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13/03/2018 | CEDH | N°001-181719

CEDH | CEDH, AFFAIRE STERN TAULATS ET ROURA CAPELLERA c. ESPAGNE, 2018, 001-181719


TROISIÈME SECTION

AFFAIRE STERN TAULATS ET ROURA CAPELLERA c. ESPAGNE

(Requêtes nos 51168/15 et 51186/15)

ARRÊT

STRASBOURG

13 mars 2018

DÉFINITIF

13/06/2018

Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.




En l’affaire Stern Taulats et Roura Capellera c. Espagne,

La Cour européenne des droits de l’homme (troisième section), siégeant en une chambre composée de :

Helena Jäderblom, présidente,
Branko Lubarda,
Lui

s López Guerra,
Helen Keller,
Pere Pastor Vilanova,
Alena Poláčková,
Georgios A. Serghides, juges,
et de Fatoş Aracı, greffière adjointe ...

TROISIÈME SECTION

AFFAIRE STERN TAULATS ET ROURA CAPELLERA c. ESPAGNE

(Requêtes nos 51168/15 et 51186/15)

ARRÊT

STRASBOURG

13 mars 2018

DÉFINITIF

13/06/2018

Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.

En l’affaire Stern Taulats et Roura Capellera c. Espagne,

La Cour européenne des droits de l’homme (troisième section), siégeant en une chambre composée de :

Helena Jäderblom, présidente,
Branko Lubarda,
Luis López Guerra,
Helen Keller,
Pere Pastor Vilanova,
Alena Poláčková,
Georgios A. Serghides, juges,
et de Fatoş Aracı, greffière adjointe de section,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 13 février 2018,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

PROCÉDURE

1. À l’origine de l’affaire se trouvent deux requêtes dirigées contre le Royaume d’Espagne et dont deux ressortissants de cet État, MM. Enric Stern Taulats (requête no 51168/15) et Jaume Roura Capellera (requête no 51186/15) (« les requérants »), ont saisi la Cour le 2 octobre 2015 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).

2. Les requérants ont été représentés par Me B. Salellas i Vilar, avocat à Girona. Le gouvernement espagnol (« le Gouvernement ») a été représenté par son agent, M. R.-A. León Cavero, avocat de l’État et chef du service juridique des droits de l’homme au ministère de la Justice.

3. Les requérants alléguaient une violation de l’article 10 de la Convention et de l’article 9 de la Convention combiné avec l’article 10.

4. Le 22 février 2016, les requêtes ont été communiquées au Gouvernement.

EN FAIT

I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE

5. Les requérants sont nés respectivement en 1988 et en 1977 et résident respectivement à Girona et à Banyoles.

6. Par un jugement du 9 juillet 2008, le juge central aux affaires pénales de l’Audiencia Nacional condamna les requérants pour le délit d’injure à la Couronne sur le fondement de l’article 490 § 3 du code pénal (CP). Les faits qui furent déclarés prouvés dans ce jugement étaient les suivants :

« Le 13 septembre 2007, vers 20 heures, à l’occasion de la visite institutionnelle de sa majesté le Roi à Gérone, Jaume Roura Capellera et Enric Stern Taulats, majeurs et n’ayant jamais été condamnés à une peine criminelle ou correctionnelle, ont mis le feu à une photographie du couple royal, qu’ils avaient placée têtes vers le bas, au cours d’un rassemblement sur une place publique. Ce rassemblement avait été précédé d’une manifestation sous la devise « 300 ans de Bourbons, 100 ans de lutte contre l’occupation espagnole ». Les [intéressés s’étaient recouvert] le visage pour ne pas être identifiés, [avaient] placé la photographie de grande dimension de leurs majestés [le Roi et la Reine] d’Espagne de la manière indiquée [et s’étaient positionnés] au milieu de la place ; [après cela], Enric Stern avait renversé un liquide inflammable [sur la photographie] et Jaume Roura y avait mis le feu à l’aide d’une torche, et la combustion avait été célébrée par des cris divers émis par plusieurs dizaines de personnes qui s’étaient rassemblées sur la place publique. »

7. Le juge central aux affaires pénales de l’Audiencia Nacional considéra que les accusés :

« avaient l’intention évidente de mépriser la figure de leurs majestés [le Roi et la Reine] au cours d’une manifestation dans laquelle la dynastie des Bourbons était présentée en tant que force occupante de la Communauté autonome catalane. »

