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09/06/2009 | CEDH | N°33401/02

CEDH | AFFAIRE OPUZ c. TURQUIE


TROISIÈME SECTION
AFFAIRE OPUZ c. TURQUIE
(Requête no 33401/02)
ARRÊT
STRASBOURG
9 juin 2009
DÉFINITIF
09/09/2009
Cet arrêt est définitif. Il peut subir des retouches de forme.
En l’affaire Opuz c. Turquie,
La Cour européenne des droits de l’homme (troisième section), siégeant en une chambre composée de :
Josep Casadevall, président,   Elisabet Fura,   Corneliu Bîrsan,   Alvina Gyulumyan,   Egbert Myjer,   Ineta Ziemele,   Işıl Karakaş, juges,  et de Santiago Quesada, greffier de section,


Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 7 octobre 2008 et le 19 mai 2009,
Rend l’arrêt que vo...

TROISIÈME SECTION
AFFAIRE OPUZ c. TURQUIE
(Requête no 33401/02)
ARRÊT
STRASBOURG
9 juin 2009
DÉFINITIF
09/09/2009
Cet arrêt est définitif. Il peut subir des retouches de forme.
En l’affaire Opuz c. Turquie,
La Cour européenne des droits de l’homme (troisième section), siégeant en une chambre composée de :
Josep Casadevall, président,   Elisabet Fura,   Corneliu Bîrsan,   Alvina Gyulumyan,   Egbert Myjer,   Ineta Ziemele,   Işıl Karakaş, juges,  et de Santiago Quesada, greffier de section,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 7 octobre 2008 et le 19 mai 2009,
Rend l’arrêt que voici, adopté à cette dernière date :
PROCÉDURE
1.  A l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 33401/02) dirigée contre la République de Turquie et dont une ressortissante de cet Etat, Mme Nahide Opuz (« la requérante »), a saisi la Cour le 15 juillet 2002 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).
2.  Devant la Cour, la requérante a été représentée par Me M. Beştaş, avocat à Diyarbakir. Le gouvernement turc (« le Gouvernement ») a été représenté par son agent.
3.  Dans sa requête, l’intéressée se plaignait notamment du manquement des autorités turques à leur devoir de protection contre les violences domestiques subies par elle et sa mère, et qui ont conduit à la mort de celle-ci.
4.  Le 28 novembre 2006, la Cour a résolu de communiquer la requête au Gouvernement. Comme le permet l’article 29 § 3 de la Convention, elle a en outre décidé d’examiner conjointement la recevabilité et le fond de l’affaire.
5.  Des observations ont été reçues de l’organisation Interights, que le président avait autorisée à intervenir dans la procédure (articles 36 § 2 de la Convention et 44 § 2 du règlement de la Cour). Le Gouvernement a répondu à ces observations (article 44 § 5 du règlement).
6.  Une audience consacrée à la recevabilité et au fond de l’affaire s’est déroulée en public au Palais des Droits de l’Homme, à Strasbourg, le 7 octobre 2008 (article 59 § 3 du règlement).
Ont comparu :
–  pour le gouvernement défendeur
Mme D. Akçay,  co-agent,  Mme E. Demir,    Mme Z. G. Acar,   M.  G. Şeker,    Mme G. Büker,    Mme E. Ercan,    M.  M. Yardımcı,  conseillers ; 
–  pour la requérante  Me M. Beştaş,    Me A. Başer,  avocats ;
–  pour le tiers intervenant Interights   Mme A. Coomber,  juriste principale,  Mme D. I. Straisteanu, juriste.
La Cour a entendu Mme Akçay, Me Beştaş et Mme Coomber en leurs déclarations.
EN FAIT
I.  LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE
7.  La requérante est née en 1972 et réside à Diyarbakır.
8.  Sa mère contracta un mariage religieux avec A.O. En 1990, la requérante et H.O., le fils de A.O., se mirent en ménage. Ils se marièrent le 12 novembre 1995. Ils eurent trois enfants (en 1993, 1994 et 1996). Dès le début de leur relation, ils se querellèrent violemment. Les faits rapportés ci-après ne sont pas contestés par le Gouvernement.
1.  La première agression commise par H.O. et A.O. sur les personnes de l’intéressée et de sa mère
9.  Le 10 avril 1995, la requérante et sa mère déposèrent une plainte auprès du parquet de Diyarbakır, alléguant que H.O. et A.O. leur avaient demandé de l’argent, les avaient frappées, avaient menacé de les tuer et qu’ils voulaient faire venir d’autres hommes au domicile conjugal.
10.  Le même jour, l’intéressée et sa mère subirent un examen médical. Il ressort des rapports établis à cette occasion que la requérante présentait des contusions, une ecchymose et une tuméfaction sur l’arcade sourcilière gauche ainsi que des griffures dans la région du cou, et que sa mère souffrait de contusions et de bleus. Les rapports définitifs établis le 20 avril 1995 confirmèrent les constatations des premiers rapports ainsi que leurs conclusions selon lesquelles les blessures en question avaient entraîné une incapacité temporaire de travail de cinq jours pour l’intéressée et sa mère.
11.  Le 25 avril 1995, le procureur de Diyarbakır inculpa H.O. et A.O. de menaces pour mort et coups et blessures. Le 15 juin 1995, le premier tribunal police de Diyarbakır prononça un non-lieu du chef de coups et blessures au motif que la poursuite de la procédure ne se justifiait plus au regard de l’article 456 § 4 du code pénal puisque la requérante et sa mère avaient retiré leur plainte.
12.  Le 11 septembre 1995, le deuxième tribunal de police de Diyarbakır relaxa les prévenus du chef de menaces de mort au bénéfice du doute et classa les poursuites pour coups et blessures au motif que celles-ci avaient déjà été examinées par le premier tribunal de police de Diyarbakır.
2.  La deuxième agression commise par H.O. sur la personne de l’intéressée
13.  Le 11 avril 1996, au cours d’une dispute, H.O. porta des coups très violents à la requérante qui provoquèrent chez elle un saignement à la surface de l’œil droit, un autre à l’oreille droite, une ecchymose à l’épaule gauche et des douleurs dorsales, blessures potentiellement mortelles selon le rapport médical établi ultérieurement. Le même jour, H.O. fut placé en détention provisoire sur décision d’un juge unique saisi par le procureur de Diyarbakır.
14.  Le 12 avril 1996, le procureur déposa auprès du tribunal correctionnel de Diyarbakır un acte d’inculpation contre H.O. pour violences aggravées, infraction réprimée par les articles 456 § 2 et 457 § 1 du code pénal.
15.  Le 15 avril 1996, H.O. introduisit auprès de la présidence du premier tribunal de police de Diyarbakır une demande de mise en liberté provisoire, indiquant qu’il s’était emporté au cours d’une dispute avec son épouse, qu’il lui avait donné deux ou trois gifles, qu’il avait été placé sans raison en détention sur la base d’un certificat médical que sa belle-mère avait fait établir au nom de l’intéressée à l’hôpital dans lequel elle travaillait, qu’il ne voulait pas perdre sa famille et son travail et qu’il regrettait d’avoir frappé sa femme.
16.  Le 16 avril 1995, le deuxième tribunal de police de Diyarbakır rejeta la demande de remise en liberté présentée par H.O. et décida qu’il devait être maintenu en détention.
17.  Au cours d’une audience tenue le 14 mai 1996, la requérante maintint sa plainte mais le procureur requit la mise en liberté provisoire de H.O. eu égard à la nature de l’infraction et au fait que l’intéressée était totalement guérie de ses blessures. Le tribunal suivit les réquisitions du procureur et ordonna la remise en liberté de H.O.
18.  Au cours d’une audience tenue le 13 juin 1996, la requérante retira sa plainte, déclarant qu’elle s’était réconciliée avec son mari.
19.  Le 18 juillet 1996, le tribunal jugea que l’infraction pour laquelle H.O. était poursuivi relevait de l’article 456 § 4 du code pénal, disposition subordonnant la poursuite de la procédure au maintien de la plainte de la victime. Constatant que l’intéressée avait retiré sa plainte, il classa l’affaire.
3.  La troisième agression commise par H.O. sur les personnes de l’intéressée et de la mère de celle-ci
20.  Le 5 février 1998, la requérante, sa mère, sa sœur et H.O. eurent une altercation au cours de laquelle ce dernier agressa sa femme avec un couteau. H.O., l’intéressée et sa mère subirent des blessures qui entraînèrent pour eux sept, trois et cinq jours d’incapacité de travail respectivement, selon les rapports médicaux établis ultérieurement.
21.  Le 6 mars 1998, le procureur décida de ne retenir aucune charge contre les personnes impliquées dans l’altercation, estimant qu’il n’existait pas suffisamment de preuve de l’agression au couteau prétendument commise par H.O. et que les autres infractions – telles que les voies de fait et les dommages causés aux biens – pouvaient donner lieu à des actions des parties civiles. A ses yeux, le maintien des poursuites ne répondait à aucun intérêt public.
22.  A une date non précisée, l’intéressée emménagea chez sa mère.
4.  La quatrième agression commise par H.O. sur les personnes de l’intéressée et de la mère de celle-ci : les menaces et l’agression au moyen d’un véhicule ayant motivé l’ouverture d’une procédure de divorce
23.  Le 4 mars 1998, H.O. faucha la requérante et sa belle-mère avec son véhicule, infligeant des blessures potentiellement mortelles à cette dernière. Au commissariat, il prétendit qu’il s’agissait d’un accident et que, après avoir décliné son invitation à monter dans sa voiture, les victimes avaient continué leur chemin à pied avant de se jeter devant son véhicule. Pour sa part, la mère de l’intéressée déclara que son gendre leur avait ordonné de monter dans la voiture, menaçant de les tuer en cas de refus, qu’il avait renversé sa fille avec sa voiture pendant qu’elles s’enfuyaient et qu’il avait fait marche arrière pour lancer son véhicule contre elle alors qu’elle tentait de secourir sa fille. La mère de la requérante reprit conscience à l’hôpital. Dans la déposition qu’elle fit à la police, l’intéressée confirma les déclarations de sa mère et accusa son mari d’avoir tenté de les tuer toutes les deux avec sa voiture.
24.  Le 5 mars 1998, le tribunal de police de Diyarbakır statuant à juge unique ordonna le placement de H.O. en détention provisoire.
25.  Le 19 mars 1998, le procureur de Diyarbakır engagea des poursuites contre H.O. devant le troisième tribunal correctionnel de cette ville pour menaces de mort et coups et blessures aggravés. Le même jour, l’institut médicolégal de Diyarbakır établit un rapport indiquant que la requérante présentait des écorchures aux genoux et que les blessures qui lui avaient été infligées avaient entraîné une incapacité de travail de cinq jours.
26.  Le 20 mars 1998, l’intéressée engagea une procédure de divorce, alléguant qu’il existait de profonds désaccords entre elle et son époux, que celui-ci n’assumait pas ses responsabilités de mari et de père, qu’il lui faisait subir des violences attestées par des rapports médicaux et qu’il invitait d’autres femmes au domicile conjugal. Dans ses observations devant la Cour, la requérante a indiqué que les menaces et les pressions de son mari l’avaient conduite à se désister de la procédure en question.
27.  Le 2 avril 1998, l’intéressée et sa mère sollicitèrent auprès du parquet général de Diyarbakır la mise en place de mesures de protection en raison des menaces de mort que H.O. et le père de celui-ci avaient proférées contre elles.
28.  Les 2 et 3 avril 1998, des policiers entendirent la requérante, la mère de celle-ci, son frère, sa belle-sœur, H.O. et le père de ce dernier. L’intéressée et sa mère déclarèrent que H.O. avait essayé d’attenter à leur vie avec son véhicule et qu’il avait menacé de les tuer au cas où sa femme refuserait de reprendre la vie conjugale. Ils notèrent que la requérante avait engagé une procédure de divorce et qu’elle refusait de retourner vivre avec son époux. Le frère de l’intéressée et son épouse indiquèrent que la mère de la requérante la dissuadait de reprendre la vie commune avec H.O. et qu’ils ne savaient rien des menaces de mort dont celui-ci et son père étaient accusés. H.O. déclara que son seul vœu était de réunir sa famille, que sa belle-mère y mettait obstacle, qu’il avait sollicité en vain l’aide du frère de sa femme et des aînés de la famille, qu’il n’avait jamais proféré de menaces contre son épouse ou sa belle-mère et que leurs accusations étaient calomnieuses. Son père affirma que la mère de l’intéressée souhaitait que sa fille divorce pour épouser un autre homme.
29.  Dans un rapport en date du 3 avril 1998, le chef du service juridique et de l’ordre public de la direction de la sûreté de Diyarbakır informa le parquet général des résultats de l’enquête menée sur les allégations de la requérante et de la mère de celle-ci. Il indiqua que l’intéressée avait quitté son mari pour aller vivre chez sa mère, que celle-ci avait contrecarré les démarches entreprises par H.O. pour reprendre la vie commune, qu’elle l’avait insulté et qu’elle l’avait accusé de menaces de mort. Relevant que H.O. avait été incarcéré pendant 25 jours pour avoir percuté sa belle-mère avec sa voiture, qu’il s’était adressé à différents médiateurs pour leur demander de convaincre son épouse de regagner le domicile conjugal, que sa belle-mère s’y était opposée en interdisant à sa fille de retourner vivre avec lui, l’auteur du rapport conclut que des menaces avaient été proférées de part et d’autre, que la belle-mère de H.O. voulait que sa fille se sépare de celui-ci pour se venger de son ex-mari, qu’elle formulait constamment des propos calomnieux et qu’elle faisait « perdre leur temps » aux forces de l’ordre.
30.  Le 14 avril 1998, le procureur général de Diyarbakır inculpa H.O. et le père de celui-ci de menaces de mort contre l’intéressée et sa mère, infraction réprimée par l’article 188 § 1 du code pénal.
31.  Le 30 avril 1998, le tribunal correctionnel de Diyarbakır accorda à H.O le bénéfice de la liberté provisoire et, se déclarant incompétent pour connaître de l’affaire, la renvoya devant la cour d’assises de Diyarbakır.
32.  Le 11 mai 1998, la cour d’assises requalifia l’infraction en tentative d’homicide. Lors d’une audience tenue le 9 juillet 1988, H.O. déclara derechef que les faits qui lui étaient reprochés étaient accidentels, prétendant que l’une des portes de son véhicule restée ouverte avait percuté les victimes alors qu’il était en train d’effectuer une manœuvre. Celles-ci confirmèrent ses déclarations et se désistèrent de la procédure.
33.  Le 23 juin 1998, la cour d’assises acquitta H.O. et le père de celui-ci des accusations de menaces de mort au bénéfice du doute. Elle releva qu’ils avaient nié les accusations en question et que les victimes avaient retiré leur plainte. La requérante et H.O. reprirent la vie commune.
34.  Le 9 juillet 1998, la mère de l’intéressée se soumit à un examen médical. Il ressort du rapport établi à cette occasion que les blessures subies par elle n’avaient pas mis sa vie en danger mais avaient entraîné une incapacité de travail de 25 jours.
35.  Lors d’une audience tenue le 8 octobre 1998, la requérante et sa mère retirèrent leur plainte, déclarant que H.O. les avait percutées accidentellement avec l’une des portes de son véhicule qui était restée ouverte. Interrogées sur les raisons qui les avaient conduites à porter plainte contre H.O., elles répondirent qu’elles s’étaient querellées avec lui et qu’elles avaient formulé ces allégations sous le coup de la colère.
36.  Le 17 novembre 1998, la cour d’assises de Diyarbakır constata que l’intéressée avait retiré sa plainte et prononça un non-lieu au sujet des faits dont elle avait été victime. En revanche, elle jugea que, compte tenu de la gravité des blessures que H.O. avait infligées à sa belle-mère, il devait en répondre pénalement bien que celle-ci eût également retiré sa plainte. Par la suite, elle le condamna à une peine d’amende et à une peine d’emprisonnement de trois mois, ultérieurement commuée en peine d’amende.
5.  La cinquième agression commise par H.O. sur la personne de l’intéressée et les dommages corporels graves infligés à celle-ci
37.  Le 29 octobre 2001, la requérante rendit visite à sa mère. Plus tard dans la journée, H.O. lui téléphona pour lui demander de regagner le domicile conjugal. Craignant de subir de nouvelles violences de la part de son mari, elle déclara à sa mère que celui-ci allait « la mettre en pièces ». Sa mère lui conseilla de rentrer chez elle avec ses enfants. Trois quarts d’heure plus tard, l’un d’eux retourna chez sa grand-mère pour l’avertir que son père avait poignardé et tué sa mère. La mère de l’intéressée se précipita au domicile de sa fille, qu’elle trouva en sang sur le sol. Aidée par des voisins, elle la fit monter dans un taxi et se fit conduire à l’hôpital public de Diyarbakır, dont les autorités l’informèrent que sa fille était dans un état grave et qu’elle devait être transférée à l’hôpital universitaire de Dicle, mieux équipé. Il fut noté dans le dossier médical de la requérante que celle-ci avait reçu sept coups de couteau en différents endroits du corps, mais que sa vie n’était pas en danger.
38.  Le même jour, aux alentours de 23 heures 30, H.O. se livra à la police et se vit confisquer le couteau dont il s’était servi pour agresser sa femme. Il déclara qu’il avait regagné son domicile vers 18 heures, qu’il avait constaté que sa femme et ses enfants ne s’y trouvaient pas, qu’il leur avait téléphoné pour leur enjoindre de rentrer, qu’il avait demandé à sa femme de lui expliquer pourquoi elle s’était attardée dehors et ne lui avait rien préparé pour le dîner, et qu’elle lui avait répondu, avant de lui apporter une assiette de fruits, qu’elle avaient dîné chez sa mère avec les enfants. Il ajouta que la dispute s’était poursuivie, qu’il avait demandé à son épouse pourquoi elle se rendait aussi souvent chez sa mère et qu’il lui avait ordonné d’espacer ses visites, de ne plus quitter le domicile et de s’occuper des enfants. Indiquant que la dispute s’était envenimée, il précisa que la requérante l’avait agressé avec une fourchette, qu’ils avaient commencé à se battre, qu’il avait perdu le contrôle de lui-même, qu’il s’était emparé du couteau à fruits pour en frapper la requérante et qu’il ne se souvenait pas du nombre de coups qu’il lui avait porté. Prétendant qu’il avait dû se défendre lorsque sa femme, plus corpulente que lui, l’avait attaqué, il souligna qu’elle n’était pas méchante et qu’ils avaient vécu en bonne entente jusqu’à ce que sa belle-mère commence à s’immiscer dans leur ménage, deux ans auparavant, créant des conflits dans le couple. Il déclara regretter son geste. Les policiers décidèrent de le laisser partir après avoir pris sa déposition.
