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14/01/2020 | CEDH | N°001-200348

CEDH | CEDH, AFFAIRE SOARES CAMPOS c. PORTUGAL, 2020, 001-200348


TROISIÈME SECTION

AFFAIRE SOARES CAMPOS c. PORTUGAL

(Requête no 30878/16)

ARRÊT

Art 2 (volet procédural) • Enquête effective • Urgence négligée de plusieurs mesures pour l’enquête sur la noyade d’étudiants lors d’un bizutage universitaire

Art 2 (volet matériel) • Obligations positives • Cadre juridique général et disciplinaire suffisant pour assurer la protection de la vie contre les bizutages abusifs

STRASBOURG

14 janvier 2020

DÉFINITIF

22/06/2020

Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’a

rticle 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.




En l’affaire Soares Campos c. Portugal,

La Cour européenne de...

TROISIÈME SECTION

AFFAIRE SOARES CAMPOS c. PORTUGAL

(Requête no 30878/16)

ARRÊT

Art 2 (volet procédural) • Enquête effective • Urgence négligée de plusieurs mesures pour l’enquête sur la noyade d’étudiants lors d’un bizutage universitaire

Art 2 (volet matériel) • Obligations positives • Cadre juridique général et disciplinaire suffisant pour assurer la protection de la vie contre les bizutages abusifs

STRASBOURG

14 janvier 2020

DÉFINITIF

22/06/2020

Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.

En l’affaire Soares Campos c. Portugal,

La Cour européenne des droits de l’homme (troisième section), siégeant en une chambre composée de :

Paul Lemmens, président,
Georgios A. Serghides,
Paulo Pinto de Albuquerque,
Helen Keller,
Alena Poláčková,
Gilberto Felici,
Lorraine Schembri Orland, juges,
et de Stephen Phillips, greffier de section,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 17 décembre 2019,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

PROCÉDURE

1. À l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 30878/16) dirigée contre la République portugaise et dont un ressortissant de cet État, M. José Carlos Soares Campos (« le requérant »), a saisi la Cour le 27 mai 2016 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).

2. Devant la Cour, le requérant a été représenté par Me V. Parente Ribeiro, avocat exerçant à Lisbonne. Le gouvernement portugais (« le Gouvernement ») a été représenté par son agente, Mme M.F. da Graça Carvalho, procureure générale adjointe.

3. Dans sa requête, le requérant alléguait que le décès de son fils était dû à l’absence de réglementation relative aux activités de bizutage au Portugal. Il se plaignait aussi de l’absence d’une enquête effective sur les circonstances de la mort de son fils.

4. Le 13 juillet 2017, la requête a été communiquée au Gouvernement.

EN FAIT

I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE

5. Le requérant est né en 1971 et réside à Lisbonne.

A. L’origine de l’affaire

6. Au moment des faits, le fils du requérant, Tiago Campos, était âgé de 21 ans et était étudiant à l’université lusophone d’humanités et de technologies (Universidade Lusófona de Humanidades e Tecnologias) de Lisbonne (« l’U.L. »), une université privée. Il faisait partie du « Conselho Oficial de Praxe Académica » (« le COPA »), une association d’étudiants promouvant la Praxe (paragraphe 115 ci-après) et notamment l’intégration des étudiants à travers des épreuves de bizutage.

7. Le week-end du 14 et 15 décembre 2013, le COPA organisa à Aiana de Cima, au sud de Lisbonne, le rassemblement annuel du Maximum Praxis Consilium (« le MPC »), un organe rassemblant les représentants de neuf des facultés de l’U.L. et le « Dux »[1] et ayant pour objectif de promouvoir la Praxe et d’assurer la bonne application du code de la Praxe (« código da Praxe »). Ce rassemblement avait pour objectif d’amener les participants à une réflexion autour de la Praxe et de préparer les « baptêmes[2] » et les « enterrements » de vie des « nouvelles recrues » (« caloiros »).

8. Outre Tiago Campos, les étudiants qui participèrent à cette rencontre en leur qualité de représentant de leur faculté étaient :

– J.G., âgé de 23 ans au moment des faits, qui venait d’être élu Dux par ses pairs ;

– A.C.S., âgée de 22 ans au moment des faits ;

– A.R., âgée de 21 ans au moment des faits ;

– C.S., âgée de 23 ans au moment des faits ;

– J.B., âgée de 21 ans au moment des faits, et

– P.N., âgé de 24 ans au moment des faits.

9. Les participants au rassemblement arrivèrent le soir du 13 décembre 2013 à Aiana de Cima. Ils passèrent la nuit du 13 au 14 décembre et la journée du 14 décembre dans la maison qu’ils avaient louée pour l’occasion et aux alentours de celle-ci.

10. Dans la nuit du 14 au 15 décembre 2013, vers 22 h 30, Tiago Campos et les autres participants, tous vêtus de leurs costumes et capes universitaires (« trajes e capas académicos »[3]) marchèrent en direction de la plage de Meco, située à 5,2 km de la maison où ils logeaient. Ils s’y arrêtèrent à une heure non déterminée.

11. Entre 00 h 45 et 1 heure, ils furent surpris et emportés par la houle. Seul J.G. réussit à rejoindre la plage et survécut.

12. À 1 h 10, il appela les secours. Deux agents de la police maritime arrivèrent sur les lieux à 1 h 50. Ils trouvèrent J.G. en état d’hypothermie et le transportèrent vers 3 h 30 au service des urgences de l’hôpital Garcia de Orta d’Almada. J.G. quitta l’hôpital à 7 h 45. Accompagné de son beau-frère, J.G. retourna à la maison de Aiana de Cima.

13. Le 15 décembre 2013, des opérations de recherche par voie maritime et aérienne furent menées sur la plage de Meco, en présence de l’oncle de P.N., l’un des étudiants disparus. La dépouille de Tiago Campos fut retrouvée le matin même.

B. La procédure pénale

1. L’enquête pénale no 51⁄13.5MASTB

14. Le 16 décembre 2013, une enquête fut ouverte par le parquet près le tribunal de Sesimbra pour déterminer les circonstances du drame.

