La jurisprudence francophone des Cours suprêmes


recherche avancée

13/05/2004 | CEDH | N°74405/01

CEDH | TUTUNCU et AUTRES contre la TURQUIE


TROISIÈME SECTION
DÉCISION
SUR LA RECEVABILITÉ
de la requête no 74405/01  présentée par Yılmaz TÜTÜNCÜ et autres  contre la Turquie
La Cour européenne des Droits de l'Homme (troisième section), siégeant le 13 mai 2004 en une chambre composée de :
MM. G. Ress, président,    I. Cabral Barreto,    L. Caflisch,    R. Türmen,    J. Hedigan,    K. Traja,   Mme A. Gyulumyan, juges,  et de M. V. Berger, greffier de section,
Vu la requête susmentionnée introduite le 30 juillet 2001,
Vu les observations soumises p

ar le gouvernement défendeur et celles présentées en réponse par les requérants,
Après en avoir délibéré,...

TROISIÈME SECTION
DÉCISION
SUR LA RECEVABILITÉ
de la requête no 74405/01  présentée par Yılmaz TÜTÜNCÜ et autres  contre la Turquie
La Cour européenne des Droits de l'Homme (troisième section), siégeant le 13 mai 2004 en une chambre composée de :
MM. G. Ress, président,    I. Cabral Barreto,    L. Caflisch,    R. Türmen,    J. Hedigan,    K. Traja,   Mme A. Gyulumyan, juges,  et de M. V. Berger, greffier de section,
Vu la requête susmentionnée introduite le 30 juillet 2001,
Vu les observations soumises par le gouvernement défendeur et celles présentées en réponse par les requérants,
Après en avoir délibéré, rend la décision suivante :
EN FAIT
Les requérants, MM. Yılmaz Tütüncü, Mehmet Eneze et Nihat Yılmaz, sont des ressortissants turcs résidant à Diyarbakır. Ils sont représentés devant la Cour par Me S. Çınar, avocat à Diyarbakır.
A.  Les circonstances de l'espèce
Les faits de la cause, tels qu'ils ont été exposés par les parties, peuvent se résumer comme suit.
Les requérants travaillèrent comme employés à la ville de Diyarbakır (ci-après « la ville ») respectivement des 22 mai 1998, 8 avril 1997 et 17 juin 1998 au 4 mai 1999.
Par un arrêté du conseil municipal du 5 mai 1999, les requérants furent licenciés. La ville ne leur versa ni salaires ni indemnités de préavis et d'ancienneté.
Par la suite, les requérants intentèrent une action à l'encontre de la ville devant le tribunal du travail de Diyarbakır (İş Mahkemesi).
Par un jugement du 11 novembre 1999, le tribunal accorda à Yılmaz Tütüncü 604 507 000 livres turques (TRL) au titre du salaire, 88 182 000 TRL au titre des droits sociaux et 138 752 795 TRL à celui d'indemnité de préavis en sus des frais et dépens de la procédure et frais d'honoraires. De même, il accorda à Mehmet Eneze 787 730 000 TRL, 594 436 000 TRL et 367 913 000 TRL (175 182 070 TRL selon le Gouvernement), et à Nihat Yılmaz 557 606 000 TRL, 282 775 000 TRL et 138 752 000 TRL. Il assortit ces indemnités d'intérêts moratoires au taux légal.
Par la suite, les requérants entamèrent une procédure d'exécution forcée contre la ville pour que leur soient versées les indemnités en question.
A ce jour, les requérants n'ont toujours rien perçu.
Selon le Gouvernement, la loi de finance pour 1998 prévoyait que le ministre de l'Intérieur devait approuver la liste des employés temporaires appelés à travailler dans les municipalités.
Le 15 janvier 1999, par la circulaire no 10017, le ministre de l'Intérieur transféra ce pouvoir aux préfets. En application de ce décret, le préfet de Diyarbakır demanda aux municipalités de lui fournir la liste des employés temporaires. En réponse, la ville l'informa qu'entre le 2 janvier 1997 et le 20 octobre 1998, les candidatures des employés municipaux engagés n'avaient pas été approuvées, et, en conséquence, annula le contrat de 153 d'entre eux, dont les trois requérants, sans leur verser d'indemnités.
Les 5 octobre et 28 août 2000 respectivement, Nihat Yılmaz et Mehmet Eneze introduisirent une action et obtinrent la saisie du compte en banque et de certains biens immobiliers de la ville.
Le 3 février 2001, la ville demanda au juge de l'exécution l'annulation de la saisie ordonnée, au motif que les biens publics ne pouvaient être saisis.
