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13/02/2003 | CEDH | N°40153/98;40160/98

CEDH | AFFAIRE CETIN ET AUTRES c. TURQUIE


DEUXIÈME SECTION
AFFAIRE ÇETİN ET AUTRES c. TURQUIE
(Requêtes nos 40153/98 et 40160/98)
ARRÊT
Cette version a été rectifiée conformément à l’article 81 du règlement de la Cour
le 18 août 2009
STRASBOURG
13 février 2003
DÉFINITIF
13/05/2003
Cet arrêt peut subir des retouches de forme.
En l'affaire Çetin et autres c. Turquie,
La Cour européenne des Droits de l'Homme (deuxième section), siégeant en une chambre composée de :
M. J.-P. Costa, président,   M. A.B. Baka,   M. Gaukur Jörundss

on,   M. L. Loucaides,   M. R. Türmen,   M. C. Bîrsan,   M. M. Ugrekhelidze, juges,  et de M. T.L. Early, greffie...

DEUXIÈME SECTION
AFFAIRE ÇETİN ET AUTRES c. TURQUIE
(Requêtes nos 40153/98 et 40160/98)
ARRÊT
Cette version a été rectifiée conformément à l’article 81 du règlement de la Cour
le 18 août 2009
STRASBOURG
13 février 2003
DÉFINITIF
13/05/2003
Cet arrêt peut subir des retouches de forme.
En l'affaire Çetin et autres c. Turquie,
La Cour européenne des Droits de l'Homme (deuxième section), siégeant en une chambre composée de :
M. J.-P. Costa, président,   M. A.B. Baka,   M. Gaukur Jörundsson,   M. L. Loucaides,   M. R. Türmen,   M. C. Bîrsan,   M. M. Ugrekhelidze, juges,  et de M. T.L. Early, greffier adjoint de section,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil les 6 novembre 2001 et 28 janvier 2003,
Rend l'arrêt que voici, adopté à cette dernière date :
PROCÉDURE
1.  A l'origine de l'affaire se trouvent deux requêtes (nos 40153/98 et 40160/98) dirigées contre la République de Turquie et dont huit ressortissants de cet Etat, M. Vedat Çetin (no 40153/98) et MM. Mehmet Kaya, İsmet Bakaç, Ahmet Sünbül, Zeynal1 Bağır, Metin Dağ, Kemal Şahin et Naif Kılıç (no 40160/98) (« les requérants »), avaient saisi la Commission européenne des Droits de l'Homme (« la Commission ») les 5 janvier et 5 février 1998 respectivement en vertu de l'ancien article 25 de la Convention de sauvegarde des Droits de l'Homme et des Libertés fondamentales (« la Convention »).
2.  Les requérants sont représentés devant la Cour par Me S. Tanrikulu, avocat à Diyarbakır. Le gouvernement turc (« le Gouvernement ») n'a pas désigné d'agent dans la procédure devant la Cour.
3.  Les requêtes ont pour objet d'obtenir une décision sur le point de savoir si les faits de la cause révèlent un manquement de l'Etat défendeur aux exigences de l'article 10 de la Convention.
4.  Les requêtes ont été transmises à la Cour le 1er novembre 1998, date d'entrée en vigueur du Protocole no 11 à la Convention (article 5 § 2 du Protocole no 11).
5.  Les requêtes ont été attribuées à la deuxième section de la Cour (article 52 § 1 du règlement). Au sein de celle-ci, la chambre chargée d'examiner l'affaire (article 27 § 1 de la Convention) a été constituée conformément à l'article 26 § 1 du règlement.
6.  Le 1er novembre 2001, la Cour a modifié la composition de ses sections (article 25 § 1 du règlement). La présente requête a été attribuée à la deuxième section ainsi remaniée (article 52 § 1).
7.  La Cour a d'abord décidé de joindre les requêtes puis, par une décision du 6 novembre 2001, elle les a déclarées partiellement recevables.
8.  Tant les requérants que le Gouvernement ont déposé des observations écrites sur le fond de l'affaire (article 59 § 1 du règlement).
EN FAIT
9.  Les requérants sont des ressortissants turcs et résident à Diyarbakır. A l'époque des faits, ils travaillaient en tant que journalistes pour Ülkede Gündem, un quotidien de langue turque qui avait son siège à Istanbul. Ce dernier cessa ses activités le 24 octobre 1998 et fut remplacé par Özgür Bakış. Puis, à partir du 27 avril 2000, parut un autre quotidien, 2 Binde Yeni Gündem. Le 31 mai 2001 lui succéda l'hebdomadaire Yedinci Gündem.
10.  A l'époque des faits, le requérant V. Çetin, journaliste indépendant, était l'auteur de la cronique Diyarbakır'dan Notlar - « Les Notes de Diyarbakır » - qui paraissait tous les mardis dans le quotidien Ülkede Gündem. Le requérant İ. Bakaç était le représentant d'Ülkede Gündem à Diyarbakır. Il est actuellement attaché de presse auprès de la communauté urbaine de Diyarbakır.
11.  Quant autres requérants, Z. Bağır est actuellement maire de Lice. M. Kaya est avocat et K. Şahin et N. Kılıç sont tous deux instituteurs dans des écoles dans l'est de la Turquie. A. Sünbül est toujours journaliste, à l'hebdomadaire 7. Gündem, et M. Dağ est actuellement attaché de presse auprès de la mairie de Kayapınar.
12.  L'affaire concerne principalement l'interdiction de diffuser le quotidien Ülkede Gündem dans la région soumise à l'état d'urgence, mesure ordonnée par le préfet de cette région le 1er décembre 1997.
