlement.

8. Tant la société requérante que le Gouvernement ont déposé des observations écrites complémentaires sur le fond de l’affaire (article 59 § 1 du règlement).

9. Une audience s’est déroulée le 7 juillet 2021 au Palais des droits de l’homme, à Strasbourg, par visioconférence en raison de la situation sanitaire liée à l’épidémie de Covid-19 (article 59 § 3 du règlement). L’enregistrement de l’audience a été rendu public le jour même sur le site internet de la Cour.

Ont comparu :

– pour le Gouvernement
Mme I. Niedlispacher, agent,
Me R. Jafferali, avocat, conseil,

– pour la société requérante
Me P. Wouters, avocat, conseil.

La Cour les a entendus en leurs déclarations ains qu’en leurs réponses aux questions posées par les juges.

EN FAIT

10. La requérante est une société anonyme de droit belge dont le siège est établi à Anvers.

1. LA PHASE ADMINISTRATIVE

11. Le 5 octobre 1995, la société requérante fut informée de l’intention de l’administration fiscale de rectifier sa déclaration pour l’exercice d’imposition 1993 au motif que la déduction d’impôt de certains coûts liés à une transaction boursière postulée par la société requérante n’était pas acceptée en raison du fait que ces coûts ne satisfaisaient pas aux conditions prévues par le code des impôts sur les revenus de 1992 (« CIR 92 »). La déduction d’investissement ne pouvait pas non plus être reconnue. Une majoration d’impôt de 50 % fut annoncée avec la mention suivante : « première infraction visant à se soustraire à l’impôt ».

12. Le 2 novembre 1995, la société requérante marqua son désaccord.

13. Le 11 décembre 1995, le receveur des contributions directes enrôla à charge de la société requérante l’impôt des sociétés pour un montant de 12 054 089 francs belges (« BEF » ; soit 298 813,06 euros « EUR ») ainsi qu’une majoration d’impôt de 50 %, correspondant à 6 027 045 BEF (soit 149 405,54 EUR). L’imposition fut notifiée à la société requérante le 15 décembre 1995.

14. Le 22 février 1996, la société requérante introduisit devant le directeur régional des contributions directes d’Anvers une réclamation motivée des cotisations établies à sa charge et de la majoration d’impôt.

15. Le 19 septembre 2000, la réclamation fut rejetée par le directeur régional.

16. Le 24 octobre 2000, l’administration fiscale fit signifier à la société requérante par exploit d’huissier de justice un « commandement de payer interruptif de prescription » (verjaringstuitend bevel tot betaling ; paragraphe 38 ci-dessous). Il était précisé qu’il ne visait pas à mettre à exécution le paiement de la dette fiscale, celle-ci étant contestée par la société requérante, et qu’il ne servait qu’à interrompre la prescription.

2. LA PHASE JUDICIAIRE

17. Le 14 décembre 2000, la société requérante saisit le tribunal de première instance d’Anvers, notamment pour faire annuler la majoration d’impôt établie à sa charge pour l’exercice d’imposition 1993.

18. Le 8 mars 2004, le tribunal déclara l’action recevable et très partiellement fondée. Dans la seule mesure où la majoration concernait la déduction d’investissement, le tribunal estima qu’il ressortait des éléments du dossier qu’il n’y avait pas de raison d’appliquer une majoration d’impôt de 50 %, de sorte qu’il y avait lieu, conformément à la loi, de réduire la majoration à 10 %. Le reste de la demande fut rejetée. En particulier, la majoration d’impôt de 50 % relative aux coûts liés à la transaction boursière fut confirmée.

19. Le 15 avril 2004, la société requérante interjeta appel. Elle demanda notamment que soit reconnue la prescription du droit de l’État de recouvrer l’impôt pour l’exercice d’imposition 1993. Sur ce point, elle fit valoir que la prescription de ses dettes avait été acquise cinq ans après la date à laquelle elles devaient être payées. Selon la société requérante, ce délai de cinq ans avait commencé à courir le 15 février 1996, deux mois après l’envoi de l’imposition du 15 décembre 1995, il n’avait pas été interrompu, et la prescription avait donc été acquise le 15 février 2001. La société requérante se référa à la jurisprudence de la Cour de cassation, inaugurée en 2002, selon laquelle le commandement de payer signifié pour une dette d’impôt contestée ne constituait pas un mode interruptif de prescription de l’impôt (paragraphe 40 ci-dessous).

20. Le 9 juillet 2004, une loi-programme fut promulguée, qui entra en vigueur le 25 juillet 2004 (paragraphe 45 ci-dessous).

21. Le 6 février 2007, la cour d’appel d’Anvers confirma le jugement entrepris. Elle considéra tout d’abord que le « commandement de payer interruptif de prescription » du 24 octobre 2000 n’avait pas pu interrompre la prescription, celui-ci ne constituant pas un « commandement » (bevel tot betaling) au sens de l’article 2244 du code civil. En effet, un commandement ne pourrait avoir d’effet interruptif que s’il était basé sur un titre exécutoire. Or, il n’était pas fondé sur un tel titre puisque l’avertissement-extrait de rôle du 11 décembre 1995 était contesté par la société requérante. Ensuite, la cour d’appel considéra que, le « commandement de payer interruptif de prescription » ne constituant pas un « commandement » au sens de l’article 2244 du code civil, la disposition interprétative de l’article 49 de la loi-programme du 9 juillet 2004, qui visait le seul « commandement » (dwangbevel), n’était pas applicable. En revanche, la cour d’appel considéra que la prescription avait été suspendue en vertu de l’article 2251 du code civil. Selon cette disposition, la prescription ne courait pas contre les personnes qui étaient « dans quelque exception établie par une loi » (paragraphe 51 ci-dessous). Or, aussi longtemps que la dette fiscale était contestée, l’État était dans l’impossibilité d’exiger son paiement. La prescription de cette dette était donc suspendue jusqu’à la décision définitive sur la contestation de celle-ci. Partant, le droit de recouvrer l’impôt litigieux n’était pas prescrit. Quant au fond, la cour d’appel rejeta tous les griefs dirigés contre le jugement entrepris.

22. Le 22 août 2007, la société requérante se pourvut en cassation. Elle invoqua un moyen unique relatif à la suspension de la prescription retenue par la cour d’appel en vertu de l’article 2251 du code civil.

23. Le 19 novembre 2007, l’État se pourvut également en cassation. Il invoqua un moyen unique relatif à l’interruption de la prescription en vertu de l’article 49 de la loi‑programme du 9 juillet 2004 qui n’avait pas été retenue par la cour d’appel.

24. Le 17 octobre 2008, l’avocat général à la Cour de cassation prit des conclusions écrites. Il conclut que le moyen invoqué par la société requérante à l’appui de son pourvoi était irrecevable à défaut d’intérêt, dès lors que la décision attaquée demeurait en tout état de cause légalement justifiée si la Cour de cassation substituait au motif de l’arrêt attaqué le motif selon lequel la prescription avait, conformément à l’article 49 de la loi-programme du 9 juillet 2004, été interrompue par la signification du commandement de payer du 24 octobre 2000. L’avocat général se référa à la jurisprudence de la Cour constitutionnelle (arrêts des 7 décembre 2005 et 1er février 2006) et de la Cour de cassation (arrêts du 17 janvier 2008) (respectivement paragraphes 47 et 48 ci‑dessous).

25. La société requérante indique sans que cela ne soit contesté par le Gouvernement qu’elle réceptionna les conclusions de l’avocat général le 5 mars 2009.

26. Le 9 mars 2009, la société requérante déposa une note en vertu de l’article 1107 du code judiciaire (paragraphe 54 ci-dessous). Elle fit valoir que si la Cour de cassation procédait à la substitution de motifs proposée par l’avocat général, elle méconnaitrait l’article 6 de la Convention en raison de l’impossibilité pour la société requérante de contester le motif proposé. Elle allégua également que les conditions pour procéder à une substitution de motifs n’étaient pas réunies. Elle ajouta qu’il restait un certain nombre de contestations soulevées devant les juges du fond mais non décidées par eux, en particulier le fait que l’application de l’article 49 de la loi-programme du 9 juillet 2004 constituerait une violation de l’article 6 de la Convention. Un débat sur cette question devait avoir lieu devant les juridictions du fond dès lors que les parties n’avaient aucun moyen d’en débattre de manière recevable devant la Cour de cassation.

27. Par un arrêt du 13 mars 2009 (F.07.0085.N-F.07.0105.N), rendu conformément aux conclusions de l’avocat général, la Cour de cassation considéra qu’en application de l’article 49 de la loi-programme du 9 juillet 2004, le commandement de payer interrompait valablement la prescription, même en l’absence d’incontestablement dû. Elle poursuivit :

« 11. L’article 49 de la loi-programme n’est (...) pas une disposition légale interprétative.

Cette nouvelle disposition doit néanmoins se voir appliquer par le juge de manière rétroactive conformément à la volonté du législateur. Il ressort clairement des travaux parlementaires relatifs à cette disposition que le législateur avait, en adoptant une mesure rétroactive, pour objectif de préserver les droits du Trésor dans le cadre des procédures encore pendantes où des impôts contestés sur pied de la position prise par la jurisprudence étaient sur le point de se prescrire ou encore avaient atteint la prescription.

12. Il résulte de tout ce qui précède que, eu égard aux constatations factuelles des juges d’appel, le commandement de payer interruptif de prescription du 24 octobre 2000 avait un effet interruptif, de sorte que le droit au recouvrement de la majoration de l’impôt sur les revenus pour l’exercice d’imposition concerné n’était pas prescrit.

13. La décision critiquée par la requérante se révèle légalement justifiée sur la base du motif substitué par la Cour. Ainsi, quelle que soit la formulation utilisée par [les juges d’appel], [cette décision] ne viole pas les dispositions mentionnées dans le moyen [de cassation].

Le moyen est irrecevable à défaut d’intérêt. »

Partant, la Cour de cassation rejeta le pourvoi de la société requérante et elle déclara le pourvoi introduit par l’État irrecevable pour défaut d’intérêt, ce pourvoi étant dirigé contre une décision qui lui était favorable.

LE CADRE JURIDIQUE ET LA PRATIQUE PERTINENTS

1. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES
1. L’établissement de l’impôt et les voies de recours

28. L’impôt des sociétés est établi par voie d’enrôlement. Pour recouvrer l’impôt, l’administration doit disposer d’un titre contre le contribuable ; elle crée ce titre unilatéralement par l’établissement d’un acte authentique : le rôle. L’imposition est portée au rôle au nom du contribuable, lequel en est ensuite avisé par un « avertissement-extrait de rôle » aussitôt que le rôle est rendu exécutoire.

29. Le contribuable concerné peut « se pourvoir en réclamation, par écrit, contre le montant de l’imposition établie, y compris tous additionnels, accroissements et amendes, auprès du directeur des contributions » (article 366 du code des impôts sur les revenus du 30 juillet 1992 (« CIR 92 »), qui a succédé au code des impôts sur les revenus du 26 février 1964).

30. Il a ensuite la possibilité de contester devant le tribunal de première instance la décision prise à l’issue de ce recours administratif (article 375 du même code).

31. Depuis l’entrée en vigueur de la loi du 23 mars 1999 relative à l’organisation judiciaire en matière fiscale, le recours judiciaire peut également être introduit en cas d’absence prolongée de décision du directeur des contributions six mois après l’introduction du recours administratif (article 1385undecies du code judiciaire). Cette disposition n’est toutefois pas applicable lorsque ce recours porte sur une imposition afférente à l’exercice d’imposition 1998 ou à un exercice d’imposition antérieur en ce qui concerne les impôts sur les revenus (article 11 de la loi du 23 mars 1999 précitée).

32. L’introduction d’une réclamation ou d’une action en justice ne fait obstacle ni à la saisie ni aux autres mesures destinées à garantir le recouvrement du montant intégral de l’impôt contesté, en principal, additionnels et accroissements, des intérêts et des frais (article 409 du CIR 92).

33. Il résulte toutefois de l’article 410 du CIR 92 qu’en cas de réclamation ou d’action en justice, l’impôt (en principal, additionnels et accroissements, augmenté des intérêts y afférents) n’est considéré comme une dette liquide et certaine pouvant être recouvrée par voies d’exécution que dans la mesure où il correspond au montant des revenus déclarés, ou bien, lorsqu’il a été établi d’office (à défaut de déclaration), dans la mesure où il n’excède pas le dernier impôt définitivement établi à charge du redevable pour un exercice d’imposition antérieur.

34. Seul cet « incontestablement dû » – selon la terminologie usuelle – peut faire l’objet de voies d’exécution dans l’attente de la décision qui doit intervenir sur la réclamation ou le recours. Cela signifie notamment que, lorsqu’un impôt fait l’objet d’une réclamation dans le cadre de laquelle l’incontestablement dû est fixé à néant, le recouvrement forcé est impossible aussi longtemps qu’il n’a pas été statué sur le litige.

35. L’article 444 du CIR 92 prévoit qu’en cas d’absence de déclaration ou de remise tardive de celle-ci, ou en cas de déclaration incomplète ou inexacte, les impôts dus sur la portion des revenus non déclarés sont majorés d’un accroissement d’impôt fixé d’après la nature et la gravité de l’infraction, selon une échelle dont les graduations sont déterminées par le Roi et allant de 10 % à 200 % des impôts dus sur la portion des revenus non déclarés. En l’absence de mauvaise foi, il peut être renoncé au minimum de 10 % d’accroissement. Le total des impôts dus sur la portion des revenus non déclarés et de l’accroissement d’impôt ne peut dépasser le montant des revenus non déclarés.

2. La prescription en matière fiscale
1. Interruption de la prescription

36. Conformément à l’article 145 de l’arrêté royal du 27 août 1993 d’exécution du CIR 92, les dettes fiscales se prescrivent par cinq ans à partir de la date à laquelle les impôts doivent être payés. Le délai de prescription peut être interrompu de la manière prévue par les articles 2244 et suivants du code civil ou par une renonciation au temps couru de la prescription. En cas d’interruption de la prescription, une nouvelle prescription susceptible d’être interrompue de la même manière, est acquise cinq ans après le dernier acte interruptif de la précédente prescription s’il n’y a pas instance en justice.

37. À l’époque des faits, l’article 2244 du code civil prévoyait qu’étaient interruptifs de la prescription une citation en justice, un commandement ou une saisie, signifiés à celui qu’on voulait empêcher de prescrire.

38. Avant l’entrée en vigueur de la loi-programme du 22 décembre 2003 (paragraphe 42 ci-dessous), le dépôt d’une réclamation n’interrompait pas le délai de prescription de la dette fiscale. Afin de produire cet effet, l’administration avait adopté une pratique consistant à adresser un commandement de payer aux contribuables concernés (c’est la pratique qui a été suivie en l’espèce, paragraphe 16 ci-dessus). Par un arrêt du 28 octobre 1993, la Cour de cassation avait considéré qu’une saisie-exécution pratiquée suite à un tel commandement était, en l’absence d’un « incontestablement dû », nulle et de nul effet. Toutefois, la Cour avait laissé ouverte la question de savoir si le commandement qui avait précédé cette saisie avait, en l’absence d’un incontestablement dû, un effet interruptif de prescription (Pasicrisie, 1993, I, no 433). Par la suite, l’administration fiscale avait précisé sa pratique dans deux circulaires (CI.RH.884/458.433 du 25 août 1994, et CI.R14/469.194 du 29 février 1996). Ces circulaires imposaient aux receveurs des contributions de clairement indiquer dans les commandements qu’il ne s’agissait que d’actes interruptifs de prescription, sans menace d’exécution forcée (sauf en cas d’incontestablement dû).

39. La question de l’effet interruptif ayant été restée sans réponse de la part de la Cour de cassation, elle continuait à être soulevée par des contribuables. Ainsi, il pouvait être constaté plus tard que la pratique administrative était, « depuis longtemps [sinds geruime tijd], à l’origine de nombreux litiges quant à la validité d’un tel commandement signifié pour une cotisation contestée pour laquelle aucune partie de la dette ne p[ouvait] être considérée comme liquide et certaine » (exposé des motifs du projet de loi ayant conduit à la loi-programme du 22 décembre 2003, Documents parlementaires, Chambre, 2003-2004, DOC 51-0473/001 et 51-0474/001, p. 147).

40. Par un arrêt du 10 octobre 2002 (C.01.0157.F ; confirmé par des arrêts des 21 février 2003, C.01.0287.N, 27 février 2004, C.02.0024.F et 12 mars 2004, C.02.0596.F), la Cour de cassation a mis cette pratique en cause. Elle a en effet jugé que le commandement était un « acte de poursuite judiciaire qui suppose un titre exécutoire et prélude à une saisie-exécution », de sorte que, signifié par l’État en l’absence d’impôt incontestablement dû, il ne pouvait produire d’« effet interruptif ». Cette jurisprudence faisait obstacle à ce qu’un commandement interrompît la prescription en cas de contestation des impôts enrôlés.

41. Cette jurisprudence nouvelle provoqua une réaction du législateur. Celui-ci estima son intervention indispensable « pour éviter qu’à défaut de possibilité pour l’administration de pouvoir valablement interrompre la prescription des cotisations contestées pour lesquelles il n’exist[ait] aucune quotité certaine et liquide immédiatement exigible, nombre d’entre elles ne soient déclarées prescrites », son intervention étant « d’autant plus impérieuse à l’examen des données de l’arriéré fiscal en matière d’impôt sur le revenu, qui révél[aient] que ce dernier [était] constitué à plus de 40 % de cotisations contestées » (exposé des motifs précité, p. 148). Il fut précisé que, « conformément aux principes relatifs à l’application de la loi dans le temps, ces dispositions s[eraient] applicables aux instances en cours » (ibidem).

42. Le législateur instaura en conséquence un mécanisme de suspension de la prescription (voir, sur ce point, paragraphe 52 ci-dessous) ainsi qu’un mécanisme d’interruption de la prescription. Ainsi, à l’occasion de l’adoption de la loi‑programme du 22 décembre 2003, il inséra de nouvelles dispositions dans le CIR 92. L’article 443bis nouveau reprenait les dispositions qui figuraient jusqu’alors à l’article 145 de l’arrêté royal du 27 août 1993 d’exécution du CIR 92 (paragraphe 36 ci-dessus), notamment quant à la manière dont le délai de prescription était interrompu.

43. Interrogé par un député sur la question de savoir si cette loi allait créer un vide juridique entre le prononcé de l’arrêt de la Cour de cassation du 21 février 2003 (paragraphe 40 ci-dessus) et l’entrée en vigueur des dispositions précitées, le ministre des Finances indiqua qu’il pouvait y avoir prescription dans un certain nombre de cas mais qu’il était pratiquement impossible d’en chiffrer l’importance en termes de perte de recettes fiscales. Il estima que cela ne pourrait concerner « qu’un nombre relativement limité de dossiers ». Le ministre précisa encore que ces dispositions « ne sont pas appliquées avec effet rétroactif car il s’agit d’un problème important de prescription qui concerne l’ordre public, ce qui pourrait avoir des conséquences très importantes pour le contribuable » (Documents parlementaires, Chambre, 2003-2004, DOC 51-0473/027, p. 20).

