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18/12/2018 | CEDH | N°001-188363

CEDH | CEDH, AFFAIRE SABER ET BOUGHASSAL c. ESPAGNE, 2018, 001-188363


TROISIÈME SECTION

AFFAIRE SABER ET BOUGHASSAL c. ESPAGNE

(Requêtes nos 76550/13 et 45938/14)

ARRÊT

STRASBOURG

18 décembre 2018

DÉFINITIF

18/03/2019

Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.




En l’affaire Saber et Boughassal c. Espagne,

La Cour européenne des droits de l’homme (troisième section), siégeant en une chambre composée de :

Vincent A. De Gaetano, président,
Branko Lubarda,
Helen Keller,
Pe

re Pastor Vilanova,
Alena Poláčková,
Georgios A. Serghides,
María Elósegui, juges,
et de Fatoş Aracı, greffière adjointe de section,

Après en...

TROISIÈME SECTION

AFFAIRE SABER ET BOUGHASSAL c. ESPAGNE

(Requêtes nos 76550/13 et 45938/14)

ARRÊT

STRASBOURG

18 décembre 2018

DÉFINITIF

18/03/2019

Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.

En l’affaire Saber et Boughassal c. Espagne,

La Cour européenne des droits de l’homme (troisième section), siégeant en une chambre composée de :

Vincent A. De Gaetano, président,
Branko Lubarda,
Helen Keller,
Pere Pastor Vilanova,
Alena Poláčková,
Georgios A. Serghides,
María Elósegui, juges,
et de Fatoş Aracı, greffière adjointe de section,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 27 novembre 2018,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

PROCÉDURE

1. À l’origine de l’affaire se trouvent deux requêtes (nos 76550/13 et 45938/14) dirigées contre le Royaume d’Espagne et dont deux ressortissants marocains, MM. Aziz Saber (« le premier requérant ») et Hamza Boughassal (« le second requérant ») ont saisi la Cour respectivement le 29 novembre 2013 et le 10 juin 2014 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).

2. Les requérants ont été représentés par Me B. Salellas i Vilar, avocat exerçant à Gérone. Le gouvernement espagnol (« le Gouvernement ») a été représenté par son agent, R.-A. León Cavero, avocat de l’État et chef du service juridique des droits de l’homme au ministère de la Justice.

3. Les requérants alléguaient en particulier que leur expulsion vers le Maroc avait porté atteinte à leur droit à la vie privée et familiale, protégé par l’article 8 de la Convention.

4. Le 31 août 2015, les griefs concernant l’article 8 de la Convention ont été communiqués au Gouvernement. Les requêtes ont été déclarées irrecevables pour le surplus.

EN FAIT

I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE

5. Les requérants sont nés respectivement en 1985 et en 1987 au Maroc.

6. À une date non précisée, le premier requérant se rendit en Espagne pour y résider avec une partie de sa famille. Il fut scolarisé en Espagne entre 1998 et 2001 et obtint plusieurs permis de travail et de résidence, y compris un permis de résidence de longue durée valable à partir du 28 février 2006. Celui-ci expira le 27 février 2011. La mère et les cinq frères et sœurs du requérant résident en Espagne, dans la province de Gérone.

7. Le second requérant entra avec sa famille en Espagne le 21 juillet 1998 selon le Gouvernement, après quoi il fut scolarisé entre 1999 et 2003. Il obtint le permis de résidence de longue durée le 7 août 2002 pour une période de cinq ans renouvelable. Son dernier permis expira le 6 août 2012.

8. Le 7 novembre 2007, le second requérant se maria au Maroc avec une femme de nationalité marocaine qui demanda par la suite l’entrée en Espagne dans le cadre du regroupement familial. Les parents et les frères et sœurs du second requérant résident en Espagne, dans la province de Gérone.

9. Par des jugements rendus le 9 juin 2008 par le juge pénal no 1 de Gérone et à une date non précisée par le juge pénal no 1 de Tarragone, les requérants furent condamnés à des peines d’un an d’emprisonnement avec sursis et de trois ans et un jour d’emprisonnement, respectivement, pour un délit contre la santé publique, à savoir du trafic de stupéfiants. Le premier requérant avait vendu du haschisch (2,766 grammes) devant l’entrée d’une école de Gérone, en 2004.

10. La direction générale de la police et de la garde civile (« la direction générale ») entama par la suite des procédures d’expulsion à l’encontre des requérants en raison des condamnations pénales précitées. Dans la procédure administrative concernant le premier requérant, la direction générale fit référence à plusieurs arrestations pour culture ou élaboration de drogues, vols avec violence et intimidation, désobéissance aux représentants de l’autorité et violation de peine. Ces arrestations avaient eu lieu entre 2004 et 2010. L’instructeur de la procédure administrative concernant le premier requérant proposa que l’interdiction du territoire à l’encontre de l’intéressé fût fixée à cinq ans. Dans la procédure administrative concernant le second requérant, la direction générale mentionna que celui-ci était incarcéré et en train de purger la peine de trois ans et un jour d’emprisonnement à laquelle il avait été condamné. Elle se référa également à des arrestations pour trafic de stupéfiants en 2008 et pour atteinte à l’autorité et à ses représentants, en 2010.

11. Le 11 novembre 2010 et 1er août 2011, les sous-délégations du gouvernement central à Gérone et à Barcelone décrétèrent l’expulsion administrative des requérants en application de l’article 57 § 2 de la loi organique no 4/2000 du 11 janvier 2000 portant sur les droits et libertés des étrangers en Espagne et leur intégration sociale (« la loi portant sur les droits des étrangers »), assortie d’une interdiction du territoire pour une durée de quatre ans dans le cas du premier requérant et de dix ans dans le cas du second requérant.

12. Les requérants s’opposèrent à leur expulsion. Le premier requérant soutint que son expulsion emporterait violation de l’article 8 de la Convention au motif que toute sa famille (sa mère, ses frères et sœurs, ses beaux-frères et ses neveux) vivait en Espagne et qu’il n’avait aucun lien avec le Maroc. Il allégua aussi qu’il était titulaire d’un permis de résidence de longue durée et qu’il avait vécu plus de quinze ans en Espagne, où il avait été scolarisé et avait travaillé. Le second requérant argua que son expulsion emporterait violation de l’article 8 de la Convention au motif que toute sa famille (ses parents, ses frères et sœurs, ses neveux et ses cousins) ainsi que son épouse résidaient en Espagne. Il allégua également qu’il était titulaire d’un permis de résidence de longue durée et qu’il avait vécu depuis l’âge de cinq ans en Espagne, où il avait été scolarisé.

