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09/04/2019 | CEDH | N°001-192611

CEDH | CEDH, AFFAIRE TARAK ET DEPE c. TURQUIE, 2019, 001-192611


DEUXIÈME SECTION

AFFAIRE TARAK ET DEPE c. TURQUIE

(Requête no 70472/12)

ARRÊT

STRASBOURG

9 avril 2019

DÉFINITIF

09/07/2019

Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.




En l’affaire Tarak et Depe c. Turquie,

La Cour européenne des droits de l’homme (deuxième section), siégeant en une chambre composée de :

Robert Spano, président,
Paul Lemmens,
Işıl Karakaş,
Valeriu Griţco,
Stéphanie Mourou-Vik

ström,
Arnfinn Bårdsen,
Darian Pavli, juges,
et de Stanley Naismith, greffier de section,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 19 mars 201...

DEUXIÈME SECTION

AFFAIRE TARAK ET DEPE c. TURQUIE

(Requête no 70472/12)

ARRÊT

STRASBOURG

9 avril 2019

DÉFINITIF

09/07/2019

Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.

En l’affaire Tarak et Depe c. Turquie,

La Cour européenne des droits de l’homme (deuxième section), siégeant en une chambre composée de :

Robert Spano, président,
Paul Lemmens,
Işıl Karakaş,
Valeriu Griţco,
Stéphanie Mourou-Vikström,
Arnfinn Bårdsen,
Darian Pavli, juges,
et de Stanley Naismith, greffier de section,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 19 mars 2019,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

PROCÉDURE

1. À l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 70472/12) dirigée contre la République de Turquie et dont deux ressortissants de cet État, Mme Yasemin Tarak (« la requérante ») et M. Birtan Sinan Depe (« le requérant »), ont saisi la Cour le 20 septembre 2012 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).

2. Mme Tarak est la mère de Birtan Sinan Depe et dispose de l’autorité parentale. Birtan Sinan Depe étant mineur lors de l’introduction de la requête, Mme Tarak agissait au nom de son fils pour les faits et griefs le concernant. Pour des raisons d’ordre pratique, la Cour citera les faits et griefs en question comme s’ils étaient présentés par Birtan Sinan Depe lui-même.

3. Les requérants ont été représentés par Mes N. Bulgan et T. Demir, avocats exerçant respectivement à Gaziantep et Istanbul. Le gouvernement turc (« le Gouvernement ») a été représenté par son agent.

4. Les requérants se plaignaient en particulier de la privation de liberté de Birtan Sinan Depe en 2001, alors qu’il était âgé de huit ans.

5. Le 8 juillet 2015, la requête a été communiquée au Gouvernement.

EN FAIT

I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE

6. Les requérants sont nés respectivement en 1967 et en 1993 et résident à Istanbul.

7. Le 26 octobre 2001, tard dans la soirée, la police procéda à des perquisitions au domicile de C.Ö. et d’autres personnes dans le cadre d’une enquête relative à un cambriolage survenu le même jour. Certains objets volés furent retrouvés à ces adresses et furent saisis. Informés qu’une tierce personne soupçonnée d’avoir participé au cambriolage se trouvait chez Mme Tarak, les agents de police se rendirent au domicile de celle-ci. Personne n’ayant répondu à la porte, le 27 octobre 2001, à une heure non précisée, les agents de police dressèrent un procès-verbal qui résumait le déroulement des faits décrit ci-dessus. Ce document ne contient aucune information au sujet de Birtan Sinan Depe.

8. Selon Mme Tarak, les policiers avaient emmené avec eux son fils, qu’elle avait laissé chez son voisin C.Ö. car elle avait dû s’absenter. Elle s’enquit du sort de celui-ci auprès de deux commissariats, en vain. Le 28 octobre 2001, lorsqu’elle fut à son tour arrêtée et emmenée au commissariat de Beyoğlu, elle aperçut son fils qui dormait sur un bureau. L’enfant resta avec elle jusqu’à la comparution de Mme Tarak devant le procureur de la République, le même jour.

A. L’enquête menée par le procureur de la République de Beyoğlu

9. Le 31 octobre 2001, Mme Tarak, représentée par une avocate, porta plainte. Elle alléguait que son fils avait été placé en garde à vue, frappé et menacé par les policiers et demandait qu’un examen de son état psychologique fût mené.

10. Le 1er novembre 2001, Birtan Sinan Depe fut entendu par le procureur de la République de Beyoğlu (« le procureur »). Il déclara que, le 26 octobre 2001, vers 23 heures ou minuit, alors qu’il se trouvait chez C.Ö., il avait été conduit, avec les autres personnes présentes, au commissariat. Il dit y avoir été interrogé afin qu’il révèle où se trouvait sa mère et y avoir été giflé par un policier aux cheveux longs. Il soutint avoir été retenu au commissariat pendant deux jours.

11. Entre le 6 novembre 2001 et le 7 mars 2003, le procureur ordonna à la direction de la sûreté d’assurer la comparution des agents responsables de la privation de liberté de Birtan Sinan Depe afin de recueillir leurs dépositions dans le cadre de l’enquête pénale. Parmi les policiers convoqués se trouvaient le chef du service criminel de la direction de la sûreté, le chef d’équipe et le responsable de la garde à vue du requérant ainsi que les agents ayant dressé le procès-verbal du 27 octobre 2001.

12. Le 12 novembre 2001, à la demande du procureur, un rapport médical provisoire relatif à l’état psychologique de Birtan Sinan Depe fut établi par le service de psychiatrie de l’hôpital universitaire d’Istanbul. Ce rapport indiquait que l’enfant montrait des signes d’agressivité envers lui-même, de la peur, le désir d’être aimé par autrui et un besoin de tendresse.

13. Le 4 octobre 2002, la direction de la sûreté informa le procureur que les requérants n’avaient pas été placés en garde à vue, selon le registre.

14. Les 17 octobre et 21 novembre 2002, le procureur ordonna à la direction de la sûreté de lui communiquer la liste des policiers en fonction au service criminel entre le 27 et 28 octobre 2001.

