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05/02/2008 | CEDH | N°18242/02

CEDH | AFFAIRE DEGERLI ET AUTRES c. TURQUIE


DEUXIÈME SECTION
AFFAIRE DEĞERLİ ET AUTRES c. TURQUIE
(Requête no 18242/02)
ARRÊT
STRASBOURG
5 février 2008
DÉFINITIF
05/05/2008
Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l'article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.
En l'affaire Değerli et autres c. Turquie,
La Cour européenne des Droits de l'Homme (deuxième section), siégeant en une chambre composée de :
Françoise Tulkens, présidente,   Ireneu Cabral Barreto,   Rıza Türmen,   Mindia Ugrekhelidze,

   Vladimiro Zagrebelsky,   Antonella Mularoni,   Dragoljub Popović, juges,  et de Françoise Elens-Passos,...

DEUXIÈME SECTION
AFFAIRE DEĞERLİ ET AUTRES c. TURQUIE
(Requête no 18242/02)
ARRÊT
STRASBOURG
5 février 2008
DÉFINITIF
05/05/2008
Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l'article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.
En l'affaire Değerli et autres c. Turquie,
La Cour européenne des Droits de l'Homme (deuxième section), siégeant en une chambre composée de :
Françoise Tulkens, présidente,   Ireneu Cabral Barreto,   Rıza Türmen,   Mindia Ugrekhelidze,   Vladimiro Zagrebelsky,   Antonella Mularoni,   Dragoljub Popović, juges,  et de Françoise Elens-Passos, greffière adjointe de section,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 15 janvier 2008,
Rend l'arrêt que voici, adopté à cette date :
PROCÉDURE
1.  A l'origine de l'affaire se trouve une requête (no 18242/02) dirigée contre la République de Turquie et dont quatre ressortissants de cet Etat, MM. Ali Değerli, Erdal Yıldız, Yaşar Yağan et Nurettin Işık (« les requérants »), ont saisi la Cour européenne des Droits de l'Homme (« la Cour ») le 26 décembre 2001 en vertu de l'article 34 de la Convention de sauvegarde des Droits de l'Homme et des Libertés fondamentales (« la Convention »).
2.  Les requérants sont représentés par Mes M.A. Kırdök et M. Kırdök, avocats à Istanbul. Le gouvernement turc (« le Gouvernement ») est représenté par son agent.
3.  Les requérants alléguaient en particulier avoir été maintenus en détention illégalement et arbitrairement.
4.  Par une décision du 12 septembre 2006, la Cour a déclaré la requête partiellement irrecevable. Elle a décidé de communiquer une partie du grief fondé sur l'article 5 § 1 de la Convention au Gouvernement. Se prévalant des dispositions de l'article 29 § 3, elle a en outre décidé que seraient examinés en même temps la recevabilité et le fond du restant de l'affaire.
EN FAIT
5.  Le 25 décembre 2000, la cour d'assises d'Üsküdar (« la cour d'assises ») ordonna la mise en détention provisoire de plusieurs dizaines de personnes, dont les requérants, qui étaient soupçonnés d'avoir participé à des émeutes dans la prison de type E d'Ümraniye alors qu'ils y étaient détenus à la suite d'une condamnation au pénal.
6.  Le 3 janvier 2001, le conseil des requérants contesta cette décision et demanda la remise en liberté de ses clients. Le jour même, la cour d'assises rejeta cette demande en raison de l'état du dossier, de la nature des délits en cause et du fait que toutes les preuves n'étaient pas réunies.
7.  Le 19 janvier 2001, les requérants furent interrogés par le procureur de la République de Kandıra au sujet des faits qui leur étaient reprochés.
8.  Le 23 mars 2001, le parquet d'Üsküdar mit les requérants en accusation devant la cour d'assises, pour homicide, destruction de biens publics et participation à des émeutes à l'intérieur d'une prison.
9.  La cour d'assises déclina sa compétence ratione materiae en faveur de la cour de sûreté de l'Etat d'Istanbul. Le 30 avril 2001, cette juridiction, après avoir rejeté les demandes de remise en liberté des requérants, se déclara à son tour incompétente. Le dossier fut ainsi renvoyé devant la Cour de cassation, qui fut appelée à trancher le conflit de compétence. La haute juridiction décida que l'affaire relevait de la compétence de la cour d'assises.