15. Le 16 décembre 2013 à 14 h 33, une autopsie sur la dépouille de Tiago Campos et des prélèvements à des fins d’analyses toxicologiques furent effectués par le cabinet de médecine légale de Setúbal.

16. Le 17 décembre 2013, l’oncle de P.N. demanda le traitement urgent de l’enquête, arguant de la forte médiatisation de l’affaire et des différentes spéculations qui étaient en train de circuler au sujet des événements. Le 19 décembre 2013, le ministère public rendit une ordonnance à cet égard dont le contenu n’est pas précisé dans le dossier.

17. Les 22, 23 et 26 décembre 2013, les corps des cinq autres victimes furent retrouvés et transférés aux fins d’une autopsie au cabinet de médecine légale de Setúbal, à l’exception du dernier corps qui fut transféré à l’institut de médecine légale de Lisbonne. Les autopsies eurent lieu entre le 23 décembre et le 28 décembre 2013.

18. Dans une ordonnance du 20 janvier 2014, le procureur près le tribunal d’Almada (« le procureur ») releva que les démarches qui étaient en cours étaient les autopsies des dépouilles des six victimes et l’audition de J.G., fixée au lendemain. Prenant note de l’importante médiatisation de l’affaire, il considéra qu’il fallait se détacher de tout ce qui relevait de la pure spéculation ou de l’indignation concernant les événements en cause. Il jugea aussi qu’il fallait protéger le dossier d’enquête de toute immixtion médiatique. Il prit également note des contraintes et des moyens limités dont disposaient le parquet près le tribunal de Sesimbra et la police criminelle locale. Partant de ces constatations, il ordonna :

– que le dossier lui fût attribué ;

– que l’audition de J.G. fût reportée, et

– que l’accès au dossier ne fût pas autorisé compte tenu du placement de celui-ci sous le secret de l’instruction (« segredo de justiça »)[4].

19. Le 23 janvier 2014, en se fondant sur l’article 86 § 3 du code de procédure pénale (CPP), le procureur demanda que le dossier d’enquête fût placé sous le secret de l’instruction pour préserver l’enquête compte tenu de l’importante médiatisation de l’affaire. Dans ses parties pertinentes en l’espèce, l’ordonnance se lisait comme suit :

« (...) il semble que le seul témoin ([le témoin] clé donc), J.G., a fait l’objet de commentaires divers venus des médias qui vont de l’amnésie sélective à la tentative de suicide. La date de son audition suscite donc une énorme curiosité (...).

En outre, son témoignage, indépendamment de son contenu et sa valeur probatoire, pourrait l’exposer et le contraindre, surtout si la thèse du bizutage académique se confirme, eu égard aux « codes d’honneur » qui existent dans la communauté étudiante et qui se traduisent souvent par des représailles psychologiques ou même d’autres formes [de représailles] implacables.

(...) »

Le juge d’instruction près le tribunal de Setúbal (« le juge d’instruction »)[5] fit droit à cette demande par une ordonnance prononcée le même jour.

20. Le 24 janvier 2014 également, le procureur participa à une réunion avec les représentants de la police judiciaire, de la police maritime et des agents de la police criminelle de Setúbal. Au cours de cette réunion, la stratégie de l’enquête et les recherches qu’il fallait entreprendre furent définies. Il fut décidé :

– d’entendre les familles des victimes, la communauté des étudiants et des professeurs de l’U.L., et les témoins qui étaient présents sur les lieux le jour du drame ;

– de consulter l’Institut hydrographique de la Marine ;

– d’examiner le contenu des téléphones portables des victimes ;

– de faire une inspection des lieux, et

– de procéder à une reconstitution des événements.

21. Les 27 et 28 janvier 2014, les parents de J.B., de A.C.S. et de P.N. furent entendus par un inspecteur de la police judiciaire et remirent les téléphones et les ordinateurs portables de leurs enfants aux autorités.

22. Le 29 janvier 2014, les biens et des documents remis par les parents furent formellement saisis.

23. Les 30 et 31 janvier 2014, la mère de Tiago Campos et épouse du requérant ainsi que le grand-père de A.R. furent entendus par un inspecteur de la police judiciaire.

24. Le 2 février 2014, après son audition, la mère de C.S. remit aux autorités le téléphone et l’ordinateur portables de sa fille.

25. Le 3 février 2014, le requérant et les parents des cinq autres victimes demandèrent à intervenir dans le cadre de la procédure en qualité d’assistentes[6].

26. Le même jour, le rapport d’autopsie de Tiago Campos fut versé au dossier d’enquête. Celui-ci concluait que Tiago Campos était décédé des suites d’une asphyxie par immersion. Il indiquait aussi que, d’après les analyses toxicologiques, Tiago Campos présentait au moment de sa mort un taux d’alcoolémie de 0,85 g/l et avait consommé du cannabis quelques heures avant sa mort.

27. Le 4 février 2014, l’analyse du contenu des téléphones et du matériel informatique fut demandée.

28. Le 5 février 2014, J.G. fut entendu pendant toute la journée, en qualité de témoin. Son audition se poursuivit pendant la journée du 19 février 2014 et le 17 avril 2014. Il répondit aussi à des demandes d’éclaircissement le 16 juin 2014, toujours en qualité de témoin. Il déclara que, pendant leur rassemblement à Aiana de Cima, les participants avaient échangé au sujet de leur parcours académique et s’étaient lancé quelques défis. À titre d’exemple, il indiqua que, l’après-midi du 14 décembre 2014, Tiago Campos avait proposé à tous de ramper sur une distance de 50 à 60 mètres pour tester l’esprit d’union et d’entraide qui existait entre eux. Il fit ensuite la description suivante des événements du soir du 14 décembre 2014 :

– après le dîner, sur une proposition de Tiago Campos et de C.S., ils avaient décidé d’aller faire un tour du côté de la plage ;

– ils étaient sortis vers 22 h 30, vêtus de leurs costumes et de leurs capes universitaires ;