I.  LES CIRCONSTANCES DE L'ESPÈCE
A.  Les faits antérieurs à la décision prise par le préfet de la région soumise à l'état d'urgence
13.  Selon les requérants, la distribution du quotidien Ülkede Gündem fut perturbée au cours des mois de septembre, octobre et novembre 1997 par des actes des forces de l'ordre, avant que le préfet de la région soumise à l'état d'urgence interdise l'introduction et la distribution du quotidien dans la région où l'état d'urgence fut décrété (voir paragraphe 24 ci-dessous). D'ailleurs, le 13 novembre 1997, le propriétaire d'Ülkede Gündem adressa une lettre au ministère de l'Intérieur, dans laquelle il rapportait les entraves subies lors de la distribution du journal et demandait l'interruption de ces actes illicites. Il réclama également une indemnisation pour le préjudice subi.
14.  Le 19 novembre 1997, le préfet de la région soumise à l'état d'urgence envoya une lettre au propriétaire d'Ülkede Gündem, dans laquelle il déclarait que la préfecture n'avait pas perpétré les actes mentionnés dans la lettre. Il joignit les décisions de saisie rendues par les autorités compétentes.
15.  Par ailleurs, le Gouvernement a soumis à la Cour soixante-douze décisions de saisie ordonnées par les assesseurs de la cour de sûreté de l'Etat d'Istanbul concernant les mois de septembre, novembre et décembre 1997.
16.  Le 4 novembre 1997, MM. Bakaç et Bağır déposèrent également une plainte auprès du parquet de Diyarbakır pour dénoncer les entraves alléguées à la distribution du journal.
17.  Le 25 novembre 1997, le parquet se déclara incompétent et déclara la plainte en question au conseil administratif de Diyarbakır en vertu de la loi sur les poursuites contre les fonctionnaires.
18.  Le 5 février 1998, compte tenu des décisions de saisie du journal rendues par la cour de sûreté de l'Etat d'Istanbul, le conseil administratif de Diyarbakır rendit une décision de non-lieu, qui fut confirmée par le Conseil d'Etat le 3 mars 2000.
B.  L'interdiction de la distribution et de l'introduction d'Ülkede Gündem dans la région soumise à l'état d'urgence
19.  Le 1er décembre 1997, le préfet de la région soumise à l'état d'urgence y interdit la distribution et l'introduction d'Ülkede Gündem.
20.  Le 4 décembre 1997, la direction de la sûreté de Diyarbakır adressa une lettre à İ. Bakaç, en sa qualité de représentant d'Ülkede Gündem à Diyarbakır, l'informant de l'interdiction en question. Cette lettre se lit ainsi :
« Vu la directive no 1344 du 1er décembre 1997 émanant de la préfecture de la région soumise à l'état d'urgence,
La distribution et l'introduction du quotidien Ülkede Gündem sont interdites à partir du 1er décembre 1997 dans les départements soumis à l'état d'urgence (Diyarbakır, Hakkari, Siirt, Şırnak, Tunceli et Van) en vertu de la directive susmentionnée ».
21.  De même, le 5 décembre 1997, la direction de la sûreté de Tunceli adressa à la société anonyme de distribution Birleşik Basım Dağıtım A.Ş., siégeant à Adana, une lettre ainsi libellée :
« Vu la directive no 1344 du 1er décembre 1997 de la préfecture de la région soumise à l'état d'urgence,
La distribution et l'introduction du journal Ülkede Gündem, diffusé quotidiennement à Istanbul, sont interdites à partir du 1er décembre 1997 dans les départements soumis à l'état d'urgence (Diyarbakır, Hakkari, Siirt, Şırnak, Tunceli et Van) par la directive susmentionnée, en vertu de l'article 1er du décret-loi no 430 et de l'article 11 e) de la loi sur l'état d'urgence ».
C.  Les interdictions frappées aux successeurs d'Ülkede Gündem
22.  Le 7 mai 1999, en application de l'article 11 alinéa e) du décret-loi no 285, le préfet de la région soumise à l'état d'urgence y interdit l'introduction et la distribution d'Özgür Bakış, le quotidien qui avait succédé à Ülkede Gündem.
De même, le 1er juin 2000, l'introduction et la distribution du quotidien 2 Binde Yeni Gündem furent interdites dans la même région par une décision préfectorale.
Enfin, le 27 juin 2001, l'hebdomadaire Yedinci Gündem, le successeur de 2 Binde Yeni Gündem subit le même sort : son introduction et sa distribution furent également interdites dans la région en question.
23.  Il ressort d'une notification produite par les requérants datant de juin 2000, qu'à différentes dates, le préfet de la région soumise à l'état d'urgence y interdit la distribution et l'introduction de dix-sept périodiques, parmi lesquels Ülkede Gündem, Özgür Bakış et 2 Binde Yeni Gündem.
II.  LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS
A.  La région soumise à l'état d'urgence
24.  La préfecture de la région soumise à l'état d'urgence, dotée de compétences spécifiques, fut instaurée à la suite de l'abrogation de l'état de siège, le 19 juillet 1987, par un décret ayant force de loi, le décret-loi no 285, promulgué le 10 juillet 1987. Ainsi fut décrété l'état d'urgence dans les départements de Bingöl, Diyarbakır, Elazığ, Hakkari, Mardin, Siirt, Tunceli et Van. Le 19 mars 1994, l'état d'urgence fut dordonné pour le département de Bitlis, mais fut levé dans le département d'Elazığ. Il y fut mis un terme le 2 octobre 1997 dans les départements de Batman, Bingöl et Bitlis, puis le 30 juillet 2000 dans le département de Van et le 1er août 2002 dans ceux de Tunceli et Hakkari. Quant aux départements de Diyarbakır et Şırnak, en juillet 2002, une prorogation de quatre mois fut décidée.
