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24/06/2003 | CEDH | N°35179/97

CEDH | AFFAIRE ALLARD c. SUEDE


QUATRIÈME SECTION
AFFAIRE ALLARD c. SUÈDE
(Requête no 35179/97) 
DÉFINITIF
24/09/2003
ARRÊT
(Version résultant de la rectification opérée le 9 septembre 2003
au titre de l’article 81 du règlement de la Cour)
STRASBOURG
24 juin 2003
En l’affaire Allard c. Suède,
La Cour européenne des Droits de l’Homme (quatrième section), siégeant en une chambre composée de :
Sir Nicolas Bratza, président,   M. M. Pellonpää,   Mme E. Palm,   MM. M. Fischbach,    J. Casadevall,    S. Pavlovsc

hi,    J. Borrego Borrego, juges,
et de M. M. O’Boyle, greffier de section,
Après en avoir délibéré en chambre du con...

QUATRIÈME SECTION
AFFAIRE ALLARD c. SUÈDE
(Requête no 35179/97) 
DÉFINITIF
24/09/2003
ARRÊT
(Version résultant de la rectification opérée le 9 septembre 2003
au titre de l’article 81 du règlement de la Cour)
STRASBOURG
24 juin 2003
En l’affaire Allard c. Suède,
La Cour européenne des Droits de l’Homme (quatrième section), siégeant en une chambre composée de :
Sir Nicolas Bratza, président,   M. M. Pellonpää,   Mme E. Palm,   MM. M. Fischbach,    J. Casadevall,    S. Pavlovschi,    J. Borrego Borrego, juges,
et de M. M. O’Boyle, greffier de section,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 3 juin 2003,
Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :
PROCÉDURE
1.  A l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 35179/97) dirigée contre le Royaume de Suède et dont une ressortissante de cet Etat, Mme Inga Allard (« la requérante »), avait saisi la Commission européenne des Droits de l’Homme (« la Commission ») le 27 novembre 1996 en vertu de l’ancien article 25 de la Convention de sauvegarde des Droits de l’Homme et des Libertés fondamentales (« la Convention »).
2.  La requérante, qui avait été admise au bénéfice de l’assistance judiciaire, était représentée par Me P. Lindquist, avocat au barreau de Tyresö. Le gouvernement suédois (« le Gouvernement ») était représenté par son agente, Mme E. Jagander, du ministère des Affaires étrangères.
3.  La requérante alléguait en particulier que la démolition d’une maison avait emporté violation de son droit au respect de ses biens et de son droit au respect de son domicile, au sens de l’article 1 du Protocole no 1 et de l’article 8 de la Convention respectivement.
4.  La requête a été transmise à la Cour le 1er novembre 1998, date d’entrée en vigueur du Protocole no 11 à la Convention (article 5 § 2 dudit Protocole).
5.  Elle a été attribuée à la première section de la Cour (article 52 § 1 du règlement). Au sein de ladite section, la chambre chargée d’examiner l’affaire (article 27 § 1 de la Convention) a été constituée conformément à l’article 26 § 1 du règlement.
6.  Par une décision du 22 mai 2001, la chambre a déclaré la requête partiellement recevable.
7.  La requérante et le Gouvernement ont déposé des observations écrites sur le fond de l’affaire (article 59 § 1 du règlement). La chambre ayant décidé après consultation des parties qu’il n’y avait pas lieu de tenir une audience consacrée au fond de l’affaire (article 59 § 3 in fine du règlement), les parties ont chacune soumis des commentaires écrits sur les observations de l’autre.
8.  Le 1er novembre 2001, la Cour a modifié la composition de ses sections (article 25 § 1 du règlement). La requête a été attribuée à la quatrième section telle que remaniée (article 52 § 1 du règlement).
EN FAIT
I.  LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE
9.  La requérante est née en 1947 et réside à Spånga.
10.  En 1935, la mère de la requérante et ses quatre frères et sœurs héritèrent ensemble de leur père deux domaines (Marum 1/6 et Marum 1/8) constitués de plusieurs îles de l’archipel de Stockholm. Au fil des années, le droit de propriété sur ces domaines fut partiellement transféré à d’autres membres de la famille, puis des désaccords surgirent : certains des copropriétaires souhaitaient le partage (klyvning) des biens, et donc la dissolution de l’indivision, mais la mère de la requérante était opposée à cette idée.
11.  Le domaine géré par la mère de la requérante faisait partie de Marum 1/8. L’intéressée y possédait un certain nombre de maisons, dont deux étaient utilisées par les deux sœurs de la requérante. Une troisième maison sise sur la propriété étant jugée trop petite pour les besoins de cette dernière, il fut décidé de l’agrandir. La requérante demanda un permis de construire auprès de la commission du bâtiment (byggnadsnämnden) d’Österåker. Le 9 septembre 1987, celle-ci déclara que, la maison en question étant trop proche de la côte, les travaux d’agrandissement ne pouvaient être approuvés ; elle délivra néanmoins un permis pour la construction d’une nouvelle maison, plus éloignée du littoral. Ce bâtiment fut érigé en 1988.
12.  Le 4 août 1989, la mère de la requérante décéda, laissant quatre enfants, à savoir la requérante, son frère et ses deux sœurs. Toutefois, le patrimoine de la défunte ne fut pas partagé avant 1991. En vertu d’un partage partiel opéré le 29 juin 1991, la nouvelle maison fut attribuée à la requérante.
13.  Le 21 décembre 1989, la quasi-totalité des autres copropriétaires des deux domaines engagèrent contre la requérante une action devant le tribunal de district (tingsrätten) de Södra Roslag. Ils priaient la juridiction de contraindre la requérante à procéder à l’enlèvement de la nouvelle maison sise sur Marum 1/8, au motif qu’elle avait été édifiée sans leur consentement, au mépris des exigences de la loi de 1904 sur l’indivision (Lagen om samäganderätt, 1904/48 – « la loi de 1904 »). L’intéressée contesta ce grief, alléguant notamment que c’était sa mère qui avait fait construire la maison, laquelle faisait donc partie du patrimoine de la défunte ; en conséquence, la requérante n’était pas la bonne partie défenderesse.
14.  Par une décision du 10 mai 1990 (« la décision d’enlèvement »), le tribunal de district déclara que la requérante devait faire enlever la maison, faute de quoi elle risquait de la voir démolir à ses frais. Le tribunal considéra notamment que la requérante était la propriétaire de la maison et qu’elle l’avait fait construire sans obtenir le nécessaire consentement de l’ensemble des autres copropriétaires.
15.  En 1991, l’un des copropriétaires demanda la vente aux enchères de Marum 1/6 et Marum 1/8. Le 22 mai 1992, le tribunal de district décida de suspendre cette procédure.
16.  Le 22 février 1994, la décision d’enlèvement rendue par le tribunal de district fut confirmée par la cour d’appel (hovrätt) Svea.
