La jurisprudence francophone des Cours suprêmes


recherche avancée

30/06/2009 | CEDH | N°25803/04;25817/04

CEDH | AFFAIRE HERRI BATASUNA ET BATASUNA c. ESPAGNE


CINQUIÈME SECTION
AFFAIRE
HERRI BATASUNA
et
BATASUNA
c. ESPAGNE
(Requêtes nos 25803/04 et 25817/04)
ARRÊT
STRASBOURG
30 juin 2009
DÉFINITIF
06/11/2009
Cet arrêt peut subir des retouches de forme.
En l’affaire Herri Batasuna et Batasuna c. Espagne,
La Cour européenne des droits de l’homme (cinquième section), siégeant en une chambre composée de :
Peer Lorenzen, président,   Rait Maruste,   Karel Jungwiert,   Renate Jaeger,   Mark Villiger,   Isabelle Berro-Lefèvre, juges,  Â

 Alejandro Saiz Arnaiz, juge ad hoc,  et de Claudia Westerdiek, greffière de section,
Après en avoir délibéré en ch...

CINQUIÈME SECTION
AFFAIRE
HERRI BATASUNA
et
BATASUNA
c. ESPAGNE
(Requêtes nos 25803/04 et 25817/04)
ARRÊT
STRASBOURG
30 juin 2009
DÉFINITIF
06/11/2009
Cet arrêt peut subir des retouches de forme.
En l’affaire Herri Batasuna et Batasuna c. Espagne,
La Cour européenne des droits de l’homme (cinquième section), siégeant en une chambre composée de :
Peer Lorenzen, président,   Rait Maruste,   Karel Jungwiert,   Renate Jaeger,   Mark Villiger,   Isabelle Berro-Lefèvre, juges,   Alejandro Saiz Arnaiz, juge ad hoc,  et de Claudia Westerdiek, greffière de section,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 23 juin 2009,
Rend l’arrêt que voici, adopté à cette dernière date :
PROCÉDURE
1.  A l’origine de l’affaire se trouvent deux requêtes (nos 25803/04 et 25817/04) dirigées contre le Royaume d’Espagne et dont deux partis politiques, Herri Batasuna et Batasuna (« les requérants »), ont saisi la Cour le 19 juillet 2004 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).
2.  Devant la Cour, les requérants ont été représentés par Me D. Rouget, avocat à Saint-Jean-de-Luz. Le gouvernement espagnol (« le Gouvernement ») a été représenté par son agent, M. I. Blasco, chef du service juridique des droits de l’homme au ministère de la Justice.
3.   Sur le terrain des articles 10 et 11 de la Convention, les partis requérants allèguent en particulier que leur dissolution a emporté violation de leur droit à la liberté d’expression et de leur droit à la liberté d’association. Ils se plaignent du caractère non accessible et non prévisible de la loi organique 6/2002 du 27 juin 2002 sur les partis politiques, qu’ils qualifient de loi ad hoc, de l’application rétroactive de ladite loi et de l’absence de but légitime de leur dissolution, qui avait à leurs yeux pour objectif d’interdire tout débat et de les priver de leur liberté d’expression. Ils estiment que la mesure prise à leur égard n’était pas nécessaire dans une société démocratique et qu’elle était contraire au principe de proportionnalité. Enfin, le premier requérant observe que les agissements dont l’arrêt rendu par le Tribunal suprême le 27 mars 2003 à l’encontre des intéressés a fait état s’étaient produits un an avant l’entrée en vigueur de la LOPP, et qu’il a été dissous alors pourtant que le Tribunal suprême ne lui avait reproché aucun agissement postérieur à l’entrée en vigueur de la loi en question. Dans ces conditions, force serait de constater que la loi lui a été appliquée rétroactivement.
4.  La chambre à laquelle l’affaire avait été attribuée a décidé de joindre les requêtes (article 42 § 1 du règlement).
5.  Par une décision du 11 décembre 2007, la chambre a déclaré les requêtes partiellement recevables.
6.  Le 1er juillet 2008, la chambre a notifié aux parties son intention de se dessaisir en faveur de la Grande Chambre, conformément à l’article 72 § 1 du règlement. Se prévalant de l’article 72 § 2, le Gouvernement s’est opposé au dessaisissement. En conséquence, la chambre a poursuivi l’examen de l’affaire.
7.  Tant les requérants que le Gouvernement ont déposé des observations écrites complémentaires (article 59 § 1 du règlement). La chambre a décidé, après consultation des parties, qu’il n’y avait pas lieu de tenir une audience consacrée au fond de l’affaire (article 59 § 3 in fine du règlement).
EN FAIT
I.  LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE
8.  Le premier requérant, le parti politique Herri Batasuna, a été fondé le 5 juin 1986.
9.  Le second requérant, le parti politique Batasuna, a été fondé le 3 mai 2001.
A.  La genèse de l’affaire
10.  Le 27 juin 2002, le Parlement espagnol adopta la loi organique no 6/2002 sur les partis politiques (« LOPP »). D’après son exposé des motifs, cette loi visait à développer les articles 1, 6, 22 et 23 de la Constitution en modifiant et en actualisant la loi 54/1978 du 4 décembre 1978 sur les partis politiques compte étant tenu de l’expérience acquise au cours des années, et à instituer pour les partis politiques un cadre juridique cohérent et complet conforme à leur rôle dans une démocratie consolidée.
11.  Les principales nouveautés introduites par la loi en question figurent dans le chapitre II relatif à l’organisation, au fonctionnement et aux activités des partis politiques et dans le chapitre III relatif à leur dissolution et à la suspension judiciaire de leurs activités.
12.  Le chapitre II énonce les principaux critères visant à garantir le respect de la prescription constitutionnelle voulant que l’organisation et le fonctionnement des partis politiques soient démocratiques et que ceux-ci exercent librement leurs activités dans le respect de la Constitution et de la loi. L’article 9 de la loi impose aux partis le respect des principes démocratiques et des droits de l’homme en décrivant de manière détaillée les agissements contraires aux principes en question. Selon son exposé des motifs, la loi part du principe que tout projet ou objectif est compatible avec la Constitution dès lors qu’il n’est pas poursuivi au moyen d’activités portant atteinte aux principes démocratiques ou aux droits fondamentaux des citoyens. La loi ne vise pas à interdire la promotion d’idées ou de doctrines mettant en cause le cadre constitutionnel, mais se donne pour objectif de concilier la liberté et le pluralisme avec le respect des droits de l’homme et la protection de la démocratie. L’exposé des motifs énonce qu’un parti ne peut être dissous qu’en cas de réitération ou d’accumulation d’agissements démontrant de manière irréfutable l’existence d’un comportement en rupture avec la démocratie et portant atteinte aux valeurs constitutionnelles, à la démocratie et aux droits des citoyens. A cet égard, les alinéas a), b) et c) du paragraphe 2 de l’article 9 établissent une nette distinction entre les organisations qui défendent leurs idées ou programmes, quels qu’ils soient, dans le respect scrupuleux des méthodes et principes démocratiques, et celles dont l’action politique est fondée sur la complaisance à l’égard de la violence, le soutien politique à des organisations terroristes ou la violation des droits des citoyens ou des principes démocratiques.
13.  Le chapitre III énumère les motifs pouvant entraîner la dissolution ou la suspension judiciaire de l’activité des partis politiques et décrit la procédure juridictionnelle applicable. A cet égard, la loi donne compétence en matière de dissolution des partis à la « chambre spéciale » du Tribunal suprême prévue à l’article 61 de la loi organique sur le pouvoir judiciaire (« la LOPJ »). Par ailleurs, elle prévoit une procédure spécifique, prioritaire, et comportant un seul degré de juridiction, qui ne peut être engagée que par le ministère public ou le gouvernement, d’office ou à la demande de la Chambre des députés ou du Sénat. Selon l’exposé des motifs de la LOPP, la procédure en question vise à concilier la sécurité juridique et les droits de la défense avec la nécessaire célérité et le respect d’un délai raisonnable. L’arrêt rendu par le Tribunal suprême à l’issue de cette procédure ne peut être contesté que par la voie d’un recours d’amparo devant le Tribunal constitutionnel. L’article 12 précise les effets de la dissolution judiciaire d’un parti politique. Après la notification de l’arrêt, le parti dissous doit cesser toute activité. Par ailleurs, il est interdit de constituer une formation politique ou d’utiliser un parti déjà existant en vue de poursuivre les activités du parti déclaré illégal et dissous. Pour se prononcer sur l’existence d’une continuité entre un parti existant et un parti dissous, le Tribunal suprême se base sur l’existence d’une « similitude substantielle » entre la structure, l’organisation ou le fonctionnement des partis en question, ou sur d’autres éléments de preuve tels que l’identité de leurs membres ou dirigeants, leurs moyens de financement ou leur soutien à la violence ou au terrorisme. Les biens d’un parti politique dissous sont liquidés et transférés au Trésor public pour être utilisés à des fins sociales et humanitaires.
14.  La LOPP fut publiée au Journal officiel de l’Etat le 28 juin 2002 et entra en vigueur le lendemain.
B.  La procédure de dissolution des partis requérants
15.  Les faits de la cause, tels qu’ils ont été exposés par les parties, peuvent se résumer comme suit.
1.  La constitution des requérants en tant que partis politiques
16.  Constituée en coalition électorale, l’organisation politique Herri Batasuna participa aux élections générales du 1er mars 1979 (premières élections en Espagne après l’entrée en vigueur de la Constitution de 1978). Le 5 juin 1986, elle s’inscrivit au registre des partis politiques du ministère de l’Intérieur.
17.  A la suite de la condamnation par le Tribunal suprême, le 1er décembre 1997, des vingt-trois membres de la direction nationale de Herri Batasuna à des peines d’emprisonnement pour collaboration avec une organisation armée, l’organisation Euskal Herritarrok (« EH ») se constitua le 2 septembre 1998 afin de se présenter aux élections basques du 25 octobre 1998, d’abord en tant qu’association d’électeurs, puis en tant que parti politique.
18.  Le 3 mai 2001, le requérant Batasuna déposa au registre des partis politiques les documents nécessaires à son inscription en tant que parti politique.
2.  Le recours d’inconstitutionnalité introduit par le gouvernement autonome du Pays basque contre la LOPP
19.  Le 27 septembre 2002, le gouvernement autonome du Pays basque introduisit devant le Tribunal constitutionnel un recours d’inconstitutionnalité contre la LOPP, critiquant en particulier les articles 1 § 1, 2 § 1, 3 § 2, 4 §§ 2 et 3, 5 § 1, 6 et 9, le chapitre III (articles 10 à 12) et du paragraphe 2 de la disposition transitoire unique de ce texte.
20.  Par un arrêt du 12 mars 2003, le Tribunal constitutionnel déclara constitutionnelle la loi critiquée. S’agissant de l’existence même d’une telle loi prévoyant la dissolution de partis politiques et de sa finalité qui, d’après le gouvernement basque, consistait à «  instaurer un modèle de démocratie militante fixant des limites aux partis politiques, notamment en leur imposant l’obligation – non prévue par le texte constitutionnel – d’accepter un régime ou un système politique déterminé», la haute juridiction précisa ce qui suit :
« Selon le gouvernement requérant, la thèse exposée ci-dessus s’appuie sur les renvois opérés par certains alinéas des articles 6, 9 et 10 de la LOPP aux « valeurs constitutionnelles exprimées dans les principes constitutionnels et les droits de l’homme » (article 9 § 1), aux « principes démocratiques » (articles 6 et 9 § 2), au « régime de libertés » et au « système démocratique » [articles 9 § 2 et 10 § 2, alinéa c)], à « l’ordre constitutionnel » et à la « paix publique » [article 9 § 2, alinéa c)]. En dépit du fait que la signification juridique de ces renvois ne peut être comprise que dans le contexte de chacune des dispositions qui les contient, et que chacune de ces dispositions en question doit à son tour être interprétée à la lumière de l’ensemble de la loi et de l’ordre juridique, il convient de souscrire à la thèse du gouvernement basque selon laquelle il n’y a pas de place, dans notre ordre constitutionnel, pour un modèle de « démocratie militante » au sens que le gouvernement donne à cette expression, à savoir un modèle dans lequel s’impose non seulement le respect, mais aussi l’adhésion positive à l’ordre établi et, en tout premier lieu, à la Constitution. (...) La loi contestée n’admet nullement ce modèle de démocratie. Dès l’exposé des motifs, elle pose le principe d’une distinction entre les idées et les objectifs proclamés par les partis politiques, d’une part, et leurs activités, d’autre part, et souligne que « seuls sont expressément interdits les objectifs tombant sous le coup de la loi pénale », de sorte que « tout projet ou objectif est réputé compatible avec la Constitution sauf s’il est défendu par une activité portant atteinte aux principes démocratiques ou aux droits fondamentaux des citoyens ». En conséquence, pour ce qui est de l’aspect qui nous intéresse plus particulièrement ici, la loi érige en causes d’illégalité des « comportements » – c’est-à-dire des agissements – de partis politiques qui, par leurs activités, et non par les fins ultimes proclamées dans leurs programmes, portent atteinte aux exigences de l’article 6 de la Constitution, que la loi mise en cause ne fait que préciser.