8. Il souligna également que :

« pour exprimer le rejet de la monarchie, il n’[était] point besoin de mépriser et vilipender [menospreciar y vilipendiar] leurs majestés [le Roi et la Reine] au point de brûler leur photographie, [qui avait été] préalablement placée têtes vers le bas. »

9. Le juge central aux affaires pénales imposa aux requérants, en tant qu’auteurs du délit d’injure à la Couronne, une peine de quinze mois d’emprisonnement, assortie de la déchéance du droit d’éligibilité pendant la durée de la condamnation et de l’obligation de payer la moitié des frais de la procédure. Étant donné la situation personnelle des requérants, qui n’avaient jamais été condamnés à une peine criminelle ou correctionnelle, leurs âge et profession, le juge décida d’infliger une amende de 2 700 euros (EUR) à chacun d’entre eux en remplacement de la peine d’emprisonnement. Il indiqua que, conformément à l’article 88 du CP, en cas de non-paiement, total ou partiel, de l’amende, les requérants devraient exécuter la peine d’emprisonnement qui leur avait été infligée.

10. Le 5 décembre 2008, la chambre pénale de l’Audiencia Nacional, siégeant en assemblée plénière, confirma ce jugement. Elle précisa ce qui suit au sujet de l’article 490 § 3 du CP, réprimant le délit d’injure à la Couronne :

« [il] ne protège l’honneur du Roi que dans la mesure où celui-ci se trouve dans l’exercice de ses fonctions constitutionnelles, alors que les atteintes illégales à l’honneur du Roi en dehors de l’exercice de ses fonctions sont soumises à la protection prévue par les règles générales des articles 208 et suivants du code pénal [sur les injures envers un citoyen quelconque]. En conséquence, l’injure au Roi ou aux personnes mentionnées en tant que sujets passifs dans l’article 490 § 3 du code pénal ne protège pas des biens juridiques individuels mais collectifs. »

11. L’Audiencia Nacional conclut que les requérants avaient agi en dehors des limites des droits à la liberté d’opinion et d’expression, et elle s’exprima ainsi:

« Les [participants à la] protestation exerçaient leur droit avec une totale liberté, leurs proclamations et idées étaient en train d’être diffusées sans aucune entrave et, cependant, ils ont mis en scène ce que graphiquement nous pouvons définir comme un « sabbat » [aquelarre] ou « un jugement inquisitorial » dans lequel, après avoir placé la représentation graphique du chef de l’État en position de fléchissement – la tête vers le bas –, ils l’ont barbouillée d’huile ou d’une autre substance inflammable et y ont mis le feu comme expression symbolique du mépris et de la destruction de l’institution, car le feu, dans le contexte où il est utilisé, a une charge négative évidente. »

12. Six des seize magistrats de l’assemblée plénière formulèrent des opinions dissidentes.

13. L’arrêt étant devenu définitif, les requérants s’acquittèrent de l’amende qui leur avait été imposée, le 13 janvier 2009 et le 10 février 2009 respectivement.

14. Les requérants formèrent un recours d’amparo devant le Tribunal constitutionnel, dénonçant une violation à leur égard des droits à la liberté d’expression et à la liberté d’opinion garantis par la Constitution espagnole. Dans son arrêt rendu le 22 juillet 2015, le Tribunal constitutionnel conclut que l’acte reproché aux requérants ne pouvait être couvert par l’exercice des droits à la liberté d’expression et à la liberté d’opinion en ce que les intéressés avaient exhorté à la haine et à la violence envers le Roi et la monarchie. La haute juridiction s’exprima comme suit :

« La mise en scène de cet acte symbolique envoie à celui qui visionne l’enregistrement vidéo l’idée que les monarques méritent d’être exécutés, (...) l’acte lugubre ayant un plus grand impact dans une société démocratique, telle que [la société] espagnole, qui exclut expressément la peine de mort de sa Constitution (art. 15 CE).

Brûler en public, dans les circonstances décrites, la photographie ou l’image d’une personne implique une incitation à la violence contre cette personne et l’institution qu’elle représente, encourage des sentiments d’agressivité contre celle-ci et exprime une menace.

En définitive, brûler publiquement le portrait des monarques est un acte non seulement offensif mais aussi incitant à la haine, pour autant que [le fait de brûler] leur image exprime d’une façon difficilement susceptible d’être surpassée [que ceux‑ci] méritent l’exclusion et la haine. »

15. Quatre des onze magistrats de la formation de jugement du Tribunal constitutionnel formulèrent des opinions dissidentes, considérant qu’il convenait de faire droit au recours d’amparo.