13. Par un jugement du 22 juin 2011, le juge du contentieux administratif no 1 de Gérone rejeta le recours du premier requérant et confirma l’arrêté d’expulsion. Il se référa à la condamnation au pénal de l’intéressé, au nombre de détentions dont il avait fait l’objet et à son absence de liens sociaux et professionnels en Espagne, ainsi qu’au fait que l’allocation chômage qu’il touchait avait expiré le 30 juin 2009. Le juge s’appuya explicitement sur l’article 57 § 5 b) de la loi portant sur le droit des étrangers, lequel prévoyait l’obligation de mettre en balance les différentes circonstances personnelles et familiales pour ordonner à titre de sanction l’expulsion des résidents de longue durée (voir la partie « Le droit interne pertinent » ci-dessous). Il déclara ne discerner aucune circonstance prévue par cette disposition de nature à qualifier l’expulsion en cause de non nécessaire.

14. Par un jugement du 9 juillet 2012, le juge du contentieux administratif no 3 de Gérone fit partiellement droit à la demande du second requérant et réduisit l’interdiction du territoire à une période de trois ans, compte tenu du principe de proportionnalité et des circonstances personnelles et familiales de l’intéressé. Il nota que, conformément à l’article 58 de la loi portant sur le droit des étrangers, la période maximale de dix ans d’interdiction du territoire ne s’appliquait que lorsque le ressortissant étranger représentait une menace grave pour l’ordre public, la sécurité nationale ou la santé publique. Il confirma toutefois l’arrêté d’expulsion et précisa que l’article 57 § 5 b) de la loi portant sur le droit des étrangers n’était pas applicable au cas de figure visé à l’article 57 § 2 de la même loi, étant donné que ce type de mesure n’était pas infligé à titre de « sanction » administrative, mais comme conséquence légale d’une condamnation pénale. Il se référa à la position exprimée par le Tribunal supérieur de justice de Catalogne dans un arrêt du 22 février 2012 ainsi qu’à d’autres arrêts de Tribunaux supérieurs de justice d’autres régions.

15. Estimant que les jugements a quo n’avaient pas pris en considération leurs circonstances personnelles, notamment le fait qu’ils auraient été titulaires d’un titre de séjour permanent en Espagne et qu’ils auraient eu des liens familiaux dans cet État, les requérants firent appel.

16. Par deux arrêts du 30 octobre 2012 et du 23 mai 2013 respectivement, le Tribunal supérieur de justice de Catalogne débouta les requérants de leurs recours. Il précisa que les arrêtés d’expulsion pris à leur encontre en application de l’article 57 § 2 de la loi portant sur le droit des étrangers ne constituaient pas une « sanction » ayant pour cause la commission d’une infraction à la loi sur les étrangers, mais qu’ils étaient la conséquence légale de la peine privative de liberté infligée par le juge pénal, raison pour laquelle l’article 57 § 5 de la loi portant sur les droits des étrangers n’était pas applicable en l’espèce et qu’il n’y avait donc pas lieu d’examiner les liens des requérants avec l’Espagne. Le Tribunal supérieur de justice ajouta que le fait que le premier requérant était titulaire d’un titre de séjour permanent n’était pas pertinent étant donné que, conformément à l’article 57 § 4 de la loi portant sur le droit des étrangers, l’expulsion entraînait automatiquement l’extinction de toute autorisation de séjour. En ce qui concerne le premier requérant, le Tribunal supérieur de justice estima que, en tout état de cause, sa condamnation pénale mettait en évidence qu’il ne respectait pas les règles de convivialité et qu’il ne pouvait donc pas être considéré comme enraciné en Espagne. Un magistrat joignit une opinion partiellement dissidente aux deux arrêts, dans laquelle il invoqua des arrêts d’autres Tribunaux supérieurs de justice selon lesquels la notion de « sanction » de l’article 57 § 5 de la loi portant sur le droit des étrangers devait être interprétée dans un sens large de manière à ce que la mise en balance des circonstances personnelles et familiales du résident étranger de longue durée fût exigée aussi dans le cas de figure prévu à l’article 57 § 2 de la loi. Il se référa également à l’article 12 de la directive 2003/109/CE du Conseil du 25 novembre 2003 relative au statut des ressortissants de pays tiers résidents de longue durée.

17. Invoquant les articles 18 (droit à l’intimité familiale), 24 (droit à un procès équitable) et 25 (principes de légalité et ne bis in idem) de la Constitution, les requérants formèrent chacun un recours d’amparo devant le Tribunal constitutionnel. Par deux décisions du 30 mai 2013, notifiée le 5 juin 2013 (le 1er juin 2013 selon le Gouvernement), et du 5 mars 2014, notifiée le 7 mars 2014, respectivement, la haute juridiction déclara ces recours irrecevables au motif que les requérants n’avaient pas satisfait à l’obligation de démontrer que leurs recours revêtaient une importance constitutionnelle spéciale, conformément à l’article 49 § 1 de la loi organique nº 2/1979 relative au Tribunal constitutionnel (LOTC) modifiée par la loi organique no 6/2007 du 24 mai 2007.

II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS

18. Les dispositions pertinentes de la loi organique no 4/2000 du 11 janvier 2000 portant sur les droits et libertés des étrangers en Espagne et leur intégration sociale se lisent comme suit :

Article 57

« 1. Lorsque les auteurs des infractions sont des étrangers qui commettent des actes décrits comme très graves ou graves aux alinéas a), b), c), d) et f) de l’article 53 § 1 de la présente loi organique, l’expulsion du territoire espagnol pourra être prononcée comme sanction à la place d’une amende, compte tenu du principe de proportionnalité (...), par une décision motivée procédant à une appréciation des faits constitutifs de l’infraction.

2. Constitue également un motif d’expulsion (...) la condamnation de l’étranger, en Espagne ou en dehors de l’Espagne, pour conduite intentionnelle constitutive dans notre pays d’un délit passible d’une peine privative de liberté supérieure à un an, sauf dans le cas où le casier judiciaire aurait été effacé.

(...)

4. L’expulsion comportera, en tout cas, la suppression de toute autorisation pour résider légalement en Espagne, ainsi que la cessation de toute procédure ayant pour objet l’autorisation de l’étranger expulsé à résider ou travailler en Espagne (...)

5. La sanction d’expulsion ne sera pas infligée (...) aux étrangers qui se trouvent dans les cas suivants :

(...)

b. les résidents de longue durée. Avant d’adopter la décision d’expulser un résident de longue durée, il faudra prendre en considération le temps de résidence en Espagne et les liens créés, son âge, les conséquences pour l’intéressé et les membres de sa famille et les liens qu’il entretient avec le pays de destination.

(...) »

Article 58

« 1. L’expulsion entraîne l’interdiction du territoire espagnol. La durée de l’interdiction sera fixée eu égard aux circonstances de chaque espèce et ne pourra pas excéder cinq ans.