44. Dans son avis sur l’article 443ter du CIR 92 en projet, le Conseil d’État avait émis des doutes quant à l’applicabilité de cette disposition à des impôts dont la prescription avait déjà été acquise avant l’entrée en vigueur de la loi en projet, en vertu de la jurisprudence de la Cour de cassation susmentionnée. Il avait souligné à cet égard que, « si l’auteur de l’avant‑projet [voulait] prévenir le risque que des contribuables n’invoquent la prescription en pareil cas, une disposition transitoire explicite serait nécessaire » (avis des 7 et 12 novembre 2003, Documents parlementaires, Chambre, 2003-2004, DOC 51-0473/001 et 51-0474/001, p. 464).

45. Se fondant notamment sur cette observation, le législateur inclut ensuite dans la loi-programme du 9 juillet 2004, une « disposition légale interprétative applicable aux cas visés par les arrêts de la Cour de cassation des 10 octobre 2002 et 21 février 2003 » (justification de l’amendement no 7 du gouvernement, Documents parlementaires, Chambre, 2003-2004, DOC 51-1138/015, p. 2). Il s’agit de l’article 49 de cette loi, qui se lisait comme suit :

« Nonobstant le fait que le commandement constitue le premier acte de poursuites directes (...), le commandement doit être interprété comme constituant également un acte interruptif de prescription au sens de l’article 2244 du Code civil, même lorsque la dette d’impôt contestée n’a pas de caractère certain et liquide. »

46. Plusieurs contribuables, dont les requérantes dans l’affaire Optim & Industerre c. Belgique ((déc.), no 23819/06, 11 septembre 2012) introduisirent devant la Cour d’arbitrage (désormais Cour constitutionnelle) des requêtes en annulation de l’article 49 de la loi-programme du 9 juillet 2004.

47. Par un arrêt du 7 décembre 2005 (no 177/2005 ; voir aussi l’arrêt no 20/2006 du 1er février 2006), la Cour constitutionnelle rejeta les recours. Elle s’exprima en ces termes :

« B.19.1. (...) la disposition entreprise était justifiée par le fait que la prescription d’impôts contestés avait toujours été interrompue par la signification d’un commandement et la validité de ce dernier a toujours été reconnue jusqu’à la date des arrêts de la Cour de cassation des 10 octobre 2002 et 21 février 2003 (...).

S’il existait une controverse sur la nature du commandement au sens de l’article 2244 du Code civil, rien ne permettait cependant, avant [ces] arrêts (...), de rejeter la thèse du double effet du commandement, avancée par l’administration, selon laquelle un commandement, irrégulier en tant qu’acte d’exécution, pouvait toutefois conserver ses effets en tant qu’acte interruptif de prescription.

En effet, lors de l’adoption du Code civil en 1804, le commandement n’était pas considéré comme un acte d’exécution, mais comme un acte préparatoire contenant la manifestation de la volonté du créancier d’obtenir paiement des sommes dues.

Après l’entrée en vigueur du Code judiciaire, plus précisément de ses articles 1494 et suivants, une controverse portant sur la nature du commandement est née, certains considérant que le commandement n’était plus un acte préparatoire mais un acte d’exécution. Si le commandement visé par les articles 148 et 149 de [l’arrêté royal du 27 août 1993 d’exécution du CIR 92] constitue un acte d’exécution dont la validité est subordonnée au caractère liquide et certain de la dette, les effets du commandement au sens de l’article 2244 du Code civil ne sont pas subordonnés à des conditions de validité légalement prévues.

Cependant, ni les dispositions précitées du Code judiciaire ni aucun arrêt de la Cour de cassation n’excluaient la validité du commandement en tant qu’acte interruptif de prescription, lorsque la dette n’est pas certaine et liquide.

Au contraire, certaines décisions des juridictions de fond reconnaissaient cet effet interruptif de prescription à un commandement, indépendamment de sa validité en tant qu’acte d’exécution.

B.19.2. Cette conception avait inspiré la pratique administrative en matière d’impôts sur les revenus et elle avait incité de nombreux contribuables à signer une renonciation au temps couru de la prescription.

B.19.3. En outre, par un arrêt du 28 octobre 1993, la Cour de cassation avait cassé un arrêt de la Cour d’appel de Liège parce que celle-ci n’avait pas répondu aux conclusions de l’État belge qui faisait valoir que le commandement avait « notamment pour but d’interrompre la prescription, conformément à l’article 194 de l’arrêté royal du Code des impôts sur les revenus (...) » et la Cour d’appel de Bruxelles, juridiction de renvoi, avait jugé, par un arrêt du 24 juin 1997, « que pareil commandement vaut comme acte interruptif au sens de l’article 2244 du Code civil et n’est pas énervé par la nullité de la saisie-exécution qui l’a suivi, l’effet interruptif de commandement étant indépendant des effets de l’acte exécutoire en tant que tel » (Bruxelles, 24 juin 1997, J.T., 1998, pp. 458-459).

B.19.4. Dès lors qu’il avait signifié un commandement, l’État pouvait donc légitimement estimer avoir valablement interrompu la prescription, même lorsque la dette d’impôt était contestée.

B.19.5. Par ailleurs, le ministre des Finances a fait observer ce qui suit au sujet de la disposition entreprise : « [Elle] permet d’éviter une discrimination arbitraire entre les contribuables qui ont souscrit une renonciation au temps couru de la prescription et ceux qui ont refusé de signer une telle renonciation et ont attendu la signification d’un commandement. Si aucune renonciation au temps couru de la prescription n’a été signée, la signification d’un commandement constitue la seule possibilité pour le receveur d’interrompre la prescription. Selon la récente jurisprudence de la Cour de cassation, cette possibilité disparaîtrait également de sorte que la prescription ne pourrait être évitée. Étant donné que les contribuables ont eux-mêmes contesté les impôts, ils ne pouvaient légalement escompter que la dette fiscale serait prescrite de ce fait. Il ne paraîtrait pas raisonnable pour un contribuable d’escompter se libérer en introduisant un recours tandis que l’État ne peut recouvrer l’imposition » (Doc. parl., Chambre, 2003-2004, DOC 51-1138/015, pp. 2-3).

B.19.6. Bien que les arrêts de la Cour de cassation des 10 octobre 2002 et 21 février 2003 n’aient, juridiquement, qu’une autorité de chose jugée relative, ils ont, en ce qu’ils ont tranché la question de droit qui concerne la nature et les effets d’un commandement, une autorité de fait qui s’impose à toutes les juridictions puisque les décisions qui s’écarteraient de la réponse donnée par la Cour de cassation risqueraient d’être cassées pour violation de la loi, telle qu’elle est interprétée par la Cour de cassation. Il ressort d’ailleurs de la jurisprudence invoquée par les parties requérantes que les juridictions de fond se sont ralliées à la solution adoptée par les deux arrêts de la Cour de cassation précités.

B.19.7. Les arrêts des 10 octobre 2002 et 21 février 2003 ont donc eu pour conséquence de priver d’effet, de manière rétroactive, le mode d’interruption de la prescription communément utilisé en matière d’impôts sur les revenus (...). Une catégorie de contribuables s’est ainsi vue libérée d’une dette qu’ils avaient contestée mais dont il ne peut être présumé qu’elle n’était pas due. C’est pour neutraliser l’effet rétroactif de la règle jurisprudentielle dégagée par les arrêts précités que le législateur a lui-même adopté une disposition rétroactive.

B.19.8. Le recours à une disposition rétroactive peut également s’expliquer en l’espèce par l’absence d’une disposition permettant de demander à la Cour de cassation de limiter dans le temps les effets des positions de principe adoptées par ses arrêts, alors que tant la Cour de justice des Communautés européennes (article 231, deuxième alinéa, du Traité CE), que la Cour d’arbitrage (article 8, alinéa 2, de la loi spéciale du 6 janvier 1989 sur la Cour d’arbitrage) et le Conseil d’État (article 14ter des lois sur le Conseil d’État coordonnées le 12 janvier 1973) peuvent maintenir les effets des actes qu’ils annulent.

B.19.9. La première réaction du législateur aux arrêts de la Cour de cassation précités dans la loi-programme du 22 décembre 2003 a entraîné l’insertion dans le [CIR 92] des articles 443bis et 443ter sous un nouveau chapitre IXbis : « Prescription des droits du Trésor ».

La disposition attaquée de la loi-programme du 9 juillet 2004 a complété cette réaction du législateur.

Compte tenu du délai rapproché séparant leur adoption, ces dispositions doivent être considérées comme formant, ensemble, la réaction du législateur aux arrêts précités.

B.19.10. Par ailleurs, il a été constaté, au cours des travaux préparatoires, d’une part, que l’arriéré fiscal, en matière d’impôts sur les revenus, « est constitué à plus de quarante pour cent de cotisations contestées » (...) et, d’autre part, que certains dossiers qui allaient bénéficier de la position adoptée par la Cour de cassation « concernaient la grande fraude fiscale » (...). La mesure a pu être considérée comme répondant à des exigences d’intérêt général en ce que, sans préjuger des droits des contribuables, elle préservait les droits du Trésor à l’égard d’impositions contestées.

B.19.11. Enfin, l’effet rétroactif de la disposition entreprise ne restreint pas de manière disproportionnée les droits des contribuables, qui estimaient, jusqu’aux arrêts de la Cour de cassation, que le commandement qui leur avait été signifié, avait valablement interrompu la prescription. Le fait qu’ils ont pu, de manière inattendue, espérer bénéficier de la jurisprudence précitée de la Cour de cassation, ne peut priver de justification l’intervention du législateur.

B.20. Il apparaît donc que la mesure est justifiée par des circonstances particulières et exceptionnelles et qu’elle est dictée par des motifs impérieux d’intérêt général. »

48. Par deux arrêts du 17 janvier 2008 (F.06.0082.N et F.07.0057.N), la Cour de cassation confirma qu’il ressortait de l’article 49 de la loi‑programme du 9 juillet 2004 qu’un commandement signifié pour une dette d’impôt contestée constituait un acte interruptif de prescription valable même s’il n’y avait pas de partie incontestablement due. Dans le second de ces arrêts elle considéra en outre que l’article 49 ne constituait pas une disposition interprétative, mais qu’il devait néanmoins être appliqué avec un effet rétroactif, conformément à l’intention du législateur.

49. Par un arrêt du 21 novembre 2013 (F.11.0175.N), donc rendu postérieurement à son arrêt dans l’affaire de la société requérante, la Cour de cassation considéra que l’article 49, « qui doit empêcher que certains contribuables bénéficient d’un avantage non envisagé par le législateur et qui est conforme à l’intérêt général et nécessaire pour assurer le paiement des impôts dont le législateur n’a nullement modifié les règles d’établissement, est compatible avec l’article 1er du Premier Protocole additionnel à la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales ».

50. Par une loi du 13 avril 2019, entrée en vigueur le 1er janvier 2020, diverses dispositions concernant les procédures en matière fiscale ont été harmonisées et rassemblées dans un nouveau Code du recouvrement amiable et forcé des créances fiscales et non fiscales (« CRAF »). Les dispositions de l’article 443bis du CIR 92 concernant l’interruption cours de la prescription des actions en recouvrement des impôts (paragraphe 41 ci‑dessus) sont désormais reprises à l’article 24 du CRAF (voir aussi, concernant la suspension, paragraphe 53 ci‑dessous). À l’occasion de cette codification, l’article 49 de la loi-programme du 9 juillet 2004 a été abrogé.

2. Suspension de la prescription

51. L’article 2251 du code civil dispose que « la prescription court contre toutes personnes, à moins qu’elles ne soient dans quelque exception établie par une loi ».

52. À l’occasion de l’adoption de la loi‑programme du 22 décembre 2003 (paragraphe 42 ci-dessus), le législateur inséra une disposition nouvelle, l’article 443ter, dans le CIR 92. Cette disposition prévoyait que tout recours administratif ou judiciaire relatif à l’établissement ou au recouvrement des impôts et des précomptes suspendrait à l’avenir le cours de la prescription.

53. Depuis l’entrée en vigueur du CRAF (paragraphe 50 ci-dessus), le contenu de l’article 443ter du CIR 92 est repris à l’article 25 du CRAF.

3. Éléments de la procédure de cassation

54. En vertu de l’article 1107, alinéa 2, du code judiciaire, lorsque le ministère public donne des conclusions écrites, les parties peuvent, au plus tard à l’audience et exclusivement en réponse aux conclusions du ministère public, déposer une note dans laquelle elles ne peuvent soulever de nouveaux moyens. Selon l’alinéa suivant de cette disposition, chaque partie peut demander à l’audience que l’affaire soit remise pour répondre verbalement ou par une note aux conclusions écrites ou verbales du ministère public. La Cour de cassation fixe alors le délai dans lequel cette note doit être déposée.

2. LE DROIT DE L’UNION EUROPÉENNE

55. Appelée à se prononcer sur la compatibilité avec le droit de l’Union européenne (« UE ») de l’application d’une législation rétroactive en matière de taxe sur la valeur ajoutée – matière harmonisée au niveau de l’UE –, la Cour de Justice de l’Union européenne (« CJUE ») a indiqué que si, en règle générale, le principe de sécurité juridique s’oppose à ce que la portée dans le temps d’un acte voie son point de départ fixé à une date antérieure à sa publication, il peut en être autrement, à titre exceptionnel, lorsqu’un but d’intérêt général l’exige et lorsque la confiance légitime des intéressés est dûment respectée (arrêt de la Grande Chambre du 26 avril 2005, « Goed Wonen », C-376/02, EU:C:2005:251, point 33 ; voir aussi, dans le même sens, arrêt du 13 février 2019, Human Operator, C‑434/17, EU:C:2019:112, point 36, et arrêt du 7 octobre 2019, Safeway, C-171/18, EU:C:2019:839, point 38). Dans les circonstances de l’espèce, la CJUE a conclu que les principes de la protection de la confiance légitime et de la sécurité juridique ne s’opposaient pas à ce qu’un État membre, à titre exceptionnel, et afin d’éviter que soient utilisés à grande échelle, pendant le processus législatif, des montages financiers destinés à minimiser la charge de la taxe sur la valeur ajoutée contre lesquels une loi de modification visait précisément à lutter, donne à cette loi un effet rétroactif, lorsque les opérateurs économiques effectuant des opérations économiques telles que celles visées par la loi avaient été avertis de la prochaine adoption de cette loi et de l’effet rétroactif envisagé de manière telle qu’ils soient en mesure de comprendre les conséquences de la modification législative envisagée pour les opérations qu’ils pratiquaient (arrêt « Goed Wonen », précité, point 45).

3. ÉLÉMENTS DE DROIT COMPARÉ

56. Les éléments suivants ressortent d’une étude comparative portant sur la législation de 37 États membres du Conseil de l’Europe.

57. Selon les États, les délais de prescription sont considérés comme des normes matérielles, procédurales ou mixtes. Les principes de la sécurité juridique, de l’interprétation stricte et de la non-rétroactivité sont en général applicables aux normes régissant les délais de prescription. En général, la modification d’un délai de prescription est d’application immédiate.

58. Par ailleurs, la rétroactivité de la loi est traitée de manière très diverse dans les États étudiés. Certains États interdisent l’adoption de lois rétroactives en général ou dans certaines branches du droit, alors que dans d’autres États, la rétroactivité peut être admise sous réserve d’un strict contrôle juridictionnel. Une interdiction plus large s’observe en droit pénal, alors qu’en droit civil et fiscal, l’approche des États est plus nuancée. Il ressort de l’étude comparative que la question de savoir si une intervention du législateur est justifiée par des considérations tenant à l’intérêt général fait l’objet d’un examen au cas par cas.

EN DROIT

1. SUR L’APPLICABILITÉ DE L’ARTICLE 6 DE LA CONVENTION

59. Le Gouvernement ne conteste pas l’applicabilité du volet pénal de l’article 6 de la Convention en l’espèce. Toutefois, l’applicabilité ratione materiae de la Convention définit l’étendue de la compétence de la Cour. Cette question doit donc être examinée d’office à chaque stade de la procédure (Blečić c. Croatie [GC], no 59532/00, § 67, CEDH 2006‑III).

1. L’arrêt de la chambre

60. La chambre a jugé, conformément à une jurisprudence bien établie et nonobstant les arguments de la partie requérante, que le volet civil de l’article 6 § 1 n’était pas applicable au recouvrement de l’imposition et aux majorations d’impôt en cause en l’espèce. En revanche, appliquant les « critères Engel » (Engel et autres c. Pays-Bas, 8 juin 1976, § 82, série A no 22), elle a considéré que le volet pénal de cette disposition était applicable eu égard au fait que la majoration d’impôt poursuivait un but à la fois dissuasif et répressif, et à la lourdeur de la sanction imposée à la société requérante.

2. Les observations des parties
1. Le Gouvernement

61. Le Gouvernement considère que la créance dont l’État poursuivait le recouvrement en l’espèce était une créance de nature fiscale fondée sur une législation fiscale valablement promulguée. Le litige échapperait donc au domaine des « droits et obligations de caractère civil ».

62. Cela étant, le Gouvernement admet que l’article 6 § 1 de la Convention est applicable dans la mesure où la majoration d’impôt infligée à la société requérante implique l’existence d’une « accusation en matière pénale ». Il est d’avis que les critères Engel sont remplis en l’espèce.

2. La société requérante

63. La société requérante estime que l’affaire concerne une contestation portant sur des « droits et obligations de caractère civil » au sens autonome qu’a cette notion à l’article 6 § 1 de la Convention. Elle fait valoir que l’ingérence de l’État dans ses droits portait uniquement sur la prescription de l’action en recouvrement d’une créance contestée, créance qui est de nature fiscale. Le litige ne concernait pas le droit de l’État d’imposer une charge fiscale à un citoyen. Il n’existerait dès lors aucun motif pour exclure l’applicabilité du volet civil de l’article 6. La société requérante indique qu’en Belgique, le contentieux fiscal est attribué aux cours et tribunaux ordinaires où les affaires fiscales suivent la même procédure que toute autre affaire civile. Elle insiste sur le fait que les trois griefs soulevés dans sa requête n’ont aucun rapport avec le caractère fiscal du contentieux sous-jacent et auraient pu se présenter de la même manière dans toute autre affaire de nature civile.

64. Par ailleurs, la société requérante note que le Gouvernement ne conteste pas l’applicabilité du volet pénal de l’article 6 de la Convention. Elle rappelle le but à la fois dissuasif et répressif de la majoration d’impôt, ce qui suffirait à conférer à la sanction un caractère pénal. En outre, elle souligne la lourdeur de la sanction qui pouvait lui être imposée : en vertu de l’article 444 du Code des impôts sur les revenus (« CIR 92 » ; paragraphe 35 ci-dessus), les majorations d’impôt sont proportionnelles au montant de l’impôt éludé et peuvent s’élever jusqu’à 200 % de celui-ci, aucun plafond maximal n’étant prévu par la loi.