– ils avaient laissé derrière eux leurs téléphones portables et leurs tablettes, seuls A.C.S. et lui avaient pris leurs téléphones portables ;

– il avait pris avec lui une bouteille d’alcool, un code de la Praxe et une boîte d’œufs frais ;

– lorsqu’ils étaient arrivés sur la plage, il avait distribué à chacun un œuf en leur demandant d’en prendre soin pour prouver l’estime qu’ils portaient à leurs facultés respectives ;

– ils avaient laissé quelques objets à l’entrée de la plage et avaient marché quelques mètres pour finalement s’asseoir à l’orée d’une dune ;

– il faisait très froid et la luminosité était faible ;

– Tiago Campos s’était brusquement levé parce qu’il avait froid ;

– à ce moment-là, il avait été percuté par-derrière par une vague ;

– ils s’étaient tous retrouvés dans l’eau et il avait tenté de porter secours à C.S., en vain ;

– il était alors parvenu à enlever sa cape, à avoir pied et à se traîner jusqu’à l’endroit où il avait laissé son téléphone ;

– il avait alors appelé les secours et, vingt ou trente minutes plus tard, deux agents de la police maritime étaient arrivés sur les lieux.

29. Le jour de son audition, J.G. remit le téléphone portable qu’il avait utilisé la nuit du drame. Il déclara qu’il allait aussi remettre aux autorités les vêtements qu’il avait portés cette nuit-là, lesquels n’avaient pour la plupart pas été lavés.

30. Le 7 février 2014, le requérant fut entendu.

31. Le 8 février 2014, le 14 mars 2014 et le 16 avril 2014, la personne responsable de l’entretien de la maison louée par les victimes à Aiana de Cima fut entendue par un agent de la police judiciaire et par le procureur en charge de l’enquête. Le propriétaire de la maison fut quant à lui entendu le 10 février 2014.

Dans ses déclarations, la personne responsable de l’entretien indiqua qu’elle avait nettoyé l’appartement le 9 janvier 2014 et qu’elle y avait trouvé la grande cuillère en bois[7]. Elle déclara aussi qu’elle avait, pendant le week-end fatidique, croisé à plusieurs reprises dans le voisinage les victimes et J.G. et qu’elle avait observé des activités de jeu, mais aussi de bizutage.

32. Le 10 février 2014, le téléphone, l’ordinateur portable et une clé USB appartenant à A.R. furent remis à la police judiciaire de Setúbal par l’oncle de P.N.

33. Par une ordonnance du même jour, la police judiciaire demanda à la police scientifique de procéder à une inspection judiciaire de la maison louée par les victimes. Celle-ci eut lieu le 11 février 2014. À cette occasion, le voisinage fut entendu par la police judiciaire.

34. Le 13 février 2014, la mère de P.N. remit aux autorités le téléphone, une carte SIM et l’ordinateur portable qui avaient appartenu à son fils.

35. Entre le 12 et le 13 février 2014, plusieurs agents de la police maritime de Setúbal furent entendus.

36. Le 14 février 2014, une reconstitution des faits eut lieu sur la plage de Meco, avec la participation de J.G.

37. Les rapports d’autopsie des dépouilles de A.C.S., de C.S., de J.B., de A.R. et de P.N. furent rendus entre les 11 et 13 février 2014. Ils indiquaient que, en raison de l’état de décomposition avancée des dépouilles, il était difficile d’avancer la cause de la mort des intéressés, mais qu’une asphyxie par noyade semblait être l’hypothèse la plus probable. Ces rapports furent versés au dossier d’enquête entre les 14 et 24 février 2014.

38. Le 25 février 2014, le requérant et les autres assistentes déposèrent une plainte pénale contre J.G. et X. pour homicide par négligence et mise en danger d’autrui (« exposição ou abandono »). Ils alléguaient que, au moment des faits, les victimes se trouvaient dos à la mer, les yeux bandés dans le cadre d’une épreuve de bizutage menée par J.G.

39. Le même jour, ils présentèrent une autre plainte contre X. pour altération des preuves.

40. Le 25 février 2014, ces plaintes furent jointes à l’enquête principale menée par le parquet près le tribunal d’Almada.

41. Le 18 février 2014, les rapports d’expertise des appareils téléphoniques et informatiques des victimes furent versés au dossier d’enquête.

42. Le 24 février 2014, la reconstitution du parcours effectué par les victimes entre la maison de Aiana de Cima et la plage fut effectuée. Le même jour, l’Institut national de médecine légale remit son rapport d’autopsie.

43. Par une ordonnance du 24 févier 2014, le juge d’instruction autorisa le requérant et les parents des autres victimes à intervenir en qualité d’assistente dans le cadre de la procédure.

44. Le rapport de l’enquête interne réalisée par l’U.L. fut versé au dossier le 27 février 2014. L’inspecteur en charge de cette enquête fut auditionné le 11 mars 2014.

45. Les 6 et 11 mars 2014, des agents de l’Institut hydrographique de la Marine et de l’institut des secours et naufrages furent entendus.

46. Par une ordonnance du 7 mars 2014, l’ordinateur et des vêtements remis par J.G. aux autorités furent saisis.

47. Le 10 mars 2014, le requérant et les autres assistentes demandèrent à consulter le dossier d’enquête par l’intermédiaire de leur avocat au juge d’instruction criminelle du tribunal d’Almada. Le procureur s’y opposa en signalant qu’il y avait déjà eu des fuites d’éléments du dossier dans la presse, que le secret de l’instruction se justifiait pour préserver le bon déroulement de l’enquête et qu’il s’appliquait aussi aux assistentes. Par une ordonnance du 11 mars 2014, le juge d’instruction rejeta la demande de consultation du dossier.

48. Le 11 mars 2014, la police judiciaire entendit le petit ami de A.C.S., des élèves de l’U.L. ainsi que des médecins et des infirmiers de l’hôpital Garcia de Orta d’Almada.

