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08/06/1995 | CEDH | N°16026/90

CEDH | AFFAIRE MANSUR c. TURQUIE


En l'affaire Mansur c. Turquie (1), La Cour européenne des Droits de l'Homme, constituée, conformément à l'article 43 (art. 43) de la Convention de sauvegarde des Droits de l'Homme et des Libertés fondamentales ("la Convention") et aux clauses pertinentes de son règlement A (2), en une chambre composée des juges dont le nom suit: MM. R. Ryssdal, président, R. Bernhardt, F. Gölcüklü, R. Macdonald, I. Foighel, G. Mifsud Bonnici, J. Makarczyk, D. Gotchev, P. Jambrek,
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En l'affaire Mansur c. Turquie (1), La Cour européenne des Droits de l'Homme, constituée, conformément à l'article 43 (art. 43) de la Convention de sauvegarde des Droits de l'Homme et des Libertés fondamentales ("la Convention") et aux clauses pertinentes de son règlement A (2), en une chambre composée des juges dont le nom suit: MM. R. Ryssdal, président, R. Bernhardt, F. Gölcüklü, R. Macdonald, I. Foighel, G. Mifsud Bonnici, J. Makarczyk, D. Gotchev, P. Jambrek,
ainsi que de M. H. Petzold, greffier, Après en avoir délibéré en chambre du conseil les 25 novembre 1994 et 23 mai 1995, Rend l'arrêt que voici, adopté à cette dernière date: _______________ Notes du greffier
1. L'affaire porte le n° 14/1994/461/542. Les deux premiers chiffres en indiquent le rang dans l'année d'introduction, les deux derniers la place sur la liste des saisines de la Cour depuis l'origine et sur celle des requêtes initiales (à la Commission) correspondantes.
2. Le règlement A s'applique à toutes les affaires déférées à la Cour avant l'entrée en vigueur du Protocole n° 9 (P9) et, depuis celle-ci, aux seules affaires concernant les Etats non liés par ledit Protocole (P9). Il correspond au règlement entré en vigueur le 1er janvier 1983 et amendé à plusieurs reprises depuis lors. _______________
PROCEDURE
1. L'affaire a été déférée à la Cour par la Commission européenne des Droits de l'Homme ("la Commission") le 15 avril 1994, dans le délai de trois mois qu'ouvrent les articles 32 par. 1 et 47 (art. 32-1, art. 47) de la Convention. A son origine se trouve une requête (n° 16026/90) dirigée contre la République turque et dont un ressortissant de cet Etat, M. Sadi Mansur, avait saisi la Commission le 23 novembre 1989 en vertu de l'article 25 (art. 25). La demande de la Commission renvoie aux articles 44 et 48 (art. 44, art. 48) ainsi qu'à la déclaration turque reconnaissant la juridiction obligatoire de la Cour (article 46) (art. 46). Elle a pour objet d'obtenir une décision sur le point de savoir si les faits de la cause révèlent un manquement de l'Etat défendeur aux exigences des articles 5 par. 3 et 6 par. 1 (art. 5-3, art. 6-1) de la Convention.
2. En réponse à l'invitation prévue à l'article 33 par. 3 d) du règlement A, le requérant a manifesté le désir de participer à la procédure et a désigné son conseil (article 30).
3. La chambre à constituer comprenait de plein droit M. F. Gölcüklü, juge élu de nationalité turque (article 43 de la Convention) (art. 43), et M. R. Ryssdal, président de la Cour (article 21 par. 3 b) du règlement A). Le 26 avril 1994, celui-ci a tiré au sort le nom des sept autres membres, à savoir MM. R. Bernhardt, R. Macdonald, I. Foighel, G. Mifsud Bonnici, J. Makarczyk, D. Gotchev et P. Jambrek, en présence du greffier (articles 43 in fine de la Convention et 21 par. 4 du règlement A) (art. 43).
4. En sa qualité de président de la chambre (article 21 par. 5 du règlement A), M. Ryssdal a consulté, par l'intermédiaire du greffier, l'agent du gouvernement turc ("le Gouvernement"), l'avocat du requérant et le délégué de la Commission au sujet de l'organisation de la procédure (articles 37 par. 1 et 38). Conformément à l'ordonnance rendue en conséquence, le greffier a reçu, les 1er et 5 août 1994, les mémoires du Gouvernement et du requérant. Le délégué de la Commission n'a pas présenté d'observations écrites.
5. Le 10 novembre 1994, la Commission a produit le dossier de la procédure suivie devant elle; le greffier l'y avait invitée sur les instructions du président.
