La jurisprudence francophone des Cours suprêmes


recherche avancée

11/04/2006 | CEDH | N°56550/00

CEDH | MOLKA c. POLOGNE


[TRADUCTION]
EN FAIT
Le requérant, M. Antoni Mółka, est un ressortissant polonais né en 1957 et résidant à Nowy Sącz. Il a été représenté devant la Cour par Me P. Sendecki, avocat à Lublin. Le gouvernement défendeur a été représenté par son agent, M. J. Wołąsiewicz, du ministère des Affaires étrangères.
A.  Les circonstances de l’espèce
Les faits de la cause, tels qu’ils ont été exposés par les parties, peuvent se résumer comme suit.
Atteint d’un grave dysfonctionnement des membres, le requérant est confiné dans un fau

teuil roulant.
Le 11 octobre 1998, sa mère le conduisit à un bureau de vote de Nowy Sącz, où il v...

[TRADUCTION]
EN FAIT
Le requérant, M. Antoni Mółka, est un ressortissant polonais né en 1957 et résidant à Nowy Sącz. Il a été représenté devant la Cour par Me P. Sendecki, avocat à Lublin. Le gouvernement défendeur a été représenté par son agent, M. J. Wołąsiewicz, du ministère des Affaires étrangères.
A.  Les circonstances de l’espèce
Les faits de la cause, tels qu’ils ont été exposés par les parties, peuvent se résumer comme suit.
Atteint d’un grave dysfonctionnement des membres, le requérant est confiné dans un fauteuil roulant.
Le 11 octobre 1998, sa mère le conduisit à un bureau de vote de Nowy Sącz, où il voulait voter à l’occasion des élections des conseils municipaux, des conseils de district et des assemblées régionales (wybory do rad gmin, rad powiatów i sejmików województw). La mère du requérant pria le président de la commission électorale locale soit de montrer à l’intéressé – qui attendait, dans son fauteuil roulant, à l’extérieur du bureau de vote – comment il pouvait entrer, soit de donner à celui-ci un bulletin de vote. Le président informa la mère du requérant que celui-ci ne pouvait pas voter, dès lors qu’il n’était pas permis d’emporter des bulletins hors du local abritant le bureau de vote et que lui-même n’avait pas l’intention de porter le requérant à l’intérieur du bureau. M. Mółka rentra chez lui sans avoir voté.
Le même jour à 17 heures, c’est-à-dire trois heures avant la fermeture des bureaux de vote, il téléphona à la commission électorale municipale (Miejska Komisja Wyborcza) pour protester contre le fait que l’on avait refusé de le laisser voter. Il demanda également qu’on l’aidât à participer au scrutin. On l’informa toutefois que la commission électorale locale avait agi conformément à la loi du 16 juillet 1998 sur les élections des conseils municipaux, des conseils de district et des assemblées régionales (Ordynacja wyborcza do rad gmin, rad powiatów i sejmików województw – « la loi sur les élections locales ») et on lui conseilla de prendre ses dispositions afin d’obtenir de l’aide pour pouvoir entrer dans les locaux du bureau de vote.
Le 14 novembre 1998, le requérant déposa une plainte électorale (protest wyborczy) auprès du tribunal régional (Sąd Wojewódzki) de Nowy Sącz. Il estimait avoir été privé illégalement de son droit de vote. Il souligna que pour se rendre au bureau de vote il avait dû déployer des efforts considérables, obtenir l’aide de tiers et engager des frais. Il terminait ainsi ses observations :
« J’insiste sur le fait que je n’aurais pu être transporté à l’intérieur que sur une civière (je n’en disposais pas) et que de toute manière aucune personne handicapée n’aurait accepté pareille solution en raison du sentiment d’embarras. Me transporter en haut des escaliers était également impossible car, avec moi dessus, [mon] fauteuil électrique pèse environ 200 kg et ne peut être porté.
Etant donné qu’il y a en Pologne 5 millions de personnes atteintes d’un handicap physique, on peut supposer que mon cas n’était pas un cas isolé et que le fait de rendre impossible le vote des intéressés en négligeant d’adapter à leur intention les bureaux de vote peut avoir un impact crucial sur le taux de participation et sur le résultat des élections. »
Par une lettre du 20 octobre 1998, le tribunal régional de Nowy Sącz demanda au requérant si sa plainte concernait la validité des élections ou s’il sollicitait la modification de la législation pertinente.
Le 26 octobre 1998, le requérant informa le tribunal en question que sa plainte électorale tenait au fait qu’il avait été privé de son droit de vote à la date du 11 octobre 1998. Il invoqua l’article 5 de la loi sur les élections locales, qui disposait que tout citoyen polonais a le droit de voter.
Le 30 octobre 1998, le tribunal régional de Nowy Sącz refusa d’examiner la plainte électorale du requérant, estimant que celle-ci ne relevait pas du « domaine couvert » par une plainte électorale. Le 23 novembre 1998, l’intéressé fit appel de cette décision auprès de la cour d’appel (Sąd Apelacyjny) de Cracovie.
Le 5 janvier 1999, la cour d’appel accueillit le recours du requérant, annula la décision du 30 octobre 1998 et renvoya l’affaire au tribunal régional de Nowy Sącz.
Le 12 mars 1999, ledit tribunal rejeta la plainte électorale de l’intéressé. Il observa que celui-ci avait supposé qu’un bulletin allait lui être remis, puis être glissé dans l’urne par sa mère, mais que le président de la commission électorale locale et la commission électorale municipale avaient informé l’intéressé que la loi sur les élections locales n’autorisait pas pareille solution. Le tribunal releva également que le requérant n’avait pas envisagé la possibilité d’entrer dans le bureau de vote avec l’aide de tiers, sur une civière ou dans un fauteuil roulant, parce qu’il avait trouvé une telle option embarrassante et dégradante. Le tribunal jugea :
« Le grief général du plaignant selon lequel les « organisateurs du scrutin » auraient dû lui donner la possibilité d’entrer dans le bureau de vote (...) ne relève pas du champ d’application juridique d’une plainte électorale (...), car aucune disposition de la loi sur les élections locales n’impose pareille obligation aux commissions électorales ; au contraire, l’article 46 de la loi exclut une telle aide.
Tout handicap a, en soi, un effet restrictif sur différents aspects de la vie privée et de la vie publique. C’est pourquoi un citoyen handicapé rencontre des difficultés dans l’exercice de ses droits. Les pouvoirs publics ne sont pas à même d’éliminer toutes ces difficultés. [Il n’y a] pas de disposition de loi ou de disposition supérieure à la loi qui exige [l’élimination de ces difficultés], même s’il existe des dispositions concernant les personnes handicapées (l’article 69 de la Constitution de la République de Pologne, l’article 14 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (...) – laquelle fait partie de notre ordre juridique –, et l’article 3 du Protocole no 1 à la Convention (...)).
