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08/07/1999 | CEDH | N°23556/94

CEDH | AFFAIRE CEYLAN c. TURQUIE


AFFAIRE CEYLAN c. TURQUIE
(Requête n° 23556/94)
ARRÊT
STRASBOURG
8 juillet 1999
En l’affaire Ceylan c. Turquie,
La Cour européenne des Droits de l’Homme, constituée, conformément à l’article 27 de la Convention de sauvegarde des Droits de l’Homme et des Libertés fondamentales (« la Convention »), telle qu’amendée par le Protocole n° 111, et aux clauses pertinentes de son règlement2, en une Grande Chambre composée des juges dont le nom suit :
M. L. Wildhaber, président,   Mme  E. Palm,   MM. A. Pastor Ridruejo

,    G. Bonello,    J. Makarczyk,    P. Kūris,    J.-P. Costa,   Mmes F. Tulkens,    V. Strážnická...

AFFAIRE CEYLAN c. TURQUIE
(Requête n° 23556/94)
ARRÊT
STRASBOURG
8 juillet 1999
En l’affaire Ceylan c. Turquie,
La Cour européenne des Droits de l’Homme, constituée, conformément à l’article 27 de la Convention de sauvegarde des Droits de l’Homme et des Libertés fondamentales (« la Convention »), telle qu’amendée par le Protocole n° 111, et aux clauses pertinentes de son règlement2, en une Grande Chambre composée des juges dont le nom suit :
M. L. Wildhaber, président,   Mme  E. Palm,   MM. A. Pastor Ridruejo,    G. Bonello,    J. Makarczyk,    P. Kūris,    J.-P. Costa,   Mmes F. Tulkens,    V. Strážnická,   MM. M. Fischbach,    V. Butkevych,    J. Casadevall,   Mme H.S. Greve,   MM. A.B. Baka,    R. Maruste,    K. Traja,    F. Gölcüklü, juge ad hoc,
ainsi que de M. P.J. Mahoney et Mme M. de Boer-Buquicchio, greffiers adjoints,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil les 1er mars et 16 juin 1999,
Rend l’arrêt que voici, adopté à cette dernière date :
PROCéDURE
1.  L’affaire a été déférée à la Cour, telle qu’établie en vertu de l’ancien article 19 de la Convention3, par la Commission européenne des Droits de l’Homme (« la Commission ») le 17 mars 1998, dans le délai de trois mois qu’ouvraient les anciens articles 32 § 1 et 47 de la Convention. A son origine se trouve une requête (no 23556/94) dirigée contre la République de Turquie et dont un ressortissant de cet Etat, M. Münir Ceylan, avait saisi la Commission le 10 février 1994 en vertu de l’ancien article 25.
La demande de la Commission renvoie aux anciens articles 44 et 48 ainsi qu’à la déclaration turque reconnaissant la juridiction obligatoire de la Cour (ancien article 46). Elle a pour objet d’obtenir une décision sur le point de savoir si les faits de la cause révèlent un manquement de l’Etat défendeur aux exigences de l’article 10 de la Convention, pris isolément et combiné avec l’article 14.
2.  En réponse à l’invitation prévue à l’article 33 § 3 d) du règlement A2, le requérant a exprimé le désir de participer à l’instance et désigné son conseil (article 30). M. R. Bernhardt, président de la Cour à l’époque, a autorisé celui-ci à employer la langue turque dans la procédure écrite (article 27 § 3).
3.  En sa qualité de président de la chambre initialement constituée (ancien article 43 de la Convention et article 21 du règlement A) pour connaître notamment des questions de procédure pouvant se poser avant l’entrée en vigueur du Protocole n° 11, M. Bernhardt a consulté, par l’intermédiaire du greffier, l’agent du gouvernement turc (« le Gouvernement »), le conseil du requérant et le délégué de la Commission au sujet de l’organisation de la procédure écrite. Conformément à l’ordonnance rendue en conséquence, le greffier a reçu les mémoires du requérant et du Gouvernement les 15 et 31 juillet 1998 respectivement. Le 7 septembre, le Gouvernement a fait parvenir des documents destinés à être annexés à son mémoire et, le 25 février 1999, des observations sur les prétentions du requérant au titre de l’article 41.
4.  A la suite de l’entrée en vigueur du Protocole n° 11 le 1er novembre 1998, et conformément à l’article 5 § 5 dudit Protocole, l’examen de l’affaire a été confié à la Grande Chambre de la Cour. Le président de la Cour, M. L. Wildhaber, a décidé que, dans l’intérêt d’une bonne administration de la justice, il convenait de constituer une unique Grande Chambre pour connaître de la présente cause et de douze autres affaires contre la Turquie, à savoir : Karataş c. Turquie (requête n° 23168/94), Arslan c. Turquie (n° 23462/94), Polat c. Turquie (n° 23500/94), Okçuoğlu c. Turquie (n° 24246/94), Gerger c. Turquie (n° 24919/94), Erdoğdu et İnce c. Turquie (nos 25067/94 et 25068/94), Başkaya et Okçuoğlu c. Turquie (nos 23536/94 et 24408/94), Sürek et Özdemir c. Turquie (nos 23927/94 et 24277/94), Sürek c. Turquie (n° 1) (n° 26682/95), Sürek c. Turquie (n° 2) (n° 24122/94), Sürek c. Turquie (n° 3) (n° 24735/94) et Sürek c. Turquie (n° 4) (n° 24762/94).
5.  La Grande Chambre constituée à cette fin comprenait de plein droit M. R. Türmen, juge élu au titre de la Turquie (articles 27 § 2 de la Convention et 24 § 4 du règlement), M. Wildhaber, président de la Cour, Mme E. Palm, vice-présidente de la Cour, ainsi que M. J.-P. Costa et M. M. Fischbach, vice-présidents de section (articles 27 § 3 de la Convention et 24 §§ 3 et 5  a) du règlement). Ont en outre été désignés pour compléter la Grande Chambre : M. A. Pastor Ridruejo, M. G. Bonello, M. J. Makarczyk, M. P. Kūris, Mme F. Tulkens, Mme V. Strážnická, M. V. Butkevych, M. J. Casadevall, Mme H.S. Greve, M. A.B. Baka, M. R. Maruste et Mme S. Botoucharova (articles 24 § 3 et 100 § 4 du règlement).