(...) Deuxièmement, et principalement, il est évident que les principes et valeurs auxquels renvoie la loi ne peuvent être que ceux proclamés par la Constitution, et que leur contenu et leur portée dépendent de la signification découlant de l’interprétation intégrée des dispositions constitutionnelles positives. Ainsi, les « principes démocratiques » ne peuvent être, dans notre système, que les principes propres à l’ordre démocratique issu de la trame institutionnelle et normative tissée par la Constitution, dont le fonctionnement concret débouche sur un système de pouvoirs, de droits et d’équilibres donnant corps à une variante du modèle démocratique qui est précisément celle à laquelle la Constitution adhère en érigeant l’Espagne en Etat de droit social et démocratique (article 1 § 1 de la Constitution). »
21.  En ce qui concerne la thèse des requérants selon laquelle les dispositions de la loi, notamment certaines des hypothèses prévues à l’article 9 § 3 (soutien tacite, par exemple), instauraient une « démocratie militante » au mépris des droits fondamentaux de liberté idéologique, de participation, d’expression et d’information, le Tribunal constitutionnel déclara ce qui suit :
« (...) il faut procéder au préalable à une description du système qu’instaurent les trois premiers paragraphes de l’article 9 de la LOPP. Le premier paragraphe fait référence non pas à un rattachement positif quel qu’il soit, mais au simple respect des valeurs constitutionnelles, respect dont les partis doivent faire preuve dans l’exercice de leur activité et qui est compatible avec la liberté idéologique la plus étendue. Le paragraphe 2 dispose qu’un parti ne peut être déclaré illégal que « lorsque, par ses activités, il porte atteinte aux principes démocratiques, notamment lorsqu’il vise à travers elles à altérer ou à détruire le régime de libertés, à faire obstacle au système démocratique ou à y mettre fin en se livrant de façon réitérée et grave à l’un quelconque des comportements décrits ci-après ». Enfin, les alinéas a), b) et c) énumèrent les critères généraux justifiant qu’un parti soit déclaré illégal en raison de son comportement. (...) Pour ce qui est du paragraphe 3 de l’article 9 de la LOPP, la rédaction défectueuse de son introduction pourrait donner à penser que les comportements décrits par cette disposition viennent s’ajouter à ceux spécifiés au paragraphe précédent et qu’ils doivent donc être interprétés séparément. Toutefois, il ressort de l’interprétation conjointe de ces deux dispositions et de celle de l’ensemble de l’article qui les contient que les comportements décrits au paragraphe 3 de l’article 9 présentent les caractéristiques générales énoncées au paragraphe 2 du même article. Les comportements mentionnés à l’article 9 § 3 de la loi se bornent à spécifier ou à préciser les principales causes d’illégalité énoncées en termes généraux à l’article 9 § 2 de la loi. L’interprétation et l’application individualisée de ces comportements ne peuvent se faire que sur la base des cas visés à l’article 9 § 2.
Cela dit, bien qu’il n’appartienne pas au Tribunal constitutionnel de déterminer si la simple absence de condamnation [des actions terroristes] peut être interprétée ou non comme un soutien implicite au terrorisme, il est clair que l’on peut légitimer des actions terroristes ou excuser ou minimiser leur portée antidémocratique et la violation de droits fondamentaux qu’ils impliquent de manière implicite, par des actes révélateurs, dans certaines circonstances. Or il est tout à fait clair, dans de tels cas, qu’on ne peut pas parler d’atteinte à la liberté d’expression.
On peut dire la même chose, en général, de l’alinéa c) de l’article 10 § 2 de la LOPP, libellé dans les termes suivants : « lorsque ses activités portent atteinte de façon réitérée et grave aux principes démocratiques ou visent à altérer ou à détruire le régime de libertés, à faire obstacle au système démocratique ou à y mettre fin au moyen des comportements décrits à l’article 9 ». Il convient en outre de préciser à cet égard que cette disposition ne concerne que les activités des partis politiques et ne s’étend nullement à leurs fins ou objectifs. Il ressort donc du libellé de cette disposition que seuls encourent la dissolution les partis qui, par leurs activités – et non leur idéologie, cherchent de manière effective et actuelle « à altérer ou à détruire le régime de libertés. »
22.  En ce qui concerne le grief tiré de l’absence de proportionnalité de la mesure de dissolution prévue par la loi formulé par le gouvernement basque, le Tribunal constitutionnel s’exprima ainsi :
« (...) pris isolément, aucun des comportements décrits à l’article 9 de la LOPP ne peut aboutir à la dissolution d’un parti : pour que cette mesure puisse être prononcée, il faut, comme le précise l’article 9 § 2, que les comportements en question se manifestent « de façon réitérée et grave ». En deuxième lieu, il convient de rappeler que l’existence d’un parti qui, par ses activités, collabore ou apporte son soutien à la violence terroriste met en danger la survie de l’ordre pluraliste proclamé par la Constitution et que, face à ce danger, la dissolution semble être la seule sanction susceptible de réparer le trouble causé à l’ordre juridique. Enfin, il convient de souligner que l’article 6 de la Constitution contient une définition de ce qu’est un parti : dans la Constitution, un parti ne peut être considéré comme tel que s’il est l’expression du pluralisme politique. En conséquence, il est tout à fait admissible, du point de vue constitutionnel, qu’un parti dont les activités attentent au pluralisme et remettent en cause, totalement ou partiellement, le maintien de l’ordre démocratique, puisse être dissous. Dans le même ordre d’idées, la Cour européenne des droits de l’homme a considéré que, bien que la marge d’appréciation des Etats soit étroite en matière de dissolution des partis politiques, lorsque le pluralisme des idées et des partis inhérent à la démocratie est en danger, l’Etat peut empêcher la réalisation ou la poursuite du projet politique à l’origine de ce danger [Refah Partisi (Parti de la prospérité) et autres c. Turquie, nos 41340/98, 41342/98, 41343/98 et 41344/98, 31 juillet 2001].
(...) il ne suffit pas de constater l’existence d’un seul des agissements décrits par la loi ne suffit pas. Il faut au contraire que ces agissements se produisent « de façon réitérée et grave » (article 9 § 2) ou qu’ils se caractérisent par leur « répétition ou leur accumulation » (article 9 § 3). (...) En conclusion, [les dispositions pertinentes] décrivent des comportements particulièrement graves et n’érigent en causes de dissolution que ceux qui se révèlent manifestement inconciliables avec les moyens pacifiques et légaux inhérents aux processus de participation politique auxquels la Constitution demande aux partis politiques d’apporter leur concours autorisé. (...) Les critères établis par la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme en matière de dissolution de partis politiques sont donc respectés (Parti communiste unifié de Turquie et autres c. Turquie, arrêt du 30 janvier 1998, Recueil des arrêts et décisions 1998-I, Parti socialiste et autres c. Turquie, arrêt du 25 mai 1998, Recueil 1998-III, Parti de la liberté et de la démocratie (ÖZDEP) c. Turquie [GC], no 23885/94, CEDH 1999-VIII, Refah Partisi (Parti de la prospérité) et autres c. Turquie, nos 41340/98, 41342/98, 41343/98 et 41344/98, 31 juillet 2001 et [GC], CEDH 2003-II, Yazar et autres c. Turquie, nos 22723/93, 22724/93 et 22725/93, CEDH 2002-II, Dicle pour le Parti de la démocratie (DEP) c. Turquie, no 25141/94, 10 décembre 2002). Cette jurisprudence énonce en effet que, pour être conforme à la Convention européenne des droits de l’homme, la dissolution d’un parti doit respecter certains critères, à savoir : a) l’inclusion dans la loi des cas et des causes de dissolution (ce critère est de toute évidence respecté par les normes mises en cause, puisqu’elles sont contenues dans une loi formelle) ; b) la légitimité du but visé (qui, comme indiqué précédemment, consiste en l’occurrence à protéger les processus démocratiques de participation politique par l’exclusion de tout organisme associatif assimilable à un parti exerçant une activité non conforme à la définition que la Constitution donne des partis politiques) ; et c) le caractère « nécessaire, dans une société démocratique », de la dissolution (démontré dans le cadre de l’analyse menée ci-dessus des causes concrètes de dissolution établies par la loi).
(...) Le fait de nommer de manière régulière des terroristes condamnés à des postes de direction ou de les inscrire sur des listes électorales peut apparaître comme une manifestation de soutien aux méthodes terroristes allant à l’encontre des obligations que la Constitution impose à tous les partis politiques. Par ailleurs, le fait que cette pratique ne puisse être prise en compte que si les condamnés n’ont pas « rejeté publiquement les fins et les moyens terroristes » ne peut être interprété comme une obligation de désavouer des activités passées. La disposition en question [article 9 § 3 c)] n’a d’effet que pour l’avenir et ne s’applique qu’aux partis politiques ayant à leur tête ou comme candidats des condamnés. Elle érige en cause de dissolution le recours régulier à des personnes dont on peut légitimement présumer qu’elles ont de la sympathie pour les méthodes terroristes, et non pour les idées et les programmes que peuvent éventuellement chercher à mettre en œuvre des organisations terroristes. (... ). »
23.  Enfin, quant au grief tiré de la violation alléguée du principe de non-rétroactivité formulé par le gouvernement basque au sujet de l’article 9 § 4 de la LOPP, et du paragraphe 2 de la disposition transitoire unique, le Tribunal s’exprima dans les termes suivants :
« Aux fins de l’application de l’article 9 § 4 de la LOPP, qui énumère les éléments dont on peut tenir compte pour apprécier et qualifier les activités susceptibles de donner lieu à la dissolution d’un parti politique, le paragraphe susmentionné qualifie d’illégal « le fait de constituer, à une date immédiatement antérieure ou postérieure à cette entrée en vigueur, un parti politique qui poursuit les activités d’un autre parti ou y succède dans l’intention d’éviter l’application à celui-ci des dispositions de la présente loi ». Telle qu’elle est rédigée, cette disposition n’encourt aucun reproche d’inconstitutionnalité car il est tout à fait clair qu’elle a pour seul but de permettre l’application de l’article 9 § 4 de la LOPP « aux activités exercées après l’entrée en vigueur de la présente loi organique », comme elle le souligne elle-même. Elle ne prévoit en aucun cas la possibilité de juger des activités et des agissements antérieurs à la LOPP, puisque la loi ne considère comme déterminants que ceux qui sont postérieurs à son entrée en vigueur.
Autrement dit, la loi énonce expressément que les différentes causes pouvant conduire à la dissolution d’un parti ne peuvent être prises en compte qu’à partir de son entrée en vigueur. Les activités considérées isolément ainsi que « la continuité et la répétition » d’activités mentionnées à l’article 9 § 4, auquel renvoie la disposition transitoire, sont postérieures à l’entrée en vigueur de la LOPP. Cela étant, aux fins de déterminer la signification de ces activités et leur importance au regard de l’ensemble des comportements du parti concerné (à ces fins uniquement, car la prise en compte d’un comportement antérieur à l’entrée en vigueur de la loi pour justifier une déclaration d’illégalité serait inconstitutionnelle puisqu’elle porterait atteinte au principe de non-rétroactivité consacré par l’article 9 § 3 de la Constitution), il est parfaitement possible de prendre en considération ce que la loi appelle le « parcours » (article 9 § 4) du parti concerné, parcours qui peut englober des agissements antérieurs à l’entrée en vigueur de la loi sans cela ne puisse en aucune manière être considéré comme un cas de rétroactivité interdit par la Constitution  »
24.  Le Tribunal constitutionnel rejeta également les griefs tirés du principe non bis in idem, du manque de prévisibilité et du caractère singulier de la loi, des particularités de la procédure juridictionnelle, ainsi que les allégations portant sur le régime de constitution et d’inscription au registre des partis politiques. En conséquence, il débouta les requérants, précisant dans le considérant no 23 de son arrêt que la constitutionnalité des articles 3 § 1, 5 § 1, 9 §§ 2 et 3 ainsi que du paragraphe 2 de la disposition transitoire unique de la LOPP était subordonnée à leur « interprétation conforme aux termes employés dans les considérants nos 10, 11, 12, 13, 16, 20 et 21 » de son arrêt.
25.  Le gouvernement de la Communauté autonome du Pays basque présenta par la suite une requête devant la Cour (no 29134/03), qui fut déclarée irrecevable pour incompatibilité ratione personae le 3 février 2004.
3.  Les procédures tendant à la dissolution des partis requérants
26.  Entre-temps, par une décision rendue le 26 août 2002 dans le cadre d’une instruction pénale pour association illicite (article 515 du code pénal), le juge central d’instruction no 5 près l’Audiencia Nacional avait ordonné la suspension des activités de Batasuna et la fermeture, pour trois ans, des sièges et locaux pouvant être utilisés par Herri Batasuna et Batasuna. La même mesure fut appliquée à EH, qui n’est pas requérant devant la Cour.
27.  Le 2 septembre 2002, donnant suite à un accord adopté par le conseil des ministres le 30 août 2002, l’avocat de l’Etat engagea devant le Tribunal suprême au nom du gouvernement espagnol une action tendant à la dissolution des partis politiques Herri Batasuna, EH et Batasuna au motif qu’ils avaient enfreint la nouvelle LOPP par de multiples agissements démontrant de manière irréfutable un comportement en rupture avec la démocratie, les valeurs constitutionnelles, la pratique démocratique et les droits des citoyens.