17.  La requérante forma un recours auprès de la Cour suprême (Högsta domstolen). Par la suite, elle demanda notamment qu’aucune autre mesure ne fût prise dans cette affaire avant le dénouement de l’action en partage qu’elle avait engagée en octobre 1990 afin d’obtenir la dissolution de l’indivision concernant les deux domaines et l’attribution de parcelles individuelles à chaque membre de la famille. Saisie à la suite de plusieurs décisions rendues par l’autorité foncière (Fastighetsbildningsmyndigheten) et par les tribunaux, la cour d’appel, constatant que l’autorité foncière avait commis des erreurs de procédure, dut renvoyer l’affaire à cet organe pour un nouvel examen. Plus tard, par une décision du 1er décembre 1995, l’autorité foncière autorisa la création de quatre parcelles individuelles sur Marum 1/8. Par contre, s’appuyant sur la décision de la cour d’appel ayant ordonné l’enlèvement de la nouvelle maison, elle rejeta la demande de la requérante tendant à voir autoriser la constitution d’une parcelle individuelle autour de ce bâtiment. L’intéressée saisit le tribunal foncier (fastighetsdomstolen) de Stockholm d’un appel contre la décision de l’autorité foncière. Comme élément subsidiaire militant pour la suspension de la procédure en cours devant la Cour suprême, elle fit valoir qu’en mars 1995 elle avait prié le tribunal de district de rendre un jugement déclaratif concernant le droit de propriété sur la nouvelle maison.
18.  Par une décision du 4 mars 1996, la Cour suprême débouta la requérante de sa demande tendant à faire suspendre la procédure d’enlèvement et lui refusa l’autorisation de former un recours contre l’arrêt de la cour d’appel.
19.  A la suite de cette décision de la Cour suprême, plusieurs membres de la famille demandèrent au service de l’exécution (kronofogdemyndigheten) de faire appliquer la décision d’enlèvement. Le 7 mars 1996, le service en question ordonna à la requérante de faire disparaître la maison avant le 3 avril 1996, faute de quoi il risquait de la faire démolir aux frais de l’intéressée. Une décision ultérieure repoussa la date butoir au 19 avril 1996.
20.  Le 14 mars 1996, à la demande du tribunal foncier, le bureau central du cadastre national (Lantmäteriverket) remit son avis dans le cadre de l’action en partage. Il estimait que la décision d’enlèvement n’empêchait pas la création d’une parcelle individuelle autour de la maison litigieuse, relevant qu’au contraire pareille solution permettrait de conserver la maison et de limiter le risque de conséquences préjudiciables pour la requérante. Aussi recommandait-il l’attribution à celle-ci d’une telle parcelle.
21.  Or, le 3 avril 1996, le service de l’exécution refusa à la requérante un nouveau report de l’exécution de la décision d’enlèvement. Le 15 mai 1996, le tribunal de district confirma les décisions du service en question et rejeta la demande de sursis à exécution formée par la requérante. Par la suite, le 20 mai 1996, le service de l’exécution décida que la maison serait démolie le 3 juin 1996 par une entreprise de construction.
22.  La requérante saisit la cour d’appel d’une demande de suspension immédiate de l’ordre de démolition. Selon elle, il fallait surseoir à l’exécution de la décision d’enlèvement en attendant l’issue de l’action en partage ou, subsidiairement, de la procédure relative au droit de propriété. Elle soutenait également que, contrairement à ce que prévoyait la décision du tribunal de district du 10 mai 1990, elle n’avait pas eu la possibilité de procéder elle-même à l’enlèvement de la maison. Elle affirmait avoir commencé à démanteler le bâtiment mais ne pas pouvoir terminer avant le 3 juin 1996. Par ailleurs, elle demandait un délai de trois semaines pour pouvoir étayer son recours.
23.  Le 31 mai 1996, la cour d’appel rendit une décision priant la requérante de compléter son recours pour le 5 juin à minuit au plus tard. Le même jour, elle reçut une lettre de l’intéressée dans laquelle celle-ci demandait la suspension immédiate de l’ordre de démolition, soutenant notamment qu’il fallait surseoir à l’exécution de la décision d’enlèvement en attendant que la procédure de partage fût achevée ou, subsidiairement, que le tribunal foncier eût statué sur la question. De plus, elle sollicitait un délai de trois semaines pour pouvoir étayer son recours.
24.  L’invitation à compléter son recours que la juridiction d’appel avait envoyée à la requérante – à son adresse de l’époque, à Spånga – ne serait parvenue qu’au soir du 5 juin à sa destinataire, qui s’était rendue sur le site de la maison litigieuse. Dans la matinée du 6 juin, l’intéressée envoya à la cour d’appel un fax dans lequel elle demandait un nouveau délai de dix jours pour compléter son recours.
25.  Or la cour d’appel avait déjà examiné l’affaire lors d’une séance tenue le 3 juin 1996 et, par une décision rendue le lendemain, elle avait refusé à la requérante l’autorisation d’interjeter appel contre la décision du tribunal de district du 15 mai 1996. Une nouvelle suspension de la procédure d’exécution ne fut donc pas accordée. D’après le dossier, la requérante téléphona à la cour d’appel le 6 juin et fut informée que l’affaire avait déjà été examinée et qu’il avait été tenu compte du contenu de sa lettre du 31 mai. Le 5 juillet 1996, la Cour suprême lui refusa l’autorisation de former un recours contre la décision de la cour d’appel.
26.  La maison litigieuse fut donc démolie par une entreprise de construction. La requérante avait argué que son appel contre la décision du tribunal de district du 15 mai 1996 mettait obstacle à l’exécution de la décision d’enlèvement ; s’appuyant sur l’article 21 du chapitre 3 du code de l’exécution (Utsökningsbalken), le service de l’exécution avait toutefois rejeté cet argument le 31 mai 1996. La démolition de la maison débuta le 3 juin 1996, pour s’achever dix jours plus tard. Le 25 juin 1996, le service de l’exécution déclara que la maison avait été démolie et que la décision d’enlèvement avait donc été dûment exécutée. Les autres copropriétaires formèrent un recours contre cette décision au motif que les matériaux de construction n’avaient pas été retirés de la propriété. Le 13 septembre 1996, le tribunal de district, statuant en faveur des auteurs du recours, annula la décision du service de l’exécution selon laquelle l’exécution avait été menée à bien et renvoya l’affaire à ce service. L’autorisation de faire appel de la décision du tribunal de district fut refusée par la cour d’appel et la Cour suprême le 30 septembre et le 25 octobre 1996 respectivement. Le 27 septembre 1996, le service de l’exécution ordonna à la requérante de retirer les matériaux de construction de la propriété avant le 29 octobre.