15. Entre le 9 octobre 2002 et le 29 septembre 2003, les agents convoqués par le procureur furent entendus sur commission rogatoire car ils avaient été mutés dans différentes villes. Ils nièrent les accusations formulées à leur encontre et certains d’entre eux soutinrent qu’un mineur ne pouvait pas être placé en garde à vue.

16. Le 15 avril 2003, le procureur recueillit à nouveau la déposition des requérants qui répétèrent leur version des faits. La requérante indiqua que, lorsqu’elle avait été conduite au commissariat le 28 octobre 2001, elle avait aperçu son fils qui dormait sur le bureau d’un agent et qu’il lui avait dit qu’il était gardé à cet endroit depuis la veille et qu’il avait été frappé et menacé par un policier aux cheveux longs. Elle ajouta que son fils était resté à ses côtés jusqu’à sa comparution devant le procureur le même jour.

17. Le 17 juin 2003, C.Ö. fut entendu par le procureur en tant que témoin. Le procureur avait auparavant ordonné à trois reprises à la direction de la sûreté d’arrêter C.Ö., qui n’avait pas répondu aux convocations préalables dont il avait fait l’objet pour apporter son témoignage quant aux faits en question. Lors de son audition, C.Ö. indiqua notamment que, le 26 octobre 2001 vers 21 heures, alors qu’il était chez lui avec ses amis et Birtan Sinan Depe, qui s’y trouvait puisque Mme Tarak avait dû s’absenter de chez elle, les policiers se présentèrent à son domicile et les conduisirent tous au commissariat. Il déclara que l’enfant avait été maintenu dans une pièce séparée. C.Ö. ajouta avoir été libéré après son interrogatoire et être parti peu de temps après à Aksaray, une autre ville, sans avoir passé la nuit au commissariat.

18. Le 12 août 2004, en réponse à la demande du procureur, le service de psychiatrie de l’hôpital universitaire d’Istanbul rendit son rapport médical final (paragraphe 12 ci-dessus). Ce rapport indiquait que, à l’issue des consultations et du suivi psychiatriques et psychométriques qui avaient eu lieu entre le 2 et le 13 novembre 2001, des symptômes de troubles psychiques post-traumatiques, d’énurésie (une affection caractérisée par la survenue pendant le sommeil de mictions involontaires et inconscientes chez l’enfant de plus de cinq ans ou l’adulte) et d’encoprésie (une forme d’incontinence fécale) avaient été diagnostiqués chez Birtan Sinan Depe.

19. Par la suite, un autre procureur prit en charge le dossier. Le 23 novembre 2004, il introduisit un acte d’accusation pour avoir détenu le requérant de manière illégale (article 181 du code pénal en vigueur à l’époque des faits, interdisant la privation de liberté par abus de pouvoir) et pour avoir infligé des mauvais traitements à l’intéressé (article 245 du code pénal interdisant les mauvais traitements) contre les agents suivants :

– Ö.A., le chef de la section ;

– L.T., le commissaire ;

– R.U., Y.E., N.Ö. et S.Ö., les agents de police ayant dressé le procès-verbal de perquisition ;

– M.S., le responsable de garde à vue ;

– E.K., le policier ayant rédigé certains procès-verbaux au commissariat.

B. La procédure pénale diligentée devant le tribunal correctionnel de Beyoğlu

20. Le 1er décembre 2004, le tribunal correctionnel de Beyoğlu (« le tribunal ») décida d’interroger les accusés sur commission rogatoire par les tribunaux des provinces où ils résidaient.

21. Lors de l’audience du 15 mars 2005, l’avocate des requérants dans la procédure interne déclara que, lorsqu’elle était arrivée au commissariat le jour de l’arrestation de Mme Tarak, Birtan Sinan Depe s’y trouvait aussi. Elle dit avoir informé le procureur de cette situation et que celui-ci lui avait répondu qu’il était à la recherche d’un parent qui pourrait prendre l’enfant en charge.

22. Au cours de cette audience, les requérants furent aussi admis à la procédure en tant que parties intervenantes.

23. Lors de l’audience du 7 mars 2006, Mme Tarak indiqua que le jour de son arrestation, elle avait demandé aux policiers la raison de la présence de son fils au commissariat. Elle ajouta que, lorsque ceux-ci lui avaient répondu que l’enfant avait été pris en charge en raison de l’absence de ses parents, elle avait demandé qu’on lui fournisse un document attestant de cette situation, ce qui n’aurait jamais été fait.

24. Les 9 juin 2006 et 31 octobre 2006, le tribunal délivra un mandat d’arrestation (zorla getirme emri) à l’encontre de N.Ö., celui-ci ne s’étant pas encore présenté malgré les ordonnances de comparution rendues à son égard.

25. Les 7 mars et 26 mai 2006, les requérants furent entendus par le tribunal et réitérèrent leur version des faits.

26. Le 8 juin 2007, l’agent de police S.Ö. fut interrogé par le tribunal. Il déclara ne pas être la personne qui avait signé le procès-verbal des faits et qu’il s’agissait d’une similitude de nom. Jusqu’au 9 décembre 2008, plusieurs correspondances eurent lieu entre le tribunal et l’administration afin de retrouver le policier concerné, en vain.

27. La partie requérante était absente de l’audience du 7 avril 2009.

28. Plusieurs audiences prévues entre 2005 et 2009 furent reportées pour différents motifs, dont le défaut de comparution de certains accusés et l’attente d’informations requises par le tribunal.

29. Pendant la même période, les autres accusés furent entendus par différents tribunaux sur commission rogatoire. Ils nièrent les accusations portées à leur encontre et certains d’entre eux soutinrent que le requérant n’avait pas été placé en garde à vue car il était mineur.

