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13/03/2018 | CEDH | N°001-181721

CEDH | CEDH, AFFAIRE EBEDİN ABİ c. TURQUIE, 2018, 001-181721


DEUXIÈME SECTION

AFFAIRE EBEDİN ABİ c. TURQUIE

(Requête no 10839/09)

ARRÊT

STRASBOURG

13 mars 2018

DÉFINITIF

13/06/2018

Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.




En l’affaire Ebedin Abi c. Turquie,

La Cour européenne des droits de l’homme (deuxième section), siégeant en une chambre composée de :

Robert Spano, président,
Paul Lemmens,
Ledi Bianku,
Işıl Karakaş,
Nebojša Vučinić,
Vale

riu Griţco,
Stéphanie Mourou-Vikström, juges,
et de Hasan Bakırcı, greffier adjoint de section,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 13 février 20...

DEUXIÈME SECTION

AFFAIRE EBEDİN ABİ c. TURQUIE

(Requête no 10839/09)

ARRÊT

STRASBOURG

13 mars 2018

DÉFINITIF

13/06/2018

Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.

En l’affaire Ebedin Abi c. Turquie,

La Cour européenne des droits de l’homme (deuxième section), siégeant en une chambre composée de :

Robert Spano, président,
Paul Lemmens,
Ledi Bianku,
Işıl Karakaş,
Nebojša Vučinić,
Valeriu Griţco,
Stéphanie Mourou-Vikström, juges,
et de Hasan Bakırcı, greffier adjoint de section,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 13 février 2018,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

PROCÉDURE

1. À l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 10839/09) dirigée contre la République de Turquie et dont un ressortissant de cet État, M. Ebedin Abi (« le requérant »), a saisi la Cour le 24 décembre 2008 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).

2. Le requérant a été représenté par Me S. Coşkun, avocat à Ankara. Le gouvernement turc (« le Gouvernement ») a été représenté par son agent.

3. Le 7 juillet 2014, le grief concernant l’article 3 de la Convention a été communiqué au Gouvernement et la requête a été déclarée irrecevable pour le surplus conformément à l’article 54 § 3 du règlement de la Cour.

EN FAIT

I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE

4. Le requérant est né en 1970 et détenu à Kırıkkale.

5. Il est atteint d’un diabète de type 2[1] et d’une coronaropathie[2]. Il a subi une angioplastie coronaire par le passé.

6. Selon un rapport médical du 29 juin 2004 émanant de l’hôpital universitaire de Gaziantep, l’état de santé du requérant nécessitait que celui‑ci suivît un régime pour diabétique et un régime adapté à sa coronaropathie et qu’il vécût dans un environnement exempt de toute fumée de tabac et bien aéré.

7. Le 30 avril 2008, le requérant fut incarcéré au centre pénitentiaire de type H d’Erzurum, où il demeura jusqu’au 6 mars 2009, pour avoir commis des actes de terrorisme.

8. Le 17 juillet 2008, le requérant fut conduit au service de cardiologie de l’hôpital universitaire Atatürk d’Erzurum (« l’hôpital d’Erzurum ») et y subit des tests sanguins et une échocardiographie.

9. Par un rapport du 24 juillet 2008, le conseil de santé de l’hôpital d’Erzurum indiqua que, en raison de ses problèmes cardiaques, le requérant devait suivre un régime alimentaire spécifique contre l’excès de cholestérol, riche en viande de volaille et en légumes, et pauvre en viande bovine et en graisses saturées. Ce rapport mentionnait que, si l’établissement pénitentiaire où le requérant était placé proposait une multitude de choix de menus au quotidien, il ne serait pas nécessaire de transférer l’intéressé vers un autre établissement offrant une telle possibilité. Il ajoutait que, en revanche, si l’établissement en question proposait un seul menu standard, le conseil de santé de l’hôpital d’Erzurum allait une nouvelle fois se réunir afin de décider de la nécessité du transfert ou non du requérant dans un autre établissement pénitentiaire, après avoir pris l’avis d’un diététicien sur le taux de cholestérol du menu standard.