3. L’appréciation de la Cour
1. Le volet civil

65. Dans l’arrêt que la chambre a rendu dans la présente affaire, elle a conclu à l’inapplicabilité du volet civil de l’article 6 de la Convention en motivant ce constat comme suit :

« 46. En ce qui concerne le volet civil de l’article 6, la Cour a jugé à de nombreuses reprises qu’il n’est pas applicable à l’établissement de l’imposition et aux majorations d’impôt (voir, parmi d’autres, Ferrazzini c. Italie [GC], no 44759/98, § 29, CEDH 2001‑VII, Jussila c. Finlande [GC], no 73053/01, § 29, CEDH 2006‑XIV, et, plus récemment, Formela c. Pologne (déc.), no 31651/08, § 127, 5 février 2019).

47. La Cour est parvenue à la même conclusion dans l’affaire Optim et Industerre c. Belgique ((déc.), no 23819/06, §§ 24-26, 11 septembre 2012) qui concernait, à l’instar de la présente espèce, un recours engagé par les requérantes devant les juridictions de l’ordre judiciaire pour contester le redressement fiscal dont elles avaient fait l’objet. La Cour ne voit aucune raison de s’écarter de cette conclusion en l’espèce puisque la procédure menée par la requérante devant les juridictions internes visait à contester l’établissement de l’impôt. Le fait qu’était, en pratique, au cœur des débats, la question de la prescription de la dette d’impôt ne modifie pas cette conclusion.

48. L’affaire National & Provincial Building Society, Leeds Permanent Building Society et Yorkshire Building Society [c. Royaume-Uni (23 octobre 1997, Recueil des arrêts et décisions 1997‑VII)] sur laquelle se fonde la requérante concernait une situation étrangère à la présente espèce en ce que la procédure devant les juridictions internes visait à obtenir la restitution d’un impôt indûment payé par les sociétés requérantes en vertu d’une loi d’impôt qui avait par la suite été annulée. »

66. La Grande Chambre ne voit aucune raison de s’écarter de ce constat. En effet, la matière fiscale ressortit au noyau dur des prérogatives de la puissance publique, le caractère public du rapport entre le contribuable et la collectivité y étant prédominant, et ce, en dépit des effets patrimoniaux que le contentieux fiscal a nécessairement sur la situation des contribuables (Ferrazzini, précité, § 29). Il en découle que l’article 6 § 1 de la Convention n’est pas applicable en son volet civil.

2. Le volet pénal

a) Les principes généraux établis dans la jurisprudence

67. L’« accusation en matière pénale » au sens de l’article 6 § 1 est une notion autonome (Ramos Nunes de Carvalho e Sá c. Portugal [GC], nos 55391/13 et 2 autres, § 122, 6 novembre 2018). Selon la jurisprudence constante de la Cour, l’existence d’une « accusation en matière pénale » doit s’apprécier sur la base de trois critères, couramment dénommés « critères Engel » (Engel et autres, précité, § 82, et Gestur Jónsson et Ragnar Halldór Hall c. Islande [GC], nos 68273/14 et 68271/14, § 75, 22 décembre 2020), y compris en matière fiscale, comme il ressort de l’arrêt Jussila (précité, §§ 30‑31 et 36 ; voir aussi, sous l’angle de l’article 4 du Protocole no 7, A et B c. Norvège [GC], nos 24130/11 et 29758/11, § 107, 15 novembre 2016). Le premier de ces critères est la qualification juridique de l’infraction en droit interne, le second la nature même de l’infraction et le troisième le degré de sévérité de la sanction que risque de subir l’intéressé. Les deuxième et troisième critères sont alternatifs, et pas nécessairement cumulatifs. Cela n’empêche pas l’adoption d’une approche cumulative si l’analyse séparée de chaque critère ne permet pas d’aboutir à une conclusion claire quant à l’existence d’une accusation en matière pénale (voir, entre autres, Ezeh et Connors c. Royaume-Uni [GC], nos 39665/98 et 40086/98, § 82, CEDH 2003‑X, Jussila, précité, §§ 30‑31, et Gestur Jónsson et Ragnar Halldór Hall [GC], précité, §§ 77-78). Le fait qu’une personne n’encourt pas une peine d’emprisonnement n’est pas en lui-même déterminant aux fins de l’applicabilité du volet pénal de l’article 6 de la Convention car, comme la Cour l’a souligné à maintes reprises, la faiblesse relative de l’enjeu ne saurait ôter à une infraction son caractère pénal intrinsèque (Ramos Nunes de Carvalho e Sá, précité, § 122, et Gestur Jónsson et Ragnar Halldór Hall [GC], précité, § 78).

b) L’application de ces principes en l’espèce

68. L’affaire a trait à une procédure judiciaire relative à une décision prise par l’administration fiscale d’infliger à la société requérante un redressement fiscal ainsi qu’une majoration d’impôt représentant 50 % de l’impôt dont la société requérante avait été jugée redevable (paragraphe 13 ci‑dessus). Sur recours introduit par la société requérante contre la décision administrative, le juge interne a confirmé la majoration de 50 % de l’impôt pour une partie de celui-ci, et, pour l’autre partie, a réduit la majoration à 10 % de l’impôt dont la société requérante avait été jugée redevable (paragraphe 18 ci‑dessus).

69. La majoration d’impôt infligée ne ressortissait certes pas au droit pénal belge mais relevait de la législation fiscale. Toutefois, comme dans l’affaire Jussila (précitée), cette majoration d’impôt était fondée sur une disposition générale applicable à l’ensemble des contribuables (l’article 444 du CIR 92 ; paragraphe 35 ci-dessus) et elle poursuivait un but à la fois dissuasif et répressif. De plus, la sanction que risquait de subir la société requérante était considérable. En effet, compte tenu de la décision administrative, la société requérante risquait de subir une majoration pouvant aller jusqu’à 50 % de l’impôt dont elle avait été jugée redevable, ce montant ne pouvant pas être augmenté par le juge interne.

70. Il s’ensuit que le volet pénal de l’article 6 de la Convention est applicable.

c) Les conséquences qui découlent de l’applicabilité du volet pénal de l’article 6 de la Convention à l’examen de la présente affaire

1. La prise en compte de la procédure de recouvrement de l’impôt

71. La procédure litigieuse concernait à la fois le recouvrement de l’impôt, qui en tant que tel ne tombe pas sous l’application du volet pénal de l’article 6 § 1, et la majoration d’impôt, qui, elle, relève de cette disposition. Or la Cour doit en principe procéder à l’examen de la procédure dans la seule mesure où elle a eu pour objet une « accusation en matière pénale » dirigée contre la société requérante.

72. Cela étant, comme l’explique la société requérante (paragraphe 63 ci‑dessus), en droit belge, la procédure relative à ces deux aspects forme un tout, tant au stade administratif que judiciaire. En effet, le droit belge ne fait pas de distinction, du point de vue procédural, entre la contestation par le contribuable de l’établissement de l’impôt, d’une part, et celle de la majoration de celui-ci, d’autre part. En l’espèce, si les juridictions internes avaient conclu à la prescription de la dette d’impôt, ce constat aurait nécessairement eu pour conséquence qu’aucune majoration d’impôt n’était due.

73. Il est ainsi particulièrement difficile de distinguer les éléments de la procédure portant sur l’« accusation en matière pénale » de ceux qui avaient un autre objet. Dans ces conditions, l’examen de la procédure concernant la majoration d’impôt amènera inévitablement la Cour à prendre en considération les éléments de procédure concernant le redressement fiscal (Jussila, précité, § 45 ; voir également, dans le même sens, Georgiou c. Royaume-Uni (déc.), no 40042/98, 16 mai 2000, Janosevic c. Suède, no 34619/97, § 79, CEDH 2002‑VII, Sträg Datatjänster AB c. Suède (déc.), no 50664/99, 21 juin 2005).

74. La Cour doit donc rechercher, en tenant dûment compte des circonstances de la cause, notamment des éléments pertinents du cadre fiscal dans lequel celle-ci s’inscrit, si la procédure de redressement relative à la majoration d’impôt dont la société requérante a fait l’objet a respecté les exigences de l’article 6 (Jussila, précité, § 39).

2. L’étendue de l’application de l’article 6 en matière fiscale

75. La Cour tient également compte du fait qu’est en cause une procédure fiscale. Dans cette matière, à la différence des amendes relevant de la matière pénale au sens strict, la somme due à titre de pénalité constitue en quelque sorte le prolongement de la dette fiscale puisqu’elle se calcule en fonction de cette dernière. En l’espèce, la majoration d’impôt constituait, en vertu du droit applicable (paragraphe 35 ci‑dessus), un pourcentage de l’impôt éludé.

76. Aussi, conformément à la jurisprudence de la Cour, les majorations d’impôt ne faisant pas partie du noyau dur du droit pénal, les garanties offertes par l’article 6 ne doivent pas nécessairement s’appliquer dans toute leur rigueur (Jussila, précité, § 43 ; voir aussi, dans le même sens, Segame SA c. France, no 4837/06, §§ 56-60, CEDH 2012 (extraits), Chap Ltd c. Arménie, no 15485/09, §§ 41 et 44, 4 mai 2017, et, sous l’angle de l’article 4 du Protocole no 7, A et B c. Norvège, précité, § 133).

2. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 6 § 1 DE LA CONVENTION en raison de l’INTERVENtion du législateur en cours d’instance

77. La société requérante se plaint de l’intervention de l’État au cours de la procédure devant les juridictions internes, en méconnaissance des principes de la prééminence du droit et de sécurité juridique, et du droit à un procès équitable tel que garanti par l’article 6 § 1 de la Convention. En ses parties pertinentes, cette disposition est ainsi libellée :

« Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement, (...) et dans un délai raisonnable, par un tribunal (...) qui décidera (...) du bien-fondé de toute accusation en matière pénale dirigée contre elle. »

1. L’arrêt de la chambre

78. La chambre a observé que lorsque, le 15 avril 2004, la société requérante interjeta appel du jugement de première instance, elle pouvait légitimement s’attendre à ce que sa dette fiscale se voie prescrite en application de la jurisprudence inaugurée par l’arrêt de la Cour de cassation du 10 octobre 2002 (paragraphe 40 ci-dessus). Dès lors, en réglant rétroactivement l’interruption de la prescription par l’article 49 de la loi‑programme du 9 juillet 2004, le législateur était intervenu pour orienter en sa faveur le dénouement judiciaire du litige auquel l’État était partie.

79. Cela étant, la chambre a considéré que l’intervention du législateur était dictée par d’impérieux motifs d’intérêt général. En effet, en adoptant la disposition rétroactive litigieuse, le législateur avait pour intention de neutraliser l’effet lui-même rétroactif de la jurisprudence de la Cour de cassation de 2002 et de confirmer la légalité d’une pratique administrative qui avait été suivie jusqu’alors et dont la légitimité n’avait pas sérieusement été mise en cause. De l’avis de la chambre, l’intervention du législateur visait ainsi à rétablir la sécurité juridique mise à mal par l’arrêt de la Cour de cassation de 2002.

80. De plus, la chambre a considéré – eu égard aux circonstances de la cause – que la société requérante avait en fait espéré pouvoir bénéficier, de manière inattendue, de la jurisprudence de la Cour de cassation litigieuse. Elle ne pouvait dès lors pas être surprise par la réaction du législateur.

81. Enfin, la chambre a pris note du fait que la conclusion à laquelle elle parvenait quant à l’existence de motifs impérieux d’intérêt général correspondait à l’appréciation qui avait été faite par la Cour de cassation et la Cour constitutionnelle. La chambre en a conclu que l’article 6 § 1 de la Convention n’avait pas été méconnu de ce chef.

2. Les observations des parties
1. La société requérante

82. La société requérante allègue que l’ingérence qu’a constitué l’application rétroactive de l’article 49 de la loi-programme du 9 juillet 2004 avait pour objectif d’influencer le cours de procédures auxquelles l’État belge était partie, en méconnaissance du principe de sécurité juridique et de la prééminence du droit, ainsi que du droit à un procès équitable tel que garanti par l’article 6 § 1 de la Convention. Aucun motif impérieux d’intérêt général ne justifierait cette ingérence dont le seul but était de permettre à l’État de gagner un contentieux qui était perdu d’avance au regard de la jurisprudence interne.

83. La société requérante se réfère aux travaux parlementaires pour démontrer, d’une part, que la loi-programme du 22 décembre 2003 adoptée pour contrecarrer les arrêts litigieux de la Cour de cassation des 10 octobre 2002 et 21 février 2003 (paragraphes 40-42 ci-dessus) avait pour but de ne s’appliquer que pour le futur et, d’autre part, que la volonté manifeste du législateur avec la loi-programme du 9 juillet 2004 était de s’immiscer dans l’administration de la justice par le pouvoir judiciaire.

84. De l’avis de la société requérante, il ne s’agissait nullement, comme l’allègue le Gouvernement, de rétablir la sécurité juridique. Celle-ci n’était pas mise à mal puisque les arrêts de la Cour de cassation des 10 octobre 2002 et 21 février 2003 ne constituaient pas une nouvelle jurisprudence mais simplement la suite logique d’un arrêt du 28 octobre 1993 (considérant B.19.3 de l’arrêt de la Cour constitutionnelle, paragraphe 47 ci‑dessus). L’administration en avait d’ailleurs parfaitement conscience puisque, suite auxdits arrêts, elle créa par une circulaire du 25 août 1994 un « commandement de payer interruptif de prescription » (paragraphe 38 ci‑dessus).

85. La volonté du législateur de réaffirmer l’intention initiale de l’administration n’enlèverait rien au fait que cette intention « ne correspondait pas au droit positif ». La loi ne faisait que confirmer une position administrative subjective et partiale sans valeur légale puisqu’elle n’était fondée que sur une circulaire de l’administration elle-même.

2. Le Gouvernement

86. Le Gouvernement se réfère à l’arrêt de la Cour constitutionnelle no 177/2005 (paragraphe 47 ci-dessus) dont la motivation démontrerait que l’application rétroactive de l’article 49 de la loi-programme du 9 juillet 2004 se justifiait pleinement par d’impérieux motifs d’intérêt général.

87. En particulier, il souligne qu’avant les arrêts de la Cour de cassation des 10 octobre 2002 et 21 février 2003, la jurisprudence et la pratique administrative étaient fixées en ce sens qu’un commandement de payer interrompait valablement la prescription, même en ce qui concerne les dettes d’impôt contestées. C’est à tort que la société requérante se réfère à un arrêt de la Cour de cassation du 28 octobre 1993 qui ne concernait que le défaut de motivation d’un arrêt de la cour d’appel. Le législateur aurait donc dû intervenir de manière rétroactive afin de contrecarrer l’effet lui-même rétroactif du revirement de jurisprudence opéré par l’arrêt du 10 octobre 2002. Il n’était dès lors nullement critiquable pour l’État de restaurer la sécurité juridique en confortant, par une loi rétroactive, la jurisprudence majoritaire antérieure.

88. De plus, le Gouvernement fait valoir que l’État est intervenu rapidement, moins de deux ans après l’arrêt de la Cour de cassation litigieux. L’effet rétroactif de la loi ne restreindrait ainsi pas de manière disproportionnée les droits de la société requérante qui estimait, jusqu’aux arrêts de la Cour de cassation litigieux, que le commandement de payer qui lui avait été signifié avait valablement interrompu la prescription. Les attentes initiales de la société requérante n’auraient ainsi pas été déjouées.

89. Aussi, le Gouvernement fait valoir que la rétroactivité de la loi‑programme du 9 juillet 2004 permettait d’éviter une discrimination arbitraire entre les contribuables qui avaient souscrit une renonciation au temps couru de la prescription et ceux qui avaient refusé de signer une telle renonciation.

90. Le Gouvernement insiste sur le fait qu’en l’absence de disposition rétroactive, il eût été impossible pour l’État belge d’interrompre la prescription à l’égard des contribuables qui contestaient la dette d’impôt. Ceux-ci se seraient vus libérés de leur dette par la seule introduction d’un recours compte tenu de l’arriéré en matière d’impôts sur les revenus. De surcroît, certains dossiers qui allaient bénéficier de la position adoptée par la Cour de cassation dans ses arrêts du 10 octobre 2002 et du 21 février 2003 concernaient la grande fraude fiscale.

91. Enfin, le Gouvernement soutient que, dès lors que la majoration d’impôt ne relève pas du noyau dur du droit pénal, il y a lieu d’appliquer les garanties de l’article 6 de la Convention de manière plus souple.

3. L’appréciation de la Cour
1. Les principes généraux établis dans la jurisprudence de la Cour

92. Dans le cadre de différends civils, la Cour a jugé à maintes reprises que si le pouvoir législatif n’est, en principe, pas empêché de réglementer, par de nouvelles dispositions à portée rétroactive, des droits découlant de lois en vigueur, le principe de la prééminence du droit et la notion de procès équitable consacrés par l’article 6 s’opposent, sauf pour d’impérieux motifs d’intérêt général, à l’ingérence du pouvoir législatif dans l’administration de la justice dans le but d’influer sur le dénouement judiciaire du litige (Raffineries grecques Stran et Stratis Andreadis c. Grèce, 9 décembre 1994, § 49, série A no 301‑B, Zielinski et Pradal et Gonzalez et autres c. France [GC], nos 24846/94 et 9 autres, § 57, CEDH 1999-VII, Scordino c. Italie (no 1) [GC], no 36813/97, § 126, CEDH 2006-V, et, plus récemment, Dimopulos c. Turquie, no 37766/05, § 45, 2 avril 2019, et Hussein et autres c. Belgique, no 45187/12, § 60, 16 mars 2021).

93. En effet, l’emploi d’une législation rétroactive qui a pour effet d’influer sur le dénouement judiciaire d’un litige auquel l’État est partie présente des risques inhérents, notamment lorsque cet effet est de rendre le litige ingagnable pour le demandeur (National & Provincial Building Society, Leeds Permanent Building Society et Yorkshire Building Society c. Royaume‑Uni, 23 octobre 1997, § 112, Recueil des arrêts et décisions 1997‑VII, ci-après « Building Societies »). Le principe de la prééminence du droit et la notion de procès équitable commandent dès lors de traiter avec la plus grande circonspection les raisons avancées pour justifier de pareilles mesures (ibidem, et Maggio et autres c. Italie, nos 46286/09 et 4 autres, § 45, 31 mai 2011).

94. La Cour a considéré que ces principes, qui constituent des éléments essentiels des notions de sécurité juridique et de protection de la confiance légitime des justiciables, trouvent également à s’appliquer en matière pénale (Scoppola c. Italie (no 2) [GC], no 10249/03, § 132, 17 septembre 2009, et, dans le même sens, Biagioli c. Saint-Marin (déc.), no 8162/13, §§ 92-94, 8 juillet 2014, et Chim et Przywieczerski c. Pologne, nos 36661/07 et 38433/07, §§ 199-207, 12 avril 2018). La Cour estime qu’il en va également ainsi s’agissant d’une affaire fiscale, telle que celle en cause en l’espèce, dont seule la partie afférente à la majoration d’impôt tombe sous le coup du volet pénal de l’article 6 de la Convention.

