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27/02/2018 | CEDH | N°001-181366

CEDH | CEDH, AFFAIRE AGİT DEMİR c. TURQUIE, 2018, 001-181366


DEUXIÈME SECTION

AFFAIRE AGİT DEMİR c. TURQUIE

(Requête no 36475/10)

ARRÊT

STRASBOURG

27 février 2018

DÉFINITIF

04/02/2019

Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.




En l’affaire Agit Demir c. Turquie,

La Cour européenne des droits de l’homme (deuxième section), siégeant en une chambre composée de :

Robert Spano, président,
Paul Lemmens,
Ledi Bianku,
Işıl Karakaş,
Nebojša Vučinić,

Jon Fridrik Kjølbro,
Stéphanie Mourou-Vikström, juges,
et de Stanley Naismith, greffier de section,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 6 février ...

DEUXIÈME SECTION

AFFAIRE AGİT DEMİR c. TURQUIE

(Requête no 36475/10)

ARRÊT

STRASBOURG

27 février 2018

DÉFINITIF

04/02/2019

Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.

En l’affaire Agit Demir c. Turquie,

La Cour européenne des droits de l’homme (deuxième section), siégeant en une chambre composée de :

Robert Spano, président,
Paul Lemmens,
Ledi Bianku,
Işıl Karakaş,
Nebojša Vučinić,
Jon Fridrik Kjølbro,
Stéphanie Mourou-Vikström, juges,
et de Stanley Naismith, greffier de section,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 6 février 2018,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

PROCÉDURE

1. À l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 36475/10) dirigée contre la République de Turquie et dont un ressortissant de cet État, M. Agit Demir (« le requérant »), a saisi la Cour le 5 mai 2010 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).

2. Le requérant a été représenté par Mes M. Daniş Beştaş et M. Beştaş, avocats à Diyarbakır. Le gouvernement turc (« le Gouvernement ») a été représenté par son agent.

3. Le requérant alléguait notamment que son placement en détention provisoire et les mesures prises à son encontre en raison de sa participation à une manifestation constituaient une violation de plusieurs dispositions de la Convention.

4. Le 6 septembre 2011, la requête a été communiquée au Gouvernement. Par ailleurs, les 30 juin et 4 décembre 2014 et le 27 août 2015, la Cour a invité les parties à présenter des observations complémentaires.

EN FAIT

I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE

5. Le requérant est né le 19 décembre 1996 et réside à Şɪrnak.

6. Le 5 décembre 2009, le DTP (Demokratik Toplum Partisi – Parti pour une société démocratique – mouvement pro-kurde de gauche) organisa une manifestation de soutien à Abdullah Öcalan, le chef de l’organisation illégale armée PKK (Parti des travailleurs du Kurdistan), pour protester contre les conditions de la détention de celui-ci à la prison İmralı, à Cizre.

7. Il ressort du procès-verbal établi par les agents de police le 18 janvier 2010 que, le 4 décembre 2009, des sites Internet présumés être en lien avec le PKK avaient publié des articles appelant à participer, le 5 décembre 2009 à Cizre, à une manifestation de protestation contre les conditions de détention d’Abdullah Öcalan. Ledit procès-verbal précisait en outre que, le matin du 5 décembre 2009, à partir de 9 h 30, un groupe de manifestants s’était réuni devant le bâtiment du DTP et que, au cours de cette manifestation – non autorisée –, les manifestants, dont certains auraient été masqués, avaient refusé de se conformer à l’ordre de dispersion des forces de police et avaient scandé des slogans en faveur d’Abdullah Öcalan, tels que « Nous briserons sur votre tête le monde sans Öcalan » (Öcalan’sız dünyayı başınıza yıkarız) et « Vive le président Apo [Öcalan] » (Biji Serok Apo), en brandissant le portrait d’Abdullah Öcalan et en jetant des pierres sur les forces de l’ordre.

8. Après l’identification du requérant effectuée à partir des enregistrements vidéo des événements, le parquet de Cizre adopta, le 18 janvier 2010, un mandat d’arrestation contre le requérant, soupçonné d’avoir commis une infraction au nom du PKK, d’avoir fait de la propagande en faveur de cette organisation et d’avoir résisté aux policiers à l’aide d’armes ou par d’autres moyens. Le même jour, le bureau pour mineurs de la section de sûreté à Cizre procéda à l’arrestation du requérant, âgé, à l’époque des faits, de 13 ans.

9. Le 19 janvier 2010, le requérant, assisté d’un avocat désigné par le barreau de Şırnak, fut entendu par le procureur de la République de Cizre. Il fut interrogé notamment sur la question suivante :

« Il est établi, à partir des photographies versées au dossier, que vous avez lancé des pierres sur les forces de l’ordre au cours de la manifestation organisée à l’appel de l’organisation terroriste [PKK], et que, au cours de cette manifestation, vous avez brandi un portrait d’Abdullah Öcalan, chef de l’organisation terroriste. Qu’avez-vous à dire à ce sujet ? »

Dans sa déposition, s’il reconnut avoir brandi le portrait d’Abdullah Öcalan, le requérant nia cependant avoir lancé des pierres sur les forces de sécurité. Son avocat demanda par ailleurs l’élargissement du requérant au motif qu’il était mineur.

10. Le même jour, le procureur ordonna une expertise par l’hôpital public de Cizre sur la capacité de discernement et de compréhension du requérant. Le rapport d’expertise, remis le jour même, indiquait que l’intéressé disposait des capacités nécessaires à la compréhension de ses actes.

11. Toujours le même jour, le requérant fut entendu par le juge de paix de Cizre en présence d’un avocat désigné d’office. Le juge de paix ordonna le placement en détention provisoire du requérant, eu égard à l’état des preuves, à l’existence de soupçons plausibles et au fait que l’une des infractions reprochées au suspect figurait parmi celles énumérées à l’article 100 § 3 du code de procédure pénale (CPP), à savoir l’appartenance à une organisation terroriste armée (article 314 du code pénal (CP)). Dans sa déposition, le requérant reconnut que c’était bien lui que l’on voyait sur les photographies tirées des enregistrements vidéo. Quant à l’avocat du requérant, il soutint la thèse selon laquelle, si son client avait participé à la manifestation litigieuse, c’était parce qu’il pensait qu’il s’agissait d’un divertissement.

12. Selon le Gouvernement, il y aurait eu une demande de mise en liberté le 27 janvier 2010, qui fut rejetée, et qui ne fut pas suivie d’une opposition.

13. Par un acte d’accusation du 9 février 2010, le procureur de la République de Diyarbakır, se fondant sur la loi no 5395 sur la protection de l’enfance, engagea une action pénale devant la cour d’assises spéciale de Diyarbakır. Se référant à des articles relatifs à la manifestation litigieuse publiés sur certains sites Internet présumés être en lien avec le PKK, il reprocha au requérant principalement d’avoir participé à une manifestation illégale à l’appel du PKK et d’être membre de cette organisation (article 314 § 2 du CP), d’avoir fait de la propagande terroriste (article 7 de la loi no 3713 relative à la lutte contre le terrorisme) et d’avoir résisté aux policiers (article 265 du CP). Il demanda enfin l’application de l’article 31 § 2 du CP en raison de l’âge du requérant.

14. Le 16 février 2010, la cour d’assises de Diyarbakır accueillit l’acte d’accusation en faisant référence à la loi no 5395 et elle examina d’office la question du maintien en détention provisoire du requérant en l’absence de son avocat. Elle décida de maintenir l’intéressé en détention provisoire eu égard à la nature des crimes reprochés, aux risques de fuite, d’altération des preuves et de pression sur les témoins, et à l’existence de soupçons plausibles d’infractions visées par l’article 100 § 3 a) du CPP. En outre, elle ordonna l’établissement d’un rapport d’examen social (sosyal inceleme raporu) sur la personnalité et le milieu social du mineur afin de déterminer la peine la plus adaptée à sa situation. Par ailleurs, elle demanda la désignation d’un avocat au motif que le requérant était mineur et qu’il ne pouvait dès lors être jugé sans être assisté par un avocat.