10. À une date non précisée, le requérant, soutenant que le repas servi en milieu carcéral n’était pas conforme à son régime alimentaire médicalement prescrit, demanda à l’administration pénitentiaire d’en envoyer des échantillons au ministère de la Justice et à la commission d’examen des droits de l’Homme de la Grande Assemblée nationale de Turquie.

11. Le 24 octobre 2008, le conseil de discipline de l’établissement pénitentiaire rejeta sa demande au motif que les aliments se dégraderaient très vite avant d’arriver à destination. Ledit conseil précisa qu’il était loisible à l’intéressé d’adresser une plainte par courrier à l’attention des institutions susmentionnées pour leur faire part de ses doléances relatives aux plats servis en prison.

12. Le requérant fit opposition contre cette décision. Le 7 novembre 2008, le juge d’application des peines d’Erzurum (« le juge d’application des peines ») rejeta ce recours. Le 5 décembre 2008, la cour d’assises d’Erzurum (« la cour d’assises ») confirma la décision de rejet du juge d’application des peines.

13. Entre-temps, le 24 novembre 2008, le requérant avait été conduit au service des urgences de l’hôpital d’Erzurum pour des douleurs dans la poitrine. Le 5 décembre 2008, il y subit un électrocardiogramme d’effort.

14. À une date non précisée, le requérant saisit le juge d’application des peines pour dénoncer un refus de l’administration pénitentiaire, malgré de multiples demandes faites par lui en ce sens, de lui procurer des repas conformes au régime alimentaire médicalement prescrit, lequel aurait pourtant fait partie intégrante de son traitement médical, ainsi que pour se plaindre de difficultés rencontrées dans l’obtention de médicaments. Le requérant s’exprima notamment comme suit :

« (...) mon état de santé [n’est pas bon] ; l’administration pénitentiaire m’a indiqué qu’on me fournissait des repas conformes à mon régime, mais ce n’est pas vrai ; il est possible de le constater à partir des enregistrements des caméras de surveillance ; on ne m’a pas fourni la liste des menus alors que je voulais la soumettre à l’examen du ministère. »

15. Le 2 janvier 2009, le juge d’application des peines accueillit favorablement la demande du requérant. Dans sa décision, ce juge se référait à un document écrit que l’administration pénitentiaire avait rédigé à l’attention du parquet d’Erzurum, dans lequel elle affirmait :

« (...) les régimes médicalement prescrits ne peuvent pas être préparés dans la cuisine de [notre] établissement ; on peut seulement préparer les mêmes repas que ceux préparés pour les autres [détenus], en version sans sel et sans épices. Parfois, on fournit des pommes de terre, des œufs bouillis et des tomates. »

16. Le juge d’application des peines précisait que l’établissement pénitentiaire n’avait pas indiqué dans ce document écrit si les repas contenaient ou non des matières grasses et que, par conséquent, le taux de cholestérol de ceux-ci ne pouvait pas être évalué. Considérant qu’il n’était pas possible de comprendre en quoi les repas ainsi préparés étaient conformes aux prescriptions médicales, il ordonna que le menu standard fût examiné par un diététicien et, en cas de non‑conformité de ce menu au régime du requérant, qu’un menu conforme à celui-ci fût procuré à l’intéressé.

17. Le 5 janvier 2009, le procureur de la République d’Erzurum (« le procureur ») forma opposition contre la décision du 2 janvier 2009. Le 8 janvier 2009, le juge d’application des peines rejeta ce recours.