28.  Le même jour, le procureur général de l’Etat introduisit lui aussi une action devant le Tribunal suprême en vue de la dissolution des partis politiques Herri Batasuna, EH et Batasuna en application des articles 10 et suivants de la LOPP. Dans sa requête, il invitait la haute juridiction à constater l’illégalité des partis en question et à ordonner leur radiation du registre des partis politiques, la cessation immédiate de leurs activités ainsi que l’extension des effets de la loi à tout parti nouvellement créé au mépris de la loi ou succédant aux partis concernés, la liquidation de leurs biens et leur dissolution conformément à l’article 12 § 1 de la LOPP.
29.  Le 10 mars 2003, Batasuna demanda l’introduction d’une question préjudicielle sur l’inconstitutionnalité de la LOPP devant le Tribunal constitutionnel, car il estimait que la loi dans son ensemble, et plusieurs de ses articles pris isolément, violaient les droits à la liberté d’association, à la liberté d’expression, à la liberté de pensée et les principes de légalité, de sécurité juridique, de non-rétroactivité des lois pénales moins favorables, de proportionnalité et non bis in idem, ainsi que le droit de participer aux affaires publiques.
30.  Par un arrêt du 27 mars 2003 rendu à l’unanimité, le Tribunal suprême refusa de poser au Tribunal constitutionnel la question soulevée par Batasuna, rappelant que les objections avancées par cette formation quant à la constitutionnalité de la LOPP avaient déjà été examinées et rejetées dans l’arrêt rendu par le Tribunal constitutionnel le 12 mars 2003. Il déclara les partis Herri Batasuna, EH et Batasuna illégaux et prononça leur dissolution sur le fondement de l’article 9 §§ 2 et 3 de la LOPP au motif qu’ils répondaient à « une stratégie de « séparation tactique » du terrorisme ». Il considéra comme établi qu’il existait d’importantes coïncidences entre les trois partis en cause, de même qu’entre ceux-ci et l’organisation terroriste ETA, « trois formations à l’idéologie substantiellement identique (...) et, de surcroît, étroitement contrôlées par ladite organisation terroriste ». Il conclut à l’existence d’un « seul sujet réel, c’est-à-dire l’organisation terroriste ETA, dissimulé derrière une pluralité apparente de personnes morales créées à divers moments selon une « succession opérationnelle » préalablement conçue par cette organisation ». Il procéda également à la liquidation du patrimoine des partis en cause, conformément à l’article 12 § 1 c) de la même loi.
31.  Dans son arrêt, le Tribunal suprême nota que, si les partis politiques étaient les fondements essentiels du pluralisme politique, leurs activités et la défense de leurs projets devaient s’inscrire dans le respect de la légalité et des voies démocratiques, précisant que les activités impliquant l’usage de la violence ou la restriction des droits fondamentaux d’autrui ne pouvaient être tolérées. Le Tribunal suprême se référa au système constitutionnel espagnol, qui, d’après lui, ne constituait pas un modèle de « démocratie militante », à la différence d’autres systèmes juridiques, la seule condition mise à l’expression de la divergence étant celle du respect des droits d’autrui. Il rappela que la LOPP reconnaissait que tout projet ou objectif était compatible avec la Constitution sauf s’il était « défendu au moyen d’une activité violant les principes démocratiques ou les droits fondamentaux des citoyens ». A cet égard, il rappela que, selon la loi, les partis politiques ne pouvaient encourir une déclaration d’illégalité que pour des « activités » se manifestant par un ensemble de comportements graves et réitérés. En l’espèce, selon le Tribunal suprême, les appels à la violence justifiant la restriction des libertés des partis en cause découlaient d’une répartition délibérée des tâches entre le terrorisme et la politique, l’ETA concevant « la justification de la nécessité du terrorisme comme l’une des fonctions » dévolues à Herri Batasuna.
32.  Gardant à l’esprit le contexte historique et social de la lutte contre le terrorisme en Espagne, le Tribunal suprême considéra que l’organisation terroriste ETA et son organisation satellite, la Koordinadora Abertzale Sozialista (« la KAS »), dirigeaient Herri Batasuna depuis sa création. Pour parvenir à cette conclusion, il se fonda sur des éléments de preuve qui démontraient l’existence de liens hiérarchiques entre les trois organisations, relevant notamment que la KAS, en tant que déléguée de l’ETA, avait contrôlé le processus de désignation des plus hauts responsables du parti politique Herri Batasuna et de ses successeurs (EH et Batasuna) et y avait participé. Il considéra que la création de Herri Batasuna avait répondu au souhait de l’ETA de procéder à un « dédoublement organique et structurel » entre l’activité armée et l’activité de masse, ce qui avait abouti à une « claire soumission hiérarchique » des partis en cause à l’organisation terroriste ETA. A cet égard, il renvoya à un document interne de la KAS rédigé dans les termes suivants :
« la KAS (...) estime que la lutte armée liée à la lutte de masse et à la lutte institutionnelle – cette dernière étant au service des précédentes – constitue la clef de l’avancée et du triomphe révolutionnaires ; la lutte de masse requiert de même une alliance historique de l’Unité populaire dont la concrétisation actuelle est Herri Batasuna (...) »
33.  Quant à la « succession opérationnelle » constatée entre les trois partis politiques déclarés illégaux, le Tribunal suprême se fonda sur le fait que les personnes occupant des postes de responsabilité dans les trois organisations – notamment leur porte-parole, A.O. – et appartenant à différents groupes parlementaires étaient les mêmes. Il prit également en compte l’existence de locaux communs aux partis en cause. S’agissant des liens entre les partis requérants et l’organisation terroriste ETA, il fit état de la condamnation de plusieurs de leurs membres, notamment leur porte-parole A. O., pour des délits liés au terrorisme.
34.  Le Tribunal suprême considéra que les éléments de preuve exposés ci-dessous, postérieurs à l’entrée en vigueur de la LOPP, démontraient que les partis politiques requérants étaient des instruments de la stratégie terroriste de l’ETA :
– le 3 juillet 2002, Batasuna avait refusé de désigner des représentants au comité du Parlement basque en charge de la situation et des besoins des victimes du terrorisme, car il le considérait comme « politique, instrumentalisé et partial » ;
– le 3 juillet 2002, réagissant à la décision du juge central d’instruction no 5 près l’Audiencia Nacional par laquelle Batasuna avait été déclaré civilement responsable des dommages résultant de violences urbaines (kale borroka), le porte-parole de cette organisation, A.O., avait exhorté le peuple basque à répondre « de façon énergique à cette nouvelle agression » et avait reproché à cette décision d’avoir provoqué une « situation grave et antidémocratique » ;
– le 7 juillet 2002, A.O., lors de la commémoration de la bataille du mont d’Albertia de 1936, avait fait la déclaration suivante :
« Nous devons continuer à travailler et à lutter, soit dans la légalité, soit dans l’illégalité. Ce qui est certain, c’est que notre bras ne tremblera pas car nous nous trouvons dans un contexte historique où nous devons rendre irréversible le processus engagé. »
– le 13 juillet 2002, le maire et un conseiller de Batasuna de la municipalité de Lezo avaient participé à une manifestation de soutien à des terroristes appartenant à l’ETA et résidant au Venezuela ;
– le 16 juillet 2002, lors d’un rassemblement tenu devant le commandement de la marine de Saint-Sébastien, un porte-parole municipal de Batasuna dénommé J.I. avait expliqué que cette manifestation avait pour objet de faire savoir aux autorités étatiques « qu’elles ne pourraient pas se déplacer impunément en Euskal Herria » ;
– le 19 juillet 2002, J.E.B., porte-parole de Batasuna à la municipalité de Vitoria, avait précisé que Batasuna « ne souhaitait pas que l’ETA cesse de tuer, mais qu’Euskal Herria ne connaisse aucun type de violence et que ceux qui l’exercent cessent d’exister » ;
– lors d’une séance plénière municipale tenue le 30 juillet 2002, Batasuna avait refusé de condamner la campagne de menaces que subissaient les conseillers du Parti socialiste basque (PSE-EE) de la municipalité d’Amorebieta ;
– lors d’une conférence de presse tenue le 2 août 2002 et portant sur l’éventuelle remise à l’Espagne de K.B., membre de l’ETA condamné en France, le maire et le président de la commission des droits de l’homme de la municipalité d’Ondarroa, L.A. et A.A., membres de Batasuna, avaient déclaré soutenir K.B. et « tous ceux qui se trouv[ai]ent dans la même situation » ;
– Batasuna et ses dirigeants avaient refusé de condamner l’attentat de Santa Pola du 4 août 2002 au cours duquel deux personnes avaient trouvé la mort. A ce sujet, lors d’une conférence de presse à Pampelune, A.O. avait qualifié cet événement de « conséquence douloureuse » de l’absence de règlement du « conflit politique » au Pays basque  et avait accusé le président du gouvernement espagnol [à l’époque, J.M. Aznar] « d’être le principal responsable » de ce « qui [était arrivé] [à] ce moment[-là] et de ce qui p[ourrait] arriver à l’avenir » ;
– des municipalités dirigées par Batasuna et le site Internet de ce parti avaient utilisé l’anagramme de « Gestoras Pro-Amnistía », organisation déclarée illégale par le juge central d’instruction no 5 près l’Audiencia Nacional et inscrite sur la liste européenne des organisations terroristes (position commune du Conseil de l’Union européenne 2001/931/PESC) ;
– lors d’une manifestation organisée par Batasuna à Saint-Sébastien le 11 août 2002 et conduite par A.O., J.P. et J.A., des dirigeants de ce parti, des slogans de soutien aux prisonniers de l’ETA et des expressions menaçantes telles que « borroka da bide bakarra » (la lutte est la seule voie), « zuek faxistak zarete terroristak » (vous, les fascistes, vous êtes les vrais terroristes) ou « gora ETA militarra » (vive l’ETA militaire) avaient été entendus ;
– les 12 et 14 août 2002, des mairies administrées par Batasuna avaient affiché sur leurs façades des pancartes de soutien au terrorisme ou à ceux qui le pratiquent faisant allusion au transfert des « prisonniers basques au Pays basque » et montrant des photos de plusieurs terroristes ;
– lors d’une conférence de presse de Batasuna tenue à Bilbao le 21 août 2002, A.O. avait critiqué la « stratégie génocidaire de l’Etat espagnol » et proclamé que le peuple basque allait « s’organiser » et « lutter » de façon à ce qu’un « petit monsieur espagnol et fasciste » ne dise jamais plus aux Basques ce que devaient être leurs institutions. Il avait également averti le gouvernement de la Communauté autonome du Pays basque (coalition gouvernementale nationaliste) que, s’il prenait part à la fermeture des sièges de Batasuna, il en résulterait « un scénario non souhaité », expressions qui avaient été interprétées le lendemain par les médias comme une « menace envers l’exécutif basque » ;
– lors d’un entretien avec le journal Egunkaria le 23 août 2002, J.U., représentant de Batasuna au Parlement basque, avait déclaré que « l’ETA n’[était] pas pour la lutte armée par caprice, mais [qu’elle était] une organisation consciente de la nécessité d’utiliser tous les instruments pour faire face à l’Etat » ;
– le 23 août 2002, lors d’une réunion de Batasuna tenue à Bilbao après la manifestation que ce parti avait organisée contre sa dissolution, J.P. avait reproché aux dirigeants du parti nationaliste basque de respecter les lois espagnoles, les accusant de manquer de « dignité nationale ». Il avait également encouragé les participants à « descendre dans la rue et à répondre avec détermination » ;
– des municipalités gouvernées par les partis en cause avaient fait l’apologie des activités terroristes, comme en témoignait le fait que deux terroristes de l’ETA avaient été promus citoyens d’honneur (hijo predilecto) par les municipalités de Legazpia et Zaldivia ;
– depuis le 29 juin 2002, les représentants municipaux de Batasuna dans les municipalités de Vitoria et de Lasarte-Oria commettaient des actes de harcèlement contre les représentants des partis non nationalistes, contribuant ainsi à un climat d’affrontement civil ;
– des municipalités dirigées par Batasuna avaient affiché des dessins et des pancartes appelant à la lutte contre l’Etat, contre les représentants du pouvoir de l’Etat, contre d’autres partis politiques ou les membres de ces partis, notamment le président du gouvernement espagnol et les dirigeants du Parti populaire et du Parti socialiste espagnol ;
– après l’entrée en vigueur de la LOPP, les trois partis mis en cause avaient continué à poursuivre la même stratégie consistant à accompagner politiquement l’action de l’organisation terroriste ETA dans le cadre d’un dispositif de « succession opérationnelle » organisé entre eux.