27.  Par ailleurs, le 6 août 1996, le service de l’exécution ordonna à la requérante de régler les frais afférents à l’exécution, qui se chiffraient à 114 796 couronnes suédoises (SEK). L’intéressée attaqua la décision devant le tribunal de district et sollicita l’aide judiciaire pour le contentieux relatif aux frais. Par une décision du 9 septembre 1996, ledit tribunal rejeta la demande d’aide judiciaire au motif que, l’exécution ayant eu lieu, la requérante n’avait pas d’intérêt légitime à faire examiner l’affaire. L’intéressée saisit alors la cour d’appel, qui la débouta le 13 décembre 1996. Le 28 avril 1997, la Cour suprême lui refusa l’autorisation de se pourvoir devant elle.
28.  Le 22 novembre 1996, le tribunal foncier rendit son jugement dans la procédure de partage. Celui-ci énonçait que Marum 1/8 serait divisé en six parcelles individuelles et un terrain commun. Suivant l’avis donné par le bureau central du cadastre national le 14 mars 1996, il attribuait à la requérante une parcelle englobant l’emplacement de la maison à présent démolie. Le 2 novembre 1998, la cour d’appel confirma le jugement du tribunal foncier. Le 14 avril 2000, la Cour suprême refusa d’autoriser sa saisine.
29.  Le 26 novembre 1996, le tribunal de district rendit son jugement dans une autre procédure d’enlèvement, qui avait été engagée par la requérante et sa sœur en 1994. En réponse apparemment à la procédure similaire dirigée contre la requérante, les deux femmes soutenaient que plusieurs autres copropriétaires de Marum 1/6 et Marum 1/8 devaient procéder à l’enlèvement de bâtiments édifiés sur les domaines. Le tribunal de district rejeta toutefois leurs prétentions, constatant que ces bâtiments avaient été construits avant 1991 – année où la requérante et sa sœur étaient devenues copropriétaires des deux domaines en vertu du partage partiel des biens de leur mère – et que les autres copropriétaires avaient à l’époque consenti de manière expresse ou tacite aux divers projets de construction. De plus, considérant que les demanderesses n’avaient pas d’intérêt légitime à faire examiner leur cause, le tribunal décida qu’aucun nouveau litige sur ce point ne serait financé par l’aide judiciaire publique. Le jugement emportait ainsi retrait, à compter de la date de son prononcé, de l’aide judiciaire préalablement accordée. La requérante et sa sœur firent appel, soutenant notamment que la décision du tribunal relative à l’aide judiciaire devait être annulée. Celle-ci fut toutefois confirmée par la cour d’appel le 3 octobre 1997. Le 16 janvier 1998, la Cour suprême refusa d’autoriser sa saisine. Faisant valoir que, faute d’aide judiciaire, elles étaient dans l’incapacité de défendre convenablement leur cause, la requérante et sa sœur, par une lettre du 1er novembre 1999 adressée à la cour d’appel, retirèrent la plupart de leurs griefs dans la procédure d’enlèvement.
30.  Par un jugement déclaratif rendu le 10 juillet 1997 dans la procédure concernant le droit de propriété sur la maison litigieuse, le tribunal de district accueillit l’argument de la requérante – présenté au tribunal en mars 1995 – selon lequel la maison avait été construite pour sa mère et faisait donc partie du patrimoine de celle-ci, ce dont il s’ensuivait qu’à la date où le tribunal de district avait rendu sa décision d’enlèvement (le 10 mai 1990), la maison n’appartenait pas à la requérante. Sur ce point, la conclusion du tribunal différait donc de celle contenue dans la décision d’enlèvement. Le 26 février 1998, le jugement déclaratif fut confirmé par la cour d’appel. L’arrêt de la juridiction d’appel ne fit l’objet d’aucun autre recours et acquit donc force de chose jugée.
31.  Par des décisions adoptées le 4 février 1997 et le 29 février 2000, la commission du bâtiment délivra à la requérante des permis pour la reconstruction de la maison démolie et l’édification de deux dépendances plus petites.
II.  LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS
32.  Les dispositions internes pertinentes en l’espèce figurent dans la loi sur l’indivision (« la loi de 1904 »), la loi sur la gestion de certaines copropriétés agricoles (Lagen om förvaltning av vissa samägda jordbruksfastigheter, 1989/31 – « la loi de 1989 »), la loi sur la création foncière (Fastighetsbildningslagen, 1970/988 – « la loi de 1970 »), le code de l’exécution et le code de procédure judiciaire (Rättegångsbalken).
A.  L’indivision
33.  A l’époque où la maison litigieuse fut édifiée, le droit de propriété sur Marum 1/6 et 1/8 se trouvait régi par la loi de 1904, dont l’article 2 disposait qu’un copropriétaire souhaitant aliéner un bien immobilier devait obtenir le consentement de l’ensemble des autres copropriétaires. Selon la jurisprudence de la Cour suprême, un copropriétaire estimant qu’un autre copropriétaire avait agi au mépris de l’article 2 – c’est-à-dire sans obtenir le consentement requis – pouvait attaquer l’acte litigieux devant le tribunal (Nytt juridiskt arkiv (« NJA ») 1990, p. 184 ; la même faculté d’engager une procédure est reconnue au copropriétaire par la loi de 1989 – voir NJA 1992, p. 769). D’après l’article 3, un copropriétaire désapprouvant la gestion ou l’usage faits d’un bien immobilier pouvait prier le tribunal de désigner un administrateur. Par ailleurs, en vertu de l’article 6, un copropriétaire avait le droit de demander la vente aux enchères du bien. Un autre copropriétaire ne pouvait empêcher semblable vente qu’en engageant une action en partage sur le fondement de l’article 7 ; pareille procédure une fois instituée, le tribunal devait attendre son dénouement avant de statuer sur la demande de vente aux enchères.
34.  Le bien immobilier ici en cause étant réputé propriété agricole aux fins de la législation fiscale, la loi de 1989 lui est applicable depuis le 1er juillet 1989. Les dispositions pertinentes de cet instrument sont pour l’essentiel identiques à celles de la loi de 1904. Ainsi, l’article 5 § 2 de la loi de 1989 contient une règle équivalente à l’article 2 de la loi de 1904.
B.  La création foncière
35.  En vertu de l’article 1 du chapitre 11 de la loi de 1970, l’autorité foncière peut, à la demande de l’un des propriétaires, diviser en parcelles individuelles un bien immobilier en copropriété si elle estime que chaque parcelle créée peut de façon permanente remplir sa destination, au sens de l’article 1 du chapitre 3. L’article 3 § 4 du chapitre 11 dispose que si un tribunal a décidé qu’un bien immobilier serait proposé à la vente aux enchères, le bien en question ne peut être partagé que si la vente n’a pas eu lieu.