30. Le 4 décembre 2009, le tribunal décida de mettre fin à la procédure pour prescription de l’action publique. Il indiqua brièvement que, concernant l’accusation de mauvais traitements, l’ancien code pénal en vigueur à l’époque des faits permettait de calculer le délai de prescription de la responsabilité pénale comme étant de sept ans et six mois, et que ce délai était échu puisqu’il a commencé à courir les 27 et 28 octobre 2001, dates des faits.

31. Le même jour, les requérants formèrent un pourvoi. Leur avocate indiqua dans sa pétition, très succincte, que la décision litigieuse était « en contradiction avec la loi et la procédure et qu’elle devait être infirmée ».

32. Le 23 mai 2012, la Cour de cassation confirma la décision du tribunal.

II. LE DROIT INTERNE PERTINENT

A. La prescription pénale

33. Les dispositions pertinentes en l’espèce de l’ancien code pénal (loi no 765) en vigueur à l’époque des faits se lisent ainsi :

Article 102

« La prescription, sauf dans les cas où la loi en dispose autrement, éteint l’action publique :

(...) 3. après dix ans, si le crime est passible d’une peine de réclusion criminelle lourde comprise entre cinq et vingt ans (...)

4. après cinq ans, si le crime est passible d’une peine de réclusion criminelle lourde ne dépassant pas cinq ans (...) »

Article 104

« Le délai de prescription de l’action publique est interrompu à chacun des actes juridiques suivants : condamnation, arrestation, détention provisoire, convocation, interrogatoire (...) et introduction de l’acte d’accusation.

Après une interruption de la prescription, celle-ci recommence à courir. En cas de pluralité des actes, la prescription court à nouveau à compter de la date du dernier acte interruptif. Toutefois, le délai de prescription ne peut pas dépasser les délais prévus à l’article 102 majorés de moitié. »

Article 117

« La prescription de l’action publique et la prescription de la peine sont examinées d’office (...) »

Article 243

« Quiconque, fonctionnaire (...), torture un accusé ou a recours à des traitements cruels, inhumains ou dégradants pour lui faire avouer un délit, est condamné à une peine de réclusion criminelle lourde allant jusqu’à huit ans ainsi qu’à une interdiction définitive ou provisoire d’exercer dans la fonction publique (...). »

Article 245

« Tout agent des forces de l’ordre (...) qui, dans l’exercice de ses fonctions (...) et en dehors des circonstances prévues par la loi (...), maltraite ou blesse une personne, lui porte des coups ou lui cause une souffrance physique, est condamné à une peine de réclusion criminelle allant de trois mois à cinq ans ainsi qu’à une interdiction provisoire d’exercer dans la fonction publique. (...) »

B. La privation de liberté et la contrainte

34. L’ancien code pénal prévoyait en son article 179 une réclusion criminelle jusqu’à cinq ans pour le crime de privation de liberté par des personnes privées. L’article 181 sanctionnait la privation de liberté réalisée par abus de pouvoir d’une peine pouvant aller jusqu’à trois ans de réclusion criminelle.

35. L’article 188 sanctionnait le délit de contrainte exercée afin d’obtenir des déclarations ou aveux d’une peine pouvant aller jusqu’à un an de réclusion criminelle. Ces mêmes articles prévoyaient des sanctions pouvant aller jusqu’à cinq et huit ans respectivement selon le résultat obtenu par l’auteur ou la présence de circonstances aggravantes (il s’agit, pour l’article 188, du recours aux armes à feu, de la dissimulation du visage et du recours à des signes causant la terreur).

36. Le nouveau code pénal (loi no 5237) en vigueur depuis le 1er juin 2005 prévoit en son article 109 § 1 une réclusion criminelle jusqu’à cinq ans pour la privation de liberté. Ses paragraphes 3 c) et d) indiquent que si le délit est commis par un fonctionnaire en liaison avec sa fonction ou par un abus de pouvoir, la peine est doublée.

C. Le pourvoi en cassation

37. L’ancien code de procédure pénal (loi no 1412) indique dans son article 320 ce qui suit :

« La Cour de cassation examine les points soulevés dans les requêtes de pourvoi. Si le pourvoi est formulé sur des points de procédures, elle examine non seulement les [actes de procédure] concernés, mais en plus, elle peut examiner, même en l’absence de pourvoi dans ce sens, le non-respect de la loi si elle observe que ce non-respect a eu une conséquence sur la décision. »

38. Les dispositions pertinentes du code de procédure pénal actuel en la matière (loi no 5271, également en vigueur depuis le 1er juin 2005) se lisent ainsi :

Article 288:

1) Un pourvoi n’est possible que dans les cas de non-respect du droit.

2) Le non-respect du droit consiste en la non-application ou l’application erronée d’une disposition juridique.

Article 289 :

Les cas suivants, même s’ils ne sont pas indiqués dans la requête de pourvoi, sont absolument considérés comme le non-respect du droit :

a) irrégularité dans la formation du tribunal,

b) la participation d’un juge qui ne pouvait exercer cette fonction selon la loi,

c) la participation d’un juge dont la récusation avait été acceptée, ou le rejet illégal d’une demande de récusation,

d) l’incompétence ratione materiae ou loci

e) audience en l’absence du procureur ou toute autre personne qui devait être présent,

f) le non-respect de la règle de publicité dans une audience publique,

g) l’absence de motivation conformément à l’article 230,

h) la restriction des droits de la défense sur des points importants pour la décision,

i) l’utilisation des preuves obtenues de manière illégale.

Article 301

« La Cour de cassation ne peut examiner que les points soulevés dans la requête de pourvoi, et si le pourvoi est formulé sur des lacunes dans la procédure, les points relatifs à ces [actes de procédure] indiqués dans la requête de pourvoi. »

Article 302

« 1) (...) si la décision est considérée conforme à la loi, le pourvoi est rejetée sur le fond.

2) La Cour de cassation infirme une décision selon les motifs de non-respect du droit invoqués dans la requête de pourvoi et qui sont de nature à avoir une conséquence sur la décision. Les motifs de cassation sont indiqués séparément dans la décision [de la Cour de cassation].