2. Une interdiction pour une durée de dix ans pourra être prononcée contre un étranger lorsque, exceptionnellement, celui-ci représente une menace grave pour l’ordre public, la sécurité publique, la sécurité nationale ou la santé publique. »

19. Les dispositions pertinentes en l’espèce de la loi organique nº 2/1979 relative au Tribunal constitutionnel (LOTC) modifiée par la loi organique no 6/2007 du 24 mai 2007 se lisent ainsi :

Article 49 § 1

« 1. Le recours d’amparo constitutionnel débutera par une demande dans laquelle les faits qui la fondent seront exposés avec clarté et concision, les dispositions constitutionnelles estimées méconnues seront mentionnées et la protection demandée pour préserver ou rétablir le droit ou la liberté considéré(e) comme violé(e) sera déterminée avec précision. En toute hypothèse, la demande démontrera que le recours revêt une importance constitutionnelle spéciale. »

Article 50

« 1. Le recours d’amparo doit faire l’objet d’une décision de recevabilité. La section prononcera, à l’unanimité, par décision non motivée (providencia), la recevabilité totale ou partielle du recours une fois toutes les conditions suivantes remplies :

(...)

b) le contenu du recours justifie une décision au fond du Tribunal constitutionnel s’il revêt une importance constitutionnelle spéciale, laquelle sera appréciée eu égard à l’importance [du recours] pour l’interprétation, l’application ou l’efficacité générale de la Constitution, et pour la détermination du contenu et de la portée des droits fondamentaux.

(...)

3. Toute décision d’irrecevabilité (...) devra préciser la condition de recevabilité non remplie et sera notifiée à l’auteur du recours et au Ministère public. (...) »

20. Dans un arrêt du 4 novembre 2013 (no 186/2013), le Tribunal constitutionnel a souligné que le contenu de l’article 18 § 1 de la Constitution, consacrant le droit à l’intimité familiale, ne coïncidait pas avec le contenu de l’article 8 de la Convention, et qu’il n’incluait pas un droit à la vie familiale, ce dernier n’étant donc pas protégé par le recours d’amparo. Il a toutefois ajouté que ce droit, protégé par d’autres principes constitutionnels (par exemple, l’article 39 § 1 de la Constitution qui impose la protection sociale, économique et juridique de la famille) devrait être pris en compte par les juridictions administratives lorsqu’elles appliquent l’article 57 § 2 de la loi portant sur le droit des étrangers pour déterminer si un arrêté d’expulsion est proportionné ou non au regard des circonstances particulières de l’affaire et notamment du sacrifice que cela entraîne relativement à la vie familiale.

21. Dans l’affaire G.V.A. c. Espagne (déc.), no 35765/14 (règlement amiable), 17 mars 2015), le Gouvernement s’est référé à cet arrêt du Tribunal constitutionnel pour soutenir que « à l’avenir, l’interprétation de l’article 57 § 2 de la loi organique 4/2000, du 11 janvier 2000, portant sur les droits et libertés des étrangers en Espagne et leur intégration sociale se fera en combinaison avec les critères recueillis dans l’article 57 § 5 b) de cette même loi organique, conformément à l’article 8 de la Convention sous la surveillance effective de la juridiction ordinaire, le Tribunal constitutionnel l’ayant ordonné ainsi dans son arrêt 186/2013, du 4 novembre 2013, rendu dans le recours d’amparo concernant cette affaire ».

III. LE DROIT DE L’UNION EUROPÉENNE

22. La directive 2003/109/CE du Conseil du 25 novembre 2003 relative au statut des ressortissants de pays tiers résidents de longue durée énonce en ses passages pertinents en l’espèce :

Article 12 – Protection contre l’éloignement

« 1. Les États membres ne peuvent prendre une décision d’éloignement à l’encontre d’un résident de longue durée que lorsqu’il représente une menace réelle et suffisamment grave pour l’ordre public ou la sécurité publique.

2. La décision visée au paragraphe 1 ne peut être justifiée par des raisons économiques.

3. Avant de prendre une décision d’éloignement à l’encontre d’un résident de longue durée, les États membres prennent en compte les éléments suivants :

a) la durée de la résidence sur leur territoire ;

b) l’âge de la personne concernée ;

c) les conséquences pour elle et pour les membres de sa famille ;

d) les liens avec le pays de résidence ou l’absence de liens avec le pays d’origine.

(...) »

23. Par un arrêt rendu le 7 décembre 2017 dans l’affaire C-636/16 (Wilber López Pastuzano/Delegación del Gobierno en Navarra), la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) a précisé qu’une décision d’éloignement ne pouvait pas être adoptée à l’encontre d’un ressortissant d’un État tiers, résident de longue durée, pour le seul motif qu’il avait été condamné à une peine privative de liberté supérieure à un an. Pour la CJUE, l’adoption d’une telle mesure nécessitait une appréciation au cas par cas qui devait, notamment, porter sur les éléments mentionnés au paragraphe 3 de l’article 12 de la directive 2003/109/CE. Répondant à une question préjudicielle introduite par un juge du contentieux administratif espagnol, la CJUE a jugé dans cet arrêt que l’article 12 de la directive 2003/109/CE devait être interprété en ce sens qu’il s’opposait à une réglementation d’un État membre qui, telle qu’elle était interprétée par une partie des juridictions de celui-ci, ne prévoyait pas l’application des conditions de protection contre l’éloignement d’un ressortissant d’un État tiers résident de longue durée pour l’ensemble des décisions administratives d’éloignement, indépendamment de la nature ou des modalités juridiques de cette mesure. La question posée par le juge du contentieux administratif espagnol portait sur la compatibilité de l’article 12 de la directive susmentionnée avec l’article 57 § 5 de la loi organique 4/2000 portant sur le droit des étrangers, qui limite la protection contre l’éloignement des résidents de longue durée à un type particulier de décision administrative, à savoir les décisions d’éloignement adoptées en tant que sanction de certaines infractions administratives, à l’exclusion des décisions adoptées à titre de conséquence résultant d’une condamnation pénale à une peine privative de liberté supérieure à un an.

EN DROIT

I. SUR LA JONCTION DES REQUÊTES

24. Compte tenu de la connexité des requêtes quant aux faits et aux questions de fond qu’elles posent, la Cour juge approprié de les joindre et de les examiner conjointement dans un seul et même arrêt.

II. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 8 DE LA CONVENTION

25. Invoquant l’article 8 de la Convention ainsi que la directive 2003/109/CE relative au statut des ressortissants de pays tiers résidents de longue durée, les requérants se plaignent que leur expulsion vers le Maroc a porté atteinte à leur droit à la vie privée et familiale car, selon eux, les juridictions internes ont omis de mettre en balance les intérêts en jeu, à savoir le droit à la vie privée et familiale et le respect de l’ordre public. Les parties pertinentes en l’espèce de l’article 8 de la Convention sont ainsi libellées :

« 1. Toute personne a droit au respect de sa vie privée et familiale (...)