C.  Procédure et exécution
36.  Les règles en matière d’exécution sont énoncées dans le code de l’exécution. Selon les articles 1 et 3 du chapitre 3 de ce code, une décision de justice peut être exécutée dès qu’elle a acquis force de chose jugée. L’article 21 du même chapitre traite des exceptions pouvant être opposées à l’exécution. Celles-ci ne peuvent concerner que des circonstances postérieures au prononcé du jugement exécutoire, et le service de l’exécution n’a donc pas la faculté de réexaminer le jugement lui-même. Ainsi, en vertu de l’article 21 § 1, l’exécution ne peut avoir lieu si le défendeur démontre qu’il a satisfait à l’obligation énoncée dans la décision en cause. Par ailleurs, selon l’article 21 § 2, l’exécution ne peut intervenir si le défendeur soutient que d’autres circonstances mettent obstacle à l’exécution, pourvu que le tribunal considère que l’exception ne peut être rejetée. Cette disposition ne vise que les exceptions de fond (par exemple l’argument selon lequel le bien que le défendeur est tenu de remettre a été transmis ou grevé).
37.  L’article 12 a) du chapitre 16 du code de l’exécution dispose qu’une demande d’exécution est réputée non avenue si le demandeur dans la procédure d’exécution accorde au défendeur un délai de plus de six mois à compter de la date de la demande. En revanche, il n’y a pas de règle habilitant le service de l’exécution à accorder un délai au défendeur qui lui en fait la demande. Selon l’article 1 du chapitre 18 du code, la décision du service de l’exécution de refuser la suspension de la procédure d’exécution peut être attaquée devant les tribunaux.
38.  D’après l’article 5 du chapitre 32 du code de procédure judiciaire, lorsqu’il est capital pour trancher une affaire qu’un problème au cœur d’une autre procédure judiciaire soit tranché d’abord, le tribunal peut décider de surseoir à statuer (vilandeförklaring). Il est indiqué dans les travaux préparatoires (NJA II 1943, p. 417) que deux affaires peuvent être si étroitement liées que la décision rendue dans l’une a un effet contraignant sur l’issue de l’autre. Est cité à titre d’illustration le rapport pouvant exister entre une action en indemnisation pour un dommage causé à un bien immobilier et une action relative au droit de propriété sur le bien. L’issue d’une procédure peut par ailleurs avoir une valeur probante dans une autre. Dans ce type de situations, le tribunal compétent doit décider si l’intérêt de l’ensemble des parties concernées commande ou non le sursis à statuer.
EN DROIT
I.  SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 1 DU PROTO-COLE No 1
39.  La requérante se plaint de la démolition de la maison sise sur le domaine Marum 1/8. Elle y voit une violation de son droit au respect de ses biens, au sens de l’article 1 du Protocole no 1, qui dispose :
« Toute personne physique ou morale a droit au respect de ses biens. Nul ne peut être privé de sa propriété que pour cause d’utilité publique et dans les conditions prévues par la loi et les principes généraux du droit international.
Les dispositions précédentes ne portent pas atteinte au droit que possèdent les Etats de mettre en vigueur les lois qu’ils jugent nécessaires pour réglementer l’usage des biens conformément à l’intérêt général ou pour assurer le paiement des impôts ou d’autres contributions ou des amendes. »
A.  Thèses des parties
1.  La requérante
40.  La requérante fait valoir que les lois de 1904 et de 1989 susmentionnées, qui prévoyaient deux possibilités – la vente aux enchères ou le partage de la propriété – en cas de différend entre copropriétaires, n’avaient pas prévu la situation résultant de l’adoption par l’un des copropriétaires de certaines mesures jugées inacceptables par les autres. La démolition de la maison n’a donc pas eu lieu dans des « conditions prévues par la loi ». De plus, les tribunaux ont refusé de suspendre la procédure d’enlèvement alors même qu’une procédure était en cours concernant les autres voies ouvertes par la législation. La requérante considère que l’exécution de l’ordre de démolition aurait dû être reportée jusqu’au dénouement de l’action en partage ou, à titre subsidiaire, jusqu’à l’intervention, dans le cadre de la procédure judiciaire engagée par elle à cet effet, d’une décision quant à la propriété de la maison.
41.  Se référant au jugement déclaratif du 10 juillet 1997, la requérante fait observer qu’elle n’était pas propriétaire de la maison au moment du déclenchement de la procédure d’enlèvement et qu’elle n’était donc pas la bonne partie défenderesse dans cette cause. Elle affirme n’avoir pu présenter tous les éléments de preuve concernant la question du droit de propriété que lorsqu’elle sollicita un jugement déclaratif à cet égard. Selon elle, la question de la propriété était importante pour celle de savoir s’il y avait eu violation de ses droits lors de la démolition de la maison.
42.  La requérante ajoute que la maison litigieuse était située sur un terrain qui était géré et occupé exclusivement par sa mère, par elle-même et par ses sœurs, et qui lui avait par la suite été attribué. La maison n’était même pas visible depuis les parties du domaine occupées par les autres copropriétaires. Aussi ces derniers n’avaient-ils aucun intérêt à la faire démolir. Leur seul objectif était de lui nuire parce qu’elle avait refusé de leur vendre sa partie du domaine avec la maison. De surcroît, la commission du bâtiment avait examiné le dossier et délivré un permis pour l’édification de la maison, estimant donc que ce projet n’était contraire à aucun « intérêt général ». Dans ces conditions, la privation de ses biens ne correspondait ni aux intérêts des autres copropriétaires ni à l’« intérêt général ».
43.  En ce qui concerne la proportionnalité, la requérante estime dénué de pertinence le fait que l’action en partage avait été engagée après l’édification de la maison, la construction n’ayant pas pesé sur les décisions des tribunaux dans la procédure en question. Elle affirme qu’elle se serait vu attribuer la même parcelle si la maison litigieuse n’avait pas existé, car elle y possédait déjà d’autres bâtiments. Compte tenu de cet élément et du fait que la démolition de la maison ne correspondait selon elle ni aux intérêts des autres copropriétaires ni à l’« intérêt général », la requérante estime avoir été victime d’une atteinte disproportionnée à ses droits. A cet égard, elle déclare que la valeur de la maison peut être estimée à 700 000 SEK.
2.  Le Gouvernement
44.  Le Gouvernement soutient tout d’abord que la maison a été démolie à une époque où elle appartenait de toute évidence à la requérante. Il admet que la démolition a emporté pour la requérante privation de sa propriété, au sens de la deuxième phrase de l’article 1 du Protocole no 1, mais considère que, pour les raisons exposées ci-après, cette privation était justifiée au regard du même article.