39.  Le 31 octobre 2001, l’avocate de la mère de l’intéressée se plaignit de cette décision auprès du parquet de Diyarbakır. Elle l’informa que sa cliente lui avait appris que H.O. avait porté à la requérante des coups très violents cinq ans auparavant, faits pour lesquels il avait été arrêté et incarcéré avant d’obtenir sa libération à l’issue de la première audience. Elle lui indiqua que sa cliente et l’intéressée avaient dû retirer leur plainte sous les menaces de mort et les pressions constantes de cet individu, ajoutant qu’elle avait entendu dire que celui-ci se livrait à un trafic de femmes. Estimant qu’il était moralement inacceptable que H.O. eût été relâché eu égard à la gravité des faits survenus le 4 mars 1998 (voir ci-dessous), elle sollicita son placement en détention provisoire.
40.  Le 2 novembre 2001, l’avocat de la requérante saisit le parquet général pour contester les conclusions du rapport médical établi par l’hôpital de la faculté de médecine de Dicle selon lesquelles les blessures infligées à l’intéressée ne présentaient pas de risque pour la vie de celle-ci. Il sollicita un nouvel examen médical.
41.  Le 9 novembre 2001, la requérante se plaignit auprès du parquet général de Diyarbakır d’avoir été poignardée à plusieurs reprises par H.O. au cours d’une querelle. Elle lui demanda de l’autoriser à se présenter à l’institut médicolégal pour y subir un nouvel examen médical.
42.  Le 8 novembre 2001, sur ordre du parquet, l’institut médicolégal de Diyarbakır examina la requérante. Le médecin légiste constata qu’elle présentait au poignet gauche une blessure de trois centimètres de longueur infligée au moyen d’un couteau, deux à la hanche gauche (profondes respectivement de cinq et de deux centimètres) et une autre juste au-dessus du genou gauche. Il estima qu’elles n’avaient pas mis en danger la vie de la victime mais qu’elles avaient entraîné une incapacité de travail de sept jours.
43.  Le 12 décembre 2001, le procureur déposa auprès du premier tribunal de police de Diyarbakır un acte d’inculpation contre H.O. pour agression à l’arme blanche, fait réprimé par les articles 456 § 4 et 457 § 1 du code pénal.
44.  Le 23 mai 2002, le deuxième tribunal de police de Diyarbakır condamna H.O. à une peine d’amende de 839 957 040 livres turques payable en huit échéances pour avoir agressé la requérante avec une arme blanche.
6.  Le sixième acte de violence commis par H.O. : les menaces proférées contre la requérante
45.  Le 14 novembre 2001, la requérante porta plainte auprès du parquet de Diyarbakır, prétendant que H.O. l’avait menacée.
46.  Le 11 mars 2002, le procureur estima que les allégations formulées par l’intéressée ne constituaient pas des preuves tangibles lui permettant de poursuivre H.O.
7.  La plainte pénale déposée par la mère de la requérante auprès du parquet au sujet des menaces de mort proférées par H.O. et A.O.
47.  Le 19 novembre 2001, la mère de l’intéressée se plaignit auprès du procureur des menaces constantes que H.O., A.O. et leurs proches formulaient contre elle et sa fille, alléguant notamment que H.O. l’avait avertie qu’il allait la tuer, ainsi que ses enfants et toute sa famille. Affirmant que celui-ci la harcelait et qu’il portait atteinte à sa vie privée en rôdant autour de son domicile armé d’un couteau et d’un pistolet, elle déclara qu’il devrait être tenu pour responsable de tous les désagréments qu’elle ou ses proches pourraient subir et rappela les faits survenus le 29 octobre 2001, date à laquelle la requérante avait été poignardée par H.O. (voir ci-dessus). Pour donner suite à cette plainte, le procureur demanda à la direction de la sûreté de Diyarbakır de lui adresser un rapport d’enquête après avoir entendu la plaignante et H.O.
48.  Entre-temps, le 14 décembre 2001, la requérante avait introduit une nouvelle action en divorce auprès du tribunal d’instance de Diyarbakır.
49.  Le 23 décembre 2001, des policiers interrogèrent H.O. au sujet des allégations formulées par sa belle-mère, allégations qu’il réfuta en affirmant que celle-ci s’immisçait dans son ménage, qu’elle incitait sa fille à mener une vie dissolue et qu’elle l’avait menacé. Le 5 janvier 2002, la police interrogea derechef la mère de la requérante, laquelle déclara que H.O. se présentait chaque jour devant sa porte en brandissant un couteau ou une arme à feu et en proférant des menaces de mort contre elle, sa fille et ses petits-enfants.
50.  Le 10 janvier 2002, H.O. fut inculpé de menaces de mort, infraction réprimée par l’article 191 § 1 du code pénal.
51.  Le 27 février 2002, la mère de la requérante saisit à nouveau le parquet de Diyarbakır pour se plaindre de l’intensification des menaces proférées par H.O. et les proches de celui-ci, les accusant aussi de harcèlement et d’actes d’intimidation par voie téléphonique. Estimant se trouver en danger de mort immédiat, elle demanda à la police de placer son téléphone sur écoute et de prendre des mesures à l’encontre de H.O. Le même jour, le parquet de Diyarbakır invita la direction locale de la compagnie turque de télécommunication à lui soumettre la liste de tous les numéros de téléphone depuis lesquels des appels avaient été passés à la mère de l’intéressée au cours du mois précédent. N’ayant pas obtenu de réponse à sa requête, il la renouvela le 3 avril 2002.
52.  Le 16 avril 2002, le tribunal de police de Diyarbakır interrogea H.O. au sujet de l’agression à l’arme blanche qu’il avait commise sur la personne de sa belle-mère. Celui-ci répéta les déclarations qu’il avait faites à la police, ajoutant qu’il ne voulait pas que son épouse se rende chez sa belle-mère car celle-ci menait une vie dissolue.
8.  Le meurtre commis par H.O. sur la personne de la mère de la requérante
53.  La requérante vivait chez sa mère depuis les événements survenus le 29 octobre 2001.
54.  A une date non précisée, la mère de l’intéressée engagea un transporteur en vue du déménagement de ses meubles à Izmir. L’ayant appris, H.O. aurait déclaré qu’il la retrouverait et la tuerait où qu’elle aille. En dépit de cette menace, la mère de la requérante fit charger ses meubles dans une camionnette de la société de transport le 11 mars 2002. Le conducteur de ce véhicule effectua deux trajets entre le centre de transfert de la société et le domicile de la mère de l’intéressée. Il s’apprêtait à en réaliser un troisième lorsque celle-ci lui pria de la conduire au centre de transfert et s’installa à l’avant du véhicule, à la place du passager. Au cours du trajet, un taxi dont le chauffeur avait actionné les feux de détresse s’arrêta devant la camionnette. Croyant que celui-ci allait lui demander une adresse, le conducteur de la camionnette arrêta son véhicule. H.O. sortit du taxi, ouvrit la porte de la camionnette du côté où était assise la mère de la requérante et, hurlant qu’il voulait savoir où elle emmenait les meubles, fit feu sur elle, la tuant sur le coup.
9.  Les poursuites pénales dirigées contre H.O.
55.  Le 13 mars 2002, le procureur de Diyarbakır déposa auprès de la cour d’assises de cette ville un acte d’accusation de meurtre à l’encontre de H.O., fait réprimé par l’article 449 § 1 du code pénal.
56.  Devant la police, le parquet et la cour d’assises, H.O. déclara qu’il avait tué sa belle-mère parce que celle-ci voulait entraîner sa fille dans sa vie dissolue et l’avait incitée à se séparer de lui en emmenant ses enfants. Il prétendit en outre que, le jour où s’étaient produits ces événements, il avait demandé à sa belle-mère de lui indiquer où se trouvait sa femme ainsi que l’endroit où elle comptait emmener les meubles, ce à quoi elle avait répondu qu’il pouvait aller au diable, qu’elle partait avec sa fille et qu’elle allait la vendre. Il ajouta qu’il avait perdu le contrôle de lui-même et qu’il avait tiré pour défendre son honneur et ses enfants.
57.  Par un arrêt définitif du 26 mars 2008, la cour d’assises de Diyarbakır reconnut H.O. coupable d’homicide ainsi que de port illégal d’arme à feu et le condamna à la réclusion criminelle à perpétuité. Relevant toutefois que l’accusé avait été provoqué par sa victime et qu’il s’était bien conduit au cours du procès, elle ramena la peine à 15 ans et 10 mois d’emprisonnement en l’assortissant d’une amende de 180 nouvelles livres turques. Prenant en compte le temps que l’accusé avait passé en détention provisoire et le fait que son arrêt allait être frappé d’appel, elle ordonna la libération de H.O.
58.  La procédure d’appel est actuellement pendante devant la Cour de cassation.
10.  Les événements survenus depuis la libération de H.O.
59.  Le 15 avril 2008, la requérante déposa une plainte pénale auprès du parquet de Kemalpaşa (Izmir) pour transmission au parquet général de Diyarbakır et demanda aux autorités de prendre des mesures pour la protéger. Signalant que son ex-mari1 était libre et qu’il avait pris contact au début du mois d’avril avec M.M. – son nouveau compagnon, qui travaillait sur un chantier de construction – pour lui demander où elle se trouvait, elle indiqua qu’il avait menacé de les tuer tous les deux après que M.M. eut refusé de lui indiquer son adresse. Rappelant que H.O. avait déjà tué sa mère, elle déclara qu’il n’hésiterait pas à la tuer elle aussi. Précisant qu’elle changeait constamment de domicile pour que H.O. ne puisse pas la retrouver, elle invita les autorités d’instruction à garder secrète l’adresse figurant sur sa plainte, ainsi que celle de son nouveau compagnon, et à tenir H.O. pour responsable de tous les désagréments qu’elle ou ses proches pourraient subir.
60.  Le 14 mai 2008, l’avocate de la requérante informa la Cour que l’ex-mari de sa cliente avait été libéré et qu’il avait recommencé à la menacer. Se plaignant de ce qu’aucune mesure n’avait été prise malgré les requêtes formulées par l’intéressée, elle pria la Cour de demander au gouvernement défendeur de fournir une protection adéquate à sa cliente.
61.  Par une lettre en date du 16 mai 2008, le greffe transmit cette demande au Gouvernement pour observations et l’invita à informer la Cour des mesures que les autorités internes entendaient prendre.
62.  Le 26 mai 2008, le chef de la direction du droit international et des relations extérieures du ministère de la Justice adressa par télécopie une lettre au parquet de Diyarbakır au sujet des plaintes formulées par la requérante auprès de la Cour européenne des droits de l’homme. Signalant au parquet que l’intéressée avait introduit une requête devant la Cour, il sollicita des informations sur le déroulement de l’exécution de la peine prononcée contre H.O., sur l’état de la procédure concernant la plainte pénale déposée par la requérante auprès du parquet général de Kemalpaşa (Izmir) et sur les mesures prises pour protéger l’intéressée.
63.  Le même jour, un procureur près le parquet général de Diyarbakır écrivit au cabinet du gouverneur de cette ville pour l’inviter à prendre des mesures en vue de la protection de la requérante.
64.  Par une lettre du 28 mai 2008 adressée sous couvert du parquet général de Diyarbakır à la direction de la police centrale de Şehitler (Diyarbakır), un procureur (A.E.) demanda à la police de convoquer H.O. à son cabinet pour les besoins d’une enquête.
65.  Le 29 mai 2008, A.E. interrogea H.O. au sujet de la plainte déposée par la requérante. Celui-ci nia avoir menacé l’intéressée et déclara qu’elle avait formulé ces allégations pour le déstabiliser à sa sortie de prison, qu’il ne nourrissait aucune animosité à son égard et qu’il se consacrait à ses proches et à ses enfants.
66.  Le 3 juin 2008, A.E. enregistra la déposition de M.M., le nouveau compagnon de la requérante. Celui-ci indiqua que H.O. lui avait téléphoné pour lui demander l’adresse de l’intéressée en lui faisant part de son intention de la tuer. Il précisa qu’il n’avait pas rencontré H.O., qu’il n’avait pas porté plainte contre lui, mais qu’il avait téléphoné à la requérante pour l’informer des menaces proférées par celui-ci.
67.  Par une lettre du 20 juin 2008, le Gouvernement informa la Cour que l’ex-mari de la requérante n’avait pas encore purgé sa peine d’emprisonnement et que les autorités l’avaient remis en liberté dans l’attente de son procès en appel pour éviter un dépassement de la durée maximale de la détention provisoire. Il indiqua en outre que le cabinet du gouverneur de la localité concernée et le parquet général savaient que la requérante avait porté plainte et qu’ils avaient été invités à prendre des mesures pour la protéger.
68.  Par une lettre du 14 novembre 2008, l’avocate de l’intéressée prévint la Cour que la vie de sa cliente se trouvait exposée à un danger immédiat car les autorités n’avaient pas pris la moindre mesure pour la protéger contre son ex-mari. Le même jour, le greffe de la Cour transmit la lettre en question au Gouvernement, en lui demandant des informations sur les mesures qu’il avait prises en vue de la protection de la requérante.
69.  Le 21 novembre 2008, le Gouvernement indiqua à la Cour que la police avait pris des mesures spécifiquement destinées à protéger l’intéressée contre son ex-mari, précisant notamment que la photographie et les empreintes digitales de celui-ci avaient été distribuées dans les commissariats de la région afin de permettre son arrestation au cas où il serait repéré aux alentours du domicile de la requérante.
II.  LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS
A.  Le droit et la pratique internes
70.  Les dispositions pertinentes de la législation interne appliquées par les autorités judiciaires dans la présente affaire sont exposées ci-dessous.
1.  Le code pénal
Article 188
« Quiconque, par la force ou la menace, contraint autrui à faire ou à ne pas faire quelque chose ou à l’autoriser à faire quelque chose (...) sera puni d’une peine d’emprisonnement de six mois à un an et d’une peine d’amende de 1 000 à 3 000 livres (...) »
Article 191 § 1
« Quiconque, en dehors des cas prévus par la loi, menace autrui d’un dommage grave et injuste, sera puni d’une peine d’emprisonnement de six mois. »
Article 449
« Si l’homicide est commis sur la personne
a.  D’une épouse, d’un époux, d’une sœur, d’un frère, d’une mère adoptive, d’un enfant adoptif, d’une belle-mère, d’un beau-père ou d’un beau-fils, l’auteur de l’homicide sera puni de la réclusion à perpétuité (...) »
Article 456 §§ 1, 2 et 4
« Quiconque commet un acte causant à autrui un dommage corporel ou un trouble psychique sans intention de donner la mort sera puni d’une peine d’emprisonnement de six mois à un an.
Si l’acte met en danger la vie de la victime ou provoque une incapacité motrice ou sensorielle permanente, des difficultés d’élocution permanentes ou des blessures permanentes au visage, ou une maladie physique ou mentale d’une durée égale ou supérieure à 20 jours, ou une incapacité de travail de la même durée, son auteur sera puni d’une peine de deux à cinq ans d’emprisonnement.
Si l’acte ne provoque pas de maladie ou d’incapacité de travail, ou si la maladie ou l’incapacité de travail ne dure pas plus de dix jours, son auteur sera puni d’une peine de deux à six mois d’emprisonnement ou d’une peine d’amende de 12 000 à 150 000 livres, à condition que la victime porte plainte (...) »
Article 457
« Si la victime d’un acte réprimé par l’article 456 est l’une des personnes mentionnées à l’article 449 ou si l’acte est commis au moyen d’une arme, visible ou dissimulée, ou d’un agent chimique toxique, la peine sera majorée d’une portion pouvant aller d’un tiers à la moitié de la peine normalement encourue. »
Article 460
« Dans les cas prévus aux articles 456 et 459, où le déclenchement de l’action publique est subordonné à une plainte [de la victime], le retrait de celle-ci avant le prononcé de la décision définitive entraîne l’extinction de l’action publique. »
2.  La loi sur la protection de la famille (loi no 4320 du 14 janvier 1998)
Article 1
« Lorsque la chambre civile du tribunal de première instance est informée – par le parquet général ou la victime – qu’un conjoint, un enfant ou un autre parent vivant au domicile familial subit des violences domestiques, elle peut, eu égard à la nature des faits en question, prendre d’office, à l’encontre du conjoint auteur des violences, une ou plusieurs des mesures énumérées ci-dessous – ou des mesures analogues si elle le juge opportun, à savoir :
a)  une injonction de s’abstenir de tout comportement violent ou menaçant envers son conjoint, un enfant ou un autre parent vivant au domicile familial ;
b)  une injonction de quitter le domicile conjugal et d’en laisser la jouissance à son conjoint et, le cas échéant, aux enfants, et de se tenir éloigné de ce domicile et du lieu de travail de son conjoint et, le cas échéant, de celui des enfants ;
c)  une injonction de s’abstenir de causer de dommages aux biens de son conjoint (ou à ceux des enfants ou des autres parents vivant au domicile familial) ;
d)  une injonction de s’abstenir d’employer des moyens de communication pour troubler la quiétude de son conjoint ou des enfants ou des autres parents vivant au domicile familial ;
e)  une injonction de remettre aux forces de l’ordre les armes par nature ou par destination en sa possession ;
f)  une injonction de ne pas se présenter au domicile familial sous l’emprise de l’alcool ou d’autres produits stupéfiants, et de ne pas faire usage de tels produits au domicile familial.
La durée de validité des mesures susmentionnées ne peut excéder six mois. Elles peuvent être assorties d’un avis avertissant le conjoint auteur des violences qu’il s’expose à une arrestation et à une peine d’emprisonnement en cas de manquement aux obligations mises à sa charge. Celui-ci peut se voir astreint, à titre provisoire, au versement d’une pension alimentaire dont le montant doit être fixé compte étant tenu du niveau de vie de la victime.