6. Ainsi qu'en avait décidé ce dernier, les débats se sont déroulés en public le 22 novembre 1994, au Palais des Droits de l'Homme à Strasbourg. La Cour avait tenu auparavant une réunion préparatoire. Ont comparu: - pour le Gouvernement M. M. Özmen, agent f.f., Mme D. Akçay, conseiller; - pour la Commission M. H.G. Schermers, délégué; - pour le requérant Me T. Akillioglu, avocat, conseil. La Cour a entendu en leurs déclarations et plaidoiries M. Özmen et Mme Akçay, M. Schermers et Me Akillioglu ainsi que ce dernier en ses réponses aux questions posées par elle. Le Gouvernement a fait parvenir les siennes par écrit le 12 décembre 1994.
EN FAIT
I. Les circonstances de l'espèce
7. D'origine iranienne, M. Mansur acquit le 5 mai 1989 la nationalité turque par naturalisation.
8. Le 12 juin 1981, la cour d'appel de Salonique (Grèce) le condamna à quatre ans d'emprisonnement pour trafic de stupéfiants entre la Grèce et la Turquie. A. Les procédures pénales
9. Trois ans plus tard, en raison des mêmes faits, deux procédures pénales furent engagées à son encontre devant les première et deuxième cours d'assises d'Edirne (Turquie). Elles se déroulèrent parallèlement jusqu'au 6 mai 1987, date à laquelle la deuxième cour se rendit compte de l'identité de leur objet et se dessaisit au profit de la première (paragraphes 14 et 27 ci-dessous). 1. La procédure devant la première cour d'assises d'Edirne
10. Le 18 avril 1984, à l'issue d'une instruction préliminaire ouverte après la condamnation en Grèce, le parquet d'Ipsala renvoya en jugement devant la première cour d'assises d'Edirne ("la première cour") M. Mansur et A. D., son prétendu complice, du chef d'exportation de stupéfiants (article 403 du code pénal turc - paragraphe 35 ci-dessous).
11. Le 1er mai 1984, ladite juridiction demanda aux autorités grecques les pièces du dossier pénal ouvert au nom des deux accusés (procès-verbaux des dépositions, jugement, rapport d'analyse des substances confisquées). Le 4 octobre 1984, le ministère grec de la Justice lui répondit que les documents sollicités avaient déjà été envoyés deux fois, les 30 juin et 23 novembre 1982, par le truchement de l'ambassade de Turquie à Athènes.
12. La première cour ordonna alors, le 27 novembre 1985, une expertise des substances confisquées en Grèce. L'institut de médecine légale déposa le 7 février 1986 son rapport, concluant, sur la base du seul dossier de l'affaire, à la présence d'héroïne.
13. Les 31 mars et 21 novembre 1986, la juridiction interrogea le ministère turc de la Justice sur la suite réservée à sa demande de transmission des pièces.
14. A l'audience du 1er mai 1987, elle apprit que la deuxième cour d'assises d'Edirne connaissait également des faits reprochés au requérant. Elle requit alors la jonction des deux dossiers, ordonnée le 6 mai (paragraphes 9 ci-dessus et 27 ci-dessous). Par ailleurs, constatant que la réponse fournie entre-temps par les juridictions grecques concernait seulement A. D., la première cour sollicita des renseignements spécifiques sur chaque type de stupéfiant confisqué en Grèce dans la voiture de M. Mansur.
15. Le 12 avril 1988, la première cour pria la cour d'assises d'Ankara de faire traduire vers le turc un rapport d'expertise d'une page communiqué par les autorités judiciaires grecques le 28 octobre 1987; le 19 juillet 1988, elle réitéra sa requête.
16. Faute d'avoir pu trouver un traducteur assermenté, la cour d'assises d'Ankara retourna, le 7 novembre 1988, la pièce en question.
17. Le 11 novembre 1988, la première cour s'adressa alors à la cour d'assises d'Istanbul, qui ne put toutefois s'acquitter de sa tâche pour la raison indiquée par son homologue d'Ankara.
18. Lors de l'audience du 15 juin 1989, M. Mansur produisit une traduction du rapport. La cour constata que ce document se limitait à préciser que l'intéressé n'était pas toxicomane; en conséquence, elle sollicita à nouveau la communication du rapport d'expertise des stupéfiants saisis en Grèce.
19. Le 13 juillet 1990, le ministère turc de la Justice transmit ledit rapport à la première cour qui, le 19 juillet 1990, tenta en vain d'obtenir une traduction par l'intermédiaire de la cour d'assises d'Ankara.