Le 19 novembre 1998, M. Wildhaber a dispensé de siéger M. Türmen, qui s’était déporté, eu égard à une décision de la Grande Chambre prise dans l’affaire Oğur c. Turquie conformément à l’article 28 § 4 du règlement. Le 16 décembre 1998, le Gouvernement a notifié au greffe la désignation de M. F. Gölcüklü en qualité de juge ad hoc (article 29 § 1 du règlement).
Par la suite, M. K. Traja, suppléant, a remplacé Mme Botoucharova, empêchée (article 24 § 5 b) du règlement).
6.  A l’invitation de la Cour (article 99 du règlement), la Commission a délégué l’un de ses membres, M. H. Danelius, pour participer à la procédure devant la Grande Chambre.
7.  Ainsi qu’en avait décidé le président, qui avait également autorisé le conseil du requérant à employer la langue turque dans la procédure orale (article 34 § 3 du règlement), une audience – qui était consacrée simultanément aux affaires Arslan, Sürek et Ceylan c. Turquie – s’est déroulée en public le 1er mars 1999, au Palais des Droits de l’Homme à Strasbourg.
Ont comparu :
– pour le Gouvernement  MM.  D. Tezcan,       M. Özmen,  coagents,      B. Çalışkan,   Mlles   G. Akyüz,       A. Günyaktı,   M.   F. Polat,   Mlle   A. Emüler,   Mme   I. Batmaz Keremoğlu,   MM. B. Yıldız,      Y. Özbek, conseillers ;
– pour le requérant  Me H. Kaplan, avocat au barreau d’Istanbul, conseil ;
– pour la Commission  M. H. Danelius, délégué. 
La Cour a entendu en leurs déclarations M. Danelius, Me Kaplan, M. Tezcan et M. Özmen.
EN FAIT
I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE
A. L’article publié dans l’ hebdomadaire Yeni Ülke
8.  Alors qu’il était président du syndicat des travailleurs du secteur pétrolier (Petrol-İş Sendikası), le requérant signa, dans le numéro de la semaine du 21 au 28 juillet 1991 de Yeni Ülke (« Pays nouveau »), hebdomadaire publié à Istanbul, un article intitulé « Le temps est venu pour les travailleurs de parler, demain il sera trop tard » (« Söz işçinin, yarın çok geç olacaktır ») et rédigé comme suit :
« Le terrorisme d’Etat qui s’aggrave constamment dans l’Est et dans le Sud-Est de l’Anatolie n’est rien d’autre que le parfait reflet des politiques sous contrôle impérialiste qui sont appliquées au peuple kurde sur le plan international.
Afin de détruire le mouvement kurde en Irak, l’impérialisme américain a commencé par monter les Kurdes contre le régime de Saddam, puis il leur a envoyé l’administration de Saddam, qu’il avait laissée suffisamment forte pour écraser ledit mouvement.
Résultat : le monde entier a eu sous les yeux la vue déchirante de dizaines de milliers de Kurdes succombant à la faim, au froid et aux épidémies, des dizaines de milliers d’autres balayés par l’armée irakienne et des centaines de milliers contraints de quitter leurs demeures et leur pays.
Après avoir versé des larmes de crocodile devant ces tableaux qu’il avait lui-même créés, l’impérialisme se contente aujourd’hui, sous le regard du monde entier, d’assister les bras croisés au génocide qui ne cesse de s’intensifier en Turquie.
L’augmentation constante, dans le Sud-Est, des exécutions sommaires, des gardes à vue collectives et des disparitions de détenus, spécialement depuis la promulgation de la toute récente loi anti-terrorisme, est le signe avant-coureur des temps difficiles à venir.
Le meurtre récent du président de la section de Diyarbakır du HEP [Parti du travail du peuple], vraisemblablement commis par la contre-guérilla alors que l’intéressé était en garde à vue, et les autres meurtres – trois d’après la police, dix d’après la population locale – qui eurent lieu lors des funérailles (la police avait ouvert le feu sur la foule, faisant des centaines de blessés, et avait placé plus d’un millier de personnes en garde à vue) sont les derniers exemples en date du terrorisme d’Etat.
Pour quiconque examine la loi anti-terrorisme de près, il est aisé de voir qu’elle vise à annihiler non seulement le combat du peuple kurde, mais aussi celui mené par l’ensemble de la classe laborieuse et du prolétariat pour leur subsistance, pour la liberté et la démocratie.
En conséquence, ce n’est pas seulement le peuple kurde, mais l’ensemble de notre prolétariat qui doit s’opposer à ces lois et à l’actuel « terrorisme d’Etat ».
D’un point de vue syndical également, le problème est trop important et trop vital pour être éliminé simplement par quelques interviews et déclarations.
Le pouvoir politique et le capital monopolistique, qui permettent, en utilisant quelques vagues notions, de présenter chaque action comme une infraction terroriste et chaque organisation comme une organisation terroriste, n’hésiteront pas, le moment venu, à tourner cette arme contre notre classe laborieuse.
Nous l’avons toujours dit, notre classe laborieuse et ses organisations économiques et démocratiques doivent porter non seulement leurs exigences économiques mais également leurs exigences politiques et démocratiques sur le devant de la scène, et elles doivent jouer un rôle effectif dans ce combat.
Nonobstant toutes les entraves contenues dans les lois, il y a lieu de mener une action unie avec les organisations démocratiques de masse, avec les partis politiques et avec l’ensemble des personnes et institutions avec lesquelles une alliance peut être formée ; nous devons nous opposer à ces massacres sanglants, à ce terrorisme d’Etat, avec une organisation et une coordination maximales.
A défaut, pour les cercles capitalistes monopolistiques qui, dirigés par l’impérialisme, tentent de bâillonner et d’étouffer le peuple kurde, le tour de la classe laborieuse et du prolétariat viendra inévitablement. 