Les demandes formulées au titre de l’article 1 ne donnent pas lieu au versement de frais de justice. »
Article 2
« Le tribunal adresse un exemplaire de l’ordonnance de protection au parquet général, qui en contrôle l’exécution avec l’assistance des forces de l’ordre.
Il incombe aux forces de l’ordre d’enquêter d’office sur les allégations de manquement à une ordonnance de protection, même en l’absence de plainte de la victime, et de communiquer sans délai les documents pertinents au parquet général.
Il appartient au parquet général de déclencher l’action publique devant le tribunal de première instance contre le conjoint qui manque aux obligations mises à sa charge par une ordonnance de protection. Le lieu de l’audience et le bref délai dans lequel elle doit être tenue sont déterminés conformément aux dispositions de la loi no 3005 sur la procédure de flagrant délit.
Le conjoint manquant aux obligations qui lui sont imposées par une ordonnance de protection encourt une peine d’emprisonnement de trois à six mois outre la peine dont il peut être passible dans le cas où le manquement en question est constitutif d’un délit distinct »
3.  Le règlement du 1er mars 2008 portant application de la loi sur la protection de la famille
71.  Le règlement du 1er mars 2008 portant application de la loi no 4320 détermine les mesures pouvant être prises à l’encontre des membres d’une famille auteurs d’actes de violence ainsi que les procédures et les principes gouvernant l’application de ces mesures, en vue de la protection des membres de la famille victimes de violence domestique.
B.  Le droit international et les éléments de droit comparé pertinents
1.  La position des Nations unies sur la question de la violence domestique et de la discrimination à l’égard des femmes
72.  Adoptée par l’Assemblée générale des Nations unies en 1979, la Convention sur l’élimination de toutes les formes de discrimination à l’égard des femmes (CEDAW) a été ratifiée par la Turquie le 19 janvier 1986.
73.  Cet instrument définit la discrimination à l’égard des femmes de la manière suivante : « (...) toute distinction, exclusion ou restriction fondée sur le sexe qui a pour effet ou pour but de compromettre ou de détruire la reconnaissance, la jouissance ou l’exercice par les femmes, quel que soit leur état matrimonial, sur la base de l’égalité de l’homme et de la femme, des droits de l’homme et des libertés fondamentales dans les domaines politique, économique, social, culturel et civil ou dans tout autre domaine. » En ce qui concerne les obligations des Etats, les passages pertinents de l’article 2 de la CEDAW se lisent ainsi :
« Les Etats parties condamnent la discrimination à l’égard des femmes sous toutes ses formes, conviennent de poursuivre par tous les moyens appropriés et sans retard une politique tendant à éliminer la discrimination à l’égard des femmes et, à cette fin, s’engagent à :
e)  Prendre toutes mesures appropriées pour éliminer la discrimination pratiquée à l’égard des femmes par une personne, une organisation ou une entreprise quelconque ;
f)  Prendre toutes les mesures appropriées, y compris des dispositions législatives, pour modifier ou abroger toute loi, disposition réglementaire, coutume ou pratique qui constitue une discrimination à l’égard des femmes ;
74.  Selon le Comité pour l’élimination de la discrimination à l’égard des femmes (ci-après « le Comité de la CEDAW »), « la violence fondée sur le sexe est une forme de discrimination qui empêche sérieusement les femmes de jouir des droits et libertés au même titre que les hommes » et tombe de ce fait sous le coup de la prohibition édictée par l’article 1 de la CEDAW. Le comité range les « actes privés »2 et les « mauvais traitements dans la famille »3 dans la catégorie des actes de violence fondée sur le sexe. La lutte contre la violence fondée sur le sexe impose aux Etats des obligations énumérées dans la Recommandation générale no 19, parmi lesquelles figure le devoir de « pren[dre] toutes les mesures juridiques et autres nécessaires pour assurer aux femmes une protection efficace contre la violence fondée sur le sexe4, notamment (...) des (...) sanctions pénales, recours civils et mesures de dédommagement visant à protéger les femmes contre tous les types de violence »5. Dans ses observations finales sur les quatrième et cinquième rapports périodiques présentés par la Turquie, le Comité de la CEDAW a réaffirmé que la violence à l’égard des femmes constituait une forme de discrimination (voir CEDAW/C/TUR/4-5 et corr.1, 15 février 2005, § 28).
75.  En outre, dans ses observations générales sur la Recommandation générale no 19, le Comité de la CEDAW s’est exprimé ainsi :
« (...) 6.  L’article premier de la Convention définit la discrimination à l’égard des femmes. Cette définition inclut la violence fondée sur le sexe, c’est-à-dire la violence exercée contre une femme parce qu’elle est une femme ou qui touche spécialement la femme. Elle englobe les actes qui infligent des tourments ou des souffrances d’ordre physique, mental ou sexuel, la menace de tels actes, la contrainte ou autres privations de liberté. La violence fondée sur le sexe peut violer des dispositions particulières de la Convention, même si ces dispositions ne mentionnent pas expressément la violence.
7.  La violence fondée sur le sexe, qui compromet ou rend nulle la jouissance des droits individuels et des libertés fondamentales par les femmes en vertu des principes généraux du droit international ou des conventions particulières relatives aux droits de l’homme, constitue une discrimination, au sens de l’article premier de la Convention.
Observations concernant certaines dispositions de la Convention
Articles 2 f), 5 et 10 c)
11.  Les attitudes traditionnelles faisant de la femme un objet de soumission ou lui assignant un rôle stéréotypé perpétuent l’usage répandu de la violence ou de la contrainte, notamment les violences et les sévices dans la famille, les mariages forcés, les meurtres d’épouses pour non-paiement de la dot, les attaques à l’acide, l’excision. De tels préjugés et de telles pratiques peuvent justifier la violence fondée sur le sexe comme forme de protection ou de contrôle sur la femme. Cette violence qui porte atteinte à l’intégrité physique et mentale des femmes les empêche de jouir des libertés et des droits fondamentaux, de les exercer et d’en avoir connaissance au même titre que les hommes. Tandis que cette observation a trait surtout à la violence effective ou aux menaces de violence, ces conséquences sous-jacentes de la violence fondée sur le sexe contribuent à enfermer les femmes dans des rôles subordonnés et à maintenir leur faible niveau de participation politique, d’éducation, de qualification et d’emploi. »
76.  Dans les constatations qu’il a opérées en l’affaire A.T. c. Hongrie (adoptées le 26 janvier 2005), où l’auteur de la communication – A.T. – alléguait qu’elle était victime depuis 1998 de violences physiques et de menaces de la part de son concubin, père de ses deux enfants, le Comité de la CEDAW a recommandé à la Hongrie de « garantir l’intégrité physique et mentale d’A.T. et de sa famille », de lui offrir un lieu sûr pour y vivre avec ses enfants, de veiller à ce qu’elle reçoive une pension alimentaire et l’aide juridique voulue assorties d’une indemnisation proportionnelle aux dommages physiques et mentaux subis par elle ainsi qu’à la gravité des violations de ses droits. En outre, le comité a formulé à l’intention de la Hongrie un certain nombre de recommandations générales visant à améliorer la protection des femmes contre la violence familiale, notamment par la mise en place de dispositifs d’enquête et de procédures juridiques et judiciaires effectifs ainsi que par l’accroissement des ressources consacrées aux services de traitement et d’appui.
77.  Dans l’affaire Fatma Yıldırım c. Autriche (décision du 1er octobre 2007), où était en cause le meurtre de Mme Yıldırım par son époux, le Comité de la CEDAW a constaté que l’Etat partie avait manqué à l’obligation de diligence qui lui incombait de protéger la victime. En conséquence, il a conclu que celui-ci ne s’était pas acquitté de ses obligations au titre des alinéas a) et c) à f) de l’article 2 et de l’article 3 de la Convention interprétés à la lumière de l’article premier de ce texte ainsi que de la recommandation générale 19 du comité, et qu’il n’avait pas respecté les droits corrélatifs de feu Fatma Yıldırım à la vie et à l’intégrité physique et mentale.
78.  L’article 4 c) de la déclaration de l’Assemblée générale des Nations unies sur l’élimination de la violence à l’égard des femmes (1993) invite les Etats à « agir avec la diligence voulue pour prévenir les actes de violence à l’égard des femmes, enquêter sur ces actes et les punir conformément à la législation nationale, qu’ils soient perpétrés par l’Etat ou par des personnes privées ».
79.  Dans son troisième rapport présenté le 20 janvier 2006 à la Commission des droits de l’homme du Conseil économique et social des Nations unies, le rapporteur spécial sur la violence à l’égard des femmes a conclu à l’existence d’une règle de droit international coutumier « obligeant les Etats à prévenir les actes de violence à l’égard des femmes et à y réagir avec la diligence requise » [traduction du greffe].
2.  Le Conseil de l’Europe
80.  Dans sa Recommandation Rec(2002)5 du 30 avril 2002 sur la protection des femmes contre la violence, le Comité des Ministres du Conseil de l’Europe a notamment invité les Etats à introduire, développer et/ou améliorer, le cas échéant, des politiques nationales de lutte contre la violence fondées sur la sécurité maximale et la protection des victimes, le soutien et l’assistance, l’ajustement du droit pénal et civil, la sensibilisation du public, la formation spéciale des professionnels confrontés à la violence à l’égard des femmes et la prévention.
81.  Le Comité des Ministres a en particulier recommandé aux Etats d’incriminer les actes graves de violence commis sur des femmes tels que les violences sexuelles et le viol, l’abus de la vulnérabilité découlant d’une grossesse, d’une incapacité à se défendre, d’une maladie, d’une infirmité ou d’un état de dépendance ainsi que l’abus d’autorité de la part de l’auteur de pareils actes. Il les a aussi invités à assurer la possibilité d’ester en justice à toutes les victimes de violences, à prévoir qu’une action pénale puisse être engagée sur requête du ministère public, à encourager celui-ci à considérer la violence à l’égard des femmes et des enfants comme un facteur aggravant ou décisif lorsqu’il décide de l’éventualité d’engager les poursuites dans l’intérêt public, à prévoir, le cas échéant, des mesures pour assurer la protection efficace des victimes contre les menaces et les risques de vengeance ainsi qu’à veiller, par des mesures spécifiques, à la protection des droits des enfants au cours des procédures.
82.  En ce qui concerne la violence familiale, Le Comité des Ministres a recommandé aux Etats de qualifier comme infraction pénale toute violence perpétrée au sein de la famille, d’envisager la possibilité de prendre des mesures afin, notamment, de permettre aux autorités judiciaires, en vue de protéger les victimes, d’adopter des mesures intérimaires visant à empêcher l’auteur de violences d’entrer en contact avec la victime, de communiquer avec elle ou de s’approcher d’elle, de résider dans certains endroits déterminés ou de fréquenter de tels endroits, d’incriminer toute infraction aux mesures que les autorités ont imposées à l’agresseur et d’établir un protocole obligatoire d’intervention à l’intention de la police et des services médicaux et sociaux.
3.  Le système interaméricain
83.  Dans l’arrêt qu’elle a rendu en l’affaire Velásquez Rodriguez, la Cour interaméricaine s’est exprimée ainsi :
« Un Etat peut voir sa responsabilité engagée à raison d’un acte illicite constitutif d’une violation des droits de l’homme qui, en principe, ne lui est pas directement imputable – par exemple, parce que son auteur est un particulier ou qu’il n’a pas été identifié –, non parce qu’il a commis l’acte en question mais parce qu’il n’a pas fait preuve de la célérité requise pour prévenir la violation ou y répondre conformément aux exigences de la Convention. »6
84.  Du point de vue juridique, le principe selon lequel les actes d’un particulier peuvent relever en dernier ressort de la responsabilité de l’Etat se justifie par le manquement de celui-ci à l’obligation de garantir la protection des droits de l’homme que lui impose l’article 1 § 1 de la Convention américaine des droits de l’homme7. Faisant application de ce principe, la Cour interaméricaine a jugé à plusieurs reprises que les Etats engagent leur responsabilité internationale lorsqu’ils manquent de diligence pour prévenir les violations des droits de l’homme, pour en rechercher et en sanctionner les auteurs ou pour fournir une indemnisation appropriée aux familles des victimes.
85.  La Convention interaméricaine de 1994 sur la prévention, la sanction et l’élimination de la violence envers les femmes (« Convention de Belém Do Pará ») impose des obligations aux Etat en matière d’élimination de la violence fondée sur le sexe. Cette convention est le seul traité multilatéral de protection des droits de l’homme exclusivement consacré à la lutte contre la violence à l’égard des femmes.
86.  Souscrivant à l’approche adoptée par la Cour interaméricaine en matière de mise en œuvre de la responsabilité de l’Etat du fait des actes ou omissions de particuliers, la Commission interaméricaine a jugé, dans l’affaire Maria Da Penha c. Brésil8, que l’Etat brésilien avait engagé sa responsabilité au titre de la Convention américaine et de la Convention de Belém Do Pará faute d’avoir déployé la diligence requise pour prévenir des actes de violence domestique et enquêter sur ces faits. Elle a en outre considéré que le Brésil avait violé les droits de la requérante et manqué à ses devoirs (au titre, notamment, de l’article 7 de la Convention de Belém Do Pará, disposition qui oblige les Etats à condamner toutes les formes de violence à l’égard des femmes) du fait de sa passivité et de sa tolérance à l’égard de la violence infligée. Dans cette décision, la Commission s’est exprimée comme suit :
« (...) loin de constituer un cas isolé de tolérance de la part des pouvoirs publics, la présente affaire illustre au contraire une pratique générale. En fermant les yeux sur cette situation, l’ensemble de la société consolide les racines et les facteurs psychologiques, sociaux et historiques sur lesquels se fonde et prospère la violence à l’égard des femmes.
Les violences infligées à Maria da Penha s’inscrivant dans un contexte généralisé de négligence et de passivité de l’Etat en ce qui concerne la poursuite et la condamnation des agresseurs, la Commission estime que celui-ci a manqué non seulement à son l’obligation de poursuivre et de sanctionner, mais aussi à son obligation de prévenir les actes dégradants en cause dans la présente affaire. Cette inefficacité générale et discriminatoire de l’appareil judiciaire a aussi pour effet de créer un climat propice à la violence familiale car la société ne peut y déceler aucun signe de la volonté des pouvoirs publics qui la représentent d’agir efficacement pour sanctionner de tels actes. »9
4.  Eléments de droit comparé
87.  La législation de 11 Etats membres du Conseil de l’Europe, à savoir l’Albanie, l’Autriche, la Bosnie-Herzégovine, l’Espagne, l’Estonie, la Grèce, l’Italie, la Pologne, le Portugal, Saint-Marin et la Suisse, prévoit le maintien des poursuites pénales malgré le retrait de la plainte de la victime dans les affaires de violence familiale.
88.  27 Etats membres, à savoir l’Allemagne, Andorre, l’Angleterre et le pays de Galles, l’Arménie, l’Azerbaïdjan, la Belgique, la Bulgarie, Chypre, le Danemark, l’« ex-république yougoslave de Macédoine », la Fédération de Russie, la Finlande, la France, la Géorgie, la Hongrie, l’Irlande, le Luxembourg, Malte, la Moldova, les Pays-Bas, la République tchèque, la Serbie, la Suède, la Turquie et l’Ukraine, accordent aux autorités compétentes une certaine latitude pour se prononcer sur la question du maintien des poursuites contre les auteurs de violences familiales. Un nombre important d’ordres juridiques établissent une distinction entre les actes passibles d’une action privée (pour lesquels le dépôt d’une plainte par la victime est un préalable nécessaire) et ceux qui sont passibles de l’action publique (qui concernent en général des infractions plus graves pour lesquelles les poursuites sont considérées comme étant d’intérêt public).
89.  Il ressort de la législation et de la pratique des 27 pays énumérés ci-dessus que le maintien des poursuites en cas de retrait de la plainte de la victime relève de l’appréciation du ministère public et que, dans l’exercice de ce pouvoir d’appréciation, celui-ci tient compte avant tout de la question de savoir si pareille mesure relève de l’intérêt public. Dans certains de ces pays, au nombre desquels figure l’Angleterre et le pays de Galles, le ministère public (Crown Prosecution Service) est tenu de prendre en compte un certain nombre d’éléments pour se prononcer sur le maintien des poursuites dirigées contre les auteurs d’actes de violence familiale, notamment la gravité des actes en question, la nature – physique ou psychique – des dommages causés à la victime, la question de savoir si les violences ont été commises avec une arme et si l’auteur de celles-ci a proféré des menaces après leur commission, la préméditation éventuelle de l’agression, les effets – y compris psychologiques – de l’agression sur les enfants du ménage, le risque de récidive que présente l’auteur des violences, la persistance de la menace pesant sur la santé et la sécurité de la victime et celles de toute personne concernée ou qui pourrait le devenir, l’état actuel des relations entre l’agresseur et sa victime, les effets que pourrait avoir sur celles-ci le maintien des poursuites contre la volonté de la victime, les relations passées entre celle-ci et son agresseur – notamment la question de savoir s’il y a a eu d’autres épisodes de violence – ainsi que les antécédents judiciaires de l’auteur de l’agression, en particulier les voies de fait éventuellement commises par lui. La législation de ce pays exige expressément que la décision à intervenir ménage un équilibre entre les droits de la victime et ceux des enfants au titre des articles 2 et 8.
90.  La Roumanie semble être le seul Etat à fonder le maintien des poursuites exclusivement – et en toutes circonstances – sur les souhaits/plaintes de la victime.
C.  Les rapports concernant la violence familiale et la situation des femmes en Turquie
1.  L’avis du « Toit pourpre » (Mor Çatı Kadın Sığınağı Vakfı), fondation gérant des refuges pour femmes, sur l’application de la loi no4320 du 7 juillet 2007
91.  Il ressort du rapport susmentionné que la loi no 4320 (paragraphe 70 ci-dessus) n’est pas encore pleinement appliquée et que, si le nombre d’ordonnances de protection et d’injonctions délivrées par les tribunaux aux affaires familiales a augmenté au cours des dernières années, certaines juridictions continuent à fixer des dates d’audience postérieures de deux à trois mois au dépôt de la plainte dans les affaires concernant des femmes en danger de mort. Les auteurs du rapport estiment que cette pratique reflète la tendance des magistrats et du ministère public à considérer l’action prévue par la loi no 4320 comme une forme d’action en divorce, alors pourtant que cette loi a pour objectif de les habiliter à prendre des mesures d’urgence en faveur de femmes qui agissent en vue de protéger leur vie. Ils signalent en outre que celles-ci rencontrent des difficultés pour faire exécuter les injonctions délivrées par les juridictions.