10.  Le 28 juin 2001, le conseil des requérants redemanda la mise en liberté des intéressés.
11.  Par une décision du 3 juillet 2001, la cour d'assises fit droit à cette demande et ordonna la libération des requérants. A 17 h 10, le même jour, l'ordonnance de mise en liberté fut rédigée puis envoyée au bureau du procureur de la République d'Üsküdar. A 17 h 50, elle fut transmise par télécopie au bureau du parquet responsable de l'établissement pénitencier où se trouvaient retenus les requérants.
12.  Le 4 juillet 2001, vers 15 heures, l'on fit sortir A. Değerli et Y. Yağan de la prison de Kandıra pour les conduire à la gendarmerie locale. Les deux requérants ne recouvrèrent effectivement la liberté que vers 16 h 45.
13.  Détenus eux aussi à la prison de Kandıra, E. Yıldız et N. Işık furent libérés directement, le 4 juillet 2001, respectivement vers midi et vers 16 h 30.
14.  Quant au Gouvernement, il ne conteste pas les heures auxquelles les requérants indiquent avoir été effectivement libérés. En revanche, il ressort d'un élément fourni par lui que l'heure de sortie de prison des quatre requérants n'a pas été enregistrée par le personnel pénitentiaire.
EN DROIT
15.  Les requérants se plaignent d'avoir été maintenus en détention provisoire illégalement et arbitrairement, pour des durées comprises entre dix-huit heures et cinquante minutes et vingt-trois heures et trente-cinq minutes, comptées à partir du 3 juillet 2001 à 17 h 10, moment de la transmission par la cour d'assises au parquet de l'ordonnance de mise en liberté les concernant. Ils invoquent l'article 5 § 1 de la Convention, qui, dans ses parties pertinentes en l'espèce, se lit ainsi :
« 1.  Toute personne a droit à la liberté et à la sûreté. Nul ne peut être privé de sa liberté, sauf dans les cas suivants et selon les voies légales :
a)  s'il est détenu régulièrement après condamnation par un tribunal compétent ;
b)  s'il a fait l'objet d'une arrestation ou d'une détention régulières pour insoumission à une ordonnance rendue, conformément à la loi, par un tribunal ou en vue de garantir l'exécution d'une obligation prescrite par la loi ;
c)  s'il a été arrêté et détenu en vue d'être conduit devant l'autorité judiciaire compétente, lorsqu'il y a des raisons plausibles de soupçonner qu'il a commis une infraction ou qu'il y a des motifs raisonnables de croire à la nécessité de l'empêcher de commettre une infraction ou de s'enfuir après l'accomplissement de celle-ci ;
I.  SUR L'EXCEPTION PRÉLIMINAIRE DU GOUVERNEMENT
16.  Le Gouvernement excipe du non-épuisement des voies de recours internes. Selon lui, les requérants n'ont pas utilisé la possibilité de former un recours devant le tribunal administratif en vue d'obtenir une indemnité en vertu de l'article 125 de la Constitution et de l'article 13 de la loi no 2577 sur la procédure administrative.
17.  Les requérants répliquent que la voie de recours indiquée par le Gouvernement ne saurait être considérée comme effective dans les circonstances de la présente affaire.
18.  La Cour rappelle que le droit de ne pas être détenu autrement que « selon les voies légales » se distingue de celui de recevoir un dédommagement pour une détention. Le paragraphe 1 de l'article 5 de la Convention concerne le premier droit, et le paragraphe 5 de l'article 5 le second (Öcalan c. Turquie, no 46221/99, § 75, 12 mars 2003, et Yağcı et Sargın c. Turquie, arrêt du 8 juin 1995, série A no 319-A, p. 17, § 44). S'agissant de la voie d'indemnisation invoquée par le Gouvernement, la Cour estime que ce recours ne peut être considéré comme satisfaisant aux exigences de l'article 5 § 4, le tribunal appelé à statuer sur la légalité de la détention intervenant postérieurement aux faits litigieux et ne possédant donc pas la compétence d'ordonner la libération en cas de détention illégale, comme l'exige l'article 5 § 4 (Weeks c. Royaume-Uni, arrêt du 2 mars 1987, série A no 114, p. 30, § 61).