2. L’application de ces principes en l’espèce

95. La question se pose de savoir si l’intervention du législateur par l’article 49 de la loi-programme du 9 juillet 2004 a porté atteinte au caractère équitable de la procédure menée par la société requérante en exerçant, en cours d’instance, une influence sur l’issue du litige l’opposant à l’État.

96. D’emblée, la Cour observe que, lors de la signification à la société requérante du commandement de payer en octobre 2000 ainsi que lors de la saisine du tribunal de première instance en décembre 2000, il n’est pas contesté par les parties que la prescription avait été interrompue conformément à la pratique belge telle qu’elle était applicable à ce moment-là. Avant que le tribunal de première instance ne se prononce en mars 2004, la société requérante, en s’appuyant sur la jurisprudence de la Cour de cassation inaugurée par l’arrêt du 10 octobre 2002 (paragraphe 40 ci-dessus), aurait pu faire valoir que la prescription avait été atteinte mais elle s’est abstenue de le faire. Ce n’est que lorsqu’elle a interjeté appel du jugement de première instance, le 15 avril 2004, que la société requérante a soulevé la question de la prescription et s’est appuyée sur cet arrêt de la Cour de cassation. À ce moment-là, la société requérante aurait pu en effet s’attendre à ce que la cour d’appel, au vu de cette jurisprudence nouvelle, considère que le délai de prescription relatif à sa dette fiscale n’avait pas été interrompu.

97. Toutefois, dès 2003 et avant le jugement de première instance et l’introduction de l’appel par la société requérante, le législateur avait commencé à examiner la possibilité de tempérer les effets de la jurisprudence nouvelle de la Cour de cassation. Après l’entrée en vigueur de la loi‑programme du 22 décembre 2003 et suivant l’avis émis par le Conseil d’État concernant la nécessité d’une disposition transitoire explicite (paragraphes 42-44 ci-dessus), l’article 49 de la loi-programme du 9 juillet 2004 a été adopté. Cette disposition est entrée en vigueur alors que l’affaire de la société requérante était pendante devant la cour d’appel et elle a réglé la question de l’interruption de la prescription dans les instances fiscales en cours, parmi lesquelles figurait la procédure de la société requérante.

98. À cet égard, la Cour note que cette disposition ne réglait que la question de l’interruption de la prescription, et non pas celle de son éventuelle suspension. En effet, en l’espèce la cour d’appel avait considéré que la prescription avait été suspendue conformément à l’article 2251 du code civil, tel qu’il était applicable au moment des faits (paragraphe 51 ci‑dessus), et qu’elle n’était donc pas atteinte (paragraphe 21 ci-dessus). Toutefois, la Cour de cassation a substitué à ce motif un autre motif tiré du fait que la prescription avait été interrompue conformément à l’article 49 de la loi‑programme du 9 juillet 2004 (paragraphe 27 ci-dessus).

99. Dès lors, il en résulte que, dans la présente affaire, l’application par la Cour de cassation de l’article 49 de la loi-programme du 9 juillet 2004 oblige la Grande Chambre à poursuivre son raisonnement en partant de la seule hypothèse que, si la jurisprudence inaugurée par la Cour de cassation le 10 octobre 2002 avait été appliquée à la cause de la requérante, la dette fiscale en question, constituée par l’impôt dû par la requérante et la majoration y afférente, aurait dû être considérée comme éteinte par l’effet de la prescription.

100. Il ressort d’ailleurs explicitement des travaux parlementaires et de l’arrêt de la Cour de cassation rendu dans la cause de la société requérante que le législateur avait eu « pour objectif de préserver les droits du Trésor dans le cadre des procédures pendantes où des impôts contestés sur pied de la position prise par la jurisprudence [de la Cour de cassation du 10 octobre 2002] avaient atteint la prescription » (paragraphe 27 ci-dessus). Dans son arrêt du 7 décembre 2005, la Cour constitutionnelle, quant à elle, a relevé que les arrêts litigieux de la Cour de cassation de 2002 et 2003 avaient pour conséquence de priver d’effet, de manière rétroactive, le mode d’interruption de la prescription communément utilisé en matière d’impôt sur les revenus. En l’absence d’une disposition permettant de demander à la Cour de cassation de limiter dans le temps les effets des positions de principe adoptées par ses arrêts, la Cour constitutionnelle a indiqué qu’en adoptant une disposition rétroactive, le but du législateur avait été de neutraliser l’effet rétroactif de la règle jurisprudentielle dégagée par les arrêts précités (considérants B.19.7 et B.19.8 de l’arrêt de la Cour constitutionnelle reproduits au paragraphe 47 ci‑dessus).

101. La Cour doit donc rechercher si, dans les circonstances de l’espèce, l’intervention législative litigieuse reposait sur d’impérieux motifs d’intérêt général.

102. En effet, la Cour rappelle que seuls des motifs impérieux d’intérêt général peuvent justifier l’ingérence du pouvoir législatif dans l’administration de la justice dans le but d’influer sur le dénouement judiciaire d’un litige (paragraphes 92-94 ci-dessus).

103. S’agissant en premier lieu de la préservation des droits du Trésor invoquée par le Gouvernement, la Cour a jugé à plusieurs reprises que le seul intérêt financier de l’État ne permet en principe pas de justifier une intervention rétroactive du législateur (voir, par exemple, Zielinski et Pradal et Gonzalez et autres, précité, § 59, Scordino, précité, § 132, Lilly France c. France (no 2), no 20429/07, § 51, 25 novembre 2010, et Maggio et autres, précité, § 47). Le Gouvernement n’a pas non plus soutenu que l’impact de la jurisprudence litigieuse de la Cour de cassation aurait été d’une ampleur telle qu’elle aurait pu mettre en péril l’équilibre financier de l’État (voir et comparer Cabourdin c. France, no 60796/00, § 37, 11 avril 2006, et Arnolin et autres c. France, nos 20127/03 et 24 autres, § 76, 9 janvier 2007). Au contraire, il ressort des travaux parlementaires que le ministre de la Justice a indiqué que la prescription était atteinte en vertu de la jurisprudence litigieuse de la Cour de cassation seulement dans « un nombre relativement limité de dossiers » (paragraphe 43 ci-dessus).

104. S’agissant ensuite de la lutte contre la grande fraude fiscale, autre objectif avancé par le Gouvernement, la Cour considère qu’il s’agit d’un motif d’intérêt général pertinent (voir, mutatis mutandis, s’agissant de la lutte contre la fraude fiscale en tant qu’objectif légitime relevant de l’utilité publique dans le cadre d’une affaire examinée par la Cour sous l’angle de l’article 1 du Protocole no 1, Hentrich c. France, 22 septembre 1994, § 39, série A no 296‑A, et, dans le même sens, S.C. Service Benz Com S.R.L. c. Roumanie, no 58045/11, §§ 32-33, 4 juillet 2017). Cela reste vrai même si le Gouvernement n’a pas allégué que le cas d’espèce relevait de la grande fraude fiscale et qu’aucun élément du dossier ne permet de penser que tel aurait été le cas (voir, sur ce point, paragraphes 11 et 18 ci-dessus). En effet, une initiative législative par nature gère des situations de manière générale et abstraite, si bien que les motifs du législateur ne perdent pas leur légitimité par cela seul qu’ils ne se révèlent pas nécessairement pertinents à l’égard de chacun des justiciables potentiellement visés.

105. La Cour estime également pertinent l’objectif invoqué par le Gouvernement de ne pas générer une discrimination arbitraire entre les contribuables ayant volontairement renoncé au temps couru de la prescription en s’acquittant de leur dette d’impôt et ceux qui ne l’avaient pas fait (voir, sur ce point, le considérant B.19.5 de l’arrêt de la Cour constitutionnelle cité au paragraphe 47 ci-dessus).

106. Enfin, le Gouvernement soutient que l’adoption de l’article 49 de la loi-programme du 9 juillet 2004 était nécessaire pour corriger la jurisprudence de la Cour de cassation et ainsi assurer la sécurité juridique.

107. La Cour a effectivement admis que, dans des circonstances exceptionnelles, une intervention rétroactive du législateur puisse être justifiée, en vue notamment d’interpréter ou de clarifier une disposition législative plus ancienne (voir, par exemple, Hôpital local Saint-Pierre d’Oléron et autres c. France, nos 18096/12 et 20 autres, 8 novembre 2018), de combler un vide juridique (voir, par exemple, OGIS-Institut Stanislas, OGEC Saint-Pie X et Blanche de Castille et autres c. France, nos 42219/98 et 54563/00, 27 mai 2004) ou encore de neutraliser les effets d’une jurisprudence nouvelle (voir, par exemple, l’affaire Building Societies, précitée, dans laquelle la Cour a accepté l’intervention rétroactive du législateur visant à limiter les effets de la jurisprudence de la cour suprême, laquelle avait mis en lumière un vice de la loi que le législateur souhaitait corriger).

108. La Cour évaluera le caractère impérieux des motifs pertinents susmentionnés dans leur ensemble et à la lumière des éléments suivants : le caractère constant ou non de la jurisprudence désavouée par l’intervention législative litigieuse (paragraphes 109-112 ci-dessous), la méthode et le moment de l’adoption de la législation en cause (paragraphes 113‑114 ci‑dessous), la prévisibilité de l’intervention législative (paragraphes 115-119 ci-dessous), ainsi que la portée de la législation en cause et l’effet produit par celle‑ci (paragraphes 120-122 ci-dessous).

109. La Cour constate d’abord qu’avant l’arrêt de la Cour de cassation du 10 octobre 2002, la pratique administrative en vigueur consistait à adresser « un commandement de payer interruptif de prescription » aux contribuables concernés (paragraphe 38 ci-dessus). Cette pratique avait été précisée par deux circulaires de l’administration fiscale en 1994 et 1996 (ibidem).

110. Les parties sont en désaccord sur la question de savoir s’il existait une jurisprudence constante des juridictions internes concernant l’effet interruptif d’un tel commandement. Il n’appartient pas à la Cour d’interpréter le droit interne et l’évolution de la jurisprudence des juridictions nationales sur ce point. Il lui suffit de constater qu’il ressort de l’arrêt de la Cour constitutionnelle que la prescription d’impôts contestés avait toujours été interrompue par la signification d’un commandement et que la validité de ce dernier avait toujours été reconnue jusqu’à la date des arrêts de la Cour de cassation des 10 octobre 2002 et 21 février 2003. S’il existait une controverse sur la nature du commandement, ni les dispositions du code judiciaire ni aucun arrêt de la Cour de cassation n’excluaient la validité du commandement en tant qu’acte interruptif de prescription. Au contraire, certaines décisions des juridictions du fond attribuaient cet effet interruptif de prescription à un commandement, indépendamment de sa validité en tant qu’acte d’exécution (considérant B.19.1. de l’arrêt de la Cour constitutionnelle cité au paragraphe 47 ci-dessus). Cela ressort également des exemples de décisions des juridictions du fond fournis par les parties.

111. Il n’a ainsi pas été contesté par les parties que par son arrêt du 10 octobre 2002, la Cour de cassation se prononçait pour la première fois sur la question précise de la validité interruptive du commandement de payer en l’absence d’incontestablement dû. En effet, l’arrêt de la Cour de cassation du 28 octobre 1993 auquel se réfère la société requérante ne s’était pas prononcé sur la validité d’un tel commandement de payer (paragraphe 84 ci‑dessus). L’arrêt du 10 octobre 2002 pouvait donc s’analyser comme cadrant avec le rôle d’une juridiction suprême qui consiste à régler les éventuelles contradictions ou incertitudes résultant d’arrêts contenant des interprétations divergentes (Paroisse gréco-catholique Lupeni et autres c. Roumanie [GC], no 76943/11, § 123, 29 novembre 2016, et la jurisprudence qui y est citée).

112. Pour autant, l’interprétation donnée par la Cour de cassation ne correspondait pas à la pratique administrative suivie jusqu’alors et, dès lors, avait d’importants effets sur les affaires, telles que celle en cause en l’espèce, dans lesquelles l’établissement de l’impôt avait été contesté par le contribuable devant les juridictions compétentes. Car, comme l’indique la Cour constitutionnelle (paragraphe 47 ci-dessus ; considérant B.19.8.), contrairement à d’autres juridictions suprêmes, la Cour de cassation belge n’a pas le pouvoir de limiter l’effet de ses arrêts dans le temps en statuant seulement pour l’avenir, ce qui constituait aussi une des raisons pour l’intervention rétroactive du législateur (voir et comparer Petko Petkov c. Bulgarie, no 2834/06, 19 février 2013, affaire où la juridiction suprême avait le pouvoir, dont elle n’avait pas fait usage, de ne pas appliquer une interprétation nouvelle d’une disposition législative aux affaires en cours). C’est donc en raison de l’effet rétroactif de l’arrêt de la Cour de cassation du 10 octobre 2002 sur toutes les procédures pendantes concernant ces questions que le législateur a estimé devoir intervenir.

113. À cet égard, la Cour attache de l’importance au fait que, peu de temps après le prononcé de l’arrêt de la Cour de cassation du 10 octobre 2002, le législateur a clairement affiché sa volonté de ne pas laisser perdurer dans le temps les effets de cet arrêt. Il a ainsi adopté, en un laps de temps relativement court pour un parlement, d’abord la loi-programme du 22 décembre 2003 (paragraphes 41-42 ci-dessus) puis, un peu plus d’un an et demi après l’arrêt de la Cour de cassation litigieux, la loi-programme du 9 juillet 2004 (paragraphe 45 ci-dessus).

114. La Cour est consciente du fait que, par son intervention, le législateur s’est explicitement départi de l’interprétation que la Cour de cassation avait donnée à l’article 2244 ancien du code civil. Toutefois, l’autorité qui s’attachait à l’arrêt du 10 octobre 2002 et aux arrêts suivants dans le même sens ne pouvait pas avoir comme conséquence de lier le législateur. En effet, dans un État de droit, le législateur peut modifier la loi pour corriger une interprétation du droit donnée par le pouvoir judiciaire, sous réserve toutefois du respect des règles et des principes de droit qui s’imposent même au législateur, notamment ceux qui ont été rappelés ci-dessus (paragraphes 92‑94) et seront développés dans les paragraphes suivants.

115. S’agissant du principe de sécurité juridique qui est invoqué tant par la société requérante que par le Gouvernement pour soutenir leurs thèses opposées (paragraphes 82 et 88 respectivement), la Cour rappelle que ce principe, inhérent à l’ensemble des articles de la Convention, se manifeste sous des formes et dans des contextes différents, par exemple dans l’obligation pour la loi d’être clairement définie et prévisible dans son application ou dans l’exigence en vertu de laquelle la solution donnée de manière définitive à tout litige par les tribunaux ne soit plus remise en cause (Guðmundur Andri Ástráðsson c. Islande [GC], no 26374/18, § 238, 1er décembre 2020, et la jurisprudence qui y est citée). La non-rétroactivité de la loi, en particulier la loi pénale, vise, elle aussi, à assurer la sécurité juridique.

116. Dans ce cadre, il y a lieu de rappeler que les délais de prescription poursuivent plusieurs finalités importantes, à savoir garantir la sécurité juridique en fixant une date-limite à l’exercice d’actions en justice, mettre les défendeurs potentiels à l’abri de plaintes qui, en raison de leur tardiveté peuvent s’avérer difficiles à contrer, et prémunir les justiciables contre les erreurs judiciaires qui pourraient résulter du fait que les tribunaux seraient appelés à se prononcer sur des événements survenus longtemps avant leur examen et à partir d’éléments de preuve qui ne seraient plus dignes de foi parce que incomplets en raison du temps écoulé (Oleksandr Volkov c. Ukraine, no 21722/11, § 137, CEDH 2013, et l’Avis consultatif concernant l’applicabilité de la prescription aux poursuites, condamnations et sanctions pour des infractions constitutives, en substance, d’actes de torture [GC], demande no P16-2021-001, Cour de cassation arménienne, § 72, 26 avril 2022 (« Avis consultatif P16-2021-001 »)).

117. Or, en l’espèce, la sécurité juridique et, ainsi, la confiance légitime des justiciables invoquées par les parties ne sauraient passer pour avoir été ébranlées par l’intervention du législateur (voir et comparer Pressos Compania Naviera S.A. et autres c. Belgique, 20 novembre 1995, série A no 332, et la jurisprudence de la Cour de Justice de l’Union européenne citée au paragraphe 52 ci-dessus). Au contraire, il s’agissait pour le législateur, au vu de la jurisprudence inattendue de la Cour de cassation, de restaurer la sécurité juridique en rétablissant la pratique administrative suivie jusqu’alors et en vigueur au moment où la société requérante avait saisi les juridictions internes. Il s’agissait là d’une pratique constante qui n’avait apparemment pas donné lieu à contestation jusque peu avant l’arrêt de la Cour de cassation du 28 octobre 1993 (paragraphes 38 et 47, considérant B.19.1, ci-dessus). Il semble d’ailleurs ressortir des exemples fournis par les parties que, en dépit de cette contestation, la pratique en question avait été avalisée par la majorité des juridictions du fond.

118. Ainsi, la société requérante ne pouvait pas s’attendre à – ou espérer – voir sa dette d’impôt et la majoration y afférente prescrites lorsqu’elle avait introduit sa citation en justice le 14 décembre 2000. Au contraire, la société requérante n’a soulevé la question de la prescription qu’au cours de la procédure devant la cour d’appel, après l’arrêt de la Cour de cassation du 10 octobre 2002 (paragraphe 19 ci‑dessus).

119. La société requérante paraît ainsi avoir espéré pouvoir bénéficier, de manière inattendue, de l’effet d’aubaine que représentait pour elle la jurisprudence nouvelle de la Cour de cassation inaugurée par l’arrêt du 10 octobre 2002 (considérants B.19.11 de l’arrêt de la Cour constitutionnelle cité au paragraphe 47 ci-dessus). Même s’il ne peut pas lui être reproché de s’être prévalue, au cours de l’épuisement des recours prévus par le droit interne, d’une jurisprudence nouvelle qui lui était favorable (voir et comparer Legrand c. France, no 23228/08, §§ 36-40, 26 mai 2011), l’intervention du législateur par la loi‑programme du 9 juillet 2004 ne saurait passer pour avoir mis à néant une attente légitime de la société requérante qui aurait existé lors de l’introduction de la citation en justice.