Le plaignant savait qu’il avait un handicap, et dès lors il avait une obligation spécifique de se renseigner, avant la date du scrutin, au sujet de ses propres droits et des restrictions découlant de la loi sur les élections locales. La méconnaissance de la loi – surtout d’une loi si importante – ne saurait servir d’excuse à quiconque. Si le plaignant avait été au fait de la loi, il n’aurait pas pensé que l’on allait enfreindre celle-ci pour le laisser voter. Il aurait fait le nécessaire afin de se faire aider de tiers pour pouvoir participer au scrutin (...). Comme nous l’avons souligné plus haut, un handicap constitue toujours une restriction. Dès lors, l’argument du plaignant selon lequel il n’a pas envisagé la possibilité de se faire transporter dans le bureau de vote par des tiers parce que cela aurait été embarrassant pour lui ne saurait étayer son affirmation selon laquelle des raisons indépendantes de sa volonté l’ont empêché de voter. Puisque le plaignant a été mis dans une voiture, ce probablement par des tiers, il aurait pu être transporté par ces mêmes personnes, par exemple sur une chaise (...) »
Le requérant contesta la décision du 12 mars 1999 auprès de la cour d’appel de Cracovie. Dans son appel, il fit valoir que :
« Mon intention de participer au scrutin était l’unique objet de ma présence au bureau de vote (...) Je ne connaissais pas dans les détails la loi sur les élections locales, et pensais que j’allais pouvoir voter de la même manière que je l’avais fait précédemment (le bulletin m’est remis au bas de l’escalier, je le coche, puis un membre de ma famille le glisse dans l’urne). Cette fois-là, cependant, il est apparu que le vote d’une personne handicapée allait passer pour une infraction à la législation électorale. (...)
Le tribunal régional de Nowy Sącz n’a pas tenu compte de ma bonne volonté et de mon civisme, et a indiqué plusieurs autres solutions que j’aurais dû selon lui mettre en œuvre. [Le tribunal] a essayé d’établir que j’aurais pu et dû résoudre moi-même tous ces problèmes. (...) L’article 5 de la loi sur les élections locales dispose que « (...) tout citoyen polonais a le droit de voter (...) ». [Il] n’impose à la personne handicapée aucune obligation supplémentaire à remplir avant (...) d’entrer dans le bureau de vote.
Je ne connais aucun organe qui offrirait des « services électoraux » en proposant une civière. (...) Utiliser une civière comme le préconise le tribunal rendrait le vote grotesque.
En avançant que le problème aurait pu être résolu avec l’assistance de tiers, le tribunal n’a pas pris en compte le fait que ces tiers auraient pu refuser d’aider ou ne pas y parvenir (même en utilisant une chaise, vu la sévérité de mon handicap (...)), ni le fait qu’il pouvait y avoir un risque de blessures pour les personnes qui aidaient ou celle qui se faisait aider, ou encore le fait qu’il aurait pu n’y avoir personne aux alentours pour apporter son assistance. Dans ce type de situation, la solution courante consiste à doter le bâtiment concerné d’une rampe d’accès ou d’un ascenseur (...) Même le bureau de vote en question aurait pu être équipé d’une telle rampe pour une somme modeste (en regard du coût de la campagne électorale).
J’ai lu plusieurs fois, avec incrédulité, le raisonnement suivi dans le jugement du tribunal régional de Nowy Sącz, selon lequel « [t]out handicap a, en soi, un effet restrictif sur différents aspects de la vie privée et de la vie publique. C’est pourquoi un citoyen handicapé rencontre des difficultés dans l’exercice de ses droits ». A mon sens, cet étrange raisonnement (...) compromet l’institution qui protège la justice sociale. Par ce raisonnement, le tribunal régional de Nowy Sącz donne un aperçu de la situation d’une personne handicapée dans la société polonaise. En raisonnant ainsi, on risque de priver les personnes handicapées de plusieurs de leurs droits civiques. Cela ne cadre guère avec la manière dont le handicap est perçu dans l’ensemble des autres pays démocratiques. Une question se pose ici : le droit pénal, le droit fiscal ou les règles en matière de circulation routière peuvent-ils aussi s’appliquer de manière limitée aux personnes handicapées ?
L’Etat polonais impose à ses citoyens un certain nombre d’obligations (...) En revanche, il donne à chacun d’entre eux le droit de voter, et par là même la possibilité d’influer sur la vie publique. Il s’agit d’un droit fondamental dans tout Etat démocratique, et l’on se trouve là au cœur même de la démocratie. (...) »
Le 29 avril 1999, la cour d’appel de Cracovie rejeta l’appel du requérant. Elle approuva la conclusion du tribunal régional selon laquelle la cause de l’intéressé ne révélait pas une infraction à la loi sur les élections locales.
B.  Le droit interne et international pertinent
1.  Les dispositions constitutionnelles pertinentes
L’article 10 de la Constitution dispose :
« 1.  Le régime politique de la République de Pologne a pour fondement la séparation et l’équilibre entre les pouvoirs législatif, exécutif et judiciaire.
2.  La Diète et le Sénat exercent le pouvoir législatif, le président de la République et le Conseil des ministres exercent le pouvoir exécutif, les cours et tribunaux exercent le pouvoir judiciaire. »
L’article 69 de la Constitution est ainsi libellé :
« Les pouvoirs publics accordent, en vertu de la loi, une aide aux personnes handicapées en matière de moyens d’existence, de formation professionnelle et de communication sociale. »
Le titre III de la Constitution, intitulé « Les sources du droit », commence par l’article 87, qui se lit ainsi :
« 1.  La Constitution, les lois, les traités internationaux ratifiés et les règlements sont les sources du droit obligatoires erga omnes en République de Pologne.
2.  Les textes de portée locale [akty prawa miejscowego] sont les sources du droit obligatoires erga omnes en République de Pologne, dans la circonscription des organes [des collectivités territoriales] qui les ont adoptés. »
La dernière disposition du titre III est l’article 94, qui est ainsi libellé :
« Les organes des collectivités territoriales et les organes territoriaux de l’administration gouvernementale adoptent, en vertu et dans les limites des délégations contenues dans la loi, des textes applicables dans leurs circonscriptions. Les principes et la procédure, conformément auxquels ces actes sont édictés, sont prévus par la loi. »
Le titre IV, intitulé « La Diète et le Sénat », débute par l’article 95, qui dispose :
« 1.  La Diète et le Sénat exercent en République de Pologne le pouvoir législatif.