92.  Par ailleurs, le rapport révèle que, au cours des deux années ayant précédé sa publication, seules 120 des quelque 900 femmes qui se sont adressées à Mor Çatı et qui ont lutté pour exercer les droits que leur reconnaît la loi no 4320 ont obtenu gain de cause. Il indique que Mor Çatı a relevé de graves problèmes dans l’application de cette loi, qui tiennent en particulier à ce que la violence familiale est encore tolérée par la police et à l’attitude de certains agents qui se posent en médiateurs, prennent le parti des hommes contre celui des femmes ou essaient de les convaincre de retirer leur plainte. Il signale en outre que la notification des injonctions prises sur le fondement de la loi no 4320 aux conjoints de sexe masculin rencontre de sérieuses difficultés, précisant que certaines femmes désireuses de travailler avec Mor Çatı n’ont pu obtenir l’exécution des ordonnances délivrées en leur faveur parce que leur conjoint était policier ou avait des rapports amicaux avec le commissariat chargé d’en contrôler la mise en œuvre.
93.  Dénonçant les retards excessifs apportés à la délivrance des injonctions judiciaires, le rapport indique qu’ils trouvent leur origine dans la propension des autorités judiciaires à assimiler les allégations de violence domestique à des griefs articulés au soutien d’une action en divorce et à soupçonner les femmes de les formuler bien qu’elles n’aient pas subi de sévices. Il estime que la thèse selon laquelle les femmes s’appuient de manière abusive sur la loi no 4320 est infondée, faisant valoir que les hommes assument la quasi-totalité des charges du ménage et qu’il est donc impensable pour les femmes de se prévaloir de la loi no 4230 à moins d’être confrontées à un danger mortel. Il signale enfin que les injonctions judiciaires sont généralement limitées et que les tribunaux se refusent en principe à en étendre la portée.
2.  Le rapport de recherche du 25 novembre 2005 sur l’application de la loi no 4320 établi par le Centre d’information sur les droits des femmes et leur mise en œuvre (KA-MER) du barreau de Diyarbakır
94.  Le rapport susmentionné indique que la violence fait partie de la culture turque et qu’elle est tolérée dans de nombreux domaines de la vie. Il fait état d’une étude menée sur les actions judiciaires introduites devant un juge d’instance siégeant en matière civile (sulh hukuk mahkemesi) et trois tribunaux civils (asliye hukuk mahkemesi) de Diyarbakır. Cette étude révèle que, sur la période s’étendant de 1998 – année où la loi no 4320 est entrée en vigueur – à septembre 2005, 183 actions fondées sur cette loi ont été introduites devant ces juridictions, lesquelles ont ordonné diverses mesures dans 104 de ces affaires et ont conclu, dans les 79 autres affaires, à l’absence de motifs justifiant la délivrance d’une ordonnance, au rejet de la plainte ou à leur incompétence pour en connaître.
95.  Le rapport signale que, malgré l’importance du problème de la violence familiale, la loi no 4320 est très rarement invoquée, soit parce qu’elle est peu connue des habitants de la région, soit parce que ceux-ci éprouvent une profonde défiance à l’égard des forces de l’ordre. Il précise que les retards apportés à la délivrance des injonctions et le manque de contrôle de leur exécution par les autorités constituent les difficultés les plus importantes.
96.  Il ajoute que l’un des obstacles dissuadant les femmes d’invoquer la loi en question réside dans l’hostilité des policiers à l’égard des victimes de violences familiales qui se présentent dans les commissariats. Il précise que les femmes qui s’y rendent pour se plaindre de tels actes se heurtent à l’attitude d’agents enclins à considérer leur problème comme relevant de la sphère familiale privée, domaine dans lequel ils sont réticents à intervenir.
97.  Il formule des recommandations visant à améliorer la mise en œuvre de la loi no 4320 et à renforcer la protection des victimes de violences familiales.
3.  Les statistiques établies par le service d’assistance téléphonique d’urgence du KA-MER de Diyarbakır sur la période allant du 1er août 1997 au 30 juin 2007
98.  Le rapport d’informations statistiques susmentionné a été établi à partir d’entretiens conduits avec 2 484 femmes. Il en ressort que toutes les plaignantes ont subi des violences psychologiques, qu’environ 60 % d’entre elles ont aussi été victimes de violences physiques, que la tranche d’âge la plus touchée est celle des 20-30 ans (43 %) et que 57 % de ces femmes sont mariées. Il y est également indiqué que la plupart des victimes sont illettrées ou faiblement éduquées et que 78 % d’entre elles sont d’origine kurde. L’on y apprend que 91 % des femmes qui ont eu recours au service d’assistance téléphonique d’urgence sont de Diyarbakır et que 85 % des victimes ne disposent pas de revenus propres.
4.  Le rapport publié en 2004 par Amnesty International sous le titre « Turquie : les femmes et la violence au sein de la famille »
99.  Le rapport susmentionné indique que les statistiques sur l’ampleur de la violence contre les femmes en Turquie sont rares et peu fiables, signalant toutefois que la culture de la violence soumet les femmes à une double menace, celle d’en être victimes et celle d’être privées d’un accès effectif à la justice. Il souligne que les femmes appartenant aux catégories vulnérables, comme les pauvres ou celles qui fuient un conflit ou une catastrophe naturelle, sont particulièrement menacées, précisant à cet égard que, dans le sud-est du pays, les crimes contre les femmes demeurent largement impunis.
100.  Le rapport indique que les défenseurs des droits des femmes luttent contre la mentalité de l’entourage qui tolère la violence à l’égard de celles-ci, à l’instar de nombreux juges, responsables gouvernementaux et faiseurs d’opinion. Il signale que la législation ne cautionne plus les traitements discriminatoires depuis qu’elle a été réformée, mais que les mentalités continuent à peser sur les femmes pour qu’elles se conforment à certains types de comportement, ce qui restreint les choix qui s’offrent à elles.
101.  Le rapport constate, à tous les niveaux du système répressif, un manque de réponse prompte et rigoureuse aux plaintes déposées par des femmes victimes de viol, d’agression sexuelle ou d’autres formes de violence au sein de leur famille. Il indique que les policiers sont réticents à prévenir les actes de violence familiale et à enquêter, notamment sur les cas de mort violente de femmes, et que les procureurs refusent souvent d’ouvrir des enquêtes sur des cas de violence domestique ou d’ordonner des mesures de protection pour des femmes menacées par leur famille ou leur communauté. Il signale que la police et les magistrats ne font rien pour assurer le respect des mesures judiciaires imposées aux hommes, notamment en matière de protection des victimes, et que, lorsqu’ils sont condamnés, ils bénéficient d’une clémence injustifiée sous prétexte que leurs victimes les ont « provoqués » ou pour d’autres raisons tout aussi contestables.
102.  Le rapport indique que les femmes se heurtent à de nombreux obstacles lorsqu’elles tentent de faire appel à la justice et de se protéger des violences. Il signale que bon nombre de policiers estiment que leur rôle consiste à « réconcilier les conjoints » et qu’ils refusent d’enquêter sur les plaintes déposées par des femmes. Il précise que celles-ci, notamment dans les régions rurales, se trouvent fréquemment dans l’incapacité de porter plainte car elles ne peuvent s’éloigner du voisinage sous peine de s’exposer à une surveillance étroite, à des critiques et, dans certains cas, à des violences.
103.  En outre, bien que certains tribunaux semblent avoir mis la réforme en application, la liberté d’appréciation dont ils disposent permet aux responsables de violences conjugales de continuer à bénéficier d’une clémence injustifiée. Les condamnations sont souvent atténuées, selon le bon vouloir des juges, pour lesquels la « provocation aggravée » envers la coutume, la tradition ou l’honneur demeure une excuse acceptable.
104.  Enfin, le rapport adresse au gouvernement turc ainsi qu’aux autorités religieuses et locales un certain nombre de recommandations en vue de les inciter à se saisir du problème de la violence familiale.
5.  Le rapport de recherche sur les crimes d’honneur établi par l’association « Projet justice pour tous » du barreau de Diyarbakır et le Centre d’information sur les droits des femmes et leur mise en œuvre
105.  Le rapport susmentionné se proposait d’examiner les aspects judiciaires du phénomène des « crimes d’honneur ». A cet effet, ses auteurs ont réalisé une étude sur des décisions rendues de 1999 à 2005 par la cour d’assises de Diyarbakır et par des juridictions pour mineurs en vue de dénombrer les affaires concernant ces crimes portées devant la justice ainsi que d’analyser les réactions des autorités judiciaires à leur égard, les stratégies de défense suivies par les accusés, le rôle joué par les structures sociales (conseils de famille et coutume) et les motifs des criminels. Sur la période considérée, ils ont recensé 59 affaires ayant donné lieu à une décision de justice, lesquelles concernaient 71 victimes (d’homicide ou de voies de fait) et 81 accusés.
106.  Il ressort des conclusions de ce rapport que, dans les affaires où les victimes étaient de sexe masculin, les accusés se sont défendus en plaidant qu’elles avaient violé, agressé sexuellement ou enlevé l’un de leurs proches ou l’avaient incité à se prostituer et que, dans les affaires où les victimes étaient de sexe féminin, les accusés ont déclaré pour leur défense que celles-ci avaient parlé à d’autres hommes, s’étaient prostituées ou avaient commis un adultère. Des circonstances atténuantes de provocation injustifiée ont été retenues dans 46 décisions. Il a été fait application de l’article 59 du code pénal turc – disposition qui autorise les magistrats à apprécier souverainement l’existence de circonstances atténuantes – dans 61 décisions de condamnation.
EN DROIT
I.  SUR LA RECEVABILITÉ
107.  Le Gouvernement soulève deux exceptions d’irrecevabilité.
1.  Sur le non-respect allégué du délai de six mois prévu à l’article 35 § 1 de la Convention
108.  Le Gouvernement soutient que la requête a été introduite hors du délai de six mois en tant qu’elle concerne les événements qui se sont produits avant 2001. Il plaide que les griefs portant sur la période allant de 1995 à 2001 doivent être rejetés pour tardiveté et que, si la requérante estimait que les décisions des autorités internes concernant les événements survenus au cours de cette période lui faisaient grief, elle aurait dû saisir la Commission – où la Cour consécutivement à l’entrée en vigueur du Protocole no 11 – dans un délai de six mois à compter du jour où chacune d’entre elles a été rendue.
109.  L’intéressée affirme avoir introduit sa requête dans les six mois qui ont suivi la survenance des faits litigieux. Selon elle, ceux-ci forment un ensemble et ne doivent pas être examinés de manière séparée.
110.  La Cour rappelle que la règle des six mois a pour objet d’assurer la sécurité juridique et de veiller à ce que les affaires litigieuses au regard de la Convention soient examinées dans un délai raisonnable (voir Kenar c. Turquie, no 67215/01 (déc.), 1er décembre 2005). D’après sa jurisprudence constante, le délai de six mois commence à courir à la date de l’acte critiqué lorsqu’il n’existe pas de recours dans l’ordre juridique interne.
111.  A cet égard, la Cour relève que la première des multiples agressions et menaces physiques dont H.O. s’est rendu coupable envers la requérante et la mère de celle-ci remonte au 10 avril 1995. Les actes de violence perpétrés par cet individu ont causé la mort de la mère de l’intéressée et ont provoqué chez la requérante des souffrances et une angoisse intenses. Consciente du caractère discontinu des événements litigieux, la Cour estime cependant que le climat de violence dans lequel l’intéressée et la mère de celle-ci ont longtemps vécu doit être appréhendé non comme une succession d’incidents séparés et distincts mais comme une série de faits connexes qu’il convient d’examiner ensemble.
112.  Cela posé, la Cour observe que la requérante a introduit sa requête dans un délai de six mois à compter du jour où sa mère a été tuée par H.O. et considère que c’est à ce moment-là, lorsqu’elle s’est rendue compte de l’incapacité des autorités à empêcher son ex-mari de commettre de nouvelles violences, qu’elle a pris conscience du caractère ineffectif des recours disponibles dans l’ordre juridique interne. En l’absence d’éléments indiquant que l’intéressée a tardé à introduire sa requête une fois qu’il lui est apparu qu’il ne pourrait être remédié à ses griefs, la Cour estime que le délai de six mois a commencé à courir au plus tôt le 13 mars 2002 (paragraphe 54 ci-dessus). En tout état de cause, on ne peut pas dire qu’il a été mis un terme aux violences subies par la requérante puisque H.O. continue à menacer sa vie et sa tranquillité.
113.  Compte tenu des particularités de l’espèce, il convient de considérer que la requérante a introduit sa requête dans le délai de six mois prévu à l’article 35 § 1 de la Convention. En conséquence, la Cour rejette l’exception préliminaire du Gouvernement tirée du non-respect de la règle des six mois.
2. Sur le non-épuisement allégué des voies de recours internes
114.  Faisant valoir que l’intéressé et sa mère ont retiré leurs plaintes à plusieurs reprises, acte qui a entraîné l’extinction des poursuites pénales dirigées contre H.O., le Gouvernement soutient que la requérante n’a pas épuisé les voies de recours internes. Il allègue en outre que celle-ci ne s’est pas prévalue de la protection que lui offrait la loi no 4320 et qu’elle a empêché le procureur d’agir devant les tribunaux aux affaires familiales en retirant ses plaintes. Il signale qu’elle aurait pu faire usage des recours administratifs et civils, dont la Cour a reconnu l’efficacité dans des affaires antérieures (à cet égard, il renvoie à l’arrêt Aytekin c. Turquie, 23 septembre 1998, Recueil des arrêts et décisions 1998-VII). Enfin, s’appuyant sur les arrêts rendus par la Cour dans les affaires Ahmet Sadık c Grèce (15 novembre 1996, § 34, Recueil 1996-V) et Cardot c. France (19 mars 1991, § 30, série A no 200), il avance que, devant les juridictions internes, l’intéressée n’a jamais fait état, même en substance, des griefs de discrimination qu’elle soulève devant la Cour, raison pour laquelle les griefs en question doivent être déclarés irrecevables.
115.  La requérante soutient qu’elle a épuisé tous les recours internes disponibles et que ceux-ci se sont révélés inefficaces puisque les autorités n’ont pas réussi à protéger la vie de sa mère et à empêcher H.O. de leur faire subir des mauvais traitements. Faisant valoir que la loi no 4320 est entrée en vigueur le 14 janvier 1998 et que bon nombre des faits dont elle se plaint sont survenus avant cette date, l’intéressée réfute la thèse du Gouvernement selon laquelle elle ne s’est pas prévalue des recours que ladite loi lui offrait et précise que le droit interne ne prévoyait aucun mécanisme de protection contre la violence domestique avant l’adoption de la loi en question. Elle souligne que, en dépit des nombreuses plaintes qu’elle a adressées au parquet général, les autorités n’ont pris aucune des mesures prévues par la loi pour protéger la vie et la tranquillité d’elle-même et de sa mère.
116.  La Cour relève que la question centrale qui se pose au sujet de l’épuisement des recours internes est celle de savoir, d’une part, si la requérante a fait usage des voies de droit disponibles dans l’ordre juridique interne, en particulier de celles de prévues par la loi no 4320, et, d’autre part, si les autorités turques auraient dû maintenir les poursuites pénales dirigées contre le mari de l’intéressée bien que les victimes eussent retiré leurs plaintes. Ces questions étant indissolublement liées à celle de savoir si les recours internes étaient suffisamment efficaces pour protéger de manière effective la requérante et sa mère contre les violences qu’elles subissaient au sein de leur famille, la Cour décide de les joindre au fond et de les examiner sous l’angle des articles 2, 3 et 14 de la Convention (voir, entre autres, Şemsi Önen c. Turquie, no 22876/93, § 77, 14 mai 2002).
117.  Au vu de ce qui précède, la Cour estime que la requête n’est pas manifestement mal fondée au sens de l’article 35 § 3 de la Convention. Elle relève par ailleurs qu’elle ne se heurte à aucun autre motif d’irrecevabilité. Il convient donc de la déclarer recevable.
II.  SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 2 DE LA CONVENTION
118.  La requérante allègue que le manquement des autorités à leur obligation de protéger la vie de sa mère, tuée par son ex-mari, emporte violation de l’article 2, dont les dispositions pertinentes se lisent ainsi :
« 1.  Le droit de toute personne à la vie est protégé par la loi. La mort ne peut être infligée à quiconque intentionnellement, sauf en exécution d’une sentence capitale prononcée par un tribunal au cas où le délit est puni de cette peine par la loi (...). »
A.  Thèses des parties
1.  Thèse de la requérante
119.  L’intéressée soutient que la société et les autorités turques tolèrent les actes de violence familiale et que leurs auteurs bénéficient de l’impunité. A cet égard, elle indique que, en dépit des nombreuses plaintes qu’elle a adressées au parquet général de Diyarbakır, les pouvoirs publics n’ont pris aucune des mesures prévues par la loi no 4320 pour protéger la vie et la tranquillité d’elle-même et de sa mère, soulignant au contraire qu’ils ont tenté de les persuader de retirer leurs plaintes contre H.O., qu’ils n’ont pas réagi aux menaces de mort proférées par celui-ci et qu’ils les ont laissées à la merci de leur agresseur.
120.  La requérante signale que, le 27 févier 2002, sa mère s’est plainte auprès des autorités de poursuite des menaces de mort émises par H.O. et que celles-ci n’ont rien fait pour protéger sa vie. Elle estime que le fait qu’elles n’aient pas pris au sérieux les accusations de sa mère démontre clairement que la violence domestique est tolérée par la société et le pouvoir turcs.
121.  Elle avance que la peine que H.O. s’est vu infliger pour meurtre est beaucoup moins sévère que celle normalement encourue pour ce type de crime, qu’elle n’a pas de caractère dissuasif et que sa légèreté s’explique par le fait qu’il ait justifié le meurtre de sa belle-mère par la nécessité de défendre son honneur devant la cour d’assises. Elle indique que les juridictions répressives turques ont pour pratique d’atténuer les peines infligées pour les crimes « d’honneur », dont les auteurs sont punis de peines très légères, voire dispensés de toute sanction.