120. S’agissant des effets de la loi litigieuse, la Cour note qu’en l’espèce l’intervention du législateur a eu pour conséquence de permettre la continuation de « poursuites » nonobstant le fait que, en application de la jurisprudence de la Cour de cassation inaugurée par l’arrêt du 10 octobre 2002, la prescription pouvait être considérée comme atteinte (paragraphe 99 ci-dessus). Une telle intervention nécessite sans nul doute des justifications plus fortes que dans le cas d’une prolongation d’un délai de prescription dans une affaire où la prescription n’est pas encore atteinte (voir et comparer, sous l’angle de l’article 7 de la Convention, Coëme et autres c. Belgique, nos 32492/96 et 4 autres, § 149, CEDH 2000‑VII, Previti c. Italie (déc.), no 1845/08, § 80, 12 février 2013, et Borcea c. Roumanie (déc.), no 55959/14, § 64, 22 septembre 2015). Sur ce point, et dans un autre domaine, la Cour a récemment estimé que le rétablissement d’une responsabilité pénale après l’expiration du délai de prescription était incompatible avec les principes fondamentaux de légalité et de prévisibilité consacrés par l’article 7 de la Convention (Avis consultatif P16-2021-001, § 77 ; voir aussi, pour une affaire dans laquelle les requérants avaient été condamnés pour une infraction prescrite, Antia et Khupenia c. Géorgie, no 7523/10, 18 juin 2020).

121. Toutefois, la présente affaire se distingue de la situation décrite dans l’Avis consultatif P16-2021-001. En effet, si la prescription n’avait pas été interrompue et aurait donc pu être considérée comme atteinte suite à la jurisprudence de la Cour de cassation du 10 octobre 2002, cela n’avait pas déjà été constaté par une décision judiciaire ni, a fortiori, n’avait fait l’objet d’une constatation ayant acquis autorité de la chose jugée. De plus, à la différence de l’affaire Antia et Khupenia (précitée), la prescription n’était atteinte ni au moment où la majoration d’impôt a été infligée à la société requérante dans le cadre de son redressement fiscal ni au moment où elle a saisi le tribunal de première instance pour la contester. Ce n’est qu’au cours de la procédure devant la cour d’appel, et, surtout, par l’effet d’une jurisprudence inattendue de la Cour de cassation, que la société requérante a allégué que la prescription n’avait pas été valablement interrompue et que, par conséquent, elle était atteinte (paragraphes 118-119 ci-dessus).

122. Enfin, la Cour rappelle que la présente affaire met en jeu l’article 6 de la Convention, et non pas l’article 7, et que, comme les majorations d’impôt appartiennent essentiellement au droit fiscal et ne font pas partie du noyau dur du droit pénal, les garanties offertes par l’article 6 ne doivent pas nécessairement s’appliquer dans toute leur rigueur (paragraphe 76 ci-dessus).

123. Eu égard aux circonstances particulières de la cause, la Cour conclut qu’en visant à lutter contre la grande fraude fiscale, à éviter une discrimination arbitraire entre les contribuables et à neutraliser les effets de l’arrêt de la Cour de cassation du 10 octobre 2002 pour rétablir la sécurité juridique en restaurant la pratique administrative établie et reflétée de surcroît par la jurisprudence majoritaire des juridictions inférieures y afférente, l’intervention prévisible du législateur était justifiée par d’impérieux motifs d’intérêt général.

124. Partant, il n’y a pas eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention de ce chef.

3. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 6 § 1 DE LA CONVENTION en raison de la substitution de motifs

125. Sous l’angle de l’article 6 § 1 de la Convention, la société requérante se plaint de la substitution de motifs opérée par la Cour de cassation. Celle-ci aurait méconnu le droit d’accès à un tribunal et les principes de l’égalité des armes et du contradictoire.

1. L’arrêt de la chambre

126. Après avoir estimé qu’aucun problème ne se posait au regard du principe de l’égalité des armes, la chambre a estimé que ni le droit à une procédure contradictoire ni le droit d’accès à un tribunal n’avaient été méconnus en l’espèce.

127. D’après la chambre, seule la non-communication par la Cour de cassation aux parties de son intention de retenir d’office le motif litigieux pouvait poser problème au regard de la Convention. Or, à cet égard, la chambre a constaté qu’il ne pouvait pas être considéré que la société requérante avait été prise au dépourvu. En effet, d’une part, la décision de la cour d’appel concernant l’article 49 de la loi-programme du 9 juillet 2004 faisait précisément l’objet du pourvoi en cassation introduit par l’État. D’autre part, les parties avaient reçu une copie des conclusions écrites de l’avocat général à la Cour de cassation dans lesquelles celui-ci invitait la Cour de cassation à procéder à la substitution de motifs litigieuse. Or la société requérante avait, en vertu de l’article 1107 du code judiciaire, la faculté de déposer une note en réponse aux conclusions de l’avocat général et de demander la remise de l’audience afin de répondre verbalement ou par une note à ces conclusions.

2. Les observations des parties
1. La société requérante

128. La société requérante estime que les conditions pour procéder à une substitution de motifs n’étaient pas réunies et que la Cour de cassation n’était pas valablement saisie de la question portant sur l’interruption de la prescription. Elle fait valoir qu’en rejetant son pourvoi en cassation par l’application d’une barrière non prévisible, artificielle et illégale, la Cour de cassation a rendu impossible pour la société requérante de faire valoir ses griefs, en particulier de soumettre ses arguments concernant la question essentielle tranchée d’office par la Cour de cassation relative à la compatibilité de l’article 49 de la loi-programme du 9 juillet 2004 avec l’article 6 § 1 de la Convention. Elle considère ainsi avoir été privée d’accès à un tribunal.

129. De surcroît, la société requérante fait valoir que l’égalité des armes et le principe du contradictoire n’ont pas non plus été respectés. En effet, le moyen de cassation soulevé par elle au sujet de l’application par la cour d’appel de l’article 2251 du code civil n’aurait pas fait l’objet d’un examen par la Cour de cassation. Aussi, la société requérante n’aurait reçu les conclusions écrites de l’avocat général que le 5 mars 2009, soit quelques jours à peine avant l’audience du 13 mars 2009, ce qui constituerait un délai extrêmement court pour réagir auxdites conclusions. Il aurait été inutile et impossible, dans ce délai, de porter un vrai débat au fond sur une question aussi complexe que celle des effets de l’article 49 de la loi-programme du 9 juillet 2004. La société requérante explique qu’elle a donc concentré sa réponse dans les limites de la procédure, faisant valoir que la Cour de cassation n’était pas compétente pour connaître de cette question qui relèverait du pouvoir d’appréciation souverain du juge du fond auquel l’affaire devrait être renvoyée en cas de cassation de l’arrêt attaqué.

2. Le Gouvernement

130. Le Gouvernement estime que la substitution de motifs pratiquée par la Cour de cassation n’était pas critiquable. Tout d’abord, il n’y aurait pas lieu de supposer que la Cour de cassation a méconnu les règles de la procédure belge relatives aux conditions dans lesquelles une substitution de motifs peut avoir lieu. Il en irait d’autant plus ainsi qu’en l’espèce la substitution de motifs effectuée par la Cour de cassation n’a impliqué aucune modification de la décision prise par la cour d’appel selon laquelle la prescription n’avait pas été atteinte.

131. Ensuite, s’agissant du droit à une procédure contradictoire, le Gouvernement assure que la substitution de motifs est intervenue après que la société requérante ait été mise en mesure de faire connaître les éléments nécessaires au succès de ses prétentions et de prendre connaissance de toute pièce ou observation présentée au juge et de la discuter, conformément à la jurisprudence de la Cour. Le Gouvernement affirme que la question de l’applicabilité de l’article 49 de la loi-programme du 9 juillet 2004 faisait l’objet du pourvoi en cassation introduit par l’État, que l’avocat général à la Cour de cassation a pris des conclusions écrites soumises à la société requérante, et que, dans sa note rédigée en vertu de l’article 1107 du code judiciaire, la société requérante n’a pas soulevé la moindre difficulté relative au délai dont elle a disposé pour répondre aux conclusions de l’avocat général. De plus, la société requérante pouvait, conformément à l’article 1107, alinéa 3, du code judiciaire demander un délai pour déposer une note en vue de répondre aux conclusions de l’avocat général.

132. Enfin, s’agissant du droit d’accès à un tribunal, le Gouvernement ne conteste pas que la substitution de motifs constitue une limitation de ce droit. Il estime néanmoins que celle-ci n’est pas critiquable puisqu’elle poursuit un but légitime – l’économie procédurale et donc la bonne administration de la justice – et qu’elle est proportionnée en ce sens que la technique de substitution de motifs est strictement encadrée et présente des garanties procédurales. De surcroît, le Gouvernement considère que le respect de l’article 6 § 1 de la Convention doit s’apprécier de manière moins sévère puisque les majorations d’impôt ne relèvent pas du noyau dur du droit pénal. Aucune atteinte n’aurait donc été portée à la substance même du droit d’accès à un tribunal.

3. L’appréciation de la Cour
1. Les principes généraux établis dans la jurisprudence de la Cour

133. Le droit à un tribunal consacré à l’article 6 de la Convention, dont le droit d’accès constitue un aspect (Golder c. Royaume‑Uni, 21 février 1975, § 36, série A no 18), n’est pas absolu ; il se prête à des limitations implicites, notamment en ce qui concerne les conditions de recevabilité d’un recours. Celles-ci ne peuvent toutefois pas en restreindre l’exercice d’une manière ou à un point tels qu’il se trouve atteint dans sa substance même. Elles doivent tendre à un but légitime et il doit exister un rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et le but visé (Guérin c. France, 29 juillet 1998, § 37, Recueil 1998‑V ; voir aussi, en matière civile, Zubac c. Croatie [GC], no 40160/12, §§ 76-78, 5 avril 2018, et Nicolae Virgiliu Tănase c. Roumanie [GC], no 41720/13, §§ 192 et 195, 25 juin 2019).

134. La notion de procès équitable contenue dans l’article 6 de la Convention comprend également le droit à une procédure contradictoire qui implique le droit pour les parties de faire connaître les éléments nécessaires au succès de leurs prétentions, mais aussi de prendre connaissance de toute pièce ou observation présentée au juge en vue d’influencer sa décision, et de la discuter (Lobo Machado c. Portugal, 20 février 1996, § 31, Recueil 1996‑I, et Vermeulen c. Belgique, 20 février 1996, § 33, Recueil 1996‑I).

135. Le juge doit lui-même respecter le principe du contradictoire, notamment lorsqu’il rejette un pourvoi ou tranche un litige sur la base d’un motif retenu d’office (Skondrianos c. Grèce, nos 63000/00 et 2 autres, §§ 29‑30, 18 décembre 2003, Clinique des Acacias et autres c. France, nos 65399/01 et 3 autres, § 38, 13 octobre 2005, Čepek c. République tchèque, no 9815/10, § 45, 5 septembre 2013, Les Authentiks et Supras Auteuil 91 c. France, nos 4696/11 et 4703/11, § 50, 27 octobre 2016, et Rivera Vazquez et Calleja Delsordo c. Suisse, no 65048/13, § 41, 22 janvier 2019). L’élément déterminant est alors de savoir si une partie a été « prise au dépourvu » par le fait que le tribunal a fondé sa décision sur un motif invoqué d’office (Villnow c. Belgique (déc.), no 1638/05, 29 janvier 2008, Clinique des Acacias et autres, précité, § 43, Čepek, précité, § 48, Les Authentiks et Supras Auteuil 91, précité, § 50, et Rivera Vazquez et Calleja Delsordo, précité, § 41).

136. Une diligence particulière s’impose au tribunal lorsque le litige prend une tournure inattendue, d’autant plus s’il s’agit d’une question laissée à la discrétion du tribunal. Le principe du contradictoire commande que les tribunaux ne se fondent pas dans leurs décisions sur des éléments de fait ou de droit qui n’ont pas été discutés durant la procédure et qui donnent au litige une tournure que même une partie diligente n’aurait pas été en mesure d’anticiper (Čepek, précité, § 48, Les Authentiks et Supras Auteuil 91, précité, § 50, et Rivera Vazquez et Calleja Delsordo, précité, § 41).

2. L’application de ces principes en l’espèce

137. La question se pose de savoir si la substitution de motifs opérée par la Cour de cassation (paragraphe 27 ci-dessus) a méconnu le droit d’accès à un tribunal et les principes de l’égalité des armes et du contradictoire.

138. À cet égard, la Cour observe que la substitution de motifs est une technique prétorienne par laquelle la Cour de cassation examine le moyen de cassation qui lui est soumis, le confronte au dispositif de la décision attaquée dont l’illégalité est alléguée et substitue aux motifs critiqués sur lesquels le juge de fond a fondé ce dispositif, des moyens propres à en faire apparaître la légalité.

139. En premier lieu, la Cour n’aperçoit aucun problème relatif au principe de l’égalité des armes invoqué par la société requérante. Ce principe requiert en effet que chaque partie à une procédure se voie offrir une possibilité raisonnable de présenter sa cause dans des conditions qui ne la placent pas dans une situation de net désavantage par rapport à son adversaire (voir, parmi d’autres, Nideröst-Huber c. Suisse, 18 février 1997, § 23, Recueil 1997‑I, et Regner c. République tchèque [GC], no 35289/11, § 146, 19 septembre 2017). Or il ne ressort ni des éléments du dossier ni des arguments des parties que la société requérante et l’État belge auraient été placés dans des situations différentes à l’égard des conclusions écrites de l’avocat général ou de la substitution de motifs opérée par la Cour de cassation (dans le même sens, Clinique des Acacias et autres, précité, § 39). Ces étapes procédurales se sont en effet déroulées de la même manière pour les deux parties. Le principe de l’égalité des armes n’entre donc pas en jeu en l’espèce.

140. Ensuite, en ce qui concerne le principe du contradictoire, la chambre a, dans l’arrêt qu’elle a rendu dans la présente affaire, pris en compte les éléments suivants :

« 89. La Cour de cassation a en l’espèce fait usage de son pouvoir de trancher l’affaire sur la base d’un motif soulevé d’office (dans le même sens, Clinique des Acacias et autres, précité, § 39). La Cour n’entend pas se prononcer sur la technique de substitution de motifs en tant que telle, mais sur le seul point de savoir si le recours à celle-ci par la Cour de cassation a porté atteinte au droit de la requérante à une procédure contradictoire (Les Authentiks et Supras Auteuil 91, précité, § 51).

90. En effet, il n’appartient pas à la Cour d’examiner si, en l’espèce, les conditions définies par la jurisprudence de la Cour de cassation pour procéder à une substitution de motifs étaient réunies puisqu’il ne lui appartient pas de connaître des erreurs de fait ou de droit prétendument commises par une juridiction interne, sauf si et dans la mesure où elles pourraient avoir porté atteinte aux droits et libertés sauvegardés par la Convention (García Ruiz c. Espagne [GC], no 30544/96, § 28, CEDH 1999‑I, et López Ribalda et autres c. Espagne [GC], nos 1874/13 et 8567/13, § 149, 17 octobre 2019).

91. Dès lors, seule la non-communication éventuelle de la Cour de cassation aux parties de son intention de retenir d’office le motif litigieux pourrait poser problème au regard de la Convention (dans le même sens, Cimolino c. Italie, no 12532/05, § 45, 22 septembre 2009).

92. En l’espèce, la Cour constate que la question de l’application de l’article 49 de la loi-programme du 9 juillet 2004 n’a pas été soulevée par la requérante dans son pourvoi en cassation. En effet, la cour d’appel d’Anvers avait estimé que cette disposition n’était pas applicable (...). La requérante n’avait par conséquent pas d’intérêt à débattre de ce point dans son pourvoi en cassation.

93. Cela étant dit, il ne peut être considéré en l’espèce que la requérante a été « prise au dépourvu » (a contrario, parmi d’autres, Clinique des Acacias et autres, précité, § 43, et Liga Portuguesa de Futebol Profissional c. Portugal, no 4687/11, §§ 61-62, 17 mai 2016).

94. En effet, d’une part, la Cour relève que la décision de la cour d’appel concernant l’article 49 de la loi-programme du 9 juillet 2004 faisait l’objet du pourvoi en cassation introduit par l’État (...). Il ne peut donc pas être considéré que la question de l’applicabilité de cette disposition était en dehors du débat (voir, dans le même sens, Les Authentiks e Supras Auteuil 91, précité, § 52, et Ndayegamiye‑Mporamazina c. Suisse, no 16874/12, § 39, 5 février 2019, et, a contrario, Prikyan et Angelova c. Bulgarie, no 44624/98, § 46, 16 février 2006), même si les deux pourvois n’étaient pas encore formellement joints.

95. D’autre part, et surtout, les parties ont reçu une copie des conclusions écrites de l’avocat général à la Cour de cassation dans lesquelles celui-ci invitait la Cour de cassation à procéder à la substitution de motifs litigieuse (...). Même si le Gouvernement n’a pas contesté que la requérante a réceptionné les conclusions de l’avocat général quelques jours seulement avant l’audience prévue de la Cour de cassation (...), il n’en demeure pas moins que la requérante avait la faculté, en vertu de l’article 1107 du code judiciaire, de déposer une note en réponse aux conclusions de l’avocat général et de demander la remise de l’audience afin de répondre verbalement ou par une note à ces conclusions (...) »

141. La Grande Chambre souscrit à cette motivation et ne voit dans les observations soumises par les parties devant la Grande Chambre aucune raison de s’en écarter. Dès lors, la Cour considère que la substitution de motifs opérée par la Cour de cassation n’a pas méconnu le droit à une procédure contradictoire.

142. Enfin, s’agissant du droit d’accès à un tribunal, la Cour accepte que, comme l’affirme le Gouvernement, l’éventuelle limitation qu’a constitué la substitution de motifs au droit d’accès à un tribunal poursuivait un but légitime, à savoir l’économie procédurale et donc la bonne administration de la justice. Elle estime également que cette technique n’a pas en l’espèce porté une atteinte à la substance même de ce droit dans la mesure où, tel qu’expliqué ci-dessus (paragraphe 140), la société requérante n’a pas été privée du droit de voir sa cause entendue par un tribunal puisqu’elle a disposé de la possibilité de faire valoir ses moyens à l’égard du motif soulevé d’office par la Cour de cassation.

143. Partant, il n’y a pas eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention de ce chef.

4. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 6 § 1 DE LA CONVENTION EN RAISON DU DÉPASSEMENT DU DÉLAI RAISONNABLE

144. Invoquant l’article 6 § 1 de la Convention, la société requérante se plaint également du dépassement du délai raisonnable.

1. L’arrêt de la chambre

145. La chambre a considéré, conformément aux critères dégagés dans la jurisprudence et eu égard aux circonstances de l’espèce, que la procédure interne, prise dans son ensemble, avait été déraisonnablement longue. Elle a conclu à la violation de l’article 6 § 1 de la Convention de ce chef.

2. Les observations des parties
1. La société requérante

146. La société requérante estime que le point de départ du calcul du délai raisonnable est l’avis de rectification de sa déclaration d’impôt pour l’exercice d’imposition 1993 daté du 5 octobre 1995. À elle seule, la phase administrative devant le directeur régional a duré quatre ans et sept mois, ce qui serait bien plus que le délai « normal » dans lequel une décision administrative devrait intervenir. Aucune circonstance ne justifierait un tel retard qui relèverait de l’entière responsabilité de l’État. La phase judiciaire a ensuite duré près de neuf ans pour trois niveaux de juridiction, ce qui ne saurait pas non plus être considéré comme raisonnable.