Au cours de son audition, le petit ami de A.C.S. déclara ce qui suit :

– les étudiants représentants de leur faculté au sein du MPC peuvent aussi être soumis à des bizutages pour les obliger à relativiser leurs égos ;

– il avait échangé divers messages électroniques avec A.C.S. pendant ce week-end et avait eu l’impression que l’ambiance était conviviale ;

– le dimanche 15 décembre, à 11 heures, il s’était rendu dans la maison de Aiana de Cima, il y était entré et il y avait trouvé J.G. accompagné d’un agent de la police maritime ;

– il était ensuite allé sur la plage où se trouvaient notamment les proches des victimes et des membres du COPA ;

– il avait retrouvé sur la plage des objets appartenant aux victimes ;

– R.O., un « Honoris Dux[8] », lui avait remis le téléphone portable et le sac de A.C.S ;

– il n’avait pas effacé de fichiers de ce téléphone portable, il s’était limité à copier des photos et des vidéos qui y étaient stockées avant de remettre l’objet aux parents de A.C.S. le 20 janvier 2014.

49. Le 14 mars 2014, le rapport d’inspection de la maison de Aiana de Cima réalisé par la police scientifique fut versé au dossier d’enquête.

50. Entre le 17 mars et le 12 juin 2014, des étudiants et anciens étudiants de l’U.L., des pompiers, des proches de J.G. et des victimes, des résidents de Aiana de Cima et des journalistes furent entendus. Certains témoins furent entendus une deuxième fois, notamment à la demande des assistentes.

51. Dans son audition du 28 mars 2014, l’ami de l’une des victimes déclara qu’il avait gardé le téléphone portable de celle-ci pour pouvoir récupérer et copier des photos et des vidéos. Il nia toutefois avoir effacé tout message électronique, réfutant ainsi les accusations qui avaient été faites à son égard par les familles des victimes.

52. Au cours de son audition du 14 avril 2014, une élève de l’U.L. membre du COPA déclara qu’elle avait participé à deux week-ends similaires à celui de la présente espèce et qu’à cette occasion il y avait eu des activités de bizutage. Elle indiqua aussi qu’elle avait accompagné R.O. le 16 décembre à l’U.L. pour remettre les effets personnels des victimes à un agent de sécurité de l’université.

53. Entendue le 15 mai 2014, une autre étudiante appartenant au COPA déclara qu’une liste des effets personnels des victimes avait été établie par un agent de sécurité de l’U.L. Elle ajouta que parmi ces effets figuraient deux téléphones portables et un sac appartenant à A.R. et qu’elle les avait récupérés pour les remettre à la famille de cette dernière.

54. Le 20 et le 24 mars 2014, l’ex-Dux du COPA fut entendu.

55. Le 21 mars 2014, le procureur entendit le recteur de l’U.L. Au cours de son audition, le recteur déclara qu’il n’avait appris l’existence du COPA au sein de l’université qu’après les événements tragiques qui faisaient l’objet de l’enquête. Il déclara aussi n’avoir jamais été consulté au sujet de la Praxe. Il ajouta que l’association des étudiants de l’université était la seule association qui recevait un soutien logistique et financier de la part de l’U.L., au travers notamment de la mise à disposition d’un espace que d’autres groupes ou associations pouvaient utiliser si l’association le leur permettait, sans que l’accord de l’université ne fût nécessaire.

56. Le 3 avril 2014, les assistentes demandèrent la mise en examen de J.G. Ils réclamèrent en outre l’audition de divers témoins.

57. Le 16 avril 2014, suite à une demande de la police judiciaire, le juge d’instruction demanda aux opérateurs téléphoniques concernés les données relatives au trafic téléphonique.

58. Le 22 avril 2014, le parquet entendit une étudiante de l’U.L. et un journaliste de radio. L’étudiante déclara qu’elle faisait partie de la commission du bizutage, mais qu’elle avait cessé d’en être membre après les événements objet de la présente espèce. Elle expliqua que les rencontres du MPC permettaient essentiellement de préparer les baptêmes des nouveaux inscrits et que, étant donné qu’ils portaient leurs costumes académiques et que le Dux était présent, les participants pouvaient s’attendre à être soumis à des épreuves de bizutage.

59. Le 30 avril 2014, l’expertise des téléphones portables fut jointe au dossier d’enquête.

60. Le 5 mai 2014, le psychologue accompagnant J.G. depuis le 23 décembre 2013 fut entendu.

61. Le 7 juillet 2014, un rapport de l’Institut hydrographique de la Marine fut joint au dossier d’enquête.

62. Le 15 juillet 2014, le rapport final de la police judiciaire de Setúbal fut versé au dossier d’enquête.

63. Le 28 juillet 2014, le représentant du requérant et des autres assistentes demanda que le dossier d’enquête lui fût confié pour une période de cinq jours. Divers organes de presse formulèrent la même demande.

2. L’ordonnance de classement sans suite

64. Le 28 juillet 2014, le parquet près le tribunal d’Almada rendit une ordonnance de classement sans suite de l’affaire dont le requérant reçut notification le jour suivant. Le requérant fut également informé que le dossier de l’enquête serait confié à son représentant pour une période de cinq jours.

65. Dans son ordonnance, en se référant aux statuts de l’U.L. et à divers témoignages, le procureur estima tout d’abord que le COPA était une association d’étudiants informelle qui n’était ni reconnue ni soutenue par l’U.L. En s’appuyant sur les témoignages des étudiants qui avaient été entendus, il considéra ensuite que les activités de l’association présentaient essentiellement un caractère ludique, non dégradant et non cruel et qu’elles avaient normalement lieu dans les environs de l’université. À cet égard, il releva aussi que le code de la Praxe interdisait tout type d’agression physique. S’agissant de la rencontre du MPC, le procureur observa qu’elle avait lieu tous les ans aux alentours du mois de décembre.

a) Conclusions concernant le développement de l’enquête

66. En premier lieu, en ce qui concerne le déroulement de l’enquête avant qu’elle ne soit attribuée au parquet près le tribunal d’Almada, le procureur releva que la police maritime avait téléphoné au procureur de garde le dimanche 15 décembre 2013 à 8 h 05 pour l’informer de la disparition des six étudiants et que ce procureur avait ordonné le transfert du corps du fils du requérant au cabinet de médecine légale de Setúbal aux fins d’une autopsie. Il nota aussi que, après avoir été informé de l’incident par la police maritime, le parquet près le tribunal de Sesimbra avait ordonné l’ouverture d’une enquête le 16 décembre 2014 et déterminé les premiers actes d’enquête dont le développement allait dépendre du résultat des autopsies. Il observa que l’audition de l’unique survivant, J.G., avait été envisagée, mais qu’elle était conditionnée à sa capacité psychologique à témoigner.