2.  La Diète exerce le contrôle de l’activité du Conseil des ministres. L’étendue de ce contrôle est définie par les dispositions de la Constitution et des lois. »
Le titre VII, intitulé « Des collectivités territoriales », contient les dispositions suivantes :
« Article 163
Les collectivités territoriales accomplissent les missions publiques qui ne sont pas réservées par la Constitution ou par les lois aux organes des autres pouvoirs publics.
Article 164
1.  La commune [gmina] est la collectivité territoriale de base.
2.  Les autres collectivités régionales, ou locales et régionales, sont définies par la loi.
3.  La commune accomplit toutes les missions des collectivités territoriales qui ne sont pas réservées à d’autres collectivités territoriales.
Article 165
1.  Les collectivités territoriales ont la personnalité morale. Elles bénéficient du droit de propriété et des autres droits patrimoniaux.
2.  L’autonomie de la collectivité territoriale bénéficie de la protection juridictionnelle.
Article 166
1.  La collectivité territoriale accomplit, en tant que mission propre, les missions publiques dont le but est la satisfaction des besoins de la collectivité.
2.  Les collectivités territoriales peuvent accomplir d’autres missions publiques en vertu d’une délégation législative, si tels sont les besoins fondamentaux de l’Etat. La loi définit la procédure de transfert et les modalités d’accomplissement de ces compétences déléguées.
3.  Le juge administratif tranche les conflits de compétence entre les organes des collectivités territoriales et ceux de l’administration gouvernementale.
Article 167
1.  La participation à la répartition des recettes publiques est garantie aux collectivités territoriales proportionnellement aux missions qui leur appartiennent.
2.  Les revenus propres, les subventions générales et les dotations du budget de l’Etat à affectation spéciale constituent les ressources des collectivités territoriales.
3.  Les sources de revenus des collectivités territoriales sont définies par la loi.
4.  Les changements dans le domaine des missions et des attributions des collectivités territoriales entraînent des modifications dans la répartition des recettes publiques.
Article 168
Les collectivités territoriales ont le droit de fixer le montant des impôts et taxes locaux dans les limites prévues par la loi.
Article 169
1.  Les collectivités territoriales accomplissent leurs missions par l’intermédiaire d’organes délibérants et exécutifs.
2.  Les organes délibérants sont élus au suffrage universel, égal, direct et au scrutin secret. Les principes et la procédure de présentation des candidats et de déroulement des élections, ainsi que les conditions de validité de l’élection, sont prévus par la loi.
3.  Les principes et la procédure d’élection et de révocation des organes exécutifs des collectivités territoriales sont définis par la loi.
4.  Les organes délibérants déterminent, dans les limites prévues par la loi, l’organisation interne des collectivités territoriales.
Article 170
Les membres de la collectivité territoriale peuvent décider, par voie de référendum, des questions relatives à la collectivité, notamment la dissolution de l’organe de la collectivité territoriale élu au suffrage direct. Les principes et la procédure du référendum local sont définis par la loi.
Article 171
1.  L’activité des collectivités territoriales est soumise au contrôle de légalité.
2.  Le président du Conseil des ministres et les voïvodes, ainsi que les chambres régionales des comptes dans le domaine des finances, sont les organes de contrôle de l’activité des collectivités territoriales.
3.  La Diète peut dissoudre, à la demande du président du Conseil des ministres, l’organe délibérant d’une collectivité territoriale, si celui-ci porte une atteinte flagrante à la Constitution ou à la loi.
Article 172
1.  Les collectivités territoriales peuvent s’associer.
2.  Les collectivités territoriales ont le droit d’adhérer aux associations internationales de collectivités locales et régionales et de coopérer avec les collectivités locales et régionales des autres pays.
3.  Les principes relatifs à l’exercice des droits visés au premier et au deuxième alinéa par les collectivités territoriales sont prévus par la loi. »
2.  La commune (loi du 8 mars 1990)
La commune (gmina) est la collectivité territoriale de base en Pologne. L’article 6 § 1 de la loi du 8 mars 1990 dispose :
« La commune est responsable de toutes les questions publiques locales que la loi n’attribue pas à d’autres organes. »
L’article 18 § 1 est  ainsi libellé :
« Le conseil municipal [rada gminy] est responsable de toute question relevant de la compétence d’une commune, sauf disposition contraire de la loi. »
En vertu de l’article 18 § 2, les compétences exclusives du conseil municipal incluent notamment l’adoption du budget, du plan d’urbanisme et de plans économiques, la fiscalité et les résolutions concernant les finances de la commune.
3.  Le district (loi du 5 juin 1998)
Le district (powiat) est la collectivité territoriale de deuxième niveau. Selon l’article 4 de la loi du 5 juin 1998, un district est responsable des questions qui ne relèvent pas de la compétence de la commune et qui concernent, notamment, l’éducation, le service de santé publique, la sécurité sociale, les transports publics, la culture, la protection de l’environnement, l’agriculture, l’ordre public, la protection des consommateurs et la défense.
L’article 12 indique que les compétences exclusives du conseil de district (rada powiatu) englobent notamment l’adoption de textes de portée locale ainsi que du budget, la fiscalité et les résolutions relatives aux finances du district.
4.  La région (loi du 5 juin 1998)
La Pologne compte seize régions (wojewόdztwo). L’article 11 de la loi du 5 juin 1998 dispose que l’administration régionale élabore une stratégie de développement pour la région. Selon l’article 18, les compétences exclusives de l’assemblée régionale (sejmik wojewόdztwa) englobent notamment l’adoption de textes de portée locale, du plan d’urbanisme, du budget et de résolutions concernant les finances de la région.
5.  Dispositions relatives à l’exercice du droit de vote par les personnes handicapées
a)  Les élections locales
En son passage pertinent, l’article 46 de la loi du 16 juillet 1998 sur les élections des conseils municipaux, des conseils de district et des assemblées régionales (Ordynacja wyborcza do rad gmin, rad powiatów i sejmików województw – « la loi sur les élections locales ») dispose :
« Pour voter, un électeur handicapé peut à sa demande se faire assister par un tiers, autre qu’un membre de la commission [électorale] ou qu’un observateur [mężowie zaufania]. »
b)  Les élections législatives
A l’époque pertinente, l’article 40 de la loi du 28 mai 1993 sur les élections à la Diète de la République de Pologne (Ordynacja wyborcza do Sejmu Rzeczypospolitej Polskiej) disposait :
« Pour voter, un électeur handicapé peut à sa demande se faire assister par un tiers, autre qu’un observateur. »
La loi postérieure (du 12 avril 2001) sur les élections à la Diète et au Sénat de la République de Pologne (Ordynacja wyborcza do Sejmu Rzeczypospolitej Polskiej i do Senatu Rzeczypospolitej Polskiej) contient pour la première fois des dispositions concernant spécifiquement l’exercice du droit de vote par les personnes handicapées. L’article 52 § 2 in fine est ainsi libellé :
« Les locaux désignés comme étant les bureaux des commissions électorales régionales et locales doivent être faciles d’accès pour les personnes handicapées. »
L’article 53 § 1 énonce :
« Le maire prévoit pour les commissions électorales locales des locaux adaptés aux besoins des électeurs handicapés. »
Il dispose également que toute commune doit comporter au moins une commission électorale locale pourvue de locaux adaptés aux besoins des personnes handicapées.
c)  Les élections présidentielles
L’article 54 de la loi du 27 septembre 1990 sur l’élection du président de la République de Pologne (ustawa o wyborze Prezydenta Rzeczypospolitej Polskiej) contient une disposition similaire à l’article 46 de la loi sur les élections locales (voir ci-dessus).