15. Le 13 avril 2010, au cours de la première audience, le requérant nia toutes les allégations émises à son encontre. Il exposa que, sur le chemin de l’école, il s’était retrouvé au milieu des manifestants et qu’il avait ramassé sans autre intention la pancarte avec le portrait d’Abdullah Öcalan qu’il aurait vue par terre. L’avocate du requérant soutint par ailleurs que, en raison de son âge, son client aurait dû être jugé par un tribunal pour enfants. Elle contesta le rapport d’expertise du 19 janvier 2010 et demanda l’élargissement du mineur.

16. Le même jour, à l’issue de la première audience, la cour d’assises décida la mise en liberté provisoire du requérant et ordonna l’établissement d’un rapport d’expertise afin d’éclaircir la question de savoir si celui-ci était ou non la personne visible sur les enregistrements vidéo.

17. Il ressort des observations du Gouvernement que, du 19 à 26 janvier 2010, le requérant avait été détenu dans un centre pénitentiaire à Şırnak puis le 26 janvier, il avait été transféré au centre pénitentiaire de Siirt où il était détenu jusqu’à sa libération provisoire. Le Gouvernement précisa que le requérant a été détenu séparément des adultes pendant sa détention à Siirt. Quant au requérant, il disait avoir été placé en détention, avec d’autres mineurs détenus, dans une section consacrée aux mineurs délinquants au sein d’un établissement pénitentiaire conçu pour les adultes. À cet égard, il soulignait qu’il n’existait pas d’établissement pour mineurs dans le Sud-Est de la Turquie, sans toutefois fournir aucun autre élément concernant les conditions de sa détention et les visites de sa famille.

18. À compter de l’entrée en vigueur de la loi no 6008 du 22 juillet 2010 modifiant l’article 250 du CPP, les mineurs cessèrent de pouvoir être jugés par des cours d’assises spéciales.

19. Le 7 décembre 2010, la cour d’assises de Diyarbakır adopta une décision d’incompétence, estimant que l’infraction reprochée ne relevait pas de sa compétence mais de celle de la cour d’assises de Şırnak en tant que tribunal pour enfants.

20. Le 10 janvier 2011, à la suite des modifications législatives du 22 juillet 2010, la cour d’assises de Şırnak adopta, à son tour, une décision d’incompétence, estimant que l’infraction en question ne relevait pas de sa compétence mais de celle du tribunal correctionnel de Cizre en tant que tribunal pour enfants.

21. Le rapport d’expertise du 8 août 2011 concernant les enregistrements vidéo relatifs à l’incident indiqua que le requérant se trouvait bien parmi des manifestants dont certains auraient été masqués, qu’il portait un portrait d’Abdullah Öcalan et qu’il avait lancé sur les forces de l’ordre une pierre qu’il aurait tenue dans sa main.

22. Le 8 mars 2012, le tribunal correctionnel de Cizre, en tant que tribunal pour enfants, condamna le requérant à une peine d’emprisonnement de un an et quinze jours des chefs de propagande en faveur d’une organisation terroriste et de participation à une manifestation violente en application de l’article 7 § 2 de la loi no 3713 et des articles 32 § 2 et 33 a) § 2 de la loi no 2911. Pour ce faire, il retint que l’intéressé avait participé à une manifestation illégale organisée à l’appel d’une organisation terroriste et qu’il avait brandi le portrait d’Abdullah Öcalan, chef de cette organisation. Il considéra également que les jets de pierres et la résistance aux forces de l’ordre lors de la même manifestation constituaient l’infraction visée aux articles 32 § 2 et 33 a) § 2 de la loi no 2911. Il décida néanmoins de surseoir au prononcé du jugement (hükmün açıklanmasının geri bırakılması) pour une période de trois ans en application de l’article 231 § 5 du CPP. Enfin, il acquitta le requérant du chef de l’infraction visée à l’article 314 § 2 du CP.

23. Le 5 avril 2012, le jugement devint définitif.

II. LES DROITS INTERNE ET INTERNATIONAL PERTINENTS

1. Règles internes et internationales concernant les mineurs

24. Les droits interne et international concernant les mineurs sont décrits dans les arrêts Güveç c. Turquie (no 70337/01, §§ 49-64, CEDH 2009 (extraits)) et Süzer c. Turquie (no 13885/05, §§ 52-57, 23 avril 2013 ; s’agissant des conditions de détention des mineurs, voir Kuparadze c. Géorgie, no 30743/09, §§ 42-44, 21 septembre 2017).

2. Loi no 5395 relative à la protection de l’enfance

25. En particulier, d’après l’article 4 § 1 j) de la loi no 5395 du 3 juillet 2005 relative à la protection de l’enfance, la détention d’un enfant doit être une mesure de dernier ressort. L’article 20 de la loi no 5395 prévoit pour les mineurs des mesures de contrôle judiciaire en sus de celles qui sont déjà prévues à l’article 109 du CPP. Il indique que, s’agissant des mineurs, la décision de placement en détention provisoire ne peut être prise que si la mesure de contrôle judiciaire se révèle ineffective ou bien si elle n’a pas été respectée.

L’article 21 de la loi no 5395 dispose que les mineurs âgés de moins de 15 ans ne peuvent pas être placés en détention provisoire pour une infraction punie par une peine d’emprisonnement maximale de cinq ans.

3. Loi no 3713 relative à la lutte contre le terrorisme

26. L’article 7 § 2 de la loi no 3713 relative à la lutte contre le terrorisme dispose :

« Quiconque fait de la propagande en faveur d’une organisation terroriste sera condamné à une peine d’emprisonnement allant de un an à cinq ans. (...) »

4. Loi no 2911 relative au déroulement des réunions et manifestations

27. À l’époque des faits, l’article 32 § 2 de la loi no 2911 relative au déroulement des réunions et manifestations, tel qu’ajouté par l’article 1er de la loi no 6008 publiée le 22 juillet 2010, disposait que toute personne qui n’obtempérait pas aux ordres de dispersion émanant des forces de l’ordre lors d’une manifestation non autorisée était punie en application de l’article 264 du CP. L’article 32 § 2 de la loi no 2911 se lisait comme suit à l’époque des faits :

« Quiconque exerce une menace ou une violence pour résister à un agent public dans le but d’empêcher celui-ci d’exercer ses fonctions sera condamné à une peine d’emprisonnement allant de six mois à trois ans. (...) »

À l’époque des faits, l’article 33 a) de la loi no 2911 se lisait comme suit :

« Quiconque participe à une manifestation ou à une réunion en possession d’armes ou de moyens énumérés à l’article 23 b) [de la même loi] sera condamné à une peine d’emprisonnement allant de deux ans à cinq ans. (...) »

L’article 23 de la même loi énumère les circonstances – dont la participation à une manifestation en possession de pierres – qui rendent illégales toutes réunions et manifestations publiques.

5. Code pénal

28. L’article 314 § 2 du CP se lit comme suit :

« (...)

2. Tout membre d’une organisation telle que mentionnée au premier alinéa sera condamné à une peine d’emprisonnement allant de cinq ans à dix ans. (...) »

29. À l’époque des faits, l’article 31 § 2 du CP prévoyait que les mineurs âgés de 12 à 15 ans qui n’étaient pas capables de discernement ne pouvaient être responsables pénalement.

6. Code de procédure pénale

30. À l’époque des faits, l’article 100 du CPP pouvait se lire comme suit :

« 1. S’il existe des éléments factuels qui démontrent l’existence de forts soupçons quant à la commission de l’infraction [reprochée] et un motif de détention provisoire, la détention provisoire peut être ordonnée à l’égard d’un suspect ou d’un accusé. La détention provisoire ne peut être prononcée que proportionnellement à la peine ou à la mesure préventive susceptibles d’être prononcées eu égard à l’importance de l’affaire.

