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15/12/2014 | BELGIQUE | N°S.14.0030.F

Belgique | Belgique, Cour de cassation, 15 décembre 2014, S.14.0030.F


Cour de cassation de Belgique

Arret

NDEG S.14.0030.F

OFFICE NATIONAL DES PENSIONS, etablissement public dont le siege estetabli à Saint-Gilles, Tour du Midi, place Bara, 3,

demandeur en cassation,

represente par Maitre Huguette Geinger, avocat à la Cour de cassation,dont le cabinet est etabli à Bruxelles, rue des Quatre Bras, 6, ou il estfait election de domicile,

contre

M. R.,

defenderesse en cassation.

I. La procedure devant la Cour

Le pourvoi en cassation est dirige contre l'arret rendu le 8 janvier 2014par la cour d

u travail de Bruxelles.

Le 6 octobre 2014, l'avocat general Jean Marie Genicot a depose desconclusions au gre...

Cour de cassation de Belgique

Arret

NDEG S.14.0030.F

OFFICE NATIONAL DES PENSIONS, etablissement public dont le siege estetabli à Saint-Gilles, Tour du Midi, place Bara, 3,

demandeur en cassation,

represente par Maitre Huguette Geinger, avocat à la Cour de cassation,dont le cabinet est etabli à Bruxelles, rue des Quatre Bras, 6, ou il estfait election de domicile,

contre

M. R.,

defenderesse en cassation.

I. La procedure devant la Cour

Le pourvoi en cassation est dirige contre l'arret rendu le 8 janvier 2014par la cour du travail de Bruxelles.

Le 6 octobre 2014, l'avocat general Jean Marie Genicot a depose desconclusions au greffe.

Le president de section Christian Storck a fait rapport et l'avocatgeneral Jean Marie Genicot a ete entendu en ses conclusions.

II. Le moyen de cassation

Le demandeur presente un moyen libelle dans les termes suivants :

Dispositions legales violees

* article 24, S: 2, de la Convention generale sur la securite socialeentre le royaume de Belgique et le royaume du Maroc, signee à Rabatle 24 juin 1968 et approuvee par la loi du 20 juillet 1970, et, pourautant que de besoin, article unique de ladite loi ;

* article 3, alinea 3, du Code civil, tel qu'il etait applicable avantson abrogation par la loi du 16 juillet 2004 portant le Code de droitinternational prive ;

* articles 2, 15, 21, 46 et 127 de la loi du 16 juillet 2004 portant leCode de droit international prive ;

* article 570, specialement alinea 2, 1DEG et 2DEG, du Code judiciaire,dans sa version anterieure à sa modification par la loi du 16 juillet2004 ;

* articles 30 et 31 du Code du statut personnel et des successions(Moudawana) du royaume du Maroc, dont les livres Ier et II, contenantces articles, ont ete promulgues par le dahir nDEG 1-57-343 du 22novembre 1957, tels qu'ils etaient en vigueur anterieurement à leurmodification par le dahir nDEG 1-93-347 du 10 septembre 1993 et leurabrogation par l'article 397 du Code de la famille porte par la loinDEG 70-03 promulguee par le dahir nDEG 1-04-22 du 3 fevrier 2004.

Decisions et motifs critiques

L'arret dit l'appel du demandeur non fonde.

En confirmant le jugement entrepris, l'arret

- annule la decision du 7 septembre 2010 par laquelle, par revision de ladecision du 15 septembre 2009 et en application de la conventionbilaterale belgo-marocaine, le demandeur repartit le montant de la pensionde survie allouable à parts egales entre les deux veuves de M. E.-S.,soit 4.751,89 euros par an par veuve,

- dit pour droit que la defenderesse peut pretendre, en sa qualite deveuve de M. E.-S., à l'integralite de la pension de survie depuis le 1erseptembre 2009,

- condamne le demandeur à payer à la defenderesse l'integralite de lapension de survie, soit, à la date du 1er septembre 2009, la somme de9.503,76 euros par an, à l'indice 125,73, majoree des interets moratoiresau taux legal depuis chaque echeance, calcules sur la difference entre lessommes dues et les sommes versees, puis des interets judiciaires.