18. Le même jour, le procureur forma une nouvelle opposition contre la décision du 8 janvier 2009, cette fois devant la cour d’assises. Il exposait ce qui suit : les repas étaient préparés dans la cuisine de l’établissement pénitentiaire ; le montant de l’indemnité journalière, qui s’élevait à 3 livres turques (TRY – soit environ 1,40 euro à l’époque pertinente) par détenu, empêchait de préparer plus d’un seul type de repas par jour, et, pour cette raison, les détenus n’avaient pas la possibilité de se voir proposer plusieurs types de menus ; les menus des régimes alimentaires médicalement prescrits au total pour trente-huit individus incarcérés dans le même établissement ne pouvaient pas être préparés, et seul le menu standard en version sans sel, sans matières grasses et sans épices pouvait être fourni. Selon le procureur, l’établissement allait pouvoir améliorer son service en la matière seulement en cas d’augmentation du montant de l’indemnité journalière.

19. Le 9 janvier 2009, la cour d’assises suivit le raisonnement du procureur et censura les décisions du juge d’application des peines en date des 2 et 8 janvier 2009.

20. Par ailleurs, d’après les listes hebdomadaires des menus standard de la semaine du 24 février 2009 et de celle du 3 mars 2009, les repas servis aux détenus du centre pénitentiaire d’Erzurum avaient été préparés principalement à base de viande bovine, de friture et de féculents, la viande de volaille avait été servie seulement une fois par semaine et lesdits menus avaient comporté une faible quantité de légumes frais.

II. LE DROIT INTERNE PERTINENT

21. En ses articles pertinents en l’espèce en vigueur à l’époque des faits, le règlement adopté par le ministère de la Justice sur l’indemnité journalière accordée aux condamnés, aux détenus et au personnel pénitentiaire (JO no 25978 du 26 octobre 2005) disposait ce qui suit :

Le montant de l’indemnité journalière

Article 5

Le montant de l’indemnité journalière est la somme déterminée, ensemble avec le ministère de la Santé, après examen des besoins caloriques journaliers et des moyens budgétaires.

L’indemnité journalière des malades

Article 9

Les condamnés et les détenus malades se verront servir des aliments qui seront déterminés par le médecin de l’établissement [pénitentiaire].

22. Le décret adopté en Comité des ministres sur la gestion des centres pénitentiaires et l’exécution des peines et des mesures de sûreté (JO no 26131 du 6 avril 2006) dispose ce qui suit :

Titre II

Missions, compétences et responsabilités du personnel

Services de santé

Article 25-7

Les missions du diététicien : il/elle prend les mesures nécessaires pour assurer une alimentation saine en fonction des besoins caloriques des détenus et du personnel de l’établissement, planifie leurs indemnités journalières, hebdomadaires et mensuelles, s’assure de la préparation des repas conformes à l’état de santé des malades et prend toutes autres mesures à cet effet.

EN DROIT

I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 3 DE LA CONVENTION

23. Le requérant allègue que le refus des autorités de lui procurer une alimentation conforme au régime médicalement prescrit a porté atteinte à son droit de vivre en pleine santé, et ce, selon lui, en méconnaissance de l’article 2 de la Convention. Par ailleurs, il soutient que son maintien en détention dans les circonstances de la cause était constitutif d’une violation de l’article 5 de la Convention.

24. Le Gouvernement conteste cette thèse.

25. La Cour estime qu’il convient d’examiner sous l’angle du seul article 3 de la Convention les griefs formulés par le requérant, étant entendu que, maîtresse de la qualification juridique des faits de la cause, elle n’est pas liée par celle que leur attribuent les requérants ou les gouvernements (Lopes de Sousa Fernandes c. Portugal [GC], no 56080/13, § 145, CEDH 2017).

L’article 3 de la Convention est ainsi libellé :

« Nul ne peut être soumis à la torture ni à des peines ou traitements inhumains ou dégradants. »

A. Sur la recevabilité

26. Le Gouvernement soutient qu’il n’a pas été démontré que l’état de santé du requérant avait connu une détérioration en raison de l’absence de suivi du régime prescrit par les médecins, et que les conditions de détention de l’intéressé n’ont pas atteint le seuil de gravité requis pour l’application de l’article 3 de la Convention. Il considère que la requête est manifestement mal fondée.