35.  Se fondant sur les éléments de preuve susvisés, le Tribunal suprême estima que l’activité des partis politiques requérants, telle qu’elle se manifestait par un ensemble de comportements répondant à une stratégie prédéfinie par l’organisation terroriste ETA, consistait à « accompagner et appuyer politiquement l’action d’organisations terroristes en vue de la réalisation de leurs objectifs visant à perturber l’ordre constitutionnel ou à troubler gravement la paix publique », au sens de l’article 9 § 2 c) de la LOPP. Il en conclut que les comportements reprochés aux partis requérants correspondaient aux hypothèses visées aux alinéas a), b), d), f) et h) du paragraphe 3 de l’article 9 de ladite loi. Il précisa en premier lieu que certains des comportements décrits, tels que la manifestation de Batasuna à Saint-Sébastien, où avaient été entendus des slogans en faveur de l’ETA, pouvaient être qualifiés de soutien politique explicite au terrorisme, tandis que d’autres, tels le refus de Batasuna et de ses dirigeants de condamner l’attentat de Santa Pola du 4 août 2002, visaient à « justifier les actions terroristes et à minimiser leur importance et la violation des droits fondamentaux en découlant ». A cet égard, le Tribunal suprême précisa ce qui suit :
« On ne peut tolérer, dans le cadre constitutionnel, l’existence de partis politiques qui, du point de vue intellectuel, ne se positionnent pas de façon claire et non équivoque contre les activités terroristes ou qui, faisant preuve d’une ambiguïté calculée, tentent de cacher de façon systématique le fait qu’ils ne désavouent pas ces actes criminels en adoptant un comportement consistant à regretter officiellement leurs conséquences sans pour autant censurer en quoi que ce soit l’attitude barbare de ceux qui les provoquent par leur recours à la violence pour accomplir leurs objectifs.
Aux fins de la présente instance, le silence stratégiquement et systématiquement répété d’un parti politique à l’égard des activités terroristes ne peut être interprété, du point de vue politique et constitutionnel, que comme un signe clair « d’acceptation par omission » ou « d’acceptation implicite » de celles-ci, c’est-à-dire comme un alignement sur les thèses des auteurs de ces actions criminelles et de reconnaissance tacite de la violence comme méthode pour parvenir aux objectifs fixés qui, dans notre système constitutionnel, ne peuvent être atteints que par des moyens pacifiques. »
36.  Il releva en deuxième lieu que d’autres comportements reprochés aux partis requérants, tels que le harcèlement de représentants des partis non nationalistes dans les municipalités de Vitoria et Lasarte, avaient contribué à l’émergence d’un climat d’affrontement civil visant à intimider les opposants au terrorisme et à les priver de leur liberté d’opinion.
37.  Il observa en troisième lieu que des agissements tels que le fait de présenter au public des prisonniers de l’ETA comme étant des prisonniers politiques ou l’utilisation de l’anagramme de « Gestoras Pro-Amnistía » démontraient que les partis en cause reprenaient des symboles renvoyant au terrorisme ou à la violence. Il nota enfin que les partis requérants avaient aussi participé à des actions en hommage à des activités terroristes.
38.  Se penchant sur la nécessité et la proportionnalité de la dissolution des partis requérants, le Tribunal suprême rappela qu’il prenait en considération le texte de la Convention ainsi que la jurisprudence de la Cour, qui devaient lui servir de guide pour l’interprétation des droits fondamentaux constitutionnels, conformément à l’article 10 § 2 de la Constitution. Il estima que, compte tenu des fréquents appels à la violence provenant des partis requérants et établis par les éléments de preuve susmentionnés, la mesure de dissolution dont les intéressés avaient fait l’objet était justifiée au regard de la défense des droits fondamentaux d’autrui, « composante indispensable de la démocratie ». Le Tribunal se référa en particulier à l’arrêt rendu par la Cour dans l’affaire Refah Partisi (Refah Partisi (Parti de la prospérité) et autres c. Turquie [GC], nos 41340/98, 41342/98, 41343/98 et 41344/98, CEDH 2003-II), estimant que celui-ci mettait à la charge des partis prétendant exercer des fonctions dans une société démocratique un véritable devoir juridique de se désolidariser de tous les messages ambigus ou peu clairs sur le recours à la violence (ibidem, § 131). Il souligna par ailleurs que les appels à la violence en cause dans la présente affaire lui paraissaient plus explicites que ceux qui étaient en cause dans l’affaire soumise à la Cour.
4.  Recours d’amparo devant le Tribunal constitutionnel
39.  Les partis Batasuna et Herri Batasuna saisirent le Tribunal constitutionnel de deux recours d’amparo dirigés contre l’arrêt du Tribunal suprême.
40.  Dans leurs recours, ils se plaignaient en premier lieu de la partialité du président du Tribunal suprême, qui avait été rapporteur dans l’affaire ayant conduit à leur dissolution alors même qu’il présidait le Conseil général de la magistrature, l’organe qui avait préparé un rapport favorable sur l’avant-projet d’où était issue la loi litigieuse. Ils plaidaient que la confusion des fonctions juridictionnelle et consultative en une même personne impliquait une perte d’impartialité objective. Batasuna invoquait à cet égard l’article 24 § 2 de la Constitution (droit à un procès équitable devant un tribunal indépendant et impartial).
41.  En second lieu, les requérants alléguaient que les garanties d’un procès équitable n’avaient pas été pleinement respectées en ce que la dissolution de Batasuna était fondée, entre autres, sur le comportement attribué à certains conseillers municipaux de Zaldibia et Legazpia, qui avaient promu citoyens d’honneur (hijo predilecto) un membre présumé de l’ETA et un membre de cette organisation qui avait été condamné et avait purgé sa peine, faits qui avaient été établis de manière non contradictoire, après la clôture de la phase de la procédure pendant laquelle de nouvelles preuves pouvaient être présentées et sans que les requérants aient pu se défendre contre ces accusations.
42.  En troisième lieu, ils dénonçaient une violation de la présomption d’innocence, alléguant que les faits considérés comme prouvés dans l’arrêt du Tribunal suprême étaient basés sur une information de presse isolée et que Batasuna et ses membres s’étaient vu attribuer des actes imputables à une autre formation politique, à savoir EH. Par ailleurs, ils reprochaient à l’arrêt du 27 mars 2003 d’avoir considéré comme établi que Batasuna avait été fondé sur la base d’un accord entre les responsables de Herri Batasuna et de l’ETA, et que Herri Batasuna, EH et Batasuna correspondaient en réalité à une organisation unique qui s’était vu attribuer certaines fonctions par l’ETA et agissait sous les directives de cette dernière, alors pourtant que ces affirmations reposaient sur des documents sans valeur probante et sur les témoignages de témoins-experts dépendant du gouvernement espagnol.
43.  En quatrième et dernier lieu, les partis requérants estimaient que leur droit à la liberté d’expression, de pensée et d’association avait été violé du fait de leur dissolution.
44.  Par deux arrêts du 16 janvier 2004 rendus à l’unanimité, le Tribunal constitutionnel rejeta les recours.
45.  Dans l’arrêt rendu sur le recours d’amparo présenté par Batasuna, la haute juridiction reprit les arguments contredisant la thèse des requérants sur la « démocratie militante » qu’elle avait exposés dans son arrêt du 12 mars 2003. Elle souligna que « tout projet ou objectif [était] considéré comme compatible avec la Constitution sauf s’il [était] défendu par des actes attentatoires aux principes démocratiques ou aux droits fondamentaux des citoyens ». Elle rappela par ailleurs que « la constitutionnalité de l’article 9 de la LOPP a[vait] été reconnue par l’arrêt 48/2003 » et que « les objections soulevées par le parti requérant Batasuna quant à la constitutionnalité [des comportements décrits par les dispositions de la loi en cause] trouv[ai]ent leur réponse dans les fondements juridiques de ladite loi ».
46.  Le Tribunal constitutionnel s’exprima ainsi :
« Le refus d’un parti politique de condamner des attentats terroristes peut s’analyser, dans certains cas, en un « soutien politique [...] tacite au terrorisme » [article 9.3 a) LOPP], ou en une légitimation d’« actions terroristes à finalités politiques » [article 9.3 a) LOPP], dans la mesure où il peut excuser le terrorisme ou en minimiser la signification [...] L’absence de condamnation des actions terroristes constitue aussi une manifestation tacite ou implicite d’une certaine position face à la terreur. [...] Dans un contexte de terrorisme régnant depuis plus de trente ans, dont les responsables ont toujours légitimé la terreur en invoquant l’équivalence de nature entre les forces opposées et en la présentant comme la seule solution possible à un prétendu conflit historique, le refus d’un parti de condamner un attentat terroriste, qui reflète indéniablement la volonté de ce parti de se démarquer de la réaction d’opprobre que les actes de ce genre suscitent chez les autres partis, est d’autant plus significatif qu’il s’inscrit dans le positionnement d’un parti qui a cherché à faire passer le phénomène terroriste pour une réaction inévitable face à l’agression passée et injuste de l’Etat frappé par la terreur ». [...] Par ailleurs, [...] le refus de condamner [des actes terroristes], combiné à des actes et à des comportements graves et réitérés, permet de conclure à un accommodement avec la terreur allant à l’encontre de la coexistence organisée dans le cadre d’un Etat démocratique. [...] Il faut donc conclure que la prise en compte de faits judiciairement établis dans le cadre d’une procédure ayant respecté toutes les garanties que renferment les motifs de dissolution prévus par la LOPP – dont l’inconstitutionnalité in abstracto a été écartée par l’arrêt no 48/2003 rendu par le Tribunal Constitutionnel – n’apparaît pas déraisonnable ou erronée, ce qui exclut toute possibilité d’atteinte à l’article 24 de la Constitution, et n’a pas emporté violation de droits fondamentaux matériels tels que le droit d’association politique (articles 22 et 6 de la Constitution), le droit à la liberté de conscience (article 16 § 1 de la Constitution) et le droit à la liberté d’expression (article 20 § 1 a) de la Constitution). »
47.  Enfin, dans la motivation de son arrêt, le Tribunal constitutionnel rappela que, dans son recours, Batasuna avait allégué littéralement que la LOPP « a[vait] pour effet de priver les idéologies liées au terrorisme et à la violence de toute possibilité de se développer de façon licite, au mépris des procédures démocratiques », et avait soutenu que la loi en cause déclarait illicite « le simple fait d’apporter un soutien politique et idéologique à l’action d’organisations terroristes tendant à détruire l’ordre constitutionnel ». Il jugea que ce « lien avec le terrorisme et la violence » (...) « sort[ait] du cadre légitime, du point de vue constitutionnel, des libertés d’association et d’expression et p[ouvait] donc être prohibé par le législateur démocratique. »
48.  Pour ce qui est du recours d’amparo présenté par Herri Batasuna, le Tribunal constitutionnel renvoya également à son arrêt du 12 mars 2003, dans lequel il avait indiqué que les diverses causes de dissolution des partis ne pouvaient être prises en compte qu’à compter de l’entrée en vigueur de la loi, précisant toutefois que, « aux fins de déterminer la signification [des activités énumérées par la loi] et d’apprécier leur importance au regard de l’ensemble des comportements du parti concerné (et à ces fins uniquement, car la prise en compte d’un comportement antérieur à l’entrée en vigueur de la loi pour justifier une déclaration d’illégalité [aurait été] inconstitutionnelle en ce qu’elle [aurait porté] atteinte au principe de non-rétroactivité consacré par l’article 9 § 3 de la Constitution), il [était] parfaitement possible de prendre en considération ce que la loi appel[ait] le « parcours » (article 9 § 4) du parti concerné, qui p[ouvait] englober des agissements antérieurs à l’entrée en vigueur de la loi sans que cela ne p[ût] en aucune manière être considéré comme un cas de rétroactivité interdit par la Constitution ». La haute juridiction rappela que le parti requérant n’avait pas été dissous en raison d’actes antérieurs à l’entrée en vigueur de la loi ni de comportements imputables à d’autres partis, mais parce qu’il avait été considéré que Batasuna, Herri Batasuna et EH « constituaient des « unités successives » d’une même réalité – à savoir une formation politique instrumentalisée par un groupe terroriste à des fins illicites –, que les formes successives empruntées par un même parti politique de facto avaient été dissoutes, et que la dissolution prononcée par le Tribunal suprême se fondait sur faits postérieurs déclarés entièrement imputables au parti requérant en raison de l’identité matérielle que le Tribunal suprême avait constatée entre les trois partis dissous ».
49.  Enfin, la haute juridiction rejeta les griefs tirés du manque d’impartialité et du non-respect du principe du contradictoire comme étant dépourvus de fondement constitutionnel.
5.  Faits postérieurs
50.  Le 6 juin 2007, l’ETA mit fin au cessez-le-feu qu’elle avait déclaré le 24 mars 2006. Plusieurs attentats mortels se sont succédé en Espagne depuis cette date.
II.  LE DROIT INTERNE ET LE INTERNATIONAL PERTINENTS
1.  La Constitution
Article 6
« Les partis politiques sont l’expression du pluralisme politique. Ils concourent à la formation et à la manifestation de la volonté populaire et sont un instrument fondamental de la participation politique. Ils se constituent et exercent leurs activités librement dans le respect de la Constitution et de la loi. Leur structure et leur fonctionnement doivent être démocratiques. »
Article 22
« 1. Le droit d’association est reconnu.
2. Les associations qui poursuivent des fins ou utilisent des moyens délictueux sont illégales.
3. Les associations constituées en application du présent article devront se faire inscrire dans un registre, à des fins exclusives de publicité.
4. Les associations ne pourront être dissoutes ou leurs activités suspendues qu’en vertu d’une décision judiciaire motivée.