20. Le 19 février 1991, la première cour condamna le requérant à trente ans de réclusion criminelle. Dans son arrêt, elle rappela que, pour les mêmes faits, ce dernier s'était déjà vu infliger en Grèce une peine de quatre ans d'emprisonnement. Elle établit sur la base de la décision rendue en Grèce, des observations de l'institut de médecine légale et des aveux de l'accusé que la substance exportée par celui-ci était bien de l'héroïne.
21. Le 30 avril 1991, la Cour de cassation repoussa le pourvoi de M. Mansur.
22. Le 21 juin 1991, à la suite d'une modification apportée à l'article 403 du code pénal par la loi n° 3756 du 5 juin 1991 (paragraphe 35 ci-dessous), la première cour convertit en dix ans de réclusion la peine infligée le 19 février 1991. 2. La procédure devant la deuxième cour d'assises d'Edirne
23. Libéré par les autorités grecques le 12 septembre 1984, M. Mansur regagna la Turquie. Alors qu'il effectuait des démarches pour acquérir la nationalité de ce pays, la police l'interpella le 1er novembre 1984 à Istanbul dans les locaux de la direction de l'état civil. Par une ordonnance du 5, le juge d'instance pénal d'Ipsala, sur réquisitions du parquet d'Edirne, le plaça en détention provisoire. Le lendemain, ledit parquet intenta une action pénale pour trafic de stupéfiants devant la deuxième cour d'assises d'Edirne ("la deuxième cour").
24. Le 16 novembre 1985, ladite juridiction demanda aux autorités grecques de lui faire parvenir le jugement de condamnation et le rapport d'analyse des substances chimiques.
25. Les documents parvinrent le 18 juin 1985 par l'entremise du ministère turc de la Justice. Le 7 août 1985, la deuxième cour les envoya à la cour d'assises d'Ankara pour que cette dernière les fasse traduire. La traduction fut versée au dossier le 9 octobre 1985.
26. A l'audience du 25 octobre 1985, la deuxième cour constata que le rapport d'analyse ne figurait pas parmi les documents reçus. Répondant à une nouvelle requête, les autorités grecques précisèrent que les pièces en question avaient déjà été envoyées à deux reprises à l'ambassade de Turquie à Athènes. La deuxième cour s'adressa alors au ministère turc de la Justice qui lui communiqua le rapport le 7 octobre 1986. Invitée à fournir une traduction de l'expertise, la cour d'assises d'Ankara indiqua avoir déjà envoyé ce texte à la traduction.
27. Après des recherches, la deuxième cour constata que le requérant était poursuivi pour la même infraction devant la première cour d'assises d'Edirne. Elle décida donc, le 6 mai 1987, de se dessaisir au profit de cette dernière (paragraphes 9 et 14 ci-dessus). B. La détention provisoire
28. La détention de M. Mansur débuta le 5 novembre 1984 (paragraphe 23 ci-dessus). Le juge d'instance pénal d'Ipsala l'avait motivée par la nature du crime reproché à l'intéressé.
29. Le 6 décembre 1984, la deuxième cour rejeta l'opposition du requérant contre ladite décision.
30. Par la suite, cette juridiction ordonna le maintien de la détention de la manière suivante: - les 17 décembre 1984, 5 février et 10 avril 1985, "compte tenu de la nature du crime reproché et du contenu du dossier"; - lors des vingt-cinq audiences tenues entre le 7 juin 1985 et le 22 avril 1987, soit en gardant le silence, soit "parce que les motifs indiqués dans l'ordonnance de mise en détention [demeuraient] (...) valables".
31. Après le dessaisissement de la deuxième cour, la première cour ordonna à son tour le maintien de la détention du requérant: - lors des dix-sept audiences tenues entre le 12 mai 1987 et le 2 août 1988, sans invoquer de motifs précis; - les 29 août, 28 septembre et 2 novembre 1988, "pour la nature du crime reproché à l'intéressé"; - le 30 novembre 1988, sans avancer de motifs précis; - lors des dix-neuf audiences tenues entre le 23 décembre 1988 et le 26 juin 1990, eu égard à "la nature du crime" et/ou "l'état des preuves", et une fois sans indiquer de motifs précis; - les 25 juillet et 22 août 1990, sans avancer de motifs précis; - les 11 septembre et 9 octobre 1990, "en raison de la nature du crime".