3) Lorsque la décision est infirmée pour l’un des motifs invoqués dans la requête de pourvoi, d’autres motifs de non-respect du droit sont aussi indiquées dans la décision [de la Cour de cassation] [à cette occasion].

4) Si le non-respect du droit ayant constitué le motif de cassation dérive des actes juridiques ayant constituée le fondement de la décision, ces actes aussi sont infirmés.

5) Les dispositions de l’article 289 sont réservées.

D. L’âge de responsabilité pénale et la prise en charge d’un mineur ayant besoin de protection

39. L’article 51 de l’ancien code pénal en vigueur à l’époque des faits établissait l’âge de responsabilité pénale à onze ans révolus. L’article 18 du règlement no 23480 sur les arrestations, garde à vue et interrogatoires, en vigueur à l’époque des faits, indiquent que les enfants qui ont moins d’onze ans ne peuvent être arrêtés, sauf dans les cas où le crime est passible d’une peine d’emprisonnement allant au-delà d’un an, cas dans lequel l’acte doit être limité à l’établissement de son âge et la vérification de son identité. L’enfant doit être libéré immédiatement après cet acte et ne peut prendre part dans les travaux relatifs à l’établissement des faits. L’identité de l’enfant et le crime commis est transmis immédiatement au procureur de la République qui doit demander des mesures de protection au président du tribunal compétent. Les articles 10 et 11 de la loi no 2253 sur les tribunaux pour enfants, en vigueur à l’époque des faits, indiquent qu’aucune poursuite judiciaire ne peut être entamée contre les enfants qui ont moins d’onze ans. Dans les cas où le délit commis par l’enfant est passible d’une peine d’emprisonnement au-delà d’un an, les parents ou tuteurs sont invités à prendre les mesures nécessaires pour la protection et soins de l’enfant, et qu’à défaut, l’enfant est placé respectivement, dans une famille d’accueil, dans un foyer ou services sociaux similaires, dans des établissements publics en apprentissage, ou en cas de difficultés liées à la personnalité de l’enfant, dans des hôpitaux ou établissements public ou privés pour enfants.

40. L’article 31 du code pénal actuellement en vigueur indique l’âge de responsabilité pénale comme étant douze ans révolus. Des dispositions similaires à celles indiquées au paragraphe précèdent sont repris par le règlement no 25832 et par la loi no 5395 sur la protection des enfants. Les mêmes mesures sont appliquées pour tous mineurs considérés comme « un enfant ayant besoin de protection » au sens de cette loi (article 3), sur la demande de toute autorité publique ou toute personne responsable de l’enfant (article 6). Les décisions sur les mesures de protection sont rendues par le juge des enfants (article 7).

EN DROIT

I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 5 DE LA CONVENTION

41. Le requérant se plaint du caractère selon lui illégal de sa privation de liberté et invoque l’article 5 de la Convention.

42. La Cour décide d’examiner le grief du requérant sous l’angle de l’article 5 § 1 de la Convention, ainsi libellé :

« 1. Toute personne a droit à la liberté et à la sûreté. Nul ne peut être privé de sa liberté, sauf dans les cas suivants et selon les voies légales :

a) s’il est détenu régulièrement après condamnation par un tribunal compétent ;

b) s’il a fait l’objet d’une arrestation ou d’une détention régulières pour insoumission à une ordonnance rendue, conformément à la loi, par un tribunal ou en vue de garantir l’exécution d’une obligation prescrite par la loi ;

c) s’il a été arrêté et détenu en vue d’être conduit devant l’autorité judiciaire compétente, lorsqu’il y a des raisons plausibles de soupçonner qu’il a commis une infraction ou qu’il y a des motifs raisonnables de croire à la nécessité de l’empêcher de commettre une infraction ou de s’enfuir après l’accomplissement de celle-ci ;

d) s’il s’agit de la détention régulière d’un mineur, décidée pour son éducation surveillée ou de sa détention régulière, afin de le traduire devant l’autorité compétente ;

e) s’il s’agit de la détention régulière d’une personne susceptible de propager une maladie contagieuse, d’un aliéné, d’un alcoolique, d’un toxicomane ou d’un vagabond ;

f) s’il s’agit de l’arrestation ou de la détention régulières d’une personne pour l’empêcher de pénétrer irrégulièrement dans le territoire, ou contre laquelle une procédure d’expulsion ou d’extradition est en cours. (...). »

A. Sur la recevabilité

43. Le Gouvernement considère que ce grief est tardif au motif que le requérant, selon ses propres allégations, aurait été libéré le 28 octobre 2001, et que cette date constituait le point de départ du délai de six mois dans les circonstances de la cause. Par ailleurs, il considère que les requérants, représentés par une avocate, auraient dû prendre conscience de l’ineffectivité de l’enquête lors de l’audience du 28 novembre 2008 ou, à défaut, bien avant la décision de la Cour de cassation puisque la prescription avait déjà été établie par le tribunal correctionnel.

44. Le requérant ne se prononce pas sur l’exception formulée par le Gouvernement.

45. Concernant le premier volet de l’exception, la Cour note que tant la plainte des requérants que l’acte d’accusation introduit par le procureur contre les policiers concernait aussi la privation de liberté de Birtan Sinan Depe (paragraphes 9 et 19 ci-dessus). Elle considère qu’il existait donc une procédure à cet égard et qu’aucun élément ne permet de prendre pour point de départ du délai de six mois la date de libération de l’intéressé, contrairement à ce qui est suggéré par le Gouvernement. La Cour rappelle aussi que lorsque les interdictions posées par les articles 3 et 5 sont en jeu, la voie de plainte pénale peut constituer, dans le contexte du droit turc, un recours adéquat et suffisant aux fins de l’article 35 de la Convention (Hüseyin Yıldırım c. Turquie, no 2778/02, § 63, 3 mai 2007. Pour la même approche, voir également K.-F. c. Allemagne, 27 novembre 1997, §§ 47-52, Recueil des arrêts et décisions 1997‑VII). Dans ces conditions, elle estime que le premier volet de l’exception doit être rejeté.