6.  La loi sur la construction
L’article 5 de la loi du 7 juillet 1994 sur la construction (Prawo budowlane), qui est entrée en vigueur le 1er janvier 1995, exige notamment que les bâtiments publics et les immeubles construits après cette date remplissent les conditions nécessaires à leur utilisation par les personnes handicapées, en particulier celles qui se déplacent en fauteuil roulant.
7.  Textes du Conseil de l’Europe
a)  La Recommandation no R (92) 6 du Comité des Ministres du 9 avril 1992 relative à une politique cohérente pour les personnes handicapées incite les Etats membres du Conseil de l’Europe à « garantir le droit de la personne handicapée à une vie autonome et à l’intégration dans la société, et [à] reconnaître le devoir de la société d’assurer ce droit », afin que les personnes handicapées bénéficient de l’« égalité des chances ». L’action des pouvoirs publics doit viser, entre autres, à permettre aux personnes handicapées de « jouir d’une mobilité aussi étendue que possible, leur permettant notamment d’accéder aux bâtiments et aux moyens de transport », et de « jouer dans la société un rôle à part entière et [de] participer aux activités économiques, sociales, de loisirs, récréationnelles et culturelles ».
En ce qui concerne plus particulièrement l’intégration sociale, aux termes de la Recommandation no R (92) 6 :
« La législation doit tenir compte des droits des personnes handicapées et favoriser, dans la mesure du possible, leur participation à la vie civile. Dans le cas où des personnes handicapées ne sont pas en mesure d’exercer pleinement leurs droits de citoyens, il faudrait les aider à participer au maximum à la vie civile, en leur assurant le concours d’autrui et en prenant des mesures appropriées. »
b)  Par ailleurs, la Recommandation 1185 (1992) relative aux politiques de réadaptation pour les personnes ayant un handicap (adoptée le 7 mai 1992 par l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe) souligne notamment : « Nos sociétés ont le devoir d’adapter leurs normes aux besoins spécifiques des personnes handicapées pour leur garantir une vie autonome ». Dans ce but, les gouvernements et les autorités compétentes sont invités à « rechercher et encourager une participation effective et active des personnes handicapées à la vie (...) communautaire et sociale » et, à cette fin, à s’attacher à « la suppression des frontières architecturales ».
c)  Quant à la Charte sociale européenne révisée, adoptée le 3 avril 1996 par le Comité des Ministres et ouverte à la signature le 3 mai 19961, elle dispose en son article 15, intitulé « Droit des personnes handicapées à l’autonomie, à l’intégration sociale et à la participation à la vie de la communauté » :
« En vue de garantir aux personnes handicapées, quel que soit leur âge, la nature et l’origine de leur handicap, l’exercice effectif du droit à l’autonomie, à l’intégration sociale et à la participation à la vie de la communauté, les Parties s’engagent notamment :
3.  à favoriser leur pleine intégration et participation à la vie sociale, notamment par des mesures, y compris des aides techniques, visant à surmonter des obstacles à la communication et à la mobilité et à leur permettre d’accéder aux transports, au logement, aux activités culturelles et aux loisirs. »
d)  La Recommandation Rec(2006)5 du Comité des Ministres du 5 avril 2006 sur le Plan d’action du Conseil de l’Europe pour la promotion des droits et de la pleine participation des personnes handicapées à la société : améliorer la qualité de vie des personnes handicapées en Europe 2006-2015 définit un ensemble complet d’objectifs et d’actions spécifiques que les Etats membres devraient mettre en œuvre dans ce domaine.
En ce qui concerne la participation à la vie politique et publique, la recommandation déclare :
« La participation de tous les citoyens à la vie politique et publique et au processus démocratique est essentielle pour le développement des sociétés démocratiques. La société doit refléter la diversité de ses citoyens et tirer profit de leurs expériences et de leurs connaissances multiples. C’est pourquoi il est important que les personnes handicapées puissent exercer leur droit de vote et participer à de telles activités. »
Par ailleurs, elle recommande aux Etats membres, notamment, de « veiller à ce que les procédures et les bureaux de vote soient adaptés et accessibles aux personnes handicapées afin qu’elles puissent exercer leurs droits démocratiques, et autoriser, si nécessaire, un dispositif d’assistance au vote. »
GRIEFS
1.  Invoquant l’article 6 de la Convention, le requérant se plaint du caractère selon lui inéquitable de la procédure judiciaire engagée par lui.
2.  De plus, il allègue avoir été privé de son droit de vote en raison de son handicap et estime que les circonstances de la cause révèlent une violation de l’article 3 du Protocole no 1 et de l’article 14 de la Convention.
3.  En outre, la Cour soulève de sa propre initiative une question sous l’angle de l’article 8 de la Convention.
EN DROIT
A.  Article 6 de la Convention
Le requérant se plaint du caractère selon lui inéquitable de la procédure judiciaire engagée par lui. Il invoque l’article 6 de la Convention, dont le passage pertinent est ainsi libellé :
« 1.  Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement, publiquement et dans un délai raisonnable, par un tribunal indépendant et impartial, établi par la loi, qui décidera (...) des contestations sur ses droits et obligations de caractère civil (...) »
La Cour relève que dans la procédure judiciaire litigieuse le tribunal était invité à se prononcer sur la plainte électorale dans laquelle le requérant protestait contre le fait qu’il avait été privé de son droit de voter lors d’un scrutin local.
La Cour considère qu’il s’agissait de statuer sur les droits de caractère politique du requérant et non sur ses droits « de caractère civil » au sens de l’article 6 de la Convention (concernant les élections locales, voir Cherepkov c. Russie (déc.), no 51501/99, CEDH 2000-I, et, s’agissant des élections législatives, Pierre-Bloch c. France, 21 octobre 1997, § 50, Recueil des arrêts et décisions 1997-VI). En conséquence, l’article 6 ne trouve pas à s’appliquer en l’espèce.