45.  Premièrement, la privation était conforme à l’« intérêt général ». Pour qu’une indivision puisse fonctionner, il faut impérativement que tous les copropriétaires donnent leur consentement à tout acte de disposition de la propriété, d’où l’exigence inscrite dans les lois de 1904 et 1989. La maison litigieuse ayant été édifiée sans l’accord de tous les copropriétaires, la privation répondait manifestement à un « intérêt général » légitime. De plus, du point de vue de la sécurité juridique des parties à une procédure judiciaire, un tribunal ne peut décider de surseoir à statuer que lorsque des raisons très solides le justifient. Les règles empêchant une partie de retarder une procédure ou l’exécution d’un jugement sont essentielles au maintien d’un système judiciaire efficace, à quoi les citoyens ont intérêt.
46.  Deuxièmement, la privation a eu lieu dans les « conditions prévues par la loi ». Des lois écrites facilement accessibles à la requérante régissaient tous les aspects de fond et de forme importants de la procédure d’enlèvement et, subséquemment, de l’exécution. De plus, il est évident que l’intéressée avait une parfaite connaissance du droit pertinent, puisqu’elle engagea elle-même en 1994 une procédure contre certains des copropriétaires en vue d’obtenir l’enlèvement des maisons édifiées par eux sur le domaine.
47.  Troisièmement, en ce qui concerne la proportionnalité de l’atteinte portée aux droits de la requérante, le Gouvernement souligne que la maison litigieuse a été construite en 1988 au mépris de la loi, c’est-à-dire sans le consentement des autres copropriétaires. Le fait qu’un permis de construire avait été délivré n’y change rien : une commission du bâtiment n’a pas à s’occuper des questions de droit de propriété sur le bien immobilier en cause mais est censée se pencher uniquement sur les aspects intéressant l’aménagement du territoire. En 1991, lorsqu’elle se vit attribuer la maison en vertu du partage partiel des biens de sa mère, la requérante se retrouva dans la même situation juridique que sa mère auparavant. Pour respecter la loi, c’est avant la construction elle-même qu’il eût fallu obtenir auprès des autres copropriétaires l’autorisation d’édifier la maison. Dans l’hypothèse d’un refus, il y aurait eu deux options : soit demander la vente aux enchères de la propriété, soit engager une action en partage. La loi n’ayant pas été respectée, les autres propriétaires étaient en droit d’exiger l’enlèvement de la maison. C’est donc à juste titre que les tribunaux ont rejeté – en se fondant sur le fait que l’action en partage avait été engagée après l’édification de la maison – les demandes de la requérante tendant à l’obtention d’une suspension de la procédure ou d’un sursis à exécution. Une décision faisant droit auxdites demandes aurait favorisé la requérante par rapport aux autres propriétaires. Dans la mise en balance du droit de la requérante à conserver une maison édifiée en méconnaissance de la loi et du droit des autres propriétaires à faire remettre la propriété en l’état au moyen d’une procédure judiciaire efficace, les intérêts des seconds devaient primer. L’article 1 du Protocole no 1 ne doit pas être utilisé pour défendre une mesure qui était dès le départ contraire à la loi, car un comportement illicite en soi ne mérite pas la protection de la loi. En construisant la maison, l’intéressée – ou plutôt sa mère – avait anticipé sur les événements qui risquaient selon toute vraisemblance de se produire par la suite, comme le partage de la propriété en parcelles individuelles.
48.  En conclusion, le Gouvernement soutient qu’il n’y a pas eu violation des droits de la requérante découlant de l’article 1 du Protocole no 1.
B.  Appréciation de la Cour
49.  La Cour rappelle que l’article 1 du Protocole no 1 contient trois normes distinctes, qui ont été décrites ainsi (dans James et autres c. Royaume-Uni, arrêt du 21 février 1986, série A no 98, pp. 29-30, § 37 ; voir aussi, parmi d’autres références, Belvedere Alberghiera S.r.l. c. Italie, no 31524/96, § 51, CEDH 2000-VI) :
« (...) la première, qui s’exprime dans la première phrase du premier alinéa et revêt un caractère général, énonce le principe du respect de la propriété ; la deuxième, figurant dans la seconde phrase du même alinéa, vise la privation de propriété et la soumet à certaines conditions ; quant à la troisième, consignée dans le second alinéa, elle reconnaît aux Etats le pouvoir, entre autres, de réglementer l’usage des biens conformément à l’intérêt général (...). Il ne s’agit pas pour autant de règles dépourvues de rapport entre elles. La deuxième et la troisième ont trait à des exemples particuliers d’atteintes au droit de propriété ; dès lors, elles doivent s’interpréter à la lumière du principe consacré par la première. »
1.  Sur l’existence d’une ingérence
50.  La Cour note que les parties s’accordent à dire qu’il y a eu privation de propriété. Elle rappelle que la maison litigieuse a été démolie par l’entremise du service de l’exécution en juin 1996. A cette époque, la requérante était considérée comme la propriétaire du bâtiment, celui-ci lui ayant été attribué le 29 juin 1991 en vertu d’un partage partiel du domaine de sa mère. Cependant, le terrain où se trouvait la maison appartenait encore conjointement à elle-même et aux membres de sa famille, car le 1er décembre 1995 l’autorité foncière avait refusé la constitution d’une parcelle individuelle autour du bâtiment en question. Dans ces conditions, la Cour conclut que la démolition de la maison a privé l’intéressée de sa propriété, au sens de la seconde phrase du premier alinéa de l’article 1 du Protocole no 1.
2.  Sur l’objet et la légalité de l’ingérence
51.  La Cour doit donc rechercher si cette privation de propriété poursuivait un but légitime, c’est-à-dire si elle était justifiée par une « cause d’utilité publique », et si elle a eu lieu « dans les conditions prévues par la loi », au sens de la deuxième règle énoncée par l’article 1 du Protocole no 1.
52.  La Cour rappelle qu’une privation de propriété opérée dans le cadre d’une politique légitime – d’ordre social, économique ou autre – peut répondre à l’« utilité publique » même si la collectivité dans son ensemble ne retire pas un profit direct de cette privation (James et autres, précité, pp. 31-32, § 45). Elle estime que le jugement du 10 mai 1990, par lequel le tribunal de district ordonnait la démolition de la maison de la requérante, a été rendu conformément aux dispositions sur l’indivision que renferment les lois de 1904 et de 1989, et notamment au principe – énoncé à l’article 2 de la loi de 1904 et à l’article 5 § 2 de la loi de 1989 – suivant lequel tout acte de disposition requiert le consentement de l’ensemble des autres copropriétaires. Avec le Gouvernement, la Cour estime que cette exigence est au cœur de la notion d’indivision et que la conséquence ultime de l’application de ce principe – à savoir la démolition d’un bâtiment édifié sans l’accord requis – peut raisonnablement être considérée comme servant l’« intérêt général » légitime qu’il y a à maintenir un système d’indivision qui fonctionne bien. Il est vrai que la commission du bâtiment avait délivré un permis de construire concernant la maison litigieuse. Toutefois, la décision de cet organe indique simplement que l’édification du bâtiment n’était contraire à aucun des « intérêts généraux », tel le respect des conditions en matière d’aménagement du territoire, dont il avait la charge ; elle ne prive pas le jugement du tribunal de district et son exécution de la légitimité qui leur est attachée du fait qu’ils servaient un autre « intérêt général ».