II. LE DROIT INTERNE ET INTERNATIONAL PERTINENT

A. La législation nationale

16. Les dispositions pertinentes en l’espèce de la Constitution espagnole sont ainsi libellées :

Article 16

« 1. La liberté idéologique, religieuse et de culte des individus et des communautés est garantie, sans autres limitations, dans ses manifestations, que celles qui sont nécessaires au maintien de l’ordre public protégé par la loi. »

Article 20

« 1. Sont reconnus et protégés les droits suivants :

a) le droit d’exprimer et de diffuser librement les pensées, idées et opinions par la parole, par l’écrit ou par tout autre moyen de reproduction ;

(...)

2. L’exercice de ces droits ne peut être restreint par aucune forme de censure préalable.

(...)

4. Ces libertés trouvent leur limite dans le respect des droits reconnus au présent titre, dans les dispositions des lois d’application et, plus particulièrement, dans le droit à l’honneur, à la vie privée, à l’image et à la protection de la jeunesse et de l’enfance.

(...) »

Article 56

« 1. Le Roi est le chef de l’État, symbole de son unité et de sa permanence ; il est l’arbitre et le modérateur du fonctionnement régulier des institutions ; il est le plus haut représentant de l’État espagnol dans les relations internationales, spécialement avec les nations appartenant à sa communauté historique, et il exerce les fonctions que la Constitution et la loi lui attribuent expressément »

17. Les dispositions pertinentes en l’espèce du CP (tel que modifié par la loi organique no 10/1995 du 23 novembre 1995) sont ainsi rédigées :

Article 208

« Constitue une injure l’action ou l’expression qui blesse la dignité d’autrui en portant atteinte à sa réputation ou à son estime de soi.

Seule est constitutive d’un délit l’injure qui, par sa nature, ses effets et son contexte, est selon le sens commun considérée comme étant grave (...) »

Article 209

« L’injure grave à caractère public est punie d’une peine de six à quatorze mois‑amende et, autrement, d’une peine de trois à sept mois-amende. »

Article 490

« (...)

3. Quiconque calomnie ou injurie le Roi ou l’un quelconque de ses ascendants ou descendants, la Reine consort ou le consort de la Reine, le régent ou un membre quelconque de la régence, ou le prince héritier de la Couronne, dans l’exercice de ses fonctions ou en raison ou à l’occasion de celles-ci, est puni d’une peine d’emprisonnement de six mois à deux ans, si la calomnie ou l’injure sont graves, et d’une peine de six à douze mois-amende si elles ne le sont pas.»

B. Les textes du Conseil de l’Europe

18. L’annexe à la Recommandation no R(97)20 du Comité des Ministres aux États membres sur le « discours de haine » définit le champ d’application des principes énoncés par celle-ci comme suit :

« Aux fins de l’application de ces principes, le terme « discours de haine » doit être compris comme couvrant toutes formes d’expression qui propagent, incitent à, promeuvent ou justifient la haine raciale, la xénophobie, l’antisémitisme ou d’autres formes de haine fondées sur l’intolérance, y compris l’intolérance qui s’exprime sous forme de nationalisme agressif et d’ethnocentrisme, de discrimination et d’hostilité à l’encontre des minorités, des immigrés et des personnes issues de l’immigration. »

EN DROIT

I. JONCTION DES REQUÊTES

19. Compte tenu de la connexité des requêtes quant aux faits et aux questions de fond qu’elles posent, la Cour juge approprié de les joindre et de les examiner conjointement dans un seul et même arrêt.

II. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 10 DE LA CONVENTION

20. Les requérants allèguent que le jugement les ayant déclaré coupables d’injure à la Couronne constitue une atteinte injustifiée à leur droit à la liberté d’expression. Ils invoquent l’article 10 de la Convention, qui est ainsi libellé :

« 1. Toute personne a droit à la liberté d’expression. Ce droit comprend la liberté d’opinion et la liberté de recevoir ou de communiquer des informations ou des idées sans qu’il puisse y avoir ingérence d’autorités publiques et sans considération de frontière. Le présent article n’empêche pas les États de soumettre les entreprises de radiodiffusion, de cinéma ou de télévision à un régime d’autorisations.