147. Contrairement à ce qu’allègue le Gouvernement (paragraphe 148 ci‑dessous), la société requérante affirme qu’elle a dû attendre la décision administrative avant de pouvoir initier la procédure judiciaire. En effet, l’article 11 de la loi du 23 mars 1999 relative à l’organisation judiciaire en matière fiscale qui prévoit que la possibilité d’introduire une action six mois après la date de réception du recours administratif au cas où ce recours n’a pas fait l’objet d’une décision, n’est pas applicable lorsque ce recours porte, comme en l’espèce, sur une imposition afférente à l’exercice d’imposition 1998 ou à un exercice d’imposition antérieur (paragraphe 31 ci‑dessus).

2. Le Gouvernement

148. Le Gouvernement accepte que la période à prendre en considération a commencé à courir le 5 octobre 1995 pour s’achever le 13 mars 2009. Il y aurait toutefois lieu de déduire la période du 6 avril 1999 au 14 décembre 2000, soit un an et neuf mois, pendant laquelle la société requérante avait, en vertu de la loi du 23 mars 1999 relative à l’organisation judiciaire en matière fiscale, la possibilité de saisir les juridictions internes sans attendre l’issue de la procédure administrative mais s’est abstenue de le faire. La période à considérer serait ainsi de onze ans et neuf mois. Pour le Gouvernement, une telle durée apparaît raisonnable eu égard à la complexité de l’affaire et des enjeux du litige. Il affirme en outre que le respect de l’article 6 § 1 de la Convention doit être apprécié de manière moins sévère puisque les majorations d’impôt ne relèvent pas du noyau dur du droit pénal.

149. En particulier, le Gouvernement fait valoir qu’en degré d’appel, la société requérante a déposé de nombreuses écritures, dont un troisième jeu de conclusions additionnelles et de synthèse de 54 pages, ce qui témoignerait de la complexité du litige et de la part de responsabilité qui incombe à la société requérante dans la durée de la mise en état de l’affaire. L’arrêt de la cour d’appel qui contient une analyse détaillée de la doctrine et de la jurisprudence sur la question du caractère interruptif du commandement de payer démontrerait également la complexité de l’affaire.

3. L’appréciation de la Cour
1. Les principes généraux établis dans la jurisprudence de la Cour

150. En matière pénale, le « délai raisonnable » visé à l’article 6 § 1 commence à courir dès que la personne est « accusée ». Il y a « accusation en matière pénale » dès lors qu’une personne est officiellement inculpée par les autorités compétentes ou que les actes effectués par celles-ci en raison des soupçons qui pèsent sur elle ont des répercussions importantes sur sa situation (Deweer c. Belgique, 27 février 1980, § 46, série A no 35, Eckle c. Allemagne, 15 juillet 1982, § 73, série A no 51, et Simeonovi c. Bulgarie [GC], no 21980/04, § 110, 12 mai 2017). La période à laquelle s’applique l’article 6 couvre l’ensemble de la procédure en cause, y compris les instances de recours (König c. Allemagne, 28 juin 1978, § 98, série A no 27).

151. Le caractère raisonnable de la durée d’une procédure s’apprécie suivant les circonstances de la cause et eu égard aux critères consacrés par la jurisprudence de la Cour, en particulier la complexité de l’affaire, le comportement du requérant et celui des autorités compétentes (voir, parmi beaucoup d’autres, Pélissier et Sassi c. France [GC], no 25444/94, § 67, CEDH 1999‑II).

152. Seules les lenteurs imputables à l’État peuvent amener à conclure à l’inobservation du délai raisonnable (Idalov c. Russie [GC], no 5826/03, § 186, 22 mai 2012).

2. L’application de ces principes en l’espèce

153. Il n’est pas contesté par les parties que le point de départ du calcul du délai raisonnable est le 5 octobre 1995, date à laquelle la société requérante a été informée de l’intention de l’administration fiscale de rectifier sa déclaration d’impôt et de lui imposer une majoration d’impôt (voir, dans le même sens, Janosevic, précité, § 92). La procédure a été clôturée par l’arrêt de la Cour de cassation du 13 mars 2009.

154. Contrairement à ce qu’affirme le Gouvernement (paragraphe 148 ci‑dessus), il ressort de l’article 11 de la loi du 23 mars 1999 relative à l’organisation judiciaire en matière fiscale que la société requérante n’avait pas la possibilité de saisir le tribunal de première instance avant l’issue de sa réclamation administrative (paragraphe 31 ci-dessus). Il n’y a donc pas lieu de déduire de la période à prendre en considération celle entre le 6 avril 1999 et le 14 décembre 2000.

155. La procédure menée par la société requérante a ainsi duré treize ans et plus de six mois : la phase administrative a duré quatre ans et sept mois pour un niveau de décision, puis la phase judiciaire a duré près de neuf ans pour trois niveaux de juridiction.

156. Le Gouvernement invoque la complexité de l’affaire et l’importance des enjeux du litige pour expliquer la durée de la procédure. Il pointe du doigt en particulier l’attitude de la société requérante devant la cour d’appel. Toutefois, il n’explique d’aucune manière la durée de la procédure administrative (quatre ans et sept mois) ni le fait que plus de trois ans et trois mois se sont écoulés entre la saisine du juge judiciaire et le jugement de première instance. Or la question de l’éventuelle prescription de l’impôt et de la majoration y afférente n’a été soulevée par la société requérante qu’au stade de l’appel. La complexité liée à cette question ne concerne donc ni la phase administrative ni la procédure devant le tribunal de première instance dont la durée particulièrement longue n’a pas été justifiée par le Gouvernement qui reconnaît d’ailleurs qu’il existait un arriéré en matière d’impôts sur les revenus (paragraphe 90 ci-dessus).

157. La Cour accepte que la complexité de la présente affaire fiscale puisse justifier une durée plus longue que pour d’autres types d’affaires, en particulier celles qui, par leur objet, appellent une célérité particulière. Cela est d’autant plus vrai que le recouvrement diligent de l’impôt est dans l’intérêt de l’État, plus que du contribuable. Cela étant dit, même à supposer que la garantie du délai raisonnable ne doive pas s’appliquer dans toute sa rigueur (paragraphe 76 ci-dessus), la Cour est d’avis que, prise dans son ensemble, la procédure menée par la société requérante a, dans les circonstances de l’espèce, dépassé le délai raisonnable.

158. Partant, il y a eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention de ce chef.

5. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

159. Aux termes de l’article 41 de la Convention,

« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »

1. Dommage

160. La société requérante demande la réparation de son dommage matériel consistant en les impôts payés, les frais et les intérêts de retard d’un montant total de 606 712,94 euros (EUR) à majorer des intérêts moratoires à partir du 1er mars 1997, date moyenne des paiements. Elle demande en outre, au titre du dommage moral, 1 EUR par violation constatée, à majorer des intérêts moratoires à partir du 15 février 2001, date à laquelle la prescription aurait été atteinte.

161. Le Gouvernement soutient que le dommage matériel allégué n’a aucun lien causal avec les griefs tirés du dépassement du délai raisonnable et de la substitution de motifs effectuée par la Cour de cassation. S’agissant du grief relatif à l’intervention du législateur en cours d’instance, le Gouvernement considère qu’une indemnisation consistant en les impôts payés ne saurait répondre à la notion de « satisfaction équitable ». Il ne saurait passer pour équitable de dispenser entièrement la société requérante du paiement de l’impôt.

162. La Cour a conclu à l’absence de violation en ce qui concerne les griefs relatifs à l’intervention du législateur et à la substitution de motifs. Aucune satisfaction équitable ne saurait donc être octroyée à ce titre.

163. Seule une violation de l’article 6 § 1 de la Convention en raison du dépassement du délai raisonnable est constatée dans le présent arrêt. Ce n’est donc qu’à ce titre qu’une satisfaction équitable peut éventuellement être octroyée. À cet égard, la Cour ne distingue aucun lien de causalité entre la violation constatée et le dommage matériel allégué. Elle rejette donc la demande formulée à ce titre.

164. En ce qui concerne le dommage moral, compte tenu du montant demandé par la société requérante et des circonstances particulières de l’espèce, la Cour considère que le constat de ladite violation fournit en soi une satisfaction équitable suffisante pour tout dommage moral subi par la société requérante.

2. Frais et dépens

165. La société requérante réclame 31 973,07 EUR pour les frais et dépens engagés devant le tribunal de première instance et la cour d’appel, ainsi que 10 250 EUR pour ceux engagés devant la Cour de cassation. Elle demande également 19 875 EUR pour les frais et dépens engagés devant la Cour ainsi qu’un euro provisionnel pour la procédure devant la Grande Chambre. La société requérante demande en outre que ces montants soient majorés des intérêts à compter de la date du paiement. Elle souhaite que toute somme octroyée à ce titre soit versée directement sur le compte bancaire de son représentant, Me Van Belle.

166. Le Gouvernement s’en remet à la sagesse de la Cour en ce qui concerne le caractère raisonnable des frais et dépens réclamés au titre de la procédure devant la Cour. Pour ceux engagés devant le tribunal de première instance et la cour d’appel, il fait remarquer qu’ils n’ont pas de lien causal avec les griefs formulés par la société requérante et que celle-ci aurait en toute hypothèse eu à les supporter. Il en irait de même en ce qui concerne les frais et honoraires relatifs à la rédaction d’un avis sur chance de pourvoi et ceux relatifs au mémoire en réponse au pourvoi en cassation de l’État belge.

167. Selon la jurisprudence de la Cour, un requérant ne peut obtenir le remboursement de ses frais et dépens que dans la mesure où se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et le caractère raisonnable de leur taux. Cela ne comprend que les frais et dépens engagés dans la procédure interne pour prévenir ou faire corriger par les juridictions internes la violation de la Convention constatée par la Cour (dans ce sens, notamment, Nada c. Suisse [GC], no 10593/08, § 243, CEDH 2012). Or, eu égard à la seule violation constatée, tel n’est pas le cas de la procédure interne. La Cour rejette donc la demande présentée au titre des frais et dépens engagés dans le cadre de la procédure interne.

168. En ce qui concerne la procédure menée devant elle, la Cour rappelle que les frais et dépens ne sont recouvrables que dans la mesure où ils se rapportent à la violation constatée (Murray c. Pays-Bas [GC], no 10511/10, § 134, 26 avril 2016, Denisov c. Ukraine [GC], no 76639/11, § 146, 25 septembre 2018, et les références qui y sont citées). À cet égard, la Cour note que les griefs de la société requérante n’ont abouti que très partiellement et qu’une grande partie des observations de celle-ci étaient consacrées à des volets de la requête ayant abouti à un constat de non‑violation. Ainsi, compte tenu des documents en sa possession et des critères susmentionnés, la Cour juge raisonnable d’allouer à la société requérante la somme de 5 000 EUR pour la procédure menée devant elle.

169. Cette somme est à verser directement sur le compte bancaire de Me Van Belle, représentant de la société requérante.

3. Intérêts moratoires

170. La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.

PAR CES MOTIFS, LA COUR,

1. Déclare, à l’unanimité, la requête recevable ;
2. Dit, par dix voix contre sept, qu’il n’y a pas eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention du fait de l’intervention du législateur en cours d’instance ;

3. Dit, à l’unanimité, qu’il n’y a pas eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention du fait de la substitution de motifs ;
4. Dit, à l’unanimité, qu’il y a eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention en raison du dépassement du délai raisonnable ;
5. Dit, à l’unanimité, que le constat d’une violation constitue en soi une satisfaction équitable pour le dommage moral éventuellement subi par la société requérante ;
6. Dit, à l’unanimité,

a) que l’État défendeur doit verser à la société requérante, dans les trois mois, la somme de 5 000 EUR (cinq mille euros), plus tout montant pouvant être dû par la société requérante à titre d’impôt, pour frais et dépens, à verser sur le compte bancaire du représentant de la société requérante ;

b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ce montant sera à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;

7. Rejette, par onze voix contre six, la demande de satisfaction équitable pour le surplus.

Fait en français et en anglais, puis prononcé en audience publique au Palais des droits de l’homme, à Strasbourg, le 3 novembre 2022, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.

Johan Callewaert Robert Spano
Adjoint à la greffière Président

Au présent arrêt se trouve joint, conformément aux articles 45 § 2 de la Convention et 74 § 2 du règlement, l’exposé des opinions séparées suivantes :

– opinion concordante du juge Lemmens ;

– opinion en partie dissidente commune aux juges Spano, Kjølbro, Turković, Yudkivska, Pejchal, Mourou-Vikström et Felici.

R.S.
J.C.

Opinion CONCORDANTE DU juge LEMMENS

1. J’ai voté avec la majorité pour conclure qu’il n’y a pas eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention du fait de l’intervention du législateur en cours d’instance.

Je me rallie également au raisonnement qui a conduit la majorité à arriver à cette conclusion. Toutefois, je voudrais ajouter une petite note de bas de page « nationale » à l’arrêt, pour faire sortir de l’ombre un point crucial qui n’a pas été abordé, « l’éléphant dans la pièce », comme on dit en anglais, et ainsi clarifier la portée réelle du litige présenté à la Cour.

2. L’arrêt concerne l’interruption de la prescription. Lorsque la prescription est interrompue, le cours de la prescription est arrêté, et la prescription recommence à courir (de zéro) à partir du moment où la cause de l’interruption disparaît. Un créancier peut créer une situation interruptive de prescription pour sauvegarder sa créance. En l’espèce, la prescription a été considérée comme interrompue par la signification d’un commandement de payer à la requête de l’administration fiscale.

La majorité s’est estimée obligée d’examiner l’affaire sous l’angle de l’interruption de la prescription, la Cour de cassation ayant retenu dans son arrêt du 13 mars 2009 ce seul motif pour considérer que la prescription n’était pas acquise (paraghraphes 98-99 de l’arrêt).

L’« éléphant dans la pièce » auquel j’ai fait allusion est la suspension de la prescription. Celle-ci résulte d’un obstacle qui, tant qu’il demeure, empêche la prescription de continuer à courir ; une fois l’obstacle disparu, la prescription reprend son cours, jusqu’à son aboutissement. Un tel obstacle peut être la conséquence d’un acte du débiteur. C’est ce qui résulte notamment de l’article 2251 du code civil, selon lequel la prescription cesse de courir tant que le créancier se trouve dans l’impossibilité (du fait du débiteur, notamment) de recouvrer sa créance (paragraphe 51 de l’arrêt).

Pour une raison que j’ignore, la question de la suspension n’a pas été soulevée par les parties, ni devant la Chambre, ni devant la Grande Chambre. Or, il n’appartenait pas à la Cour de soulever cette question d’office.

3. Pourtant, la question de la suspension était bien présente devant les juridictions internes. La cour d’appel d’Anvers a en effet estimé dans son arrêt du 6 février 2007 que la prescription était suspendue aussi longtemps que la contestation entre la société requérante et l’administration fiscale n’était pas définitivement réglée (paragraphe 21 de l’arrêt). Or, c’est cette décision, avec ce raisonnement, que la société requérante a attaquée devant la Cour de cassation (paragraphe 22 de l’arrêt).

Dans son arrêt du 13 mars 2009, la Cour de cassation ne s’est pas prononcée sur la suspension de la prescription. Elle aurait pu le faire, et ainsi se prononcer sur la légalité de la décision de la cour d’appel sur ce point, mais elle ne l’a pas fait, préférant se fonder sur un motif que la cour d’appel avait rejeté, à savoir l’effet interruptif du commandement de payer en vertu de l’article 49 de la loi-programme du 9 juillet 2004 (paragraphe 27 du présent arrêt). La conséquence de cette substitution du motif retenu par la cour d’appel par un autre a été que le moyen de cassation invoqué par la société requérante, critiquant la reconnaissance d’un effet suspensif à la contestation entre celle-ci et l’administration fiscale, est devenu sans intérêt (ibidem).

« Sans intérêt », rien de plus. La Cour de cassation n’a pas dit que, contrairement à la cour d’appel, elle considérait qu’il n’y avait pas suspension. Elle s’est limitée à considérer que, eu égard à l’effet interruptif du commandement de payer, le droit de l’administration fiscale au recouvrement de sa créance n’était pas prescrit, arrivant ainsi par un autre motif à la même conclusion que celle à laquelle la cour d’appel était parvenue.

À supposer même que la reconnaissance de l’interruption de la prescription doive s’analyser en une violation de la Convention, il n’en découlerait pas automatiquement que la prescription devait être reconnue comme acquise. Il resterait encore à examiner la question de la suspension éventuelle de la prescription.

4. Bien sûr, du fait de la substitution du motif par la Cour de cassation et du rejet du pourvoi en cassation de la société requérante qui en a été le résultat, cette dernière question ne pouvait plus se poser en l’espèce devant les juridictions internes.

Toutefois, elle s’est posée dans d’autres affaires, postérieures à celle de la société requérante. Certains auteurs avaient d’ailleurs expressément fait remarquer que la question de la suspension était à distinguer de celle de l’interruption, et qu’elle restait encore à être tranchée, notamment si un jour les juridictions internes ou la Cour venaient à décider que l’article 49 de la loi-programme du 9 juillet 2004 était incompatible avec la Convention[1].

Par deux arrêts en date du 22 septembre 2011, la Cour de cassation a considéré que dans la mesure où il ressortait de l’article 410 du code des impôts sur les revenus 1992 (paragraphe 33 du présent arrêt) que l’introduction d’une réclamation avait pour conséquence que le paiement de la dette d’impôt ne pouvait être obtenu, il y avait lieu de déduire de cette disposition légale, lue en combinaison avec l’article 2251 du code civil, que la prescription du recouvrement était effectivement suspendue (F.10.0015.N et F.10.0052.N). Elle a statué dans le même sens dans un arrêt en date du 15 février 2013 (F.11.0128.N). Dans un arrêt en date du 2 mars 2017, elle a encore précisé que la suspension durait tant qu’il n’avait pas été statué définitivement sur le recours du contribuable contre la cotisation enrôlée à sa charge (F.12.0056.F).

Ces décisions ont rendu superflue toute la discussion sur la validité de l’article 49 de la loi-programme du 9 juillet 2004. La doctrine l’a immédiatement compris de cette manière[2].

5. Ainsi, au vu de ce que nous savons de la jurisprudence post factum de la Cour de cassation, nous pouvons penser, que si celle-ci s’était prononcée sur le bien-fondé du moyen de cassation de la société requérante sans procéder à une substitution de motifs, et donc sans appliquer rétroactivement l’article 49 de la loi-programme du 9 juillet 2004, le pourvoi de la société requérante aurait très probablement été rejeté aussi.