27. La Cour estime que l’exception soulevée par le Gouvernement, et tenant à la question de l’applicabilité de l’article 3 de la Convention en l’espèce, pose des questions de fait et de droit qui ne peuvent être résolues au stade de la recevabilité. Partant, son examen doit donc être joint à l’examen au fond de l’affaire. Constatant par ailleurs que la requête n’est pas manifestement mal fondée au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et qu’elle ne se heurte à aucun autre motif d’irrecevabilité, la Cour la déclare recevable.

B. Sur le fond

28. Le requérant dénonce le refus des autorités de lui procurer une alimentation conforme aux prescriptions médicales et une détérioration de son état de santé. Il estime que cette situation a emporté violation de l’article 3 de la Convention.

29. Le Gouvernement conteste cette thèse. Il explique que, à l’instar des autres détenus, le requérant avait la possibilité de s’approvisionner auprès de la cantine, laquelle aurait offert un large choix de nourriture diversifiée, dont des fruits et légumes, et qu’il pouvait également s’adresser à un fournisseur externe pour se procurer les aliments recommandés par les médecins.

30. La Cour rappelle les principes qui se dégagent de sa jurisprudence en la matière.

Comme elle l’a dit à de nombreuses reprises, l’article 3 de la Convention doit être considéré comme l’une des clauses primordiales de la Convention consacrant l’une des valeurs fondamentales des sociétés démocratiques qui forment le Conseil de l’Europe (Pretty c. Royaume-Uni, no 2346/02, § 49, CEDH 2002‑III). Contrastant avec les autres dispositions de la Convention, l’article 3 est libellé en termes absolus, ne prévoyant ni exceptions ni conditions, et, d’après l’article 15 de la Convention, il ne souffre nulle dérogation (voir, entre autres, Chahal c. Royaume-Uni, 15 novembre 1996, § 79, Recueil des arrêts et décisions 1996‑V).

31. Pour tomber sous le coup de l’article 3, un mauvais traitement doit atteindre un seuil minimum de gravité. L’appréciation de ce minimum est relative par essence et dépend de l’ensemble des données de la cause, et notamment de la nature et du contexte du traitement, de sa durée et de ses effets physiques ou mentaux, ainsi que, parfois, du sexe, de l’âge et de l’état de santé de la victime (voir, parmi d’autres, Mikadzé c. Russie, no 52697/99, § 108, 7 juin 2007, et Dybeku c. Albanie, no 41153/06, § 36, 18 décembre 2007). Pour qu’une peine ou le traitement dont elle s’accompagne soient « inhumains » ou « dégradants », la souffrance doit en tout cas aller au-delà de celle que comporte inévitablement une forme donnée de traitement ou de peine légitime.

32. S’agissant en particulier des personnes privées de liberté, l’article 3 de la Convention impose à l’État l’obligation positive de s’assurer que tout prisonnier est détenu dans des conditions compatibles avec le respect de la dignité humaine, que les modalités d’exécution de la mesure ne soumettent pas l’intéressé à une détresse ou une épreuve d’une intensité qui excède le niveau inévitable de souffrance inhérent à la détention et que, eu égard aux exigences pratiques de l’emprisonnement, la santé et le bien-être du prisonnier sont assurés de manière adéquate, notamment par l’administration des soins médicaux requis (Kudła c. Pologne [GC], no 30210/96, § 94, CEDH 2000‑XI, Mouisel c. France, no 67263/01, § 40, CEDH 2002‑IX, et Tekin Yıldız c. Turquie, no 22913/04, § 71, 10 novembre 2005). Ainsi, le manque de soins médicaux appropriés et, plus généralement, la détention d’une personne malade dans des conditions inadéquates peuvent en principe constituer un traitement contraire à l’article 3 (voir, par exemple, İlhan c. Turquie [GC], no 22277/93, § 87, CEDH 2000‑VII, Price c. Royaume-Uni, no 33394/96, § 30, CEDH 2001‑VII, et Naoumenko c. Ukraine, no 42023/98, § 112, 10 février 2004). L’État est tenu, nonobstant les problèmes logistiques et financiers, d’organiser son système pénitentiaire de façon à assurer aux détenus le respect de leur dignité humaine (voir, mutatis mutandis, Benediktov c. Russie, no 106/02, § 37, 10 mai 2007, et Soukhovoï c. Russie, no 63955/00, § 31, 27 mars 2008).