L'arret se fonde sur les motifs suivants :

« I. Les antecedents du litige

1. [La defenderesse] est nee au Maroc en 1933 et a epouse le 25 aout 1950à [...], au Maroc, M. E.-S., ne le 10 mars 1927, de nationalitemarocaine ;

2. [La defenderesse] a ete domiciliee en Belgique, à Forest, à partir du15 mars 1971 ;

[La defenderesse] a acquis la nationalite belge le 16 janvier 2001 ;

Son mari, qui etait beneficiaire d'une pension de retraite belge, estdecede le 17 aout 2009 ;

Par decision notifiee le 15 septembre 2009, [le demandeur] a accorde à[la defenderesse] une pension de survie de 791,98 euros par mois ;

3. Par lettre datee du 24 septembre 2009, envoyee de Nador au Maroc,madame A., nee en 1960, de nationalite marocaine, a sollicite le beneficed'une pension de survie en qualite de veuve de M. E.-S. ;

Elle a produit, à l'appui de sa demande, la traduction d'un acte demariage consigne le 23 novembre 1987 au registre des mariages de ladivision du notariat de Driouch, dont il ressort que les adouls ont rec,ule 12 novembre 1987 la declaration de mariage de M. E.-S. avec madame A.,tous deux de nationalite marocaine ;

De cette union [...] sont nes trois enfants, en 1989 et 1994 ;

4. [Le demandeur] a accorde à madame A. une pension correspondant à lamoitie de la pension de survie precedemment accordee à [ladefenderesse] ;

Par decision notifiee le 7 septembre 2010, [le demandeur] a reduit demoitie la pension de survie de [la defenderesse] à partir du 1erseptembre 2009 ;

[La defenderesse] a conteste cette decision par une requete deposee augreffe le 4 octobre 2010 ;

[...] 5. Par jugement du 10 fevrier 2012, le tribunal du travail a faitdroit à la demande de [la defenderesse] et a dit pour droit que[celle-ci] pouvait pretendre à l'entierete de la pension de survie àcompter du 1er septembre 2009 ;

[Le demandeur] a interjete appel du jugement par une requete rec,ue augreffe de la cour du travail le 13 mars 2012 ;

II. Objet de l'appel et des demandes

6. [Le demandeur] demande à la cour du travail de reformer le jugementet de retablir la decision administrative en toutes ses dispositions ;

[La defenderesse] demande la confirmation du jugement ;

III. Discussion

7. Il n'est pas conteste que le second mariage de M. E.-S. a ete conclu enconformite avec la loi marocaine en vigueur à l'epoque ;

La question delicate qui se pose en l'espece est si un organisme belge desecurite sociale doit donner pleinement effet à cette seconde union, ycompris à l'egard de [la defenderesse], alors qu'à la date à laquellele droit à la prestation sociale litigieuse est ne, elle residait enBelgique depuis trente-huit ans et etait belge depuis huit ans, et que ledroit à cette prestation decoule de periodes de travail ou assimileeseffectuees par M. E.-S. lorsqu'il cohabitait avec [la defenderesse] enBelgique ;

8. L'article 21 du Code de droit international prive prevoit lapossibilite d'ecarter un droit etranger (ou une institution de droitetranger) au nom de l'ordre public. Cette disposition precise :

`L'application d'une disposition du droit etranger designe par la presenteloi est ecartee dans la mesure ou elle produirait un effet manifestementincompatible avec l'ordre public.

Cette incompatibilite s'apprecie en tenant compte, notamment, del'intensite du rattachement de la situation avec l'ordre juridique belgeet de la gravite de l'effet que produirait l'application de ce droitetranger. Lorsqu'une disposition du droit etranger n'est pas appliquee enraison de cette incompatibilite, une autre disposition pertinente de cedroit ou, au besoin, du droit belge, est appliquee' ;

Selon la doctrine et la jurisprudence belges, une loi d'ordre publicinterne n'est d'ordre public international que si, par les dispositions decette loi, le legislateur a entendu consacrer un principe qu'il considerecomme essentiel à l'ordre moral, politique et economique etabli enBelgique et qui, pour ce motif, doit necessairement exclure l'applicationen Belgique de toute regle contraire ou differente d'un droit etranger ;

Selon la Cour de cassation, le juge ne doit verifier la compatibilite avecl'ordre public international que des seuls effets juridiques susceptiblesd'etre produits par la regle du droit etranger declaree applicable ;

On admet, en effet, que `l'objet de l'exception d'ordre public n'est pasle droit etranger comme tel mais les effets que ce droit devrait produiredans le pays ou il est en principe declare applicable et qui sont jugesincompatibles avec l'ordre public de ce pays' ;

9. La Convention generale sur la securite sociale entre le royaume deBelgique et le royaume du Maroc, signee à Rabat le 24 juin 1968, disposeen son article 24, S: 2, que la pension de veuve est eventuellementrepartie, egalement et definitivement, entre les beneficiaires, dans lesconditions prevues par le statut personnel de l'assure ;

Cette disposition n'a pas pour consequence que le partage de la pension desurvie est justifie dans tous les cas de polygamie : il n'y a lieu àpartage que si l'exception d'ordre public international ne s'oppose pas àla reconnaissance de la situation de polygamie ;