2. Dans les cas énumérés ci-dessous, l’existence d’un motif de détention provisoire est présumée :

a) s’il existe des faits concrets qui font naître le soupçon d’un risque de fuite (...),

b) si les comportements du suspect ou de l’accusé font naître le soupçon

1. d’un risque de destruction, de dissimulation ou d’altération des preuves,

2. d’une tentative d’exercer des pressions sur les témoins ou sur d’autres personnes (...) »

Pour certaines infractions énumérées à l’article 100 § 3 du CPP, il existe une présomption légale quant à l’existence des motifs de détention. Les parties pertinentes de l’article 100 § 3 du CPP se lisent comme suit :

« 3) S’il existe des faits qui démontrent l’existence de forts soupçons quant à la commission des infractions citées ci-dessous, on peut présumer l’existence d’un motif de détention :

a) pour les infractions suivantes prévues au code pénal no 5237 du 26 septembre 2004 :

(...)

11. crimes contre l’ordre constitutionnel et le fonctionnement de ce système (articles 309, 310, 311, 313, 314, 315),

(...) »

En vertu de l’article 101 du CPP, le maintien en détention et l’insuffisance des mesures alternatives doivent être motivés.

En application de l’article 109 du CPP, même si les motifs de détention étaient réunis, le juge avait la possibilité de placer un suspect qui encourait une peine d’emprisonnement maximale de trois ans sous contrôle judiciaire au lieu d’ordonner sa détention.

7. La jurisprudence de la Cour de cassation

31. Selon la jurisprudence établie de la 16e chambre de la Cour de cassation (voir, par exemple, l’arrêt du 17 juin 2015, 2015/1404 E – 2015/1868 K), les actes commis dans le cadre des infractions prévues aux articles 32 et 33 de la loi no 2911 étaient considérés comme un moyen d’expression des idées et des convictions (düşünce ve kanaat açɪklama metodu) en application de l’article 1er transitoire de la loi no 6352. Dans ce cadre, l’article 1er transitoire de la loi no 6352 prévoit la possibilité d’ajourner l’ouverture de l’instruction pénale ou de l’action pénale (ceza davasının ve soruşturmanın açılmasının ertelenmesi) lorsqu’il s’agit d’actes en lien avec la liberté d’expression commis jusqu’à la date du 31 décembre 2011.

EN DROIT

I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 5 DE LA CONVENTION

32. Le requérant soutient que son placement en détention provisoire n’était pas indispensable et qu’il n’existait pas de raisons plausibles de le soupçonner d’avoir commis une infraction pénale. En particulier, il indique que cette mesure n’a pas été ordonnée en dernier ressort, et ce, d’après lui, en contrariété avec les exigences du droit interne pertinent en la matière. Il dénonce également la durée de sa détention provisoire. Il invoque à cet égard l’article 5 §§ 1 c) et 3 de la Convention. Par ailleurs, invoquant l’article 13 de la Convention, il se plaint de ne pas avoir disposé d’un recours effectif qui lui aurait permis de contester son placement et son maintien en détention provisoire. La Cour estime qu’il convient d’examiner ce dernier grief sous l’angle de l’article 5 § 4 de la Convention, qui constitue une lex specialis par rapport à l’article 13 de la Convention.

Les passages pertinents en l’espèce de l’article 5 §§ 1 c), 3 et 4 de la Convention sont ainsi libellés :

« 1. Toute personne a droit à la liberté et à la sûreté. Nul ne peut être privé de sa liberté, sauf dans les cas suivants et selon les voies légales :

(...)

c) s’il a été arrêté et détenu en vue d’être conduit devant l’autorité judiciaire compétente, lorsqu’il y a des raisons plausibles de soupçonner qu’il a commis une infraction ou qu’il y a des motifs raisonnables de croire à la nécessité de l’empêcher de commettre une infraction ou de s’enfuir après l’accomplissement de celle-ci ;

(...)

3. Toute personne arrêtée ou détenue, dans les conditions prévues au paragraphe 1 c) du présent article, doit être aussitôt traduite devant un juge ou un autre magistrat habilité par la loi à exercer des fonctions judiciaires et a le droit d’être jugée dans un délai raisonnable, ou libérée pendant la procédure. La mise en liberté peut être subordonnée à une garantie assurant la comparution de l’intéressé à l’audience.

4. Toute personne privée de sa liberté par arrestation ou détention a le droit d’introduire un recours devant un tribunal, afin qu’il statue à bref délai sur la légalité de sa détention et ordonne sa libération si la détention est illégale. »

33. Le Gouvernement conteste les thèses du requérant.

A. Sur la régularité du placement en détention du requérant (article 5 § 1 c) de la Convention)

1. Sur la recevabilité

34. La Cour observe d’emblée que les parties ont été invitées, par une communication additionnelle du 27 août 2015, à s’exprimer entre autres sur le grief du requérant tiré de l’article 5 § 1 de la Convention. Elle relève que le Gouvernement, qui avait précédemment excipé de l’irrecevabilité des griefs tirés de l’article 5 §§ 3 et 4 de la Convention pour non-épuisement des voies de recours internes (paragraphe 46 ci-dessous), n’a soulevé aucune exception d’irrecevabilité quant au grief tiré de l’article 5 § 1 de la Convention.

35. Constatant que ce grief n’est pas manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 de la Convention et qu’il ne se heurt par ailleurs à aucun autre motif d’irrecevabilité, la Cour le déclare recevable.

2. Thèses des parties

36. Le requérant soutient que, au vu des circonstances de l’espèce, son placement en détention provisoire n’était pas indispensable et qu’il n’existait pas de raisons plausibles de le soupçonner d’avoir commis une infraction pénale. Il ajoute que, compte tenu de son âge, son placement en détention provisoire aurait dû être une mesure de dernier ressort et que cela n’a pas été le cas.

37. Le Gouvernement combat les thèses du requérant. Il estime que le placement en détention en cause était justifié par des raisons plausibles au regard de l’article 100 § 3 du CPP. Il indique que le requérant avait été inculpé pour appartenance à une organisation illégale armée en application de l’article 314 du CP. Il précise que, si en vertu de l’article 4 § 1 de la loi no 5395, la détention d’un enfant doit être une mesure de dernier ressort, les mineurs peuvent être arrêtés lorsqu’il s’agit d’une infraction visée à l’article 100 § 3 du CPP. Il ajoute que, d’une part, les enregistrements vidéo ont démontré que le requérant avait lancé des pierres sur les forces de l’ordre, et que, d’autre part, l’intéressé était en outre accusé de propagande en faveur d’une organisation terroriste, de commission d’actes au nom de cette organisation et de méconnaissance des dispositions de la loi no 2911. Il conclut que la détention du requérant était compatible avec la législation interne.

3. Sur le fond

38. La Cour rappelle qu’un des éléments nécessaires à la régularité de la détention au sens de l’article 5 § 1 de la Convention est l’absence d’arbitraire (Ječius c. Lituanie, no 34578/97, § 56, CEDH 2000-IX, Konolos c. Roumanie, no 26600/02, § 45, 7 février 2008, et Korneykova c. Ukraine, no 39884/05, § 33, 19 janvier 2012, avec les références qui y sont citées). La privation de liberté est une mesure si grave qu’elle ne se justifie que lorsque d’autres mesures, moins sévères, ont été considérées et jugées insuffisantes pour sauvegarder l’intérêt personnel ou public exigeant la détention. Il ne suffit donc pas que la privation de liberté soit conforme au droit national, encore faut-il qu’elle soit nécessaire dans les circonstances de l’espèce (voir Ambruszkiewicz c. Pologne, no [38797/03](https://hudoc.echr.coe.int/eng#%7B%22appno%22:%5B%2238797/03%22%5D%7D), §§ 29-32, 4 mai 2006, Ladent c. Pologne, no [11036/03](https://hudoc.echr.coe.int/eng#%7B%22appno%22:%5B%2211036/03%22%5D%7D), § 55, 18 mars 2008, Khayredinov c. Ukraine, no 38717/04, § 27, 14 octobre 2010, Korneykova, précité, § 43, voir aussi, Bolech c. Suisse, no 30138/12, § 45, 29 octobre 2013, et, plus récemment, Lütfiye Zengin et autres c. Turquie, no 36443/06, § 81, 14 avril 2015). Lorsqu’elles sont appelées à se prononcer sur le caractère raisonnable d’une détention au titre de l’article 5 § 1 c) de la Convention, les autorités compétentes ont l’obligation de rechercher s’il n’existe pas des mesures alternatives à la poursuite de la détention (Tinner c. Suisse, nos [59301/08](https://hudoc.echr.coe.int/eng#%7B%22appno%22:%5B%2259301/08%22%5D%7D) et [8439/09](https://hudoc.echr.coe.int/eng#%7B%22appno%22:%5B%228439/09%22%5D%7D), § 58, 26 avril 2011).