32. Le 24 novembre 1987, M. Mansur signala au président de la première cour que sa détention durait déjà depuis plus de trois ans, dont deux avaient été consacrés uniquement à la correspondance entre les autorités judiciaires turques et grecques, et qu'il éprouvait une "forte souffrance", d'autant plus qu'il avait déjà purgé une peine de quatre ans en Grèce pour le même crime. Il sollicitait la conclusion rapide du procès. La cour ne donna pas suite à cette demande.
33. L'intéressé recouvra la liberté le 1er juillet 1991.
II. Le droit interne pertinent A. La Constitution
34. L'article 19 par. 7 de la Constitution dispose: "Toute personne privée de sa liberté pour quelque motif que ce soit a le droit d'introduire un recours devant un tribunal afin qu'il statue à bref délai sur son sort et, au cas où cette privation de liberté serait illégale, qu'il ordonne sa liberté." B. Le code pénal
35. L'article 403 du code pénal, tel qu'en vigueur à l'époque des faits, disposait: "Quiconque fabrique, importe ou exporte des stupéfiants sans permis ou contrairement au permis, ou tente de le faire sera puni de dix ans de réclusion au moins (...) Si les stupéfiants visés au paragraphe précédent sont de l'héroïne, de la cocaïne, de la morphine de base ou du haschisch, le délinquant sera passible de la réclusion à perpétuité." La loi n° 3756 du 5 juin 1991 a modifié cette disposition, en remplaçant la peine de perpétuité, prévue pour le délit d'exportation organisée de substances hautement toxiques, par une peine de dix-huit ans de réclusion, et en prévoyant que la détention subie à l'étranger doit être déduite.
PROCEDURE DEVANT LA COMMISSION
36. M. Mansur a saisi la Commission le 23 novembre 1989. Il se plaignait de la durée de sa détention provisoire (article 5 par. 3 de la Convention) (art. 5-3) ainsi que de celle des procédures pénales engagées contre lui (article 6 par. 1) (art. 6-1).
37. La Commission a retenu la requête (n° 16026/90) le 10 juillet 1991. Dans son rapport du 28 février 1994 (article 31) (art. 31), elle conclut à l'unanimité qu'il y a eu violation de ces deux dispositions. Le texte intégral de son avis figure en annexe au présent arrêt (1). _______________ 1. Note du greffier: pour des raisons d'ordre pratique il n'y figurera que dans l'édition imprimée (volume 319-B de la série A des publications de la Cour), mais chacun peut se le procurer auprès du greffe. _______________
CONCLUSIONS PRESENTEES A LA COUR PAR LE GOUVERNEMENT
38. Dans son mémoire, le Gouvernement demande à la Cour d'accueillir les exceptions préliminaires qu'il a présentées devant elle; à titre subsidiaire, de constater l'absence de violation des articles 5 par. 3 et 6 par. 1 (art. 5-3, art. 6-1) de la Convention.
EN DROIT
I. OBSERVATION INTRODUCTIVE
39. Selon le Gouvernement, on ne doit considérer ses thèses et arguments, en l'espèce, que dans la mesure où la reconnaissance par la Turquie de la juridiction obligatoire de la Cour passerait pour intégralement valide. Dans l'affaire Loizidou c. Turquie, ledit Gouvernement avait soutenu que la déclaration de la Turquie, du 22 janvier 1990, relative à l'article 46 (art. 46) de la Convention ne serait pas valide si la Cour estimait non valide la limitation ratione loci qu'elle contenait. Dans son arrêt du 23 mars 1995, tout en jugeant non valide la limitation en question, la Cour a conclu que ladite déclaration renferme une acceptation valide de sa compétence (série A n° 310, p. 32, par. 98).
II. SUR LES EXCEPTIONS PRELIMINAIRES DU GOUVERNEMENT
40. Le Gouvernement soulève à titre principal trois exceptions d'irrecevabilité tirées respectivement de l'incompétence ratione temporis, du non-épuisement des voies de recours internes et de la perte de la qualité de victime. 1. Sur l'exception d'incompétence ratione temporis
41. Le Gouvernement soutient qu'en reconnaissant le 22 janvier 1990 la juridiction obligatoire de la Cour pour "toutes les affaires concernant les faits, incluant des jugements qui reposent sur ces faits, s'étant déroulés après" cette date, la Turquie a entendu soustraire au contrôle de la Cour les événements antérieurs à la date du dépôt de la déclaration formulée aux termes de l'article 46 (art. 46) de la Convention. De plus, en l'espèce, la compétence ratione temporis de la Cour serait également exclue à l'égard des faits postérieurs au 22 janvier 1990 qui par nature ne constitueraient que "des prolongements des premiers".