La Cour constitutionnelle a rappele, en ce sens, que, `en permettant detenir compte du statut personnel du travailleur marocain, l'article 24, S:2, de la Convention fait application d'une regle de droit internationalprive reprise à l'article 21 de la loi du 16 juillet 2004 portant le Codede droit international prive, qui admet qu'on puisse reconnaitre enBelgique les effets decoulant de mariages contractes à l'etrangerconformement au statut personnel des epoux et sous reserve de ce que ceseffets ne troublent pas l'ordre public international belge, ce qu'ilappartient au juge a quo de controler in concreto' ;

Ainsi, meme lorsque la Convention generale sur la securite sociale estd'application, le mariage polygamique peut etre ecarte si les consequencesconcretes de sa reconnaissance troublent de maniere trop directe l'ordrejuridique belge, en particulier lorsqu'une ou plusieurs partiesentretiennent un lien etroit avec la Belgique ;

10. Dans une affaire dans laquelle un second mariage, contracte au Maroc,etait oppose à une veuve de nationalite belge, la Cour de cassation adecide :

`L'ordre public international belge s'oppose à la reconnaissance enBelgique des effets d'un mariage validement contracte à l'etrangerlorsque l'un des conjoints etait, au moment de ce mariage, dejà engagedans les liens d'un mariage non encore dissous avec une personne dont laloi nationale n'admet pas la polygamie.

En constatant, tant par ses motifs propres que par ceux du jugemententrepris qu'il adopte, que la demanderesse et son defunt mari, tous deuxde nationalite marocaine, ont contracte mariage au Maroc alors que n'etaitpas encore dissoute la precedente union matrimoniale de celui-ci avec unefemme belge, l'arret justifie legalement sa decision de ne reconnaitreaucun effet à cette seconde union' ;

A ainsi ete consacree la doctrine - dite de proximite - selon laquelle`l'eviction du droit etranger normalement competent ne depend passeulement de la nature et de l'etendue des effets reclames ; il faut aussimesurer l'intensite du rattachement au droit du for' ;

En d'autres termes, plus une partie entretient un lien etroit avec laBelgique, plus elle est en mesure de se prevaloir utilement de l'exceptiond'ordre public ;

11. La mise en oeuvre de l'exception d'ordre public de proximite estparticulierement delicate dans la matiere des pensions de survie ;

J.-Y. Carlier a resume comme suit les dilemmes en cause et le caracterenecessairement imparfait de la solution à mettre en oeuvre lorsqu'une desepouses est belge :

`Lorsqu'une femme marocaine et une femme belge viennent en concurrence, ouplacer la mesure de l'egalite, sachant qu'en tout etat de cause une femmeen sera victime ? Soit, ignorant la nationalite, le partage est maintenuentre les deux femmes, chacune ne beneficiant que d'une demi-pension desurvie. C'est discriminatoire pour les deux femmes, à la difference que,pour la femme marocaine, c'est la regle, pour la femme belge, non. Cettederniere est à l'evidence lesee. Soit, privilegiant la femme belge, [...]l'on discrimine doublement la femme marocaine, qui voit sa pension desurvie reduite à peau de chagrin, d'une moitie à rien. Dignite contredignite. En l'absence d'une formule d'egalite, qui imposerait à l'Etatd'assumer l'integralite des droits sociaux au benefice de chaque epouse,c'est bien d'un arbitre qu'il sera besoin. Ce n'est ni la proximiteterritoriale ni la proximite de principe qui sera principalement mesureemais la proximite entre les principes et la realite vecue. Le juge verra,notamment, dans quelle mesure chaque epouse, fut-elle marocaine ou belge,a effectivement consenti à cette situation. Telle est bien l'evolution dudroit marocain dans le Code de la famille, dont il faudra, à l'avenir,mieux tenir compte' (J.-Y. Carlier, `Quand l'ordre public fait desordre.Pour une interpretation nuancee de l'ordre public de proximite en droitinternational prive : à propos de deux arrets de cassation relatifs àla polygamie et à la repudiation', R.G.D.C.B., 2008, p. 530) ;

12. Dans une affaire dans laquelle, comme dans la presente affaire, lapremiere epouse, ayant vecu longtemps en Belgique, avait la nationalitebelge à la date de la naissance du droit à la pension de survie maisn'avait pas encore cette nationalite à la date du second mariage de sonepoux, la cour du travail a retenu l'exception d'ordre public (deproximite), en decidant :

`Le fait qu'à la date de la conclusion du second mariage, madame H.n'avait pas encore la nationalite belge est sans incidence.