2. Il ne peut y avoir ingérence d’une autorité publique dans l’exercice de ce droit que pour autant que cette ingérence est prévue par la loi et qu’elle constitue une mesure qui, dans une société démocratique, est nécessaire à la sécurité nationale, à la sûreté publique, au bien‑être économique du pays, à la défense de l’ordre et à la prévention des infractions pénales, à la protection de la santé ou de la morale, ou à la protection des droits et libertés d’autrui. »

26. Le Gouvernement conteste cette thèse.

A. Sur la recevabilité

27. Premièrement, le Gouvernement excipe du non-épuisement des voies de recours internes. Il soutient que les recours d’amparo n’ont pas été épuisés correctement dès lors qu’ils ont été déclarés irrecevables par le Tribunal constitutionnel faute pour les requérants d’avoir rempli l’obligation de démontrer que leurs recours revêtaient une importance constitutionnelle spéciale, conformément à l’exigence énoncée dans l’article 49 § 1 de la loi organique nº 2/1979 relative au Tribunal constitutionnel (LOTC) modifiée par la loi organique nº 6/2007 du 24 mai 2007. Il indique que, aux dates où l’avocat des requérants a formé ces recours, l’exigence légale de démontrer l’importance constitutionnelle spéciale de l’affaire était claire à la lumière de cette loi ainsi que de la jurisprudence établie du Tribunal constitutionnel. Il ajoute que cette condition a été déclarée conforme à la Convention par la Cour dans son arrêt Arribas Antón c. Espagne, no 16563/11, 20 janvier 2015.

28. Deuxièmement, le Gouvernement considère que la Cour n’est pas compétente pour juger de la conformité de la loi nationale avec la directive 2003/109/CE du Conseil du 25 novembre 2003 relative au statut des ressortissants de pays tiers résidents de longue durée, invoquée par les requérants. D’après lui, la compétence de la Cour se borne à déterminer si la loi nationale était compatible ou non avec l’article 8 de la Convention. Par ailleurs, le Gouvernement soutient que la présente affaire ne concerne pas le droit de l’Union européenne (UE) étant donné que les requérants sont des ressortissants marocains souhaitant continuer à résider en Espagne, n’ayant pas invoqué leur volonté d’exercer leur droit de résidence dans un autre pays de l’UE et n’ayant pas de liens familiaux avec des citoyens de l’UE. Il soutient que la directive invoquée est en conséquence inapplicable en l’espèce.

29. Les requérants rétorquent que les décisions d’irrecevabilité de leurs recours d’amparo faute d’avoir démontré l’importance constitutionnelle de leurs griefs ne peuvent pas aboutir à la conclusion qu’ils n’ont pas épuisé les voies de recours internes. Ils indiquent que le Tribunal constitutionnel ne déclare recevables qu’environ 1 % des recours d’amparo présentés. Par ailleurs, ils soutiennent que la question posée en l’espèce n’est pas celle de savoir si la directive 2003/109/CE du Conseil du 25 novembre 2003 relative au statut des ressortissants de pays tiers résidents de longue durée a été correctement transposée en droit espagnol, mais celle de savoir si l’application automatique de la loi espagnole est compatible avec l’article 8 de la Convention.

30. La Cour estime que les requérants ont fourni aux juridictions internes et en dernier ressort au Tribunal constitutionnel l’occasion de remédier à la violation alléguée. Elle note qu’ils ont invoqué explicitement l’article 8 de la Convention ainsi que la jurisprudence de la Cour y relative dans leurs recours d’amparo, alors même que le Tribunal constitutionnel considère, d’après sa jurisprudence, que le droit protégé par cette disposition ne coïncide pas exactement avec le contenu du droit à l’intimité familiale garanti par l’article 18 de la Constitution et pouvant faire l’objet d’un recours d’amparo (paragraphe 20 ci-dessus). Par ailleurs, comme elle l’a déjà fait dans l’affaire Arribas Antón (précitée) invoquée par le Gouvernement, la Cour tient à souligner que le fait que le Tribunal constitutionnel ait déclaré un recours d’amparo irrecevable au motif qu’il ne revêtait pas l’importance constitutionnelle spéciale requise ou, le cas échéant, que son auteur n’avait pas démontré l’existence de pareille importance ne l’empêche pas de se prononcer sur la recevabilité et le fond d’une requête dont elle serait saisie (idem, § 51, avec les références aux arrêts de la Cour rendus à la suite de décisions d’irrecevabilité des recours d’amparo par le Tribunal constitutionnel en application de ce critère, Del Río Prada c. Espagne [GC], no 42750/09, § 22, CEDH 2013, Varela Geis c. Espagne, no 61005/09, 5 mars 2013, Manzanas Martín c. Espagne, no 17966/10, § 14, 3 avril 2012, et R.M.S. c. Espagne, no 28775/12, § 45, 18 juin 2013 ; voir, plus récemment, Rodriguez Ravelo c. Espagne, no 48074/10, § 24, 12 janvier 2016).

31. Par conséquent, cette exception du Gouvernement ne saurait être retenue.

32. Quant à la deuxième exception, la Cour rappelle que, aux termes des articles 19 et 32 § 1 de la Convention, elle n’est pas compétente pour appliquer les règles de l’UE ou pour en examiner les violations alléguées, sauf si et dans la mesure où ces violations pourraient avoir porté atteinte aux droits et libertés sauvegardés par la Convention (Jeunesse c. Pays-Bas [GC], no 12738/10, § 110, 3 octobre 2014). Dès lors, il ne lui appartient pas de se prononcer sur des questions qui touchent à la compatibilité du droit interne d’un État membre avec le droit de l’UE (Aizpurua Ortiz et autres c. Espagne, no 42430/05, § 56, 2 février 2010) ni sur la question de savoir si les juridictions internes de cet État ont correctement appliqué une disposition du droit de l’UE (voir, mutatis mutandis, Avotiņš c. Lettonie [GC], no 17502/07, § 100, 23 mai 2016). La compétence de la Cour se limite au contrôle du respect des exigences de la Convention – en l’espèce de son article 8. C’est dans ce cadre que la Cour examinera l’allégation des requérants selon laquelle les autorités espagnoles ont porté atteinte à leur droit au respect de leur vie privée et familiale.

33. Constatant que ces griefs ne sont pas manifestement mal fondés au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et qu’ils ne se heurtent par ailleurs à aucun autre motif d’irrecevabilité, la Cour les déclare recevables.

B. Sur le fond

1. Thèses des parties

34. Les requérants soutiennent qu’ils ont fait l’objet d’une expulsion automatique en application de l’article 57 § 2 de la loi portant sur le droit des étrangers, sur la seule base de leurs condamnations pénales et sans que les autorités n’aient pris compte leurs circonstances personnelles, notamment leur intégration et leurs liens familiaux en Espagne. Ils indiquent que cette disposition de la loi établit systématiquement un lien entre condamnation pénale, danger pour l’ordre public et expulsion. À leurs yeux, cet automatisme va à l’encontre de l’article 8 de la Convention et de la jurisprudence de la Cour, qui exige des États de mettre en balance au cas par cas tous les éléments pertinents pour apprécier si une mesure d’expulsion est proportionnée. Ils invoquent à cet égard les critères établis par la Cour dans ses arrêts Boultif c. Suisse, no 54273/00, CEDH 2001‑IX et Üner c. Pays-Bas [GC], no 46410/99, CEDH 2006‑XII.