33. Ainsi, les conditions de détention d’une personne malade doivent garantir la protection de sa santé, eu égard aux contingences ordinaires et raisonnables de l’emprisonnement. L’article 3 de la Convention impose à l’État de protéger l’intégrité physique des personnes privées de liberté. En particulier, la Cour estime que l’obligation des autorités nationales d’assurer la santé et le bien-être général d’un détenu implique, entre autres, l’obligation de nourrir convenablement celui-ci (voir, mutatis mutandis, Ilaşcu et autres c. Moldova et Russie [GC], no 48787/99, § 451, CEDH 2004‑VII, et Moisejevs c. Lettonie, no 64846/01, § 78, 15 juin 2006).

34. En l’espèce, la Cour observe qu’il n’est pas contesté par les parties que l’état de santé du requérant nécessitait que celui-ci fût soigné pour ses différentes maladies. Elle devra donc examiner, au regard des principes énoncés ci‑dessus, si le requérant a bénéficié de soins médicaux suffisants et adéquats pendant sa détention au centre pénitentiaire d’Erzurum et si le refus des autorités de lui procurer une alimentation conforme aux prescriptions médicales était compatible avec l’article 3 de la Convention.

35. La Cour note d’abord avec satisfaction que le requérant a été hospitalisé dans différents établissements de santé quand cela s’est avéré nécessaire (paragraphes 8 et 13 ci-dessus).

36. Elle constate ensuite que le requérant souffrait d’un diabète de type 2 et d’une maladie des artères coronaires, ce qui ressort de deux rapports médicaux, concordants sur ce point (paragraphes 6 et 9). D’après ces rapports, l’intéressé devait suivre un régime alimentaire pour diabétique, hypocalorique, et pauvre en viande bovine et en graisses saturées.

37. Or, ayant examiné les éléments dont elle dispose, la Cour relève que le requérant s’est vu servir des plats principalement à base de viande bovine et de féculents dans l’établissement pénitentiaire en question (paragraphe 22 ci-dessus), qu’il s’en est plaint auprès de l’administration pénitentiaire et que celle-ci a refusé de donner une suite favorable à sa demande de mise en conformité de son alimentation avec les exigences du régime médicalement prescrit (paragraphes 10 et 11 ci-dessus).

38. Elle observe également que l’intéressé a dénoncé l’attitude de l’administration pénitentiaire à son égard devant le juge d’application des peines. Ce juge a relevé que l’administration pénitentiaire procurait au requérant, ainsi qu’à trente-sept autres détenus malades, les mêmes repas que ceux qui étaient servis aux détenus en bonne santé à la seule différence que ces repas étaient réduits en sel et en épices. Il a favorablement accueilli la demande de l’intéressé, considérant qu’il n’était pas établi en quoi ces repas servis sans sel et sans épices étaient conformes au régime médicalement prescrit à celui-ci et que l’administration pénitentiaire n’avait pas précisé si les repas contenaient des matières grasses ou non (paragraphes 16 et 17 ci-dessus).

39. Ensuite, la Cour observe que le procureur a attaqué la décision du juge d’application des peines devant la cour d’assises au motif que l’administration pénitentiaire était dans l’impossibilité de préparer et de fournir un menu spécifique en raison d’une insuffisance de moyens financiers, le montant de l’indemnité journalière accordée aux détenus étant de 3 TRY. Dans le cadre de l’opposition ainsi formée par lui, le procureur a indiqué que la préparation de menus conformes aux régimes médicalement prescrits serait envisageable uniquement en cas d’augmentation du montant de ladite indemnité. La cour d’assises a donné raison au procureur, confirmant que le requérant se voyait proposer des repas sans matières grasses, sans sel et sans épices par le centre pénitentiaire.