5. Les associations secrètes et les associations à caractère paramilitaire sont interdites. »
2.  La loi organique 6/1985 du 1er juillet 1985 sur le pouvoir judiciaire (LOPJ) (telle que modifiée par la loi organique 6/2002 du 27 juin 2002 sur les partis politiques)
Article 61
« 1. Une chambre composée du président du Tribunal suprême, des présidents des différentes chambres, du magistrat le plus ancien et du magistrat le moins ancien de chacune d’entre elles sera compétente pour connaître :
1o des recours en révision (...) ;
2o des incidents de récusation (...) ;
3o des actions en responsabilité civile dirigées contre les présidents de chambre (...)
4o de l’instruction et du jugement des litiges mettant en cause les présidents de chambre (...) ;
5o des allégations d’erreur judiciaire mettant en cause les chambres du Tribunal suprême ;
6o des procédures tendant à faire constater l’illégalité et prononcer la dissolution des partis politiques, conformément à la loi organique 6/2002 du 27 juin 2002 sur les partis politiques.
3.  La loi organique 6/2002 du 27 juin 2002 sur les partis politiques (LOPP)
Article 9
« 1. Les partis politiques exercent librement leurs activités. Dans l’exercice de leurs activités, ils doivent respecter les valeurs constitutionnelles exprimées dans les principes démocratiques et les droits de l’homme. Ils remplissent les fonctions qui leur sont constitutionnellement attribuées de façon démocratique et dans le plein respect du pluralisme.
2. Un parti politique est déclaré illégal lorsque, par ses activités, il porte atteinte aux principes démocratiques, notamment lorsqu’il vise à travers elles à altérer ou à détruire le régime de libertés, à faire obstacle au système démocratique ou à y mettre fin, en se livrant de façon réitérée et grave à l’un quelconque des comportements décrits ci-après  :
a) violer systématiquement les libertés et les droits fondamentaux en encourageant, en justifiant ou en excusant les atteintes contre la vie ou l’intégrité des personnes, ou l’exclusion ou la persécution de celles-ci en raison de leur idéologie, de leur religion, de leurs croyances, de leur nationalité, de leur race, de leur sexe ou de leur orientation sexuelle ;
b) fomenter, favoriser ou légitimer la violence comme méthode permettant la réalisation d’objectifs politiques ou la suppression des conditions requises pour l’exercice de la démocratie, du pluralisme et des libertés politiques ;
c) accompagner et appuyer politiquement l’action d’organisations terroristes en vue de la réalisation de leurs objectifs visant à perturber l’ordre constitutionnel ou à troubler gravement la paix publique, soumettre les pouvoirs publics, certaines personnes ou certains groupes de la société ou la population en général à un climat de terreur, ou contribuer à accroître les effets de la violence terroriste et de la peur et de l’intimidation qui en découlent.
3. Les circonstances décrites au paragraphe précédent sont réputées réunies lorsqu’il y a répétition ou accumulation, par un parti politique, de l’un ou de plusieurs des comportement suivants :
a) apporter un soutien politique exprès ou tacite au terrorisme en légitimant le recours à des actions terroristes à finalités politiques hors des voies pacifiques et démocratiques, ou en les excusant et en minimisant leur signification et la violation des droits fondamentaux qui en découlent ;
b) accompagner l’action violente par des programmes et des actions favorisant une culture d’affrontement et de confrontation civile liée à l’activité des terroristes ou de ceux qui ont recours à l’intimidation ; faire renoncer, neutraliser ou isoler socialement ceux qui s’opposent à cette action violente, en leur imposant dans leur vie quotidienne un climat de contrainte, de peur, d’exclusion ou de privation des libertés et, en particulier, de la liberté d’exprimer leurs opinions et de participer de façon libre et démocratique aux affaires publiques ;
c) intégrer de façon régulière dans ses organes de direction ou dans ses listes électorales des personnes condamnées pour des infractions de terrorisme et n’ayant pas rejeté publiquement les finalités et les moyens terroristes, ou compter parmi ses membres un grand nombre de personnes militant également dans des organisations ou des entités liées à un groupe terroriste ou violent, sauf s’il a pris contre eux des mesures disciplinaires en vue de leur exclusion ;
d) utiliser comme instruments de son activité, conjointement avec les siens ou à la place de ceux-ci, des symboles, messages ou éléments qui représentent ou symbolisent le terrorisme ou la violence et les comportements associés au terrorisme ;
e) abandonner aux terroristes ou à ceux qui collaborent avec eux les droits et prérogatives que l’ordre juridique – et en particulier le droit électoral – accordent aux partis politiques ;
f) collaborer de manière habituelle avec des entités ou des groupes qui agissent de façon systématique en accord avec une organisation terroriste ou violente ou qui protègent ou soutiennent le terrorisme ou des terroristes ;
g) soutenir, à partir des institutions de gouvernement, les entités mentionnées au paragraphe précédent par des mesures administratives, économiques ou de tout autre ordre ;
h) promouvoir ou couvrir des activités qui ont pour objet de récompenser, rendre hommage ou distinguer des actions terroristes ou violentes ou ceux qui les commettent ou y collaborent ou y participer;
i) couvrir des actions de désordre, d’intimidation ou de coercition sociale liées au terrorisme ou à la violence.
4. Pour apprécier et évaluer les activités auxquelles se réfère le présent article et la continuité ou la répétition de celles-ci dans le cadre du parcours d’un parti politique, même si celui-ci a changé de nom, il sera tenu compte des décisions, documents et communiqués du parti, de ses organes et de ses groupes parlementaires et municipaux, du déroulement de ses actes publics et de la manière dont il appelle les citoyens à se mobiliser, des manifestations, des interventions et engagements publics de ses dirigeants et des membres de ses groupes parlementaires et municipaux, des propositions formulées au sein des institutions ou en dehors de celles-ci ainsi que de la répétition significative, par ses membres ou ses candidats, de certains comportements ;
Il sera également tenu compte des sanctions administratives frappant le parti politique ou ses membres et des condamnations pénales de ses dirigeants, candidats, cadres élus ou membres pour des infractions énumérées aux Titres XXI à XXIV du code pénal et qui n’ont pas donné lieu à des mesures disciplinaires conduisant à l’exclusion des intéressés. »
Article 10
« 2. La dissolution judiciaire d’un parti politique est décidée par l’organe juridictionnel compétent dans les cas suivants :
a) lorsque le parti est considéré comme une association illicite au sens du code pénal ;
b) lorsqu’il viole de façon continue, réitérée et grave l’obligation, imposée par les articles 7 et 8 de la présente loi organique, de se doter d’une structure interne et d’un fonctionnement démocratiques ;
c) lorsque, par ses activités, il porte atteinte de façon réitérée et grave aux principes démocratiques ou vise à altérer ou à détruire le régime de libertés ou à faire obstacle au système démocratique ou à y mettre fin à travers les comportements auxquels se réfère l’article 9.
5. Les cas prévus par les paragraphes b) et c) de l’alinéa 2 du présent article sont examinés par la chambre spéciale du Tribunal suprême établie par l’article 61 de la LOPJ, conformément à la procédure fixée par l’article suivant de la présente loi organique, qui déroge à la LOPJ. »
Article 11
« 1. Le gouvernement et le ministère public peuvent déclencher la procédure tendant à faire déclarer un parti politique illégal et à en faire prononcer la dissolution (...)
7. L’arrêt rendu par la chambre spéciale du Tribunal suprême prononçant la dissolution ou rejetant la demande de dissolution n’est susceptible d’aucun recours sauf, le cas échéant, d’un recours d’amparo devant le Tribunal constitutionnel (...) »
Disposition transitoire unique
« 2. Aux fins de l’application des dispositions du paragraphe 4 de l’article 9 aux activités postérieures à l’entrée en vigueur de la présente loi organique, sera considéré comme une fraude à la loi le fait de constituer, à une date immédiatement antérieure ou postérieure à cette entrée en vigueur, un parti politique qui poursuit les activités d’un autre parti ou y succède dans l’intention d’éviter l’application à celui-ci des dispositions de la présente loi. Cela ne fera pas obstacle à l’application de la présente loi et le parti concerné pourra se voir appliquer les articles 10 et 11 de la présente loi organique. C’est à la chambre spéciale du Tribunal suprême qu’il appartiendra d’apprécier la continuité ou la succession et l’intention de fraude. »
4.  Droit de l’Union européenne
Position commune 2003/402/PESC du Conseil de l’Union européenne du 5 juin 2003, mettant à jour la position commune 2001/931/PESC relative à l’application de mesures spécifiques en vue de lutter contre le terrorisme
i.  Annexe (liste des personnes, groupes et entités visées à l’article 1er)
« (...) 7) Euskadi Ta Askatasuna/Tierra Vasca y Libertad/Pays basque et liberté (ETA) [les organisations ci-après font partie du groupe terroriste ETA : K.a.s., Xaki, Ekin, Jarrai-Haika-Segi, Gestoras pro-amnistía, Askatasuna, Batasuna (alias Herri Batasuna, alias Euskal Herritarrok]. »
5.  Droit du Conseil de l’Europe
a) Résolution 1308 (2002) de l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe relative aux restrictions concernant les partis politiques dans les Etats membres
« (...) 2. L’Assemblée considère que la question des restrictions concernant les partis politiques est par nature très complexe. Toutefois, la tragédie survenue à New York le 11 septembre 2001 doit nous inciter à réfléchir encore davantage sur les menaces que l’extrémisme et le fanatisme font peser sur la démocratie et les libertés.
11. En conclusion et à la lumière de ce qui précède, l’Assemblée appelle les gouvernements des Etats membres à respecter les principes suivants : (...)
ii. les restrictions ou dissolutions de partis politiques ne peuvent être que des mesures d’exception, ne se justifiant que dans les cas où le parti concerné fait usage de violence ou menace la paix civile et l’ordre constitutionnel démocratique du pays ;
v. l’interdiction ou la dissolution d’un parti politique ne peut intervenir qu’en dernier ressort, en conformité avec l’ordre constitutionnel du pays, et selon des procédures offrant toutes les garanties d’un procès équitable ; (...) »
b) Convention du Conseil de l’Europe pour la prévention du terrorisme entrée en vigueur le 1er juin 2007, signée et ratifiée par l’Espagne (entrée en vigueur le 1er juin 2009)
Article 5
Provocation publique à commettre une infraction terroriste
« 1.  Aux fins de la présente Convention, on entend par « provocation publique à commettre une infraction terroriste » la diffusion ou toute autre forme de mise à disposition du public d’un message, avec l’intention d’inciter à la commission d’une infraction terroriste, lorsqu’un tel comportement, qu’il préconise directement ou non la commission d’infractions terroristes, crée un danger qu’une ou plusieurs de ces infractions puissent être commises.
2.  Chaque Partie adopte les mesures qui s’avèrent nécessaires pour ériger en infraction pénale, conformément à son droit interne, la provocation publique à commettre une infraction terroriste telle que définie au paragraphe 1, lorsqu’elle est commise illégalement et intentionnellement. »
Article 9
Infractions accessoires
« 1.  Chaque Partie adopte les mesures qui s’avèrent nécessaires pour ériger en infraction pénale dans son droit interne : (...)
c) la contribution à la commission d’une ou plusieurs des infractions visées aux articles 5 à 7 de la présente Convention par un groupe de personnes agissant de concert. Ce concours doit être délibéré et doit :
i. soit viser à faciliter l’activité criminelle du groupe ou en servir le but, lorsque cette activité ou ce but supposent la commission d’une infraction au sens des articles 5 à 7 de la présente Convention ;
ii. soit être apporté en sachant que le groupe a l’intention de commettre une infraction au sens des articles 5 à 7 de la présente Convention.  (...) »
Article 10
Responsabilité des personnes morales
« 1.  Chaque Partie adopte les mesures qui s’avèrent nécessaires, conformément à ses principes juridiques, pour établir la responsabilité des personnes morales qui participent aux infractions visées aux articles 5 à 7 et 9 de la présente Convention.
2.  Sous réserve des principes juridiques de la Partie, la responsabilité des personnes morales peut être pénale, civile ou administrative.
3.  Cette responsabilité est sans préjudice de la responsabilité pénale des personnes physiques qui ont commis les infractions. »
EN DROIT
I.  SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 11 DE LA CONVENTION
51.  Les requérants soutiennent que leur dissolution a emporté violation de leur droit à la liberté d’association. Qualifiant la LOPP de loi ad hoc, ils estiment que celle-ci n’est ni accessible ni prévisible et se plaignent de l’application rétroactive qui en a été faite. Affirmant que leur dissolution visait à éliminer le débat politique au Pays basque, ils dénoncent l’absence de but légitime de cette mesure. Ils considèrent que celle-ci ne peut passer pour nécessaire dans une société démocratique et la jugent contraire au principe de proportionnalité. Les passages pertinents de l’article 11 de la Convention sont ainsi libellés :
« 1.  Toute personne a droit à la liberté de réunion pacifique et à la liberté d’association (...).