Il en résulte que cette partie de la requête est incompatible ratione materiae avec les dispositions de la Convention, au sens de l’article 35 § 3 de celle-ci, et doit être rejetée en application de l’article 35 § 4.
B.  Article 3 du Protocole no 1
Le requérant allègue par ailleurs la violation de l’article 3 du Protocole no 1, qui est ainsi libellé :
« Les Hautes Parties contractantes s’engagent à organiser, à des intervalles raisonnables, des élections libres au scrutin secret, dans les conditions qui assurent la libre expression de l’opinion du peuple sur le choix du corps législatif. »
1.  Observations du Gouvernement
Le Gouvernement souligne que l’article 3 du Protocole no 1 ne s’applique que pour ce qui concerne les élections des corps législatifs. A ses yeux, les conseils municipaux (rady gmin), les conseils de district (rady powiatów) et les assemblées régionales (sejmiki województw) ne sauraient passer pour des « corps législatifs » au sens de l’article 3 du Protocole no 1.
Le Gouvernement rappelle que la question de l’applicabilité de l’article 3 du Protocole no 1 aux scrutins concernant des collectivités territoriales a déjà été examinée par la Commission européenne des droits de l’homme. Il renvoie notamment à l’affaire X c. Royaume-Uni (no 5155/71, décision de la Commission du 12 juillet 1976, Décisions et rapports (DR) 6, p. 13), dans laquelle, se penchant sur le statut des pouvoirs locaux en Irlande du Nord, la Commission a fait observer que « dans la mesure où ces autorités locales ont des compétences « législatives », celles-ci n’excèdent pas un pouvoir de faire des règlements applicables dans les limites territoriales de leur juridiction, ce pouvoir étant strictement limité par la loi et ne pouvant s’exercer que conformément à des compétences octroyées par le Parlement ». Le Gouvernement s’appuie également sur la décision Booth-Clibborn et autres c. Royaume-Uni (no 11391/85, décision de la Commission du 5 juillet 1985, DR 43, p. 261), dans laquelle la Commission a jugé que les conseils métropolitains de comté « ne détiennent pas un pouvoir de décision primaire et [que] les compétences qui leur ont été déléguées sont définies par le Parlement du Royaume-Uni et exercées sous le contrôle ultime de ce dernier ».
Le Gouvernement ajoute que, si les organes des collectivités territoriales ne peuvent passer pour des « corps législatifs » au sens de l’article 3 du Protocole no 1, la Commission a néanmoins jugé cette disposition applicable aux scrutins des parlements locaux des Etats fédéraux, dans des affaires qui concernaient les Länder autrichiens et allemands (X c. Autriche, no 7008/75, décision de la Commission du 12 juillet 1976, DR 6, p. 120, et Timke c. Allemagne, no 27311/95, décision de la Commission du 11 septembre 1995, DR 82-B, p. 158).
Compte tenu de la jurisprudence susmentionnée et du fait que la Pologne est un Etat unitaire (voir l’article 3 de la Constitution), le Gouvernement considère que les organes des collectivités territoriales polonaises ne font pas partie intégrante du pouvoir législatif du pays.
Par ailleurs, le Gouvernement souligne le caractère délégué et secondaire des pouvoirs normatifs que possèdent les collectivités territoriales. Il renvoie à l’article 95 de la Constitution polonaise, lequel énonce clairement que le pouvoir législatif est exercé par la Diète et le Sénat, et il soutient qu’aucun autre organe national ne s’est vu conférer la compétence pour l’adoption de lois. En conséquence, dans le cadre de la structure constitutionnelle polonaise, les organes des collectivités territoriales ne sauraient passer pour des « corps législatifs » dès lors qu’ils ne peuvent adopter de lois.
Le Gouvernement fait également observer qu’en vertu de l’article 87 § 2 de la Constitution polonaise, les collectivités territoriales peuvent adopter des « textes de portée locale » (akty prawa miejscowego). Dotés d’une valeur obligatoire uniquement sur le territoire d’une commune, d’un district ou d’une région donnés, ces textes peuvent être adoptés dans les limites des délégations contenues dans la loi (article 94 de la Constitution). Il s’ensuit, selon le Gouvernement, que tout pouvoir normatif d’une collectivité territoriale repose sur des normes légales et se trouve limité par celles-ci. Le Gouvernement soutient encore que, selon l’article 163 de la Constitution, les collectivités territoriales accomplissent les missions publiques qui ne sont pas réservées par la Constitution ou par les lois aux organes des autres pouvoirs publics.
Il arguë en outre que la portée limitée des pouvoirs normatifs exercés par les organes délibérants des collectivités territoriales ne permettent pas de considérer ceux-ci comme des « corps législatifs ». Plus particulièrement, la portée des pouvoirs normatifs conférés à la collectivité territoriale est restreinte de telle manière qu’elle ne pourrait jamais être comparée à celle du pouvoir législatif exercé par la Diète et le Sénat. Le Gouvernement fait observer que sur le plan territorial le pouvoir normatif délégué de la collectivité territoriale est limitée à la circonscription d’une commune, d’un district ou d’une région donnés. Généralement, les textes réglementaires adoptés par une collectivité territoriale sont dénués d’effets sur la situation des non-résidents en ce qui concerne les plans d’urbanisme, la fiscalité locale ou le budget.
Le Gouvernement souligne de surcroît que la nature et la portée du contrôle exercé par les organes des collectivités territoriales ne permettent pas de qualifier ceux-ci de « corps législatifs ». Non seulement la légalité des actes des collectivités territoriales est contrôlée par les tribunaux administratifs, mais – qui plus est – les activités des organes des collectivités territoriales sont soumises au contrôle des autorités exécutives de l’Etat, à savoir le président du Conseil des ministres et les préfets (wojewodowie), ces derniers représentant l’Etat au sein des régions. Le Gouvernement fait observer que si les organes délibérants locaux exerçaient un véritable pouvoir législatif, leurs activités ne seraient pas soumises au contrôle de l’exécutif. Il insiste bien sur le fait que, en vertu de l’article 171 § 3 de la Constitution, la Diète peut, à la demande du président du Conseil des ministres, dissoudre l’organe normatif d’une collectivité territoriale (le conseil).
Le Gouvernement conclut que les organes délibérants des collectivités locales ne font pas partie du corps législatif de la République de Pologne et qu’en conséquence les élections concernant ces organes ne relèvent pas du champ d’application de l’article 3 du Protocole no 1.