B.  Les pouvoirs du préfet de la région soumise à l'état d'urgence
25.  Les pouvoirs du préfet de la région soumise à l'état d'urgence (Olağanüstü Hal Bölge Valisi) sont décrits dans la loi no 2935 du 25 octobre 1983 sur l'état d'urgence ainsi que dans plusieurs décrets ayant force de loi, adoptés à la suite de la proclamation de l'état d'urgence (décrets-lois nos 313, 387, 413, 421, 425, 426, 427, 428, 430, 432 et 481).
26.  L'article 11 e) de la loi no 2935 se lit ainsi :
« (...) lorsque l'état d'urgence est décrété, les mesures suivantes peuvent être ordonnées en vue de préserver la sécurité générale, la sûreté et l'ordre public et d'empêcher toute escalade de la violence (...) :
e)  interdire ou soumettre à une autorisation préalable l'édition, la diffusion, la publication, la distribution  des journaux, des revues, des brochures, des tracts et des affiches ainsi que des publications similaires, interdire ou soumettre à une autorisation préalable l'introduction ou la distribution de ces [publications] qui ont été imprimées ou diffusées à l'extérieur de la région soumise à l'état d'urgence (...) »
27.  L'article 1 a) du décret-loi no 430 est ainsi libellé :
« L'impression, la diffusion, la publication et la distribution de livres, revues, journaux, brochures, affiches et autres publications similaires qui seraient de nature à perturber gravement l'ordre public de la région ou à exciter les esprits dans la population locale, ou à gêner les forces de l'ordre dans l'accomplissement de leur mission en donnant une interprétation fausse des activités menées dans la région seront interdites ou soumises à l'autorisation préalable du préfet de la région visée par l'état d'urgence ou des préfets des départements concernés. [De même] l'introduction et la distribution de [toute publication du même genre] imprimée et diffusée à l'extérieur de la région soumise à l'état d'urgence seront interdites ou soumises à l'autorisation préalable du préfet de la région visée par l'état d'urgence ou des préfets des départements concernés (...) »
C.  Le contrôle juridictionnel des décrets-lois relatifs à l'état d'urgence et des actes émanant du préfet de la région soumise à l'état d'urgence
1.  Le contrôle de constitutionnalité des décrets-lois relatifs à l'état d'urgence
28.  La partie pertinente de l'article 148 § 1 de la Constitution est ainsi libellée :
« (...) Un recours constitutionnel portant sur la forme et le fond ne peut pas être introduit devant la Cour constitutionnelle contre les décrets ayant force de loi adoptés pendant l'état d'urgence, l'état de siège et la guerre. »
2.  Le contrôle juridictionnel des actes émanant du préfet de la région soumise à l'état d'urgence
29.  L'article 7 du décret-loi no 285, tel que modifié par le décret-loi no 425 du 9 mai 1990, dispose qu'aucun acte administratif pris en application du décret-loi no 285 ne peut faire l'objet d'un recours en annulation devant les tribunaux administratifs.
30.  L'article 8 du décret-loi no 430 se lit ainsi :
« La responsabilité pénale, financière ou civile (...) du préfet de la région soumise à l'état d'urgence ou des préfets des départements compris dans ladite région ne saurait être mise en jeu pour les décisions ou actes pris dans l'exercice des pouvoirs que leur confère le présent décret-loi, et aucune autorité judiciaire ne saurait être saisie à cette fin. Le droit des personnes de réclamer de l'Etat réparation des dommages qu'elles ont subis sans cause (sebepsiz) est réservé. »
3.  La jurisprudence de la Cour constitutionnelle
31.  La constitutionnalité de l'article 7 du décret-loi no 285, tel que modifié par le décret-loi no 425 du 9 mai 1990, a été examinée par la Cour constitutionnelle. Par un arrêt rendu le 10 janvier 1991 et publié dans le Journal officiel du 5 mars 1992, la Cour constitutionnelle a examiné la constitutionnalité de l'article 7 du décret-loi no 285. Elle a déclaré :
« Il n'est pas possible de concilier cette disposition [qui prévoit l'impossibilité de procéder à un contrôle juridictionnel des actes émanant du préfet de la région soumise à l'état d'urgence] avec le principe de l'état de droit (...). Le régime de l'état d'urgence ne constitue pas un régime arbitraire échappant à tout contrôle juridictionnel. On ne peut pas douter que les actes individuels et réglementaires faits par les autorités compétentes sous l'état d'urgence doivent être soumis à un contrôle juridictionnel. Le non-respect de ce principe n'est pas envisageable dans des pays dirigés par un régime démocratique et fondés sur la liberté. Toutefois, la disposition litigieuse figure dans un décret-loi qui ne peut faire l'objet d'un contrôle constitutionnel (...). Partant, il y a lieu de rejeter le recours en annulation pour incompatibilité ratione materiae (yetkisizlik) (...) »
32.  Quant à l'article 8 du décret-loi no 430, par deux arrêts rendus les 3 juillet 1991 et 26 mai 1992, respectivement publiés dans le Journal officiel les 8 mars 1992 et 18 décembre 1993, la Cour constitutionnelle a confirmé sa jurisprudence précitée et rejeté le recours en annulation pour incompatibilité ratione materiae.
EN DROIT
I.  SUR L'ÉPUISEMENT DES VOIES DE RECOURS INTERNES
33.  Dans ses mémoires des 22 février et 7 mai 2002, le Gouvernement excipe du non-épuisement des voies de recours internes, au motif que les intéressés, qui se prétendent lésés par un acte émanant du préfet de la région soumise à l'état d'urgence, n'ont pas introduit une action en réparation en vertu du dernier alinéa de l'article 8 du décret-loi no 430 (paragraphe 30 ci-dessus).