35. Le Gouvernement soutient que la mise en balance entre le droit à la vie privée et familiale des requérants et le respect de l’ordre et de la sécurité publics a déjà été réalisée par le législateur espagnol lorsqu’il a adopté l’article 57 § 2 de la loi portant sur le droit des étrangers, lequel prévoit l’expulsion du ressortissant étranger qui a été condamné pour conduite intentionnelle constitutive d’un délit passible d’une peine privative de liberté supérieure à un an. Il indique que, dans ce cas de figure, la situation personnelle et familiale de la personne concernée n’est susceptible d’avoir une influence que pour établir d’une manière proportionnelle la durée de l’interdiction du territoire (jusqu’à cinq ans, sauf en cas de dangerosité particulière). Il indique également que la prise en considération de la situation personnelle et familiale d’un résident de longue durée n’intervient que lorsque celui-ci a commis une infraction administrative à la loi portant sur le droit des étrangers ou a été condamné pour un délit imprudent ou intentionnel entraînant une peine privative de liberté inférieure à un an. Selon lui, c’est ce que prévoit l’article 57 § 5 b) de la loi portant sur le droit des étrangers. Par ailleurs, lorsque le droit à la vie privée et familiale d’autrui, par exemple d’un mineur, est en jeu, les autorités pourraient faire une exception à l’expulsion même dans le cas des délits prévus à l’article 57 § 2 de la loi, comme l’aurait préconisé le Tribunal constitutionnel dans son arrêt no 186/2013 cité dans la déclaration formulée par le Gouvernement dans l’affaire G.V.A. c. Espagne (décision précitée).

36. Le Gouvernement soutient que l’expulsion n’a pas affecté la vie familiale des requérants puisqu’il s’agissait de personnes majeures. Il relève que le premier requérant était célibataire et que le second requérant s’était marié avec une ressortissante marocaine qui, jusqu’au moment du mariage, résidait au Maroc où elle avait de nombreux liens familiaux. Selon lui, le lien existant entre les requérants et leurs parents résidant en Espagne ne pouvait pas non plus être qualifié de « vie familiale » en l’absence d’éléments démontrant que ceux-ci étaient à leur charge. Le Gouvernement cite à cet égard l’affaire Slivenko c. Lettonie ([GC], no 48321/99, § 97, CEDH 2003‑X). Il ne nie pas que l’expulsion a eu des effets sur la vie privée des requérants, mais considère qu’il n’y a pas eu violation de l’article 8 de la Convention dans la mesure où les autorités administratives et judiciaires auraient examiné les circonstances personnelles concrètes des requérants afin de moduler la durée de l’interdiction du territoire. Le Gouvernement avance que, en ce qui concerne le premier requérant, les autorités ont ramené l’interdiction à quatre ans alors que l’instructeur de la procédure administrative avait proposé qu’elle soit de cinq ans. Il indique par ailleurs que les juridictions, aussi bien en première instance qu’en appel, ont apprécié les circonstances personnelles alléguées par le premier requérant et conclu que la mesure était proportionnée. Il expose que, pour ce qui est du second requérant, les juridictions ont pris en compte les circonstances personnelles avancées par celui-ci pour considérer qu’elles affaiblissaient son degré de dangerosité et, en conséquence, réduire la durée de l’interdiction du territoire de dix à trois ans.

37. S’agissant des circonstances personnelles des requérants, le Gouvernement indique que les intéressés ont été admis à résider en Espagne et qu’ils y ont bénéficié de la scolarité et du système de santé publique gratuits. Il allègue que la condition exigée pour continuer à bénéficier du statut du résident était de ne pas commettre des délits intentionnels particulièrement graves qui impliquent per se des préjudices importants pour l’ordre public, la sécurité publique, la santé publique et les droits d’autrui. Il indique que le premier requérant a fait l’objet de huit détentions, en plus de sa condamnation définitive pour trafic de stupéfiants, ce qui met selon lui en évidence sa dangerosité. Il expose que le second requérant, quant à lui, s’est marié avec une ressortissante et résidente marocaine, ce qui prouverait le maintien de ses liens avec son pays d’origine. En définitive, le Gouvernement considère que, à la lumière de l’ensemble des critères établis par la jurisprudence de la Cour, les mesures litigieuses n’ont aucunement porté atteinte aux droits garantis par l’article 8 de la Convention. Il invoque à cet égard l’arrêt Balogun c. Royaume-Uni, no 60286/09, §§ 43-46 et 47-53, 10 avril 2012.

2. Appréciation de la Cour

a) Principes généraux

38. La Cour rappelle que tous les personnes immigrées établies, indépendamment de la durée de leur résidence dans le pays dont elles sont censées être expulsées, n’ont pas nécessairement une « vie familiale » au sens de l’article 8 de la Convention. Toutefois, dès lors que cet article protège également le droit de nouer et d’entretenir des liens avec ses semblables et avec le monde extérieur et qu’il englobe parfois des aspects de l’identité sociale d’un individu, il faut accepter que l’ensemble des liens sociaux entre les personnes immigrées établies et la communauté dans laquelle elles vivent fait partie intégrante de la notion de « vie privée » au sens de cet article. Indépendamment de l’existence ou non d’une « vie familiale », l’expulsion d’une personne immigrée établie s’analyse en une atteinte à son droit au respect de sa vie privée. C’est en fonction des circonstances de l’affaire portée devant elle que la Cour décidera s’il convient de mettre l’accent sur l’aspect « vie familiale » plutôt que sur l’aspect « vie privée » (Üner, précité, § 59) et Maslov c. Autriche [GC], no 1638/03, § 63, CEDH 2008).

39. La Cour a établi dans le passé que les rapports entre des parents et enfants adultes ou entre frères et sœurs adultes ne bénéficient pas de la protection de l’article 8 de la Convention sous le volet de la « vie familiale » sans que soit démontrée l’existence d’éléments supplémentaires de dépendance, autres que les liens affectifs normaux (Slivenko, précité, § 97), CEDH 2003‑X, Balogun, précité, § 43, et Senchishak c. Finlande, no 5049/12, § 55, 18 novembre 2014). Toutefois, elle a admis dans un certain nombre d’affaires concernant de jeunes adultes qui n’avaient pas encore fondé leur propre famille que leurs liens avec leurs parents et d’autres membres de leur famille proche s’analysaient également en une « vie familiale » (Bouchelkia c. France, 29 janvier 1997, § 41, Recueil des arrêts et décisions 1997‑I, et Maslov, précité, § 62). Elle estime que, en tout état de cause, les liens entre adultes et parents ou autres proches peuvent être pris en considération sous le volet de la « vie privée » au sens de l’article 8 de la Convention (Slivenko, précité, § 97).