En disant que « demain, il sera trop tard», nous appelons tout notre peuple et toutes nos forces démocratiques à prendre une part active à ce combat. »
B.  La procédure diligentée contre le requérant
1.  La mise en accusation
9.  Le 16 septembre 1991, le procureur général près la cour de sûreté de l’Etat d’Istanbul (Istanbul Devlet Güvenlik Mahkemesi) mit le requérant en accusation du chef d’incitation non publique du peuple à la haine et à l’hostilité. Les charges se fondaient sur l’article 312 §§ 1 et 2 du code pénal (paragraphes 15-16 ci-dessous).
2.  La procédure devant la cour de sûreté de l’Etat d’Istanbul
10.  Devant la cour de sûreté de l’Etat d’Istanbul, le requérant nia avoir commis les infractions à lui imputées. Il soutint que son article portait sur les violations des droits de l’homme commises dans la région du Sud-Est de la Turquie et déclara qu’il n’avait pas voulu agir à des fins séparatistes ni semer la discorde et la mésentente dans la population. D’après lui, tout sujet devait pouvoir être discuté sans aucune restriction dans une société démocratique. Il précisa en outre qu’il lui incombait, en tant que dirigeant syndical, d’exprimer son avis sur le problème de la démocratie dans le Sud-Est de la Turquie.
11.  Par un arrêt du 3 mai 1993, ladite cour reconnut le requérant coupable d’une infraction à l’article 312 §§ 2 et 3 du code pénal turc et le condamna à une peine d’un an et huit mois d’emprisonnement assortie d’une amende de 100 000 livres turques.
D’après elle, le requérant avait allégué dans son article qu’en Turquie le peuple kurde était oppressé, massacré et réduit au silence. En particulier, elle interpréta des parties des quatrième et treizième phrases de l’article comme signifiant respectivement qu’« un génocide est en train d’être commis contre les Kurdes en Turquie » et que l’on voulait « bâillonner et étouffer le peuple kurde ».
Elle conclut que le requérant avait provoqué l’hostilité et la haine au sein de la population en opérant des distinctions fondées sur l’appartenance à une ethnie, à une région et à une classe sociale.
3.  La procédure devant la Cour de cassation
12.  Le requérant saisit alors la Cour de cassation. Il contestait notamment l’interprétation de son article retenue par la cour de sûreté de l’Etat et affirmait qu’à cet effet, elle aurait dû recueillir l’avis d’un expert. Il plaidait par ailleurs qu’il n’aurait dû se voir infliger qu’une peine avec sursis.
13.  Par un arrêt du 14 décembre 1993, la Cour de cassation rejeta le pourvoi, confirmant l’évaluation des preuves à laquelle s’était livrée la cour de sûreté de l’Etat ainsi que les motifs retenus par celle-ci pour écarter les moyens du requérant.
14.  Le requérant a purgé l’intégralité de sa peine. En outre, en conséquence de sa condamnation, il a été déchu de la présidence du syndicat des travailleurs du secteur pétrolier et se trouve frappé d’interdiction politique (paragraphe 17 ci-dessous).
II. LE Droit et la pratique interneS pertinents
A. Le droit pénal
15.  L’article 312 du code pénal se lit ainsi :
« Incitation non publique au crime
Est passible de six mois à deux ans d’emprisonnement et d’une amende lourde de six mille à trente mille livres turques quiconque, expressément, loue ou fait l’apologie d’un acte qualifié de crime par la loi, ou incite la population à désobéir à la loi.
Est passible d’un à trois ans d’emprisonnement ainsi que d’une amende de neuf mille à trente-six mille livres quiconque, sur la base d’une distinction fondée sur l’appartenance à une classe sociale, à une race, à une religion, à une secte ou à une région, incite le peuple à la haine et à l’hostilité. Si pareille incitation compromet la sécurité publique, la peine est majorée d’une portion pouvant aller d’un tiers à la moitié de la peine de base.
Les peines qui s’attachent aux infractions définies au paragraphe précédent sont doublées lorsque celles-ci ont été commises par les moyens énumérés au paragraphe 2 de l’article 311. »
16.  L’article 311 § 2 du code pénal est ainsi rédigé :
« Incitation publique au crime
Si l’incitation au crime est pratiquée par des moyens de communication de masse quels qu’ils soient – bandes sonores, disques, journaux, publications ou autres instruments de presse –, par la diffusion ou la distribution de manuscrits imprimés ou par la pose de panneaux ou affiches dans des lieux publics, les peines d’emprisonnement à infliger au coupable sont doublées (…) »
17.  La condamnation d’une personne en application de l’article 312 § 2 entraîne d’autres conséquences, notamment quant à l’exercice de certaines activités régies par des lois spéciales. Ainsi, par exemple, les personnes condamnées de la sorte ne peuvent être fondatrices d’associations (loi n° 2908, article 4 § 2 b)) ou de syndicats, ni membres des bureaux de ces derniers (loi n° 2929, article 5). Il leur est également interdit de fonder des partis politiques ou d’y adhérer (loi n° 2820, article 11 § 5) ou d’être élues parlementaires (loi n° 2839, article 11, alinéa f 3)).
B.  Jurisprudence pénale soumise par le Gouvernement
18.  Le Gouvernement a produit des copies de six ordonnances de non-lieu, rendues par le procureur général près la cour de sûreté de l’Etat d’Istanbul, à l’égard d’une personne soupçonnée d’incitation non publique du peuple à la haine et à l’hostilité – notamment sur la base d’une distinction fondée sur la religion – (article 312 du code pénal) et de cinq autres soupçonnées de propagande séparatiste contre l’unité indivisible de l’Etat (article 8 de la loi n° 3713 relative à la lutte contre le terrorisme). Dans trois desdites affaires où ces infractions avaient été commises par la voie de publications, le parquet s’est fondé notamment sur l’absence de certains éléments constitutifs de l’infraction considérée.
En outre, le Gouvernement a communiqué, à titre indicatif, plusieurs arrêts rendus par des cours de sûreté de l’Etat au sujet des infractions susmentionnées et concluant à la non-culpabilité des prévenus. Il s’agit des arrêts des 19 novembre (n° 1996/428) et 27 décembre 1996 (n° 1996/519) ; 6 mars (n° 1997/33), 3 juin (n° 1997/102), 17 octobre (n° 1997/527), 24 octobre (n° 1997/541) et 23 décembre 1997 (n° 1997/606) ; 21 janvier (n° 1998/8), 3 février (n° 1998/14), 19 mars (n° 1998/56), 21 avril (n° 1998/87) et 17 juin 1998 (n° 1998/133). Dans les arrêts rendus à l’encontre d’auteurs d’ouvrages ayant trait au problème kurde, les cours de sûreté de l’Etat ont notamment retenu l’absence de l’élément de « propagande», constitutif de l’infraction.