En effet, c'est à la date de la naissance du droit à la pension desurvie (soit au deces de monsieur H.), voire à la date de la demande depension introduite par la seconde epouse, qu'il faut se placer pourapprecier les effets du second mariage.

Or, tant à la date du deces qu'à la date de la demande de pension desurvie introduite par la seconde epouse, madame H. avait la nationalitebelge [...].

En l'espece, toutefois, la proximite ne decoule pas que de la nationalitemais aussi du fait que Madame H. est domiciliee en Belgique depuis plus dequarante ans et y a vecu avec son epoux jusqu'à son deces : c'est doncsur la base d'une appreciation in concreto des liens de Madame H. avec laBelgique et non en raison d'une pretendue « preference nationale » qu'ils'impose de ne pas donner d'effets sociaux au second mariage de monsieurH.' (17 fevrier 2011, J.T., 2011, 383) ;

Cet arret a ete casse par les considerations suivantes :

`L'ordre public international belge ne s'oppose pas, en regle, à lareconnaissance en Belgique des effets d'un mariage validement contracte àl'etranger conformement à leur loi nationale par des conjoints dont l'unetait, au moment de ce mariage, dejà engage dans les liens d'un mariagenon encore dissous celebre à l'etranger dans les memes circonstances avecune personne dont la loi nationale admet la polygamie.

Ni en se referant à la circonstance que, posterieurement à la secondeunion de son mari, la defenderesse a acquis la nationalite belge, qu'ellepossedait tant lors du deces de celui-ci qu'au moment ou sa seconde epousea introduit sa demande de pension de survie, ni en relevant que ladefenderesse est etablie depuis plus de quarante ans en Belgique, ou ellea vecu avec son mari jusqu'à son deces, l'arret ne justifie legalement sadecision que l'ordre public international belge s'oppose à ce que soientreconnus en Belgique les effets sociaux du second mariage de [C.] H.'(Cass., 18 mars 2013, S.11.0068.F) ;

13. La cour du travail ne peut entierement souscrire à la motivation del'arret du 18 mars 2013 :

a) L'arret n'exclut pas qu'en theorie (en effet, d'apres l'arret, ce n'estqu' `en regle' que l'ordre public international ne s'oppose pas ...), memelorsque, à la date du second mariage, la loi nationale des parties admetla polygamie, l'exception d'ordre public puisse etre invoquee ;

En considerant toutefois que l'acquisition ulterieure de la nationalitebelge et la longue periode de residence commune des epoux en Belgique nesuffisent pas à creer un lien de rattachement tel que l'exception d'ordrepublic puisse etre invoquee, l'arret du 18 mars 2013 revient de facto àconsiderer que l'exception d'ordre public n'est susceptible d'etreinvoquee que dans des circonstances equivalentes à celles quicaracterisaient l'affaire ayant donne lieu à l'arret du 3 decembre 2007,à savoir la nationalite belge de la premiere epouse à la date du secondmariage ;

b) Cet arret fige, au travers du critere de la nationalite à la date dusecond mariage, les conditions d'application de l'exception d'ordrepublic, alors que cette question (particulierement delicate) doitessentiellement faire l'objet d'une appreciation in concreto ;

Selon J.-Y. Carlier : `L'ordre public de proximite est, en droitinternational prive, un instrument utile pour nuancer la mise en oeuvredes regles de conflits. Mais cet instrument s'adapte mal au role du jugede cassation qui, à trop poursuivre la justice du cas, seme desordre plusqu'ordre. Le juge du fond est mieux à meme de mesurer in concreto cesdifferents facteurs de proximite - nationalite, residence, volonte -, quine sont qu'une autre declinaison des facteurs de rattachement, une maniered'interpretation raisonnable des differents interets en presence, lesinterets publics du for saisi, les interets prives des parties' (articlecite, p. 531) ;

La Cour constitutionnelle aussi considere que la question si certainseffets du mariage polygamique valablement contracte à l'etrangertroublent l'ordre public international belge est une question `qu'ilappartient au juge [...] de controler in concreto' (Cour const., arretnDEG 84/2005 du 4 mai 2005, point B.5 ; arret nDEG 96/2009 du 4 juin2009) ;

c) En ce que qu'il reduit l'appreciation du lien de proximite à la seulequestion de la nationalite de la premiere epouse à la date du secondmariage (cfr les termes : `mariage non encore dissous celebre àl'etranger dans les memes circonstances avec une personne dont la loinationale admet la polygamie'), l'arret du 18 mars 2013 peut semblerdifficilement conciliable avec l'article 21, alinea 2, du Code de droitinternational prive, qui precise, de maniere moins restrictive, quel'incompatibilite `s'apprecie en tenant compte, notamment, de l'intensitedu rattachement de la situation avec l'ordre juridique belge et de lagravite de l'effet que produirait l'application de ce droit etranger' ;