67. En deuxième lieu, s’agissant du développement de l’enquête à partir du 20 janvier 2014, date à laquelle elle fut attribuée au parquet près le tribunal d’Almada, le procureur rappela que de nombreuses mesures d’investigation avaient été ordonnées pour déterminer la cause de la mort des six étudiants, notamment l’audition de J.G. et de différents témoins, la saisie des téléphones mobiles, des ordinateurs et des vêtements des victimes, des expertises digitales, des analyses toxicologiques et une reconstitution des faits.

68. Le procureur conclut que l’enquête avait promptement débuté et dans un délai raisonnable eu égard aux circonstances factuelles. Par ailleurs, il estima que la couverture médiatique importante dont l’affaire avait immédiatement fait l’objet, les différentes hypothèses criminelles qui avaient été avancées et les recherches parallèles entreprises par un proche de P.N. (qui s’était approprié les téléphones portables et les ordinateurs des victimes et en avait examiné leur contenu), dont certaines avaient été reléguées par les médias, avaient fortement perturbé l’enquête menée par les autorités.

b) Conclusions par rapport aux faits

69. Quant aux faits, en s’appuyant sur les preuves obtenues à l’issue des sept mois d’enquête et notamment sur la centaine d’auditions réalisées, le procureur considéra ce qui suit :

– les thèses qui avaient été présentées par les assistentes et les médias relatives aux châtiments auxquels auraient été soumises les victimes par J.G. ou des tiers au moment des faits étaient infondées ;

– les victimes étaient toutes des étudiants en fin de cursus universitaire ;

– la joie et la bonne humeur ressortaient des messages enregistrés dans leurs téléphones portables ;

– les étudiants qui avaient participé aux précédentes rencontres annuelles du MPC en gardaient le souvenir d’un événement marqué par la fraternité et par l’union et au cours desquelles il était essentiellement attendu des participants une réflexion individuelle et collective et leur participation à certaines épreuves, toutes inoffensives ;

– aucun élément du dossier n’indiquait qu’il y avait pu y avoir de la peur ou un rapport de soumission de certains par rapport à d’autres ;

– la grande cuillère en bois (paragraphe 31 ci-dessus) appartenant à J.G. en sa qualité de Dux avait été retrouvée dans la maison où avait eu lieu la rencontre, ce qui démontrait que, au moment du drame, les victimes étaient toutes sur un pied d’égalité par rapport à J.G. et n’étaient pas en train d’être soumises à une épreuve de bizutage ;

– des témoins avaient bien vu J.G. porter la cuillère en bois pendant l’après-midi, mais pas la nuit du drame ;

– les étudiants de l’U.L. entendus au cours de l’enquête avaient mis en avant l’esprit de groupe, d’union et de fraternité et avaient nié l’existence de châtiments corporels ou moraux ;

– la sortie sur la plage n’avait pas eu lieu à l’initiative de J.G. ;

– les dunes et le manque de visibilité le soir du drame sur la plage pouvaient expliquer pourquoi les victimes n’avaient probablement pas vu la zone d’impact des vagues et avaient pu croire qu’ils se trouvaient dans une zone sûre au moment du drame ;

– les vagues étaient particulièrement violentes sur cette plage, de surcroît la nuit du drame, ce qui rendait impossible toute résistance, même de la part d’un maître-nageur expérimenté ;

– les vagues avaient emporté l’ensemble du groupe, y compris J.G., qui n’avait réussi à rejoindre la côté qu’après avoir avalé beaucoup d’eau ;

– les secours qui étaient arrivés sur les lieux la nuit du drame avaient trouvé J.G. en état d’hypothermie.

70. Le procureur en conclut que les éléments de preuve recueillis excluaient la thèse du dol qui avait été avancée par les médias. Par ailleurs, selon lui, même si J.G. était en situation de supériorité par rapport aux victimes, il n’était pas le plus âgé du groupe et les victimes n’étaient pas soumises à son autorité au point de devoir lui obéir aveuglément dans une situation dangereuse. D’après le procureur, il convenait donc également d’écarter la thèse de la négligence. Quant à l’accusation de non-assistance à personne en danger, le procureur considéra qu’un comportement autre que celui qu’avait suivi J.G. n’aurait pu être attendu eu égard aux circonstances du drame, observant que J.G. n’était pas en « position de garant » par rapport aux victimes au moment des faits.

71. Dans son ordonnance, le procureur ordonna la levée du secret de l’instruction.

72. Le 7 août 2014, le représentant des assistentes reçut une copie certifiée conforme du dossier d’enquête, sans les annexes. Après maintes demandes et réclamations auprès du procureur général de la République, il put finalement consulter les annexes au dossier d’enquête le 3 septembre 2014.

3. L’instruction (« instrução »)

73. Le 15 septembre 2014, le requérant et les autres assistentes attaquèrent la décision du parquet de classer l’affaire sans suite en sollicitant l’ouverture de l’instruction (contrôle judiciaire de l’enquête par le juge d’instruction) conformément à l’article 287 § 1 alinéa b) du CPP (paragraphe 107 ci-dessous). Dénonçant les déficiences de l’enquête, ils défendaient la thèse d’une séance de bizutage qui avait mal tourné. Ils soutenaient à cet égard que J.G. disposait d’une autorité par rapport aux victimes et que, en sa qualité de Dux, il était le garant de leur sécurité et, par conséquent, responsable de leur mort. Les assistentes soutenaient par ailleurs que la « pré-noyade » de J.G. était un mensonge et que, en réalité, celui-ci avait simplement abandonné les lieux sans tenter de sauver ses camarades. Ils concluaient que J.G. devait être renvoyé en jugement pour mise en danger de la vie d’autrui (« exposição ») ou non-assistance à personne en danger (« abandono ») sur le fondement de l’article 138 §§ 1 a) et b) et 3 du code pénal (CP) (paragraphe 105 ci-dessous).