2.  Thèse du Gouvernement
122.  Le Gouvernement affirme que les pouvoirs publics locaux ont pris des mesures immédiates et concrètes pour donner suite aux accusations formulées par la requérante et la mère de celle-ci, précisant qu’ils ont enregistré leurs dépositions aussitôt qu’elles se sont adressées à eux, qu’ils leur ont fait subir des examens médicaux, qu’ils ont entendu des témoins, qu’ils ont enquêté sur les lieux où se sont déroulées les agressions et qu’ils ont transmis les plaintes aux autorités judiciaires compétentes. Selon lui, H.O. a été placé en détention et condamné par les juridictions répressives à chaque fois que la gravité de ses actes justifiait pareilles mesures. Ces dispositions auraient été prises dans les meilleurs délais, les autorités auraient fait preuve de diligence, elles se seraient montrées attentives aux plaintes des victimes et ne saurait être accusées de négligence.
123.  En retirant leurs plaintes, la requérante et sa mère auraient fait obstacle à la poursuite de la procédure pénale dirigée contre H.O., contribuant ainsi à l’impunité dont il a bénéficié. Aucun élément du dossier ne donnerait à penser que l’intéressé et sa mère ont retiré leurs plaintes sous la pression de leur agresseur ou celle du procureur ayant instruit l’affaire. Dans les circonstances de l’espèce, où les actes délictueux n’ont pas provoqué de maladie ou d’incapacité de travail d’une durée supérieure ou égale à dix jours au sens des articles 456 § 4, 457 et 460 du code pénal, l’exercice de l’action publique contre l’auteur des violences aurait été subordonné au dépôt ou au maintien de la plainte de la victime. En outre, la plupart des poursuites dirigées contre H.O. se seraient soldées par la relaxe de celui-ci au bénéfice du doute. Dans ces conditions, l’autorité judiciaire n’était pas censée séparer la famille que formaient la requérante et H.O. en prononçant une condamnation contre celui-ci, acte qui aurait porté atteinte à leurs droits au titre de l’article 8 de la Convention.
124. La plainte déposée par la mère de la requérante le 27 février 2002 ne se serait distinguée en rien des précédentes et aurait revêtu un caractère général. Elle n’aurait contenu aucun fait tangible ou indication concrète donnant à penser que la plaignante était réellement en danger de mort. Celle-ci n’aurait pas sollicité de protection, se bornant à demander que sa plainte soit promptement examinée et que des sanctions soient prises à l’encontre de son gendre. Après réception de cette plainte, les autorités l’auraient enregistrée et auraient tenu le 27 mai 2002 une première audience, qui aurait été suivie par d’autres. Enfin, H.O. aurait ultérieurement été reconnu coupable du meurtre de la mère de la requérante et aurait été condamné à une lourde peine.
3.  Observations de la partie intervenante, Interights
125.  S’appuyant sur la pratique internationale, Interights soutient que la responsabilité de l’Etat peut se trouver engagée du fait d’un manquement des autorités nationales à leur obligation d’agir avec la diligence requise pour prévenir les violences faites aux femmes – y compris celles commises par des particuliers – et d’enquêter sur de tels actes ainsi que de poursuivre et de punir leurs auteurs. Le droit de ne pas être torturé et le droit à la vie ayant valeur de jus cogens, l’Etat aurait le devoir de faire preuve d’une diligence exemplaire pour enquêter sur les actes en question et poursuivre leurs agresseurs.
126.  Les auteurs d’actes de violence domestique auraient couramment recours à l’intimidation et à la menace pour empêcher leurs victimes de dénoncer les faits ou les inciter à retirer leurs plaintes. Il incomberait donc à l’Etat – et non aux victimes – de veiller à ce que les agresseurs répondent de leurs actes et ne restent pas impunis. Dans la pratique internationale, la qualité pour agir en vue de la dénonciation et de la poursuite des violences domestiques serait reconnue non seulement aux victimes, mais aussi à diverses personnes. On y observerait par ailleurs une tendance grandissante au maintien de l’action publique contre les auteurs de violences domestiques, même en cas de retrait de la plainte de la victime, lorsqu’il existe des preuves suffisantes et que l’intérêt public le commande. Ces deux éléments traduiraient une tendance à l’abandon de l’exigence de la participation de la victime à l’exercice de l’action et au transfert vers l’Etat de l’entière responsabilité de la répression effective de la violence familiale.
127.  Toute décision individuelle de classement sans suite n’emporterait pas ipso facto violation de l’obligation d’agir avec la diligence requise, mais une législation ou une pratique faisant systématiquement obstacle à la poursuite d’une enquête ou d’une procédure ouverte sur des actes de violence domestique en cas de retrait de la plainte de la victime y contreviendrait nécessairement. Interprétée à la lumière de la décision rendue par le Comité de la CEDAW en l’affaire Fatma Yıldırım c. Autriche (citée dans la partie relative aux éléments de droit international pertinents), cette obligation imposerait non seulement à l’Etat d’instaurer un cadre législatif approprié mais aussi de veiller à ce qu’il soit appliqué et respecté de manière effective.
B.  Appréciation de la Cour
1.  Sur le manquement allégué à l’obligation de protéger la vie de la mère de la requérante
a)  Principes pertinents
128.  La Cour rappelle que la première phrase de l’article 2 § 1 astreint l’Etat non seulement à s’abstenir de provoquer la mort de manière volontaire et irrégulière, mais aussi à prendre les mesures nécessaires à la protection de la vie des personnes relevant de sa juridiction (voir L.C.B. c. Royaume-Uni, 9 juin 1998, § 36, Recueil 1998-III). L’obligation de l’Etat à cet égard implique le devoir primordial d’assurer le droit à la vie en mettant en place une législation pénale concrète dissuadant de commettre des atteintes contre la personne et s’appuyant sur un mécanisme d’application conçu pour en prévenir, réprimer et sanctionner les violations. Cela peut aussi vouloir dire, dans certaines circonstances, mettre à la charge des autorités l’obligation positive de prendre préventivement des mesures d’ordre pratique pour protéger l’individu dont la vie est menacée par les agissements criminels d’autrui (voir Osman c. Royaume-Uni, 28 octobre 1998, § 115, Recueil 1998-VIII, cité dans Kontrová c. Slovaquie, no 7510/04, § 49, CEDH 2007-VI (extraits)).
129.  Sans perdre de vue les difficultés pour la police d’exercer ses fonctions dans les sociétés contemporaines, ni l’imprévisibilité du comportement humain ni les choix opérationnels à faire en termes de priorités et de ressources, il faut interpréter cette obligation de manière à ne pas imposer aux autorités un fardeau insupportable ou excessif. Dès lors, toute menace présumée contre la vie n’oblige pas les autorités, au regard de la Convention, à prendre des mesures concrètes pour en prévenir la réalisation. Pour qu’il y ait obligation positive, il doit être établi que les autorités savaient ou auraient dû savoir sur le moment qu’un individu donné était menacé de manière réelle et immédiate dans sa vie du fait des actes criminels d’un tiers et qu’elles n’ont pas pris, dans le cadre de leurs pouvoirs, les mesures qui, d’un point de vue raisonnable, auraient sans doute pallié ce risque. Une autre considération pertinente est la nécessité de s’assurer que la police exerce son pouvoir de juguler et de prévenir la criminalité en respectant pleinement les voies légales et autres garanties qui limitent légitimement l’étendue de ses actes d’investigations criminelles et de traduction des délinquants en justice, y compris les garanties figurant aux articles 5 et 8 de la Convention (Osman, précité § 116).
130.  La Cour estime que, face à l’allégation que les autorités ont failli à leur obligation positive de protéger le droit à la vie dans le cadre de leur devoir de prévenir et réprimer les atteintes contre la personne, il lui faut se convaincre que lesdites autorités savaient ou auraient dû savoir sur le moment qu’un ou plusieurs individus étaient menacés de manière réelle et immédiate dans leur vie du fait des actes criminels d’un tiers, et qu’elles n’ont pas pris, dans le cadre de leurs pouvoirs, les mesures qui, d’un point de vue raisonnable, auraient sans doute pallié ce risque. En outre, vu la nature du droit protégé par l’article 2, essentiel pour l’économie de la Convention, il suffit au requérant de montrer que les autorités n’ont pas fait tout ce que l’on pouvait raisonnablement attendre d’elles pour empêcher la matérialisation d’un risque certain et immédiat pour la vie, dont elles avaient ou auraient dû avoir connaissance. Il s’agit là d’une question dont la réponse dépend de l’ensemble des circonstances de l’affaire en question (ibid.).
b)  Application des principes susmentionnés au cas d’espèce
i.  Objet de l’affaire
131.  Cela posé, la Cour va rechercher si les autorités nationales ont rempli leur obligation de prendre préventivement des dispositions d’ordre pratique pour protéger la vie de la mère de la requérante. A cet égard, elle doit établir si ces autorités savaient ou auraient dû savoir sur le moment que la vie de cette personne étaient menacée de manière réelle et immédiate du fait des actes criminels de H.O. Ainsi qu’il ressort des observations des parties, la question cruciale qui se pose en l’espèce est celle de savoir si les autorités locales ont fait preuve de la diligence requise pour prévenir les actes de violence dirigés contre l’intéressée et sa mère, notamment en prenant à l’égard de H.O. des mesures appropriées à caractère répressif ou préventif nonobstant le fait que les victimes avaient retiré leur plainte.
132.  Toutefois, avant de procéder à cet examen, la Cour tient à souligner que la violence domestique est un phénomène qui peut prendre diverses formes – agressions physiques, violences psychologiques, insultes – et qui n’est pas circonscrit à la présente espèce. Il s’agit là d’un problème général commun à tous les Etats membres, qui n’apparaît pas toujours au grand jour car il s’inscrit fréquemment dans le cadre de rapports personnels ou de cercles restreints, et qui ne concerne pas exclusivement les femmes. Les hommes peuvent eux aussi faire l’objet de violences domestiques, ainsi que les enfants, qui en sont souvent directement ou indirectement victimes. La Cour tiendra compte de la gravité de ce problème en examinant les faits de la cause.
ii.  Sur la question de savoir si les autorités locales étaient en mesure de prévoir l’agression mortelle commise par H.O.
133.  En l’espèce, la Cour observe que les rapports entre la requérante et son époux ont été difficiles dès le début, que leurs désaccords a conduit celui-ci à recourir à la violence et que la mère de l’intéressé s’est interposée entre eux pour protéger sa fille, devenant ainsi une cible pour H.O. qui lui reprochait d’être à l’origine de ses difficultés conjugales (paragraphe 28 ci-dessus). Il convient de rappeler certains événements et la manière dont les autorités y ont réagi.
i.  Le 10 avril 1995, H.O. et A.O. infligèrent à l’intéressée et à sa mère des coups à l’origine de graves blessures et les menacèrent de mort. Après avoir porté plainte, les victimes se rétractèrent, ce qui entraîna l’abandon des poursuites pénales dirigées contre H.O. et A.O. (paragraphes 9-11 ci-dessus) ;
ii.  Le 11 avril 1996, H.O. porta à sa femme des coups potentiellement mortels. Placé en détention provisoire, il fit l’objet de nouvelles poursuites pour coups et blessures. Toutefois, la requérante retira sa plainte lorsqu’il fut remis en liberté et les poursuites engagées contre lui furent classées sans suite (paragraphes 13-19 ci-dessus) ;
iii.  Le 5 février 2008, H.O. agressa son épouse et sa belle-mère avec une arme blanche. Tous trois furent grièvement blessés, mais le procureur décida de classer l’affaire faute de preuves suffisantes (paragraphes 20 et 21 ci-dessus) ;
iv.  Le 4 mars 1998, H.O. blessa gravement l’intéressée et sa belle-mère en les percutant avec son véhicule. Il ressort du rapport médical établi à cette occasion que les blessures subies par la requérante avaient entrainé une incapacité de travail de sept jours et que celles infligées à sa mère étaient potentiellement mortelles. A la suite de cette agression, les victimes demandèrent au parquet de les protéger contre les menaces de mort proférées par H.O. et la requérante engagea une procédure de divorce. Après avoir enquêté sur leurs allégations, la police conclut que des menaces de mort avaient été proférées de part et d’autre, que la mère de l’intéressée avait formulé ces griefs pour se venger de H.O en incitant sa fille à se séparer de lui et qu’elle faisait « perdre leur temps » aux forces de l’ordre. H.O. fut poursuivi pour menaces de mort et tentative d’homicide mais, après sa remise en liberté (paragraphe 31 ci-dessus), l’intéressée et sa mère retirèrent derechef leur plainte. Cette fois, bien que le ministère public eût abandonné les poursuites qu’il avait engagées contre H.O. pour menaces de mort et coups et blessures sur la personne de la requérante, la cour d’assises de Diyarbakır le condamna à une peine d’emprisonnement de trois mois – ultérieurement commuée en peine d’amende – pour avoir infligé des blessures à sa belle-mère (paragraphes 23-36 ci-dessus) ;
v.  Le 29 octobre 2001, après avoir rendu visite à sa mère, la requérante fut poignardée à sept reprises par H.O. Celui-ci se livra à la police, alléguant qu’il avait agressé sa femme au cours d’une querelle dont sa belle-mère était la cause parce qu’elle s’immisçait dans leur ménage. Il fut remis en liberté après avoir été interrogé par la police. Toutefois, la mère de l’intéressée demanda au parquet général de faire arrêter H.O., précisant qu’elle et sa fille avaient été contraintes de retirer leurs plaintes sous les menaces de mort et les pressions de celui-ci. A la suite de ces événements, H.O. fut reconnu coupable d’agression à l’arme blanche et se vit infliger une amende (paragraphes 37-44 ci-dessus) ;
vi.  Le 14 novembre 2001, H.O. menaça la requérante. Faute de preuve tangible, le parquet classa le dossier (paragraphes 35 et 46 ci-dessus) ;
vii.  Le 19 novembre 2001, la mère de la requérante porta plainte auprès du procureur, alléguant que H.O. ne cessait de formuler des menaces envers elle et sa fille et qu’il était armé. Interrogé par la police, H.O fut de nouveau laissé en liberté. Toutefois, le parquet l’inculpa pour menaces de mort (paragraphes 37-49 ci-dessus) ;
viii.  Le 27 février 2002, la mère de la requérante signala au parquet que les menaces proférées par H.O. avaient redoublé d’intensité. Alléguant qu’elle et sa fille se trouvaient en danger de mort immédiat, elle réclama des mesures coercitives à l’encontre de H.O., qui fut interrogé par la police. Ce ne fut qu’après le meurtre de la mère de la requérante que le tribunal de police entendit H.O. sur ces allégations, qu’il réfuta en déclarant qu’il ne voulait pas que son épouse rende visite à sa mère car celle-ci menait une vie dissolue (paragraphes 51-52 ci-dessus).
134.  Il ressort des faits sus-décrits que la requérante et sa mère se sont vu infliger par H.O des violences d’une intensité croissante. La gravité des infractions commises par celui-ci justifiait la mise en place de mesures préventives et la santé des victimes – ainsi que leur sécurité – ont été constamment menacées. L’examen des relations entre les différents protagonistes de l’affaire révèle clairement que H.O. avait des antécédents de violence familiale et que le risque de nouvelles violences était important.
135.  En outre, les autorités n’ignoraient rien de la situation des victimes. La mère de l’intéressée s’était adressée au parquet général de Diyarbakır pour lui signaler qu’elle se trouvait en danger de mort immédiat et lui demander de prendre des mesures à l’encontre de H.O., ce à quoi les autorités ont réagi en se bornant à interroger H.O. sur les allégations en question. Le 11 mars 2002, quelque deux semaines plus tard, la mère de l’intéressée fut tuée par H.O. (paragraphe 54).
136.  Au vu de ce qui précède, la Cour estime que les autorités locales auraient dû prévoir que H.O. s’apprêtait à commettre une agression mortelle. Elle ne peut certes pas établir avec certitude que les événements se seraient déroulés autrement et que le meurtre n’aurait pas eu lieu si les autorités avaient adopté un comportement différent, mais elle rappelle que l’absence de mise en œuvre de mesures raisonnables qui auraient eu une chance réelle de changer le cours des événements ou d’atténuer le préjudice causé suffit à engager la responsabilité de l’Etat (voir E. et autres c. Royaume-Uni, no 33218/96, § 99). En conséquence, la Cour doit maintenant rechercher dans quelle mesure les autorités ont cherché à prévenir le meurtre de la mère de l’intéressée.
iii.  Sur la question de savoir si les autorités ont fait preuve de la diligence voulue pour éviter le meurtre de la mère de l’intéressée
137.  Le Gouvernement soutient que le droit interne obligeait le parquet à abandonner toutes les poursuites engagées contre H.O. dès lors que l’intéressée et la mère de celle-ci avaient retiré leur plainte. Il avance que les autorités ne pouvaient prendre aucune autre mesure sous peine de violer les droits des victimes au titre de l’article 8. Pour sa part, la requérante plaide qu’elle et sa mère ont été incitées à retirer leurs plaintes sous les menaces de mort et les pressions de H.O.
138.  La Cour note d’emblée qu’aucun consensus ne semble se dessiner parmi les Etats contractants sur la question du maintien de l’action publique contre les auteurs de violences familiales dans le cas où les victimes retirent leur plainte (paragraphes 87 et 88 ci-dessus). En revanche, il paraît admis que les pouvoirs publics doivent ménager un juste équilibre entre les droits des victimes au titre des articles 2, 3 et 8 lorsqu’ils sont appelés à décider de la conduite à tenir à cet égard. Après avoir examiné les pratiques respectives des Etats membres (paragraphe 89 ci-dessus), la Cour relève que, pour se prononcer sur l’opportunité du maintien des poursuites, les autorités tiennent notamment compte :
– de la gravité de l’infraction ;
– de la nature des sévices – corporels ou psychologiques – infligés à la victime ;
– de l’emploi éventuel d’une arme ;
– des menaces éventuellement proférées par l’auteur des violences après l’agression ;
– le cas échéant, du caractère prémédité de l’agression ;
– des effets (y compris psychologiques) potentiels de l’agression sur les enfants vivant au foyer ;
– des risques de récidive que présente l’agresseur ;
– de la persistance du danger menaçant la santé et la sécurité de la victime ou celles des personnes impliquées ou susceptibles de l’être ;
– de l’état des rapports présents entre la victime et son agresseur ainsi que des effets potentiels du maintien des poursuites contre la volonté de celle-ci ;
– des relations passées entre la victime et son agresseur, notamment des éventuels antécédents de violence ;
– des antécédents judiciaires de l’agresseur, notamment de ses éventuels antécédents de violence.