PROCéDURE DEVANT LA COMMISSiON
19.  M. Ceylan a saisi la Commission le 10 février 1994. Il soutenait que sa condamnation s’analysait en une méconnaissance des articles 9 et 10 de la Convention, lesquels garantissent le droit à la liberté de pensée et à la liberté d’expression. Il se disait aussi victime d’une discrimination fondée sur les opinions politiques, contraire à l’article 14 combiné avec l’article 10.
20.  Le 15 avril 1996, la Commission a déclaré la requête (n° 23556/94) recevable. Dans son rapport du 11 décembre 1997 (ancien article 31 de la Convention), elle a examiné le premier grief sous l’angle du seul article 10 et considéré, par trente voix contre deux, qu’il y avait eu violation de cette disposition et qu’aucune question distincte ne se posait sur le terrain de l’article 14 combiné avec l’article 10. Des extraits de son avis et l’opinion dissidente dont il s’accompagne figurent en annexe au présent arrêt3.
CONCLUSIONS PRéSENTéES à LA COUR
21.  Dans son mémoire, le requérant invite la Cour à juger qu’il y a eu violation des articles 6 § 1, 9, 10 et 14 de la Convention et à lui allouer certaines sommes en application de l’article 41.
22.  Quant au Gouvernement, il demande à la Cour
« de rejeter la requête pour non-violation des articles de la Convention invoqués par le requérant ».
en droit
I. sur la violation alléguée des articles 9 et 10 de la convention
23.  Dans sa requête, M. Ceylan soutient que sa condamnation en application de l’article 312 du code pénal turc a enfreint les articles 9 et 10 de la Convention. A l’audience devant la Cour toutefois, il ne s’opposa pas à ce que, comme le proposent le Gouvernement et la Commission, le grief soit examiné sous l’angle du seul article 10 (voir par exemple l’arrêt Incal c. Turquie du 9 juin 1998, Recueil des arrêts et décisions 1998-IV, p. 1569, § 60), aux termes duquel :
« 1.  Toute personne a droit à la liberté d’expression. Ce droit comprend la liberté d’opinion et la liberté de recevoir ou de communiquer des informations ou des idées sans qu’il puisse y avoir ingérence d’autorités publiques et sans considération de frontière. Le présent article n’empêche pas les Etats de soumettre les entreprises de radiodiffusion, de cinéma ou de télévision à un régime d’autorisations.
2.  L’exercice de ces libertés comportant des devoirs et des responsabilités peut être soumis à certaines formalités, conditions, restrictions ou sanctions prévues par la loi, qui constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité nationale, à l’intégrité territoriale ou à la sûreté publique, à la défense de l’ordre et à la prévention du crime, à la protection de la santé ou de la morale, à la protection de la réputation ou des droits d’autrui, pour empêcher la divulgation d’informations confidentielles ou pour garantir l’autorité et l’impartialité du pouvoir judiciaire. »
24.  Les comparants s’accordent à considérer que la condamnation du requérant à la suite de la parution de son article intitulé « Le temps est venu pour les travailleurs de parler, demain il sera trop tard » s’analyse en une « ingérence » dans l’exercice de sa liberté d’expression. Pareille ingérence enfreint l’article 10 si elle ne remplit pas les exigences du paragraphe 2. Il y a donc lieu de déterminer si elle était « prévue par la loi », inspirée par un ou des buts légitimes au regard dudit paragraphe et « nécessaire dans une société démocratique » pour les atteindre.
1. « Prévue par la loi »
25.  Nul ne conteste que la condamnation du requérant se fondait sur l’article 312 §§ 2 et 3 du code pénal turc ; elle doit donc être regardée comme étant « prévue par la loi » au sens du second paragraphe de l’article 10.
2. But légitime
26.  Le requérant ne se prononce pas sur ce point.
27.  Le Gouvernement soutient que ladite ingérence visait non seulement au maintien de la « sécurité nationale » et à la « défense de l’ordre » public, comme l’a retenu la Commission, mais aussi à la préservation de l’« intégrité territoriale ».
28.  L’article 312 du code pénal prohibe et sanctionne le fait d’inciter le peuple à la haine ou à l’hostilité au moyen d’une distinction fondée sur l’appartenance à une classe sociale, à une race, à une religion, à une secte ou à une région ; il prévoit une majoration de la peine lorsque pareille incitation compromet la sécurité publique (paragraphe 15 ci-dessus).
Eu égard au caractère sensible de la situation régnant dans le Sud-Est de la Turquie en matière de sécurité (arrêt Zana c. Turquie du 25 novembre 1997, Recueil 1997-VII, p. 2539, § 10) et à la nécessité pour les autorités d’exercer leur vigilance face à des actes susceptibles d’accroître la violence, la Cour admet que la condamnation du requérant en vertu de cette disposition ait pu poursuivre les buts énumérés par le Gouvernement. C’est certainement le cas lorsque, comme dans la situation du Sud-Est de la Turquie à l’époque des faits, le mouvement séparatiste s’appuie sur des méthodes qui font appel à la violence.
3. « Nécessaire dans une société démocratique »
a) Thèses des comparants
i. Le requérant
29.  Le requérant souligne que son article ne contient aucun appel à la violence, ne mentionne aucune organisation illégale et ne fait pas la propagande du sécessionisme. Il affirme que les autorités turques abusent de l’article 312 du code pénal alors même que ce texte serait en lui-même contraire aux libertés d’opinion et d’expression.
ii. Le Gouvernement
30.  Le Gouvernement affirme que l’on trouve dans les législations d’autres Etats membres du Conseil de l’Europe des infractions similaires à celles prévues à l’article 312 du code pénal turc ; il cite pour exemple l’article 130 du code pénal allemand. Il ajoute que les dispositions de ce type participent à la garantie du maintien du caractère démocratique des Etats. Enfin, il plaide qu’il n’appartient pas aux organes de Strasbourg de se substituer aux juridictions turques pour apprécier l’existence d’un « danger » susceptible de justifier la mise en œuvre dudit article 312.
iii. La Commission
31.  La Commission rappelle les « devoirs et responsabilités » auxquels se réfère le paragraphe 2 de l’article 10 et en déduit qu’il importe que les personnes s’exprimant en public sur des questions politiques sensibles veillent à ne pas faire l’apologie d’une « violence politique illégale ». La liberté d’expression comporterait néanmoins le droit de discuter ouvertement de problèmes délicats tels que ceux auxquels est confrontée la Turquie afin, par exemple, d’analyser les causes premières de la situation ou d’exprimer des opinions sur les solutions possibles.