34.  Les requérants soutiennent l'absence d'un contrôle juridictionnel des actes émanant du préfet de la région soumise à l'état d'urgence.
35.  La Cour note d'emblée que, dans ses mémoires déposés avant la recevabilité, le Gouvernement avait invoqué l'épuisement des voies de recours internes, mais pour des motifs tous différents (comparer avec Artico c. Italie, arrêt du 13 mai 1980, série A no 37, p. 12, § 25).
36.  Quoi qu'il en soit, à supposer même que cette exception ne se heurte pas à la forclusion, la Cour l'estime dénuée de fondement pour les raisons suivantes.
37.  La Cour rappelle que la règle de l'épuisement des voies de recours internes énoncée à l'article 35 § 1 de la Convention se fonde sur l'hypothèse que l'ordre interne offre un recours effectif quant à la violation alléguée. Il incombe au Gouvernement excipant du non-épuisement de convaincre la Cour qu'un recours était effectif et disponible tant en théorie qu'en pratique à l'époque des faits, c'est-à-dire qu'il était accessible et susceptible d'offrir au requérant la réparation de ses griefs et présentait des perspectives raisonnables de succès (V. c. Royaume-Uni [GC], no 24888/94, § 57, CEDH 1999-IX).
38.  La Cour constate tout d'abord que le droit turc n'offre aucun recours juridique pour obtenir l'annulation d'une mesure ordonnée par le préfet de la région soumise à l'état d'urgence. Elle rappelle également que les requérants ne peuvent obtenir réparation qu'à la condition d'avoir été victimes d'un dommage « sans cause » (sebepsiz). Or, le dossier soumis à la Cour ne contient aucun exemple de personne ayant obtenu une indemnité à la suite d'un recours introduit par elle en vertu de l'article 8 du décret-loi no 430. Au vu des éléments en sa possession, la Cour n'est pas convaincue qu'une telle procédure était susceptible d'offrir aux requérants le redressement de leur grief et présentait des perspectives raisonnables de succès. La Cour doit constater dès lors que le recours invoqué par le Gouvernement ne permettait pas de remédier au grief soulevé en l'espèce. Il s'ensuit que l'exception soulevée par le Gouvernement doit être rejetée.
39.  En conclusion, la Cour rejette l'exception préliminaire du Gouvernement.
II.  SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L'ARTICLE 10 DE LA CONVENTION
40.  Les requérants se plaignent d'une ingérence injustifiée dans l'exercice de leur droit de communiquer des informations ou des idées résultant de l'interdiction de la distribution du quotidien Ülkede Gündem dans la région soumise à l'état d'urgence, ordonnée par son préfet le 1er décembre 1997. Ils invoquent à cet égard l'article 10 de la Convention, dont le passage pertinent est ainsi libellé :
« 1.  Toute personne a droit à la liberté d'expression. Ce droit comprend la liberté d'opinion et la liberté de recevoir ou de communiquer des informations ou des idées sans qu'il puisse y avoir ingérence d'autorités publiques et sans considération de frontière. (...)
2.  L'exercice de ces libertés comportant des devoirs et des responsabilités peut être soumis à certaines formalités, conditions, restrictions ou sanctions prévues par la loi, qui constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité nationale, à l'intégrité territoriale ou à la sûreté publique, à la défense de l'ordre et à la prévention du crime, à la protection de la santé ou de la morale, à la protection de la réputation ou des droits d'autrui, pour empêcher la divulgation d'informations confidentielles ou pour garantir l'autorité et l'impartialité du pouvoir judiciaire. »
A.  Existence d'une ingérence
41.  La Cour ne doute pas que l'interdiction de la distribution et de l'introduction d'Ülkede Gündem dans la région soumise à l'état d'urgence, ordonnée par le préfet de cette région le 1er décembre 1997 en vertu des articles 11 e) de la loi no 2935 et 1 a) du décret-loi no 430, s'analyse en une ingérence dans le droit des requérants à la liberté d'expression, dont la liberté de communiquer des idées et des informations fait partie intégrante (voir, mutatis mutandis, Betty Purcell et autres c. Irlande, no 15404/89, décision de la Commission du 16 avril 1991, DR 70, p. 262, B. et O. c. Royaume-Uni, no 18714/91, décision de la Commission du 9 juin 1994, DR 77, p. 42, arrêt Vereinigung Demokratischer Soldaten Österreichs et Gubi c. Autriche du 19 décembre 1994, série A no 302, p. 14, § 27, et Association Ekin c. France, no 39288/98, § 42, CEDH 2001-VIII), ce qu'aucun comparant n'a contesté.
B.  Justification de l'ingérence
42.  Pareille immixtion enfreint l'article 10, sauf si elle remplit les exigences du paragraphe 2 de cette disposition. Reste donc à déterminer si l'ingérence était « prévue par la loi », inspirée par un ou des buts légitimes au regard de ce paragraphe et « nécessaire dans une société démocratique » pour les atteindre.
1.  « Prévue par la loi »
43.  Les mots « prévue par la loi », au sens de l'article 10 § 2, veulent d'abord que la mesure incriminée ait une base en droit interne, mais ils ont trait aussi à la qualité de la loi en cause : ils exigent l'accessibilité de celle-ci à la personne concernée, qui de surcroît doit pouvoir en prévoir les conséquences pour elle, et sa compatibilité avec la prééminence du droit.
44.  La question de savoir si la première condition se trouve remplie en l'occurrence ne prête pas à controverse. En effet, nul ne conteste que l'interdiction en cause avait une base légale, à savoir les articles 11 e) de la loi no 2935 sur l'état d'urgence et 1 a) du décret-loi no 430, et était « prévue par la loi » au sens de l'article 10 § 2 de la Convention. Reste la question de savoir si la norme juridique en question réunissait également les exigences d'accessibilité et de prévisibilité. Eu égard à la conclusion à laquelle elle parvient sous l'angle de la nécessité de l'ingérence, la Cour juge inutile de trancher cette question (paragraphe 66 ci- dessous).