2. L’exercice de ces libertés comportant des devoirs et des responsabilités peut être soumis à certaines formalités, conditions, restrictions ou sanctions prévues par la loi, qui constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité nationale, à l’intégrité territoriale ou à la sûreté publique, à la défense de l’ordre et à la prévention du crime, à la protection de la santé ou de la morale, à la protection de la réputation ou des droits d’autrui, pour empêcher la divulgation d’informations confidentielles ou pour garantir l’autorité et l’impartialité du pouvoir judiciaire. »

A. Sur la recevabilité

21. Le Gouvernement estime que les requêtes devraient être déclarées irrecevables en application de l’article 17 de la Convention (interdiction de l’abus de droit) au motif qu’elles ont trait à un discours ayant incité à la violence et à la haine, ou, subsidiairement, que la condamnation des requérants devrait être considérée comme nécessaire dans une société démocratique et proportionnée.

22. Les requérants considèrent il n’y a pas lieu de conclure qu’il y a eu d’incitation à la haine et renvoient à leur argumentation relative à l’article 10.

23. La Cour considère que les arguments avancés par le Gouvernement concernant l’article 17 de la Convention et, en conséquence, l’applicabilité de l’article 10, sont étroitement liés à la substance des griefs énoncés par les requérants sur le terrain de l’article 10 et notamment à la question de la nécessité dans une société démocratique. La Cour joint donc l’exception au fond.

24. Constatant que ce grief n’est pas manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 de la Convention et qu’il ne se heurte par ailleurs à aucun autre motif d’irrecevabilité, la Cour le déclare recevable.

B. Sur le fond

25. La Cour note qu’il ne prête pas à controverse entre les parties que la condamnation litigieuse constituait une ingérence dans le droit des requérants à la liberté d’expression tel que garanti par l’article 10 § 1 de la Convention. Il n’est pas davantage contesté que cette ingérence était prévue par la loi et qu’elle poursuivait un but légitime, à savoir la protection de la réputation ou des droits d’autrui, au sens de l’article 10 § 2 de la Convention. En l’occurrence, le différend porte sur la question de savoir si l’ingérence était « nécessaire dans une société démocratique ».

1. Arguments des parties

26. Le Gouvernement soutient que les tribunaux espagnols ont dûment pris en compte la jurisprudence de la Cour en la matière et considère qu’il convient de suivre l’approche adoptée en matière de « discours de haine ». Il insiste pour dire que l’acte reproché aux requérants a incité à la haine puisqu’il a donné lieu à des agissements violents. À cet égard, il se réfère à des actes de protestation contre l’inculpation des deux requérants qui seraient survenus à Barcelone et à Madrid vers fin septembre 2007.

27. Les requérants soutiennent que leur condamnation n’était ni proportionnée au but légitime visé ni « nécessaire dans une société démocratique ». Selon les intéressés, l’acte susmentionné n’était pas dirigé contre certaines races, croyances ou attitudes vitales déterminées. Les requérants indiquent aussi que l’utilisation de symboles dans le cadre d’un acte politique a été considérée comme couverte par la liberté d’expression dans les affaires Fáber c. Hongrie (no 40721/08, 24 juillet 2012), Murat Vural c. Turquie (no 9540/07, 21 octobre 2014) et, plus particulièrement, Parti populaire démocrate-chrétien c. Moldova (no 2) (no 25196/04, 2 février 2010 – affaire dans laquelle des portraits de représentants politiques institutionnels et des drapeaux avaient étés brûlés).

28. L’organisation internationale « ARTICLE 19 », tiers intervenant dans la présente affaire, considère que l’interdiction de l’insulte faite aux chefs d’État, notamment au moyen du droit pénal, « inverse le principe fondamental » qui, selon elle, veut que, dans un système démocratique, le gouvernement est soumis au contrôle des citoyens. Elle affirme qu’une peine criminelle infligée dans des cas concernant la critique politique et l’offense est rarement proportionnée. Elle estime qu’il y a une importante différence entre « l’insulte » et « le discours de haine ». Elle précise à cet égard que l’interdiction du discours de haine a pour buts de promouvoir l’égalité et de protéger les individus de la discrimination et de la violence, et qu’elle ne vise pas simplement des expressions qui heurtent, choquent ou inquiètent.

2. Appréciation de la Cour

a) Principes généraux

29. La Cour rappelle ci-après les principes fondamentaux qui se dégagent de ses arrêts relatifs à l’article 10 de la Convention.