42. Selon le délégué de la Commission, la Cour a compétence pour connaître du litige à partir du 28 janvier 1987, date de la prise d'effet de la reconnaissance du droit de recours individuel.
43. M. Mansur marque son accord.
44. Eu égard au libellé de la déclaration turque formulée en vertu de l'article 46 (art. 46) de la Convention, la Cour considère qu'elle ne peut connaître de faits qui se sont produits avant le 22 janvier 1990 et que sa compétence ratione temporis ne couvre que la période postérieure à cette date. Toutefois, en examinant les griefs tirés des articles 5 par. 3 et 6 par. 1 (art. 5-3, art. 6-1) de la Convention, elle tiendra compte de l'état où se trouvait la procédure au moment du dépôt de la déclaration susmentionnée (voir entre autres, mutatis mutandis, les arrêts Neumeister c. Autriche du 27 juin 1968, série A n° 8, p. 38, par. 7, et Baggetta c. Italie du 25 juin 1987, série A n° 119, p. 32, par. 20). Elle ne saurait donc accepter l'argument du Gouvernement selon lequel même des faits postérieurs au 22 janvier 1990 échappent à sa compétence lorsqu'ils ne sont que les prolongements d'une situation préexistante. A partir de cette date, tous les actes et omissions de l'Etat doivent non seulement se conformer à la Convention, mais aussi s'exposent au contrôle des organes de la Convention. 2. Sur l'exception de non-épuisement des voies de recours internes
45. Le Gouvernement excipe aussi du non-épuisement des voies de recours internes. M. Mansur aurait tout d'abord négligé d'invoquer dans l'ordre interne l'article 19 par. 7 de la Constitution (paragraphe 34 ci-dessus) qui reconnaît à toute personne en détention provisoire le droit d'être jugée dans un délai raisonnable. En outre, il aurait omis de demander à bénéficier de la loi n° 466 du 7 mai 1964, qui garantit aux personnes détenues légalement ou non la possibilité d'obtenir, tant en cas d'acquittement et de non-lieu que de condamnation, des dommages-intérêts.
46. Avec le délégué de la Commission, la Cour note que cette exception n'a pas été présentée au stade de la recevabilité de la requête. Elle se heurte donc à la forclusion. 3. Sur l'exception tirée de la perte de la qualité de victime
47. Le Gouvernement soutient enfin que le requérant ne peut plus se prétendre victime de violations de la Convention car il a bénéficié le 21 juin 1991 d'une réduction importante de sa peine à la suite de l'entrée en vigueur de la loi n° 3756 (paragraphe 22 ci-dessus) et a pu recouvrer la liberté le 1er juillet 1991.
48. Là encore, la Cour constate que le moyen n'a pas été présenté devant la Commission. Il échet donc de le rejeter pour forclusion.
III. SUR LA VIOLATION ALLEGUEE DE L'ARTICLE 5 PAR. 3 (art. 5-3) DE LA CONVENTION
49. Le requérant se plaint de la durée de sa détention provisoire. Il la juge contraire à l'article 5 par. 3 (art. 5-3) de la Convention, aux termes duquel "Toute personne arrêtée ou détenue, dans les conditions prévues au paragraphe 1 c) du présent article (art. 5-1-c), (...) a le droit d'être jugée dans un délai raisonnable, ou libérée pendant la procédure. La mise en liberté peut être subordonnée à une garantie assurant la comparution de l'intéressé à l'audience."