2.  But légitime
45.  Les requérants n'ont pas nié que l'ingérence poursuivait un but légitime au sens du second paragraphe de l'article 10 de la Convention.
46.  Le Gouvernement soutient que l'interdiction litigieuse poursuivait des buts légitimes, à savoir la protection de l'ordre public, de la sécurité nationale et de l'intégrité territoriale de l'Etat.
47.  Eu égard au caractère sensible de la lutte contre le terrorisme ainsi qu'à la nécessité pour les autorités d'exercer leur vigilance face à des actes susceptibles d'accroître la violence, la Cour estime pouvoir admettre que la mesure litigieuse poursuivait deux buts compatibles avec l'article 10 § 2 : la défense de l'ordre public et la protection de la sécurité nationale.
3.  « Nécessaire dans une société démocratique »
48.  Reste à savoir si la mesure litigieuse était « nécessaire dans une société démocratique » pour atteindre ces buts.
a)  Principes généraux
49.  La Cour rappelle les principes fondamentaux qui se dégagent de sa jurisprudence en la matière (voir, entres autres, les arrêts Castells c. Espagne, 23 avril 1992, série A no 236, p. 23, § 46, Zana c. Turquie, 25 novembre 1997, Recueil des arrêts et décisions 1997-VII, pp. 2547-2548, § 51, Fressoz et Roire c. France [GC], no 29183/95, § 45, CEDH 1999-I, Ceylan c. Turquie [GC], no 23556/94, § 32, CEDH 1999-IV, et, en dernier lieu, Ayşe Öztürk c. Turquie, no 24914/94, § 67, 15 octobre 2002).
i.  La liberté d'expression constitue l'un des fondements essentiels d'une société démocratique, l'une des conditions primordiales de son progrès et de l'épanouissement de chacun. Sous réserve du paragraphe 2 de l'article 10, elle vaut non seulement pour les « informations » ou « idées » accueillies avec faveur ou considérées comme inoffensives ou indifférentes, mais aussi pour celles qui heurtent, choquent ou inquiètent : ainsi le veulent le pluralisme, la tolérance et l'esprit d'ouverture sans lesquels il n'est pas de « société démocratique ».
ii.  L'adjectif « nécessaire », au sens de l'article 10 § 2, implique un « besoin social impérieux ». De manière générale, la « nécessité » d'une ingérence dans l'exercice de la liberté d'expression doit se trouver établie de façon convaincante. Certes, il revient en premier lieu aux autorités nationales d'évaluer s'il existe un tel besoin susceptible de justifier cette ingérence et, à cette fin, elles jouissent d'une certaine marge d'appréciation. Toutefois, celle-ci se double du contrôle de la Cour portant à la fois sur la loi et sur les décisions qui l'appliquent. Lorsqu'elle exerce ce contrôle, la Cour n'a point pour tâche de se substituer aux juridictions nationales, mais de vérifier, en dernier lieu, si leurs décisions, donc « la restriction » ou « la sanction » constitutive de l'ingérence, se concilient avec la liberté d'expression que protège l'article 10.
iii.  Par ailleurs, puisque l'affaire porte sur des mesures prises contre un écrit de la presse périodique, elle doit être aussi examinée à la lumière du rôle éminent joué par la presse dans le bon fonctionnement d'une démocratie politique (voir, parmi beaucoup d'autres, les arrêts Lingens c. Autriche, 8 juillet 1986, série A no 103, p. 26, § 41 et Fressoz et Roire précité, § 45). Si la presse ne doit pas franchir les bornes fixées en vue, notamment, de la protection des intérêts vitaux de l'Etat, tels la sécurité nationale ou l'intégrité territoriale, contre la menace de violence, ou en vue de la défense de l'ordre ou de la prévention du crime, il lui incombe néanmoins de communiquer des informations et des idées sur des questions politiques, y compris sur celles qui divisent l'opinion. A sa fonction qui consiste à en diffuser s'ajoute le droit, pour le public, d'en recevoir. La liberté de la presse fournit à l'opinion publique l'un des meilleurs moyens de connaître et juger les idées et attitudes des dirigeants (arrêt Lingens précité, p. 26, §§ 41-42).
iv.  La Cour rappelle enfin que l'article 10 de la Convention n'interdit pas en lui-même toute restriction préalable à la publication. En témoignent les termes « conditions », « restrictions », « empêche » et « prévention » qui y figurent. De telles restrictions présentent pourtant de si grands dangers qu'elles appellent de la part de la Cour l'examen le plus scrupuleux. Il en va spécialement ainsi dans le cas de la presse : l'information est un bien périssable et en retarder la publication, même pour une brève période, risque fort de la priver de toute valeur et de tout intérêt (arrêt Sunday Times c. Royaume-Uni (no 2) du 26 novembre 1991, série A no 217, pp. 29-30, § 51).
b)  Application des principes susmentionnés
i.  Thèses présentées devant la Cour
50.  D'après le Gouvernement, la liberté d'expression telle qu'elle est garantie par l'article 10 de la Convention n'a pas un caractère absolu. Il peut y avoir des restrictions légales prévues par le deuxième paragraphe de cette disposition. A cet égard, il fait d'abord remarquer que la distribution du journal a été interdite dans une région déterminée où régnait un climat particulièrement sensible en raison d'activités terroristes. Les articles publiés dans le quotidien qui ont donné lieu à plusieurs saisies parce qu'ils tendaient à inciter la population à l'émeute ou à justifier des actes criminels terroristes pouvaient avoir un impact important sur l'ordre public dans la région.