Je ne peux évidemment pas affirmer qu’il y avait une certitude à cet égard. Mais ce que la jurisprudence précitée de la Cour de cassation démontre en tout cas, c’est que l’invalidation éventuelle de l’article 49 de la loi du 9 juillet 2004 n’aurait pas constitué en droit interne la fin de l’analyse.

Lorsque je jette un regard en arrière sur toute la saga qui a entouré l’intervention du législateur que constitue la loi en cause, il me semble qu’il ne s’agissait en réalité que d’une tempête dans un verre d’eau. Pour ma part, j’estime que si la Cour avait pu prendre en considération le motif fondé sur la suspension de la prescription, celui-ci se serait ajouté aux « circonstances particulières de la cause » auxquelles le paragraphe 123 de l’arrêt se réfère.

OPINION EN PARTIE DISSIDENTE COMMUNE AUX JUGES SPANO, KJØLBRO, TURKOVIĆ, YUDKIVSKA, PEJCHAL, MOUROU-VIKSTRÖM ET FELICI

(Traduction)

1. Nous ne pouvons souscrire ni au raisonnement de la Cour, ni à son constat selon lequel « il n’y a pas eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention du fait de l’intervention du législateur en cours d’instance » (point 2 du dispositif).

2. Pour les motifs exposés ci-dessous, nous estimons que la Cour n’a pas appliqué la jurisprudence existante qui était pertinente en l’espèce et, dans la mesure où il faut y voir un développement ou une clarification de sa jurisprudence, nous soulevons une objection de principe quant au raisonnement qu’elle a suivi dans cette partie de l’arrêt, ce raisonnement engendrant selon nous une confusion concernant l’application de ses principes bien établis.

3. Nous considérons que la Cour n’a pas suffisamment tenu compte de la substance même du grief porté devant elle, de la jurisprudence existante relative à l’article 7 de la Convention, du lien existant entre les articles 6 et 7, de la nécessité d’interpréter les droits consacrés par ces deux articles de manière harmonieuse et des conséquences négatives que le présent arrêt pourrait avoir sur la jurisprudence de la Cour.

La substance du grief présenté devant la Cour en l’espèce

4. En 1995, l’administration fiscale présenta à la société requérante une créance relative à l’exercice d’imposition 1993, correspondant notamment à un redressement fiscal (l’impôt dû) et une majoration d’impôt (la sanction infligée).

5. La société requérante contesta la créance et les juridictions internes furent saisies du litige. La contestation reposait en substance sur l’allégation selon laquelle la créance en question était prescrite. Plus spécifiquement, la société requérante arguait que le commandement de payer que l’administration fiscale lui avait fait signifier le 24 octobre 2000 n’avait ni interrompu ni suspendu le délai de prescription de cinq ans et que, par conséquent, la créance en question était prescrite.

6. Alors que le litige était pendant devant les juridictions internes, la loi‑programme fut adoptée le 9 juillet 2004 et entra en vigueur le 25 juillet 2004.

7. Le 6 février 2007, la cour d’appel d’Anvers se prononça contre le requérant en faveur de l’administration fiscale, sans fonder sa décision sur l’article 49 de la loi-programme. L’arrêt fut attaqué et devant la Cour de cassation, l’administration fiscale invoqua exclusivement l’article 49 de la loi-programme (paragraphe 23 de l’arrêt).

8. La Cour de cassation se fonda sur l’article 49 de la loi-programme et se prononça contre la société requérante en faveur de l’administration fiscale. Appliquant la disposition en question de manière rétroactive, elle parvint au constat que le commandement de payer qui avait été signifié à la société requérante le 24 octobre 2000 avait interrompu la prescription et que, partant, le droit au recouvrement de la créance née du redressement fiscal et de la majoration d’impôt n’était pas prescrit (paragraphe 27 de l’arrêt).

9. Nous pensons qu’il ne fait aucun doute que sans l’adoption et l’application rétroactive de l’article 49 de la loi-programme, le redressement fiscal et la majoration d’impôt auraient été déclarés prescrits dans le cas du requérant. Pareille décision aurait été conforme aux arrêts de la Cour de cassation des 10 octobre 2002 et 21 février 2003.

10. Ce constat ressort clairement du raisonnement de la Cour de cassation (paragraphe 27 de l’arrêt) selon lequel l’article section 49 de la loi‑programme « doit (...) se voir appliquer par le juge de manière rétroactive conformément à la volonté du législateur » et que « le législateur avait, en adoptant une mesure rétroactive, pour objectif de préserver les droits du Trésor dans le cadre des procédures encore pendantes où des impôts contestés sur pied de la position prise par la jurisprudence étaient sur le point de se prescrire ou encore avaient atteint la prescription ».

11. Cette interprétation du droit et de la pratique internes est également confirmée par le raisonnement que la Cour constitutionnelle a suivi dans son arrêt du 7 décembre 2005 (paragraphe 47 de l’arrêt) et qui consistait à dire que par la disposition attaquée, le législateur avait eu pour intention de neutraliser l’effet lui-même rétroactif des arrêts de la Cour de cassation des 10 octobre 2002 et 21 février 2003, et que cette intervention législative était justifiée par des circonstances exceptionnelles.

12. Le Gouvernement confirme également ce point dans les observations écrites qu’il a présentées devant la Grande Chambre : il ne remet pas en cause l’application rétroactive de l’article 49 de la loi-programme dans le cas de la société requérante, et il explique que le législateur a adopté la loi en question pour neutraliser le changement qui avait été opéré dans la jurisprudence de la Cour de cassation par les arrêts des 10 octobre 2002 et 21 février 2003. En fait, le Gouvernement argue longuement que la disposition rétroactive litigieuse adoptée par le législateur était justifiée par des circonstances exceptionnelles et visait à rétablir la sécurité juridique.

13. C’est aussi sur cette interprétation du droit et de la pratique internes que la chambre s’est fondée pour statuer en l’espèce. La chambre a ainsi observé que la société requérante « pouvait légitimement s’attendre à ce que sa dette fiscale se voie prescrite en application de la jurisprudence de la Cour de cassation » inaugurée par les arrêts des 10 octobre 2002 et 21 février 2003. Elle a ensuite ajouté que l’article 49 de la loi-programme avait fixé « définitivement, et de manière rétroactive, la question de l’interruption de la prescription dans les instances fiscales en cours ». Plus spécifiquement, elle a dit que la dette fiscale correspondant à la majoration d’impôt avait « atteint la prescription », que c’était « uniquement du fait de l’application rétroactive de la disposition litigieuse » que la dette fiscale de la société requérante n’avait pas été déclarée éteinte, et que cette dette fiscale « était [déjà] prescrite » (paragraphes 63, 64, 65 et 67 de l’arrêt de chambre).

14. La majorité semble également faire sienne cette interprétation du droit et de la pratique internes (paragraphe 99 de l’arrêt).

15. Nous en tirons la conclusion suivante : sans l’adoption par le législateur de l’article 49 de la loi-programme, la créance de l’administration fiscale au titre du redressement fiscal et de la majoration d’impôt aurait été prescrite, puisqu’au regard des arrêts de la Cour de cassation des 10 octobre 2002 et 21 février 2003, le commandement de payer du 24 octobre 2000 ne constituait pas un mode interruptif ou suspensif de prescription de l’impôt. Plus spécifiquement, la loi en cause avait pour objectif même d’empêcher pareille situation, et elle a été appliquée rétroactivement aux affaires en cours.

16. Il est important de formuler la question devant être tranchée par la Cour en l’espèce en établissant une distinction entre le redressement fiscal et la majoration d’impôt.

17. Ainsi que la Cour l’a conclu à raison – ce point n’a d’ailleurs pas été contesté par le Gouvernement –, l’article 6 de la Convention n’est pas applicable en ce qui concerne le redressement fiscal (paragraphes 66 et 71 de l’arrêt), mais il l’est en ce qui concerne la majoration d’impôt, qui relève d’une accusation en matière pénale au sens de la jurisprudence de la Cour (paragraphes 70 et 71 de l’arrêt). D’une part, la jurisprudence de la Cour est claire sur ce point, et d’autre part, le droit interne dispose que les impôts dus sont « majorés d’un accroissement d’impôt fixé d’après la nature et la gravité de l’infraction » (paragraphe 35 de l’arrêt). En d’autres termes, la majoration d’impôt est établie en fonction de « la nature et [de] la gravité de l’infraction ».

18. Nous pouvons déduire de ces éléments que rien n’aurait empêché le législateur d’adopter l’article 49 de la loi-programme et de l’appliquer rétroactivement aux créances nées d’un redressement fiscal, celles-ci ne relevant pas de l’article 6 de la Convention, que ce soit sous l’angle du volet civil ou du volet pénal de cette disposition. Par ailleurs, il est possible que dans le cas d’espèce, des circonstances exceptionnelles aient justifié pareille intervention législative dans un but de protection de l’intérêt général. Cependant, ce n’est pas sur cette question que la Cour a été appelée à statuer.

19. Au contraire, la Cour devait trancher la question suivante. L’adoption de l’article 49 de la loi-programme et son application rétroactive dans le cas de la société requérante – laquelle a abouti à la condamnation de l’intéressée à une sanction pénale (majoration d’impôt) alors que la créance était prescrite en conséquence des arrêts de la Cour de cassation des 10 octobre 2002 et 21 février 2003 – s’analysent-elles en une violation des droits de la société requérante garantis par l’article 6 de la Convention ? En d’autres termes, l’intervention du législateur, qui a eu pour effet de rétablir la responsabilité pénale de la société requérante au titre de la majoration d’impôt alors que l’infraction était prescrite, s’analyse-t-elle en une violation des droits de la société requérante au titre de l’article 6 de la Convention ?

La jurisprudence existante relative à l’article 7 de la Convention

20. La réponse à la question juridique posée ci-dessus concernant le rétablissement de la responsabilité pénale pour une infraction déjà prescrite serait, à notre avis, claire et évidente si cette question devait être examinée sous l’angle de l’article 7 de la Convention.

21. Conformément à la jurisprudence existante, le fait de rétablir la responsabilité pénale concernant une infraction prescrite emporte violation de l’article 7 de la Convention, que la responsabilité pénale soit rétablie par le législateur, comme c’est le cas en l’espèce, ou en conséquence d’une évolution de la jurisprudence.

22. Selon le système juridique interne en question, les délais de prescription peuvent être considérés comme des normes matérielles ou procédurales. Dans certains systèmes juridiques, lorsqu’une infraction est prescrite, l’accusé ne peut plus être tenu pénalement responsable et il est acquitté. Dans d’autres, l’accusé ne peut être poursuivi pour l’infraction en question, ce qui conduit à la clôture de la procédure. Que les délais de prescription soient considérés comme des normes matérielles ou procédurales, le résultat est, dans la pratique, le même pour l’accusé : il ne peut être tenu pénalement responsable de l’infraction en cause.

23. La Cour a dit que modifier les règles de prescription et étendre le délai de prescription concernant une infraction ne s’analyse pas en une violation de l’article 7 de la Convention, même dans les cas où l’intervention législative en cause s’applique rétroactivement, dès lors que l’infraction en question n’était pas encore prescrite au moment de l’adoption de la nouvelle législation.

24. Dans l’arrêt Coëme et autres c. Belgique (nos 32492/96 et 4 autres, § 149, CEDH 2000-VII), la Cour a dit que l’application avec effet immédiat de nouvelles règles relatives à la prescription portant prolongation du délai de prescription pour une infraction donnée ne s’analysait pas en une violation de l’article 7 de la Convention. Pour parvenir à cette conclusion, elle a suivi le raisonnement suivant :

« La prolongation du délai de prescription introduit par la loi du 24 décembre 1993 et son application immédiate par la Cour de cassation ont, certes, eu pour effet d’étendre le délai durant lequel les faits pouvaient être poursuivis et ont été défavorables pour les requérants, en déjouant notamment leurs attentes. Pareille situation n’entraîne cependant pas une atteinte aux droits garantis par l’article 7 car on ne peut interpréter cette disposition comme empêchant, par l’effet de l’application immédiate d’une loi de procédure, un allongement des délais de prescription lorsque les faits reprochés n’ont jamais été prescrits » (italiques ajoutés).

25. Dans l’arrêt Kononov c. Lettonie ([GC], no 36376/04, §§ 232 et 233, CEDH 2010), la Cour devait rechercher si la condamnation pénale du requérant pour une infraction imprescriptible s’analysait en une extension ex post facto du délai de prescription qui aurait été applicable au niveau national au moment où l’infraction avait été commise, et, partant, s’il fallait voir dans les poursuites dirigées contre le requérant une application rétroactive du droit pénal. Lors de son examen, elle a formulé la question suivante : « [l]a question essentielle devant être tranchée par la Cour est donc de savoir si, à quelque moment que ce soit avant l’engagement des poursuites contre le requérant, pareilles poursuites devaient être réputées prescrites (...) ». Pour parvenir à son constat de non-violation de l’article 7 de la Convention, elle a dit ce qui suit : « [e]n résumé, la Cour estime, premièrement, qu’aucune des dispositions du droit interne relatives à la prescription n’était applicable (...) et, deuxièmement, que les accusations portées contre le requérant n’ont jamais été prescrites en vertu du droit international (...). Elle conclut donc que les poursuites dirigées contre le requérant n’étaient pas prescrites » (italiques ajoutés).

26. À notre avis, il ressortait déjà clairement des affaires citées qu’un État peut adopter une loi portant prorogation des délais de prescription et l’appliquer rétroactivement si l’infraction en cause n’était pas déjà prescrite au moment de l’adoption de la loi en question. En effet, appliquer une telle loi de manière rétroactive en pareil cas aurait pour conséquence de rétablir ou faire renaître la responsabilité pénale pour une infraction déjà prescrite, ce qui emporterait violation de l’article 7 de la Convention.

27. Si le moindre doute existait quant à la jurisprudence de la Cour sur cette question, il serait levé à la lecture de l’Avis consultatif concernant l’applicabilité de la prescription aux poursuites, condamnations et sanctions pour les infractions constitutives, en substance, d’actes de torture ([GC], demande no P16-2021-001, Cour de cassation arménienne, 26 avril 2022), dans lequel la Cour a dit ce qui suit :

« 72. La Cour rappelle par ailleurs que, comme elle l’a dit à plusieurs reprises, la prescription peut être définie comme le droit accordé par la loi à l’auteur d’une infraction de ne plus être poursuivi ni jugé après l’écoulement d’un certain délai depuis la réalisation des faits. Les délais de prescription, qui sont un trait commun aux systèmes juridiques des États contractants, ont plusieurs finalités, parmi lesquelles garantir la sécurité juridique en fixant un terme aux actions et empêcher une atteinte aux droits de la défense qui pourraient être compromis si les tribunaux étaient appelés à se prononcer sur le fondement d’éléments de preuve qui seraient incomplets en raison du temps écoulé (Coëme et autres, précité, § 146).

73. Dans l’affaire précitée, la Cour était appelée à statuer sur la question de savoir si une modification législative allongeant un délai de prescription non encore expiré soulevait une question sur le terrain de l’article 7. Elle a admis que la prolongation de ce délai avait eu pour effet d’étendre le délai durant lequel les faits pouvaient être poursuivis et avait été défavorable pour les requérants, en déjouant notamment leurs attentes. Elle a toutefois conclu que pareille situation n’avait pas entraîné d’atteinte aux droits garantis par l’article 7, considérant que cette disposition ne pouvait être interprétée comme empêchant, par l’effet de l’application immédiate d’une loi de procédure, un allongement des délais de prescription lorsque les faits reprochés n’avaient jamais été prescrits (...). Pour se prononcer ainsi, la Cour a attaché de l’importance au fait que les juridictions internes s’étaient inspirées du principe généralement reconnu tempus regit actum, selon lequel, sauf dispositions expresses en sens contraire, les lois de procédure s’appliquent immédiatement aux procédures en cours (...).

(...)

75. Comme le montrent les arrêts résumés ci-dessus, les réformes législatives allongeant un délai de prescription non encore expiré n’ont donc pas été considérées par la jurisprudence comme portant atteinte à l’article 7 de la Convention.

76. À la différence des conclusions auxquelles elle était parvenue dans ces affaires, toutefois, la Cour a conclu à la violation de l’article 7 dans une affaire récente où les requérants avaient été condamnés pour une infraction prescrite (Antia et Khupenia c. Géorgie, no 7523/10, §§ 38-43, 18 juin 2020). Pour se prononcer ainsi, la Cour, tout en réitérant la définition et l’objet des délais de prescription énoncés au paragraphe 72 ci-dessus, a observé que, dans ce contexte, la question principale qui se posait à elle dans l’exercice du pouvoir de contrôle que lui conférait l’article 7 consistait à savoir si, compte tenu de l’expiration du délai de prescription applicable à l’infraction en cause, la condamnation des requérants reposait sur une base légale valable.

77. En d’autres termes, ainsi qu’on peut le déduire des conclusions de la Cour rappelées ci-dessus, un rétablissement de la responsabilité pénale après l’expiration du délai de prescription serait jugé incompatible avec les principes fondamentaux de légalité (nullum crimen, nulla poena sine lege) et de prévisibilité consacrés par l’article 7 (...). Il s’ensuit que lorsqu’une infraction est prescriptible en vertu du droit interne et que le délai de prescription arrive à expiration, de sorte que la responsabilité pénale est exclue, l’article 7 s’oppose, faute d’une base légale valable, à ce que des poursuites puissent à nouveau être engagées relativement à cette infraction. En juger autrement reviendrait à admettre « l’application rétroactive du droit pénal au détriment de l’accusé » (...).

78. En l’occurrence, la Cour n’est pas appelée à examiner un allongement par la loi d’un délai de prescription non encore expiré dans une affaire non encore tranchée, mais une situation où la juridiction dont émane la demande doit déterminer s’il convient d’appliquer un délai de prescription de dix ans, conformément à l’article 75 § 1 3) du code pénal et à l’article 35 § 1 6) du code de procédure pénale, ou une disposition de l’article 75 § 6 du code pénal qui prévoit déjà une exception excluant l’application de la prescription dans les circonstances décrites par elle. (...) [I]l appartient au premier chef à la juridiction nationale de déterminer, dans le contexte de ses normes constitutionnelles et pénales internes, si des règles de droit international ayant valeur normative dans l’ordre juridique interne – dans le cas présent en vertu de l’article 5 § 3 de la Constitution (...) – peuvent constituer une base légale suffisamment claire et prévisible au sens de l’article 7 de la Convention pour permettre de conclure que l’infraction en question est imprescriptible. » (italiques ajoutés).

28. La Cour a formulé l’avis suivant :

« Lorsqu’une infraction est prescriptible en vertu du droit interne et que le délai de prescription arrive à expiration, l’article 7 de la Convention s’oppose à ce que des poursuites puissent à nouveau être engagées relativement à cette infraction. Il appartient au premier chef à la juridiction nationale de déterminer si des règles de droit international ayant valeur normative dans l’ordre juridique interne peuvent constituer une base légale suffisamment claire et prévisible au sens de l’article 7 de la Convention pour permettre de conclure que l’infraction en question est imprescriptible. » (italiques ajoutés).