2.  Observations du requérant
Le requérant conteste l’affirmation du Gouvernement selon laquelle l’article 3 du Protocole no 1 n’est pas applicable à la présente affaire. Il affirme que les conseils municipaux, les conseils de district et les assemblées régionales doivent être considérés comme des « corps législatifs » au sens de cette disposition dès lors qu’il s’agit d’organes de l’Etat auxquels on a conféré des pouvoirs normatifs au niveau local. Les textes de portée locale ont force obligatoire sur le territoire d’une commune, d’un district ou d’une région donnés. De plus, les membres de ces organes sont élus de la même manière que les autorités centrales.
Le requérant ajoute que dans sa cause l’Etat n’a pas garanti les conditions nécessaires à « la libre expression de l’opinion du peuple sur le choix du corps législatif ». A cet égard, il invoque la décision du 12 mars 1999, dans laquelle le tribunal régional de Nowy Sącz a considéré qu’une personne handicapée se devait de veiller à assurer elle-même les conditions qui lui permettent de jouir de ses droits.
3.  Appréciation de la Cour
La Cour rappelle tout d’abord que les mots « corps législatif » figurant à l’article 3 du Protocole no 1 ne s’entendent pas nécessairement du parlement national ; il échet de les interpréter en fonction de la structure constitutionnelle de l’Etat en cause. Dans l’affaire Mathieu-Mohin et Clerfayt, la réforme constitutionnelle belge de 1980 avait conféré au Conseil flamand suffisamment de compétences et de pouvoirs pour que l’on pût considérer que, comme d’ailleurs le Conseil de la Communauté française et le Conseil régional wallon, il faisait partie du « corps législatif » belge, au même titre que la Chambre des représentants et le Sénat (Mathieu-Mohin et Clerfayt c. Belgique, 2 mars 1987, § 53, série A no 113, et Matthews c. Royaume-Uni [GC], no 24833/94, § 40, CEDH 1999-I).
En revanche, les organes de la Convention ont jugé que les organes des autorités locales, tels les conseils municipaux en Belgique, les conseils de comtés métropolitains au Royaume-Uni et les conseils régionaux en France, ne faisaient pas partie du « corps législatif » au sens de l’article 3 du Protocole no 1 (Clerfayt, Legros et autres c. Belgique, no 10650/83, décision de la Commission du 17 mai 1985, DR 42, p. 212 ; Booth-Clibborn et autres, décision précitée, p. 236, et Malarde c. France (déc.), no 46813/99, 5 septembre 2000).
Par ailleurs, le pouvoir d’édicter des règlements et des actes administratifs qui est reconnu aux autorités locales dans beaucoup de pays se distingue du pouvoir législatif visé à l’article 3 du Protocole no 1, même si le pouvoir législatif ne doit pas nécessairement être compris comme visant uniquement les parlements nationaux (Cherepkov, décision précitée).
La Cour observe que la Pologne est un Etat unitaire et que le pouvoir législatif y est exercé par la Diète et le Sénat (voir les articles 3, 10 § 2 et 95 § 1 de la Constitution). Par ailleurs, les collectivités territoriales ne disposent dans ce pays que des pouvoirs qui ne sont pas réservés par la Constitution ou les lois à d’autres organes publics (voir l’article 163 de la Constitution).
Les conseils municipaux, les conseils de district et les assemblées régionales sont les dépositaires de pouvoirs d’ordre administratif ayant trait à l’organisation et à l’offre de services locaux. Ces pouvoirs sont conférés par une loi ou par une législation déléguée qui définit leur champ d’application de façon étroite et restrictive. Il s’ensuit que les conseils municipaux, les conseils de district et les assemblées régionales n’exercent pas un pouvoir législatif au sens de la Constitution de la République de Pologne.
En outre, la Cour note qu’à différents niveaux la légalité des actes de la collectivité territoriale est soumise au contrôle du président du Conseil des ministres et des préfets, ces derniers représentant l’Etat dans chacune des seize régions. En dernier ressort, en cas de violation flagrante de la Constitution ou d’une loi, la Diète peut, à la demande du président du Conseil des ministres, dissoudre un conseil municipal, un conseil de district ou une assemblée régionale.
La Cour conclut que les conseils municipaux, les conseils de district et les assemblées régionales ne possèdent par essence aucun pouvoir normatif primaire et ne font pas partie du corps législatif de la République de Pologne. En conséquence, l’article 3 du Protocole no 1 n’est pas applicable aux élections concernant ces organes.
Il s’ensuit que cette partie de la requête est incompatible ratione materiae avec les dispositions de la Convention, au sens de l’article 35 § 3 de celle-ci, et doit être rejetée en application de l’article 35 § 4.
C.  Article 8 de la Convention
Concernant l’allégation du requérant selon laquelle il a été privé de son droit de voter en raison de son handicap, la Cour soulève de sa propre initiative une question sous l’angle de l’article 8 de la Convention, lequel est ainsi libellé :
« 1.  Toute personne a droit au respect de sa vie privée et familiale, de son domicile et de sa correspondance.
2.  Il ne peut y avoir ingérence d’une autorité publique dans l’exercice de ce droit que pour autant que cette ingérence est prévue par la loi et qu’elle constitue une mesure qui, dans une société démocratique, est nécessaire à la sécurité nationale, à la sûreté publique, au bien-être économique du pays, à la défense de l’ordre et à la prévention des infractions pénales, à la protection de la santé ou de la morale, ou à la protection des droits et libertés d’autrui. »
1.  Observations des parties
Le Gouvernement estime qu’en l’espèce aucune question ne se pose sous l’angle de l’article 8 de la Convention, dès lors que les faits de la cause ne relèvent pas du champ d’application de cette disposition. Il considère par ailleurs que la participation à un scrutin concernant des collectivités territoriales ne fait pas partie intégrante de la vie privée du requérant.
Quant au requérant, il soutient qu’il y a eu atteinte à son droit au respect de sa vie privée.
2.  Appréciation de la Cour
La première question qui se pose est de savoir si les faits de la cause, en particulier le défaut d’accès adéquat au bureau de vote, pour le requérant, lors d’un scrutin local, relève de la notion de « respect » de la « vie privée » énoncée à l’article 8 de la Convention.
En l’espèce, le grief tiré de l’article 8 est lié en substance non pas à l’action mais à l’inaction de l’Etat. La Cour rappelle que si l’article 8 a essentiellement pour objet de prémunir l’individu contre les ingérences arbitraires des pouvoirs publics, il ne se contente pas de commander à l’Etat de s’abstenir de pareilles ingérences : à cet engagement négatif peuvent s’ajouter des obligations positives inhérentes à un « respect » effectif de la vie privée ou familiale (voir, entre autres, X et Y c. Pays-Bas, 26 mars 1985, § 23, série A no 91, et Botta c. Italie, 24 février 1998, § 33, Recueil 1998-I).