En d'autres termes, la proximite avec l'ordre juridique belge ne peut etreappreciee en fonction d'un seul critere mais doit en combiner plusieurs,en rapport avec la nationalite, mais aussi la duree de la residence enBelgique et les intentions des parties ;

On peut, du reste, suggerer que l'attention portee exclusivement aucritere de la nationalite derive des circonstances particulieres del'affaire ayant donne lieu à l'arret du 3 decembre 2007 ;

La doctrine ayant commente cet arret avait toutefois attire l'attentionsur le risque que, `sous l'apparence d'une proximite de principe, se cachebien une preference nationale'(J.-Y. Carlier, article cite, p. 530) ;

d) L'absence d'attention portee au critere de territorialite ne parait pascadrer avec les recommandations de l'Institut de droit international, quiinvite les Etats à ne pas reconnaitre les unions polygamiques celebreesdans un Etat autorisant la polygamie `si les deux epoux avaient leurresidence habituelle, lors de la celebration, dans un Etat n'admettant pasla polygamie ou si la premiere epouse a la nationalite d'un tel Etat ou ya sa residence habituelle' (resolution de l'Institut de droitinternational, neuvieme commission, rapport de P. Lagarde, `Differencesculturelles et ordre public en droit international prive de la famille',Annuaire de l'Institut de droit international, session de Cracovie, vol.71-1, Paris, Pedone, 2005) ;

e) Enfin, il parait necessaire d'avoir egard au fait qu'en securitesociale, la nationalite joue un role secondaire par rapport à celui de laterritorialite (sur l'importance de la territorialite en cas de conflitd'attribution des prestations sociales en cas de polygamie, voy. Cass.fr., 8 mars 1993, Bull., 1993, V, nDEG 114). C'est, en effet, generalementl'exercice d'une activite ou le sejour regulier sur le territoire - ettres rarement la nationalite des parties - qui conditionnent l'acces auxprestations de securite sociale ;

Les distinctions fondees sur la nationalite sont d'ailleurs considereescomme reposant sur un critere eminemment suspect qui, selon lajurisprudence constante de la Cour europeenne des droits de l'homme, nepeut etre admis qu'en presence de considerations tres fortes (voy.,notamment, Cour eur. dr. h., Gaygusuz c/ Autriche, 16 septembre 1996, S:42) ;

Ainsi, on ne peut ignorer que, meme si elle derive du mariage, la pensionde survie ne depend pas de la nationalite des parties mais presuppose quele conjoint predecede ait exerce une activite professionnelle en Belgique: elle a donc un fondement territorial ;

14. Dans le cadre d'une appreciation globale in concreto, la cour [dutravail] retient que [la defenderesse] n'avait pas la nationalite belgelorsque son epoux a contracte un second mariage et que la loi nationalequi etait la sienne, à l'epoque, admettait la polygamie ;

Cet element, important, ne peut toutefois etre decisif ;

En l'espece, il s'impose d'avoir egalement egard aux circonstances de faitsuivantes, qui demontrent la particuliere proximite de [la defenderesse]avec l'ordre juridique belge :

- à la date à laquelle madame A. a sollicite une partie de la pension desurvie, soit à la date à laquelle des effets du second mariage ont pourla premiere fois ete revendiques dans l'ordre juridique belge, [ladefenderesse] avait la nationalite belge depuis plus de huit ans ;

- pendant l'essentiel de la carriere professionnelle lui ayant permisd'ouvrir en Belgique le droit à la pension de retraite dont derive lapension de survie litigieuse, M. E.-S. residait en Belgique avec [ladefenderesse] uniquement ;

- [la defenderesse] expose, sans etre contredite, que, lorsque M. E.-S. acontracte son second mariage, il ne l'en a pas informee ; [ladefenderesse] n'y a pas consenti ;

- elle ajoute qu'à l'epoque de ce second mariage, `elle avait dejà [...]le centre de ses interets sociaux, affectifs, professionnels et culturelsetablis sur le territoire du royaume [et qu'elle] adherait aux valeurs dece pays, y compris à son ordre public, à tel point qu'elle a memeentrepris de solliciter l'octroi de la nationalite belge (alors meme queson epoux n'a pas fait la meme demarche)' ;

- jusqu'à l'ouverture du droit à la pension de survie, madame A. a vecuau Maroc et n'a jamais pretendu venir s'installer en Belgique ; du vivantde M. E.-S., elle ne s'est jamais prevalue de sa situation d'epouse àl'egard des autorites belges ;