53.  De plus, si le tribunal de district décida que la maison devait être enlevée par la requérante sous peine d’être démolie à ses frais, c’est parce qu’il avait conclu que le bâtiment avait été construit en méconnaissance des dispositions légales applicables. Observant qu’elle ne possède qu’une compétence limitée pour contrôler le respect du droit interne (voir, parmi d’autres, l’arrêt Allan Jacobsson c. Suède (no 1), 25 octobre 1989, série A no 163, p. 17, § 57), la Cour considère donc que les mesures prises étaient conformes au droit interne.
3.  Sur la proportionnalité de l’ingérence
54.  Toute atteinte au droit au respect des biens doit ménager un juste équilibre entre les exigences de l’intérêt général de la communauté et les impératifs de la sauvegarde des droits fondamentaux de l’individu. Le souci d’assurer cet équilibre se reflète dans la structure de l’article 1 tout entier du Protocole no 1. L’équilibre à préserver est rompu si la personne concernée a dû supporter une charge spéciale et exorbitante (voir, parmi d’autres, l’arrêt Sporrong et Lönnroth c. Suède du 23 septembre 1982, série A no 52, pp. 26 et 28, §§ 69 et 73). En d’autres termes, il doit exister un rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et le but visé (voir, par exemple, James et autres, précité, p. 34, § 50).
55.  S’agissant des circonstances de l’espèce, la Cour observe que la maison en cause a été construite à l’usage de la requérante en 1988. A cette époque, sa mère vivait encore et figurait parmi les copropriétaires des deux domaines comprenant le terrain où la maison fut édifiée. L’accord des autres propriétaires n’ayant pas été obtenu, le projet de construction était – comme le relève le Gouvernement – non conforme aux conditions juridiques établies par la loi de 1904. De plus, un différend avait apparemment opposé les copropriétaires au sujet de la gestion des domaines. Dès lors, la requérante et sa mère ne pouvaient raisonnablement ignorer qu’en construisant la maison sans s’être assurées du nécessaire consentement des autres propriétaires elles s’exposaient à certaines conséquences sur le plan juridique.
56.  Cela étant, la Cour observe que la construction de la maison litigieuse n’était pas illégale en soi : ainsi qu’il ressort du jugement rendu par le tribunal de district le 26 novembre 1996 dans la procédure engagée par la requérante et sa sœur contre plusieurs autres copropriétaires, une approbation tacite du projet de construction par les autres copropriétaires aurait suffi à satisfaire aux conditions légales en question. De plus, comme cela a été relevé ci-dessus, le 9 septembre 1987 la commission du bâtiment avait délivré un permis de construire pour la maison et le 4 février 1997 elle avait accordé l’autorisation de reconstruire la maison démolie, considérant ainsi que le bâtiment était conforme à la législation en matière d’aménagement du territoire. Il reste donc à la Cour à déterminer si un juste équilibre a été ménagé entre l’intérêt à maintenir un système d’indivision fonctionnel – auquel correspondait le souhait des autres copropriétaires de voir enlever une maison édifiée sans leur consentement – et l’intérêt de la requérante à conserver sa maison.
57.  A cet égard, la Cour observe que la requérante, ayant formé un recours dirigé contre l’arrêt de la cour d’appel du 22 février 1994, pria la Cour suprême de suspendre la procédure d’enlèvement en attendant le dénouement d’une procédure parallèle dans laquelle elle cherchait à obtenir le partage des domaines entre les différents copropriétaires. Dans la procédure de partage, l’autorité foncière refusa le 1er décembre 1995 d’autoriser la création d’une parcelle individuelle autour de la maison litigieuse, au seul motif que l’arrêt de la cour d’appel avait confirmé la décision d’enlèvement. La décision de l’autorité foncière fit l’objet d’un recours auprès du tribunal foncier, lequel sollicita l’avis du bureau central du cadastre national. Le 4 mars 1996, la Cour suprême rejeta la demande de l’intéressée tendant à l’obtention d’une suspension de la procédure d’enlèvement et lui refusa l’autorisation de se pourvoir contre l’arrêt de la cour d’appel. La décision d’enlèvement de la maison acquit de ce fait force de chose jugée. Le 14 mars 1996, soit quelque dix jours plus tard, le bureau central du cadastre recommanda l’attribution à la requérante d’une parcelle individuelle autour de la maison, cette mesure présentant selon lui l’avantage de préserver le bâtiment et de limiter le risque de conséquences préjudiciables pour l’intéressée. Ce point de vue fut entériné par le tribunal foncier dans son jugement du 22 novembre 1996.
58.  Toutefois, à la suite de l’arrêt de la Cour suprême, une procédure d’exécution fut engagée par les autres copropriétaires des domaines. Le 31 mai 1996, la cour d’appel, statuant dans le cadre de cette procédure, pria la requérante de compléter pour le 5 juin au plus tard son recours dirigé contre la décision du tribunal de district. Il semble que l’intéressée ne prit connaissance de cette injonction qu’après expiration dudit délai. Etant donné qu’elle ne se trouvait pas à l’adresse qu’elle avait apparemment donnée à la juridiction d’appel, elle était seule fautive. Il n’en reste pas moins que la cour d’appel avait déjà examiné son recours lors d’une séance tenue le 3 juin, c’est-à-dire deux jours avant l’échéance du délai, et pris la décision, rendue le 4 juin, de lui refuser l’autorisation d’interjeter appel du jugement du tribunal de district. Avant ladite séance, la juridiction avait reçu le 31 mai une lettre de la requérante dans laquelle celle-ci présentait des observations sur l’affaire et demandait un délai pour étayer son recours. Dès lors, il ne semble pas que la cour d’appel ait eu un motif raisonnable de supposer que l’intéressée avait soumis ses conclusions finales et de statuer sur le recours avant l’expiration du délai qu’elle avait elle-même fixé. La Cour observe par ailleurs que le service de l’exécution avait commencé à démolir la maison dès le 3 juin, c’est-à-dire avant le prononcé de l’arrêt de la cour d’appel et l’échéance du délai. Il est vrai que la décision d’enlèvement était immédiatement exécutoire malgré le recours formé dans le cadre de la procédure d’exécution. Cependant, la Cour s’étonne que la destruction de la maison ait débuté avant l’expiration d’un délai qui avait été fixé par une juridiction dans une procédure visant à déterminer s’il devait être sursis à l’exécution de cette mesure.