Elle note que l’article litigieux visait à fournir une explication politique de la recrudescence de la violence au cours des dernières années et que le requérant y exprime ses idées en des termes relativement modérés, sans s’associer au recours à la violence ni appeler la population à user de moyens illégaux. Selon elle, ladite condamnation constitue une forme de censure, incompatible avec les exigences de l’article 10.
b) Appréciation de la Cour
32.  La Cour rappelle les principes fondamentaux qui se dégagent de sa jurisprudence relative à l’article 10, tels qu’elle les a exposés notamment dans les arrêts Zana (précité, pp. 2547-2548, § 51) et Fressoz et Roire c. France ([GC], n° 29183/95, § 45, CEDH 1999-I) :
i.  La liberté d’expression constitue l’un des fondements essentiels d’une société démocratique, l’une des conditions primordiales de son progrès et de l’épanouissement de chacun. Sous réserve du paragraphe 2 de l’article 10, elle vaut non seulement pour les « informations » ou « idées » accueillies avec faveur ou considérées comme inoffensives ou indifférentes, mais aussi pour celles qui heurtent, choquent ou inquiètent : ainsi le veulent le pluralisme, la tolérance et l’esprit d’ouverture sans lesquels il n’est pas de « société démocratique ». Telle que la consacre l’article 10, elle est assortie d’exceptions qui appellent toutefois une interprétation étroite, et le besoin de la restreindre doit se trouver établi de manière convaincante.
ii.  L’adjectif « nécessaire », au sens de l’article 10 § 2, implique un « besoin social impérieux ». Les Etats contractants jouissent d’une certaine marge d’appréciation pour juger de l’existence d’un tel besoin, mais elle se double d’un contrôle européen portant à la fois sur la loi et sur les décisions qui l’appliquent, même quand elles émanent d’une juridiction indépendante. La Cour a donc compétence pour statuer en dernier lieu sur le point de savoir si une « restriction » ou une « sanction » se concilie avec la liberté d’expression que protège l’article 10.
iii.  Dans l’exercice de son pouvoir de contrôle, la Cour doit considérer l’ingérence à la lumière de l’ensemble de l’affaire, y compris la teneur des déclarations litigieuses et le contexte dans lequel elles s’inscrivent. En particulier, il incombe à la Cour de déterminer si la mesure incriminée était « proportionnée aux buts légitimes poursuivis » et si les motifs invoqués par les autorités nationales pour la justifier apparaissent « pertinents et suffisants ». Ce faisant, la Cour doit se convaincre que les autorités nationales ont appliqué des règles conformes aux principes consacrés à l’article 10 et ce, de surcroît, en se fondant sur une appréciation acceptable des faits pertinents.
33.  L’article litigieux a la forme d’un discours politique, aussi bien par son contenu que par les termes utilisés.
Usant de mots à connotation marxiste, le requérant donne une explication de la recrudescence de la violence au cours des dernières années dans l’Est et le Sud-Est de l’Anatolie. Sa thèse essentielle semble être à cet égard que le mouvement kurde participe, ou tout au moins devrait participer, au combat général de la « classe laborieuse turque et de ses organisations économiques et démocratiques » pour la liberté et la démocratie. L’article en cause renferme le message selon lequel « nonobstant toutes les entraves contenues dans les lois, il y a lieu de mener une action unie avec les organisations démocratiques de masse, avec les partis politiques et avec l’ensemble des personnes et institutions avec lesquelles une alliance peut être formée », ceci afin de faire opposition aux « massacres sanglants » et au « terrorisme d’Etat », « avec une organisation et une coordination maximales ».
Le style est virulent et la critique de l’action des autorités turques dans cette partie du pays est acerbe, comme le révèle l’utilisation des termes « terrorisme d’Etat » et « génocide » (paragraphe 8 ci-dessus).
34.  La Cour rappelle toutefois que l’article 10 § 2 de la Convention ne laisse guère de place pour des restrictions à la liberté d’expression dans le domaine du discours politique ou de questions d’intérêt général (arrêt Wingrove c. Royaume-Uni du 25 novembre 1996, Recueil 1996-V, pp. 1957-1958, § 58). De plus, les limites de la critique admissible sont plus larges à l’égard du gouvernement que d’un simple particulier, ou même d’un homme politique. Dans un système démocratique, les actions ou omissions du gouvernement doivent se trouver placées sous le contrôle attentif, non seulement des pouvoirs législatif et judiciaire, mais aussi de l’opinion publique. En outre, la position dominante qu’il occupe lui commande de témoigner de retenue dans l’usage de la voie pénale, surtout s’il y a d’autres moyens de répondre aux attaques et critiques injustifiées de ses adversaires. Il reste certes loisible aux autorités compétentes de l’Etat d’adopter, en leur qualité de garantes de l’ordre public, des mesures même pénales, destinées à réagir de manière adéquate et non excessive à de pareils propos (arrêt Incal précité, pp. 1567-1568, § 54). Enfin, là où les propos litigieux incitent à l’usage de la violence à l’égard d’un individu, d’un représentant de l’Etat ou d’une partie de la population, les autorités nationales jouissent d’une marge d’appréciation plus large dans leur examen de la nécessité d’une ingérence dans l’exercice de la liberté d’expression.
35.  La Cour tient compte des circonstances entourant les cas soumis à son examen, en particulier des difficultés liées à la lutte contre le terrorisme (arrêt Incal précité, pp. 1568-1569, § 58). A ce titre, elle note que les autorités turques s’inquiètent de la diffusion de thèses susceptibles selon elles d’exacerber les graves troubles que connaît le pays depuis une quinzaine d’années (paragraphe 28 ci-dessus). A cet égard, il échet de noter que l’article litigieux fut publié peu de temps après la guerre du Golfe, à une époque où, fuyant la répression dont elles étaient victimes en Iraq, un nombre considérable de personnes d’origine kurde se pressaient à la frontière de la Turquie.