19.  En conséquence, la Cour rejette l'exception du Gouvernement tirée du non-épuisement des voies de recours internes.
II.  SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L'ARTICLE 5 § 1 DE LA CONVENTION
20.  Le Gouvernement allègue que les autorités pénitentiaires ont reçu de la cour d'assises l'ordre de libérer les quarante personnes détenues à la prison de Kandıra, parmi lesquelles les requérants, dans la soirée du 3 juillet 2001, aux environs de 17 h 50, c'est-à-dire en dehors des heures de travail. Le personnel de garde aurait tout de suite commencé à accomplir les formalités requises. Cependant, dans la mesure où ces détenus étaient d'anciens condamnés impliqués également dans des incidents survenus dans diverses prisons, la vérification indispensable de plusieurs points, y compris celle de l'existence ou de l'absence d'autres ordonnances de détention valides, aurait nécessité un certain temps. Le retard allégué dans la libération des requérants n'aurait pas été causé par la négligence et la faute des autorités pénitentiaires, mais aurait plutôt résulté du nombre et de la nature des formalités administratives à accomplir dans les circonstances de l'espèce.
21.  Les requérants contestent la thèse du Gouvernement.
22.  La Cour rappelle d'abord que la liste des exceptions au droit à la liberté figurant à l'article 5 § 1 revêt un caractère exhaustif et que seule une interprétation étroite cadre avec le but de cette disposition : assurer que nul ne soit arbitrairement privé de sa liberté (voir, notamment, l'arrêt Giulia Manzoni c. Italie, 1er juillet 1997, Recueil des arrêts et décisions 1997-IV, p. 1191, § 25).
23.  Par ailleurs, tout en reconnaissant qu'un certain délai pour l'exécution d'une décision de mise en liberté est souvent inévitable, la Cour a précisé qu'il doit être réduit au minimum (Giulia Manzoni, précité, p. 1191, § 25 in fine). Aussi, les formalités administratives liées à la libération ne peuvent-elles justifier un délai supérieur à quelques heures (Nikolov c. Bulgarie, no 38884/97, § 82, 30 janvier 2003). La Cour doit donc examiner avec une vigilance particulière les griefs relatifs à des retards pris dans l'exécution d'une décision de remise en liberté (Bojinov c. Bulgarie, no 47799/99, § 36, 28 octobre 2004). Elle rappelle à cet égard qu'il incombe au Gouvernement de fournir un relevé détaillé des faits pertinents (Nikolov, précité, § 80).
24.  Dans la présente affaire, la Cour note que l'ordonnance de mise en liberté des requérants, délivrée le 3 juillet 2001, a été transmise le même jour, à 17 h 50, à l'établissement où se trouvaient les intéressés. Or ceux-ci n'ont été libérés que le lendemain, après un délai allant de dix-huit heures et cinquante minutes à vingt-trois heures et trente-cinq minutes. La Cour estime qu'en l'absence d'un relevé strict, heure par heure, des actes et formalités accomplis par les responsables de la prison, la thèse du Gouvernement selon laquelle la remise en liberté des requérants n'a subi aucun retard ne saurait être retenue (Nikolov, précité, § 84 ; Bojinov, précité, § 9).
25.  Elle considère également que le nombre des détenus à remettre en liberté ne peut justifier les retards observés. Les Etats contractants, afin d'assurer le respect du droit à la liberté des personnes relevant de leur juridiction, doivent prendre les mesures nécessaires pour permettre au personnel des établissements pénitentiaires d'exécuter sans délai les ordonnances de mise en liberté, y compris lorsqu'il s'agit de la libération d'un grand nombre de détenus.
26.  A la lumière de ce qui précède, la Cour conclut que le maintien en détention provisoire des requérants pendant les heures consécutives à l'ordonnance de mise en liberté contrevient aux exigences de l'article 5 de la Convention, faute de reposer sur l'un des buts autorisés par son premier paragraphe.