139.  Au vu de ce qui précède, il apparaît que plus l’infraction est grave et le risque de récidive élevé, plus les autorités de poursuite ont tendance à maintenir l’action publique dans l’intérêt général malgré le retrait de la plainte de la victime.
140.  Relevant que le Gouvernement soutient que les autorités auraient porté atteinte à la vie familiale de la requérante et du mari de celle-ci si elles avaient essayé de les séparer, et gardant à l’esprit que le droit turc n’impose pas le maintien de l’action publique lorsque la victime retire sa plainte et qu’elle n’a pas subi une incapacité de travail supérieure à dix jours, la Cour recherchera si les autorités locales ont ménagé l’équilibre voulu entre les droits de la victime au titre des articles 2 et 8.
141.  A cet égard, la Cour note que H.O. s’est montré violent dès le début de sa relation avec l’intéressée, qu’il a infligé de nombreuses blessures à celle-ci et à sa mère, qu’il les a soumises à des pressions psychologiques propres à leur inspirer de l’angoisse et de la terreur, qu’il a commis certaines de ses agressions en employant des armes mortelles – poignard ou pistolet – et qu’il n’a jamais cessé de proférer des menaces de mort contre les deux femmes. Ses allées et venues en armes autour du domicile de sa belle-mère avant l’homicide donnent à penser qu’il avait prémédité son geste (paragraphes 47 et 54 ci-dessus).
142.  La Cour observe également que H.O. s’en est pris à la mère de la requérante parce qu’il la considérait comme un obstacle entre sa femme et lui et que leurs enfants doivent eux aussi se voir reconnaître la qualité de victimes en ce qu’ils ont souffert des effets psychologiques de la violence permanente qui régnait au domicile familial. Il a déjà été indiqué ci-dessus que de nouvelles violences étaient non seulement probables mais prévisibles compte tenu de l’agressivité de H.O., de ses antécédents judiciaires, de ses menaces constantes contre la santé ainsi que la sécurité des victimes et de l’animosité qui caractérisait les relations entre les époux (paragraphes 10, 13, 23, 37, 45, 47 et 51 ci-dessus).
143.  La Cour estime que les autorités locales n’ont pas accordé suffisamment de poids aux faits exposés ci-dessus lorsqu’elles ont décidé de classer les poursuites dirigées contre H.O. Il semble au contraire que leur unique souci a été d’éviter toute intervention dans ce qu’elles percevaient comme étant une « histoire de famille » (paragraphe 123 ci-dessus). En outre, rien n’indique qu’il ait été tenu compte des raisons du retrait des plaintes de l’intéressée et de sa mère. Pourtant, cette dernière avait précisé au procureur de Diyarbakır qu’elles avaient pris cette décision en raison des pressions exercées par H.O. et des menaces de mort proférées par lui (paragraphe 39 ci-dessus). Qui plus est, le retrait des plaintes est intervenu à l’issue de la garde à vue de H.O. et au moment où celui-ci a été remis en liberté (paragraphes 9-12, 17-19, 31 et 35 ci-dessus).
144.  Relevant que le Gouvernement soutient que les pouvoirs publics auraient porté atteinte aux droits des victimes au titre de l’article 8 de la Convention s’ils étaient intervenus à nouveau, la Cour rappelle avoir conclu, dans une affaire de violence domestique analogue, qu’ils ne peuvent estimer inutile d’intervenir dans ce qu’ils considèrent comme une « affaire privée » sans violer leur obligation positive de garantir aux requérants le respect de leurs droits (Bevacqua et S. c. Bulgarie, no 71127/01, § 83, 12 juin 2008). Elle rappelle en outre qu’une ingérence des autorités dans la vie privée ou familiale peut se révéler nécessaire à la protection de la santé ou des droits des tiers ou à la prévention des infractions pénales en certaines circonstances (voir K.A. et A.D. c. Belgique, nos 42758/98 et 45558/99, § 81, 17 février 2005). En l’espèce, la gravité des risques qui pesaient sur la mère de l’intéressée appelait une intervention de leur part.
145.  La Cour déplore que les dispositions internes applicables à l’époque pertinente – à savoir les articles 456 § 4, 457 et 460 de l’ancien code pénal – aient strictement subordonné la poursuite de l’action publique au maintien de la plainte de la victime et que le ministère public n’ait pu continuer à instruire parce que les infractions commises en l’espèce n’avaient pas provoqué de maladie ou d’incapacité de travail d’une durée supérieure à dix jours (paragraphe 70 ci-dessus). Elle observe que, par l’effet conjugué des dispositions en question et du manquement des autorités à poursuivre la procédure dirigée contre H.O., la mère de l’intéressée s’est trouvée sans protection contre les dangers qui menaçaient sa vie et sa sécurité. En d’autres termes, le cadre législatif alors en vigueur, notamment la disposition exigeant une maladie ou une incapacité de travail d’une durée minimale de dix jours, était en deçà des mesures que l’Etat aurait dû prendre pour satisfaire à son obligation positive de mettre en place et d’appliquer de manière effective un système réprimant toutes les formes de violence familiale et offrant aux victimes des garanties suffisantes. Compte tenu de la gravité des infractions dont H.O. s’était rendu coupable par le passé, la Cour considère que le ministère public aurait dû être en mesure de maintenir les poursuites malgré le retrait des plaintes des victimes (voir à cet égard la Recommandation Rec(2002)5 du Comité des Ministres, paragraphes 80-82 ci-dessus).
146.  Ayant constaté que le cadre législatif constituait un obstacle à la protection effective des victimes de violences domestiques, la Cour doit par ailleurs rechercher si les autorités locales ont fait preuve de la diligence voulue pour protéger le droit à la vie de la mère de la requérante par d’autres voies.
147.  Elle relève que, bien que la mère de la requérante se fût plainte du fait que H.O. la harcelait et violait sa vie privée en rôdant autour de son domicile armé d’un couteau et d’un pistolet (paragraphe 47 ci-dessus), la police et le parquet ne l’ont pas placé en détention et n’ont pas pris d’autres mesures appropriées lorsqu’ils ont appris qu’il portait une arme à feu et qu’il en avait violemment menacé sa victime (voir Kontrová, précité, § 53). Bien que le Gouvernement avance qu’il n’existait aucune preuve tangible d’un danger imminent pour la vie de la mère de l’intéressée, la Cour estime pour sa part qu’il ne semble pas que les autorités aient évalué les risques que H.O. lui faisait courir et qu’elles en aient conclu que son placement en détention aurait été disproportionné. Il apparaît au contraire qu’elles se sont tout simplement désintéressées de cette question. En tout état de cause, la Cour souligne que, dans les affaires de violences familiales, les droits de l’agresseur ne peuvent l’emporter sur les droits des victimes à la vie et à l’intégrité physique et mentale (voir les décisions rendues par le Comité de la CEDAW dans les affaires Fatma Yıldırım c. Autriche et A.T. c. Hongrie, précitées, §§ 12.1.5 et 9.3 respectivement).
148.  Qui plus est, l’Etat ayant l’obligation positive de mettre en œuvre préventivement des mesures d’ordre pratique pour protéger l’individu dont la vie est menacée, on pouvait attendre des autorités aux prises avec un suspect connu pour avoir commis des actes de violence qu’elles adoptent des dispositions particulières en vue de fournir à la mère de l’intéressée une protection adéquate en rapport avec la gravité de la situation. A cet effet, le procureur ou le magistrat du tribunal de police compétent auraient pu ordonner d’office une ou plusieurs des mesures de protection prévues aux articles 1 et 2 de la loi no 4320 (paragraphe 70 ci-dessus). Ils auraient également pu délivrer une injonction interdisant à H.O. d’entrer en contact avec la mère de la requérante, de lui parler, de s’en approcher ou de se rendre à tel ou tel endroit (voir à cet égard la Recommandation Rec(2002)5 du Comité des Ministres, paragraphe 82 ci-dessus). Pourtant, pour toute réponse aux nombreuses demandes de protection formulées par victime, les forces de l’ordre et le tribunal de police se sont contentés d’enregistrer les dépositions de H.O. avant de le remettre en liberté (paragraphes 47-52 ci-dessus). Les autorités avaient laissé s’écouler près de deux semaines sans réagir autrement que par des interrogatoires lorsque H.O. tua la mère de l’intéressée d’un coup de feu.
149.  Dans ces conditions, la Cour conclut que les autorités ne sauraient passer pour avoir fait preuve de la diligence requise. Dès lors, elles ont manqué à leur obligation positive de protéger la vie de la mère de l’intéressée au titre de l’article 2 de la Convention.
2.  Sur l’effectivité de l’enquête criminelle menée sur les circonstances du décès de la mère de la requérante
150.  La Cour rappelle que les obligations positives énoncées à la première phrase de l’article 2 de la Convention impliquent également l’obligation de mettre en place un système judiciaire efficace et indépendant permettant d’établir la cause du meurtre d’un individu et de punir les coupables (voir, mutatis mutandis, Calvelli et Ciglio c. Italie [GC], no 32967/96, § 51, CEDH 2002-I). Le but essentiel de pareille enquête est d’assurer la mise en œuvre effective des dispositions de droit interne qui protègent le droit à la vie et, lorsque le comportement d’agents ou autorités de l’Etat pourrait être mis en cause, de veiller à ce que ceux-ci répondent des décès survenus sous leur responsabilité (arrêt Paul et Audrey Edwards précité, §§ 69 et 71). Une exigence de promptitude et de diligence raisonnable est implicite dans ce contexte (voir les arrêts Yaşa c. Turquie, 2 septembre 1998, §§ 102-104, Recueil 1998-VI ; et Çakıcı c. Turquie [GC], no 23657/94, §§ 80-87 et 106, CEDH 1999-IV). Force est d’admettre qu’il peut y avoir des obstacles ou des difficultés empêchant l’enquête de progresser dans une situation particulière. Toutefois, une réponse rapide des autorités lorsqu’il s’agit d’enquêter sur le recours à la force meurtrière peut généralement être considérée comme essentielle pour préserver la confiance du public dans le principe de la légalité et pour éviter toute apparence de complicité ou de tolérance relativement à des actes illégaux (voir Avşar c. Turquie, no 25657/94, § 395, CEDH 2001-VII (extraits)).
151.  En l’espèce, la Cour relève que les autorités ont bien mené une enquête exhaustive sur les circonstances de la mort de la mère de la requérante. Toutefois, elle observe que la procédure dirigée contre H.O. demeure pendante devant la Cour de cassation (paragraphes 57 et 58 ci-dessus) alors pourtant que celui-ci a été poursuivi devant la cour d’assises de Diyarbakır et reconnu par elle coupable de meurtre et de port d’arme illégal. Dans ces conditions, et compte tenu de la durée de la procédure en question, ouverte depuis plus de six ans, les autorités turques ne sauraient passer pour avoir promptement enquêté sur un meurtre intentionnel reconnu par son auteur.
3.  Conclusion
152.  Au vu de ce qui précède, la Cour estime que les manquements constatés ci-dessus ont rendu les recours pénaux et civils eux aussi inopérants dans les circonstances de l’espèce. Dès lors, elle rejette l’exception préliminaire du Gouvernement tirée du non-épuisement des recours en question (paragraphe 114 ci-dessus).
153.  Par ailleurs, elle conclut que l’application qui a été faite en l’espèce du droit pénal turc n’a pas eu d’effet dissuasif propre à prévenir efficacement les actes délictueux commis par H.O. Les obstacles juridiques existants et le fait que les autorités aient négligé de prendre les mesures qui s’offraient à elles ont amoindri la force de dissuasion du système judiciaire mis en place et le rôle que celui-ci aurait dû jouer pour empêcher la violation du droit à la vie de la mère de la requérante tel que garanti par l’article 2 de la Convention. A cet égard, la Cour rappelle que, dès lors qu’elles ont été informées des faits de violence, les autorités ne peuvent invoquer le comportement de la victime pour justifier leur manquement à prendre des mesures propres à prévenir la matérialisation des menaces formulées par l’agresseur contre l’intégrité physique de celle-ci (voir Osman, précité, § 116.) Il s’ensuit qu’il y a eu violation de l’article 2 de la Convention.
III.  SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 3 DE LA CONVENTION
154.  Invoquant l’article 3 de la Convention, la requérante reproche aux autorités d’avoir négligé les violences, les blessures et les menaces de mort sources de souffrance et d’angoisse dont elle a fait l’objet à plusieurs reprises. L’article 3 de la Convention se lit ainsi :
« Nul ne peut être soumis à la torture ni à des peines ou traitements inhumains ou dégradants. »
A.  Thèses des parties
155.  L’intéressée soutient que les blessures et l’angoisse causées par les sévices infligés par son mari méritent la qualification de torture au sens de l’article 3 de la Convention. En dépit des violences incessantes subies par elle et des nombreux appels à l’aide qu’elle aurait adressés aux autorités de l’Etat, celles-ci n’auraient rien fait pour la protéger de son mari, donnant l’impression de cautionner les actes en question par leur passivité. Confrontée à l’indifférence et à la tolérance des pouvoirs publics envers la violence domestique, la requérante se serait sentie avilie, désespérée et vulnérable.
156.  Le Gouvernement avance que l’intéressée a empêché la poursuite de l’action publique dirigée contre son mari en retirant ses plaintes et en s’abstenant de coopérer avec les autorités de poursuite. Par ailleurs, l’intéressée aurait disposé non seulement des recours que lui offrait la loi no 4320, mais aussi de la possibilité de demander un hébergement dans l’un des refuges pour femmes cogéré par des institutions publiques et des organisations non gouvernementales. Elle aurait pu solliciter auprès de la direction des services sociaux et de l’agence de protection de la jeunesse son admission dans l’un des refuges en question, dont les adresses seraient tenues secrètes et qui se trouveraient sous la protection des autorités.
157.  Interights plaide que les Etats sont tenus de prendre des mesures raisonnables en vue de mettre immédiatement fin aux mauvais traitements dont ils ont ou devraient avoir connaissance, que les sévices en question soient infligés par des dépositaires de l’autorité publique ou des particuliers. Compte tenu de la dissimulation de la violence domestique et de la vulnérabilité particulière des femmes qui en sont victimes, souvent trop effrayées pour la dénoncer, l’Etat devrait faire preuve d’une vigilance accrue en la matière.
B.  Appréciation de la Cour
1.  Principes applicables
158.  La Cour rappelle que, pour tomber sous le coup de l’article 3, un mauvais traitement doit atteindre un minimum de gravité. L’appréciation de ce minimum est relative ; elle dépend de l’ensemble des données de la cause, et notamment de la nature et du contexte du traitement, de sa durée, de ses effets physiques ou mentaux ainsi que, parfois, du sexe, de l’âge et de l’état de santé de la victime (voir Costello-Roberts c. Royaume-Uni, 25 mars 1993, § 30, série A no 247-C).
159.  Quant à la question de savoir si l’Etat peut être tenu pour responsable, au regard de l’article 3, de mauvais traitements infligés par des acteurs non étatiques, la Cour rappelle que, combinée avec l’article 3, l’obligation que l’article 1 de la Convention impose aux Hautes Parties contractantes de garantir à toute personne relevant de leur juridiction les droits et libertés consacrés par la Convention leur commande de prendre des mesures propres à empêcher que lesdites personnes ne soient soumises à des tortures, à des traitements ou à des châtiments inhumains ou dégradants, même administrés par des particuliers (voir, mutatis mutandis, H.L.R. c. France, 29 avril 1997, § 40, Recueil 1997-III). Les enfants et autres personnes vulnérables, en particulier, ont droit à la protection de l’Etat, sous la forme d’une prévention efficace, les mettant à l’abri de formes aussi graves d’atteinte à l’intégrité de la personne (voir A. c. Royaume-Uni, 23 septembre 1998, § 22, Recueil 1998-VI).
2.  Application au cas d’espèce des principes susmentionnés
160.  La Cour estime que la requérante peut être considérée comme relevant de la catégorie des « personnes vulnérables » ayant droit à la protection de l’Etat (voir A. c. Royaume-Uni, précité, § 22). A cet égard, elle prend acte des violences que l’intéressée a subi par le passé, des menaces que H.O. a proférées contre elle à sa sortie de prison, de la peur que lui inspire la perspective de subir de nouveaux sévices et de la vulnérabilité des femmes dans le milieu social qui est le sien, celui du sud-est de la Turquie.
161.  La Cour relève en outre que les violences infligées à la requérante, qui se sont traduites par des blessures corporelles et des pressions psychologiques, sont suffisamment graves pour être qualifiées de mauvais traitements au sens de l’article 3 de la Convention.
162.  Dans ces conditions, la Cour doit maintenant rechercher si les autorités internes ont pris toutes les mesures auxquelles elles pouvaient raisonnablement avoir recours pour empêcher la réitération des agressions contre l’intégrité physique de l’intéressée.
163.  A cette fin, et gardant à l’esprit qu’elle a pour tâche de donner une interprétation authentique et définitive des droits et libertés énumérés dans le titre I de la Convention, la Cour doit déterminer si les autorités nationales ont dûment pris en compte des principes découlant des arrêts qu’elle a rendus sur des questions similaires, y compris dans des affaires concernant d’autres Etats que la Turquie.
164.  En outre, lorsqu’elle interprète les dispositions de la Convention et définit la portée des obligations mises à la charge de l’Etat dans des cas spécifiques (voir, mutatis mutandis, Demir et Baykara c. Turquie [GC], no 34503/97, §§ 85 et 86, 12 novembre 2008), la Cour tient compte de l’existence éventuelle d’un consensus entre les Etats européens et de valeurs communes susceptibles d’apparaître dans leur pratique ou dans des instruments internationaux spécialisés tels que la CEDAW, ainsi que des évolutions que connaissent les normes et principes du droit international sous l’influence d’autres sources telles que la Convention de Belém do Pará, laquelle énumère de manière précise les obligations des Etats en matière d’éradication de la violence fondée sur le sexe.