40. Pour apprécier la question de savoir si une mesure d’expulsion et/ou d’interdiction du territoire est nécessaire dans une société démocratique et proportionnée au but légitime poursuivi au titre de l’article 8 § 2 de la Convention, la Cour a, dans sa jurisprudence, énuméré les critères devant être utilisés (Üner, précité, §§ 54-60, et Maslov, précité, §§ 68-76). Ces critères sont les suivants (Üner, précité, §§ 57 et 58) :

– la nature et la gravité de l’infraction commise par le requérant ;

– la durée du séjour de l’intéressé dans le pays dont il doit être expulsé ;

– le laps de temps qui s’est écoulé depuis l’infraction, et la conduite du requérant pendant cette période ;

– la nationalité des diverses personnes concernées ;

– la situation familiale du requérant, et notamment, le cas échéant, la durée de son mariage, ainsi que d’autres facteurs témoignant de l’effectivité d’une vie familiale au sein d’un couple ;

– la question de savoir si le conjoint avait connaissance de l’infraction à l’époque de la création de la relation familiale ;

– la question de savoir si des enfants sont issus du mariage et, si oui, leur âge ;

– la gravité des difficultés que le conjoint risque de rencontrer dans le pays vers lequel le requérant doit être expulsé ;

– l’intérêt et le bien-être des enfants, en particulier la gravité des difficultés que les enfants du requérant sont susceptibles de rencontrer dans le pays vers lequel l’intéressé doit être expulsé ; et

– la solidité des liens sociaux, culturels et familiaux avec le pays hôte et avec le pays de destination.

41. La Cour rappelle que ces critères s’appliquent indépendamment de la question de savoir si un étranger est entré dans le pays hôte à l’âge adulte ou à un très jeune âge ou encore s’il y est né (Üner, précité, § 55, et Balogun, précité, § 45). Toutefois, l’âge de la personne concernée peut jouer un rôle dans l’application de certains des critères susmentionnés. Par exemple, pour apprécier la nature et la gravité de l’infraction commise par le requérant, il y a lieu d’examiner s’il l’a perpétrée alors qu’il était adolescent ou à l’âge adulte (Maslov, précité, § 72). Par ailleurs, lorsque l’on examine la durée du séjour du requérant dans le pays dont il doit être expulsé et la solidité de ses liens sociaux, culturels et familiaux avec le pays hôte, la situation n’est évidemment pas la même si la personne concernée est arrivée dans le pays dès son enfance ou sa jeunesse, voir y est née, ou si elle y est seulement venue à l’âge adulte (idem, § 73). La Cour a déjà établi que, s’agissant d’un immigré de longue durée qui a passé légalement la majeure partie, sinon l’intégralité, de son enfance et de sa jeunesse dans le pays d’accueil, il y a lieu d’avancer de très solides raisons pour justifier l’expulsion (idem, § 75).

42. Enfin, la Cour rappelle que les autorités nationales jouissent d’une certaine marge d’appréciation pour se prononcer sur la nécessité, dans une société démocratique, d’une ingérence dans l’exercice d’un droit protégé par l’article 8 de la Convention et sur la proportionnalité de la mesure en question au but légitime poursuivi. Cette marge d’appréciation va de pair avec un contrôle européen portant à la fois sur la loi et sur les décisions qui l’appliquent, même quand elles émanent d’une juridiction indépendante. La Cour a donc compétence pour statuer en dernier lieu sur le point de savoir si une mesure d’expulsion se concilie avec l’article 8 (Maslov, précité, § 76). Ce faisant, la Cour doit se convaincre que les autorités nationales ont appliqué des règles conformes aux principes consacrés à l’article 8 et ce, de surcroît, en se fondant sur une appréciation acceptable des faits pertinents (Gablishvili c. Russie, nº 39428/12, § 48, 26 juin 2014). Elle rappelle que, si l’article 8 ne contient pas d’exigences procédurales explicites, le processus décisionnel conduisant à des mesures d’ingérence n’en doit pas moins être équitable et respecter comme il se doit les intérêts de l’individu protégés par cet article (Liou c. Russie (no 2), no 29157/09, § 86, 26 juillet 2011). Si la mise en balance par les autorités nationales s’est faite dans le respect des critères établis par la jurisprudence de la Cour, il faut des raisons sérieuses pour que celle-ci substitue son avis à celui des juridictions internes (voir, dans ce sens, Ndidi c. Royaume-Uni, no 41215/14, §§ 76-82, 14 septembre 2017, et Hamesevic c. Danemark (déc.), no 25748/15, §§ 31-46, 16 mai 2017).

b) Application des principes susmentionnés aux cas d’espèce

43. La Cour note d’emblée que le premier requérant était célibataire au moment de l’imposition de la mesure litigieuse et que ses liens avec sa mère et ses frères et sœurs résidents en Espagne ne sauraient être qualifiés de « vie familiale » au sens de l’article 8 de la Convention, en l’absence d’éléments supplémentaires démontrant une dépendance. Quant au second requérant, elle note qu’il s’était marié avec une ressortissante marocaine entrée en Espagne dans le cadre du regroupement familial, ce qui permet de constater l’existence d’une « vie familiale » au sens de l’article 8 de la Convention. En tout état de cause, elle relève que, même si l’âge exact auquel les requérants étaient arrivés en Espagne n’a pas pu être déterminé avec exactitude (paragraphes 6, 7 et 12 ci-dessus), il n’est pas contesté qu’ils y étaient scolarisés au moins depuis l’âge de douze ans et que le second requérant y était arrivé même avant (paragraphe 7 ci-dessus). Elle note qu’ils ont reçu l’enseignement obligatoire secondaire en Espagne et qu’ils ont obtenu des permis de résidence temporaires jusqu’à l’obtention de leurs permis de résidence de longue durée. Compte tenu de la durée du séjour des requérants en Espagne, ainsi que des rapports qu’ils entretenaient avec leurs proches parents établis dans cet État, la Cour considère que les mesures litigieuses doivent s’analyser en une ingérence dans leur droit au respect de leur « vie privée ».

44. La Cour n’a aucune difficulté à admettre que les mesures incriminées étaient prévues par la loi et qu’elles poursuivaient les buts légitimes que constituent la défense de l’ordre, la prévention des infractions pénales et la protection de la santé.