39. La Cour rappelle ensuite qu’en droit interne, tel qu’il ressort du libellé de l’article 100 du CPP (paragraphe 30 ci-dessus), le placement en détention provisoire d’une personne n’est possible que s’il existe de forts soupçons à son encontre de commission de l’infraction reprochée et s’il existe, en outre, un motif de détention, comme un risque de fuite du suspect ou un risque d’altération des preuves et de pression sur les témoins, les victimes ou d’autres personnes. Ces deux conditions sont cumulatives : à l’existence de forts soupçons doit venir s’ajouter, selon la loi, celle d’au moins un motif de détention. Enfin, même si ces deux conditions sont réunies, il convient d’envisager l’application de mesures moins sévères que la privation de liberté. Il échet aussi de souligner que, pour certaines infractions, il existe en droit turc (article 100 § 3 du CPP) une présomption légale quant à l’existence des motifs de détention (risque de fuite ou risque d’altération des preuves et de pression sur les témoins, les victimes ou d’autres personnes). Cependant, ces infractions dites « cataloguées » se trouvent énumérées de manière exhaustive et ne dispensent pas les autorités nationales de leur obligation d’envisager tout d’abord les mesures alternatives.

40. S’agissant de la détention des mineurs, la législation turque prévoit qu’elle doit être une mesure de dernier ressort (article 4 § 1 j) de la loi no 5395 – paragraphe 25 ci-dessus). En particulier, en vertu de l’article 20 de la loi no 5395, la décision de placement en détention provisoire d’un mineur ne peut être ordonnée que si la mesure de contrôle judiciaire se révèle ineffective ou bien si elle n’a pas été respectée.

41. En l’espèce, la Cour observe que le requérant a été placé en détention par le juge de paix, qui s’est fondé sur l’existence de forts soupçons quant à la commission des infractions reprochées et sur le fait qu’il s’agissait d’une infraction visée à l’article 100 § 3 du CPP, à savoir l’appartenance à une organisation terroriste armée (article 314 § 2 du CP), une infraction dite cataloguée. De ce fait, le juge a appliqué la présomption légale de nécessité du maintien en détention provisoire. Il a en outre estimé que toutes les preuves n’avaient pas été recueillies à ce stade de la procédure.

42. La Cour constate cependant que c’est essentiellement l’infraction de propagande en faveur d’une organisation terroriste par l’intermédiaire de la participation à une manifestation qui a été placée au centre des accusations qui étaient dirigées contre l’intéressé et sur la base desquelles ce dernier a été maintenu en détention provisoire pendant plus de deux mois. En effet, à la lumière des éléments du dossier relatifs à l’instruction et à la procédure pénale, les faits à l’origine des soupçons pesant sur le requérant s’apparentent à des actes concernant sa participation à une manifestation à laquelle aurait appelé une organisation terroriste.

43. Or pareille infraction (propagande en faveur d’une organisation terroriste lors d’une manifestation) ne figure pas parmi celles citées à l’article 100 § 3 du code de procédure pénale, ce qui amène la Cour à avoir des doutes quant à la présence des éléments constitutifs de la présomption de la nécessité du placement de l’accusé en détention provisoire sur la base de cette disposition (voir, mutatis mutandis, Şık c. Turquie, no 53413/11, § 61, 8 juillet 2014).

44. Certes, comme il a été expliqué ci-dessus (paragraphe 39), le juge de paix peut ordonner le placement en détention provisoire en vertu de l’article 100 § 1 du CPP. Cependant, même si les conditions de détention sont réunies, le juge doit en tout cas aussi envisager l’application des mesures moins sévères prévues par le droit interne, tel le contrôle judiciaire. Cette exigence est plus marquée s’agissant de la détention des mineurs. Or les motivations avancées par le juge de paix dans sa décision de placement en détention provisoire ne permettent pas de penser que la mesure de détention n’a été utilisée – au regard de l’âge du requérant – qu’en dernier recours, comme l’exige notamment le droit interne (paragraphe 25 ci-dessus). À la lecture de la décision du 19 janvier 2010, il n’apparaît aucunement que le juge ayant ordonné le placement en détention provisoire du requérant ait d’abord envisagé des mesures autres que la détention.

45. En conséquence, la Cour considère que le placement en détention d’un mineur âgé de 13 ans ne peut passer pour régulier au sens de l’article 5 § 1 de la Convention, compte tenu notamment de ce que les mesures alternatives, bien que prévues par le droit interne, n’ont pas été envisagées en l’espèce.

Il s’ensuit qu’il y a eu violation de l’article 5 § 1 de la Convention.

B. Sur les griefs tirés de l’article 5 §§ 3 et 4 de la Convention

46. Le requérant se plaint de la durée de sa détention et de n’avoir disposé d’aucun recours effectif qui lui aurait permis de contester son placement et son maintien en détention provisoire.

47. Dans ses observations présentées le 12 mars 2012, suite à la communication des griefs tirés de l’article 5 §§ 3 et 4 de la Convention, le Gouvernement a excipé du non-épuisement des voies de recours internes, soutenant que le requérant n’avait pas épuisé les voies de recours internes en ce qui concerne son grief tiré de la durée de la détention provisoire. D’après le Gouvernement, le requérant n’a formé opposition ni contre le mandat d’arrêt ni contre les décisions ordonnant son maintien en détention provisoire. Par ailleurs, toujours d’après le Gouvernement, le requérant aurait dû déposer un recours en indemnisation devant les juridictions internes sur le fondement des articles 141 et suivants du CPP.

48. Le requérant conteste l’exception du Gouvernement et soutient que la voie d’opposition invoquée par le Gouvernement n’était pas de nature à porter remède à ses griefs.

49. En ce qui concerne le grief tiré de la durée de la détention provisoire, eu égard aux conclusions auxquelles elle est parvenue ci-dessus quant à l’article 5 § 1 de la Convention et considérant avoir examiné la principale question juridique qui se pose en l’espèce, la Cour estime qu’il n’y a pas lieu d’examiner la recevabilité et le bien-fondé de ce grief (voir, dans le même sens, Holomiov c. Moldova, no 30649/05, § 131, 7 novembre 2006 ; voir, mutatis mutandis, Zervudacki c. France, no 73947/01, §§ 60-61, 27 juillet 2006, et Lütfiye Zengin et autres, précité, § 92 ; voir aussi, Centre de ressources juridiques au nom de Valentin Câmpeanu c. Roumanie [GC], no 47848/08, § 156, CEDH 2014). En outre, il convient de noter que le requérant n’a pas formulé un grief concernant le mandat d’arrêt.

50. Quant au grief tiré de l’article 5 § 4 de la Convention, la Cour n’estime pas nécessaire d’examiner l’exception tirée par le Gouvernement du non-épuisement des voies de recours internes, étant donné que ce grief est de toute manière irrecevable pour les raisons qui suivent.