36.  La Cour observe cependant que le requérant s’exprimait en sa qualité de dirigeant syndical, dans le cadre de son rôle d’acteur de la vie politique turque, et que l’article dont il est question, malgré sa virulence, n’incite ni à l’usage de la violence, ni à la résistance armée, ni au soulèvement, ce qui, aux yeux de la Cour, est un élément essentiel à prendre en considération.
37.  La Cour relève en outre la sévérité de la peine infligée au requérant –un an et huit mois d’emprisonnement et une amende de 100 000 livres turques (paragraphe 11 ci-dessus). Elle note au surplus, qu’en conséquence de sa condamnation, le requérant a été déchu de la présidence du syndicat des travailleurs du secteur pétrolier et se trouve frappé d’interdiction politique (paragraphes 14 et 17 ci-dessus).
Elle souligne à cet égard que la nature et la lourdeur des peines infligées sont aussi des éléments à prendre en considération lorsqu’il s’agit de mesurer la proportionnalité de l’ingérence.
38.  En conclusion, la condamnation de M. Ceylan s’avère disproportionnée aux buts visés et, dès lors, non « nécessaire dans une société démocratique ». Il y a donc eu violation de l’article 10 de la Convention.
II. sur la violation alléguée de l’article 14 de la Convention coMbiné avec l’article 10
39.  Le requérant affirme qu’il a été poursuivi pour ses écrits du seul fait qu’ils sont l’œuvre d’une personne d’origine kurde et qu’ils touchent à la question kurde. Il se dit en conséquence victime d’une discrimination contraire à l’article 14 de la Convention combiné avec l’article 10, la première de ces dispositions étant ainsi libellée :
« La jouissance des droits et libertés reconnus dans la (...) Convention doit être assurée, sans distinction aucune, fondée notamment sur le sexe, la race, la couleur, la langue, la religion, les opinions politiques ou toutes autres opinions, l’origine nationale ou sociale, l’appartenance à une minorité nationale, la fortune, la naissance ou toute autre situation. »
40.  Le Gouvernement ne se prononce pas sur ce point.
41.  La Commission estime qu’aucune question distincte ne se pose sur le terrain des articles 14 et 10 combinés.
42.  Eu égard à sa conclusion selon laquelle il y a eu violation de l’article 10 considéré isolément (paragraphe 38 ci-dessus), la Cour n’estime pas nécessaire d’examiner le grief tiré de l’article 14.
III. Sur la violation alléguée de l’article 6 § 1 de la convention
43.  Devant la Cour, le requérant allègue aussi une violation de l’article 6 § 1 de la Convention (paragraphe 21 ci-dessus). La Cour constate toutefois que, M. Ceylan n’ayant pas soulevé ce grief au stade de l’examen de la recevabilité de la requête par la Commission comme il en avait la possibilité, il est désormais forclos à le faire.
IV. sur l’application de l’article 41 de la convention
44.  Le requérant sollicite une satisfaction équitable au titre de l’article 41 de la Convention, ainsi libellé :
« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »
A. Dommage
1.  Dommage matériel
45.  Le requérant réclame 850 000 francs français (FRF) en réparation d’un préjudice matériel résultant de pertes de revenus professionnels consécutives à son emprisonnement ainsi qu’en remboursement de ses frais et dépens devant les juridictions nationales. A l’appui de ses prétentions, il fournit un certificat signé par le secrétaire général du syndicat Petrol-İş établissant que son salaire annuel brut était de 189 927,25 FRF en 1994 et de 145 500,36 FRF en 1998.
46.  Le Gouvernement rétorque qu’il n’existe pas de lien de causalité entre la violation alléguée de la Convention et le dommage matériel invoqué. En tout état de cause, M. Ceylan ne justifierait pas les revenus et frais dont il fait état.
47.  S’agissant de la perte de revenus professionnels alléguée par le requérant, la Cour relève qu’un lien de causalité ne se trouve pas suffisamment établi entre celle-ci et la violation constatée de l’article 10. Du reste, les prétentions du requérant au titre du dommage matériel ne sont pas suffisamment étayées. En conséquence, la Cour n’y fait pas droit.
Quant aux demandes du requérant portant sur ses frais et dépens devant les juridictions nationales, la Cour y aura égard en même temps que celles relatives à la procédure devant les organes de Strasbourg.
 2.  Dommage moral
48.  M. Ceylan requiert le paiement de 150 000 FRF pour dommage moral.
49.  Le Gouvernement invite la Cour à dire qu’un constat de violation constituerait une satisfaction équitable suffisante.
50.  La Cour estime que le requérant a dû éprouver une certaine détresse en raison des faits de la cause. Statuant en équité, elle lui accorde à ce titre une indemnité de 40 000 FRF.
B.  Frais et dépens
51.  Le requérant demande 120 000 FRF pour ses frais et dépens devant les organes de Strasbourg, dont 45 000 FRF pour ses frais de traduction, de télécopies, de téléphone et de papeterie, et 75 000 FRF pour les honoraires de son avocat. Il fournit diverses pièces à l’appui de ses prétentions.
52.  Le Gouvernement trouve ces sommes excessives ; il soutient en particulier que les justificatifs fournis par l’intéressé ne reflètent pas avec exactitude ses prétentions et se rapportent à des dépenses qui n’ont pas de rapport avec le traitement de la présente affaire, et que les sommes relatives aux frais de traduction et aux honoraires dépassent les tarifs habituellement pratiqués en Turquie.
53.  La Cour note que l’avocat du requérant a été associé à la préparation d’autres affaires devant la Cour portant sur des griefs tirés de l’article 10 de la Convention fondés sur des faits comparables. Statuant en équité et dans le respect des critères énoncés dans sa jurisprudence (voir, entre autres, l’arrêt Nikolova c. Bulgarie [GC], n° 31195/96, § 79, CEDH 1999-II), la Cour alloue au requérant la somme totale de 15 000 FRF.