165.  Cela étant, il n’entre pas dans les attributions de la Cour de se substituer aux autorités nationales et d’opérer à leur place un choix parmi le large éventail de mesures propres à garantir le respect des obligations positives que l’article 3 de la Convention leur impose (voir, mutatis mutandis, Bevacqua et S. c. Bulgarie, précité, § 82). Par ailleurs, en vertu de l’article 19 de la Convention et du principe voulant que le but de celle-ci consiste à garantir des droits non pas théoriques ou illusoires, mais concrets et effectifs, la Cour doit veiller à ce que les Etats s’acquittent correctement de leur obligation de protéger les droits des personnes placées sous leur juridiction (voir Nikolova et Velichkova c. Bulgarie, no 7888/03, § 61, 20 décembre 2007).
166.  Revenant aux faits de l’espèce, la cour relève que les autorités locales – c’est-à-dire la police et les procureurs – n’ont pas fait preuve d’une totale passivité. La requérante a subi des examens médicaux et son mari a fait l’objet de poursuites après chaque épisode de violence. La police et le parquet ont interrogé H.O. sur ses actes délictueux, l’ont placé en détention à deux reprises, l’ont inculpé de menaces de mort ainsi que de voies de fait et l’ont condamné à une peine d’amende après qu’il eut été reconnu coupable d’avoir porté sept coups de couteau à l’intéressée (paragraphes 13, 24 et 44 ci-dessus).
167.  Toutefois, aucune des mesures prises par les autorités n’a suffit à dissuader H.O. de commettre de nouveaux actes de violence. A cet égard, le Gouvernement reproche à la requérante d’avoir retiré ses plaintes et de ne pas avoir coopéré avec les autorités, les empêchant ainsi de poursuivre l’action publique dirigée contre H.O. puisque la loi exigeait la participation active de la victime à la procédure (paragraphe 70 ci-dessus).
168.  La Cour rappelle avoir jugé, sur le terrain de l’article 2, que la législation applicable aurait dû permettre au ministère public de continuer à instruire contre H.O. nonobstant le retrait des plaintes déposées par la requérante étant donné que les violences exercées par celui-ci étaient suffisamment graves pour justifier des poursuites et que l’intéressée vivait sous la menace constante d’une atteinte à son intégrité physique (paragraphes 137-148 ci-dessus).
169.  Or on ne saurait considérer que les autorités locales ont fait preuve de la diligence requise pour prévenir de nouvelles agressions sur la personne de la requérante puisque son mari a pu récidiver sans être inquiété et qu’il est demeuré impuni, au mépris des droits garantis par la Convention (voir, mutatis mutandis, Maria da Penha c. Brésil, précité, §§ 42-44). A titre d’exemple, la Cour relève que, bien que H.O. eût recommencé à frapper violemment sa femme après la première infraction grave (paragraphes 9 et 10 ci-dessus), lui causant des blessures potentiellement mortelles, il a bénéficié d’une mesure de libération provisoire « eu égard à la nature de l’infraction et au fait que l’intéressée était totalement guérie de ses blessures ». Les poursuites furent en fin de compte abandonnées au motif que la requérante avait retiré ses plaintes (paragraphes 13 et 19 ci-dessus). Par la suite, le parquet a décidé, sans qu’il y ait eu d’enquête digne de ce nom, de ne retenir aucune charge contre H.O. alors pourtant que celui-ci avait agressé l’intéressée et sa belle-mère à l’arme blanche, les blessant gravement (paragraphes 20 et 21 ci-dessus). De la même manière, les graves blessures que H.O. a causées à la requérante et celles – potentiellement mortelles – qu’il a infligées à sa belle-mère en les percutant avec sa voiture ne lui ont valu que 25 jours d’emprisonnement et une peine d’amende (paragraphes 23-36 ci-dessus). Enfin, la Cour est particulièrement frappée par le fait que le tribunal de police de Diyarbakir devant lequel H.O. a comparu pour avoir poignardé sa femme à sept reprises ne l’ait condamné qu’à une amende légère payable en plusieurs échéances (paragraphes 37 et 44).
170.  Compte tenu de ce qui précède, la Cour estime que la réaction des autorités au comportement du mari de la requérante a été manifestement inadaptée au regard de la gravité des infractions perpétrées par celui-ci (voir, mutatis mutandis, Ali et Ayşe Duran c. Turquie, no 42942/02, § 54, 8 avril 2008). Elle constate que les décisions de justice rendues dans la présente affaire se caractérisent par leur manque d’efficacité, qu’elles laissent transparaître une certaine tolérance et qu’elles n’ont apparemment pas eu d’effet préventif ou dissuasif sur le comportement de H.O.
171.  En ce qui concerne l’argument du Gouvernement selon lequel la requérante disposait non seulement des recours que lui offrait la loi no 4320 mais aussi de la possibilité de solliciter un hébergement dans un refuge pour femmes, la Cour relève que, avant le 14 janvier 1998 – date à laquelle la loi no 4320 est entrée en vigueur –, le droit turc ne comportait aucune disposition administrative ou pénale spécifiquement consacrée à la protection des personnes vulnérables contre la violence domestique. Même après cette date, il ne semble pas que les autorités internes aient appliqué de manière effective les mesures et les sanctions prévues par la loi en question en vue de protéger l’intéressée de son mari. Compte tenu du climat de violence entretenu par celui-ci, le parquet aurait dû faire usage des mesures en question de son propre chef, sans attendre que l’intéressée sollicite expressément l’application de ladite loi.
172.  Cela dit, quand bien même la requérante aurait pu être admise dans un refuge pour femmes, comme le prétend le Gouvernement, cette solution n’aurait été que temporaire. En outre, nul n’a évoqué l’existence d’un dispositif officiel de protection des victimes hébergées dans ce type de refuge.
173.  Enfin, la Cour observe avec beaucoup de préoccupation que l’intéressée continue à subir des actes de violence et que les pouvoirs publics demeurent passifs. A cet égard, elle souligne que, dès sa sortie de prison, H.O. a recommencé à proférer des menaces contre l’intégrité physique de la requérante (paragraphe 59 ci-dessus). Bien que celle-ci ait sollicité la protection du parquet le 15 avril 2008, les autorités n’ont rien entrepris avant que la Cour n’invite le Gouvernement à lui fournir des informations sur les mesures mises en œuvre par elles. Faisant suite à la demande de la Cour, le procureur de Diyarbakır, sur ordre du ministère de la Justice, a interrogé H.O. au sujet des menaces formulées par lui et a pris la déposition du compagnon actuel de l’intéressée (paragraphes 60-67 ci-dessus).
174.  L’avocate de la requérante a derechef informé la Cour que, faute pour les autorités d’avoir effectué des démarches suffisantes pour garantir la sûreté de sa cliente, la vie de celle-ci se trouvait exposée à un danger immédiat (paragraphe 68 ci-dessus). Il semble que les autorités locales aient pris des mesures spécifiquement destinées à protéger l’intéressée après que la Cour eut transmis cette plainte au Gouvernement et lui ait demandé des explications à cet égard.
175.  Estimant que les recours propres à remédier, d’après le Gouvernement, aux griefs fondés sur l’article 3 sont globalement inefficaces, la Cour rejette l’exception de non-épuisement formulée par lui.
176.  Elle conclut qu’il y a eu violation de l’article 3 de la Convention en raison du manquement des autorités de l’Etat à leur obligation de prendre des mesures de protection sous la forme d’une prévention efficace mettant la requérante à l’abri des graves atteintes de son mari à l’intégrité de sa personne.
IV.  SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 14 COMBINÉ AVEC LES ARTICLES 2 ET 3 DE LA CONVENTION
177.  Invoquant l’article 14 combiné avec les articles 2 et 3 de la Convention, la requérante se plaint d’avoir fait l’objet d’une discrimination fondée sur le sexe et allègue que sa mère en a également été victime.
L’article 14 de la Convention est ainsi libellé :
« La jouissance des droits et libertés reconnus dans la (...) Convention doit être assurée, sans distinction aucune, fondée notamment sur le sexe, la race, la couleur, la langue, la religion, les opinions politiques ou toutes autres opinions, l’origine nationale ou sociale, l’appartenance à une minorité nationale, la fortune, la naissance ou toute autre situation. »
A.  Thèses des parties
1.  Thèse de la requérante
178.  L’intéressée soutient que le droit interne de l’Etat défendeur est discriminatoire et insuffisamment protecteur pour les femmes, qu’il relègue à un rang inférieur au nom de la sauvegarde de l’unité familiale. Selon elle, de nombreuses dispositions de l’ancien code civil en vigueur à l’époque des faits établissaient une distinction entre les hommes et les femmes, donnant aux premiers le statut de chef de famille et accordant à leurs décisions un poids prépondérant dans la vie du ménage, etc. L’ancien code pénal aurait traité les femmes de la même façon. Les femmes y auraient été considérées avant tout comme la propriété de la société et, dans la cellule familiale, comme celle des hommes. Le fait que les infractions sexuelles y figuraient dans le chapitre consacré aux « atteintes aux bonnes mœurs et à l’ordre familial » – alors pourtant que les infractions sexuelles dirigées contre les femmes porteraient directement atteinte à leurs droits et libertés individuels – constituerait l’illustration la plus marquante de cette conception des choses, laquelle expliquerait aussi la clémence des peines réprimant les meurtre commis sur la personne d’une femme pour des raisons tenant à l’honneur familial. Le fait que H.O. se soit vu infliger une peine d’emprisonnement de 15 ans découlerait de cette qualification donnée par le code pénal à l’infraction dont il s’est rendu coupable.
179.  Malgré les réformes du code civil et du code pénal entreprises par le Gouvernement en 2002 et 2004 respectivement, la violence familiale exercée par les hommes serait toujours tolérée et les agresseurs jouiraient de l’impunité accordée par les institutions administratives et judiciaires. L’intéressée et sa mère auraient été victimes de violations des articles 2, 3, 6 et 13 pour la seule raison qu’elles sont des femmes. La probabilité qu’un homme soit victime de semblables violations serait négligeable.
2.  Thèse du Gouvernement
180.  Faisant valoir que des actes de violence ont été commis de part et d’autre, le Gouvernement soutient qu’il n’y a pas eu de discrimination fondée sur le sexe en l’espèce. En outre, la thèse selon laquelle il existerait une discrimination institutionnalisée par la législation pénale ou le droit de la famille, ou encore par la pratique administrative ou judiciaire, ne résisterait pas à l’examen. L’on ne saurait utilement soutenir que la législation interne opère de manière formelle et explicite une distinction entre les hommes et les femmes. La requérante n’aurait nullement démontré la validité de sa thèse selon laquelle le manquement des autorités à leur obligation de protéger son droit à la vie s’explique par le fait qu’elle est une femme.
181. Par ailleurs, depuis les réformes menées en 2002 et 2004, qui ont conduit à la révision de plusieurs dispositions du code civil ainsi qu’à l’adoption d’un nouveau code pénal et à l’entrée en vigueur de la loi no 4320, le droit turc offrirait des garanties suffisantes et conformes aux normes internationales en matière de protection des femmes contre la violence domestique. La requête introduite par l’intéressée devrait être déclarée irrecevable pour non-épuisement des voies de recours internes ou manifestement mal fondée car les allégations formulées par celle-ci n’auraient jamais été portées à la connaissance des autorités internes et seraient en tout état de cause dépourvues de fondement.
3.  Observations d’Interights
182.  Selon Interights, le manquement de l’Etat à ses devoirs en matière de protection contre la violence domestique emporte violation de son obligation de garantir le droit une égale protection de la loi sans discrimination fondée sur le sexe. Par ailleurs, l’idée selon laquelle la violence faite aux femmes constitue une forme de discrimination illicite gagnerait du terrain au plan international, notamment dans les systèmes onusien et inter-américain.
B.  Appréciation de la Cour
1.  Les principes pertinents
183.  Dans l’arrêt qu’elle a récemment rendu en l’affaire D.H. et autres c. République tchèque ([GC], no 57325/00, §§ 175-180, CEDH 2007-...), la Cour s’est exprimée ainsi sur la question de la discrimination :
« 175.  Selon la jurisprudence établie de la Cour, la discrimination consiste à traiter de manière différente, sauf justification objective et raisonnable, des personnes placées dans des situations comparables (Willis c. Royaume-Uni, no 36042/97, § 48, CEDH 2002-IV ; Okpisz c. Allemagne, no 59140/00, § 33, 25 octobre 2005). (...)La Cour a également admis que pouvait être considérée comme discriminatoire une politique ou une mesure générale qui avait des effets préjudiciables disproportionnés sur un groupe de personnes, même si elle ne visait pas spécifiquement ce groupe (Hugh Jordan c. Royaume-Uni, no 24746/94, § 154, 4 mai 2001 ; Hoogendijk c. Pays-Bas (déc.), no 58461/00, 6 janvier 2005), et qu’une discrimination potentiellement contraire à la Convention pouvait résulter d’une situation de fait (Zarb Adami c. Malte, no 17209/02, § 76, CEDH 2006-....)
177.  En ce qui concerne la charge de la preuve en la matière, la Cour a déjà statué que, quand un requérant a établi l’existence d’une différence de traitement, il incombe au Gouvernement de démontrer que cette différence de traitement était justifiée (voir, par exemple, Chassagnou et autres c. France [GC], nos 25088/94, 28331/95 et 28443/95, §§ 91-92, CEDH 1999-III ; Timichev, arrêt précité, § 57).
178.  Quant aux moyens de preuve susceptibles de constituer un tel commencement de preuve et, partant, de transférer la charge de la preuve à l’Etat défendeur, la Cour a relevé (Natchova et autres [GC], arrêt précité, § 147) que, dans le cadre de la procédure devant elle, il n’existait aucun obstacle procédural à la recevabilité d’éléments de preuve ni de formules prédéfinies applicables à leur appréciation. En effet, la Cour adopte les conclusions qui, à son avis, se trouvent étayées par une évaluation indépendante de l’ensemble des éléments de preuve, y compris les déductions qu’elle peut tirer des faits et des observations des parties. Conformément à la jurisprudence constante de la Cour, la preuve peut ainsi résulter d’un faisceau d’indices ou de présomptions non réfutées, suffisamment graves, précis et concordants. En outre, le degré de conviction nécessaire pour parvenir à une conclusion particulière et, à cet égard, la répartition de la charge de la preuve sont intrinsèquement liés à la spécificité des faits, à la nature de l’allégation formulée et au droit conventionnel en jeu.
179.  La Cour a en outre admis que la procédure prévue par la Convention ne se prêtait pas toujours à une application rigoureuse du principe affirmanti incumbit probatio – la preuve incombe à celui qui affirme (Aktaş c. Turquie (extraits), no 24351/94, § 272, CEDH 2003-V). En effet, dans certaines circonstances, lorsque les événements en cause, dans leur totalité ou pour une large part, sont connus exclusivement des autorités, la charge de la preuve pèse selon la Cour sur les autorités, qui doivent fournir une explication satisfaisante et convaincante (Salman c. Turquie [GC], no 21986/93, § 100, CEDH 2000-VII ; Anguelova c. Bulgarie, no 38361/97, § 111, CEDH 2002-IV). Dans l’affaire Natchova et autres ([GC], arrêt précité, § 157), tout en jugeant la démarche difficile à appliquer dans l’affaire en question où il était allégué qu’un acte de violence avait été motivé par des préjugés raciaux, la Cour n’a pas exclu la possibilité d’inviter, dans d’autres cas de discrimination alléguée, le gouvernement défendeur à réfuter un grief défendable de discrimination. Elle a observé à cet égard que, dans les ordres juridiques de nombreux pays, la preuve de l’effet discriminatoire d’une politique, d’une décision ou d’une pratique dispensait de prouver l’intention s’agissant d’une discrimination alléguée dans les domaines de l’emploi ou de la prestation de services.
180.  Quant à la question de savoir si les données statistiques peuvent être considérées comme un moyen de preuve, la Cour a déclaré par le passé que les statistiques n’étaient pas en soi suffisantes pour révéler une pratique pouvant être qualifiée de discriminatoire (Hugh Jordan, arrêt précité, § 154). Néanmoins, dans les affaires de discrimination plus récentes, où les requérants alléguaient que la discrimination litigieuse résultait d’une différence dans l’effet d’une mesure générale ou d’une situation de fait (Hoogendijk, décision précitée ; Zarb Adami, arrêt précité, §§ 77-78), la Cour s’est largement appuyée sur les statistiques produites par les parties pour établir l’existence d’une différence de traitement entre deux groupes (en l’occurrence les hommes et les femmes) qui se trouvaient dans une situation similaire.  Ainsi, la Cour a affirmé dans la décision Hoogendijk c. Pays-Bas précitée que « là où le requérant peut établir, sur la base des statistiques officielles qui ne prêtent pas à controverse, l’existence d’un commencement de preuve indiquant qu’une mesure – bien que formulée de manière neutre – touche en fait un pourcentage nettement plus élevé des femmes que des hommes, il incombe au gouvernement défendeur de démontrer que ceci est le résultat des facteurs objectifs qui ne sont pas liés à une discrimination fondée sur le sexe. Si la charge de prouver qu’une différence dans l’effet d’une mesure sur les femmes et les hommes n’est pas discriminatoire n’est pas transférée au gouvernement défendeur, il sera en pratique extrêmement difficile pour les requérants de prouver la discrimination indirecte ». »
2.  Application en l’espèce des principes susmentionnés
a)  La notion de discrimination dans le contexte de la violence domestique
184.  La Cour rappelle d’emblée que, lorsqu’elle examine le but et l’objet des dispositions de la Convention, elle prend également en considération les éléments de droit international dont relève la question juridique en cause. Ensembles constitués des règles et principes acceptés par une grande majorité des Etats, les dénominateurs communs des normes de droit international ou des droits nationaux des Etats européens reflètent une réalité, que la Cour ne saurait ignorer lorsqu’elle est appelée à clarifier la portée d’une disposition de la Convention que le recours aux moyens d’interprétation classiques n’a pas permis de dégager avec un degré suffisant de certitude (voir Saadi c. Italie [GC], no 37201/06, § 63, CEDH 2008-..., cité dans Demir et Baykara, précité, § 76).