45. Il reste donc à examiner si les mesures litigieuses étaient nécessaires dans une société démocratique.

46. À titre liminaire, la Cour note que le Tribunal supérieur de justice de Catalogne, ainsi que le juge du contentieux administratif s’agissant du second requérant, ont considéré qu’il n’y avait pas lieu d’examiner les attaches des requérants avec l’Espagne, au motif que l’obligation de prendre en considération les circonstances personnelles et familiales des résidents de longue durée imposée par l’article 57 § 5 b) de la loi portant sur le droit des étrangers ne s’appliquait pas au cas de figure visé à l’article 57 § 2 de cette loi, sur le fondement duquel les arrêtés d’expulsion contre les requérants avaient été prononcés. La Cour rappelle qu’elle n’a pas pour tâche d’interpréter la législation interne ni de déterminer quelle était l’interprétation la plus correcte de ces dispositions. Toutefois, elle observe, tel que le juge dissident l’a souligné dans son opinion partiellement dissidente aux deux arrêts du Tribunal supérieur de justice de Catalogne, que d’autres Tribunaux supérieurs de justice interprétaient la notion de « sanction » de l’article 57 § 5 de la loi portant sur le droit des étrangers dans un sens large, de manière à ce que la mise en balance des circonstances personnelles et familiales du ressortissant étranger fût exigée aussi dans le cas de figure prévu à l’article 57 § 2 de la loi (paragraphe 16 ci-dessus ; voir dans un sens similaire, l’arrêt de la CJUE du 7 décembre 2017, paragraphe 23 ci-dessus). Elle note de surcroît la position du Gouvernement selon laquelle, conformément à un arrêt du Tribunal constitutionnel de 2013, les juridictions administratives doivent faire une interprétation combinée de ces deux dispositions lorsque le droit à la vie familiale d’autrui, par exemple d’un mineur, entre en conflit avec une mesure d’expulsion, même dans les cas où celle-ci est prononcée sur la base de l’article 57 § 2 de la loi portant sur le droit des étrangers (paragraphes 20-21 et 35 ci-dessus).

47. La Cour ne voit pas de raison de ne pas appliquer ce raisonnement à toutes les mesures d’expulsion des personnes immigrées, indépendamment de l’existence ou non des droits des tiers affectés, d’une vie familiale, ainsi que de la modalité ou de la base juridique de la mesure d’expulsion en droit interne (voir, sur ce dernier aspect, l’arrêt de la CJUE du 7 décembre 2017, paragraphe 23 ci-dessus). Elle rappelle à cet égard que l’ensemble des critères établis dans sa jurisprudence (paragraphes 40-41 ci-dessus) doivent être pris en compte et guider les instances nationales dans toutes les affaires concernant des personnes immigrées établies censées être expulsées et/ou interdites du territoire à la suite d’une condamnation pénale, au regard soit de l’aspect « vie familiale » soit de l’aspect « vie privée », en fonction des circonstances de chaque affaire (voir, mutatis mutandis, Üner, précité, § 60).

48. La Cour ne saurait accepter la thèse du Gouvernement selon laquelle la mise en balance entre le droit au respect de la vie privée et familiale et le respect de l’ordre public a été déjà réalisé par le législateur avec l’adoption de l’article 57 § 2 de la loi portant sur le droit des étrangers, qui prévoit une mesure d’expulsion en cas de condamnation pénale pour un délit intentionnel passible d’une peine d’emprisonnement supérieure à un an. La Cour rappelle à cet égard que la nature et la gravité de l’infraction commise par le ressortissant étranger n’est qu’un des critères qui doivent être mis en balance par les autorités nationales lorsqu’elles apprécient la nécessité d’une mesure d’expulsion au regard des droits protégés par l’article 8 de la Convention.

49. La Cour observe que les autorités nationales ont procédé en l’espèce à une mise en balance des intérêts présents uniquement en ce qui concerne la durée de l’interdiction du territoire frappant les deux requérants. Pour ce qui est du premier requérant, les autorités administratives ont fixé l’interdiction à quatre ans, alors que l’instructeur de la procédure administrative avait proposé qu’elle soit de cinq ans. S’agissant du second requérant, le juge du contentieux administratif a fait partiellement droit à son recours et a réduit la durée de l’interdiction du territoire de dix à trois ans, compte tenu du principe de proportionnalité et de ses circonstances personnelles et familiales. Par ailleurs, alors que le juge du contentieux administratif dans le cas du premier requérant s’est référé de manière succincte à l’absence de liens sociaux et professionnels de l’intéressé avec l’Espagne, la Cour observe que le Tribunal supérieur de justice de Catalogne a refusé explicitement d’examiner la proportionnalité des mesures litigieuses sur le fondement de la non-applicabilité de l’article 57 § 5 b) de la loi portant sur le droit des étrangers au cas de figure des requérants. Elle note également que cette juridiction a considéré que la condamnation pénale frappant le premier requérant mettait en évidence qu’il ne pouvait pas être considéré comme enraciné en Espagne car il ne respectait pas les règles de convivialité du pays d’accueil. Or elle considère que la nature et la gravité de l’infraction commise par un ressortissant étranger doit être mise en balance avec les autres critères issus de sa jurisprudence (paragraphes 40-41 ci-dessus), mais que ladite infraction ne saurait démontrer à elle seule le manque de liens sociaux ou familiaux de l’intéressé avec le pays hôte.

50. Si la Cour admet que les condamnations pénales des requérants pour trafic de stupéfiants (comparer avec Maslov, précité, § 80, Baghli c. France, no 34374/97, § 48, CEDH 1999‑VIII, et Salem c. Danemark, no 77036/11, § 66, 1er décembre 2016) ainsi que leur conduite depuis la commission des infractions (paragraphe 10 ci-dessus) ne semblaient pas plaider en leur faveur, il n’en reste pas moins que les autorités nationales, notamment dans les décisions litigieuses du Tribunal supérieur de justice, ne se sont pas penchées sur la nature et la gravité des infractions pénales commises dans les cas concrets ni sur les autres critères établis par sa jurisprudence pour apprécier la nécessité des mesures d’expulsion et d’interdiction du territoire en l’espèce. Ainsi, par exemple, le Tribunal supérieur de justice n’a pas pris en considération dans ses décisions la durée du séjour des requérants en Espagne (notamment le fait qu’ils étaient scolarisés en Espagne au moins depuis l’âge de douze ans et qu’ils y avaient passé une grande partie de leur adolescence et de leur jeunesse), la situation familiale du second requérant ou la solidité des liens sociaux, culturels et familiaux que les intéressés entretenaient avec le pays hôte, l’Espagne, et le pays de destination, le Maroc (comparer avec Ndidi, précité, §§ 77-81).

51. Ces éléments suffisent à la Cour pour conclure que les autorités nationales n’ont pas mis en balance tous les intérêts en jeu afin d’apprécier, dans le respect des critères établis par sa jurisprudence, si les mesures litigieuses étaient proportionnées aux buts légitimes poursuivis et donc nécessaires dans une société démocratique (voir, mutatis mutandis, Gablishvili, précité, § 60).