51. La Cour rappelle que l’article 5 § 4 reconnaît à toute personne privée de sa liberté le droit d’introduire un recours devant un tribunal afin de faire contrôler le respect des exigences de procédure et de fond nécessaires à la légalité, au sens de la Convention, de sa privation de liberté. La juridiction chargée de ce contrôle doit avoir compétence pour ordonner la libération en cas de détention illégale (voir, parmi d’autres, M.M. c. Bulgarie, no 75832/13, § 51, 8 juin 2017). Des voies de recours doivent être disponibles durant la détention d’un individu, afin que celui-ci puisse obtenir au sujet de la légalité de sa détention un contrôle juridictionnel rapide susceptible de conduire, le cas échéant, à sa remise en liberté. L’article 5 § 4 de la Convention vise des voies de recours suffisamment certaines, faute de quoi les conditions d’accessibilité et d’effectivité ne seront pas satisfaites (Kadem c. Malte, no 55263/00, § 41, 9 janvier 2003).

52. La Cour rappelle d’emblée que l’article 5 § 4 ne trouve pas à s’appliquer dès l’adoption d’office d’une décision sur la prolongation de la détention mais seulement à partir de la date d’introduction d’un recours contre une telle décision (Knebl c. République tchèque, no 20157/05, § 76, 28 octobre 2010, et Hebat Aslan et Firas Aslan c. Turquie, no 15048/09, § 60, 28 octobre 2014). Le requérant avait la possibilité de faire opposition contre les décisions sur sa demande de mise en liberté et sur la prolongation d’office.

53. Or, le requérant soutient que la voie d’opposition ne constitue pas un recours au sens de l’article 5 § 4 de la Convention. Pour étayer sa thèse, il se réfère aux arrêts Koşti et autres c. Turquie (no 74321/01, 3 mai 2007), et Bağrıyanık c. Turquie (no 43256/04, § 51, 5 juin 2007).

54. La Cour rappelle que, s’agissant de la procédure d’opposition telle qu’elle était prévue dans l’ancien code de procédure pénale, la circonstance que les juridictions répressives décidaient du maintien en détention d’un requérant à partir de raisonnements stéréotypés a été l’un des éléments clés non seulement pour conclure à la violation de l’article 5 § 3, mais également pour mettre en doute les perspectives de succès d’une voie d’opposition s’agissant de combattre de tels raisonnements (Koşti et autres c. Turquie, no 74321/01, 3 mai 2007). En outre, à maintes reprises, elle a jugé que la procédure d’opposition, en ce qu’elle ne revêtait pas un caractère judiciaire ni n’offrait les garanties procédurales adaptées à une privation de liberté, ne remplissait pas les exigences de l’article 5 § 4 (voir, notamment, Bağrıyanık, précité, § 51, voir aussi les affaires Şayık et autres c. Turquie, nos 1966/07 et six autres, §§ 30-32, 8 décembre 2009, et Sevim et autres c. Turquie (nos 7540/07 et deux autres, §§ 30-31, 5 janvier 2010).

55. La Cour note cependant que la législation turque régissant la détention provisoire et la procédure d’opposition a été modifiée le 17 décembre 2004. À cette date a été adoptée la nouvelle loi sur la procédure pénale qui est entrée en vigueur le 1er juin 2005. Les dispositions du nouveau CPP offrent au représentant ou défenseur d’un détenu la possibilité d’être entendu par l’autorité judiciaire lors de l’examen de la demande d’opposition.

56. La Cour réitère que, selon sa jurisprudence bien établie, un tribunal examinant un recours formé contre une détention doit présenter les garanties inhérentes à une instance de caractère judiciaire. Le procès doit être contradictoire et garantir dans tous les cas l’« égalité des armes » entre les parties, le procureur et le détenu (Nikolova c. Bulgarie [GC], no 31195/96, § 58, CEDH 1999‑II). À cet égard, il convient de rappeler que, s’agissant de la procédure d’opposition prévue par le nouveau CPP, la Cour a conclu à la violation de l’article 5 § 4 pour manquement à certaines des garanties d’ordres procédurales (voir, entre plusieurs autres, absence de notification de l’avis du procureur de la République : Altınok c. Turquie, no 31610/08, §§ 57-61, 29 novembre 2011 ; restriction d’accès au dossier sans justification valable : Şık c. Turquie, no 53413/11, § 75, 8 juillet 2014).

57. La Cour constate toutefois que le requérant se borne à se plaindre de l’absence de tout recours lui permettant de contester son placement et son maintien en détention provisoire. À cet égard, elle considère qu’un manquement aux garanties procédurales, à lui seul, ne rend pas la voie d’opposition ineffective, surtout si le contrôle exercé à cette occasion sur le placement ou la prolongation de la détention du requérant était en mesure, comme l’exige l’article 5 § 4 de la Convention, de porter sur la légalité de sa détention (comparer avec R.T. c. Grèce, no 5124/11, § 98, 11 février 2016) et de conduire, le cas échant, à sa libération (voir mutatis mutandis, M.M., précité, § 58 ; a contrario, Suso Musa c. Malte, no 42337/12, § 59, 23 juillet 2013, voir aussi, dans le cadre de l’examen du grief tiré de l’article 13, Valada Matos das Neves c. Portugal, no 73798/13, § 93, 29 octobre 2015).

58. En l’espèce, la Cour n’a aucune raison de douter que la voie d’opposition formée devant un tribunal (comparer avec Gavril Yossifov c. Bulgarie, no 74012/01, § 60, 6 novembre 2008) était d’une portée suffisante pour constituer « un recours » au sens de l’article 5 § 4 de la Convention. Or, le requérant n’a formé opposition ni contre la décision du 19 janvier 2010 ordonnant son placement en détention, ni contre celle du 16 février 2010 relative à son maintien en détention provisoire.

59. A la lumière de ce qui précède, la Cour conclut que le requérant disposait d’un recours devant un tribunal au sens de l’article 5 § 4 de la Convention. Aussi, estime-t-elle que l’intéressé n’a pas montré qu’il n’avait pas la possibilité de contester son placement et son maintien en détention provisoire devant un tribunal, de sorte que le grief est sur ce point manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 de la Convention.

II. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 11 DE LA CONVENTION

60. Dans son formulaire de requête, le requérant, sans invoquer une disposition spécifique de la Convention, se plaignait d’avoir été l’objet d’une mesure de placement en détention provisoire et d’une procédure pénale engagée à son encontre en raison de sa participation à une manifestation relative à la question kurde. Ensuite, dans ses observations en réponse du 7 juin 2012, il a en tous cas expressément invoqué l’article 10 de la Convention, précisant qu’il avait été condamné pour avoir participé à une manifestation de soutien à Abdullah Öcalan et avoir, au cours de celle-ci, brandi un portrait du chef du PKK.

La Cour estime que, dans les circonstances de la cause, l’article 10 de la Convention s’analyse en une lex generalis par rapport à l’article 11 de la Convention, lex specialis, de sorte qu’il n’y a pas lieu de le prendre en considération séparément (voir, mutatis mutandis, Ezelin c. France, 26 avril 1991, § 35, série A no 202, voir, en particulier, Lütfiye Zengin et autres, précité, § 35, et Gülcü c. Turquie, no 17526/10, § 75, 19 janvier 2016). Il convient dès lors d’examiner le grief du requérant sur le terrain de l’article 11 de la Convention, lu à la lumière de l’article 10.

La partie pertinente en l’espèce de l’article 11 est ainsi libellée :

« 1. Toute personne a droit à la liberté de réunion pacifique (...)

2. L’exercice de ces droits ne peut faire l’objet d’autres restrictions que celles qui, prévues par la loi, constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité nationale, à la sûreté publique, à la défense de l’ordre et à la prévention du crime, à la protection de la santé ou de la morale, ou à la protection des droits et libertés d’autrui. Le présent article n’interdit pas que des restrictions légitimes soient imposées à l’exercice de ces droits par les membres des forces armées, de la police ou de l’administration de l’État. »

61. Le Gouvernement conteste la thèse du requérant.

A. Sur la recevabilité

62. Le Gouvernement excipe du non-épuisement des voies de recours internes, indiquant que le requérant n’a pas porté devant les juridictions nationales son grief relatif à la liberté d’expression. Il ajoute que, devant la Cour, le requérant n’a soulevé le grief tiré de l’article 10 de la Convention que dans ses observations en réponse.