Le fait d'avoir cohabite en Belgique pendant la periode ayant permisl'ouverture des droits en matiere de pension de retraite est, au regard dela prestation litigieuse - dont le caractere territorial a ete souligne -,un element qui renforce tres sensiblement l'intensite du rattachement dela situation de [la defenderesse] à l'ordre juridique belge ;

Par ailleurs, sur le plan de la nature et de l'etendue des effets dusecond mariage, la division de la pension en parts egales est, enl'espece, d'autant plus inequitable qu'elle revient à traiter de la memefac,on deux epouses dont la situation et la legitimite à percevoir unepension de survie sont sensiblement differentes : on ne peut, en effet,mettre sur le meme pied une femme de plus de quatre-vingts ans, ayant etemariee pendant cinquante-neuf ans, et une femme en age de travailler et dese constituer des droits propres aux prestations sociales, et n'ayantjamais ete domiciliee avec le conjoint dont elle tire le droit à unepension de survie ;

Il est, par ailleurs, pour le moins paradoxal que [la defenderesse] doivepartager la pension de survie alors que si elle avait divorce de M. E.-S.,elle aurait beneficie d'un droit propre à une pension de conjoint divorcecalculee sur la base des annees de mariage avec son ex-conjoint (sur labase des articles 75 et suivants de l'arrete royal du 21 decembre 1967) ;

Donner effet au second mariage, par le biais d'un partage de la pension desurvie, au mepris de la presence prolongee de [la defenderesse] sur leterritoire belge, conduit à une application incoherente des modes usuelsde constitution des droits en matiere de pension ;

Ainsi, au regard de la prestation en cause et de l'ensemble des interetsen presence, la cour du travail confirme la motivation du jugement en cequ'il a considere que les effets du second mariage, meme limites aupartage de la pension de survie, heurtent l'ordre public internationalbelge ;

15. L'appel n'est pas fonde ».

Griefs

1. L'arret constate que

- la defenderesse, nee au Maroc en 1933, y a epouse en 1950 M. E.-S., denationalite marocaine,

- M. E.-S. a contracte un second mariage : il ressort d'un acte de mariageconsigne le 23 novembre 1987 au registre des mariages de la division dunotariat de Driouch que les adouls ont rec,u le 12 novembre 1987 ladeclaration de mariage de M. E.-S. avec madame A., tous deux denationalite marocaine,

- la defenderesse a acquis la nationalite belge le 16 janvier 2001,

- M. E.-S. est decede le 17 aout 2009.

2. Les conditions de validite du mariage sont regies en principe, pourchacun des epoux, par le droit de l'Etat dont il a la nationalite aumoment de la celebration du mariage.

La regle est enoncee à l'article 46, alinea 1er, de la loi du 16 juillet2004 portant le Code de droit international prive, ce texte n'etantcependant pas applicable à un mariage celebre avant son entree en vigueurmais, seulement, aux effets d'un tel mariage, posterieurs à son entree envigueur, conformement à l'article 127, S: 1er, du Code de droitinternational prive. La meme regle etait cependant d'applicationanterieurement et se deduisait de l'article 3, alinea 3, du Code civil,tel qu'il etait applicable avant son abrogation par la loi du 16 juillet2004.

La question si un epoux ressortissant d'un pays qui admet la polygamie apu contracter un second mariage valide releve donc exclusivement de la loinationale de cet epoux.

Les articles 30 et 31 du Code du statut personnel et des successionsmarocain valident le mariage polygamique.

M. E.-S., de nationalite marocaine, a epouse la defenderesse, denationalite marocaine, en 1950 et madame A., egalement de nationalitemarocaine, en 1987. Ce n'est qu'en 2001 que la defenderesse a acquis lanationalite belge.

En vertu de l'article 3, alinea 3, du Code civil, applicable à l'epoque,la question de la validite du mariage polygamique etait censee relever dela loi nationale des epoux, c'est-à-dire de la loi marocaine. Il n'estpas conteste que la loi marocaine, applicable aux mariages, valide lemariage polygamique.

3. La validite d'un mariage polygamique ne fait pas obstacle à ce quecertains effets dudit mariage soient ecartes en raison de leurincompatibilite avec l'ordre public belge. Cette regle emane de l'article570, alinea 2, 1DEG et 2DEG, du Code judiciaire, dans sa versionanterieure à sa modification par la loi du 16 juillet 2004, et del'article 21 de la loi du 16 juillet 2004 portant le Code de droitinternational prive.

L'article 21 de la loi du 16 juillet 2004 portant le Code de droitinternational prive dispose :

« L'application d'une disposition du droit etranger designe par lapresente loi est ecartee dans la mesure ou elle produirait un effetmanifestement incompatible avec l'ordre public.