50. Le Gouvernement conteste cette thèse, à titre subsidiaire, tandis que la Commission y souscrit. A. Période à prendre en considération
51. Eu égard à la conclusion figurant au paragraphe 44 du présent arrêt, la Cour ne peut connaître que du laps de temps d'un an et vingt-huit jours écoulé entre le dépôt de la déclaration turque reconnaissant sa juridiction obligatoire (22 janvier 1990) et l'arrêt de la première cour d'assises d'Edirne (19 février 1991). Toutefois, en recherchant si le maintien en détention du requérant après le 22 janvier 1990 était justifié au regard de l'article 5 par. 3 (art. 5-3) de la Convention, elle doit tenir compte du fait qu'à cette date l'intéressé se trouvait en détention depuis le 5 novembre 1984 (paragraphe 23 ci-dessus), soit près de cinq ans et trois mois. B. Caractère raisonnable de la durée de la détention
52. Il incombe en premier lieu aux autorités judiciaires nationales de veiller à ce que, dans un cas donné, la durée de la détention provisoire d'un accusé ne dépasse pas la limite du raisonnable. A cette fin, il leur faut examiner toutes les circonstances de nature à révéler ou écarter l'existence d'une véritable exigence d'intérêt public justifiant, eu égard à la présomption d'innocence, une exception à la règle du respect de la liberté individuelle et d'en rendre compte dans leurs décisions relatives aux demandes d'élargissement. C'est essentiellement sur la base des motifs figurant dans lesdites décisions, ainsi que des faits non controuvés indiqués par l'intéressé dans ses recours, que la Cour doit déterminer s'il y a eu ou non violation de l'article 5 par. 3 (art. 5-3) de la Convention (voir notamment l'arrêt Letellier c. France du 26 juin 1991, série A n° 207, p. 18, par. 35). La persistance de raisons plausibles de soupçonner la personne arrêtée d'avoir accompli une infraction est une condition sine qua non de la régularité du maintien en détention, mais au bout d'un certain temps elle ne suffit plus; la Cour doit alors établir si les autres motifs adoptés par les autorités judiciaires continuent à légitimer la privation de liberté (ibidem, ainsi que les arrêts Wemhoff c. Allemagne du 27 juin 1968, série A n° 7, pp. 24-25, par. 12, et Ringeisen c. Autriche du 16 juillet 1971, série A n° 13, p. 42, par. 104). Quand ils se révèlent "pertinents" et "suffisants", elle recherche de surcroît si les autorités nationales compétentes ont apporté une "diligence particulière" à la poursuite de la procédure (arrêts Matznetter c. Autriche du 10 novembre 1969, série A n° 10, p. 34, par. 12, B. c. Autriche du 28 mars 1990, série A n° 175, p. 16, par. 42, et Letellier précité, p. 18, par. 35).
53. Pendant la période couverte par la compétence ratione temporis de la Cour, la première cour d'assises d'Edirne ("la première cour") examina d'office à neuf reprises la question du maintien en détention. Pour refuser de libérer M. Mansur, elle s'appuya sur "la nature du crime" reproché au requérant et "l'état des preuves" (paragraphe 31 ci-dessus), et omit par trois fois d'indiquer les motifs de sa décision. Le Gouvernement met l'accent sur la gravité de la peine encourue par l'accusé et sur les dangers de fuite, de collusion et de destruction des preuves. Sans domicile fixe en Turquie, le requérant aurait pu, une fois élargi, ne pas répondre aux convocations des autorités judiciaires ou se soustraire à l'exécution de la peine dont seule la longueur demeurait incertaine.
54. M. Mansur dénonce le caractère répétitif des ordonnances litigieuses et affirme avoir toujours vécu en Turquie et travaillé au Grand Bazar d'Istanbul comme petit commerçant. Les juridictions compétentes auraient donc négligé de se pencher sur sa situation réelle.
55. La Cour rappelle que le danger de fuite ne peut s'apprécier uniquement sur la base de la gravité de la peine encourue; il doit s'analyser en fonction d'un ensemble d'éléments supplémentaires pertinents propres soit à en confirmer l'existence, soit à le faire apparaître à ce point réduit qu'il ne peut justifier une détention provisoire (voir, mutatis mutandis, l'arrêt Letellier précité, p. 19, par. 43). En l'occurrence, les ordonnances de la première cour confirmèrent la détention en utilisant presque toujours des formules identiques, pour ne pas dire stéréotypées, et à trois reprises sans en indiquer les motifs.
56. L'expression "l'état des preuves" peut se comprendre comme indiquant l'existence et la persistance d'indices graves de culpabilité. Si en général ces circonstances peuvent constituer des facteurs pertinents, en l'espèce elles ne sauraient justifier, à elles seules, le maintien de la détention litigieuse (arrêt Kemmache c. France (nos 1 et 2) du 27 novembre 1991, série A n° 218, p. 24, par. 50).
57. Ces considérations amènent la Cour à estimer que le maintien en détention du requérant pendant la période litigieuse a enfreint l'article 5 par. 3 (art. 5-3). Pareille conclusion la dispense d'examiner la conduite de l'affaire par les autorités judiciaires.
IV. SUR LA VIOLATION ALLEGUEE DE L'ARTICLE 6 PAR. 1 (art. 6-1) DE LA CONVENTION
58. M. Mansur dénonce en outre la durée de la procédure pénale engagée contre lui. Il invoque l'article 6 par. 1 (art. 6-1) de la Convention, ainsi libellé: "Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue (...) dans un délai raisonnable, par un tribunal (...) qui décidera, (...) du bien-fondé de toute accusation en matière pénale dirigée contre elle (...)"