74. À l’appui de leur demande, ils réclamaient différents moyens de preuve :

– un rapport de l’Institut portugais de la mer et de l’atmosphère indiquant la température de l’eau de la mer à la plage de Meco ainsi que la vitesse et la hauteur des vagues le jour du drame, pour prouver que les conditions de la mer étaient alors évidentes au moment des faits ;

– un rapport de la société Via Verde concernant le registre des passages autoroutiers de la sœur et du beau-frère de J.G. la nuit du drame, pour prouver que ces derniers avaient porté assistance à J.G. ;

– la liste des appels ayant été captés la nuit du drame par l’antenne-relais de téléphonie mobile située à proximité de la plage de Meco ;

– la confirmation par les opérateurs téléphoniques nationaux de la question de savoir si l’un des numéros captés par l’antenne pouvait appartenir à J.G. ;

– l’audition de quarante-neuf témoins qui avaient été entendus au cours de l’enquête, afin que des éclaircissements leur fussent demandés et que des questions qui ne leur avaient pas encore été posées le fussent ;

– l’audition de quatre nouveaux témoins pour prouver, selon eux, que le COPA pratiquait des bizutages violents, que J.G. avait fui au moment du drame et qu’il avait ensuite simulé une noyade avec l’aide de tiers ;

– des éclaircissements à la police scientifique concernant l’analyse des vêtements que portait J.G. au moment des faits, et

– un rapport sur les diatomées à la suite de l’analyse des vêtements et des chaussures que portait J.G. au moment des faits pour prouver, selon eux, que ces vêtements n’avaient jamais été en contact avec l’eau de la mer et que J.G. avait évité la noyade.

a) Les mesures d’instruction ordonnées

75. Par une ordonnance du 18 septembre 2014, le dossier d’enquête fut transmis au tribunal central d’instruction criminelle de Setúbal (« le tribunal d’instruction »). L’instruction fut ouverte le 7 octobre 2014.

76. Par une ordonnance du même jour, le tribunal d’instruction fit partiellement droit aux demandes de mesures probatoires. Il rejeta notamment la demande d’audition des témoins qui avaient déjà été entendus, jugeant que leur nombre était excessif et que la pertinence de telles auditions n’avait pas été justifiée par les assistentes.

77. Entre le 17 octobre 2014 et le 17 février 2015, le tribunal d’instruction reçut les résultats des diverses mesures d’instruction qu’il avait ordonnées à la demande des assistentes (paragraphe 74 ci-dessus). Concernant les analyses des vêtements de J.G., la police scientifique confirma que le fluide organique retrouvé pouvait être un vomissement. Le rapport d’analyse des diatomées sur les vêtements et les chaussures que portait J.G. au moment des faits concluait quant à lui qu’il était possible, sans toutefois en établir le degré de probabilité, que ceux-ci aient été submergés dans l’eau de mer.

78. Le 30 octobre 2014, J.G. fut mis en examen (« constituído arguído ») en application de l’article 57 § 1 du CPP (paragraphe 107 ci-après). En cette qualité, il décida de se prévaloir de son droit de garder le silence au cours de l’instruction. Il renonça également à être présent lors de la réalisation des divers actes d’instruction et sollicita une dispense de présence à l’audience, comme le lui permettait l’article 300 § 3 du CPP (paragraphe 107 ci-dessous). Par une ordonnance du 30 janvier 2015, le tribunal d’instruction fit droit à cette dernière demande.

79. Le 13 novembre 2014, le requérant sollicita auprès de la cour d’appel d’Évora la récusation du juge d’instruction et son remplacement par un autre juge au motif que le juge d’instruction semblait avoir déjà pris position par rapport à l’affaire compte tenu de son refus d’admettre certains des moyens de preuve qu’il réclamait. Le requérant faisait également référence à des liens entre le juge d’instruction et le procureur qui avait classé l’affaire sans suite. Cette demande fut rejetée par un arrêt de la cour d’appel d’Évora du 16 décembre 2014, qui considéra que les allégations du requérant étaient manifestement mal fondées.

80. Le 2 février 2015, le tribunal d’instruction entendit les témoins qu’il avait invités à comparaître.

81. Les 6 et 17 février 2015, il entendit un expert de l’institut de médecine légale de Setúbal et deux agents de l’Institut de la mer et de l’atmosphère.

82. Le 17 février 2015, le tribunal tint son audience (« debate instrutório »).

b) L’ordonnance de non-renvoi en jugement

83. Le 4 mars 2015, le tribunal d’instruction prononça une ordonnance de non-renvoi en jugement (« despacho de não pronúncia »), confirmant le classement sans suite de l’affaire. S’agissant de l’établissement des faits, à titre d’introduction, le juge d’instruction déclara qu’il était lui-même passé par le bizutage et qu’il savait que la « nourriture pour chat » donnée aux bizutés (« praxados ») n’en était pas, ni aujourd’hui ni à son époque. Il observa ensuite qu’il n’avait pas été établi que, au moment du drame, les victimes participaient à une épreuve de bizutage, dos à la mer, comme le soutenaient les assistentes. Il estima par ailleurs qu’il n’avait pas été prouvé que l’accusé avait pris la fuite au moment du drame et qu’il avait simulé une « pré-noyade ». D’après lui, il s’agissait de spéculations non étayées. Au vu des éléments de preuve recueillis, le juge d’instruction estima que l’on ne pouvait considérer que l’accusé était responsable de la mort de ses camarades pour les avoir mis en danger et ne pas leur avoir porté secours. Il conclut son ordonnance comme suit :