Les 7 février et 4 avril 2001, sur le fondement de l'article 19 § 7 de la loi no 1580, le juge de l'exécution annula la saisie demandée par Nihat Yılmaz, au motif que les biens publics ne pouvaient faire l'objet d'une saisie.
Le 9 juin 2003, les requérants déposèrent une plainte devant le parquet de Diyarbakır contre la ville pour non-exécution de la décision rendue par le tribunal du travail de Diyarbakır, ainsi que pour abus de pouvoir. Cette plainte fut transmise au préfet puis au ministre de l'Intérieur, qui nomma un contrôleur.
Le 6 mai 2002, à la suite du rapport établi par ce contrôleur, le maire et le comptable municipal de Diyarbakır furent poursuivis pour abus de pouvoir, dans la mesure où ils n'auraient pas exécuté la décision du tribunal du travail ou auraient soumis son exécution à un marchandage incompatible avec leur fonction.
B.  Le droit interne pertinent
En vertu de l'article 82 de la loi no 2004 du 9 juin 1932 sur les voies d'exécution et la faillite (Icra ve Iflas Kanunu) et de l'article 19 de la loi no 1530 du 3 avril 1930 sur les communes (Belediyeler Kanunu), les biens appartenant à l'Etat et aux communes ainsi que les biens destinés à l'usage public ne peuvent faire l'objet d'une saisie (voir Gaganuş et autres c. Turquie, no 39335/98, § 18, 5 juin 2001).
GRIEFS
Invoquant l'article 1 du Protocole no 1, les requérants se plaignent du retard pris par la ville dans le paiement de leurs indemnités de licenciement et du préjudice résultant de l'érosion monétaire en raison du taux élevé de l'inflation et du taux des intérêts moratoires appliqué aux dettes de l'Etat.
Invoquant l'article 6 § 1 de la Convention, et bien qu'ils aient obtenu gain de cause, les requérants se plaignent qu'ils ne disposaient pas en droit interne de voie de recours efficace pour contraindre la ville à leur verser les indemnités obtenues suite à leur licenciement.
EN DROIT
1.  Les requérants se plaignent du retard pris par la ville dans le paiement de leurs indemnités de licenciement et de l'insuffisance du taux de l'intérêt moratoire appliqué aux dettes de l'Etat. Il invoque l'article 1 du Protocole no1, ainsi libellé :
« Toute personne physique ou morale a droit au respect de ses biens. Nul ne peut être privé de sa propriété que pour cause d'utilité publique et dans les conditions prévues par la loi et les principes généraux du droit international.
Les dispositions précédentes ne portent pas atteinte au droit que possèdent les Etats de mettre en vigueur les lois qu'ils jugent nécessaires pour réglementer l'usage des biens conformément à l'intérêt général ou pour assurer le paiement des impôts ou d'autres contributions ou des amendes. »
a)  Exceptions du Gouvernement
i.  Non-épuisement des voies de recours internes
En premier lieu, le Gouvernement soutient que les requérants n'ont pas épuisé les voies de recours internes. Il fait valoir que Nihat Yılmaz et Mehmet Eneze ont introduit une action en saisie sur les biens de la ville les 5 octobre et 28 août 2000 respectivement. Le 3 février 2001, à la demande de la ville, la saisie demandée par Nihat Yılmaz fut annulée, contrairement à celle pratiquée par Mehmet Eneze, car la ville n'en avait pas fait la demande. Le Gouvernement fait valoir que, sur le fondement de l'article 125 de la Constitution, les requérants avaient la possibilité d'introduire une action contre la ville devant les juridictions administratives. Il reconnaît qu'ils étaient en possession d'une décision de justice ordonnant à la ville de leur payer les indemnités de licenciement et que celle-ci a refusé de s'exécuter pour manque de liquidités. Il soutient que, sur le fondement des dispositions du code sur les voies d'exécution et la faillite, les intéressés auraient pu demander un certificat d'insolvabilité. Enfin, il ajoute que, sur le fondement des dispositions du code pénal, les requérants auraient pu introduire un recours en paiement contre la ville.
Les requérants contestent les arguments du Gouvernement.