46. Quant au second volet de l’exception, la Cour rappelle que la finalité première du délai de six mois prévu à l’article 35 § 1 de la Convention est de servir la sécurité juridique et de veiller à ce que les affaires soulevant des questions au regard de la Convention soient examinées dans un délai raisonnable, tout en évitant aux autorités et autres personnes concernées de demeurer longtemps dans l’incertitude. En outre, cette règle fournit au requérant potentiel un délai de réflexion suffisant pour lui permettre d’apprécier l’opportunité d’introduire une requête et, le cas échéant, de déterminer les griefs et arguments précis à présenter. Elle facilite l’établissement des faits dans une affaire car, avec le temps, il devient problématique d’examiner de manière équitable les questions soulevées (Sabri Güneş c. Turquie [GC], no 27396/06, § 39, 29 juin 2012, et les références qui figurent à ce paragraphe).

47. Les requérants potentiels doivent s’enquérir de manière diligente de l’état d’avancement de l’enquête pénale. Ils doivent agir dès qu’il apparaît clairement qu’aucune enquête effective ne sera menée. L’obligation de diligence incombant aux requérants comporte deux aspects distincts quoique étroitement liés : d’une part, les intéressés doivent s’enquérir promptement auprès des autorités internes de l’avancement de l’enquête et, d’autre part, ils doivent promptement saisir la Cour dès qu’ils se rendent compte ou auraient dû se rendre compte que l’enquête n’est pas effective, sachant que le point de savoir à quel moment ce stade est atteint dépend nécessairement des circonstances de l’affaire et est difficile à déterminer avec exactitude (Mocanu et autres c. Roumanie [GC], nos 10865/09 et 2 autres, §§ 262-269, CEDH 2014 (extraits), et les références qui figurent à ces paragraphes).

48. En l’espèce, la Cour observe que les requérants disposaient juridiquement de la possibilité de se pourvoir en cassation contre le constat de prescription de l’action publique et que leur recours a bel et bien été accepté, dans la forme, par l’instance supérieure. Par conséquent, il ne peut leur être reproché ni d’avoir formé un tel recours ni d’en avoir attendu l’issue. Au demeurant, le Gouvernement n’indique pas que la Cour de cassation était légalement empêchée d’infirmer une décision constatant la prescription pénale (voir aussi la partie intitulée « Le pourvoi en cassation » (paragraphe 37 ci-dessus) dans la partie « Droit interne pertinent »). La Cour rejette donc aussi cette partie de l’exception.

49. Constatant que ce grief n’est pas manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et qu’il ne se heurte par ailleurs à aucun autre motif d’irrecevabilité, la Cour le déclare recevable.

B. Sur le fond

50. Pour les principes généraux pertinents à propos de l’article 5 § 1 de la Convention, la Cour renvoie à son arrêt S., V. et A. c. Danemark ([GC], nos 35553/12 et 2 autres, §§ 73-77, 22 octobre 2018).

51. Le Gouvernement considère que les faits allégués n’ont pas été établis par les autorités judiciaires nationales. Indiquant être conscient de la jurisprudence pertinente relative aux articles 3, 5 et 8 de la Convention, il invite la Cour à dire d’abord si ces faits ont eu lieu ou non.

52. Dans les circonstances particulières de la présente affaire, la Cour doit établir si le requérant a été retenu ou non au commissariat. À cet égard, elle rappelle avoir dit que, dans des cas où il n’y a pas eu véritablement détention, mais où il est possible d’établir qu’une personne a pénétré dans un lieu sous le contrôle des autorités et n’a plus été revue depuis, il incombe au Gouvernement de fournir une explication plausible sur ce qui s’est produit dans le lieu en question et d’établir que la personne en cause n’a pas été détenue par les autorités mais a quitté les lieux (Varnava et autres c. Turquie [GC], nos 16064/90 et 8 autres, §§ 183-184, CEDH 2009, Hassan c. Royaume-Uni [GC], no 29750/09, § 49, CEDH 2014).

53. La Cour rappelle également que, pour savoir si une personne a été privée de sa liberté, il faut partir de sa situation concrète et prendre en compte un ensemble de critères propres à son cas particulier comme le genre, la durée, les effets et les modalités d’exécution de la mesure considérée. La distinction à établir entre privation et restriction de liberté n’est que de degré ou d’intensité, non de nature ou d’essence. Le classement dans l’une ou l’autre de ces catégories se révèle parfois ardu car, dans certains cas marginaux, il s’agit d’une pure affaire d’appréciation, mais la Cour ne saurait éluder un choix dont dépendent l’applicabilité ou l’inapplicabilité de l’article 5 de la Convention (Guzzardi c. Italie, 6 novembre 1980, §§ 92-93, série A no 39, et H.L. c. Royaume-Uni, no 45508/99, § 89, CEDH 2004-IX).

54. En l’espèce, la Cour observe que la présence des policiers dans la nuit du 26 au 27 octobre 2001 au domicile de C.Ö., le voisin qui gardait alors Birtan Sinan Depe en l’absence de Mme Tarak, ne prête pas à controverse entre les parties. Elle note que le procès-verbal établi par les policiers atteste d’ailleurs de cette situation (paragraphe 7 ci-dessus).

55. La Cour relève que C.Ö., tout comme l’enfant lui-même, a soutenu devant le procureur que Birtan Sinan Depe avait été emmené au commissariat. Elle estime par conséquent que les faits décrits par les intéressés se sont déroulés à partir de la nuit du 26 au 27 octobre jusqu’au 28 octobre 2001.

56. La Cour note que, selon C.Ö., Birtan Sinan Depe a été retenu dans une autre pièce du commissariat. C.Ö. a aussi indiqué avoir été libéré après le recueil de sa déposition sans avoir passé la nuit au commissariat et avoir quitté la ville peu après (paragraphe 17 ci-dessus).