59.  La Cour observe par ailleurs que le 4 mars 1996, date à laquelle la Cour suprême – conférant ainsi force de chose jugée à l’arrêt de la cour d’appel ordonnant l’enlèvement de la maison – débouta la requérante de sa demande de suspension de la procédure d’enlèvement et lui refusa l’autorisation de former un recours relativement à celle-ci, une procédure était en cours au sujet de l’éventuel partage de la copropriété. Dans cette procédure, le refus de l’autorité foncière de créer une parcelle individuelle autour de la maison litigieuse se fondait uniquement sur la décision d’enlèvement rendue par la cour d’appel. Tout en reconnaissant que la Cour suprême n’était pas censée prévoir le dénouement de la procédure de partage, la Cour juge manifeste que l’enlèvement de la maison de la requérante était lié à la question du partage. Dès lors, il eût semble-t-il été raisonnable que la Cour suprême attendît l’issue de la procédure de partage, compte tenu en particulier du caractère irréparable des conséquences qu’emporte la démolition d’une maison et de l’impact économique d’une telle mesure. A ce propos, la Cour note également que l’action en partage avait été engagée par la requérante – dont le but était apparemment d’éviter ainsi que sa maison soit enlevée ou démolie – dès le mois d’octobre 1990 et que cette procédure avait été retardée notamment par des erreurs de procédure commises par l’autorité foncière, à laquelle l’affaire avait dû être renvoyée.
60.  La Cour estime également que, hormis l’importance que revêt l’adhésion de toutes les personnes concernées aux règles juridiques de l’indivision, les autres copropriétaires n’avaient pas un intérêt particulièrement puissant à faire enlever la maison de la requérante. A cet égard, elle observe qu’il n’a jamais été contesté que le terrain sur lequel la maison fut édifiée avait été occupé exclusivement par la requérante, sa mère et ses sœurs, et que le bâtiment n’était pas visible depuis les terrains occupés par les autres copropriétaires qui demandaient son enlèvement.
61.  Il est vrai que les difficultés rencontrées par la requérante dans cette affaire sont largement imputables à un conflit familial auquel elle semble avoir contribué et qui a manifestement compliqué les différentes procédures judiciaires. Néanmoins, compte tenu des considérations ci-dessus, la Cour ne peut que conclure que les mesures prises n’ont pas ménagé un juste équilibre entre la protection de la propriété et les exigences liées à l’intérêt général. En d’autres termes, l’obligation faite à la requérante d’enlever sa maison et la démolition subséquente de l’immeuble ont constitué pour l’intéressée une charge spéciale et exorbitante.
Dès lors, il y a eu violation de l’article 1 du Protocole no 1.
II.  SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 8 DE LA CONVENTION
62.  La requérante allègue que la démolition de la maison litigieuse a également porté atteinte à son droit au respect de son domicile. Elle invoque l’article 8 de la Convention, qui dispose :
« 1.  Toute personne a droit au respect de sa vie privée et familiale, de son domicile et de sa correspondance.
2.  Il ne peut y avoir ingérence d’une autorité publique dans l’exercice de ce droit que pour autant que cette ingérence est prévue par la loi et qu’elle constitue une mesure qui, dans une société démocratique, est nécessaire à la sécurité nationale, à la sûreté publique, au bien-être économique du pays, à la défense de l’ordre et à la prévention des infractions pénales, à la protection de la santé ou de la morale, ou à la protection des droits et libertés d’autrui. »
63.  Relevant que dans le cadre de la procédure d’exécution la requérante avait donné à la cour d’appel une adresse à Spånga où elle résidait apparemment à l’époque, la Cour doute que la maison litigieuse puisse être considérée comme son « domicile » au sens de l’article 8 de la Convention.
64.  Quoi qu’il en soit, elle n’a pas besoin de résoudre cette question. Compte tenu de son constat de violation du droit de la requérante au respect de ses biens (paragraphe 61 ci-dessus), elle estime en effet qu’il n’y a pas lieu d’examiner le grief de l’intéressée fondé sur l’article 8 de la Convention.
III.  SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION
65.  Aux termes de l’article 41 de la Convention :
« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »
A.  Dommage
66.  La requérante affirme avoir subi un préjudice matériel s’élevant à 5 159 082 couronnes suédoises (SEK)1 et s’analysant ainsi : frais exposés pour le démantèlement et la démolition de la maison litigieuse, le déblaiement du site, l’enlèvement et le stockage des matériaux de construction et des biens personnels, et la reconstruction de la maison (y compris les droits afférents au permis de construire), frais de téléphone, dépenses de santé, frais de subsistance accrus et dépenses liées à la propriété de sa mère, pertes dues à l’endommagement de certains biens, perte de capitaux et déficit de revenus entre 1990 et 2001 puis jusqu’à la retraite de l’intéressée. Celle-ci réclame par ailleurs, toujours au titre du dommage matériel, un montant de 278 000 SEK correspondant à des intérêts sur des prêts qu’elle avait déjà contractés et, apparemment, l’équivalent de 8,7 % d’intérêts sur une autre somme (100 000 SEK), qu’elle affirme devoir emprunter.
En outre, la requérante demande 600 000 SEK pour le préjudice moral lié aux difficultés engendrées pour elle-même et/ou les membres de sa famille par les mesures litigieuses : douleur et souffrance sur le plan moral, perte d’emploi, détérioration des rapports sociaux et problèmes de santé.
67.  Le Gouvernement remarque de façon générale que l’intéressée a certes présenté de nombreux documents à l’appui de ses prétentions, mais qu’il est impossible de mettre en rapport tel chef de demande et telle facture ou tel autre document. Estimant ainsi ne pouvoir formuler que des observations limitées sur les revendications de la requérante, il considère que le montant réclamé au titre du préjudice matériel est très élevé et semble avoir été surévalué par l’intéressée. Il relève par ailleurs que plusieurs des transactions financières auxquelles aurait donné lieu la démolition de la maison sont liées à la sœur de la requérante, sans qu’il y ait de preuve que la première ait vraiment été payée par la seconde. Il ajoute qu’il ne discerne aucun lien de causalité entre les violations alléguées et certains chefs de demande, notamment ceux qui ont trait à la perte de capitaux et de revenus. Les seules prétentions un tant soit peu étayées par des documents et pour lesquelles il lui paraît exister un rapport de causalité sont celles relatives aux frais de démolition (114 796 SEK) et aux droits afférents au permis de construire (9 009 SEK). Il observe toutefois que, même en ce qui concerne ces dernières, il n’y a pas de preuve que les montants en question aient réellement été payés par la requérante.
Enfin, il estime que le constat d’une violation représenterait en soi une satisfaction équitable suffisante pour le préjudice moral allégué.