30. La liberté d’expression constitue l’un des fondements essentiels d’une société démocratique, l’une des conditions primordiales de son progrès et de l’épanouissement de chacun. Sous réserve du paragraphe 2 de l’article 10 de la Convention, elle vaut non seulement pour les « informations » ou les « idées » accueillies avec faveur ou considérées comme inoffensives ou indifférentes, mais aussi pour celles qui heurtent, choquent ou inquiètent : ainsi le veulent le pluralisme, la tolérance et l’esprit d’ouverture sans lesquels il n’est pas de « société démocratique » (Handyside c. Royaume-Uni, 7 décembre 1976, § 49, série A no 24, et Lindon, Otchakovsky-Laurens et July c. France [GC], nos 21279/02 et 36448/02, § 45, CEDH 2007‑IV). Telle que la consacre l’article 10 de la Convention, la liberté d’expression est assortie d’exceptions qui appellent toutefois une interprétation étroite, et le besoin de la restreindre doit se trouver établi de manière convaincante.

31. L’adjectif « nécessaire », au sens de l’article 10 § 2 de la Convention, implique un « besoin social impérieux ». Les États contractants jouissent d’une certaine marge d’appréciation pour juger de l’existence d’un tel besoin, mais elle se double d’un contrôle européen portant à la fois sur la loi et sur les décisions qui l’appliquent, même quand elles émanent d’une juridiction indépendante. La Cour a donc compétence pour statuer en dernier lieu sur le point de savoir si une « restriction» se concilie avec la liberté d’expression que protège l’article 10.

32. L’article 10 § 2 de la Convention ne laisse guère de place pour des restrictions à la liberté d’expression dans le domaine du discours et du débat politique – dans lequel cette dernière revêt la plus haute importance – ou des questions d’intérêt général. En outre, les limites de la critique admissible sont plus larges à l’égard d’un homme politique, visé en cette qualité, que d’un simple particulier : à la différence du second, le premier s’expose inévitablement et consciemment à un contrôle attentif de ses faits et gestes tant par les journalistes que par la masse des citoyens ; il doit, par conséquent, montrer une plus grande tolérance (Lingens c. Autriche, 8 juillet 1986, § 42, série A no 103, Vides Aizsardzības Klubs c. Lettonie, no 57829/00, § 40, 27 mai 2004, et Lopes Gomes da Silva c. Portugal, no 37698/97, § 30, CEDH 2000‑X). Il a certes droit à voir sa réputation protégée, même en dehors du cadre de sa vie privée, mais les impératifs de cette protection doivent être mis en balance avec les intérêts de la libre discussion des questions politiques, les exceptions à la liberté d’expression appelant une interprétation étroite (voir, notamment, Pakdemirli c. Turquie, no 35839/97, § 45, 22 février 2005, et Artun et Güvener c. Turquie, no 75510/01, § 26, 26 juin 2007).

33. Toutefois, on ne peut affirmer que la liberté d’expression dans le domaine de la critique politique soit pour autant illimitée. La Cour rappelle que la tolérance et le respect de l’égale dignité de tous les êtres humains constituent le fondement d’une société démocratique et pluraliste. Il en résulte qu’en principe on peut juger nécessaire, dans les sociétés démocratiques, de sanctionner, voire de prévenir, toutes les formes d’expression qui propagent, encouragent, promeuvent ou justifient la haine fondée sur l’intolérance (y compris l’intolérance religieuse), si l’on veille à ce que les « formalités », « conditions », « restrictions » ou « sanctions » imposées soient proportionnées au but légitime poursuivi (voir, en ce qui concerne le discours de haine et l’apologie de la violence, Sürek c. Turquie (no 1) [GC], no 26682/95, § 62, CEDH 1999‑IV, et, plus particulièrement, Gündüz c. Turquie, no 35071/97, § 40, CEDH 2003‑XI). S’il est tout à fait légitime que les institutions de l’État soient protégées par les autorités compétentes en leur qualité de garantes de l’ordre public institutionnel, la position dominante que ces institutions occupent commande aux autorités de faire preuve de retenue dans l’usage de la voie pénale (Jiménez Losantos c. Espagne, no 53421/10, § 51, 14 juin 2016).

34. Ainsi, pour déterminer si l’ingérence des autorités publiques dans le droit à la liberté d’expression est « nécessaire, dans une société démocratique », la Cour a souligné qu’une peine d’emprisonnement infligée pour une infraction commise dans le cadre du débat politique n’est compatible avec la liberté d’expression que dans des circonstances exceptionnelles et que l’élément essentiel à prendre en considération est le fait que le discours exhorte à l’usage de la violence ou qu’il constitue un discours de haine (Gerger c. Turquie [GC], no 24919/94, § 50, 8 juillet 1999, Sürek (no 1), précité, § 62, et Otegi Mondragon, précité, § 54).