C. Intérêts moratoires
54.  La Cour juge approprié de retenir le taux d’intérêt légal applicable en France à la date d’adoption du présent arrêt, soit 3,47 % l’an.
Par ces motifs, la Cour
1. Dit, par seize voix contre une, qu’il y a eu violation de l’article 10 de la Convention ;
2. Dit, à l’unanimité, qu’aucune question distincte ne se pose sous l’angle des articles 10 et 14 de la Convention combinés ;
3. Dit, à l’unanimité, que le requérant est forclos à soulever un grief tiré de l’article 6 § 1 de la Convention ;
4. Dit, par seize voix contre une,
a)  que l’Etat défendeur doit verser au requérant, dans les trois mois, les sommes suivantes, à convertir en livres turques au taux applicable à la date du règlement :
i.  40 000 (quarante mille) francs français pour préjudice moral ;
ii.  15 000 (quinze mille) francs français pour frais et dépens ;
b)  que ces montants seront à majorer d’un intérêt simple de 3,47 % l’an à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement ;
5.  Rejette, à l’unanimité, la demande de satisfaction équitable pour le surplus.
Fait en français et en anglais, puis prononcé en audience publique au Palais des Droits de l’Homme, à Strasbourg, le 8 juillet 1999.
Luzius Wildhaber
Président
Paul Mahoney
Greffier adjoint
Au présent arrêt se trouve joint, conformément aux articles 45 § 2 de la Convention et 74 § 2 du règlement, l’exposé des opinions séparées suivantes :
– opinion concordante commune à Mme Palm, Mme Tulkens, M. Fischbach, M. Casadevall et Mme Greve ;
– opinion concordante de M. Bonello ;
– opinion dissidente de M. Gölcüklü.
L.W.
P.J.M.
opinion concordante Commune à mme palm, Mme tULKENS, M. fischbach, M. casadevall  et Mme greve, juges
(Traduction)
Nous souscrivons à la conclusion de la Cour selon laquelle il y a eu, en l’espèce, violation de l’article 10, bien que nous soyons parvenus à ce constat en suivant une approche accordant plus de place au contexte, comme cela a été exposé dans l’opinion partiellement dissidente de Mme Palm relative à l’affaire Sürek c. Turquie (n° 1) ([GC], n° 26682/95, CEDH 1999-IV).
Selon nous, dans cette série d’affaires contre la Turquie, la majorité analyse la question qui se pose sous l’angle de l’article 10 en accordant trop de poids aux termes employés dans la publication et pas assez au contexte dans lequel ils ont été utilisés et à leur impact probable. Il est indéniable que les mots en question peuvent paraître peu mesurés, voire violents. Mais dans une démocratie, comme la Cour l’a souligné, même des paroles « de défi » peuvent relever de la protection de l’article 10.
Pour mieux être en accord avec la protection élevée dont bénéficie le discours politique dans la jurisprudence de la Cour, il faut se concentrer moins sur le ton enflammé des termes employés et plus sur les différents aspects du contexte dans lequel ils ont été prononcés. Ce langage visait-il à enflammer ou à inciter à la violence ? Y avait-il un réel risque qu’il ait cet effet en pratique ? Pour répondre à ces questions, il faut procéder à une appréciation soigneuse des nombreux éléments qui composent le tableau d’ensemble dans chaque affaire. Il y a lieu de poser aussi d’autres questions. L’auteur du texte offensant détenait-il un poste influent dans la société de nature à amplifier l’impact de ses propos ? Le texte en cause occupait-il une place de choix, que ce soit dans un grand journal ou dans un autre média, en sorte d’accentuer l’effet des expressions incriminées ? Ces termes ont-ils été prononcés loin de la zone de conflits ou à proximité immédiate de celle-ci ?
Ce n’est qu’en procédant à un examen attentif du contexte dans lequel les mots offensants sont parus que l’on peut établir une distinction pertinente entre des termes choquants et offensants – qui relèvent de la protection de l’article 10 – et ceux qui ne méritent pas d’être tolérés dans une société démocratique.
OPINION concordante  DE M. le juge bonello
(Traduction)
J’ai voté avec la majorité pour la violation de l’article 10 mais je n’approuve pas le critère principal retenu par la Cour pour déterminer si l’ingérence des autorités nationales dans le droit du requérant à la liberté d’expression se justifiait dans une société démocratique.
Dans toutes ces affaires dirigées contre la Turquie portant sur la liberté d’expression où intervient la notion d’incitation à la violence, comme dans les précédentes, le critère couramment employé par la Cour semble être le suivant : si les écrits publiés par les requérants soutiennent le recours à la violence ou l’encouragent, leur condamnation par les juridictions nationales se justifiait dans une société démocratique. Cet étalon de mesure est à mon sens par trop insuffisant, ce pourquoi je le rejette.
J’estime que, dans une société démocratique, les autorités nationales sont fondées à sanctionner les personnes incitant à la violence seulement lorsque cette incitation est de nature à créer « un danger clair et présent ». Lorsque l’invitation à recourir à la force est intellectualisée, abstraite et éloignée, dans l’espace et le temps, du lieu où la violence règne ou est sur le point de régner, le droit fondamental à la liberté d’expression doit en règle générale l’emporter.
J’emprunte à l’un des plus éminents spécialistes de droit constitutionnel de tous les temps son jugement sur les propos qui tendent à déstabiliser l’ordre public : « Nous devons perpétuellement exercer notre vigilance face à des tentatives de limitation de l’expression d’opinions que nous abhorrons ou considérons comme macabres, à moins que ces opinions ne menacent d’interférer avec les buts légitimes et impérieux poursuivis par la loi de manière tellement imminente qu’il faille intervenir immédiatement pour sauver le pays. »4
Un Etat ne peut se prévaloir de la défense de la liberté d’expression pour empêcher ou interdire les discours prônant le recours à la force, sauf lorsque pareil discours vise ou risque de viser à inciter à une infraction imminente à la loi ou à en produire une5. Tout est question d’imminence et de degré6.
Pour que soit établi un constat de danger clair et présent justifiant une restriction à la liberté d’expression, il faut prouver soit que l’on s’attend à une explosion imminente de grande violence ou que quelqu’un avait incité à cela, soit que la conduite passée du requérant donne lieu de croire que le fait qu’il prône la violence débouchera immédiatement sur des actes graves7.