2.  L’exercice de ces droits ne peut faire l’objet d’autres restrictions que celles qui, prévues par la loi, constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité nationale, à la sûreté publique, à la défense de l’ordre et à la prévention du crime, à la protection de la santé ou de la morale, ou à la protection des droits et libertés d’autrui. (...) »
A.  Sur l’existence d’une ingérence
52.  Les parties reconnaissent que la dissolution des partis politiques requérants s’analyse en une ingérence dans l’exercice de leur droit à la liberté d’association. Tel est également l’avis de la Cour.
B.  Sur la justification de l’ingérence
53.  Pareille ingérence enfreint l’article 11, sauf si elle était « prévue par la loi », dirigée vers un ou des buts légitimes au regard du paragraphe 2 et « nécessaire, dans une société démocratique », pour les atteindre.
1.  « Prévue par la loi »
a)  Thèses des parties
54.  Les requérants estiment que la LOPP ne remplit pas les conditions de prévisibilité et de stabilité exigées par la jurisprudence de la Cour. En effet, elle aurait été appliquée de façon rétroactive et serait, de ce fait, contraire au principe de sécurité juridique.
55.  Pour sa part, le Gouvernement estime que la dissolution des partis requérants est fondée sur une loi existante, accessible et prévisible.
b)  Appréciation de la Cour
56.  La Cour rappelle que l’expression « prévue par la loi » figurant aux articles 8 à 11 de la Convention non seulement exige que la mesure incriminée ait une base en droit interne, mais vise aussi la qualité de la loi en cause, qui doit être suffisamment accessible et prévisible, c’est-à-dire énoncée avec assez de précision pour permettre à l’individu – en s’entourant au besoin de conseils éclairés – de régler sa conduite (voir, parmi d’autres, Sunday Times c. Royaume-Uni (no 1), 26 avril 1979, § 49, série A no 30), même si l’expérience montre l’impossibilité d’arriver à une exactitude absolue dans la rédaction des lois (voir, par exemple, Ezelin c. France, 26 avril 1991, § 45, série A no 202).
57.  En l’espèce, la Cour constate que la loi litigieuse est entrée en vigueur le 29 juin 2002, soit le lendemain de la publication de celle-ci au bulletin officiel de l’Etat, et que la dissolution des partis requérants a été prononcée le 27 mars 2003. Cette loi définit de façon suffisamment précise l’organisation et le fonctionnement des partis politiques, ainsi que les comportements susceptibles de provoquer leur dissolution ou la suspension judiciaire de leurs activités (chapitre III de la loi).
58.  S’agissant du grief tiré de l’application rétroactive de la loi, la Cour retient d’emblée que, bien que la totalité des actes énumérés dans l’arrêt du Tribunal suprême ayant prononcé la dissolution litigieuse concernent Batasuna, la haute juridiction a considéré Batasuna et Herri Batasuna comme « un seul sujet réel (...), dissimulé derrière une pluralité apparente de personnes morales » (paragraphe 30 ci-dessus). Dans ces conditions, la Cour estime que ce grief a trait à l’ensemble des requérants.
59.  Quant au fond du grief, la Cour rappelle que l’article 7 § 1 de la Convention ne garantit la non-rétroactivité qu’en ce qui concerne les procédures pénales, et que l’objet de la présente affaire ne porte pas sur la matière pénale. En tout état de cause, la Cour constate que les actes pris en compte par le Tribunal suprême pour prononcer la dissolution des partis requérants ont été commis pendant une période allant du 29 juin 2002 au 23 août 2002, c’est-à-dire après la date d’entrée en vigueur de la LOPP. Au demeurant, aucune disposition de la Convention n’exclut la possibilité de se baser sur des faits antérieurs à l’adoption de la loi.
60.  Par conséquent, la Cour estime que l’ingérence en question était « prévue par la loi » et qu’il convient plutôt d’examiner les reproches formulés par les requérants contre la mesure incriminée sous l’angle de la nécessité de l’ingérence litigieuse.
2.  « But légitime »
a)  Thèses des parties
61.  Les requérants allèguent que leur dissolution poursuivait un but illégitime en ce qu’elle visait à éliminer le courant politique indépendantiste basque de la vie politique et démocratique.
62.  Pour sa part, le Gouvernement avance que la dissolution était un moyen d’empêcher les partis requérants d’agir contre le système démocratique et les libertés fondamentales des citoyens en soutenant la violence et les activités de l’organisation terroriste ETA. Il maintient que les requérants constituaient une menace pour les droits de l’homme, la démocratie et le pluralisme. Il nie que la dissolution ait eu pour but d’éliminer le pluralisme politique en Espagne, et rappelle à titre d’exemple la coexistence pacifique sur le territoire espagnol de plusieurs partis politiques à caractère nationaliste ou indépendantiste qui exercent normalement leurs activités.
b)  Appréciation de la Cour
63.  La Cour considère que les requérants n’ont pas démontré que leur dissolution était motivée par d’autres raisons que celles avancées par les juridictions internes. Elle ne peut souscrire à la thèse des intéressés selon laquelle la dissolution était pour le Gouvernement le moyen d’éliminer tout débat relatif à la gauche indépendantiste basque. A cet égard, elle fait droit aux observations du Gouvernement exposées au paragraphe précédent et rappelle que plusieurs partis politiques dits « séparatistes » coexistent pacifiquement dans plusieurs communautés autonomes espagnoles.
64.  Compte tenu des circonstances de l’espèce, elle estime que la dissolution poursuivait plusieurs des buts légitimes énumérés à l’article 11, notamment le maintien de la sûreté publique, la défense de l’ordre et la protection des droits et libertés d’autrui.
3.  « Nécessité dans une société démocratique » et « proportionnalité de la mesure »
a)  Thèses des parties
i)  Les requérants
65.  Observant que la déclaration d’illégalité est le seul type d’ingérence prévu par la LOPP pour sanctionner des comportements disparates et de différents degrés de gravité, les requérants allèguent que la loi en question viole le principe de proportionnalité. Cette loi ignorerait la jurisprudence de la Cour de Strasbourg voulant que les ingérences des pouvoirs publics dans l’exercice du droit d’association soient adaptées à la gravité des comportements reprochés et que la dissolution soit réservée aux situations où les activités du parti politique en cause mettent gravement en danger la pérennité même du système démocratique.
66.  Pour sa part, le premier requérant estime que, abstraction faite de sa prétendue « unité opérationnelle » avec Batasuna et EH, aucun fait susceptible de justifier la dissolution ne lui était imputable.
67.  Quant à lui, le deuxième requérant reproche à l’arrêt rendu le 27 mars 2003 par le Tribunal suprême d’avoir retenu que les appels à la violence étaient beaucoup plus explicites dans le cas de Batasuna que ceux formulés par les membres du Refah Partisi (Parti de la prospérité), déclaré illégal par l’Etat turc (voir Refah Partisi (Parti de la prospérité) et autres c. Turquie [GC], nos 41340/98, 41342/98, 41343/98 et 41344/98, CEDH 2003-II), et de s’être appuyé sur cette différence pour justifier la mesure de dissolution litigieuse. S’agissant des faits considérés comme des motifs de dissolution dans l’arrêt en question, le second requérant formule les observations suivantes :
– le fait de ne pas avoir désigné de représentants au comité du parlement basque chargé de la situation et des besoins des victimes du terrorisme s’analyserait en une manifestation du droit à la liberté de pensée et ne revêtirait pas le caractère de « particulière gravité » requis par la LOPP pour la dissolution d’un parti politique ;
– les déclarations formulées par A. O. en réponse à l’arrêt du juge central d’instruction no 5 près l’Audiencia Nacional ayant reconnu le requérant civilement responsable d’actes de violence urbaine (kale borroka) ne seraient qu’une manifestation de la liberté d’expression du responsable du parti politique requérant, qui n’aurait d’ailleurs fait l’objet d’aucune poursuite pénale de la part des autorités espagnoles ;
– en ce qui concerne la participation d’A. O. à un hommage aux combattants basques victimes du fascisme pendant la guerre civile organisé par l’« Action nationaliste basque », un parti politique légal, une telle activité ne figurerait pas au nombre des motifs de dissolution prévus par la LOPP et ne pourrait donc être critiquée par le Gouvernement comme il le fait dans ses observations ;
– la participation d’un maire et d’un conseiller du parti requérant à une manifestation de soutien à des membres de l’ETA résidant au Venezuela ne pouvait être prise en compte pour justifier la dissolution, cette manifestation n’ayant pas été interdite par le gouvernement basque. Par ailleurs, les poursuites pénales ouvertes à l’encontre des participants auraient abouti à leur acquittement et les faits n’auraient pas non plus donné lieu à une sanction administrative ;
– si les déclarations du porte-parole municipal du parti requérant à Saint-Sébastien comportaient des expressions pouvant être considérées comme « susceptibles d’offenser, d’ébranler ou de perturber l’Etat », elles auraient été protégées par la liberté d’expression reconnue aux membres actifs d’un parti politique ;
– les déclarations du porte-parole de Batasuna à la municipalité de Vitoria auraient été interprétées de façon subjective par les tribunaux et le comportement de celui-ci aurait dû être protégé par le droit à la liberté d’expression ;
– l’information faisant état du refus des élus du parti requérant de condamner les menaces reçues par certains dirigeants d’autres formations politiques lors d’une réunion du conseil municipal de la municipalité d’Amorebieta serait fondée sur un article de presse et n’aurait pas été comparée avec le procès-verbal de la réunion. Dès lors, ce motif d’illégalité serait fondé sur une simple présomption ;
– en ce qui concerne la conférence de presse organisée par le maire et le président de la commission des droits de l’homme d’Ondarroa au sujet de la remise à l’Espagne d’un membre de l’ETA condamné en France, dont le Tribunal suprême a estimé qu’elle avait donné un appui politique explicite au membre de l’ETA en question, considéré comme une « victime de représailles politiques »,  cette information serait fondée exclusivement sur un article de presse et ne pouvait être prise en compte. Elle serait le fruit d’un jugement de valeur du journaliste auteur de l’article. La conférence en question n’aurait pas été organisée par Batasuna et c’est la sœur du membre de l’ETA concerné qui aurait pris la parole. Aucune déclaration ne serait attribuable au maire de la ville. En tout état de cause, il s’agirait d’une manifestation de la liberté idéologique et politique, qui aurait dû être dissociée du processus de déclaration d’illégalité d’un parti politique ;
– quant au refus du parti requérant de condamner l’attentat mortel commis par l’ETA à Santa Pola, les tribunaux internes, lors de l’examen de cette cause d’illégalité, n’auraient pris en compte que des expressions isolées utilisées dans le discours du requérant sans le considérer dans son ensemble et sans procéder à une « appréciation acceptable des faits pertinents », en méconnaissance de la jurisprudence de la Cour (Dicle pour le Parti de la démocratie (DEP) c. Turquie, no 25141/94, § 57, 10 décembre 2002). A cet égard, il semblerait que l’arrêt du Tribunal suprême ait conclu à l’existence d’un « standard minimum », un ensemble implicite de codes de comportement exigeant du requérant la condamnation expresse des attentats. Or ces codes n’étant pas explicites, le comportement du requérant aurait pu faire l’objet, tout au plus, d’une réprobation sociale, mais pas d’une sanction politique ;
– en ce qui concerne l’utilisation de l’anagramme de Gestoras Pro-Amnistia (organisation figurant sur la Liste européenne des organisations terroristes) dans les municipalités administrées par Batasuna, l’argument du Gouvernement selon lequel celle-ci peut être « associée sans difficulté à l’usage de la violence terroriste et à ceux qui l’exercent » serait contestable. Les logos en question ne contiendraient aucune référence à l’ETA et il s’agirait simplement d’une manifestation de la liberté idéologique ;
– s’agissant de l’attitude des dirigeants de Batasuna lors du déroulement d’une manifestation à Saint-Sébastien en 2002, les reproches formulés par le Gouvernement au sujet des slogans en faveur de l’ETA émanant des dirigeants en question ne seraient pas fondés. Il s’agirait de propos ponctuels, qui ne pourraient être considérés comme liés au terrorisme et qui, en tout état de cause, ne revêtiraient pas la gravité particulière exigée par la loi pour constituer une cause de dissolution. D’ailleurs, aucune action pénale n’aurait été ouverte à l’encontre des organisateurs ;
– quant à l’affichage de pancartes de soutien au terrorisme sur les façades de mairies administrées par le requérant, les pancartes en question n’auraient été placardées que dans une minorité de mairies. Par conséquent, ce fait n’aurait pas dû être qualifié de « comportement réitéré » au sens de la LOPP ;
– les déclarations d’A. O. lors d’une conférence de presse du requérant tenue à Bilbao auraient porté sur l’« évaluation politique » de la décision judiciaire de déclencher une procédure de suspension des activités de Batasuna. Les critiques proférées contre l’Etat au cours de cette conférence auraient été sévères et hostiles. Toutefois, conformément à la jurisprudence de la Cour, ces affirmations « ne constitu[raient] pas en elles-mêmes des éléments de preuve qui p[ourraient] permettre d’assimiler [un] parti aux groupes armés qui réalisent des actes violents » (Dicle pour le Parti de la démocratie (DEP) précité, §§ 59 et 60). Par ailleurs, A. O. aurait été acquitté au pénal du chef de menaces terroristes. Dès lors, les déclarations litigieuses relèveraient de l’exercice de la liberté d’expression d’un dirigeant politique exposant sa vision particulière de l’Etat espagnol ;
– les déclarations d’un dirigeant de Batasuna publiées dans un journal basque  se seraient bornées à critiquer le Gouvernement et n’auraient pas dépassé les limites du droit à la liberté d’expression ;
– en ce qui concerne les déclarations d’un dirigeant de Batasuna au cours d’une réunion que cette formation politique avait organisée pour protester contre sa dissolution, le dirigeant en question n’aurait fait que « remplir son devoir de faire état des préoccupations de ses électeurs » (Dicle pour le Parti de la démocratie (DEP) précité, § 60) face à la gravité d’une éventuelle déclaration d’illégalité de la formation dont il faisait partie. Les critiques formulées se seraient inscrites dans le cadre d’un débat politique lié à une question d’intérêt général, à savoir la déclaration d’illégalité d’une formation politique représentant un large secteur de la société basque. Les poursuites pénales ouvertes à cette occasion ayant abouti à un non-lieu, il s’agirait là encore d’une manifestation de la liberté d’expression ;
– les hommages rendus à des terroristes promus citoyens d’honneur (hijos predilectos) n’auraient pas été organisés par Batasuna. Au demeurant, ces événements auraient été postérieurs au 26 août 2002, date de la suspension des activités de Batasuna et de Herri Batasuna, et auraient constitué une manifestation de la liberté d’expression ;
– en ce qui concerne les actes de harcèlement à l’encontre de représentants municipaux de partis non nationalistes imputés à des membres de Batasuna dans certaines mairies, l’implication du parti requérant dans les faits litigieux n’aurait pas été prouvée devant les tribunaux internes ;
– il n’existerait aucune preuve de l’existence alléguée de graffitis, pancartes et affiches incitant à la lutte contre l’Etat dans certaines mairies administrées par Batasuna. En tout état de cause, les textes et contenus de ces éléments ne pourraient être considérés comme renvoyant à la violence ou au terrorisme mais devraient passer pour de simples expressions d’une idéologie.