Cette incompatibilite s'apprecie en tenant compte, notamment, del'intensite du rattachement de la situation avec l'ordre juridique belgeet de la gravite de l'effet que produirait l'application de ce droitetranger.

Lorsqu'une disposition du droit etranger n'est pas appliquee en raison decette incompatibilite, une autre disposition pertinente de ce droit ou, aubesoin, du droit belge est appliquee ».

4. La Convention generale sur la securite sociale, signee à Rabat le 24juin 1968 et approuvee par la loi du 20 juillet 1970, a prevul'application en Belgique de la legislation belge relative à la pensiondes travailleurs salaries aux travailleurs de nationalite marocaineaffilies au regime d'assurance contre le deces et son article 24, S: 2,precise que la pension de veuve est eventuellement repartie, egalement etdefinitivement, entre les beneficiaires, dans les conditions prevues parle statut personnel de l'assure.

L'article 24 de la convention belgo-marocaine du 24 juin 1968 faitapplication de la regle du droit international prive, reprise à l'article21 de la loi du 16 juillet 2004, qui admet qu'on puisse reconnaitre enBelgique les effets decoulant de mariages contractes à l'etrangerconformement au statut personnel des epoux et sous reserve que ces effetsne troublent pas l'ordre public international belge, ce qu'il appartientau juge de controler in concreto.

En cas de polygamie, la pension de survie sera partant partagee entre lesepouses du defunt, sauf si l'exception d'ordre public internationals'oppose à la reconnaissance de la situation de polygamie.

La doctrine retient la notion d'ordre public attenue ou encore deproximite, lorsqu'il s'exerce, non pas comme filtre protectionnel àl'egard de la reconnaissance en Belgique d'un droit valablement acquis àl'etranger, mais bien envers l'execution concrete en Belgique des effetsd'un droit acquis sans fraude à l'etranger et en conformite de la loiayant competence en vertu du droit international prive belge, tels leseffets patrimoniaux, comme le droit à une pension de survie.

Des lors qu'il s'agit d'apprecier au regard de l'ordre public attenue lanature des effets concretement produits en Belgique d'un droitregulierement acquis selon le droit belge à l'etranger, les criterescomparatifs à prendre en consideration pour decider de l'existence ou nond'une telle atteinte se deduisent de la proximite que ces effets peuventavoir avec le droit du for, tant par l'intensite de leur rattachement avecson ordre juridique que par la gravite de leurs effets.

5. L'ordre public international belge ne s'oppose en regle pas à lareconnaissance en Belgique des effets d'un mariage validement contracte àl'etranger conformement à leur loi nationale par des conjoints dont l'unetait, au moment de ce mariage, dejà engage dans les liens d'un mariagenon encore dissous celebre à l'etranger dans les memes conditions avecune personne dont la loi nationale admet la polygamie.

Partant, si la premiere epouse avait la nationalite d'un pays qui admet lemariage polygamique au moment de la conclusion de la seconde union, il n'ya pas d'obstacle à reconnaitre des effets au second mariage dans l'ordrejuridique interne belge.

Le critere de proximite à prendre en consideration est partant la loinationale du premier conjoint au moment du second mariage.

Hors ce critere de la loi nationale au moment du mariage, les critereslies à la residence du premier conjoint, ou à la nationalite du premierconjoint au moment auquel s'ouvre le droit à une pension de survie, à laresidence du conjoint qui a contracte un second mariage durant sa carriereprofessionnelle ou à la residence du second conjoint ne sont pasdeterminants.

6. En se referant aux circonstances que

- la defenderesse a acquis la nationalite belge le 16 janvier 2001,c'est-à-dire apres le second mariage que son epoux a contracte en 1987,de sorte que la defenderesse avait la nationalite belge depuis huit ans àla date à laquelle madame A. a sollicite une partie de la pension desurvie,

- la defenderesse residait en Belgique depuis trente-huit ans à la dateà laquelle le droit à la prestation sociale litigieuse est ne,

- pendant l'essentiel de la carriere professionnelle lui ayant permisd'ouvrir en Belgique le droit à la pension de retraite dont derive lapension de survie litigieuse, M. E.-S. residait en Belgique avec ladefenderesse uniquement,