40. Sur ce point, la Cour rappelle sa jurisprudence relative aux exigences en matière d’adéquation des sommes allouées aux détenus, selon laquelle, pour des détentions longues, semblables à celle du requérant, les autorités compétentes doivent garantir une alimentation journalière adéquate et suffisante, le cas échéant par la mise en place d’une structure interne pour la restauration des détenus (voir, mutatis mutandis, Chkhartishvili c. Grèce, no 22910/10, § 61, 2 mai 2013, et De los Santos et de la Cruz c. Grèce, nos 2134/12 et 2161/12, § 44, 26 juin 2014).

41. Elle relève que, en l’espèce, l’établissement pénitentiaire où le requérant était incarcéré à l’époque pertinente était bien doté d’une structure de restauration et que les plats y étaient préparés sur place par le personnel affecté à cet effet. Toutefois, elle constate que, eu égard au montant de l’indemnité journalière allouée aux détenus, l’établissement en question n’était pas en mesure de fournir des repas conformes aux exigences spécifiques des régimes alimentaires des détenus malades, nonobstant les prescriptions médicales y afférentes.

42. À cet égard, la Cour note que, d’après la réglementation interne, les détenus malades avaient droit aux produits alimentaires indiqués par les médecins des établissements pénitentiaires. Le montant de l’indemnité journalière qui devait être accordée aux détenus malades dépendait des prescriptions médicales les concernant (paragraphe 21 ci-dessus).

43. Dans ces circonstances, la Cour estime que le refus de mettre l’alimentation du requérant en conformité avec les prescriptions médicales faites à ce dernier ne peut aucunement être justifié par des motifs économiques, étant donné que la loi en vigueur à l’époque des faits prévoyait un budget à part pour les détenus malades.

44. Par ailleurs, la Cour note que ni le procureur ni la cour d’assises n’ont cherché à savoir si l’administration pénitentiaire avait sollicité les autorités compétentes en vue d’une augmentation de l’indemnité journalière pour subvenir aux besoins alimentaires des détenus malades, conformément à la loi.

45. En tout état de cause, les tribunaux internes ayant refusé de chercher à savoir si les produits alimentaires servis au requérant étaient conformes au régime médicalement prescrit à celui-ci, la Cour ne voit pas comment ils ont pu estimer que la pratique suivie par le centre pénitentiaire était compatible avec l’état de santé de l’intéressé.

46. Ce constat s’impose d’autant plus que, d’après les pièces versées au dossier, le requérant n’était pas le seul à être concerné par cette pratique. En effet, il ressort desdites pièces que celle-ci était indistinctement suivie, nonobstant les spécificités des maladies dont souffraient les détenus. Or, aux yeux de la Cour, une telle pratique s’analyse en un manque de précaution, de la part de l’établissement pénitentiaire en question, pour la sauvegarde de la santé des individus concernés (paragraphe 18 ci-dessus).

47. Par ailleurs, la Cour ne saurait partager l’avis du Gouvernement selon lequel le requérant aurait pu se procurer des repas adaptés à son régime alimentaire en les commandant auprès d’un fournisseur externe ou en s’approvisionnant auprès de la cantine de l’établissement pénitentiaire. Dans cette hypothèse, l’intéressé aurait dû lui-même supporter le coût de sa consommation. Or l’état de santé du requérant ne devrait pas faire peser sur ce dernier un fardeau économique plus lourd que celui supporté par les détenus en bonne santé. Partant, la Cour est d’avis qu’une solution onéreuse n’est pas compatible avec le devoir de l’État d’organiser son système pénitentiaire de façon à assurer aux détenus le respect de leur dignité humaine, nonobstant les problèmes logistiques et financiers (voir, mutatis mutandis, Soukhovoï, précité, § 31, et Benediktov, précité, § 37).