68.  Il ressortirait de l’analyse de ces dix-huit faits, pris isolément ou combinés, que ceux-ci ne pouvaient justifier une mesure aussi sévère que la dissolution d’un parti politique. De plus, la mesure de dissolution aurait été clairement disproportionnée au but poursuivi. Comme le premier requérant l’aurait indiqué, la dissolution d’un parti politique serait la seule ingérence dans l’exercice du droit d’association prévue par la LOPP, qui ne comporterait aucune sanction intermédiaire et ne permettrait pas la prise en compte de la gravité des faits reprochés. La dissolution devrait être prononcée dans le seul cas où les activités d’un parti mettent gravement en danger la pérennité du système démocratique.
69.  A la lumière de ce qui précède, la dissolution s’analyserait une ingérence non prévue par la loi dans l’exercice du droit à la liberté d’association. Par ailleurs, cette mesure n’aurait pas poursuivi un but légitime et n’aurait pas été nécessaire dans une société démocratique.
70.  A titre subsidiaire, force serait de constater que les arguments exposés sous l’angle de l’article 11 sont également valables en ce qui concerne l’article 10 et de conclure aussi à la violation de cette dernière disposition.
ii)  Le Gouvernement
71.  Le Gouvernement rappelle que l’article 9 § 2 de la LOPP dispose que la dissolution ne peut être prononcée que dans les cas où les comportements qu’il énumère se manifestent de façon grave et réitérée.
72.  Il estime que la mesure était nécessaire pour préserver la démocratie dans la société espagnole, et cite à cet égard la jurisprudence de la Cour selon laquelle la démocratie est un élément fondamental de l’ordre public européen. Il énumère plusieurs éléments justifiant à ses yeux l’adoption d’une mesure aussi grave, à savoir l’appel explicite des partis dissous à la violence, le nombre élevé de morts provoqué par les attentats perpétrés par l’ETA, les déclarations des dirigeants des partis dissous, l’utilisation de certains symboles, l’inscription d’individus condamnés pour terrorisme sur la liste des membres des partis concernés ainsi que les actes et manifestations de soutien à l’activité terroriste. Par ailleurs, le Gouvernement estime compte tenu de la nature politique réelle des partis en cause, le Tribunal suprême a ménagé un juste équilibre entre les intérêts en jeu en concluant que les requérants constituaient une menace pour la démocratie.
73.  A cet égard, le Gouvernement insiste sur le fait que les requérants ont justifié des assassinats perpétrés par l’ETA, qu’ils ont légitimé la violence comme méthode pour atteindre des objectifs politiques et qu’ils ont infligé un climat de terreur aux citoyens opposés aux exigences de ceux qui, comme eux, font partie du milieu terroriste (impôt révolutionnaire). Dans ce contexte, le Gouvernement renvoie à l’affaire Gorzelik et autres c. Pologne ( [GC], 17 février 2004, § 96) et rappelle qu’il appartient en premier lieu aux autorités nationales d’apprécier l’existence d’un « besoin social impérieux » pour imposer une restriction aux droits garantis par les articles 10 et 11, sans préjudice du contrôle pouvant être effectué par la Cour.
b)  Appréciation de la Cour
i)  Principes généraux
74.  La Cour signale d’emblée que, malgré son rôle autonome et la spécificité de sa sphère d’application, l’article 11 doit s’envisager aussi à la lumière de l’article 10. La protection des opinions et de la liberté de les exprimer constitue l’un des objectifs de la liberté de réunion et d’association consacrée par l’article 11. Il en va d’autant plus ainsi dans le cas de partis politiques, eu égard à leur rôle essentiel pour le maintien du pluralisme et le bon fonctionnement de la démocratie (voir Partidul Comunistilor (Nepeceristi) et Ungureanu c. Roumanie, § 44, 3 février 2005).
75.  Lorsqu’elle exerce son contrôle à cet égard, la Cour n’a point pour tâche de se substituer aux juridictions internes compétentes, mais de vérifier sous l’angle de l’article 11 les décisions qu’elles ont rendues en vertu de leur pouvoir d’appréciation. Il ne s’ensuit pas qu’elle doive se borner à rechercher si l’Etat défendeur a usé de ce pouvoir de bonne foi, avec soin et de façon raisonnable : il lui faut considérer l’ingérence litigieuse compte tenu de l’ensemble de l’affaire pour déterminer si elle était « proportionnée au but légitime poursuivi » et si les motifs invoqués par les autorités nationales pour la justifier apparaissent « pertinents et suffisants ». Ce faisant, la Cour doit se convaincre que les autorités nationales ont appliqué des règles conformes aux principes consacrés par l’article 11 et ce, de surcroît, en se fondant sur une appréciation acceptable des faits pertinents (voir, par exemple, Sidiropoulos et autres c. Grèce, 10 juillet 1998, Recueil des arrêts et décisions 1998-IV, Parti communiste unifié de Turquie et autres c. Turquie, 30 janvier 1998, § 47, Recueil 1998-I, et Partidul Comunistilor (Nepeceristi) et Ungureanu précité, § 49).
76.  Selon un principe bien établi de la jurisprudence de la Cour, il n’est pas de démocratie sans pluralisme. En effet, l’une des principales caractéristiques de la démocratie réside dans la possibilité qu’elle offre de débattre par le dialogue et sans recours à la violence des questions soulevées par différents courants d’opinion politique, et cela même quand elles dérangent ou inquiètent. La démocratie se nourrit de la liberté d’expression. C’est pourquoi cette liberté, consacrée par l’article 10 vaut, sous réserve du paragraphe 2, non seulement pour les « informations » ou « idées » accueillies avec faveur ou considérées comme inoffensives ou indifférentes, mais aussi pour celles qui heurtent, choquent ou inquiètent (voir, parmi beaucoup d’autres, Handyside c. Royaume-Uni du 7 décembre 1976, § 49, série A no 24, et Jersild c. Danemark du 23 septembre 1994, § 37, série A no 298). En tant que leurs activités participent d’un exercice collectif de la liberté d’expression, les partis politiques peuvent déjà prétendre à la protection des articles 10 et 11 de la Convention (Parti communiste unifié de Turquie et autres c. Turquie précité, §§ 42 et 43).
77.  Les exceptions visées à l’article 11 appellent une interprétation stricte, seules des raisons convaincantes et impératives pouvant justifier des restrictions à la liberté d’association. Pour juger en pareil cas de l’existence d’une nécessité au sens de l’article 11 § 2, les Etats ne disposent que d’une marge d’appréciation réduite, laquelle se double d’un contrôle européen rigoureux portant à la fois sur la loi et sur les décisions qui l’appliquent, y compris celles d’une juridiction indépendante (voir, par exemple, Sidiropoulos et autres précité, § 40). Il en va d’autant plus ainsi dans le cas de partis politiques, étant donné l’importance de leur rôle dans « une société démocratique » (voir, par exemple, Parti communiste unifié de Turquie et autres, précité §§ 25, 43 et 46).
78.  En outre, il est bien établi dans la jurisprudence de la Cour que des mesures sévères, telles que la dissolution de tout un parti politique, ne peuvent s’appliquer qu’aux cas les plus graves (voir Refah Partisi ; Parti communiste unifié de Turquie et autres, précité, § 46, Parti socialiste et autres c. Turquie, 25 mai 1998, § 50, Recueil 1998-III, et Parti de la liberté et de la démocratie (ÖZDEP) c. Turquie [GC], no 23885/94, § 45, CEDH 1999-VIII). C’est pourquoi la nature et le poids des ingérences sont aussi des éléments à prendre en considération lorsqu’il s’agit de mesurer la proportionnalité de celles-ci (voir, par exemple, Sürek c. Turquie (no 1) [GC], no 26682/95, § 64, CEDH 1999-IV).
79.  Cela étant, la Cour doit également rappeler qu’un parti politique peut mener campagne en faveur d’un changement de la législation ou des structures légales ou constitutionnelles de l’Etat à deux conditions : 1)  les moyens utilisés à cet effet doivent être en tous points légaux et démocratiques ; 2)  le changement proposé doit lui-même être compatible avec les principes démocratiques fondamentaux. Il en découle nécessairement qu’un parti politique dont les responsables incitent à recourir à la violence ou proposent un projet politique qui ne respecte pas une ou plusieurs règles de la démocratie ou qui vise la destruction de celle-ci ainsi que la méconnaissance des droits et libertés qu’elle reconnaît, ne peut se prévaloir de la protection de la Convention contre les sanctions infligées pour ces motifs (voir, mutatis mutandis, Parti socialiste et autres c. Turquie précité, §§ 46 et 47 ; Partidul Comunistilor (Nepeceristi) et Ungureanu c. Roumanie, précité, § 46 ; Yazar et autres c. Turquie, nos 22723/93, 22724/93 et 22725/93, § 49, CEDH 2002-II ; et Refah Partisi et autres précité, § 98).
80.  Certes, la Cour a déjà estimé que les statuts et le programme d’un parti politique ne peuvent être pris en compte comme seul critère afin de déterminer ses objectifs et intentions. Il faut comparer le contenu de ce programme avec les actes et prises de position des membres et dirigeants du parti en cause. L’ensemble de ces actes et prises de position, à condition de former un tout révélateur du but et des intentions du parti, peut entrer en ligne de compte dans la procédure de dissolution d’un parti politique (arrêts précités Parti communiste unifié de Turquie et autres, § 58 ; et Parti socialiste et autres, § 48).
81.  La Cour considère néanmoins qu’on ne saurait exiger de l’Etat d’attendre, avant d’intervenir, qu’un parti politique s’approprie le pouvoir et commence à mettre en œuvre un projet politique incompatible avec les normes de la Convention et de la démocratie, en adoptant des mesures concrètes visant à réaliser ce projet, même si le danger de ce dernier pour la démocratie est suffisamment démontré et imminent. La Cour accepte que lorsque la présence d’un tel danger est établie par les juridictions nationales, à l’issue d’un examen minutieux soumis à un contrôle européen rigoureux, un Etat doit pouvoir « raisonnablement empêcher la réalisation d’un (...) projet politique, incompatible avec les normes de la Convention, avant qu’il ne soit mis en pratique par des actes concrets risquant de compromettre la paix civile et le régime démocratique dans le pays » (Refah Partisi précité, § 102).
82.  Selon la Cour, un tel pouvoir d’intervention préventive de l’Etat est également en conformité avec les obligations positives pesant sur les Parties contractantes dans le cadre de l’article 1 de la Convention pour le respect des droits et libertés des personnes relevant de leur juridiction. Ces obligations ne se limitent pas aux éventuelles atteintes pouvant résulter d’actions ou d’omissions imputables à des agents de l’Etat ou survenues dans des établissements publics, mais elles visent aussi des atteintes imputables à des personnes privées dans le cadre de structures qui ne relèvent pas de la gestion de l’Etat. Un Etat contractant à la Convention, en se fondant sur ses obligations positives, peut imposer aux partis politiques, formations destinées à accéder au pouvoir et à diriger une part importante de l’appareil étatique, le devoir de respecter et de sauvegarder les droits et libertés garantis par la Convention ainsi que l’obligation de ne pas proposer un programme politique en contradiction avec les principes fondamentaux de la démocratie (voir Refah Partisi précité, § 103).