« (...) comme nous l’avons vu, il n’a pas été prouvé :

a) que l’accusé a exposé, du moins de façon consciente, ses défunts camarades à un danger qu’ils ne pouvaient eux-mêmes, de la même façon, évaluer et éviter : les caractéristiques . et les dangers . de l’état de la mer étaient, comme les assistentes eux-mêmes le reconnaissent, audibles et évidents avant même l’entrée sur la plage. Aucun élément ne permet de conclure que la fatigue de la journée, l’alcool consommé (...) ou toute autre circonstance a pu empêcher certains de ces jeunes, ou tous, de se rendre compte des caractéristiques de la mer ;

b) que l’accusé avait un devoir de tutelle, de surveillance ou d’assistance par rapport à ses défunts camarades et qu’il les a livrés à leur propre sort alors qu’ils se trouvaient déjà dans la mer, augmentant les risques qu’ils couraient. L’ascendant qu’avait l’accusé sur ses camarades ne lui revenait que dans le cadre du conseil de la Praxe (« comissão de praxe »). Ceci ne va pas au-delà du cadre réel de la Praxe et du sens constructif qu’il représentait pour ces jeunes (...).

Il n’existe aucun indice démontrant que l’accusé a fui on ne sait où et qu’il soit ensuite revenu.

De toute façon, même si l’accusé avait pu ou réussi à appeler les secours à l’instant précis où ses camarades avaient été traînés dans la mer, quel type de sauvetage aurait-on pu espérer de façon réaliste? La police maritime a mis quarante minutes pour arriver sur les lieux après l’appel. Si elle n’avait mis que la moitié ou même le quart de ce temps, la tragédie aurait [quand même] eu lieu.

(...) »

84. Du point de vue procédural, le juge d’instruction rejeta les allégations du requérant et des assistentes quant aux déficiences de l’enquête. Il releva que l’enquête avait démarré immédiatement après le drame bien qu’il n’existât alors aucun indice de commission d’un crime. Quant à la suffisance des preuves, il releva avoir admis plusieurs des moyens de preuves qui avaient été demandés par les assistentes dans leur demande d’ouverture de l’instruction, notamment la transcription de messages électroniques, la localisation des téléphones portables, l’audition de témoins et la clarification d’un rapport d’expertise de la police criminelle scientifique visant à confirmer si les vêtements de l’accusé avaient été immergés dans la mer.

4. Le recours devant la cour d’appel d’Évora

85. Le 13 avril 2015, le requérant interjeta appel de l’ordonnance de non-renvoi en jugement devant la cour d’appel d’Évora, demandant par ailleurs la tenue d’une audience. Il estimait que l’ordonnance litigieuse devait être considérée comme nulle étant donné que, selon lui, elle avait pris en compte le témoignage de J.G. en sa qualité de témoin, alors que ce dernier avait été mis en examen dans le cadre de l’instruction et avait gardé le silence. Le requérant mettait également en cause l’établissement des faits, considérant que J.G. aurait dû être reconnu coupable de mise en danger d’autrui et de non-assistance à personne en danger. Il critiquait aussi le fait que, selon lui, le contexte général du bizutage n’ait pas été pris en considération par le tribunal d’instruction. Du point de vue procédural, il dénonçait l’inertie des autorités en charge de l’enquête quant à la nécessité de préserver les preuves indispensables à la découverte de la vérité.

86. Le 25 mai 2015, le ministère public présenta un mémoire en réponse défendant le rejet de l’appel.

87. Le 27 mai 2015, J.G. présenta aussi sa réponse au recours.

88. Le 11 juin 2015, le dossier fut transmis à la cour d’appel d’Évora.

89. Le 19 novembre 2015, la cour d’appel d’Évora rejeta la demande visant à la tenue d’une audience au motif que celle-ci n’était pas prévue par la loi s’agissant d’un recours contre une décision de non-renvoi en jugement prononcée par un tribunal d’instruction. Le requérant ne contesta pas cette décision.

90. Le 19 janvier 2016, la cour d’appel d’Évora rendit son arrêt. Tout d’abord, elle fit droit à l’argument du requérant portant sur l’impossibilité de prendre en considération les déclarations qui avaient été faites au cours de l’enquête par J.G. en sa qualité de témoin. Elle ne jugea toutefois pas que cet élément emportait la nullité de l’ordonnance.

91. S’agissant des déficiences procédurales alléguées par le requérant, la cour d’appel considéra qu’il ne lui appartenait pas de se prononcer sur le déroulement de l’enquête ou de l’instruction sauf à des fins d’invalidation de la procédure, ce qui, selon elle, ne semblait pas être le cas en l’espèce. Pour ce qui est des faits, la cour d’appel releva :

– que les étudiants de l’U.L. impliqués dans des activités de bizutage avaient reconnu que des épreuves avaient souvent lieu près d’un point d’eau ;

– que les victimes avaient consommé des boissons alcoolisées pendant leur séjour à Aiana de Cima, ce qui était une pratique courante lors des activités de bizutage. L’accusé ne pouvait donc être accusé de les avoir incitées à boire pendant ce week-end ;

– qu’il n’était pas possible de déterminer l’heure à laquelle les victimes étaient arrivées sur la plage le soir du drame ;

– que J.G. avait lui aussi été emporté par la mer et qu’il avait survécu par chance, ou du fait qu’il avait longtemps pratiqué le bodyboard, ou peut-être parce qu’il se trouvait à une distance plus grande de ses camarades ;

– que les victimes avaient pris des risques de façon libre et consciente.

92. À cet égard, la cour d’appel nota que les victimes étaient majeures au moment des faits et qu’aucun élément de preuve, notamment les messages électroniques envoyés par elles au cours de leur séjour, ne permettait de considérer qu’elles avaient été privées de leur libre-arbitre pendant le week-end fatidique. En outre, la cour d’appel observa que les victimes étaient toutes des représentants de leur faculté dans la hiérarchie de la Praxe, ce qui les situait en dessous du Dux, en l’occurrence J.G.

93. La cour d’appel en conclut que l’on ne pouvait donc considérer J.G. comme coupable du crime d’exposition d’autrui à un danger étant donné qu’il n’avait soumis ses camarades à aucune contrainte ni violences. En outre, d’après elle, le taux d’alcoolémie de 0,85 g/l de sang que présentait le fils du requérant ne suffisait pas pour en déduire que sa capacité de jugement avait été diminuée au point de s’exposer à un risque de noyade.