35. En matière d’offense envers un chef d’État, la Cour a déjà déclaré qu’une protection accrue par une loi spéciale en matière d’offense n’est, en principe, pas conforme à l’esprit de la Convention (Colombani et autres c. France, no 51279/99, §§ 66-69, CEDH 2002‑V, Pakdemirli c. Turquie, no 35839/97, §§ 51-52, 22 février 2005, Artun et Güvener c. Turquie, no 75510/01, § 31, 26 juin 2007, et Otegi Mondragon c Espagne, no 2034/07, §§ 55-56, CEDH 2011). En effet, l’intérêt d’un Etat de protéger la réputation de son propre chef d’Etat ne peut justifier de conférer à ce dernier un privilège ou une protection spéciale vis-à-vis du droit d’informer et d’exprimer des opinions à son sujet (Otegi Mondragon précité § 55).

b) Application des principes susmentionnés à la présente espèce

36. La Cour note d’abord que l’acte reproché aux requérants s’inscrit dans le cadre de la critique politique, et non personnelle, de l’institution de la monarchie en général et en particulier du Royaume d’Espagne en tant que nation. Cette conclusion apparaît clairement à l’examen du contexte dans lequel cet acte a eu lieu. Celui-ci s’est produit à l’occasion de la visite institutionnelle du Roi d’Espagne à Gérone, qui a été suivie d’une manifestation antimonarchique et indépendantiste qui avait pour devise « 300 ans de Bourbons, 100 ans de lutte contre l’occupation espagnole ». C’est à la suite de cette manifestation qu’un rassemblement s’est tenu sur une place de la ville et que les requérants se sont positionnés au milieu de cette place pour se livrer à la mise en scène qui a abouti à leur condamnation pénale, en utilisant une photographie du couple royal. Cette mise en scène controversée s’inscrivait dans le cadre d’un débat sur des questions d’intérêt public, à savoir l’indépendance de la Catalogne, la forme monarchique de l’État et la critique du Roi en tant que symbole de la nation espagnole. Tous ces éléments permettent de conclure qu’il ne s’agissait pas d’une attaque personnelle dirigée contre le Roi d’Espagne, ayant pour but de mépriser et de vilipender la personne de ce dernier, mais d’une critique envers ce que le Roi représente, en tant que chef et symbole de l’appareil étatique et des forces qui, selon les requérants, avaient occupé la Catalogne – ce qui relève du domaine de la critique ou dissidence politique et correspond à l’expression d’un rejet de la monarchie en tant qu’institution.

37. La Cour note ensuite que l’arrêt du Tribunal constitutionnel a remis en question la manière dont les requérants ont exprimé cette critique politique, à savoir le fait qu’ils ont eu recours au feu, qu’ils ont utilisé une photographie de grande dimension et qu’ils ont placé cette dernière à l’envers. C’est cette forme d’expression qui, selon le Tribunal constitutionnel, a dépassé les limites de la liberté d’expression pour se situer dans le champ du discours de haine ou du discours qui exhorte à l’usage de la violence.

38. Se penchant sur ces trois éléments, la Cour constate qu’il s’agit d’éléments symboliques qui ont une relation claire et évidente avec la critique politique concrète exprimée par les requérants, qui visait l’État espagnol et sa forme monarchique : l’effigie du Roi d’Espagne est le symbole du Roi en tant que chef de l’appareil étatique, comme le montre le fait qu’elle est reproduite sur la monnaie et les timbres, ou placée dans les endroits emblématiques des institutions publiques ; le recours au feu et le positionnement de la photographie à l’envers expriment un rejet ou un refus radical, et ces deux moyens sont utilisés comme manifestation d’une critique d’ordre politique ou autre (voir, en ce qui concerne la mise à feu du portrait du chef de l’Etat, l’affaire Parti populaire démocrate-chrétien (no 2), précité) ; la dimension de la photographie semblait destinée à assurer la visibilité de l’acte en cause, qui a eu lieu sur une place publique. Dans les circonstances de la présente espèce, la Cour remarque que l’acte reproché aux requérants s’inscrivait dans le cadre de l’une de ces mises en scène provocatrices qui sont de plus en plus utilisées pour attirer l’attention des médias et qui, à ses yeux, ne vont pas au-delà d’un recours à une certaine dose de provocation permise pour la transmission d’un message critique sous l’angle de la liberté d’expression (Mamère c. France, no 12697/03, § 25, CEDH 2006‑XIII).