83.  A cet égard, la Cour rappelle que l’adjectif « nécessaire », au sens de l’article 11 § 2, implique un « besoin social impérieux ». Dès lors, l’examen de la question de savoir si la dissolution d’un parti politique pour risque d’atteinte aux principes démocratiques répond à un « besoin social impérieux » (voir, par exemple, Parti socialiste et autres précité, § 49) doit se concentrer sur le point de savoir, d’une part, s’il existe des indices montrant que le risque d’atteinte à la démocratie, sous réserve d’être établi, est suffisamment et raisonnablement proche et, d’autre part, si les actes et discours imputables au parti concerné constituent un tout qui donne une image nette d’un modèle de société conçu et prôné par le parti, et qui serait en contradiction avec la conception d’une « société démocratique » (Refah Partisi précité, § 104).
ii.  Application de ces principes au cas d’espèce
84.  La Cour consacrera la première partie de son examen à rechercher si la dissolution des partis requérants répondait à un « besoin social impérieux ». Elle appréciera ensuite, le cas échéant, si cette sanction était « proportionnée aux buts légitimes poursuivis ». Pour ce faire, elle partira du principe, à l’instar du Tribunal suprême (voir les paragraphes 30 à 33 ci-dessus), que les deux requérants constituaient « un seul sujet réel (...) ». Dès lors, les développements exposés ci-dessous doivent être considérés comme applicables aux deux requérants.
α)  Besoin social impérieux
85.  La Cour observe que, pour prononcer la dissolution litigieuse, le Tribunal suprême ne s’est pas borné à faire état de l’absence de condamnation par les requérants des attentats commis par l’ETA, mais qu’il a décrit des comportements permettant de conclure que les intéressés étaient des instruments de la stratégie terroriste de l’ETA. Elle distingue dans ces éléments deux types de comportements, à savoir, d’une part, ceux qui ont favorisé un climat de confrontation sociale et, d’autre part, ceux qui ont soutenu implicitement les activités terroristes de l’ETA. Elle relève notamment que, lors de la manifestation convoquée par Batasuna à Saint-Sébastien le 11 août 2002 et conduite par A.O., J.P. et J.A, des dirigeants de ce parti, on avait entendu non seulement des slogans de soutien aux prisonniers de l’ETA, mais aussi des expressions menaçantes telles que « borroka da bide bakarra » (la lutte est la seule voie), « zuek faxistak zarete terroristak » (vous, les fascistes, vous êtes les vrais terroristes) ou « gora ETA militarra » (vive l’ETA militaire). Elle observe également que, à l’occasion d’un entretien qu’il avait eu avec le journal Egunkaria le 23 août 2002, un représentant de Batasuna au Parlement basque avait affirmé que « l’ETA n’[était] pas pour la lutte armée par caprice, mais [qu’elle était] une organisation consciente de la nécessité d’utiliser tous les instruments pour faire face à l’Etat ». Enfin, la Cour retient la participation d’un conseiller de Batasuna à une manifestation de soutien à l’ETA, le fait que des terroristes de l’ETA ont été promus citoyens d’honneur de villes dirigées par les requérants et l’affichage, sur le site Internet du deuxième requérant, de l’anagramme de l’organisation « Gestoras Pro-Amnistía », déclarée illégale par le juge central d’instruction no 5 près l’Audiencia Nacional et inscrite sur la Liste européenne des organisations terroristes (position commune du Conseil de l’Union européenne 2001/931/PESC).
86.  Comme l’ont relevé les juridictions internes, ces comportements s’apparentent fort à un soutien explicite à la violence et à un éloge de personnes vraisemblablement liées au terrorisme. Aussi peuvent-ils être considérés comme susceptibles de provoquer des conflits sociaux entre les partisans des partis requérants et les autres formations politiques, en particulier celles du Pays Basque. A cet égard, la Cour rappelle que, dans leurs actes et leurs discours mentionnés par le Tribunal suprême, les membres et dirigeants des partis requérants n’ont pas exclu le recours à la force en vue de la réalisation de leurs desseins. Dans ces conditions, la Cour considère que les tribunaux nationaux ont suffisamment établi que le climat de confrontation créé par les partis requérants risquait de provoquer dans la société des mouvements violents susceptibles de troubler l’ordre public, comme cela a déjà été le cas par le passé.
87.  A cet égard, la Cour ne peut souscrire à la thèse des requérants selon laquelle aucun des comportements retenus par le Tribunal suprême ne coïncidait avec les causes de dissolution d’un parti politique prévues par la LOPP. Elle considère en effet que les actes en question doivent s’analyser dans leur ensemble comme s’inscrivant dans une stratégie adoptée par les requérants pour mener à bien un projet politique par essence contraire aux principes démocratiques consacrés par la Constitution espagnole, et qu’ils correspondaient de ce fait au motif de dissolution défini à l’article 9 § 2 c) de la LOPP, à savoir le fait d’accompagner et de soutenir politiquement l’action d’organisations terroristes dans le but de bouleverser l’ordre constitutionnel ou de troubler gravement la paix publique. Par ailleurs, on ne saurait davantage considérer, comme le prétendent les requérants, que les comportements incriminés relevaient de la protection accordée à la liberté d’expression, car les méthodes employées n’ont pas respecté les limites fixées par la jurisprudence de la Convention, à savoir la légalité des moyens utilisés pour exercer ce droit et leur compatibilité avec les principes démocratiques fondamentaux.
88.  La Cour approuve les motifs retenus par le Tribunal constitutionnel (paragraphe 46 ci-dessus) pour juger que le refus de condamner la violence dans un contexte de terrorisme existant depuis plus de trente ans et condamné par l’ensemble des autres partis politiques s’analysait en un soutien tacite au terrorisme. Si les requérants avancent que leur dissolution était fondée exclusivement sur cette absence de condamnation d’actes violents, la Cour estime pour sa part que cet élément n’a pas constitué la seule base de la mesure critiquée, relevant à cet égard que le Tribunal constitutionnel a constaté qu’il s’ajoutait à une pluralité d’actes et de comportements graves et réitérés permettant de conclure à un accommodement avec la terreur allant à l’encontre de la coexistence organisée dans le cadre d’un Etat démocratique. En tout état de cause, la Cour souligne que le simple fait que la dissolution était aussi fondée sur l’absence de condamnation n’est pas contraire à la Convention, le comportement des hommes politiques englobant d’ordinaire non seulement leurs actions ou discours, mais également, dans certaines circonstances, leurs omissions ou silences, qui peuvent équivaloir à des prises de position et être aussi parlants que toute action de soutien déclaré (voir, mutatis mutandis, Ždanoka c. Lettonie [GC], no 58278/00, §§ 123 et 130, CEDH 2006-...).
89.  La Cour estime que les juridictions internes sont parvenues en l’espèce à des conclusions raisonnables après un examen approfondi des éléments dont elles disposaient et ne voit aucune raison de s’écarter du raisonnement suivi par le Tribunal suprême pour conclure à l’existence d’un lien entre les partis requérants et l’ETA. De plus, compte tenu de la situation que connaît l’Espagne depuis de nombreuses années en matière de terrorisme, plus spécialement dans la « région politiquement sensible » qu’est le pays basque (voir, mutatis mutandis, Leroy c. France, no 36109/03, § 45, 2 octobre 2008), ce lien peut être considéré objectivement comme une menace pour la démocratie.
90.  La Cour estime par ailleurs que les constats du Tribunal suprême répondent au souci de condamner au plan international l’apologie du terrorisme, dont témoignent au niveau européen la décision-cadre relative à la lutte contre le terrorisme arrêtée par le Conseil de l’Union européenne le 13 juin 2002, qui vise l’incitation au terrorisme dans son article 4, la position commune de l’Union européenne du 27 décembre 2001 relative à la lutte contre le terrorisme – adoptée peu après les attentats du 11 septembre, elle oblige les Etats à prendre des mesures pour supprimer le « soutien actif et passif » aux entités et personnes terroristes –, la Résolution 1308 (2002) de l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe relative aux restrictions concernant les partis politiques dans les Etats membres du Conseil de l’Europe, et la Convention du Conseil de l’Europe pour la prévention du terrorisme, entrée en vigueur le 1er juin 2007 et signée et ratifiée par l’Espagne. Dans son article 5, cette convention prévoit l’incrimination de la « provocation publique à commettre une infraction terroriste ». Par ailleurs, elle reconnaît dans son article 10 la responsabilité des personnes morales qui participent aux infractions terroristes qu’elle définit et incrimine dans son article 9 la contribution à la commission des infractions en question.
91.  Au vu de ce qui précède, la Cour fait siennes les conclusions du Tribunal suprême et du Tribunal constitutionnel, et considère que les actes et les discours imputables aux partis politiques requérants forment un ensemble donnant une image nette d’un modèle de société conçu et prôné par ceux-ci, qui serait en contradiction avec le concept de « société démocratique » (voir, a contrario, l’affaire Partidul Comunistilor (Nepeceristi) et Ungureanu, précitée). Partant, la sanction infligée aux requérants par le Tribunal suprême et confirmée par le Tribunal constitutionnel peut raisonnablement être considérée, même dans le cadre de la marge d’appréciation réduite dont disposent les Etats, comme répondant à un « besoin social impérieux ».
β)  Proportionnalité de la mesure litigieuse
92.  Il reste à rechercher si l’ingérence litigieuse était proportionnée au but légitime poursuivi.
93.  A cet égard, la Cour rappelle qu’elle vient de constater que l’ingérence en cause répondait à un « besoin social impérieux ». Les projets politiques des partis requérants étant en contradiction avec le concept de « société démocratique » et représentant un grand danger pour la démocratie espagnole, la sanction infligée aux intéressés est proportionnelle au but légitime poursuivi au sens de l’article 11 § 2 (Refah Partisi c. Turquie précité, §§ 133 et 134).
C.  Conclusion de la Cour sur l’article 11
94.  Après avoir recherché s’il existait des raisons convaincantes et impératives de nature à justifier la dissolution des partis politiques requérants parmi les éléments dont elle disposait, la Cour a estimé que cette ingérence correspondait à un « besoin social impérieux » et était « proportionnée au but visé ». Il en résulte que la dissolution peut être considérée comme « nécessaire dans une société démocratique », notamment pour le maintien de la sûreté publique, la défense de l’ordre et la protection des droits et libertés d’autrui, au sens de l’article 11 § 2.
95.  A la lumière de ce qui précède, la Cour conclut à la non-violation de l’article 11 de la Convention.
II.  SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 10 DE LA CONVENTION
96.  Les requérants invoquent également l’article 10 de la Convention, dont les passages pertinents sont ainsi libellés :
« 1.  Toute personne a droit à la liberté d’expression. Ce droit comprend la liberté d’opinion et la liberté de recevoir ou de communiquer des informations ou des idées sans qu’il puisse y avoir ingérence d’autorités publiques et sans considération de frontière. (...)
2.  L’exercice de ces libertés comportant des devoirs et des responsabilités peut être soumis à certaines formalités, conditions, restrictions ou sanctions prévues par la loi, qui constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité nationale, à l’intégrité territoriale ou à la sûreté publique, à la défense de l’ordre et à la prévention du crime, à la protection de la santé ou de la morale, à la protection de la réputation ou des droits d’autrui, pour empêcher la divulgation d’informations confidentielles ou pour garantir l’autorité et l’impartialité du pouvoir judiciaire. »
97.  La Cour estime que les questions soulevées par les requérants sous l’angle de cet article portent sur les mêmes faits que ceux examinés sur le terrain de l’article 11 de la Convention. Par conséquent, elle ne juge pas nécessaire de les examiner séparément.
PAR CES MOTIFS, LA COUR, À l’UNANIMITÉ,
1.  Dit qu’il n’y a pas eu violation de l’article 11 de la Convention ;
2.  Dit qu’il n’y a pas lieu d’examiner séparément les griefs tirés de l’article 10 de la Convention.
Fait en français, puis communiqué par écrit le 30 juin 2009, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.
Claudia Westerdiek Peer Lorenzen   Greffière Président
ARRÊT HERRI BATASUNA et BATASUNA c. ESPAGNE
ARRÊT HERRI BATASUNA et BATASUNA c. ESPAGNE 


Synthèse
Formation : Cour (cinquième section)
Numéro d'arrêt : 25803/04;25817/04
Date de la décision : 30/06/2009
Type d'affaire : Arrêt (au principal)
Type de recours : Non-violation de l'art. 11

Parties
Demandeurs : HERRI BATASUNA ET BATASUNA
Défendeurs : ESPAGNE

Origine de la décision
Date de l'import : 21/06/2012
Fonds documentaire ?: HUDOC
Identifiant URN:LEX : urn:lex;coe;cour.europeenne.droits.homme;arret;2009-06-30;25803.04 ?

Source

Voir la source

Association des cours judiciaires suprmes francophones
Organisation internationale de la francophonie
Juricaf est un projet de l'AHJUCAF, l'association des Cours suprêmes judiciaires francophones. Il est soutenu par l'Organisation Internationale de la Francophonie. Juricaf est un projet de l'AHJUCAF, l'association des Cours suprêmes judiciaires francophones. Il est soutenu par l'Organisation Internationale de la Francophonie.
Logo iall 2012 website award