51.  Citant la jurisprudence des organes de la Convention, le Gouvernement explique que l'article 17 de la Convention refuse aux individus le droit de se prévaloir d'une liberté énoncée dans la Convention, alors qu'ils se livrent eux-mêmes à une activité visant la destruction des droits de l'homme qu'elle garantit. En outre, la Cour doit également prendre en considération le contexte de l'affaire lorsqu'il s'agit de propos risquant de déclencher des réactions incontrôlables dans les moments délicats que traverse la Turquie.
52.  D'après le Gouvernement, l'ingérence litigieuse était proportionnée au but poursuivi, étant donné qu'elle n'a été décrétée que dans une région déterminée et n'a duré que cinquante-trois jours au total. Faisant valoir qu'Ülkede Gündem a cessé ses activités le 24 octobre 1998, il soutient enfin que l'affaire a perdu son objet.
53.  Les requérants s'opposent aux arguments du Gouvernement et prétendent que l'ingérence litigieuse emporte manifestement violation de leur droit à la liberté de communiquer des informations et des idées.
54.  Pour les requérants, l'interdiction n'était nullement motivée par des raisons d'ordre public. D'après eux, en publiant des critiques à l'égard du Gouvernement, le journal gênait les forces de l'ordre dans l'accomplissement de leur mission dans la région. Ils expliquent qu'en tant que journalistes, ils ont pour but de communiquer largement au public les informations concernant les événement qui se déroulent dans la région ainsi que leurs propres commentaires à ce sujet. Toutefois, ceux qui résident dans cette région ne disposent d'aucun moyen pour recevoir ces informations.
55.  Les requérants prétendent que le large pouvoir accordé au préfet de la région soumise à l'état d'urgence constitue une menace très dangereuse pour la liberté d'expression, étant donné que ce pouvoir échappe à tout contrôle juridictionnel.
56.  En ce qui concerne l'argument du Gouvernement selon lequel la requête serait devenue sans objet du fait de la réapparition du quotidien sous un autre nom, les requérants déclarent qu'en fait Ülkede Gündem a cessé ses activités en raison des pressions subies. Or, le journal continue d'être diffusé sous un autre nom, à savoir Özgür Bakış. Toutefois, sa distribution a également été interdite dans la région en question par une décision préfectorale (paragraphe 22 ci-dessus).
b.  Appréciation de la Cour
57.  La Cour souligne d'abord que l'article 10 garantit la liberté d'expression à « toute personne » ; il ne distingue pas d'après la nature du but recherché ni d'après le rôle que les personnes, physiques ou morales, ont joué dans l'exercice de cette liberté (voir, mutatis mutandis, l'arrêt Casado Coca c. Espagne du 24 février 1994, série A no 285, pp. 16-17, § 35). Il concerne non seulement le contenu des informations mais aussi les moyens de leur diffusion, car toute restriction apportée à ceux-ci touche le droit de recevoir et communiquer des informations (voir, mutatis mutandis, l'arrêt Autronic AG c. Suisse du 22 mai 1990, série A no 178, p. 23, § 47). De l'avis de la Cour, en l'espèce, l'exercice du droit des requérants à la liberté de communiquer des idées et des informations aux habitants de la région soumise à l'état d'urgence est directement en jeu, étant donné qu'il s'agit d'une interdiction qui frappe Ülkede Gündem, lequel traite et commente entre autres des informations relatives à cette région et recueillies par des journalistes, en l'occurrence les requérants.
58.  La Cour estime ne pouvoir examiner la nécessité de l'ingérence incriminée qu'à la lumière du libellé des articles 11 e) de la loi no 2935 sur l'état d'urgence et 1 a) du décret-loi no 430, ainsi que des arguments présentés à la Cour par le gouvernement défendeur, étant donné que la mesure litigieuse échappe au contrôle juridictionnel des tribunaux internes et que le préfet de la région soumise à l'état d'urgence n'a invoqué aucun motif dans sa décision.
59.  La Cour observe que, rédigés en termes très larges, les articles 11 e) de la loi no 2935 sur l'état d'urgence et 1 a) du décret-loi no 430 confèrent au préfet de la région soumise à l'état d'urgence de vastes prérogatives en matière d'interdiction administrative de la distribution et de l'introduction de publications. De telles restrictions préalables ne sont pas, a priori, incompatibles avec la Convention. Pour autant, elles doivent s'inscrire dans un cadre légal particulièrement strict quant à la délimitation de l'interdiction et à l'efficacité du contrôle juridictionnel contre les éventuels abus.
60.  En ce qui concerne d'abord la portée des attributions du préfet, la Cour constate que les dispositions en question lui donnent la compétence pour interdire la circulation et la distribution de tout écrit, lorsqu'il est considéré comme susceptible de perturber gravement l'ordre public de la région ou d'exciter les esprits dans la population locale, ou de gêner les forces de l'ordre dans l'accomplissement de leur mission en donnant une interprétation fausse des activités menées dans la région (paragraphes 26-27 ci-dessus).