La Cour rappelle qu'un requérant doit avoir fait un usage normal des recours internes vraisemblablement efficaces et suffisants. Lorsqu'une voie de recours a été utilisée, l'usage d'une voie dont le but est pratiquement le même n'est pas exigé (voir Hulki Güneş c. Turquie (déc.), no 28490/95, 9 octobre 2001, et Wójcik c. Pologne, no 26757/95, décision de la Commission du 7 juillet 1997, Décisions et rapports (DR) 90, p. 24).
En l'espèce, la Cour constate que les requérants ne disposaient pas en droit interne d'une voie de recours pour contraindre la ville à payer les indemnités fixées par la juridiction nationale. En effet, bien que les requérants eussent entamé une procédure d'exécution forcée, celle-ci n'avait aucune chance d'aboutir eu égard aux articles 82 de la loi no 2004 et 19 de la loi no 1530, qui interdisaient la saisie de biens publics. Ils ne pouvaient non plus introduire d'actions en dommages-intérêts pour une perte découlant du taux élevé de l'inflation, dans la mesure où le taux de l'intérêt moratoire pour les dettes de l'Etat est fixé par la loi (voir, mutatis mutandis, Akkuş c. Turquie, arrêt du 9 juillet 1997, Recueil des arrêts et décisions 1997-IV, p. 1317, § 36).
En conséquence, il convient de rejeter cette exception.
ii.  Incompétence ratione materiae
En second lieu, le Gouvernement fait valoir que la Convention et ses Protocoles ne garantissent pas les droits économiques et sociaux. L'article 1 du Protocole no 1 garantit le droit de propriété et non le droit à une indemnité d'ancienneté ni le droit à une indemnité de préavis qui seraient directement liées à la vie du travail.
Les requérants contestent les arguments du Gouvernement.
Dans la présente affaire, la Cour relève que les requérants font valoir que le montant des indemnités de licenciement accordées par un arrêté de la ville de Diyarbakır du 5 mai 1999 ne leur ont pas été versées car ils ne pouvaient pas forcer la ville à s'exécuter en raison d'un principe de droit bien établi découlant de la législation nationale d'après laquelle les biens publics ne sont pas saisissables.
La Cour rappelle que la notion de « biens » prévue par la première partie de l'article 1 du Protocole no 1 a une portée autonome qui ne se limite pas à la propriété de biens corporels et qui est indépendante par rapport aux qualifications formelles du droit interne : certains autres droits et intérêts constituant des actifs – par exemple des créances – peuvent aussi être considérées comme des « droits de propriété » et donc des « biens » aux fins de cette disposition. Il importe d'examiner si les circonstances de l'affaire, considérés dans leur ensemble, ont rendu le requérant titulaire d'un intérêt substantiel protégé par l'article 1 du Protocole no 1 (voir Beyeler c. Italie [GC], no 33202/96, § 100, CEDH 2000-I, et Broniowski c. Pologne (déc.) [GC], no 31443/96, CEDH 2002-X).
La Cour constate qu'en l'occurrence, il existe un lien direct entre, d'une part, le droit aux indemnités de licenciement et, d'autre part, le travail que les requérants ont fourni. En conséquence, ils jouissaient d'une part identifiable et exigible des sommes réclamées. La Cour estime que le droit aux indemnités de licenciement doit être considéré comme un droit de propriété dans la mesure où il est reconnu en droit national. Dès lors, ce droit  peut être qualifié de « bien » au sens de l'article 1 du Protocole no 1. Elle relève qu'en l'espèce les créances dont il s'agit sont actuelles et suffisamment établies pour être exigibles. Il ressort des faits de la cause, non contestés par le Gouvernement d'ailleurs, que les requérants s'étaient vu allouer des indemnités et sont donc titulaires d'un droit de créance contre la ville de Diyarbakır (voir, mutatis mutandis, Agneessens c. Belgique, no 12164/86, décision de la Commission du 12 octobre 1988, DR 63, et Raffineries grecques Stran et Stratis Andreadis c. Grèce, arrêt du 9 décembre 1994, série A no 301-B, § 59). La Cour note en outre que, forts de leur droit de créance, les requérants ont exercé une action devant les autorités nationales compétentes en vue de recouvrir leur droit de propriété, à savoir leurs indemnités de licenciement.