39. La Cour est également d’avis que l’on ne peut pas non plus considérer que l’intention des requérants était d’inciter à la commission d’actes de violence contre la personne du Roi, et ce bien que la mise en scène eût abouti à brûler l’image du représentant de l’État (voir, mutatis mutandis, Parti populaire démocrate-chrétien (no 2), précité, § 27). Elle note qu’un acte de ce type doit être interprété comme l’expression symbolique d’une insatisfaction et d’une protestation. La mise en scène orchestrée par les requérants en l’espèce, bien qu’ayant abouti à brûler une image, est une forme d’expression d’une opinion dans le cadre d’un débat sur une question d’intérêt public, à savoir l’institution de la monarchie. La Cour rappelle dans ce contexte que la liberté d’expression vaut non seulement pour les « informations » ou « idées » accueillies avec faveur ou considérées comme inoffensives ou indifférentes, mais aussi pour celles qui heurtent, choquent ou inquiètent : ainsi le veulent le pluralisme, la tolérance et l’esprit d’ouverture sans lesquels il n’est pas de « société démocratique » (paragraphe 27 ci-dessus).

40. La Cour n’est ainsi pas convaincue que, en l’espèce, dans son ensemble, l’acte susmentionné puisse raisonnablement être considéré comme une incitation à la haine ou à la violence. Elle estime que l’incitation à la violence ne peut pas être déduite d’un examen conjoint des éléments utilisés pour la mise en scène et du contexte dans lequel l’acte a eu lieu, et qu’elle ne peut pas non plus être établie sur la base des conséquences de l’acte qui, d’après les faits déclarés prouvés par le juge, n’a pas été accompagné de conduites violentes ni de troubles à l’ordre public. Les incidents qui auraient eu lieu quelques jours plus tard dans le cadre d’actes de protestation contre l’inculpation des deux requérants, auxquels le Gouvernement se réfère, ne changent rien à cette conclusion. Ces incidents ne sauraient être interprétés comme la conséquence de la mise en scène organisée par les requérants mais comme une réaction à l’encontre de l’utilisation par l’État de la répression pénale.

41. Pour ce qui est du discours de haine en tant que justification de la condamnation pénale, la Cour rappelle que, si sa jurisprudence a consacré le caractère éminent et essentiel de la liberté d’expression dans une société démocratique, elle en a également défini les limites. Elle a jugé, notamment, que les discours incompatibles avec les valeurs proclamées et garanties par la Convention sont soustraits à la protection de l’article 10 par l’article 17. La Cour a ainsi eu à connaître d’affaires où étaient incriminées des déclarations qui niaient l’Holocauste, qui justifiaient une politique pronazie ou qui associaient tous les musulmans à un acte de terrorisme grave (Lehideux et Isorni c. France, 23 septembre 1998, §§ 47 et 53, Recueil des arrêts et décisions 1998‑VII, W.P. et autres c. Pologne (déc.), no 42264/98, CEDH 2004‑VII (extraits), Norwood c. Royaume-Uni (déc.), no 23131/03, CEDH 2004‑XI, et Witzsch c. Allemagne (déc.), no 7485/03, 13 décembre 2005). La protection de l’article 10 de la Convention est limitée, voire exclue, s’agissant d’un discours de haine, terme qui doit être compris comme couvrant toutes formes d’expression qui propagent, incitent à, promeuvent ou justifient la haine raciale, la xénophobie, l’antisémitisme ou d’autres formes de haine fondées sur l’intolérance (Gündüz, précité, § 22), et qui doit être examiné en tenant éminemment compte du contexte (Perinçek c. Suisse [GC], no 27510/08, §§ 204-208, CEDH 2015 (extraits)). L’inclusion dans le discours de haine d’un acte qui, comme celui reproché en l’espèce aux requérants, est l’expression symbolique du rejet et de la critique politique d’une institution et l’exclusion qui en découle du champ de protection garanti par la liberté d’expression impliqueraient une interprétation trop large de l’exception admise par la jurisprudence de la Cour – ce qui risquerait de nuire au pluralisme, à la tolérance et à l’esprit d’ouverture sans lesquels il n’est pas de « société démocratique ».