Il ne m’apparaît pas comme une évidence que l’un quelconque des termes reprochés au requérant, pour évocateurs de mort qu’ils puissent sembler à certains, ait pu constituer une menace annonciatrice d’effets dévastateurs et immédiats sur l’ordre public. Il ne m’apparaît pas non plus comme une évidence que la répression instantanée de ces expressions était indispensable pour sauver la Turquie. Elles n’ont créé aucun danger, encore moins un danger clair et imminent. Faute de cela, si elle cautionnait la condamnation du requérant par les juridictions pénales, la Cour soutiendrait la subversion de la liberté d’expression.
En résumé, « un danger découlant d’un discours ne peut être réputé clair et présent que si la réalisation du mal redouté est si imminente qu’il risque de se produire avant qu’une discussion complète ait pu avoir lieu. Si l’on a le temps de dénoncer, par le débat, les mensonges et les erreurs, d’éviter le mal par l’éducation, alors le remède consiste à accorder plus de place à la parole, et non à imposer le silence par la force »8.
opinion dissidente  de m. le juge göLCüKLü
A mon grand regret, je ne puis conclure avec la majorité de la Cour à la violation de l’article 10 de la Convention. A mon sens, aucune raison valable ne justifie de réfuter en l’espèce la nécessité de l’ingérence en question dans une société démocratique et, en particulier, sa proportionnalité au but que constitue la protection de la sécurité nationale.
Les considérations générales exposées dans l’arrêt Zana c. Turquie du 25 novembre 1997 (Recueil des arrêts et décisions 1997-VII) et reprises dans l’arrêt Gerger c. Turquie ([GC], n° 24919/94, 8 juillet 1999), sont aussi valables et pertinentes dans cette affaire. Pour éviter toute redite, je me réfère aux paragraphes 1 à 9 de mon opinion dissidente jointe à ce dernier arrêt.
L’affaire Ceylan c. Turquie ne diffère ni de l’affaire Zana ni des affaires Gerger, Sürek, etc. Dans l’article en question, le requérant parle du « génocide  qui ne cesse de s’intensifier en Turquie » ; de l’« augmentation constante (…) des exécutions sommaires (...), des disparitions de détenus, spécialement depuis la promulgation de la (…) loi anti-terrorisme » ; du « meurtre (...) du président de la section de Diyarbakır du HEP (Parti du travail du peuple), vraisemblablement commis par la contre-guérilla » ; de l’annihilation « non seulement [du] combat du peuple kurde, mais aussi [de] celui mené par l’ensemble de la classe laborieuse et du prolétariat (...) ». « En conséquence » , écrit le requérant, « ce n’est pas seulement le peuple kurde, mais l’ensemble de notre prolétariat qui doit s’opposer à ces lois et à l’actuel « terrorisme d’Etat ». Pour conclure, le requérant appelle tout son peuple et toutes les forces démocratiques à « prendre une part active à ce combat » avant qu’il ne soit trop tard. Selon moi, ces passages peuvent en toute bonne foi se comprendre comme une incitation à la haine et à une violence extrême. Eu égard à la marge d’appréciation qui doit être accordée aux autorités nationales, je conclus donc que l’ingérence dénoncée ne saurait passer pour une mesure disproportionnée ; elle peut donc être considérée comme nécessaire dans une société démocratique.
Notes du greffe
1-2.  Entré en vigueur le 1er novembre 1998.
3.  Depuis l’entrée en vigueur du Protocole n° 11, qui a amendé cette disposition, la Cour fonctionne de manière permanente.
1.   Note du greffe : le règlement A s’est appliqué à toutes les affaires déférées à la Cour avant le 1er octobre 1994 (entrée en vigueur du Protocole n° 9) puis, entre cette date et le 31 octobre 1998, aux seules affaires concernant les Etats non liés par ledit Protocole.
1.  Note du greffe : pour des raisons d’ordre pratique, ils n’y figureront que dans l’édition imprimée (le recueil officiel contenant un choix d’arrêts et de décisions de la Cour), mais chacun peut s’en procurer le texte auprès du greffe.
1.  Juge Oliver Wendell Holmes dans Abrahams v. United States, 250 U.S. 616 (1919), p. 630.
2.  Affaire Brandenburg v. Ohio, 395 U.S. 444 (1969), p. 447.
3.  Affaire Schenck v. United States, 294 U.S. 47 (1919), p. 52.
1.  Affaire Whitney v. California, 274 U.S. 357 (1927), p. 376.
2.  Juge Louis D. Brandeis dans Whitney v. California, 274 U.S. 357 (1927), p. 377.
ARRÊT CEYLAN DU 8 JUILLET 1999
ARRÊT CEYLAN c. TURQUIE
ARRÊT CEYLAN c. TURQUIE
ARRÊT CEYLAN – OPINION CONCORDANTE DE M. LE JUGE BONELLO
ARRÊT CEYLAN c. TURQUIE


Synthèse
Formation : Cour (grande chambre)
Numéro d'arrêt : 23556/94
Date de la décision : 08/07/1999
Type d'affaire : Arrêt (Au principal et satisfaction équitable)
Type de recours : Violation de l'art. 10 ; Non-lieu à examiner l'art. 14+10 ; Dommage matériel - demande rejetée ; Préjudice moral - réparation pécuniaire ; Remboursement partiel frais et dépens - procédure de la Convention

Analyses

(Art. 10-1) LIBERTE D'EXPRESSION, (Art. 10-2) DEFENSE DE L'ORDRE, (Art. 10-2) INGERENCE, (Art. 10-2) INTEGRITE NATIONALE, (Art. 10-2) NECESSAIRE DANS UNE SOCIETE DEMOCRATIQUE, (Art. 10-2) SECURITE NATIONALE, MARGE D'APPRECIATION


Parties
Demandeurs : CEYLAN
Défendeurs : TURQUIE

Origine de la décision
Date de l'import : 21/06/2012
Fonds documentaire ?: HUDOC
Identifiant URN:LEX : urn:lex;coe;cour.europeenne.droits.homme;arret;1999-07-08;23556.94 ?

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