57. La Cour relève ensuite que l’avocate des requérants dans la procédure interne a aussi témoigné concernant la présence de Birtan Sinan Depe au commissariat. Celle-ci a en effet indiqué lors de l’audience du 15 mars 2005 devant le tribunal que, lorsqu’elle était arrivée au commissariat le 28 octobre 2001 pour s’entretenir avec la requérante à la suite de son arrestation, Birtan Sinan Depe s’y trouvait aussi. L’avocate a soutenu avoir informé le procureur de l’époque de cette situation et que celui-ci lui avait répondu être à la recherche d’un parent susceptible de prendre l’enfant en charge (paragraphe 21 ci-dessus).

58. La Cour note toutefois que contre toute vraisemblance, et en dépit des affirmations des requérants, de l’avocate, et du procureur qui les a inculpés, les policiers indiquaient que Birtan Sinan Depe n’avait pas été placé en garde à vue, sous-entendant par-là que l’enfant n’avait jamais été présent dans le commissariat.

59. Or, la Cour ne relève aucun élément contredisant les allégations selon lesquelles Birtan Sinan Depe a été emmené au commissariat dans la nuit du 26 au 27 octobre 2001, ni celle de l’avocate des requérants dans la procédure interne, selon laquelle l’intéressé se trouvait au commissariat le 28 octobre 2001. Rien n’indique non plus que Birtan Sinan Depe soit sorti du commissariat avant le 28 octobre 2001, comme cela aurait pu par exemple être le cas s’il avait été pris en charge par C.Ö. ou un autre voisin responsable, un parent ou un proche. La Cour constate aussi que le Gouvernement n’a présenté aucun document ni témoignage indiquant que, par exemple, Birtan Sinan Depe a été transféré dans un délai raisonnable après son arrivée au commissariat dans une institution pour enfants ou auprès d’une autorité semblable. Rien ne permet de dire non plus qu’avis n’a été donné au procureur de permanence de la présence d’un mineur au commissariat. La Cour relève en outre que le dossier ne permet pas non plus de dire si le tribunal a recueilli ou non le témoignage du procureur avec lequel l’avocate aurait eu la conversation susmentionnée le lendemain sur la présence de l’enfant au commissariat (paragraphe 21 ci-dessus).

60. Eu égard à ce qui précède, la Cour considère, sans s’attarder sur la question de savoir s’il s’agissait ou non d’une garde à vue formelle, qu’il existe plusieurs éléments concordants et précis permettant de conclure que Birtan Sinan Depe, alors âgé de huit ans, a été emmené au commissariat par des agents de police et y a été retenu, seul, au moins du 27 au 28 octobre 2001, jusqu’à l’arrivée de sa mère, Mme Tarak.

61. La situation personnelle de Birtan Sinan Depe se caractérisait donc par son très jeune âge et le fait qu’il n’était pas accompagné après son arrivée au commissariat. Le requérant, alors âgé de huit ans, était donc livré à lui-même dans les locaux de la police et se trouvait dans une situation de vulnérabilité. Dans de telles conditions, la Cour n’a pas à examiner si Birtan Sinan Depe était dans un bâtiment fermé et gardé et dont toute sortie non autorisée était interdite puisqu’on ne pouvait attendre de celui-ci qu’il quitte le commissariat tout seul. À ses yeux, ces éléments se traduisent clairement en une privation de liberté au sens de l’article 5 § 1 de la Convention.

62. La Cour observe que le Gouvernement ne s’est pas prononcé sur le point de savoir si cette privation de liberté poursuivait l’un des buts légitimes autorisés par cette disposition. Le dossier ne contient aucun élément permettant de dire que tel était le cas (à propos de la détention d’un mineur après sa condamnation par un tribunal compétent, voir T. c. Royaume-Uni [GC], no 24724/94, §§ 7-9, 19, 27, 101-104, 16 décembre 1999). En conséquence, la Cour considère que la privation de liberté du requérant était arbitraire. Il y a donc eu violation de l’article 5 § 1 de la Convention.

II. SUR L’ARTICLE 3 DE LA CONVENTION

63. Invoquant l’article 3 de la Convention, Birtan Sinan Depe se plaint d’avoir été privé de sa liberté par la police, ce qui aurait eu des effets néfastes sur son état psychologique. Il allègue également avoir été frappé et menacé pour qu’il révèle où se trouvait sa mère, soupçonnée d’être liée à un cambriolage.

64. Sous l’angle de la même disposition, Mme Tarak, de son côté, estime avoir elle-même été victime d’un traitement inhumain en raison de la souffrance morale qu’elle aurait éprouvée par l’angoisse de ne pas savoir où était son enfant alors âgé de huit ans.

65. Invoquant l’article 6 de la Convention, les requérants se plaignent :

– de l’absence d’une enquête effective susceptible de mener à l’identification et à la sanction des personnes responsables de la garde à vue du requérant ;

– qu’aucune confrontation n’a été organisée ;

– qu’un examen graphologique pour identifier le policier S.Ö. n’a pas été réalisé ;

– de la durée excessive de la procédure et de la prescription de la responsabilité pénale en raison du manque de diligence des autorités.

66. La Cour constate d’emblée que les requérants se sont constitués partie intervenante dans la procédure pénale, sans former aucune demande de réparation pécuniaire de caractère civil, et sans se réserver le droit de le faire. En outre, depuis l’entrée en vigueur du nouveau code de procédure pénale, le 1er juin 2005, il n’est plus possible d’introduire une action civile dans le cadre d’une procédure pénale en cours. Dans ces circonstances, la Cour en déduit que les requérants ont déposé leur demande de constitution de partie intervenante dans le seul but d’obtenir la condamnation pénale des accusés et non pas pour protéger ou réparer leurs droits de caractère civil. Par conséquent, elle considère que l’article 6 § 1 de la Convention ne s’applique pas (voir Beyazgül c. Turquie, no 27849/03, § 44, 22 septembre 2009, et Ciddi c. Turquie, (déc.), no 7280/13, §§ 24-25, 13 mars 2018).