52. Par conséquent, il y a eu violation de l’article 8 de la Convention.

III. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

53. Aux termes de l’article 41 de la Convention,

« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »

54. Les requérants n’ont pas présenté de demandes pour préjudices matériel ou moral. Ils sollicitent cependant l’annulation des ordres d’expulsion prononcés à leur encontre et la délivrance de nouveaux permis de séjour pour résider en Espagne.

55. Le Gouvernement rétorque que, dans l’hypothèse où la Cour constaterait une violation de la Convention, les requérants pourraient introduire un recours extraordinaire de révision à l’encontre des arrêts définitifs prononcés par les juridictions espagnoles.

56. La Cour considère qu’il ne lui appartient pas de donner suite à la prétention des requérants. Elle rappelle que l’État défendeur reste libre en principe, sous le contrôle du Comité des Ministres du Conseil de l’Europe, de choisir les moyens de s’acquitter de ses obligations au titre de l’article 46 § 1 de la Convention, pour autant que ces moyens soient compatibles avec les conclusions contenues dans l’arrêt de la Cour (Verein gegen Tierfabriken Schweiz (VgT) c. Suisse (no 2) [GC], no 32772/02, § 88, 30 juin 2009) ; elle rappelle aussi que seules des circonstances exceptionnelles peuvent l’amener à indiquer quelles sont les mesures à prendre (Del Río Prada, précité, §§ 138-139).

PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,

1. Décide de joindre les requêtes ;

2. Déclare les requêtes recevables quant aux griefs tirés de l’article 8 de la Convention ;

3. Dit qu’il y a eu violation de l’article 8 de la Convention.

Fait en français, puis communiqué par écrit le 18 décembre 2018, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement de la Cour.

Fatoş AracıVincent A. De Gaetano
Greffière adjointe Président

Au présent arrêt se trouve joint, conformément aux articles 45 § 2 de la Convention et 74 § 2 du règlement, l’exposé de l’opinion séparée de la juge Keller.

V.D.G.
F.A.

OPINION CONCORDANTE DE LA JUGE KELLER

1. Je souscris pleinement au constat de violation formulé dans la présente affaire. Je tiens toutefois à introduire certaines nuances concernant la décision de la Cour et à ajouter un commentaire.

2. Aux paragraphes 51 et 52 de l’arrêt, la Cour constate une violation de l’article 8 de la Convention en ce que les autorités nationales n’ont pas mis en balance tous les intérêts en jeu afin d’apprécier, dans le respect des critères établis par sa jurisprudence, la nécessité des mesures d’expulsion et d’interdiction du territoire (voir, mutatis mutandis, Gablishvili c. Russie, no 39428/12, §§ 48 et 60, 26 juin 2014, et Kamenov c. Russie, no 17570/15, §§ 34 et 41, 7 mars 2017). En l’espèce, ces mesures ont été prononcées de manière presque « automatique » par les autorités espagnoles, sans examen des circonstances personnelles et familiales des requérants (paragraphe 46 de l’arrêt). La Cour n’est par contre pas amenée à se prononcer sur la question de savoir si l’État défendeur a dépassé la marge d’appréciation dont il jouissait dans l’analyse de la proportionnalité de l’expulsion des requérants au regard des buts légitimes poursuivis, comme elle l’a auparavant fait dans un certain nombre d’affaires concernant des mesures similaires (voir, entre autres, Maslov c. Autriche [GC], no 1638/03, §§ 77‑101, 23 juin 2008, Üner c. Pays-Bas [GC], no 46410/99, §§ 61-67, 18 octobre 2006, Dalia c. France, no 26102/95, §§ 52-55, 19 février 1998, et K.M. c. Suisse, no 6009/10, §§ 54-62, 2 juin 2015).

3. Comme le rappelle la Cour au paragraphe 42 de l’arrêt, les autorités nationales jouissent d’une certaine marge d’appréciation dans l’analyse de la nécessité, dans une société démocratique, d’une ingérence dans l’exercice d’un droit protégé par l’article 8 de la Convention. Ce principe implique cependant qu’une telle analyse ait effectivement été effectuée, de manière approfondie et en prenant en compte les circonstances concrètes de chaque affaire, dans le respect de l’ensemble des critères établis par la jurisprudence de la Cour (paragraphes 40-41 de l’arrêt). L’absence pure et simple d’une telle évaluation par les juridictions internes constitue un manquement important aux obligations découlant de la Convention qui emporte violation de l’article 8, comme en l’espèce.

4. Je me rallie de plus à l’avis de la Cour selon lequel les condamnations pénales des requérants pour trafic de stupéfiants n’auraient pas joué en leur faveur si les autorités espagnoles s’étaient véritablement livrées à une mise en balance des intérêts en jeu pour apprécier la nécessité des mesures litigieuses (paragraphe 50 de l’arrêt). En effet, « s’agissant d’une infraction en matière de stupéfiants, eu égard aux ravages de la drogue dans la population, la Cour a toujours conçu que les autorités fassent preuve d’une grande fermeté à l’égard de ceux qui contribuent activement à la propagation de ce fléau » (K.M. c. Suisse, précité, § 55 ; voir également, Dalia, précité, § 54, Mehemi c. France, no 53470/99, § 37, 26 septembre 1997, Kissiwa Koffi c. Suisse, no 38005/07, § 65, 15 novembre 2012, Aoulmi c. France, no 50278/99, § 86, 17 janvier 2006). En outre, les circonstances personnelles et familiales des requérants présentent des similarités avec celles des requérants dans les affaires Baghli c. France (no 34374/97, 30 novembre 1999) et C. c. Belgique (no 21794/93, 7 août 1996), dans lesquelles la Cour a estimé qu’il n’y avait pas eu violation de l’article 8 de la Convention car les autorités nationales avaient ménagé un juste équilibre entre les intérêts en jeu en prononçant l’éloignement des requérants à la suite de leur condamnation pour des infractions en matière de stupéfiants.

5. Enfin, eu égard au fait que les requêtes ont été introduites devant la Cour en 2013 pour le premier requérant et en 2014 pour le second, j’estime que la Cour aurait dû s’enquérir de la situation actuelle des requérants, et notamment de leur lieu de résidence, au moment de son examen de l’affaire.


Synthèse
Formation : Cour (troisiÈme section)
Numéro d'arrêt : 001-188363
Date de la décision : 18/12/2018
Type d'affaire : au principal et satisfaction équitable
Type de recours : Violation de l'article 8 - Droit au respect de la vie privée et familiale (Article 8-1 - Respect de la vie privée)

Parties
Demandeurs : SABER ET BOUGHASSAL
Défendeurs : ESPAGNE

Composition du Tribunal
Avocat(s) : SALELLAS I VILAR B.

Origine de la décision
Date de l'import : 05/02/2021
Fonds documentaire ?: HUDOC

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