59. Le Gouvernement s'oppose à cette thèse, à titre subsidiaire là encore, tandis que la Commission y souscrit. A. Période à prendre en considération
60. La procédure a commencé dès l'ouverture de l'action pénale devant la première cour d'assises d'Edirne, le 18 avril 1984. Toutefois, eu égard à la conclusion figurant au paragraphe 44 du présent arrêt, la Cour ne peut connaître que du laps de temps d'un an, trois mois et huit jours écoulé entre le 22 janvier 1990, date du dépôt de la déclaration turque reconnaissant sa juridiction obligatoire, et le 30 avril 1991, quand la Cour de cassation confirma l'arrêt de la première cour (paragraphe 21 ci-dessus). Elle doit néanmoins tenir compte du fait qu'à la date critique la procédure avait déjà duré plus de sept ans. B. Caractère raisonnable de la durée de la procédure
61. Le caractère raisonnable de la durée d'une procédure s'apprécie suivant les circonstances de la cause et eu égard aux critères consacrés par la jurisprudence de la Cour, en particulier la complexité de l'affaire, le comportement du requérant et celui des autorités compétentes (voir, parmi beaucoup d'autres, l'arrêt Kemmache c. France (nos 1 et 2) précité, p. 27, par. 60). 1. Complexité de l'affaire
62. Le Gouvernement affirme que l'affaire était complexe à cause, d'une part, de la nécessité d'éclaircir certaines circonstances liées au trafic de drogue litigieux - notamment la nature des stupéfiants et leur quantité - et, d'autre part, du manque de collaboration des autorités grecques qui tardèrent à fournir les pièces du dossier pénal relatif à M. Mansur.
63. Selon le délégué de la Commission, la complexité alléguée par le Gouvernement est entièrement imputable aux autorités judiciaires qui ouvrirent deux procédures contre la même personne, pour les mêmes faits et de surcroît devant deux cours d'assises de la même ville.
64. Avec le requérant, la Cour souligne que les documents demandés aux autorités grecques ont été envoyés par celles-ci, par l'intermédiaire de l'ambassade de Turquie à Athènes (paragraphes 11 et 26 ci-dessus), mais que pour des raisons diverses - dysfonctionnement entre les différents services concernés de l'Etat et absence de traducteurs assermentés - ils ne purent être utilisés à temps. Le 15 juin 1989, M. Mansur lui-même produisit une traduction en langue turque d'un des documents le concernant (paragraphe 18 ci-dessus). De plus, la première cour d'assises d'Edirne condamna l'intéressé en se fondant sur l'arrêt de la cour d'appel de Salonique (paragraphe 8 ci-dessus), les aveux de l'accusé et le rapport fourni par l'institut de médecine légale (paragraphe 20 ci-dessus). En conséquence, l'affaire ne saurait passer pour complexe. 2. Comportement du requérant
65. La Cour se borne à constater que le Gouvernement ne formule aucune critique au sujet de l'attitude de l'accusé tout au long du procès. 3. Comportement des autorités judiciaires
66. Selon le Gouvernement, on ne saurait reprocher aux autorités judiciaires aucun retard dans le traitement de l'affaire. Conscientes de la responsabilité internationale de leur pays dans le cadre de la lutte contre le trafic de stupéfiants, elles ne pouvaient pas suivre une procédure expéditive mais se devaient au contraire de connaître tous les éléments utiles pour le jugement. La première cour s'empressa en outre d'appliquer au cas de M. Mansur la modification législative du 5 juin 1991 impliquant la réduction de sa peine et la déduction de celle déjà purgée en Grèce. Le condamné put ainsi bénéficier de la mise en liberté le 1er juillet de la même année.
67. La Cour n'ignore pas le danger représenté par le trafic de stupéfiants et la nécessité de le combattre efficacement, mais elle ne peut, en l'occurrence, se rallier à la thèse du Gouvernement.
68. L'article 6 par. 1 (art. 6-1) de la Convention reconnaît à toute personne poursuivie au pénal le droit à obtenir, dans un délai raisonnable, une décision définitive sur le bien-fondé de l'accusation dirigée contre elle (voir, parmi beaucoup d'autres, l'arrêt Adiletta et autres c. Italie du 19 février 1991, série A n° 197-E, p. 65, par. 17). Il incombe aux Etats contractants d'organiser leur système judiciaire de telle sorte que leurs juridictions puissent remplir cette exigence (voir, mutatis mutandis, l'arrêt Vocaturo c. Italie du 24 mai 1991, série A n° 206-C, p. 32, par. 17).