La frontière entre les obligations positives et négatives de l’Etat au titre de cette disposition ne se prête toutefois pas à une définition précise ; les principes applicables sont néanmoins comparables. Dans les deux cas, il faut avoir égard au juste équilibre à ménager entre les intérêts concurrents de l’individu et de la société dans son ensemble ; de même, dans les deux hypothèses, l’Etat jouit d’une certaine marge d’appréciation (voir, parmi d’autres, Von Hannover c. Allemagne, no 59320/00, § 57, CEDH 2004-VI, et Draon c. France [GC], no 1513/03, § 105, 6 octobre 2005). En outre, même pour les obligations positives résultant du paragraphe 1, « les objectifs énumérés au paragraphe 2 (...) peuvent jouer un certain rôle » dans « la recherche » de l’« équilibre » voulu (Powell et Rayner c. Royaume-Uni, 21 février 1990, § 41, série A no 172).
Comme la Cour a déjà eu l’occasion de l’observer, la « vie privée » est une notion large, qui ne se prête pas à une définition exhaustive. Elle inclut l’intégrité physique et psychologique d’une personne (X et Y c. Pays-Bas, précité, § 22). Elle englobe quelquefois des aspects de l’identité physique et sociale d’un individu (Mikulić c. Croatie, no 53176/99, § 53, CEDH 2002-I). L’article 8 protège également le droit au développement personnel ainsi que le droit pour tout individu de nouer et développer des relations avec ses semblables et le monde extérieur. Il peut s’étendre à des activités professionnelles ou commerciales. Il existe donc une zone d’interaction entre l’individu et autrui qui, même dans un contexte public, peut relever de la « vie privée » (voir, entre autres, Peck c. Royaume-Uni, no 44647/98, § 57, CEDH 2003-I). De même, la Cour a considéré que la notion d’autonomie personnelle reflétait un principe important qui sous-tend l’interprétation des garanties de l’article 8 (Pretty c. Royaume-Uni, no 2346/02, § 61, CEDH 2002-III).
La Cour signale que dans un certain nombre d’affaires elle a estimé que l’article 8 entrait en ligne de compte s’agissant de griefs relatifs au financement public destiné à favoriser la mobilité et la qualité de vie de requérants handicapés (Marzari c. Italie (déc.), no 36448/97, 4 mai 1999 ; Maggiolini c. Italie (déc.), no 35800/97, 13 janvier 2000 ; Sentges c. Pays-Bas (déc.), no 27677/02, 8 juillet 2003, et Pentiacova et autres c. Moldova (déc.), no 14462/03, CEDH 2005-I). Plus généralement, la Cour observe que la jouissance effective, par les personnes handicapées, de nombreux droits garantis par la Convention peut exiger l’adoption de différentes mesures positives par les autorités compétentes de l’Etat. A cet égard, elle renvoie à divers textes adoptés par le Conseil de l’Europe, qui soulignent l’importance de la pleine participation des personnes handicapées à la société, en particulier à la vie politique et publique (voir, ci-dessus, « Le droit interne et international pertinent »).
De plus, la Cour relève que la présente affaire porte sur l’implication du requérant dans la vie de sa communauté locale et sur l’exercice de ses devoirs civiques. On peut donc affirmer que la situation en l’espèce a trait à la possibilité pour l’intéressé de développer des relations sociales avec d’autres membres de sa communauté et le monde extérieur, et qu’elle se rapporte à son propre développement personnel.
Par ailleurs, la Cour estime que l’on ne saurait exclure que le manquement des autorités à rendre le bureau de vote accessible au requérant, qui souhaite mener une vie active, a pu faire naître en lui des sentiments d’humiliation et de détresse susceptibles d’influer sur son autonomie personnelle, et donc sur la qualité de sa vie privée. La Cour souligne à cet égard que la dignité et la liberté de l’homme sont l’essence même de la Convention (Pretty, précité, § 65).
La Cour rappelle que dans deux affaires précédentes concernant des griefs soulevés par des personnes handicapées elle a jugé que l’article 8 de la Convention n’était pas applicable aux situations dans lesquelles elle n’apercevait aucun lien direct et immédiat entre, d’une part, les mesures demandées par un requérant et, d’autre part, la vie privée de celui-ci (Botta, précité, § 34, et Zehnalová et Zehnal c. République tchèque (déc.), no 38621/97, CEDH 2002-V). La première de ces affaires portait sur le droit du requérant, personne handicapée, d’accéder pendant ses vacances à une plage privée située loin de sa demeure habituelle ; la Cour a jugé qu’un tel droit concernait des relations interpersonnelles d’un contenu si ample et indéterminé qu’aucun lien direct entre les mesures que devait prendre l’Etat et la vie privée de l’intéressé n’était envisageable. La seconde affaire portait sur le grief suivant lequel de nombreux bâtiments publics, dans la ville où étaient domiciliés les requérants, n’étaient pas équipés des dispositifs nécessaires pour permettre aux personnes à mobilité réduite d’y accéder ; la Cour a conclu, à la majorité de ses membres, que les requérants n’avaient pas démontré l’existence d’un lien spécial entre l’inaccessibilité des établissements en question et les besoins particuliers relevant de la vie privée de la première requérante.
A la lumière des considérations qui précèdent, la Cour n’exclut pas que, dans des circonstances telles que celles de l’espèce, il puisse exister un lien suffisant pour justifier la protection de l’article 8. Cependant, elle ne juge pas nécessaire, en fin de compte, de statuer sur l’applicabilité de cette disposition à la présente affaire, dès lors que de toute façon la requête est irrecevable à d’autres égards, pour les raisons exposées ci-après.
La Cour rappelle que, dans des affaires qui comme celle-ci portent sur la question des obligations positives de l’Etat inhérentes au « respect » effectif de la vie privée, il y a lieu de tenir compte du juste équilibre à ménager entre les intérêts concurrents de l’individu et de la communauté dans son ensemble, ainsi que de la marge d’appréciation dont jouit l’Etat dans ce domaine.
La Cour remarque qu’en l’espèce cette marge d’appréciation est d’autant plus ample que l’enjeu concerne le fait d’offrir aux personnes handicapées un accès adéquat aux bureaux de vote, question qui doit nécessairement être appréciée dans le contexte de l’affectation de fonds publics limités (O’Reilly et autres c. Irlande (déc.), no 54725/00, 28 février 2002 ; Sentges, décision précitée ; Pentiacova et autres, décision précitée). Dès lors qu’elles savent quels sont les crédits disponibles pour ménager pareil accès, les autorités nationales sont mieux placées qu’un tribunal international pour procéder à cette appréciation.