185.  Dans ces conditions, pour définir la discrimination contre les femmes et en délimiter la portée, la Cour doit tenir compte non seulement de l’interprétation générale qu’elle a donnée à la notion de discrimination dans sa jurisprudence (paragraphe 183 ci-dessus), mais aussi des dispositions des instruments juridiques spécialisés ainsi que des décisions rendues par les institutions juridiques internationales en matière de violence contre les femmes.
186.  A cet égard, l’article 1 de la CEDAW définit la discrimination à l’égard des femmes de la manière suivante : « (...) toute distinction, exclusion ou restriction fondée sur le sexe qui a pour effet ou pour but de compromettre ou de détruire la reconnaissance, la jouissance ou l’exercice par les femmes, quel que soit leur état matrimonial, sur la base de l’égalité de l’homme et de la femme, des droits de l’homme et des libertés fondamentales dans les domaines politique, économique, social, culturel et civil ou dans tout autre domaine. »
187.  Pour sa part, le Comité de la CEDAW a rappelé que la violence faite aux femmes, y compris dans le cadre familial, constituait une forme de discrimination à leur égard (paragraphe 74 ci-dessus).
188.  La Commission des droits de l’homme des Nations Unies a expressément reconnu l’existence d’un lien entre la  violence fondée sur le sexe et la discrimination, soulignant dans sa résolution 2003/45 « que toutes les formes de violence contre les femmes dans la famille s’inscrivent dans le contexte d’une discrimination de jure et de facto à l’égard des femmes et de la condition d’infériorité réservée à la femme dans la société, et qu’elles sont exacerbées par les obstacles auxquels, bien souvent, se heurtent les femmes qui essaient d’obtenir réparation de l’Etat. »
189.  En outre, la Convention de Belém do Pará, qui constitue à ce jour le seul traité multilatéral de protection des droits de l’homme exclusivement consacré à la lutte contre la violence à l’égard des femmes, énonce que le droit de la femme de vivre dans un climat libre de violence comprend entre autres le droit d’être libre de toutes formes de discrimination.
190.  Enfin, dans l’affaire Maria da Penha c. Brésil (précitée, § 80), la Commission interaméricaine a considéré que, faute pour l’Etat défendeur d’avoir déployé la diligence requise pour prévenir des actes de violence domestique et enquêter sur ces faits, la violence exercée à l’encontre de la demanderesse devait être considérée comme une forme de discrimination.
191.  Il ressort des normes et des décisions évoquées ci-dessus que le manquement – même involontaire – des Etats à leur obligation de protéger les femmes contre la violence domestique s’analyse en une violation du droit de celles-ci à une égale protection de la loi.
b) L’approche de la Cour sur la question de la violence domestique en Turquie
192.  La Cour relève que le droit interne en vigueur à l’époque pertinente n’établissait pas de distinction explicite entre les hommes et les femmes en matière de jouissance des droits et libertés, mais que les autorités turques ont dû le mettre en conformité avec les normes internationales relatives au statut des femmes dans une société démocratique et pluraliste. A l’instar du Comité de la CEDAW (observations finales, §§ 12-21), la Cour se félicite des réformes menées par le gouvernement, en particulier de l’adoption de la loi no 4320, qui prévoit des mesures spécifiquement consacrées à la protection contre la violence domestique. Il semble donc que la discrimination dénoncée par la requérante ne résulte pas de la législation elle-même, mais plutôt de l’attitude générale des autorités locales, qui se manifeste notamment dans la manière dont les femmes sont traitées lorsqu’elles se rendent dans un commissariat pour se plaindre d’actes de violence domestique et dans la passivité à laquelle les victimes sont confrontées lorsqu’elles sollicitent une protection effective. La Cour observe que le gouvernement défendeur a déjà reconnu la réalité de cet état de choses lorsqu’il a été appelé s’expliquer sur cette question devant le Comité de la CEDAW (ibid.).
193.  A cet égard, la Cour relève que l’intéressée a produit des rapports et des statistiques établis par deux organisations non gouvernementales de premier plan, à savoir le barreau de Diyarbakır et Amnesty International, en vue de démontrer la réalité de la discrimination à l’égard des femmes (paragraphes 91-104 ci-dessus). Les constats et les conclusions qui y figurent n’ayant été contestés par le Gouvernement à aucun stade de la procédure, la Cour les examinera conjointement avec les observations opérées par elle (voir Hoogendijk, précité ; et Zarb Adami, précité, §§ 77-78).
194.  Il ressort des rapports en question que Diyarbakır – où la requérante résidait à l’époque pertinente – compte le plus grand nombre de victimes recensées de violence domestique, et que celles-ci sont toutes des femmes ayant subi, le plus souvent, des violences physiques. Il s’agit dans la plupart des cas de femmes d’origine kurde illettrées ou faiblement éduquées et ne disposant généralement pas de revenus propres (paragraphe 98 ci-dessus).
195.  En outre, il semble que l’application de la loi no 4320 – qui représente, pour le Gouvernement, l’un des recours ouverts aux femmes victimes de violence domestique – se heurte à de sérieuses difficultés. Les études menées par les deux organisations susmentionnées indiquent que, au lieu d’ouvrir une enquête, les agents des commissariats auprès desquels les victimes se présentent pour dénoncer des actes de violence domestique se posent en médiateurs pour tenter de les convaincre de rentrer chez elles et de retirer leur plainte. Il y est précisé que les policiers sont enclins à considérer les doléances de ces femmes comme « comme relevant de la sphère familiale privée, domaine dans lequel ils ne peuvent intervenir » (paragraphes 92, 96 et 102 ci-dessus).
196.  Les rapports font également état de retards excessifs apportés à la délivrance des injonctions judiciaires prévues par la loi no 4320, qui s’expliqueraient par la propension des tribunaux à considérer les demandes d’injonction comme une forme d’action en divorce et non comme des mesures d’urgence. Ils signalent que la notification des injonctions en question connaît fréquemment des retards dus à la réticence dont les policiers font preuve (paragraphes 91-93, 95 et 101 ci-dessus) et que les peines prononcées contre les auteurs de violence domestique ne sont pas dissuasives car les tribunaux en atténuent la rigueur au nom de la coutume, de la tradition ou de l’honneur (paragraphes 103 et 106 ci-dessus).
197.  Les auteurs de ces rapports estiment que les problèmes susmentionnés donnent à penser que la violence domestique est tolérée par les autorités et que les recours cités par le Gouvernement ne sont pas effectifs. Le Comité a formulé des conclusions et des préoccupations analogues en faisant état de la « persistance de la violence à l’égard des femmes, notamment familiale » dans la société turque et en invitant l’Etat défendeur à redoubler d’efforts pour prévenir et combattre cette forme de violence. Il a souligné la nécessité d’appliquer pleinement et de soumettre à un examen suivi la loi sur la protection de la famille et les autres mesures connexes, afin de prévenir la violence à l’égard des femmes, de fournir une protection et des services d’appui aux victimes et de sanctionner et réadapter les délinquants (observations finales, § 28).
198.  Au vu de ce qui précède, la Cour estime que la requérante a apporté un commencement de preuve, étayé par des données statistiques non contestées, établissant que la violence domestique touche principalement les femmes et que la passivité généralisée et discriminatoire de la justice turque crée un climat propice à cette violence.
c) Sur la question de savoir si la requérante et sa mère ont subi une discrimination en raison du manquement des autorités à leur obligation de leur garantir une égale protection de la loi
199.  Ayant constaté que l’application du droit pénal dans la présente affaire n’avait pas eu l’effet dissuasif requis pour prévenir efficacement les atteintes illégales à l’intégrité personnelle de la requérante et de sa mère commises par H.O., la Cour a conclu à la violation des droits de celles-ci au titre des articles 2 et 3 de la Convention.
200.  Compte tenu de la conclusion à laquelle elle est parvenue ci-dessus, selon laquelle les femmes sont les principales victimes de la passivité généralisée – mais non volontaire – des juridictions turques, la Cour estime que les violences infligées à l’intéressée et à la mère de celle-ci doivent être considérées comme fondées sur le sexe et qu’elles constituent par conséquent une forme de discrimination à l’égard des femmes. Malgré les réformes entreprises par le Gouvernement ces dernières années, l’indifférence dont la justice fait généralement preuve et l’impunité dont jouissent les agresseurs – illustrées par la présente affaire – reflètent un manque de détermination des autorités à prendre des mesures appropriées pour remédier à la violence domestique (voir en particulier le paragraphe 9 de la recommandation générale no 19 du Comité de la CEDAW, citée au paragraphe 187 ci-dessus).
201.  Les recours internes n’ayant pas permis de garantir à la requérante et à la mère de celle-ci une égale protection de la loi contre les atteintes aux droits consacrés par les articles 2 et 3 de la Convention, la Cour estime que des circonstances particulières ont libéré l’intéressée de son obligation d’épuiser les voies de recours nationales. Dès lors, elle rejette l’exception de non-épuisement des voies de recours internes formulée par le Gouvernement en ce qui concerne le grief fondé sur l’article 14 de la Convention.
202.  Au vu de ce qui précède, la Cour conclut à la violation de l’article 14 combiné avec les articles 2 et 3 de la Convention.
V.  sur la violation alléguée des articles 6 et 13 de la Convention
203.  Invoquant les articles 6 et 13 de la Convention, la requérante se plaint du caractère ineffectif des poursuites pénales dirigées contre H.O. et allègue qu’elles n’ont pas assuré à sa mère et à elle une protection suffisante.
204.  Le Gouvernement combat cette thèse.
205.  Ayant déjà conclu à la violation des articles 2, 3 et 14 de la Convention (paragraphes 153, 176 et 202 ci-dessus), la Cour ne juge pas nécessaire d’examiner les mêmes faits sur le terrain des articles 6 et 13.
VI.  SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION
206.   L’article 41 de la Convention se lit ainsi :
« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »
A.  Dommage
207.  La requérante réclame 70 000 livres turques (TRL) – soit 35 000 euros (EUR) environ – au titre du préjudice matériel découlant du décès de sa mère, et 250 000 TRL (soit 125 000 EUR environ) pour dommage moral. Elle souligne que la disparition de sa mère l’a privée du soutien financier que celle-ci lui apportait. Elle ajoute que le meurtre de sa mère et la violence constance exercée par son ex-mari ont provoqué chez elle de l’anxiété et de l’angoisse, ainsi que des dommages irréparables à son bien-être psychologique et à sa dignité.
208.  Le Gouvernement affirme que les circonstances de l’espèce ne justifient pas les sommes réclamées. A titre subsidiaire, il soutient que celles-ci sont excessives et que l’indemnité qui pourrait être accordée au titre du préjudice matériel et du dommage moral ne doit pas conduire à un enrichissement sans cause.
209.  En ce qui concerne la demande formulée par la requérante au titre du préjudice matériel, la Cour relève que celle-ci a apporté la preuve qu’elle avait trouvé refuge à plusieurs reprises chez sa mère, sans pour autant démontrer qu’elle était à la charge de cette dernière à quelque titre que ce soit. Cette situation n’exclut pas d’accorder une réparation pécuniaire à un requérant qui établit qu’un membre proche de sa famille a été victime d’une violation de la Convention (voir l’arrêt rendu en l’affaire Aksoy c. Turquie le 18 décembre 1996 (§ 113, Recueil 1996-VI), où la Cour a pris en compte les demandes pécuniaires formulées par le requérant avant sa mort pour calculer l’indemnité à accorder à son père, qui avait repris l’instance après le décès de son fils). Toutefois, en l’espèce, les demandes pour préjudice matériel portent sur des pertes qui seraient survenues après le décès de la mère de l’intéressée. La Cour n’est pas convaincue que la mère de la requérante ait encouru des pertes avant la survenance de son décès. Dès lors, elle ne juge pas approprié, dans les circonstances de l’espèce, d’allouer une indemnité à la requérante à ce titre.
210.  Quant à l’indemnité demandée en réparation du dommage moral, la Cour estime que l’intéressée a sans nul doute ressenti de l’angoisse et de la détresse en raison du décès de sa mère et du manquement des autorités à leur obligation de prendre des mesures adéquates pour prévenir les actes de violence domestique perpétrés par son ex-mari et infliger à celui-ci une peine dissuasive. Statuant en équité, la Cour alloue à la requérante 30 000 EUR en réparation du dommage subi par elle du fait de la violation de ses droits au titre des articles 2, 3 et 14 de la Convention.
B.  Frais et dépens
211.  La requérante réclame 15 500 TRL (soit 7 750 EUR environ) au titre du remboursement des frais et dépens exposés par elle aux fins de la procédure suivie à Strasbourg. Ce montant comprend les honoraires et les frais déboursés par l’intéressée pour la mise en état de son affaire (qui a nécessité 38 heures de travail juridique) et sa représentation devant la Cour ainsi que d’autres dépenses (frais de téléphone, de télécopies, de traduction et de papeterie).
212.  Le Gouvernement plaide que, faute pour la requérante d’avoir produit des justificatifs à l’appui de sa demande, celle-ci doit être rejetée.
213.  Selon la jurisprudence de la Cour, un requérant a droit au remboursement de ses frais et dépens à condition que se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et, de plus, le caractère raisonnable de leur taux. En l’espèce, compte tenu des informations dont elle dispose et des critères susmentionnés, la Cour juge raisonnable d’allouer à l’intéressée 6 500 EUR pour les frais et dépens exposés aux fins de la procédure suivie devant elle, somme à laquelle il convient de déduire les 1 494 EUR que la requérante a reçu du Conseil de l’Europe au titre de l’assistance judiciaire.
C.  Intérêts moratoires
214. La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.
PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,
1.  Rejette l’exception préliminaire du Gouvernement tirée du non-respect allégué du délai de six mois ;
2.  Joint au fond des griefs formulés sur le terrain des articles 2, 3 et 14 de la Convention les exceptions préliminaires du Gouvernement tirées du non-épuisement allégué des voies de recours internes et les rejette ;
3.  Déclare la requête recevable ;
4.  Dit qu’il y a eu violation de l’article 2 de la Convention en ce qui concerne le décès de la mère de la requérante ;
5.  Dit qu’il y a eu violation de l’article 3 de la Convention en raison du manquement des autorités à leur obligation de protéger la requérante contre les actes de violence domestique commis par son ex-mari ;
6.  Dit qu’il n’y a pas lieu d’examiner les griefs formulés sur le terrain des articles 6 et 13 de la Convention ;
7.  Dit qu’il y a eu violation de l’article 14 combiné avec les articles 2 et 3 de la Convention ;
8.  Dit
a)  que l’Etat défendeur doit verser à la requérante, dans les trois mois à compter du jour où l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, les montants suivants, à convertir en livres turques au taux applicable à la date du règlement :
i)  30 000 EUR (trente mille euros) au total, plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt, au titre du dommage moral ;
ii) 6 500 EUR (six mille cinq cents euros), moins les 1 494 EUR (mille quatre cent quatre-vingt-quatorze euros) déjà perçus du Conseil de l’Europe au titre de l’assistance judiciaire, plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt, pour frais et dépens ;
b)  qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ces montants seront à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;
9.  Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.
Fait en anglais, puis communiqué par écrit le 9 juin 2009, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.
Santiago Quesada Josep Casadevall   Greffier Président
1.  A une date non précisée, mais postérieure au meurtre de sa mère, la requérante divorça de H.O.
2.  Voir Comité pour l’élimination de la discrimination à l’égard des femmes, Recommandation générale n°19, Violence à l’égard des femmes, (1992) UN doc. CEDAW/C/1992/L.1/Add.15, § 24 a).
3.  Ibid, § 24 b); voir aussi § 24 r).
4.  Ibid, § 24 t).
5.  Ibid, § 24 t) i); voir aussi § 24 r) en ce qui concerne les mesures nécessaires à l’élimination de la violence dans la famille
6.  Velásquez Rodriguez c. Honduras, arrêt du 29 juillet 1988, Inter-Am. Ct. H.R. (Ser. C) n° 4, § 172
7.  Signée au cours de la Conférence spécialisée interaméricaine sur les droits de l’homme (San Jose, Costa Rica, 22 novembre 1969). L’article 1 de cet instrument dispose : « 1.Les Etats parties s’engagent à respecter les droits et libertés reconnus dans la présente Convention et à en garantir le libre et plein exercice à toute personne relevant de leur compétence, sans aucune distinction fondée sur la race, la couleur, le sexe, la langue, la religion, les opinions politiques ou autres, l’origine nationale ou sociale, la situation économique, la naissance ou toute autre condition sociale. 2. Aux fins de la présente Convention, tout être humain est une personne.».
8.  Affaire 12.051, Rapport n° 54/01, Inter-Am. CH.R., Rapport annuel 2000, OEA/Ser.L/V.II.111 Doc.20 rev. (2000)
9.  Maria da Penha c. Brésil, §§ 55 et56
ARRÊT OPUZ c. TURQUIE
ARRÊT OPUZ c. TURQUIE 


Synthèse
Formation : Cour (troisième section)
Numéro d'arrêt : 33401/02
Date de la décision : 09/06/2009
Type d'affaire : Arrêt (au principal et satisfaction équitable)
Type de recours : Exception préliminaire rejetée (délai de six mois) ; Exception préliminaire jointe au fond et rejetée (non-épuisement des voies de recours internes) ; Violation de l'art. 2 ; Violation de l'art. 3 ; Violation de l'art. 14+2 ; Violation de l'art. 14+3 ; Préjudice moral - réparation ; Dommage matériel - demande rejetée

Analyses

(Art. 14) DISCRIMINATION, (Art. 2-1) ENQUETE EFFICACE, (Art. 2-1) VIE, (Art. 3) TRAITEMENT DEGRADANT, (Art. 3) TRAITEMENT INHUMAIN, (Art. 35-1) DELAI DE SIX MOIS, (Art. 35-1) EPUISEMENT DES VOIES DE RECOURS INTERNES


Parties
Demandeurs : OPUZ
Défendeurs : TURQUIE

Origine de la décision
Date de l'import : 21/06/2012
Fonds documentaire ?: HUDOC
Identifiant URN:LEX : urn:lex;coe;cour.europeenne.droits.homme;arret;2009-06-09;33401.02 ?

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