67. Ceci étant dit, la Cour rappelle qu’un grief comporte deux éléments : des allégations factuelles et des arguments juridiques. En vertu du principe jura novit curia, elle n’est pas tenue par les moyens de droit avancés par les requérants en vertu de la Convention et de ses Protocoles, et elle peut décider de la qualification juridique à donner aux faits d’un grief en examinant celui-ci sur le terrain d’articles ou de dispositions de la Convention autres que ceux invoqués par les requérants (Radomilja et autres c. Croatie [GC], nos 37685/10 et 22768/12, § 126, 20 mars 2018). En l’espèce, elle estime qu’il convient d’examiner l’ensemble des griefs des requérants sous l’angle de l’article 3 de la Convention, ainsi libellé :

« Nul ne peut être soumis à la torture ni à des peines ou traitements inhumains ou dégradants. »

68. Le Gouvernement conteste les allégations des requérants. Pour cette partie de la requête également, il estime que les requérants auraient dû prendre conscience de l’ineffectivité de l’enquête bien avant la décision de la Cour de cassation puisque la prescription avait déjà été établie par le tribunal correctionnel. Le Gouvernement considère aussi que les faits allégués à l’origine de la requête ne sont pas établis.

69. Les requérants ne se prononcent pas sur l’exception formulée par le Gouvernement.

70. La Cour renvoie au paragraphe 48 ci-dessus et rejette l’exception du Gouvernement pour le même motif. Cependant, elle considère cette partie de la requête irrecevable pour les motifs qui suivent.

A. Principes généraux pertinents

71. La Cour renvoie aux principes généraux énoncés dans les arrêts El-Masri c. l’ex-République Yougoslave de Macédoine ([GC], no 39630/09, §§ 182-185 et 195-198, CEDH 2012), Mocanu et autres (précité, §§ 314-326) et Bouyid c. Belgique ([GC], no 23380/09, §§ 81-90 et 114-123, CEDH 2015).

72. Elle rappelle qu’un mauvais traitement doit atteindre un seuil minimum de gravité pour tomber sous le coup de l’article 3 de la Convention. L’appréciation de ce minimum est relative ; elle dépend de l’ensemble des données de la cause, notamment de la durée du traitement et de ses effets physiques ou mentaux ainsi que, parfois, du sexe, de l’âge et de l’état de santé de la victime (Bouyid, précité, § 81, et Muršić c. Croatie [GC], no 7334/13, § 97, 20 octobre 2016).

B. Application en l’espèce

1. La privation de liberté du requérant

73. La Cour rappelle avoir déjà conclu ci-dessus que Birtan Sinan Depe a été privé de sa liberté en violation de l’article 5 § 1 de la Convention (paragraphes 54-62). Sur la question de savoir si la seule privation de liberté est aussi contraire à l’article 3 de la Convention, elle note que le requérant ne dénonce pas les conditions matérielles dans lesquelles il s’est trouvé durant cette période de privation de liberté. Le dossier ne contient pas non plus un élément qui permettrait de dire que les séquelles psychologiques relevées dans le rapport médical de l’hôpital universitaire d’Istanbul (paragraphe 18 ci-dessus) puissent être objectivement liées au temps passé au commissariat. Par conséquent, la Cour considère que le seuil de gravité requis pour qualifier un traitement d’inhumain n’a pas été atteint en l’espèce du fait de la seule privation de liberté du requérant. Il s’ensuit que ce grief est manifestement mal fondé et doit être rejeté en application de l’article 35 §§ 3 a) et 4 de la Convention (comparer avec Mubilanzila Mayeka et Kaniki Mitunga c. Belgique, no 13178/03, §§ 50-58, CEDH 2006‑XI, concernant la détention administrative d’un enfant de cinq ans non accompagné pendant près de deux mois dans un centre fermé pour adultes en séjour irrégulier sur le territoire, et, pour des arguments concernant la détention administrative d’enfants accompagnés dans des conditions inadaptées, voir Muskhadzhiyeva et autres c. Belgique, no 41442/07, §§ 55-63, 19 janvier 2010, et Popov c. France, nos 39472/07 et 39474/07, §§ 91-103, 19 janvier 2012).

2. L’allégation de gifle et de menaces

74. Birtan Sinan Depe se plaint d’avoir été giflé par un policier « aux cheveux longs » et d’avoir été menacé.

75. La Cour rappelle que les allégations de mauvais traitements contraires à l’article 3 de la Convention doivent être étayées par des éléments de preuve appropriés. Pour l’établissement des faits allégués, elle se sert du critère de la preuve « au-delà de tout doute raisonnable », une telle preuve pouvant néanmoins résulter d’un faisceau d’indices, ou de présomptions non réfutées, suffisamment graves, précis et concordants. Sur ce dernier point, la Cour a précisé que, lorsque les événements en cause, dans leur totalité ou pour une large part, sont connus exclusivement des autorités, comme dans le cas des personnes soumises à leur contrôle en garde à vue, toute blessure survenue pendant cette période donne lieu à de fortes présomptions de fait. La charge de la preuve pèse alors sur le Gouvernement : il lui incombe de fournir une explication satisfaisante et convaincante en produisant des preuves établissant des faits qui font peser un doute sur le récit de la victime. En l’absence d’une telle explication, la Cour est en droit de tirer des conclusions pouvant être défavorables au Gouvernement. Cela est justifié par le fait que les personnes placées en garde à vue sont en situation de vulnérabilité et que les autorités ont le devoir de les protéger (Bouyid précité, §§ 82-83, et les références qui y figurent).

76. Pour bénéficier de la présomption dont il s’agit, les personnes qui se disent victimes d’une violation de l’article 3 de la Convention doivent démontrer qu’elles présentent des traces de mauvais traitements alors qu’elles se trouvaient précédemment entre les mains de la police ou d’une autorité comparable. Comme l’illustrent nombre d’affaires soumises à l’examen de la Cour, ces personnes produisent habituellement, à cette fin, des certificats médicaux décrivant des blessures ou des traces de coups, auxquels la Cour reconnaît une importante valeur probante (Bouyid, précité, § 92).