63. Le requérant conteste ces thèses.

64. La Cour note d’abord que, même si dans son formulaire de requête le requérant a soulevé uniquement en substance son grief concernant l’article 11 de la Convention, il l’a en tout cas expressément indiqué dans ses observations en réponse du 7 juin 2012, déposées dans le délai requis de six mois à compter du 8 mars 2012, date du jugement rendu par le tribunal correctionnel. Par la suite, la Cour a invité les parties, en application de l’article 54 § 2 c) de son règlement, à lui présenter des observations complémentaires.

65. Quant à l’exception tirée du non-épuisement des voies de recours internes, la Cour rappelle que la finalité de l’article 35 § 1 de la Convention, en ce qui concerne l’épuisement des voies de recours internes, est de ménager aux États contractants l’occasion de prévenir ou de redresser – normalement par la voie des tribunaux – les violations alléguées contre eux avant qu’elles ne soient soumises à la Cour. Cette disposition doit s’appliquer « avec une certaine souplesse et sans formalisme excessif » ; il suffit que l’intéressé ait soulevé devant les autorités nationales « au moins en substance, et dans les conditions et délais prescrits par le droit interne », les griefs qu’il entend formuler par la suite à Strasbourg (Fressoz et Roire c. France [GC], no [29183/95](http://hudoc.echr.coe.int/sites/eng/Pages/search.aspx#%7B%22appno%22:%5B%2229183/95%22%5D%7D), § 37, CEDH 1999‑I).

66. En l’espèce, la Cour note que la procédure pénale engagée contre le requérant devant les juridictions nationales était notamment fondée sur l’accusation de propagande en faveur d’une organisation terroriste. Les faits principaux sur lesquels le tribunal correctionnel s’est fondé étaient la participation du requérant à une manifestation illégale, au cours de laquelle il aurait brandi un portrait d’Abdullah Öcalan, chef du PKK, et aurait lancé des pierres en direction des policiers. Le requérant a inévitablement fondé sa défense sur cette accusation, en rejetant la qualification des faits de la cause (comparer avec Yılmaz et Kılıç c. Turquie, no 68514/01, § 39, 17 juillet 2008). Il a nié avoir lancé des pierres sur les policiers, mais il a reconnu être la personne que l’on voyait tenir un portrait d’Abdullah Öcalan sur les images tirées des enregistrements vidéo de la manifestation (paragraphes 7, 9 et 11 ci-dessus). Certes, il a contesté avoir voulu manifester: il a d’abord soutenu qu’il pensait qu’il s’agissait d’un divertissement (paragraphe 11 ci-dessus) et a ensuite prétendu s’être retrouvé par hasard au milieu des manifestants (paragraphe 15 ci-dessus). Cependant, il a été condamné pour propagande en faveur d’une organisation terroriste.

67. Pour la Cour, la présente affaire ne se distingue guère de celle de M. Yılmaz (Yılmaz et Kılıç, précité, § 10), où elle a considéré que M. Yılmaz pouvait passer pour avoir soulevé, en substance, le droit à la liberté d’expression (idem, § 43). En effet, comme le requérant, M. Yılmaz s’était contenté de reconnaître certains des faits qui lui étaient reprochés, en rejetant leur qualification (idem, §§ 10, 13 et 39, voir aussi, Müdür Duman c. Turquie, no 15450/03, § 30, 6 octobre 2015).

68. A la lumière de ce qui précède et compte tenu des circoinstances particulières de l’affaire, la Cour conclut que le requérant, qui était mineur à l’époque des faits (voir, a contrario, Kasparov et autres c. Russie, no 21613/07, § 72, 3 octobre 2013), en se reconnaissant sur les images en question et en soutenant qu’il pensait qu’il s’agissait d’un divertissement, peut passer pour avoir soulevé, en substance, le droit à la liberté de manifestation (voir, mutatis mutandis, Özgür Radyo-Ses Radyo Televizyon Yayın Yapım Ve Tanıtım A.Ş. c. Turquie (no 1), nos [64178/00](http://hudoc.echr.coe.int/sites/eng/Pages/search.aspx#%7B%22appno%22:%5B%2264178/00%22%5D%7D) et 4 autres, § 68, 30 mars 2006, et Yılmaz et Kılıç, précité, §§ 37-43). Elle observe également que, la liberté de manifestation pacifique était en cause, fût-ce de façon sous-jacente, dans la procédure devant les juridictions nationales, et que les arguments juridiques avancés par le requérant devant elles contenaient bien une doléance liée aux articles 10 et 11 de la Convention (voir, mutatis mutandis, Fressoz et Roire, précité, § 39).

Partant, la Cour rejette l’exception préliminaire du Gouvernement tirée du non-épuisement des voies de recours internes.

69. Constatant que cette partie de la requête n’est pas manifestement mal fondée au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et qu’elle ne se heurte à aucun autre motif d’irrecevabilité, la Cour la déclare recevable.

B. Sur le fond

1. Thèses des parties

70. Le requérant se plaint d’avoir été condamné pour avoir participé à une manifestation organisée par le DTP et pour avoir brandi un portrait d’Abdullah Öcalan. Il allègue notamment que sa participation à la manifestation relevait de son droit à la liberté d’expression et que sa condamnation pour propagande en faveur de l’organisation illégale s’analyse en une ingérence injustifiée dans l’exercice par lui du droit à la liberté d’expression et de réunion.

71. Se référant à l’arrêt Murat Vural c. Turquie (no 9540/07, § 54, 21 octobre 2014), le Gouvernement indique que l’appréciation d’un acte ou d’un comportement litigieux doit être faite eu égard à sa nature ainsi qu’au but ou à l’intention de son auteur. Il estime que, compte tenu des dépositions recueillies devant les autorités internes, la participation du requérant à la manifestation litigieuse ne relevait pas de sa liberté d’expression. Il soutient en outre qu’il s’agissait d’une manifestation non pacifique et que, en y participant, le requérant n’avait pas eu pour but de simplement s’exprimer. Il rappelle également que le requérant a été jugé et condamné pour avoir participé à une manifestation illégale, pour avoir soutenu une organisation illégale, pour avoir lancé des pierres sur les policiers, en bref pour avoir résisté aux forces de l’ordre. De l’avis du Gouvernement, il n’y a ainsi pas eu ingérence dans l’exercice par le requérant de son droit à la liberté d’expression. Le Gouvernement précise enfin que la condamnation du requérant était prévue par la loi et qu’elle était nécessaire dans une société démocratique.

2. Appréciation de la Cour

a) Sur l’existence d’une ingérence

72. La Cour relève d’abord qu’il y a controverse entre les parties quant à la question de savoir s’il y a eu ingérence dans l’exercice par le requérant du droit à la liberté de réunion. À cet égard, elle rappelle que, dans son arrêt Gülcü (précité), elle a conclu que la détention de M. Gülcü et sa condamnation pour des chefs comparables à ceux de la présente espèce avaient constitué une ingérence dans l’exercice de son droit à la liberté de réunion tel que garanti par l’article 11 de la Convention (idem, § 102). Par conséquent, eu égard à ce qui précède et compte tenu de la formulation du grief, la Cour conclut que le placement en détention provisoire du requérant, âgé alors de moins de 13 ans, et le maintien de cette mesure pendant plus de deux mois, ainsi que sa condamnation avec un sursis au prononcé du jugement s’analysent en une « ingérence » dans l’exercice de son droit à la liberté de réunion garanti par l’article 11 de la Convention, lu en combinaison avec l’article 10 (voir, parmi d’autres, Women On Waves et autres c. Portugal, no 31276/05, § 28, 3 février 2009, et Schwabe et M.G. c. Allemagne, nos 8080/08 et 8577/08, § 100, CEDH 2011 (extraits)).

b) Justification de l’ingérence

73. La Cour note qu’il ne prête pas à controverse entre les parties que l’ingérence litigieuse était prévue par la loi et qu’elle poursuivait un but légitime, à savoir la protection de la sécurité nationale et de l’ordre public, au sens de l’article 11 § 2 de la Convention (Yılmaz et Kılıç, précité, § 60). Le différend en l’espèce porte sur la question de savoir si l’ingérence était « nécessaire dans une société démocratique ».