69. En l'espèce, la première cour d'assises d'Edirne n'obtint le rapport d'analyse des substances confisquées en Grèce que le 13 juillet 1990, et en demanda six jours après, par commission rogatoire, la traduction à la cour d'assises d'Ankara (paragraphe 19 ci-dessus). Puis le 19 février 1991, elle condamna le requérant en s'appuyant sur d'autres éléments, puisqu'elle ne possédait toujours pas la traduction du rapport litigieux (paragraphes 20 et 64 ci-dessus). La Cour comprend mal cette conduite procédurale d'autant plus qu'auparavant les première et deuxième cours d'assises d'Edirne s'obstinèrent chacune à demander le rapport susmentionné et à renvoyer les audiences en attendant son dépôt.
70. En conclusion, la durée de la procédure pénale en cause a méconnu l'article 6 par. 1 (art. 6-1).
V. SUR L'APPLICATION DE L'ARTICLE 50 (art. 50) DE LA CONVENTION
71. Aux termes de l'article 50 (art. 50) de la Convention, "Si la décision de la Cour déclare qu'une décision prise ou une mesure ordonnée par une autorité judiciaire ou toute autre autorité d'une Partie Contractante se trouve entièrement ou partiellement en opposition avec des obligations découlant de la (...) Convention, et si le droit interne de ladite Partie ne permet qu'imparfaitement d'effacer les conséquences de cette décision ou de cette mesure, la décision de la Cour accorde, s'il y a lieu, à la partie lésée une satisfaction équitable." A. Dommage
72. M. Mansur réclame 850 000 000 livres turques (TRL) pour dommage matériel et 500 000 000 TRL pour tort moral. Il invoque l'impossibilité d'exercer sa profession pendant toute la procédure, ainsi que les mauvaises conditions de détention qui lui auraient laissé des séquelles physiques.
73. Se référant à ses exceptions préliminaires tirées du non-épuisement des voies de recours internes et de la perte de la qualité de victime (paragraphes 45 et 47 ci-dessus), le Gouvernement prie la Cour de rejeter ces prétentions.
74. Le délégué de la Commission estime que le requérant n'a subi aucun préjudice matériel, la détention provisoire ayant été entièrement imputée sur la peine. Quant au tort moral, une somme comprise entre 50 000 et 60 000 francs français (FRF) constituerait une satisfaction équitable suffisante.
75. La Cour partage cet avis sur le premier point. Quant au second, en revanche, elle fixe à 30 000 FRF la somme à allouer à M. Mansur pour dommage moral. B. Frais et honoraires
76. Le requérant demande aussi le remboursement des frais et honoraires d'avocat exposés pour sa défense en Turquie et devant les organes de la Convention, qu'il évalue à 300 000 000 TRL au total.
77. Le Gouvernement ne se prononce pas à ce sujet.
78. Avec le délégué de la Commission, la Cour constate l'absence en droit turc de voies de recours relatives à la durée de la procédure, de sorte qu'aucun frais n'a pu être encouru de ce chef; pour les frais et dépens exposés devant les organes de la Convention, elle juge raisonnable un montant de 30 000 FRF, moins 14 106,50 FRF, somme versée par le Conseil de l'Europe par la voie de l'assistance judiciaire.
PAR CES MOTIFS, LA COUR, A L'UNANIMITE,
1. Rejette l'exception d'incompétence ratione temporis;
2. Rejette l'exception de non-épuisement des voies de recours internes;
3. Rejette l'exception tirée de la perte de la qualité de victime;
4. Dit qu'il y a eu violation de l'article 5 par. 3 (art. 5-3) de la Convention à cause de la durée de la détention du requérant;
5. Dit qu'il y a eu violation de l'article 6 par. 1 (art. 6-1) de la Convention à raison de la durée de la procédure pénale;
6. Dit que l'Etat défendeur doit verser au requérant, dans les trois mois, 30 000 (trente mille) francs français pour dommage moral et 30 000 (trente mille) francs pour frais et honoraires, moins 14 106 (quatorze mille cent six) francs et 50 (cinquante) centimes;
7. Rejette les demandes de satisfaction équitable pour le surplus. Fait en français et en anglais, puis prononcé en audience publique au Palais des Droits de l'Homme, à Strasbourg, le 8 juin 1995.
Signé: Rolv RYSSDAL Président
Signé: Herbert PETZOLD Greffier


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