61.  Après avoir attentivement examiné l'étendue de ces compétences, certes exceptionnelles et ne pouvant, par leur nature, être justifiées que par des circonstances très particulières, la Cour doit chercher à déterminer les garanties offertes contre d'éventuels abus dans leur application. A cet égard, bien que de telles compétences puissent être équilibrées et limitées par un contrôle juridictionnel strict et efficace, la Cour observe que tant les dispositions qui confèrent ces compétences au préfet de la région de l'état d'urgence que l'application de cette réglementation échappent à un tel contrôle. A ce titre, la Cour ne peut que partager l'inquiétude de la Cour constitutionnelle, qui s'est exprimée en ces termes (paragraphe 31 ci-dessus) :
« Il n'est pas possible de concilier cette disposition [qui prévoit l'impossibilité de procéder à un contrôle juridictionnel des actes émanant du préfet de la région soumise à l'état d'urgence] avec le principe de l'état de droit (...). Le régime de l'état d'urgence ne constitue pas un régime arbitraire échappant à tout contrôle juridictionnel. On ne peut pas douter que les actes individuels et réglementaires faits par les autorités compétentes sous l'état d'urgence doivent être soumis à un contrôle juridictionnel. Le non-respect de ce principe n'est pas envisageable dans des pays dirigés par un régime démocratique et fondés sur la liberté. Toutefois, la disposition litigieuse figure dans un décret-loi qui ne peut faire l'objet d'un contrôle constitutionnel (...).
62.  La Cour est évidemment prête à tenir compte, en particulier, des difficultés liées à la lutte contre le terrorisme. Cela étant, elle relève que la Commission a déclaré irrecevables deux requêtes portant sur un arrêté ministériel imposant certaines interdictions aux médias audiovisuels dans des circonstances similaires à la présente affaire (voir les décisions précitées Betty Purcell et autres c. Irlande et B. et O. c. Royaume-Uni). Toutefois, la présente affaire se distingue des requêtes susmentionnées, où il s'agissait de restrictions concernant des médias audiovisuels qui ont des effets souvent beaucoup plus immédiats et puissants que dans la presse écrite. En outre, la réglementation examinée par la Commission décrivait de manière très détaillée le type d'émission à laquelle s'appliquait l'interdiction (des interviews de porte-parole de certaines organisations). Enfin, ces décisions d'interdiction avaient fait l'objet d'un contrôle juridictionnel.
63.  Au demeurant, la Cour ne peut pas souscrire à l'argument du Gouvernement selon lequel la décision d'interdiction a été prise par le préfet de la région au motif que les articles publiés dans le quotidien, qui ont donné lieu à plusieurs saisies au motif qu'ils tendaient à inciter la population à l'émeute ou à justifier des actes criminels terroristes, pouvaient avoir un impact important sur l'ordre public de la région. Pour la Cour, la tension politique régnant à l'époque des faits dans la région en question en raison des actes de terrorisme pèse d'un certain poids (voir, mutatis mutandis, Piermont c. France, arrêt du 27 avril 1995, série A no 314, § 7, p. 26). Les articles qui avaient fait l'objet de procédures de saisie pouvaient certes avoir un impact particulier sur ce climat sensible. Toutefois, il convient de relever que la décision d'interdiction n'était pas motivée et ne faisait aucune référence à des décisions de saisie ordonnées par les juges d'Istanbul. En outre, il ne s'agit pas de l'application d'une mesure préventive faisant suite à des saisies invoquées par le Gouvernement, étant donné que la saisie d'une publication à titre préventif ne peut être ordonnée que par un juge dans le contexte d'une procédure pénale différente par sa nature de celle appliquée en l'espèce. Dès lors, en l'absence d'une motivation détaillée accompagnée d'un contrôle juridictionnel adéquat, l'application d'une telle mesure est susceptible d'interprétations diverses. Ainsi, aux yeux des requérants, l'interdiction litigieuse peut avoir été motivée par la publication dans Ülkede Gündem de critiques sévères au sujet des activités des forces de l'ordre dans la région.
64.  Quant à l'argument du Gouvernement selon lequel les habitants de la région disposaient de sources multiples pour recevoir des idées et informations et celui selon lequel les requérants, en tant que journalistes, ont contribué à la publication des différents quotidiens et ont ainsi eu l'occasion de communiquer leurs idées et leurs informations avec l'ensemble du pays, la Cour rappelle le rôle éminent que la presse occupe dans une société démocratique. Les citoyens en tant qu'interlocuteurs passifs doivent recevoir plusieurs messages, choisir et former leur opinion à partir de ces expressions multiples. Ainsi, la société démocratique trouve sa richesse dans ce pluralisme d'idées et d'informations.
65.  Par ailleurs, contrairement à ce que prétend le Gouvernement, l'interdiction en question n'a pas cessé d'exister au bout de cinquante-trois jours. Il ressort du dossier qu'alors qu'Ülkede Gündem a cessé ses activités le 24 octobre 1998, la mesure litigieuse était bel et bien en vigueur en juin 2000. En outre, les publications ayant succédé à Ülkede Gündem, comme plusieurs autres écrits, n'ont pas pu échapper au même sort (paragraphes 22-23 ci-dessus). Enfin, en l'absence d'un recours en annulation devant les tribunaux administratifs, la levée de telles mesures ne peut se faire que par un acte unilatéral et discrétionnaire du préfet de la région soumise à l'état d'urgence.
66.  En conclusion, la Cour relève que l'absence d'un contrôle juridictionnel en matière d'interdiction administrative de publications prive les requérants des garanties suffisantes pour éviter d'éventuels abus. Dès lors, elle conclut, à la lumière de ces considérations, que l'ingérence qu'entraînent les articles 11 e) de la loi no 2935 et 1 a) du décret-loi no 430, et leur application en l'espèce, ne peuvent être considérées comme « nécessaires dans une société démocratique » et vont au-delà des exigences du but légitime recherché ; il y a donc eu violation de l'article 10 de la Convention.