74. La Cour renvoie aux principes qui se dégagent de sa jurisprudence relative aux articles 10 et 11 de la Convention (Faruk Temel c. Turquie, no 16853/05, §§ 53-57, 1er février 2011, et Kudrevičius et autres c. Lituanie [GC], no 37553/05, § 144, CEDH 2015).

75. Dans la présente affaire, la Cour observe que le requérant a été condamné au pénal avec un sursis au prononcé du jugement, notamment pour propagande en faveur d’une organisation terroriste, au motif qu’il avait participé à une manifestation violente et qu’il avait brandi un portrait d’Abdullah Öcalan.

Or la Cour rappelle que, selon sa jurisprudence, le seul fait de brandir le portrait d’Abdullah Öcalan lors d’une manifestation ne peut être considéré comme une forme d’expression exhortant à l’usage de la violence, à la résistance armée ou au soulèvement. Il ne s’agit pas non plus d’un discours de haine, ce qui est aux yeux de la Cour l’élément essentiel à prendre en considération (voir, parmi plusieurs autres, Bahçeci et Turan c. Turquie, no 33340/03, § 31, 16 juin 2009, et Lütfiye Zengin et autres, précité, §§ 49‑50).

76. Quant aux autres actes reprochés au requérant, il ressort du jugement du 8 mars 2012 que celui-ci a également été condamné pour avoir lancé des pierres sur les policiers et avoir résisté aux forces de l’ordre lors de la même manifestation. Il s’agit, aux yeux de la Cour, d’actes outrepassant clairement les limites du débat public et politique. Elle rappelle à cet égard que, selon sa jurisprudence établie, les États disposent d’une certaine marge d’appréciation dans le choix des mesures raisonnables et appropriées auxquelles les autorités peuvent recourir pour protéger l’ordre juridique et public dans le pays (Gülcü, précité, § 116). Elle estime sur ce point que la prise d’une mesure à l’encontre du requérant pouvait raisonnablement répondre à un « besoin social impérieux ». Il convient cependant d’examiner s’il existe un rapport raisonnable de proportionnalité entre, d’une part, la détention du requérant et sa condamnation au pénal et, d’autre part, les buts légitimes poursuivis.

77. À cet égard, s’agissant de la proportionnalité des mesures prises à l’encontre d’un mineur accusé et condamné pour des chefs similaires à la présente espèce, la Cour rappelle avoir dit, dans son arrêt Gülcü (précité), que l’arrestation et le placement en détention provisoire d’un mineur ne devraient être que des mesures de dernier ressort et être d’une durée aussi brève que possible (Gülcü, précité, § 115). Elle a par conséquent jugé que de telles mesures prises à l’égard d’un mineur étaient disproportionnées. Examinant la présente affaire à la lumière de sa jurisprudence, la Cour considère que le Gouvernement n’a fourni aucun fait ni argument pouvant mener à une conclusion différente dans le cas présent. En effet, rien dans le dossier du requérant n’indique que les juridictions internes ont suffisamment pris en compte son jeune âge. Comme il a été indiqué ci-dessus (paragraphe 45), les juges n’ont pas ordonné le placement en détention du requérant en dernier ressort. De même, le fait que le tribunal correctionnel a décidé de surseoir au prononcé du jugement n’amoindrit pas l’importance de ce jugement, dans la mesure où le requérant, qui avait déjà subi une détention de plus de deux mois, s’est trouvé sous la menace d’une peine d’emprisonnement pour une période de trois ans à compter de l’octroi dudit sursis.

78. La Cour conclut que les motifs avancés par l’État défendeur, bien que pertinents, ne peuvent être considérés comme suffisants en l’espèce pour justifier l’ingérence en cause. En dépit de la marge d’appréciation dont les États contractants disposent en la matière, elle estime qu’il n’existe pas de rapport raisonnable de proportionnalité entre les mesures prises contre le requérant et les buts légitimes poursuivis.

79. Partant, il y a eu violation de l’article 11 de la Convention.

III. SUR LES AUTRES VIOLATIONS ALLÉGUÉES

80. Le requérant dénonce également une violation des articles 3, 6, 7, 8 et 14 de la Convention et de l’article 2 du Protocole no 1 à la Convention.

Il se plaint tout d’abord d’avoir été, nonobstant son âge, maintenu en détention provisoire dans un établissement pénitentiaire conçu pour les adultes et d’avoir enduré de ce fait une grave souffrance morale. Il estime que son maintien en détention a constitué un traitement inhumain et dégradant au sens de l’article 3 de la Convention. Il dénonce en outre d’une manière générale une absence d’établissements pénitentiaires destinés aux mineurs dans le Sud-Est de la Turquie. Par ailleurs, invoquant l’article 8 de la Convention, il se plaint d’une violation de son droit au respect de la vie familiale dans la mesure où, en raison de la distance séparant la prison de Siirt et son domicile à Cizre, il n’aurait pu bénéficier de visites régulières de sa famille. De même, il soutient que son droit à l’instruction, prévu par l’article 2 du Protocole no 1, a été atteint dans la mesure où son arrestation aurait interrompu sa scolarité.

Invoquant de plus l’article 6 de la Convention, le requérant se plaint de la durée de la procédure pénale. Il estime que la procédure engagée à son encontre n’aurait pas dû, eu égard au fait qu’il était mineur, se dérouler devant une cour d’assises spéciale. Invoquant de surcroît les articles 6 et 7 de la Convention, il soutient que l’accusation du procureur de la République fondée sur l’article 314 du CP a enfreint le principe de la légalité des peines. Il allègue enfin avoir été victime d’une discrimination en raison de son inculpation pour participation – une participation d’après lui exceptionnelle – à une manifestation liée à la question kurde et en raison des poursuites pénales engagées contre lui pour adhésion à une organisation terroriste. Il voit dans ces éléments une violation de l’article 14 de la Convention.

A. Griefs tirés des articles 3 et 8 de la Convention, ainsi que de l’article 2 du Protocole no 1 à la Convention

81. Le Gouvernement conteste les allégations du requérant. S’agissant du grief tiré de l’article 3 de la Convention, il estime que cette disposition ne s’applique pas dans la situation du requérant, lequel aurait été poursuivi en conformité avec le droit interne. Il indique ensuite que le requérant a été transféré de la prison fermée de type F de Sirnak à celle de Siirt, que dans celle-ci il était détenu séparément des adultes, dans un lieu destiné aux seuls mineurs en vertu de l’article 23 de la loi no 5275, et que, pendant toute sa détention, il a eu la possibilité de maintenir des contacts fréquents avec sa famille. Il ajoute que le requérant a été mis en liberté avant les dates de ses examens.

82. Quant au requérant, il soutient que son maintien en détention dans un établissement pénitentiaire destiné à des adultes constitue un traitement inhumain et dégradant au sens de l’article 3 de la Convention. Plus précisément, il disait que, en raison de l’absence d’un établissement pénitentiaire pour mineurs dans le Sud-Est de la Turquie, les mineurs étaient placés dans une section consacrée aux mineurs délinquants au sein de l’établissement pénitentiaire conçu pour les adultes, sans toutefois fournir aucun autre élément concernant les conditions de sa détention et la périodicité des visites de sa famille.