29. La jurisprudence mentionnée ci-dessus nous conduit à la conclusion suivante : lorsqu’une infraction pénale est prescriptible en droit interne et s’est déjà prescrite, l’article 7 de la Convention s’oppose à ce que des poursuites puissent à nouveau être engagées relativement à cette infraction.

Le lien entre les articles 6 et 7 de la Convention

30. On pourrait dire que la jurisprudence évoquée ci-dessus concernait des griefs fondés sur l’article 7 de la Convention et que l’issue de ces affaires aurait pu être différente si la Cour avait examiné les griefs en question sur le terrain de l’article 6 de la Convention.

31. Certes, il existe une différence entre l’article 7 de la Convention, qui offre des garanties matérielles en matière pénale, et l’article 6, qui offre quant à lui des garanties procédurales en matière pénale.

32. Il est toutefois de jurisprudence constante que la Convention doit se lire comme un tout et s’interpréter de manière à promouvoir sa cohérence interne et l’harmonie entre ses diverses dispositions (voir, par exemple, Austin et autres c. Royaume-Uni [GC], nos 39692/09 et 2 autres, § 54, CEDH 2012, Catan et autres c. République de Moldova et Russie [GC], nos 43370/04 et 2 autres, § 136, CEDH 2012 (extraits), Marguš c. Croatie [GC], no 4455/10, § 128, CEDH 2014 (extraits), et Merabishvili c. Géorgie [GC], no 72508/13, § 293, 28 novembre 2017).

33. En outre, la Cour a dans de nombreuses affaires insisté sur le lien qui existe dans les affaires pénales entre les articles 6 et 7, en particulier en ce qui concerne la notion de l’« accusation en matière pénale ». À titre d’exemple, on citera Gestur Jónsson et Ragnar Halldór Hall c. Islande ([GC], nos 68273/14 et 68271/14, § 112, 22 décembre 2020), où la Cour s’est exprimée comme suit :

« La Cour a déjà constaté que la procédure en question ne concernait pas le bien-fondé d’une « accusation en matière pénale » au sens de l’article 6 de la Convention et que le volet pénal de cette disposition ne s’y appliquait pas. Dans ces circonstances et dans un souci de cohérence de l’interprétation de la Convention considérée globalement, la Cour estime que les amendes contestées sur le terrain de l’article 7 ne peuvent être qualifiées de « peine » au sens de cette disposition (...), laquelle n’est dès lors pas applicable. »

34. Plus important encore, dans une affaire où elle devait examiner sous l’angle de l’article 6 de la Convention un grief relatif à l’application rétroactive d’une intervention législative portant prolongation d’un délai de prescription, la Cour s’est appuyée sur sa jurisprudence relative à l’article 7 de la Convention. Dans l’arrêt Chim et Przywieczerski c. Pologne (nos 36661/07 et 38433/07, §§ 205 et 206, 12 avril 2018), elle a ainsi conclu que l’adoption d’une loi ayant porté allongement du délai de prescription dans le cadre d’une procédure pénale dirigée contre le requérant ne s’analysait pas en une violation de l’article 6 de la Convention. Dans son raisonnement, elle a rappelé sa jurisprudence antérieure et exposé ce qui suit :

« À cet égard, la Cour rappelle que dans l’arrêt Coëme et autres c. Belgique, elle a examiné sous l’angle de l’article 7 de la Convention un grief relatif à l’application avec effet immédiat d’une loi portant allongement de délais de prescription, et qu’elle a conclu que pareille situation n’entraînait pas une atteinte aux droits garantis par l’article 7 « car on ne [pouvait] interpréter cette disposition comme empêchant, par l’effet de l’application immédiate d’une loi de procédure, un allongement des délais de prescription lorsque les faits reprochés [n’avaient] jamais été prescrits » (...) » (italiques ajoutés).

Dans le cas des requérants dans cette affaire, les infractions n’avaient pas atteint la prescription lorsque la nouvelle loi était entrée en vigueur, et la Cour est parvenue à la conclusion suivante :

« Eu égard à ces conclusions, qui peuvent s’appliquer respectivement au grief que le second requérant soulève sous l’angle de l’article 6 § 1, et en l’absence d’arbitraire, la Cour considère que l’application relativement au second requérant de l’amendement de 2005 portant prorogation des délais de prescription ne peut être interprété comme une violation du droit à un procès équitable. »(italiques ajoutés)

35. Sans hésitation, nous tirons de ces éléments la conclusion que l’article 6 de la Convention ne peut s’interpréter d’une manière qui autoriserait l’introduction, avec effet rétroactif, de nouvelles lois portant prorogation des délais de prescription pour des infractions pénales déjà prescrites en vertu du droit interne. En effet, pareille mesure aurait pour effet de rétablir ou faire renaître la responsabilité pénale, ce qui emporterait violation de l’article 7 de la Convention et rendrait la mesure en question incompatible avec cette disposition.

Le raisonnement suivi par la majorité et les conséquences négatives qu’il pourrait avoir sur la jurisprudence de la Cour

36. Pour parvenir à la conclusion qu’il y a eu non-violation de l’article 6 de la Convention, la Cour s’appuie sur plusieurs arguments. Nous estimons toutefois que ces arguments ne peuvent, pris isolément ou ensemble, justifier pareil constat de non-violation.

37. La Cour s’appuie sur une ligne de jurisprudence selon laquelle les majorations d’impôt ne font pas partie du noyau dur du droit pénal, et, par conséquent, les garanties offertes par l’article 6 de la Convention ne doivent pas nécessairement s’appliquer dans toute leur rigueur (paragraphes 76 et 122 de l’arrêt).

38. Nous ne contestons pas cette jurisprudence, mais nous estimons qu’elle n’est pas pertinente en l’espèce. Dans toutes les affaires citées par la Cour, le grief fondé sur l’article 6 concernait des garanties procédurales et non des interventions législatives ayant pour effet de rétablir la responsabilité pénale pour des infractions prescrites. Ainsi, l’affaire Jussila c. Finlande ([GC], no 73053/01, CEDH 2006-XIV) concerne le droit à une audience publique, l’affaire Segame SA c. France (no 4837/06, CEDH 2012 (extraits)), l’accès à un tribunal et la portée du contrôle, et l’affaire Chap Ltd c. Arménie (no 15485/09, 4 mai 2017), l’audition de témoins. Il n’est pas surprenant que l’application de l’article 6 puisse être plus souple dans des affaires qui relèvent du droit pénal au sens autonome de cette disposition mais qui, dans le même temps, ne relèvent pas du « noyau dur du droit pénal », en particulier en ce qui concerne la manière dont de pareilles affaires sont traitées et les garanties procédurales applicables. C’est cependant autre chose de considérer que la nature des accusations en matière pénale pourrait justifier le rétablissement de la responsabilité pénale pour des infractions déjà prescrites.

39. La Cour s’appuie également sur la jurisprudence relative aux ingérences du pouvoir législatif qui ont une portée rétroactive sur les procédures en cours et sur le critère des « motifs impérieux » (paragraphes 92-94 de l’arrêt).

40. Ici encore, nous ne contestons pas la jurisprudence sur laquelle la Cour s’appuie, mais nous considérons que cette jurisprudence ne justifie pas les constats formulés par la majorité, et ce pour plusieurs raisons. Premièrement, la jurisprudence en question concerne principalement des litiges civils, mais aussi, dans quelques cas, des affaires pénales.

41. Les affaires Biagioli c. Saint-Marin ((déc.), no 8162/13, 8 juillet 2014) et Chim et Przwieczerski (arrêt précité) ne présentent guère de pertinence en l’espèce. En effet, elles concernent une ingérence du législateur qui avait pour effet de proroger les délais de prescription dans des cas où, contrairement au cas d’espèce, l’infraction pénale en cause n’était pas encore prescrite.

42. L’arrêt Scoppola c. Italie (no 2) ([GC], no 10249/03, 17 septembre 2009) ne peut pas, lui non plus, conforter le constat de la Cour en l’espèce. Dans cette affaire, le requérant avait dans une affaire pénale choisi d’être jugé selon la procédure abrégée dans le but d’obtenir certains avantages, dont une peine réduite. En conséquence de cette décision, il avait renoncé à certaines garanties procédurales qui se seraient appliquées autrement, dont le droit à une audience publique, à l’audition de témoins et à la production d’éléments de preuve. Cependant, il avait vu les avantages en question révoqués parce qu’une loi avait été appliquée de manière rétroactive aux affaires dans lesquelles l’accusé avait déjà opté pour une procédure abrégée. Dans cette affaire, la Cour a sans surprise conclu à la violation de l’article 6 de la Convention, en insistant sur le fait que l’intervention du législateur avait déçu les attentes légitimes du requérant. Elle s’est notamment exprimée comme suit :

« 139. (...) Il est contraire au principe de la sécurité juridique et à la protection de la confiance légitime des justiciables qu’un État puisse, de manière unilatérale, réduire les avantages découlant de la renonciation à certains droits inhérents à la notion de procès équitable. Cette renonciation étant faite en échange desdits avantages, on ne saurait considérer comme équitable que, une fois que les autorités internes compétentes ont accepté d’adopter une démarche simplifiée, un élément primordial de l’accord entre l’État et l’accusé soit modifié au détriment de ce dernier sans son consentement. À cet égard, la Cour note que, s’il est vrai que les États contractants ne sont pas contraints par la Convention de prévoir des procédures simplifiées (...), il n’en demeure pas moins que, lorsque de telles procédures existent et sont adoptées, les principes du procès équitable commandent de ne pas priver arbitrairement un prévenu des avantages qui s’y rattachent. »

43. Deuxièmement, dans le cadre de l’analyse visant à déterminer si le Gouvernement a suffisamment démontré que les motifs invoqués pour justifier une intervention du législateur dans une procédure judiciaire pendante avaient atteint le seuil de gravité très élevé requis pour justifier l’existence de « motifs impérieux » aux fins de l’article 6 de la Convention, nous estimons qu’il est évident qu’un motif avancé à l’appui d’une mesure qui porte directement atteinte à l’article 7 ne peut être considéré comme « impérieux » à cette fin. L’approche suivie par la majorité crée en fait un conflit direct entre les protections offertes par chacun des deux articles.

17144. Dans le cas d’espèce, la Cour, appliquant le critère des « motifs impérieux » (paragraphes 101, 102 et 123 de l’arrêt), identifie les « motifs pertinents » et évalue leur « caractère impérieux » (paragraphe 108 de l’arrêt). Elle considère que trois motifs sont pertinents : 1) la lutte contre la grande fraude fiscale (paragraphe 104 de l’arrêt), 2) la volonté de ne pas générer une discrimination arbitraire entre les contribuables (paragraphe 105 de l’arrêt), et 3) le rétablissement de la sécurité juridique (paragraphes 106 et 107 de l’arrêt).

45. Nous avons déjà expliqué ci-dessus en quoi nous jugeons problématique l’application de cette jurisprudence à la question juridique spécifique qui se pose dans le cas d’espèce. Nous souhaitons également rappeler que dans toutes les affaires évoquées par la Cour (paragraphe 107 de l’arrêt), les procédures pendantes concernées par des interventions législatives relevaient du droit civil et non du droit pénal, et que ces affaires ne sont donc pas directement pertinentes en l’espèce.

46. La Cour s’appuie sur les effets rétroactifs des arrêts de la Cour de cassation des 10 octobre 2002 et 21 février 2003 sur la pratique administrative et la jurisprudence relative à l’interruption du délai de prescription, et elle insiste sur le fait que c’était la première fois que la Cour de cassation statuait sur cette question (paragraphes 109-112 de l’arrêt). Nous ne parvenons pas à comprendre la pertinence de cet argument. Les juridictions internes étaient appelées à déterminer si le commandement de payer en date du 24 octobre 2000 avait eu un effet suspensif ou interruptif sur la prescription. La réponse à cette question dépendait de l’interprétation qui était faite du droit interne. Dans les arrêts en cause, la Cour de cassation a pris position quant à l’interprétation correcte du droit interne et elle est parvenue à la conclusion qu’un commandement de payer n’interrompait pas la prescription. Une fois l’interprétation du droit interne confirmée par la Cour de cassation de manière définitive, la société requérante pouvait légitimement espérer que cette jurisprudence s’appliquerait dans son cas. En d’autres termes, la société requérante pouvait légitimement espérer que la créance de l’administration fiscale était, et serait déclarée, prescrite (voir aussi le paragraphe 99 de l’arrêt).

47. La Cour retient également le moment de l’adoption de la législation en cause : à cet égard, elle souligne que cette législation a été adoptée relativement peu de temps après l’arrêt de la Cour de cassation du 10 octobre 2002 (paragraphe 113 de l’arrêt). Ici encore, nous ne comprenons pas la pertinence de cet argument. Le point déterminant est non pas le fait que le législateur soit intervenu peu de temps après l’arrêt du 10 octobre 2002, mais plutôt la question de savoir si la responsabilité pénale de la société requérante à l’égard de la majoration d’impôt était prescrite au moment de l’adoption de la loi-programme.

48. La Cour s’appuie aussi sur l’argument selon lequel le législateur n’était pas lié par l’arrêt de la Cour de cassation du 10 octobre 2002 et qu’il pouvait modifier la loi (paragraphe 114 de l’arrêt). De toute évidence, nous souscrivons au constat que le pouvoir législatif n’était pas lié par l’arrêt de la Cour de cassation du 10 octobre 2002 et qu’il pouvait modifier la loi relative aux délais de prescription et à leur interruption. Cependant, le cas d’espèce concerne des majorations d’impôt qui relèvent d’une accusation en matière pénale au sens de l’article 6 de la Convention. Nous estimons donc que le législateur ne pouvait intervenir que sur des affaires concernant des créances non encore prescrites.

49. La Cour argue en outre que la sécurité juridique ne saurait passer pour avoir été ébranlée, que l’intervention législative a restauré la sécurité juridique, que les arrêts de 2002 et 2003 ont marqué une évolution inattendue dans la jurisprudence de la Cour de cassation et que la loi-programme a rétabli la pratique administrative suivie jusqu’alors (paragraphe 117 de l’arrêt). Elle ajoute que la société requérante ne pouvait pas s’attendre à voir sa dette d’impôt et, partant, la majoration y afférente, prescrites (paragraphe 118 de l’arrêt). Avec tout le respect que nous devons à nos estimés collègues, comment peut-on raisonnablement dire qu’un arrêt par lequel la Cour de cassation, la juridiction suprême du pays, prend clairement position pour la première fois sur une question de droit est en lui-même source d’insécurité juridique ? Au contraire, la situation juridique a été établie clairement consécutivement à l’arrêt de la Cour de cassation du 10 octobre 2002, pas l’inverse. Dans la présente affaire, la société requérante soutenait que la créance de l’administration fiscale était prescrite au motif, en particulier, que le commandement de payer du 24 octobre 2000 n’avait pas eu pour effet d’interrompre le délai de prescription, position que la Cour de cassation a confirmée dans ses arrêts de 2002 et 2003. En fait, le principe de la sécurité juridique commande qu’une fois la bonne interprétation du droit interne confirmée de manière définitive par la juridiction suprême du pays, cette décision définitive soit respectée et appliquée, ce qui n’empêche toutefois pas le législateur d’intervenir, même rétroactivement, pour autant que cette intervention ne rétablisse ni ne fasse renaître la responsabilité pénale pour des infractions déjà prescrites.

50. La Cour relève par ailleurs que l’expiration de la prescription n’avait pas déjà été constatée par une décision judiciaire ni, a fortiori, n’avait fait l’objet d’une constatation ayant acquis autorité de la chose jugée (paragraphe 121 de l’arrêt). Nous insistons à nouveau sur le fait que l’expiration du délai de prescription concernant une accusation en matière pénale, qui entraîne la prescription de l’infraction, peut survenir à différents stades de la procédure. La prescription d’une infraction avant l’ouverture d’une procédure aurait normalement pour conséquence d’empêcher l’ouverture d’une procédure. La prescription en cours de procédure entraînerait normalement sa clôture ou l’acquittement de l’accusé. Nous ne parvenons pas à voir comment la protection offerte en vertu du principe de la prescription pourrait être conditionnée par l’existence d’une décision judiciaire définitive sur la question. La protection ainsi offerte s’en trouverait fortement réduite. Par ailleurs, rien dans l’avis consultatif auquel la Cour renvoie (paragraphe 121 de l’arrêt) ne vient corroborer l’idée selon laquelle le point de savoir si l’expiration, ou autre, de la prescription a été constatée par une décision judiciaire serait déterminant ou important.

51. Enfin, la Cour observe que la présente affaire met en jeu l’article 6 de la Convention, et non l’article 7, et que les majorations d’impôt ne font pas partie du noyau dur du droit pénal (paragraphe 122 de l’arrêt). Nous avons déjà traité de cet argument ci-dessus.

Observations finales

52. Pour les motifs énoncés ci-dessus, nous estimons que l’adoption de l’article 49 de la loi-programme et son application rétroactive à la société requérante, qui ont donné lieu à l’application d’une sanction pénale (majoration d’impôt) alors que la créance était prescrite en conséquence des arrêts de la Cour de cassation des 10 octobre 2002 et 21 février 2003, s’analysent en une violation des droits de la société requérante garantis par l’article 6 de la Convention.

53. La jurisprudence existante relative aux articles 6 et 7 corrobore clairement cette conclusion. La décision de la Cour de retenir le critère des « motifs impérieux » et l’argument selon lequel les majorations d’impôt ne font pas partie du « noyau dur du droit pénal » pour justifier le constat de non-violation de l’article 6 a pour conséquence malheureuse de permettre qu’une intervention rétroactive du législateur ayant pour effet de rétablir la responsabilité pénale pour des infractions prescrites – ce qui emporterait violation de l’article 7 de la Convention – puisse malgré tout être jugée conforme à l’article 6 de la Convention. L’article 6 est par conséquent interprété ici d’une manière qui le rend incompatible avec l’article 7 de la Convention.

* * *

[1] Voir, en particulier, B. Vanermen, « De verjaring van betwiste directe belastingen: het Hof van Cassatie beantwoordt een aantal van de resterende vragen » (traduction: « Prescription de dettes d’’impôts directs contestées : la Cour de cassation répond à certaines des questions restantes »), observations sous Cass., 17 janvier 2008, Tijdschrift voor Fiscaal Recht (« Revue de droit fiscal »), 2008, (786), 790.

[2] Voir, par exemple, J. Van Besien, « Artikel 443ter, § 1, 2de lid WIB 1992 versus beginsel van artikel 2251 B.W. Conclusie achteraf, was het allemaal niet nodig geweest? » (traduction: « L’article 443ter, § 1er, alinéa 2 CIR 1992 et le principe de l’article 2251 C. civ. : Conclusion : rétrospectivement, tout cela n’était donc pas nécessaire ? », observations sous Cour d’appel Gand, 12 octobre 2010, Tijdschrift voor Fiscaal Recht (« Revue de droit fiscal »), 2011, 645.


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