48. Aussi, en premier lieu, pour les raisons susvisées, la Cour constate‑t‑elle que, en agissant de la manière susmentionnée, les autorités ont omis de prendre les mesures nécessaires à la sauvegarde de la santé du requérant.

49. En second lieu, et quant à la question de la détérioration de l’état de santé du requérant consécutivement à l’impossibilité pour celui-ci de suivre le régime médicalement prescrit, la Cour rappelle que les allégations de traitements contraires à l’article 3 de la Convention doivent être étayées par des éléments de preuve appropriés (Klaas c. Allemagne, 22 septembre 1993, § 30, série A no 269, Erdagöz c. Turquie, 22 octobre 1997, § 40, Recueil 1997‑VI, Martinez Sala et autres c. Espagne, no 58438/00, § 121, 2 novembre 2004, et Hüsniye Tekin c. Turquie, no 50971/99, § 43, 25 octobre 2005). Pour l’établissement des faits allégués, elle se sert du critère de la preuve « au-delà de tout doute raisonnable » ; une telle preuve peut néanmoins résulter d’un faisceau d’indices, ou de présomptions non réfutées, suffisamment graves, précis et concordants (Irlande c. Royaume‑Uni, 18 janvier 1978, § 161 in fine, série A no 25, et Labita c. Italie [GC], no 26772/95, §§ 121 et 152, CEDH 2000‑IV).

50. Cela dit, la Cour reconnaît qu’il peut être effectivement difficile pour un individu en détention d’obtenir des preuves médicales de ce qu’il avance (Ayan c. Turquie, no 24397/03, § 55, 12 octobre 2010) et que les difficultés rencontrées par un requérant pour étayer sa cause peuvent également résulter de l’omission par les autorités de réagir effectivement aux griefs formulés devant elles (idem, § 56).

51. La Cour prend note à cet égard de la position du Gouvernement, qui soutient que la preuve de la détérioration de l’état de santé du requérant n’a pas été apportée, que celui-ci ne s’est pas plaint d’une quelconque aggravation de sa maladie après le prononcé de l’arrêt de la cour d’assises et que l’absence de suivi du régime médicalement prescrit n’a pas causé à l’intéressé une souffrance allant au-delà de celle inévitablement inhérente à la détention.

52. En l’occurrence, la Cour observe que, à l’époque pertinente, le requérant a fait usage de tous les recours disponibles pour présenter aux autorités nationales ses griefs relatifs à une non-conformité des repas servis à son régime et à une détérioration de son état de santé liée à son alimentation. Elle note qu’il a par la suite soulevé ces questions devant elle, postérieurement à la décision rendue en dernier ressort en droit interne. La Cour ne voit pas à quelle occasion, ou devant quelle autorité, l’intéressé aurait pu formuler davantage ses griefs. Elle constate que les autorités nationales ont manqué de réactivité face aux multiples demandes que le requérant déclare avoir soumises pour la mise en conformité de son alimentation avec les exigences de son état de santé (paragraphes 10 à 12 et 14 ci-dessus).

53. Eu égard à l’impossibilité pour une personne détenue de se faire prendre médicalement en charge à tout moment et dans un hôpital de son choix, la Cour considère qu’il revenait aux autorités internes de faire examiner le menu standard proposé par l’établissement pénitentiaire en cause par un spécialiste et de soumettre le requérant, par la même occasion, à un examen médical spécifiquement en rapport avec ses griefs.

54. En effet, comme il a été précédemment souligné, les autorités n’ont pas cherché à savoir si l’alimentation procurée au requérant était convenable ni si le non-respect du régime médicalement prescrit à celui-ci a eu des effets néfastes sur son état de santé, l’intéressé ayant d’ailleurs été transféré le 24 novembre 2008 au service des urgences de l’hôpital d’Erzurum pour des douleurs dans la poitrine (paragraphe 13 ci-dessus).