83. Pour ce qui est des mesures privatives de liberté, la Cour a toujours souligné que, pour relever de l’article 3, la souffrance et l’humiliation infligées doivent en tout cas aller au-delà de celles que comporte inévitablement la privation de liberté. L’État doit s’assurer que tout prisonnier est détenu dans des conditions compatibles avec le respect de la dignité humaine, que les modalités d’exécution de la mesure ne soumettent pas l’intéressé à une détresse ou à une épreuve d’une intensité qui excède le niveau inévitable de souffrance inhérent à la détention et que, eu égard aux exigences pratiques de l’emprisonnement, la santé et le bien-être du prisonnier sont assurés de manière adéquate (Muršić c. Croatie [GC], no 7334/13, § 99, CEDH 2016). En ce qui concerne les enfants, la Cour souligne que, conformément au droit international en vigueur (en ce qui concerne les règles internationales pertinentes voir, Kuparadze c. Géorgie, no 30743/09, § 42-44), les règles de détention des mineurs exigent une séparation entre les mineurs et les adultes lors de la détention, qu’elle soit préventive ou après condamnation, ainsi que l’obligation de traiter ces mineurs avec une attention particulière en raison de leur situation, de leur âge et de leurs besoins. En la matière, l’attitude des autorités doit toujours être inspirée par l’intérêt supérieur de l’enfant (voir, mutatis mutandis, Blokhin c. Russie [GC], no 47152/06, § 138, CEDH 2016). La Cour rappelle également que, dans les affaires Güveç et Blokhin précitées concernant la détention des mineurs, elle a conclu à la violation de l’article 3 de la Convention en raison, notamment, de leurs conditions de détention, qui n’étaient manifestement pas appropriées à leur âge et à leurs besoins spécifiques (Güveç, précité, §§ 91-99, et Blokhin, précité, §§ 141-149).

84. En l’espèce, la Cour relève avec préoccupation qu’un garçon âgé de 13 ans a été maintenu en détention pendant plus de deux mois dans un établissement pénitentiaire au sein duquel des adultes étaient également détenus (voir, mutatis mutandis, M.M. c. Royaume-Uni (déc.), no 58374/00, 8 janvier 2002) et elle reconnaît qu’une détention provisoire peut avoir, sur un mineur aussi jeune, des effets préjudiciables. Cependant, elle rappelle que la détention préventive d’un mineur dans un tel établissement ne constitue pas, en soi, un traitement inhumain et dégradant (voir D.G. c. Irlande, no 39474/98, § 97, CEDH 2002 III, Kuparadze, précité, § 60 ; dans le même sens, au sujet de la détention après condamnation, voir, V. c. Royaume-Uni [GC], no 24888/94, § 98, CEDH 1999 IX). En outre, elle considère que, bien que le Gouvernement ne décrive pas en détail les conditions exactes de la détention du requérant dans les centres pénitentiaires en question, il convient d’observer que le requérant se plaignait précisément du fait qu’il avait été placé en détention, avec d’autres mineurs détenus, dans une section consacrée aux mineurs délinquants au sein de l’établissement pénitentiaire conçus pour les adultes (paragraphe 82 ci-dessus). À cet égard, contrairement à ce que prétend le requérant, son placement dans une section consacrée aux mineurs délinquants au sein d’un établissement pénitentiaire pour adultes ne soulève pas, en soi, un problème au regard de l’article 3 de la Convention (voir, dans le même sens, Kuparadze, précité, § 60). Par ailleurs, rien dans le dossier ne permet d’établir que le requérant a été détenu avec des adultes et a donc été en contact avec eux dans des lieux d’incarcération communs. À cet égard, la présente affaire diffère de l’affaire Güveç précitée, où M. Güveç, âgé de quinze ans, a été détenu pendant plus de cinq ans avec des détenus adultes en violation du droit interne et des obligations internationales de la Turquie et dans des conditions qui ont altéré sa santé mentale au point de l’amener à tenter de se suicider (Güveç, précité, § 91‑94).

85. Eu égard aux éléments dont elle dispose et à la formulation de ses allégations par le requérant dans sa requête, la Cour conclut que l’intéressé n’a pas étayé d’une manière concrète et convaincante sa thèse selon laquelle les conditions de sa détention provisoire ont atteint le seuil de gravité requis par l’article 3.

86. Quant aux autres griefs tirés de l’article 8 de la Convention et de l’article 2 du Protocole no 1 à la Convention, la Cour observe qu’ils sont formulés de manière générale et qu’ils n’apparaissent aucunement comme étayés.

87. À la lumière de ce qui précède, il s’ensuit que cette partie de la requête est manifestement mal fondée et qu’elle doit être rejetée, en application de l’article 35 §§ 3 a) et 4 de la Convention.

B. Griefs tirés des articles 6, 7 et 14 de la Convention

88. En ce qui concerne le grief relatif à la durée de la procédure pénale, la Cour note que la période à prendre en considération a commencé le 18 janvier 2010 et qu’elle s’est terminée le 8 mars 2012 par le jugement du tribunal correctionnel de Cizre, qui est devenu définitif le 5 avril 2012. La procédure a donc duré environ deux ans et deux mois, pour une instance. Il est vrai que la durée de la procédure devant le tribunal de première instance s’est trouvée allongée en raison des décisions d’incompétence rendues par les juridictions internes à la suite de modifications législatives. Toutefois, compte tenu de la durée globale et eu égard au fait que les modifications législatives étaient favorables au requérant et qu’elles n’ont pas considérablement allongé la durée de la procédure, il convient de rejeter ce grief pour défaut manifeste de fondement, en application de l’article 35 §§ 3 et 4 de la Convention.

89. Quant au restant des griefs tirés des articles 6, 7 et 14 de la Convention, eu égard notamment à l’ensemble des éléments dont elle dispose et au caractère non étayé de ces griefs, la Cour ne relève aucune apparence de violation de ces articles. Ces griefs sont donc manifestement mal fondés et ils doivent être rejetés, en application de l’article 35 §§ 3 et 4 de la Convention.

IV. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

90. Aux termes de l’article 41 de la Convention,

« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »

A. Dommage

91. Le requérant réclame 40 000 euros (EUR) pour préjudice moral.

92. Le Gouvernement conteste ce montant.

93. La Cour considère qu’il y a lieu d’octroyer au requérant 7 500 EUR pour dommage moral.

B. Frais et dépens

94. Le requérant demande également 5 500 EUR pour les frais et dépens engagés dans la procédure devant les juridictions internes et 6 500 EUR pour ceux engagés dans la procédure devant la Cour. Il soumet, à titre de justificatifs, un décompte horaire de travail de son avocat et le tableau de référence des honoraires d’avocat du barreau de Diyarbakɪr.

95. Le Gouvernement conteste les montants réclamés.

96. Selon la jurisprudence de la Cour, un requérant ne peut obtenir le remboursement de ses frais et dépens que dans la mesure où se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et le caractère raisonnable de leur taux. Compte tenu des éléments dont elle dispose, des critères susmentionnés et de la complexité de l’affaire, la Cour estime raisonnable d’allouer au requérant la somme de 3 000 EUR tous frais confondus.

C. Intérêts moratoires

97. La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.

PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,

1. Déclare la requête recevable quant aux griefs tirés de la régularité du placement du requérant en détention et d’une prétendue atteinte à son droit à la liberté de manifestation pacifique, et irrecevable quant aux griefs tirés des articles 3, 5 § 4, 6, 7, 8 et 14 de la Convention et de l’article 2 du Protocole no 1 à la Convention ;

2. Dit qu’il y a eu violation de l’article 5 § 1 de la Convention ;

3. Dit qu’il n’y a pas lieu d’examiner la recevabilité et le bien-fondé du grief tiré de l’article 5 § 3 de la Convention ;

4. Dit qu’il y a eu violation de l’article 11 de la Convention ;

5. Dit

a) que l’État défendeur doit verser au requérant, dans les trois mois à compter du jour où l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, les sommes suivantes, à convertir dans la monnaie de l’État défendeur au taux applicable à la date du règlement :

i. 7 500 EUR (sept mille cinq cents euros), plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt, pour dommage moral,

ii. 3 000 EUR (trois mille euros), plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt par le requérant, pour frais et dépens ;

b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ces montants seront à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;

6. Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.

Fait en français, puis communiqué par écrit le 27 février 2018, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement de la Cour.

Stanley NaismithRobert Spano
GreffierPrésident


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