En outre, la Cour note que, comme les juridictions nationales l’ont souligné, le requérant n’a pas démontré qu’il ne pouvait se faire aider par des tiers pour entrer dans le bureau de vote. Elle ajoute que l’article 46 de la loi sur les élections locales indique expressément qu’un électeur handicapé peut pour voter se faire assister par un tiers, à l’exclusion d’un membre de la commission électorale ou d’un observateur.
S’agissant de déterminer si l’Etat défendeur a en l’espèce rempli ses obligations positives découlant de l’article 8 de la Convention, il est également pertinent de relever que la situation litigieuse portait sur un incident isolé, et non sur une série d’obstacles – architecturaux ou autres – empêchant les personnes atteintes d’un handicap physique de développer leurs relations avec d’autres personnes et avec le monde extérieur.
Eu égard aux considérations qui précèdent, la Cour estime que l’on ne saurait affirmer que l’Etat défendeur, dans les circonstances de l’espèce, a manqué à veiller au respect de la vie privée du requérant.
De surcroît, elle note que, en vertu de la loi sur la construction, qui est entrée en vigueur le 1er janvier 1995, les bâtiments publics et les immeubles construits après cette date doivent être pourvus des installations nécessaires pour pouvoir être utilisés par les personnes handicapées, en particulier celles qui se déplacent en fauteuil roulant. Depuis le 31 mai 2001, date de l’entrée en vigueur de la loi du 12 avril 2001 sur les élections à la Diète et au Sénat de la République de Pologne, le droit interne oblige également les autorités compétentes à offrir aux personnes handicapées un accès adéquat aux bureaux de vote lors des élections législatives. Ces dispositions légales tendent à montrer que l’Etat défendeur n’a pas oublié les difficultés des électeurs handicapés. Enfin, on peut juger pertinents les progrès que représente la loi du 12 avril 2001, dans la mesure où ce sont généralement les mêmes bureaux de vote qui sont utilisés pour les scrutins nationaux et les scrutins locaux.
Il s’ensuit que le grief tiré de l’article 8 de la Convention est manifestement mal fondé et doit être rejeté en application de l’article 35 §§ 3 et 4 de la Convention.
D.  Article 14 de la Convention combiné avec l’article 3 du Protocole no 1
Le requérant allègue la violation de l’article 14 de la Convention combiné avec l’article 3 du Protocole no 1. L’article 14 dispose :
« La jouissance des droits et libertés reconnus dans la (...) Convention doit être assurée, sans distinction aucune, fondée notamment sur le sexe, la race, la couleur, la langue, la religion, les opinions politiques ou toutes autres opinions, l’origine nationale ou sociale, l’appartenance à une minorité nationale, la fortune, la naissance ou toute autre situation. »
1.  Observations des parties
Le Gouvernement considère que l’article 14 n’est pas applicable à l’espèce. Il renvoie à ses observations ci-dessus, dans lesquelles il juge que les organes des collectivités locales ne sauraient passer pour des « corps législatifs » au sens de l’article 3 du Protocole no 1, et qu’en conséquence l’article 14 ne peut être invoqué dans la présente affaire.
Sur le terrain de l’article 14 combiné avec l’article 3 du Protocole no 1, le requérant soutient qu’il a été privé de son droit de vote du fait de son handicap. Il souligne que la seule raison pour laquelle il s’est trouvé dans l’incapacité de voter tient à l’absence de structures adéquates qui lui auraient permis d’accéder au bureau de vote. Il estime en outre que, dans ces circonstances, l’Etat ne poursuivait aucun but légitime en privant les personnes handicapées du droit de voter, et que la marge d’appréciation accordée à l’Etat a été outrepassée.
2.  Appréciation de la Cour
La Cour rappelle que l’article 14 complète les autres clauses normatives de la Convention et de ses Protocoles. Il n’a pas d’existence indépendante puisqu’il vaut uniquement pour la « jouissance des droits et libertés » qu’elles garantissent. Certes, il peut entrer en jeu même sans un manquement à leurs exigences et, dans cette mesure, possède une portée autonome, mais il ne saurait trouver à s’appliquer si les faits du litige ne tombent pas sous l’empire de l’une au moins desdites clauses (Abdulaziz, Cabales et Balkandali c. Royaume-Uni, 28 mai 1985, § 71, série A no 94, et Inze c. Autriche, 28 octobre 1987, § 36, série A no 126).
La Cour ayant conclu à l’inapplicabilité de l’article 3 du Protocole no 1, l’article 14 de la Convention ne peut entrer en ligne de compte en l’espèce.
Il s’ensuit que cette partie de la requête est également incompatible ratione materiae avec les dispositions de la Convention, au sens de l’article 35 § 3 de celle-ci, et doit être rejetée en application de l’article 35 § 4.
E.  Articles 13 et 17 de la Convention
Dans ses observations du 26 juillet 2004, le requérant a allégué, pour la première fois, la violation des articles 13 et 17 de la Convention. Or la Cour note que la décision finale concernant la cause de l’intéressé a été rendue par la cour d’appel de Cracovie le 29 avril 1999. Dès lors, les griefs tirés des articles 13 et 17 ont été soulevés tardivement et doivent être rejetés en application de l’article 35 §§ 1 et 4 de la Convention.
Par ces motifs, la Cour, à l’unanimité,
Déclare la requête irrecevable.
1.  La Pologne a signé la Charte sociale européenne révisée le 25 octobre 2005.
DÉCISION MÓŁKA c. POLOGNE
DÉCISION MÓŁKA c. POLOGNE 


Synthèse
Formation : Cour (quatrième section)
Numéro d'arrêt : 56550/00
Date de la décision : 11/04/2006
Type d'affaire : Décision
Type de recours : Violation de l'art. 10 ; Préjudice moral - constat de violation suffisant

Analyses

(Art. 10-1) LIBERTE D'EXPRESSION, (Art. 10-2) EMPECHER LA DIVULGATION D'INFORMATIONS CONFIDENTIELLES


Parties
Demandeurs : MOLKA
Défendeurs : POLOGNE

Références :

Notice Hudoc


Origine de la décision
Date de l'import : 14/10/2011
Fonds documentaire ?: HUDOC
Identifiant URN:LEX : urn:lex;coe;cour.europeenne.droits.homme;arret;2006-04-11;56550.00 ?
Association des cours judiciaires suprmes francophones
Organisation internationale de la francophonie
Juricaf est un projet de l'AHJUCAF, l'association des Cours suprêmes judiciaires francophones. Il est soutenu par l'Organisation Internationale de la Francophonie. Juricaf est un projet de l'AHJUCAF, l'association des Cours suprêmes judiciaires francophones. Il est soutenu par l'Organisation Internationale de la Francophonie.
Logo iall 2012 website award