III.  SUR L'APPLICATION DE L'ARTICLE 41 DE LA CONVENTION
67.  Aux termes de l'article 41 de la Convention,
« Si la Cour déclare qu'il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d'effacer qu'imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s'il y a lieu, une satisfaction équitable. »
A.  Dommage
68.  Les requérants Bağır, Dağ, Kılıç, Şahin et Sünbül réclament 6 658 euros (EUR) en réparation du préjudice matériel résultant des pertes de revenus professionnels consécutives à la mesure prise par le préfet de la région soumise à l'état d'urgence. MM. Bakaç, Kaya et Çetin sollicitent au même titre respectivement 9 266, 7 700 et 5 220 EUR. Quant à MM. Şahin et Kılınç, ils n'ont pas formulé de demande de ce chef.
69.  Quant au dommage moral, les requérants s'en remettent à la sagesse de la Cour.
70.  Le Gouvernement soutient que les requérants qui s'estiment lésés par un acte du préfet de la région soumise à l'état d'urgence peuvent formuler une demande d'indemnisation devant les juridictions internes, en vertu de l'article 8 du décret-loi no 430. De toute façon, d'après lui, la demande de satisfaction équitable n'a aucune base légale, étant donné que les requérants n'ont pas suspendu leur travail d'information et de communication d'idées et d'informations sur toute l'étendue du pays et en Europe.
71.  La Cour rappelle qu'un arrêt constatant une violation entraîne pour l'Etat défendeur l'obligation juridique au regard de la Convention de mettre un terme à la violation et d'en effacer les conséquences de manière à rétablir autant que faire se peut la situation antérieure à celle-ci. Si, en revanche, le droit national ne permet pas ou ne permet qu'imparfaitement d'effacer les conséquences de la violation, l'article 41 habilite la Cour à accorder, s'il y a lieu, à la partie lésée la satisfaction qui lui semble appropriée.
72.  A cet égard, la Cour ne peut accueillir l'argument du Gouvernement selon lequel il appartient aux requérants d'introduire une action en dommages-intérêts, s'ils estiment avoir subi un préjudice résultant d'un acte du préfet de la région soumise à l'état d'urgence. Elle rappelle que le Gouvernement avait déjà soulevé cette question sous la forme d'une exception de non-épuisement que la Cour a rejetée (paragraphe 38 ci-dessus).
73.  Cela étant, s'agissant de l'allégation de pertes de revenus professionnels, la Cour relève qu'un lien de causalité direct ne se trouve pas suffisamment établi entre celle-ci et la violation constatée de l'article 10 de la Convention. En conséquence, la Cour n'y fait pas droit. En revanche, en ce qui concerne le dommage moral, la Cour estime que les requérants ont dû éprouver une certaine détresse qui ne saurait être réparée par le seul constat de violation. Statuant en équité comme le veut l'article 41 de la Convention, la Cour alloue 2 500 EUR à chacun des requérants pour le dommage moral.
B.  Frais et dépens
74.  Au titre des frais et dépens pour leur représentation devant la Cour, les requérants sollicitent la somme de 5 530 EUR.
75.  Le Gouvernement invite la Cour à rejeter cette demande.
76.  Statuant en équité, la Cour accorde à l'ensemble des requérants la somme de 3 000 EUR à ce titre.
C.  Intérêts moratoires
77.  La Cour juge approprié de baser le taux des intérêts moratoires sur le taux d'intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne, majoré de trois points de pourcentage.
PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L'UNANIMITÉ,
1.  Dit, qu'il y a eu violation de l'article 10 de la Convention ;
2.  Dit
a) que l'Etat défendeur doit verser aux requérants, dans les trois mois à compter du jour où l'arrêt sera devenu définitif conformément à l'article 44 § 2 de la Convention, les sommes suivantes, à convertir en livres turques au taux applicable à la date du règlement :
i. 2 500 EUR (deux mille cinq cents euros) à chacun des requérants pour dommage moral ;
ii. 3 000 EUR (trois mille euros) à l'ensemble des requérants pour frais et dépens ;
iii. tout montant pouvant être dû au titre de la taxe sur la valeur ajoutée ou toutes autres charges fiscales exigibles au moment du versement ;
b) qu'à compter de l'expiration dudit délai et jusqu'au versement, ces montants seront à majorer d'un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, majoré de trois points de pourcentage ;
3.  Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.
Fait en français, puis communiqué par écrit le 13 février 2003 en application de l'article 77 §§ 2 et 3 du règlement.
T.L. Early J.-P. Costa   Greffier adjoint Président
1.  Rectifié le 18 août 2009. Le prénom de Zeynal Bağır était libellé comme suit : “Zeynel Bağır ».
ARRÊT ÇETİN ET AUTRES c. TURQUIE
ARRÊT ÇETİN ET AUTRES c. TURQUIE 


Synthèse
Formation : Cour (deuxième section)
Numéro d'arrêt : 40153/98;40160/98
Date de la décision : 13/02/2003
Type d'affaire : Arrêt (au principal et satisfaction équitable)
Type de recours : Exception préliminaire rejetée (non-épuisement) ; Violation de l'art. 10 ; Dommage matériel - demande rejetée ; Préjudice moral - réparation pécuniaire

Analyses

(Art. 10-1) LIBERTE D'EXPRESSION, (Art. 10-1) LIBERTE DE COMMUNIQUER DES IDEES, (Art. 10-1) LIBERTE DE COMMUNIQUER DES INFORMATIONS, (Art. 10-2) DEFENSE DE L'ORDRE, (Art. 10-2) INGERENCE, (Art. 10-2) NECESSAIRE DANS UNE SOCIETE DEMOCRATIQUE, (Art. 10-2) SECURITE NATIONALE


Parties
Demandeurs : CETIN ET AUTRES
Défendeurs : TURQUIE

Références :

Notice Hudoc


Origine de la décision
Date de l'import : 14/10/2011
Fonds documentaire ?: HUDOC
Identifiant URN:LEX : urn:lex;coe;cour.europeenne.droits.homme;arret;2003-02-13;40153.98 ?
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