42. En conclusion, la Cour estime qu’il n’est pas possible de considérer les faits comme faisant partie du discours de la haine, l’exception préliminaire du Gouvernement tirée de l’article 17 de la Convention devant par conséquent être rejetée (voir, mutatis mutandis, Féret c. Belgique, no 15615/07, § 82, 16 juillet 2009). En ce qui concerne la sanction pénale imposée aux requérants – ayant consisté en l’imposition d’une peine d’emprisonnement qui devait être exécutée en cas de non-versement de l’amende –, la Cour considère que, dans les circonstances du cas d’espèce, et comme elle l’a déjà établi dans sa jurisprudence (paragraphe 34 ci‑dessus), une peine d’emprisonnement imposée par une infraction commise dans un cadre de débat politique, en ce qu’elle représente la plus forte réprobation juridique d’un comportement, constitue une ingérence dans la liberté d’expression qui n’était pas proportionnée au but légitime poursuivi ni nécessaire dans une société démocratique. Dès lors, il y a eu violation de l’article 10 de la Convention.

III. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 9 DE LA CONVENTION

43. Les requérants se plaignent également d’une violation de l’article 9 de la Convention combiné avec l’article 10. Ce grief portant sur les mêmes faits que ceux examinés sur le terrain de l’article 10 de la Convention, la Cour estime qu’il n’est pas nécessaire de l’examiner séparément.

IV. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

44. Aux termes de l’article 41 de la Convention,

« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »

A. Dommage

45. Les requérants demandent chacun 2 700 EUR au titre du préjudice matériel qu’ils estiment avoir subi, précisant que cette somme correspond au montant de l’amende qui leur a été infligée. Ils réclament également chacun 6 000 EUR au titre du préjudice moral qu’ils disent avoir subi.

46. S’agissant du préjudice matériel allégué, le Gouvernement considère que, en cas de constat de violation de la Convention, il conviendrait de procéder à une réouverture de la procédure nationale, dans le cadre de laquelle les tribunaux internes devraient examiner la question du remboursement de l’amende. Quant au préjudice moral allégué, il dit qu’aucun justificatif n’a été produit.

47. La Cour constate qu’il existe un lien de causalité entre la violation de l’article 10 de la Convention et le préjudice matériel subi par les requérants, engendré par l’obligation imposée à chacun d’entre eux de payer une amende pénale s’élevant à 2 700 EUR. Elle octroie donc cette somme à chacun d’entre eux.

48. Quant au dommage moral, la Cour estime, à la lumière de l’ensemble des circonstances de l’espèce, que le constat de violation suffit à remédier au tort que la condamnation, jugée contraire à l’article 10 de la Convention, a pu causer aux requérants.

B. Frais et dépens

49. Les requérants sollicitent au total 1 740 EUR et 7 260 EUR pour les frais et dépens engagés devant les juridictions internes et devant la Cour, respectivement. Ils fournissent à l’appui de leur demande des notes d’honoraires d’avocat.

50. S’agissant des frais des procédures internes, le Gouvernement indique qu’ils ne peuvent pas être réclamés sous l’angle de l’article 41 de la Convention. Quant aux frais de la procédure devant la Cour, il déclare laisser à l’appréciation de cette dernière leur montant.

51. Selon la jurisprudence de la Cour, un requérant ne peut obtenir le remboursement de ses frais et dépens que dans la mesure où se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et le caractère raisonnable de leur taux. En l’espèce, eu égard aux justificatifs produits par les requérants, aux critères exposés ci-dessus et à la complexité et à l’importance de l’affaire, la Cour accorde aux requérants la somme demandée, soit 9 000 EUR.

C. Intérêts moratoires

52. La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.

PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,

1. Décide de joindre les requêtes ;

2. Joint au fond et rejette l’exception du Gouvernement tirée de l’article 17 de la Convention ;

3. Déclare les requêtes recevables ;

4. Dit qu’il y a eu violation de l’article 10 de la Convention ;

5. Dit qu’il n’y a pas lieu d’examiner le grief tiré de l’article 9 de la Convention ;

6. Dit que le constat d’une violation fournit en soi une satisfaction équitable suffisante pour le dommage moral subi par les requérants ;

7. Dit,

a) que l’État défendeur doit verser, dans les trois mois à compter du jour où l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, les sommes totales suivantes :

i. 2 700 EUR (deux mille sept cents euros) à chacun des requérants, plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt, pour dommage matériel ;

ii. 9 000 EUR (neuf mille euros) conjointement aux requérants, plus tout montant pouvant être dû par ceux-ci à titre d’impôt, pour frais et dépens ;

b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ces montants seront à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;

8. Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.

Fait en français, puis communiqué par écrit le 13 mars 2018, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement de la Cour.

Fatoş AracıHelena Jäderblom
Greffière adjointePrésidente


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