55. La Cour observe en outre que le Gouvernement n’a apporté aucune explication spécifique quant aux effets de la pratique suivie par l’établissement pénitentiaire sur l’état de santé du requérant et que les autorités internes ne se sont pas non plus penchées sur cette question.

56. Partant, la Cour estime que, par leur carence, les autorités internes n’ont pas pris les mesures nécessaires pour la protection de la santé et du bien-être du requérant et qu’elles ont manqué, pour cette raison, à assurer à ce dernier des conditions de détention adéquates et respectueuses de la dignité humaine, en méconnaissance de l’article 3 de la Convention.

57. Ces éléments suffisent à la Cour pour conclure au rejet de l’exception préliminaire soulevé par le Gouvernement (paragraphe 27 ci-dessus) et à la violation de cette disposition.

II. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

58. Aux termes de l’article 41 de la Convention,

« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »

A. Dommage

59. Le requérant réclame 110 000 euros (EUR) au titre du préjudice moral qu’il dit avoir subi.

60. Le Gouvernement estime que cette somme est exorbitante et non justifiée par les circonstances de la cause.

61. La Cour considère que le requérant a subi un dommage moral que ne peut suffisamment réparer le seul constat d’une violation. Statuant en équité, elle lui alloue 5 000 euros (EUR) à ce titre.

B. Frais et dépens

62. Le requérant demande également 1 150 EUR pour les frais et dépens engagés devant les juridictions internes et pour ceux engagés devant la Cour.

63. Le Gouvernement conteste cette somme.

64. Selon la jurisprudence de la Cour, un requérant ne peut obtenir le remboursement de ses frais et dépens que dans la mesure où se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et le caractère raisonnable de leur taux. En l’espèce, compte tenu des documents dont elle dispose, la Cour accorde l’intégralité de la somme réclamée par le requérant pour la procédure devant les instances judiciaires nationales.

C. Intérêts moratoires

65. La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.

PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,

1. Joint au fond l’exception du Gouvernement relative à l’applicabilité de l’article 3 de la Convention, et la rejette ;

2. Déclare la requête recevable;

3. Dit, qu’il y a eu violation de l’article 3 de la Convention ;

4. Dit,

a) que l’État défendeur doit verser au requérant, dans les trois mois à compter du jour où l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, les sommes suivantes, à convertir en livres turques, au taux applicable à la date du règlement :

i. 5 000 EUR (cinq mille euros), plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt, pour dommage moral,

ii. 1 150 EUR (mille cent cinquante euros), plus tout montant pouvant être dû par le requérant à titre d’impôt, pour frais et dépens ;

b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ces montants seront à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;

5. Rejette, la demande de satisfaction équitable pour le surplus.

Fait en français, puis communiqué par écrit le 13 mars 2018, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement de la Cour.

Hasan BakırcıRobert Spano
Greffier adjointPrésident

* * *

[1]. Le diabète de type 2 est une maladie caractérisée par une hyperglycémie chronique, c’est-à-dire par un taux trop élevé de glucose (sucre) dans le sang.

[2]. La maladie des artères coronaires.


Synthèse
Formation : Cour (deuxiÈme section)
Numéro d'arrêt : 001-181721
Date de la décision : 13/03/2018
Type d'affaire : au principal et satisfaction équitable
Type de recours : Violation de l'article 3 - Interdiction de la torture (Article 3 - Traitement dégradant) (Volet matériel);Préjudice moral - réparation (Article 41 - Préjudice moral;Satisfaction équitable)

Parties
Demandeurs : EBEDİN ABİ
Défendeurs : TURQUIE

Composition du Tribunal
Avocat(s) : COSKUN S.

Origine de la décision
Date de l'import : 08/02/2021
Fonds documentaire ?: HUDOC

Source

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