68.  La Cour rappelle qu’elle a conclu à la violation de l’article 1 du Protocole no 1 à raison de l’obligation faite à la requérante d’enlever sa maison, qui fut ensuite démolie. L’intéressée a sollicité au titre du dommage matériel une somme importante couvrant de nombreuses rubriques et présenté de nombreux documents à l’appui. Cependant, ainsi que le Gouvernement l’a relevé, le lien de causalité avec la violation constatée fait défaut pour plusieurs des chefs de demande. En outre, vu la manière passablement désordonnée dont les pièces ont été présentées à la Cour, il n’est pas possible d’évaluer précisément le dommage matériel effectivement causé à la requérante par les actes dont est résultée la violation. A cet égard, la Cour observe que plusieurs des factures produites par l’intéressée ont été émises par sa sœur et que rien ne prouve, pour celles-ci comme d’ailleurs pour la plupart des autres factures présentées, que la requérante ait payé les sommes en cause.
Néanmoins, la Cour juge approprié d’allouer à la requérante une indemnisation pour les pertes et frais raisonnables ayant un lien de causalité direct avec la violation constatée. La principale perte devant être compensée se rapporte à la valeur de la maison démolie. A ce propos, la Cour observe que le chiffre de 700 000 SEK cité par Mme Allard dans sa première lettre adressée à la Commission n’a jamais été contesté par le Gouvernement. Selon la demande de satisfaction équitable présentée par l’intéressée, les frais de reconstruction de la maison se sont élevés à 1 733 900 SEK. Il n’est toutefois pas possible de déterminer si le nouveau bâtiment est d’une taille et d’un type équivalents à ceux de la maison démolie. C’est pourquoi la Cour estime que le montant à retenir est celui indiqué par la requérante dans sa lettre initiale. Doivent également être pris en compte les montants de 114 796 SEK pour les frais de démolition et de 9 009 SEK pour les droits afférents au permis de construire, pour lesquels, comme l’a relevé le Gouvernement, l’intéressée a fourni des justificatifs, à ceci près qu’elle n’a pas rapporté la preuve du paiement des sommes en cause. Enfin, d’après une soumission présentée par l’entreprise ayant démoli la maison, l’enlèvement des matériaux de construction a coûté 62 500 SEK. La Cour considère que les pertes et frais précités ont un lien de causalité direct avec la violation constatée. Elle estime par ailleurs que bien que la requérante n’ait produit aucune estimation professionnelle de la maison initiale ni aucune preuve du paiement effectif des factures pertinentes, ces pertes et frais sont suffisamment documentés pour servir de base à l’évaluation de la somme à allouer. Se livrant à une appréciation globale sur la base des montants susmentionnés, la Cour juge approprié d’octroyer à la requérante 100 000euros (EUR) pour préjudice matériel.
En ce qui concerne le dommage moral allégué, la Cour estime que le constat de violation représente en soi une satisfaction équitable suffisante.
B.  Frais et dépens
69.  La requérante réclame 1 022 544 SEK pour les frais et dépens exposés durant les procédures internes. Ce montant englobe son propre travail, les honoraires de ses avocats, les frais de justice de la partie adverse qu’elle a été condamnée à payer, les débours liés au domaine de sa mère et certains frais administratifs. Par ailleurs, l’intéressée demande 250 000 SEK au titre des frais de justice engagés à l’occasion des procédures devant la Commission et la Cour, et 44 000 SEK pour son propre travail dans ce cadre.
70.  Le Gouvernement estime que dès lors qu’elles ont été exposées dans une procédure sans rapport avec la démolition effective de la maison de la requérante, certaines des dépenses dont la requérante réclame le remboursement ne doivent pas entrer en ligne de compte. Il considère par ailleurs que l’intéressée, qui était représentée par un conseil lors des procédures internes, ne peut réclamer à la fois le remboursement des honoraires de ce dernier et une somme censée couvrir le travail effectué par elle-même. Il relève enfin que la requérante n’a pas fourni de pièces justificatives pour les dépenses qu’elle dit avoir dû consentir ni présenté d’informations détaillées sur les heures de travail effectuées ou les tarifs horaires appliqués dans le cadre des procédures devant les organes de la Convention. Jugeant de nombreux points obscurs, il se dit incapable de prendre position sur aucun des éléments de ce volet.
71.  La Cour rappelle qu’au titre de l’article 41 de la Convention elle ne rembourse que les frais dont il est établi qu’ils ont été réellement exposés, qu’ils correspondaient à une nécessité et qu’ils sont d’un montant raisonnable (voir, entre autres, T.P. et K.M. c. Royaume-Uni [GC], no 28945/95, § 120, CEDH 2001-V). A cet égard, elle considère que plusieurs des chefs de la demande relative aux frais et dépens ne sont pas directement liés à la procédure ayant donné lieu en l’espèce à un constat de violation et relève l’absence de justificatifs pour de nombreux autres. Observant que la requérante a été admise au bénéfice de l’assistance judiciaire dans le cadre de la présente procédure, la Cour, statuant en équité et de manière globale, octroie à l’intéressée 25 000 EUR, taxe sur la valeur ajoutée comprise, pour ses frais et dépens.
C.  Intérêts moratoires
72.  La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.
PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,
1.  Dit qu’il y a eu violation de l’article 1 du Protocole no 1 ;
2.  Dit qu’il n’est pas nécessaire d’examiner le grief tiré de l’article 8 de la Convention ;
3.  Dit que le constat d’une violation fournit en soi une satisfaction équitable suffisante pour le dommage moral éventuellement subi par la requérante ;
4.  Dit
a)  que l’Etat défendeur doit verser à la requérante, dans les trois mois à compter du jour où l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, les sommes suivantes :
i.  100 000 EUR (cent mille euros) pour dommage matériel,
ii.  25 000 EUR (vingt-cinq mille euros) pour frais et dépens ;
b)  qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ces montants seront à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;
5.  Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.
Fait en anglais, puis communiqué par écrit le 24 juin 2003, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.
Michael O’Boyle Nicolas Bratza   Greffier Président
1.  9,10 SEK correspondent approximativement à 1 euro.
ARRÊT ALLARD c. SUÈDE
ARRÊT ALLARD c. SUÈDE 


Synthèse
Formation : Cour (quatrième section)
Numéro d'arrêt : 35179/97
Date de la décision : 24/06/2003
Type d'affaire : Arrêt (Au principal et satisfaction équitable)
Type de recours : Violation de P1-1 ; Dommage matériel - réparation pécuniaire ; Préjudice moral - constat de violation suffisant ; Remboursement partiel frais et dépens

Analyses

(Art. 8-2) PREVUE PAR LA LOI, (P1-1-1) PRIVATION DE PROPRIETE, (P1-1-1) UTILITE PUBLIQUE


Parties
Demandeurs : ALLARD
Défendeurs : SUEDE

Références :

Notice Hudoc


Origine de la décision
Date de l'import : 14/10/2011
Fonds documentaire ?: HUDOC
Identifiant URN:LEX : urn:lex;coe;cour.europeenne.droits.homme;arret;2003-06-24;35179.97 ?
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