27.  Dès lors, il y a eu violation de cette disposition.
III.  SUR L'APPLICATION DE L'ARTICLE 41 DE LA CONVENTION
28.  Aux termes de l'article 41 de la Convention,
« Si la Cour déclare qu'il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d'effacer qu'imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s'il y a lieu, une satisfaction équitable. »
A.  Dommage
29.  Les requérants réclament chacun 5 000 euros (EUR) au titre du dommage moral qu'ils estiment avoir subi du fait de la prolongation de leur détention.
30.  Le Gouvernement considère que ces prétentions sont excessives.
31.  Pour la Cour, il ne fait pas de doute que les requérants ont éprouvé une certaine détresse en raison de la prolongation de leur détention provisoire. Partant, elle estime qu'il y a lieu de leur octroyer une indemnité pour dommage moral. Statuant en équité comme le veut l'article 41, elle alloue à chacun d'entre eux la somme de 1 000 EUR à ce titre.
B.  Frais et dépens
32.  Les requérants sollicitent également 260 nouvelles livres turques (YTL) (soit environ 145 EUR) en remboursement de leurs frais et dépens et 12 200 YTL (soit environ 7 094 EUR) en remboursement des honoraires d'avocats.
33.  Le Gouvernement estime qu'il s'agit là de sommes excessives qui, de plus, ne sont fondées sur aucune pièce justificative.
34.  S'agissant de MM. Değerli et Yağan, la Cour relève que les requérants n'ont fourni aucune pièce justificative à l'appui de leurs demandes formulées à ce titre. En conséquence, elle ne saurait accueillir celles-ci (voir, mutatis mutandis, l'arrêt Pressos Compania Naviera S.A. et autres c. Belgique (article 50), 3 juillet 1997 Recueil 1997-IV, p. 1299, § 24).
35.  En ce qui concerne MM. Yıldız et Işık, compte tenu des pièces justificatives fournies, la Cour juge raisonnable d'octroyer à ce titre la somme de 1 500 EUR aux deux requérants conjointement.
C.  Intérêts moratoires
36.  La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d'intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.
PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L'UNANIMITÉ,
1.  Déclare le restant de la requête recevable ;
2.  Dit qu'il y a eu violation de l'article 5 § 1 de la Convention ;
3.  Dit
a)  que l'Etat défendeur doit verser, dans les trois mois à compter du jour où l'arrêt sera devenu définitif conformément à l'article 44 § 2 de la Convention, les sommes suivantes, plus tout montant pouvant être dû à titre d'impôt, à convertir en nouvelles livres turques au taux applicable à la date du règlement :
i) 1 000 EUR (mille euros) à chaque requérant pour dommage moral,
ii) 1 500 EUR (mille cinq cents euros) conjointement aux requérants Erdal Yıldız et Nurettin Işık pour frais et dépens ;
b)  qu'à compter de l'expiration dudit délai et jusqu'au versement, ces montants seront à majorer d'un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;
4.  Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.
Fait en français, puis communiqué par écrit le 5 février 2008, en application de l'article 77 §§ 2 et 3 du règlement.
Françoise Elens-Passos Françoise Tulkens   Greffière adjointe Présidente
ARRÊT DEĞERLİ ET AUTRES c. TURQUIE
ARRÊT DEĞERLİ ET AUTRES c. TURQUIE 


Synthèse
Formation : Cour (deuxième section)
Numéro d'arrêt : 18242/02
Date de la décision : 05/02/2008
Type d'affaire : Arrêt (au principal et satisfaction équitable)
Type de recours : Violation de l'art. 5-1

Analyses

(Art. 13) RECOURS EFFECTIF, (Art. 35-1) EPUISEMENT DES VOIES DE RECOURS INTERNES, (Art. 35-1) RECOURS INTERNE EFFICACE


Parties
Demandeurs : DEGERLI ET AUTRES
Défendeurs : TURQUIE

Origine de la décision
Date de l'import : 21/06/2012
Fonds documentaire ?: HUDOC
Identifiant URN:LEX : urn:lex;coe;cour.europeenne.droits.homme;arret;2008-02-05;18242.02 ?

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