Partant, les indemnités litigieuses constituent un « bien » au sens du Protocole no 1. Dès lors, il convient de rejeter l'exception du Gouvernement.
b)  Bien-fondé du grief
Le Gouvernement fait valoir que le droit de propriété peut être soumis à des restrictions ou limitations fondées sur l'intérêt public. Il rappelle que le droit de propriété des requérants a été confirmé par les autorités nationales et qu'en l'espèce, le litige concerne les difficultés financières de la ville de Diyarbakır. Celle-ci a reconnu que les requérants, tout comme les autres employés licenciés, avaient une créance valable. Après négociation, certains des employés licenciés ont reçu un paiement par tranches. Il soutient, par ailleurs, que le taux d'intérêt applicable était supérieur à l'inflation, bien qu'en même temps, le Gouvernement eût mis en place une politique de lutte contre l'inflation. Se référant à la jurisprudence de la Cour, il fait valoir que l'article 1 du Protocole no 1 ne prévoit pas une compensation intégrale en toutes circonstances lorsque des objectifs légitimes « d'utilité publique », tels qu'en poursuivent des mesures de réforme économique ou de justice sociale, peuvent militer pour un remboursement inférieur à la pleine valeur marchande.
La Cour estime, à la lumière de l'ensemble des arguments des parties, que ce grief pose de sérieuses questions de fait et de droit qui ne peuvent être résolues à ce stade de l'examen de la requête, mais nécessitent un examen au fond ; il s'ensuit que ce grief ne saurait être déclaré manifestement mal fondé, au sens de l'article 35 § 3 de la Convention. Aucun autre motif d'irrecevabilité n'a été relevé.
2.  Les requérants se plaignent qu'ils ne disposaient pas en droit interne de voie de recours efficace pour contraindre la ville à leur verser leurs indemnités de licenciement. Ils invoquent l'article 6 de la Convention. La Cour décide d'examiner ce grief sous l'angle de l'article 13 de la Convention, ainsi libellé :
« Toute personne dont les droits et libertés reconnus dans la (...) Convention ont été violés, a droit à l'octroi d'un recours effectif devant une instance nationale, alors même que la violation aurait été commise par des personnes agissant dans l'exercice de leurs fonctions officielles. »
Le Gouvernement ne se prononce pas.
La Cour estime, à la lumière de l'ensemble des arguments des parties, que ce grief pose de sérieuses questions de fait et de droit qui ne peuvent être résolues à ce stade de l'examen de la requête, mais nécessitent un examen au fond ; il s'ensuit que ce grief ne saurait être déclaré manifestement mal fondé, au sens de l'article 35 § 3 de la Convention. Aucun autre motif d'irrecevabilité n'a été relevé.
Par ces motifs, la Cour, à l'unanimité,
Déclare la requête recevable, tous moyens de fond réservés.
Vincent Berger Georg Ress   Greffier Président
DÉCISION TÜTÜNCÜ ET AUTRES c. TURQUIE
DÉCISION TÜTÜNCÜ ET AUTRES c. TURQUIE 


Synthèse
Formation : Irrecevable
Numéro d'arrêt : 74405/01
Date de la décision : 13/05/2004
Type d'affaire : Decision
Type de recours : Autriche ; Belgique ; Danemark ; Finlande ; France ; Allemagne ; Grèce ; Irlande ; Italie ; Luxembourg ; Pays-Bas ; Portugal ; Espagne ; Suède ; Royaume-Uni

Parties
Demandeurs : TUTUNCU et AUTRES
Défendeurs : la TURQUIE

Références :

Notice Hudoc


Origine de la décision
Date de l'import : 14/10/2011
Fonds documentaire ?: HUDOC
Identifiant URN:LEX : urn:lex;coe;cour.europeenne.droits.homme;arret;2004-05-13;74405.01 ?
Association des cours judiciaires suprmes francophones
Organisation internationale de la francophonie
Juricaf est un projet de l'AHJUCAF, l'association des Cours suprêmes judiciaires francophones. Il est soutenu par l'Organisation Internationale de la Francophonie. Juricaf est un projet de l'AHJUCAF, l'association des Cours suprêmes judiciaires francophones. Il est soutenu par l'Organisation Internationale de la Francophonie.
Logo iall 2012 website award