77. En l’espèce, la Cour note que, bien qu’ayant été libérés le 28 octobre 2001, les requérants n’ont pas tenté d’obtenir un rapport médical qui aurait pu éventuellement faire état de la gifle alléguée. Le dossier ne contient pas non plus d’élément quelconque susceptible de constituer un commencement de preuve à cet égard. Par conséquent, rien ne permet à la Cour de dire que cette allégation est fondée. Il s’ensuit que ce grief est également manifestement mal fondée et doit être rejeté en application de l’article 35 §§ 3 a) et 4 de la Convention.

3. L’angoisse de la requérante

78. La Cour réaffirme que le point de savoir si un parent est victime des mauvais traitements infligés à son enfant dépend de l’existence de facteurs particuliers conférant à sa souffrance une dimension et un caractère distincts du désarroi affectif que l’on peut considérer comme inévitable pour les proches parents de la victime. Parmi ces facteurs figurent la proximité de la parenté – dans ce contexte, le lien parent-enfant sera privilégié –, les circonstances particulières de la relation, la mesure dans laquelle le parent a été témoin des événements en question et la manière dont les autorités ont réagi à ses réclamations. L’essence d’une telle violation réside dans les réactions et le comportement des autorités face à la situation qui leur a été signalée. C’est notamment au regard de ce dernier élément qu’un parent peut se prétendre directement victime du comportement des autorités (Mubilanzila Mayeka et Kaniki Mitunga, précité, §§ 61-62).

79. En l’espèce, la Cour souligne à nouveau avoir déjà relevé le manque de réaction appropriée des autorités nationales face à la présence du requérant dans les locaux du commissariat sous l’angle de l’article 5 § 1 de la Convention et avoir conclu à la violation de cette disposition (paragraphes 54-62 ci-dessus). Elle ne doute pas que la requérante a, en tant que mère, subi une inquiétude du fait de la détention durant au moins un jour de son fils alors âgé de huit ans. Toutefois, les circonstances de la cause ne lui permettent pas de dire que le seuil de gravité exigé par l’article 3 de la Convention a été atteint en l’espèce. Il s’ensuit que ce grief aussi est manifestement mal fondé et doit être rejeté en application de l’article 35 §§ 3 a) et 4 de la Convention.

4. L’enquête pénale

80. Les requérants se plaignent aussi de l’ineffectivité de l’enquête qui s’est soldée par le constat de la prescription de la responsabilité pénale.

81. À la lumière de ses conclusions ci-dessus sur l’irrecevabilité des griefs tirés du volet matériel de l’article 3 de la Convention, la Cour considère que la partie requérante n’a pas pu avancer un grief défendable au sens de sa jurisprudence. Il s’ensuit que l’obligation positive de mener une enquête efficace ne s’imposait pas aux autorités nationales dans les circonstances de la présente affaire (Maļinovskis c. Lettonie (déc.), no 48435/07, § 53, 4 mars 2014, et Öcalan c. Turquie (déc.), no 12261/10, §§ 34-35, 4 septembre 2018).

82. Eu égard à ce qui précède, la Cour considère que cette partie de la requête est manifestement mal fondé et doit être rejeté en application de l’article 35 §§ 3 a) et 4 de la Convention.

III. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

83. Aux termes de l’article 41 de la Convention,

« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »

A. Dommage

84. Les requérants réclament 75 000 livres turques (TRY) chacun (environ 23 500 euros (EUR) au taux de conversion applicable à la date de la demande, à savoir le 4 mars 2016) au titre du préjudice moral qu’ils estiment avoir subi individuellement.

85. Le Gouvernement conteste ces demandes.

86. Au vu de sa conclusion sur la violation de l’article 5 § 1 de la Convention à l’égard de Birtan Sinan Depe, devenu majeur dans l’intervalle, la Cour considère qu’il y a lieu de lui octroyer 7 500 EUR au titre du préjudice moral.

B. Frais et dépens

87. Les requérants demandent également 11 030 TRY pour les frais et dépens engagés devant les juridictions internes et devant la Cour. Ils présentent uniquement une facture de traduction d’un montant de 1 000 TRY (environ 313 EUR à la date de la demande).

88. Le Gouvernement invite la Cour à rejeter ces demandes.

89. Selon la jurisprudence de la Cour, un requérant ne peut obtenir un remboursement de ses frais et dépens que dans la mesure où se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et le caractère raisonnable de leur taux ; en outre, aux termes de l’article 60 §§ 2 et 3 du règlement de la Cour, il doit soumettre des prétentions chiffrées et ventilées par rubriques et accompagnées des justificatifs pertinents, faute de quoi la Cour peut rejeter tout ou partie de celles-ci (Paksas c. Lituanie [GC], no 34932/04, § 122, CEDH 2011 (extraits)). En l’espèce, relevant que seul un justificatif concernant des frais de traduction a été fourni, et statuant en équité, la Cour accorde à Birtan Sinan Depe 300 EUR.

C. Intérêts moratoires

90. La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.

PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,

1. Déclare, le grief tiré de l’article 5 § 1 de la Convention recevable, et le restant de la requête irrecevable ;

2. Dit, qu’il y a eu violation de l’article 5 § 1 de la Convention à l’égard de Birtan Sinan Depe à raison de sa privation de liberté ;

3. Dit,

a) que l’État défendeur doit verser à Birtan Sinan Depe, dans les trois mois à compter du jour où l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, les sommes suivantes, à convertir dans la monnaie de l’État défendeur au taux applicable à la date du règlement :

i. 7 500 EUR (sept mille cinq cents euros), plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt, pour dommage moral ;

ii. 300 EUR (trois cents euros), plus tout montant pouvant être dû par le requérant à titre d’impôt, pour frais et dépens ;

b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ces montants seront à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;

4. Rejette, la demande de satisfaction équitable pour le surplus.

Fait en français, puis communiqué par écrit le 9 avril 2019, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement de la Cour.

Stanley NaismithRobert Spano
GreffierPrésident


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