- la defenderesse n'a pas ete informee du second mariage et n'y a pasconsenti,

- madame A. a vecu au Maroc jusqu'à l'ouverture du droit à la pension desurvie et ne s'est pas prevalue de sa situation d'epouse à l'egard desautorites belges du vivant de son epoux,

l'arret, qui reconnait, implicitement mais certainement, que ladefenderesse avait, au moment de la conclusion du second mariage, lanationalite marocaine, ne justifie pas legalement sa decision que leseffets du second mariage, meme limites au partage de la pension de survie,heurtent l'ordre public international belge (violation de l'article 3,alinea 3, du Code civil, tel qu'il etait applicable avant son abrogationpar la loi du 16 juillet 2004 portant le Code de droit internationalprive, des articles 2, 15, 21, 46 et 127 de la loi du 16 juillet 2004portant le Code de droit international prive, de l'article 570, alinea 2,1DEG et 2DEG, du Code judiciaire, dans sa version anterieure à samodification par la loi du 16 juillet 2004, et des articles 30 et 31 du Code du statut personnel et des successions marocain).

En decidant que la defenderesse peut, en sa qualite de veuve de M. E.-S.,pretendre à l'integralite de la pension de survie due à la suite dudeces de celui-ci, l'arret viole egalement l'article 24, S: 2, de laConvention generale sur la securite sociale conclue entre le royaume deBelgique et le royaume du Maroc, signee à Rabat le 24 juin 1968 etapprouvee par la loi du 20 juillet 1970, et, pour autant que de besoin,l'article unique de ladite loi.

III. La decision de la Cour

L'arret constate que la defenderesse, nee au Maroc en 1933, y a epouse le25 aout 1950 M. E.-S., decede le 17 aout 2009 ; que celui-ci a contracteau Maroc le 12 novembre 1987 un second mariage avec une femme ayantegalement la nationalite marocaine, et que la defenderesse s'oppose à ladecision du demandeur de reduire sa pension de survie en raison de lapension de meme nature accordee à cette seconde epouse.

En vertu de l'article 3, alinea 3, du Code civil, applicable au temps oule mari de la defenderesse s'est marie à nouveau, les conditions devalidite du mariage sont regies pour chacun des epoux par le droit del'Etat dont il a la nationalite.

L'arret considere « qu'il n'est pas conteste que le second mariage de[M.] E.-S. a ete conclu en conformite avec la loi marocaine ».

L'ordre public international belge ne s'oppose pas, en regle, à lareconnaissance en Belgique des effets d'un mariage validement contracte àl'etranger conformement à leur loi nationale par des conjoints dont l'unetait, au moment de ce mariage, dejà engage dans les liens d'un mariagenon encore dissous celebre à l'etranger dans les memes circonstances avecune personne dont la loi nationale admet la polygamie.

Ni en se referant à la circonstance que posterieurement à la secondeunion de son mari, la defenderesse a, à la difference de celui-ci, acquisla nationalite belge qu'elle possede depuis lors, ni en relevant qu'elleest etablie en Belgique depuis le 15 mars 1971, ou elle a vecu avec sonmari uniquement, qu'elle n'a pas ete informee du second mariage decelui-ci, auquel elle n'a pas consenti, que son mari a acquis en Belgiquele droit à la pension de retraite d'ou derive la pension de survielitigieuse et que sa seconde epouse a toujours vecu au Maroc et ne s'estprevalue de son mariage à l'egard des autorites belges qu'apres sondeces, l'arret ne justifie legalement sa decision que « les effets [dece] second mariage, meme limites au partage de la pension de survie,heurtent l'ordre public international belge ».

Le moyen est fonde.

Par ces motifs,

La Cour

Casse l'arret attaque ;

Ordonne que mention du present arret sera faite en marge de l'arretcasse ;

Vu l'article 1017, alinea 2, du Code judiciaire, condamne le demandeur auxdepens ;

Renvoie la cause devant la cour du travail de Mons.

Les depens taxes à la somme de trois cent vingt-six euros quarante-sixcentimes envers la partie demanderesse.

Ainsi juge par la Cour de cassation, troisieme chambre, à Bruxelles, ousiegeaient le president de section Christian Storck, les conseillers KoenMestdagh, Mireille Delange, Antoine Lievens et Sabine Geubel, et prononceen audience publique du quinze decembre deux mille quatorze par lepresident de section Christian Storck, en presence de l'avocat generalJean Marie Genicot, avec l'assistance du greffier Lutgarde Body.

+----------------------------------------+
| L. Body | S. Geubel | A. Lievens |
|------------+-------------+-------------|
| M. Delange | K. Mestdagh | Chr. Storck |
+----------------------------------------+

15 DECEMBRE 2014 S.14.0030.F/1


Synthèse
Numéro d'arrêt : S.14.0030.F
Date de la décision : 15/12/2014

Origine de la décision
Date de l'import : 22/01/2015
Identifiant URN:LEX : urn:lex;be;cour.cassation;arret;2014-12-15;s.14.0030.f ?
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