94. S’agissant la Praxe en général, la cour d’appel exposa les considérations suivantes :

« (...)

Au sein du COPA, au moment des faits, l’accusé occupait la fonction de « Dux », c’est-à-dire le chef suprême de cet organisme, et les victimes étaient des représentants de leurs facultés, ce qui leur donnait une position de dirigeants, quoique subordonnés au « Dux ».

Il pourra éventuellement être jugé comme pertinent en l’espèce le fait que ce tribunal ait jugé comme établi que les activités réalisées pendant les week-ends [du MPC] étaient exclusivement déterminées par le « Dux ».

Pour autant que nous le sachions, du moins dans le cadre du régime constitutionnel actuel, les pratiques des étudiants désignées couramment par [le terme] bizutage (praxe académica), ainsi que les groupes d’étudiants plus ou moins organisés qui [ont pour but de] les exercer, n’ont pas fait l’objet d’un traitement légal, ni pour les rendre légitimes, ni pour les interdire, ni pour les réglementer.

Cela dit, il n’est pas correct de dire que nous sommes face à un « domaine qui échappe au droit » pour la simple raison que de tels domaines n’existent simplement pas dans un État de droit.

Ainsi, de telles activités sont toujours limitées par les lois générales : pénales, civiles et autres.

Pourvu qu’elles ne violent pas les limites imposées par les lois générales, les activités de bizutage sont licites, compte tenu du principe général de la liberté, qui prévaut aussi dans notre ordre juridique et selon lequel les individus peuvent faire ce que la loi ne leur interdit pas.

Cela ne signifie toutefois pas que les « codes » acceptés par les étudiants qui se livrent à des activités de bizutage (...) puissent être des instruments constitutifs de droits et de devoirs présentant une dignité juridique (...) puisque le phénomène du bizutage se situe indubitablement sur le terrain du jeu et de la plaisanterie, sans qu’il ne soit lié à la poursuite d’une fin sociale sérieuse.

En suivant cet ordre d’idées, malgré la subordination hiérarchique des victimes par rapport à l’accusé, au sein de l’organe promoteur de la Praxe, si ce dernier était le « mentor » des activités pratiquées au cours du week-end fatidique, dire qu’il était investi du devoir de garantir de la sécurité des camarades qui l’accompagnaient n’a aucun sens. En effet, ceux-ci n’avaient pas pour autant renoncé à leur autonomie juridique, chacun d’entre eux était donc responsable de la garantie de sa propre sécurité par rapport aux dangers qui pouvaient alors menacer son intégrité physique ou sa vie.

(...) »

C. La procédure civile

95. Le 29 décembre 2015, le requérant saisit le tribunal de Lisbonne d’une action en responsabilité civile contre J.G. et la coopérative de formation et animation culturelle (COFAC), organe ayant institué l’U.L. Il réclamait la somme de 150 000 euros (EUR) en dommages et intérêts pour les préjudices matériels et moraux qu’il estimait avoir subis en raison de la mort de son fils.

96. Les défendeurs présentèrent leur mémoire en défense en mars 2016.

97. Par une décision du 10 février 2017, le tribunal de Lisbonne conclut à son incompétence territoriale et renvoya la procédure devant le tribunal de Setúbal.

98. Par une ordonnance du 17 juin 2017, le tribunal de Setúbal ordonna la jonction de cette procédure à celle qui avait été introduite par les familles des autres victimes.

99. Selon les dernières informations reçues par la Cour, le 6 avril 2018, la procédure était toujours pendante devant le tribunal de Setúbal.

II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS

A. La Constitution

100. L’article 1 de la Constitution consacre le principe de la dignité humaine. L’article 25 de la Constitution interdit la torture et les traitements inhumains et dégradants.

101. L’article 76 § 2 de la Constitution établit l’autonomie statutaire, scientifique, pédagogique, administrative et financière des universités.

B. Le code pénal

102. Le CP punit tout acte allant à l’encontre de l’intégrité physique et morale de la personne (articles 143 à 149 du CP), la menace (article 153 du CP), la contrainte (article 154), l’atteinte à l’honneur (articles 180 à 184 du CP), la violation de la vie privée (articles 190 à 198 du CP), la non-assistance à personne en danger (article 200), la mise en danger de la vie d’autrui et la non-assistance à personne en danger (article 138 du CP, libellé ci-après), l’homicide (articles 131 à 133 et 137), les abus et les violences sexuels (articles 163 à 177 du CP). Des amendes et des peines d’emprisonnement pouvant aller jusqu’à vingt-cinq ans de prison peuvent être appliquées en fonction des circonstances de chaque espèce (articles 41 et 47 du CP).

103. En ce qui concerne la menace, l’atteinte à l’honneur, la violation de la vie privée et la plupart des infractions sexuelles, la victime doit déposer une plainte dans un délai de six mois pour qu’une procédure pénale soit engagée relativement à ces infractions (articles 115, 153 § 2, 178, 188, 198 du CP).

104. L’article 10 du CP se lisait comme suit en ses parties pertinentes en l’espèce :

« 1. Lorsqu’une infraction comprend un certain résultat, l’élément de fait comprend non seulement l’action à même de produire ce résultat, mais aussi l’omission d’une action permettant de l’éviter (...)

2. La commission d’une action par omission n’est punissable que s’il existait un devoir juridique obligeant personnellement celui qui a agi par omission à éviter un tel résultat.

(...)»

105. L’article 138 du CP est libellé ainsi en ses parties pertinentes en l’espèce :

« 1 – Quiconque met la vie d’autrui en danger :

a) en l’exposant dans un lieu le plaçant dans une situation par rapport à laquelle il ne peut se défendre seul ou ;

b) l’abandonne sans défense, alors que l’agent avait le devoir de le garder, le surveiller ou l’assister,

est puni d’une peine allant d’un à cinq ans de prison.

(...)

3 – S’il en résulte :

a) une atteinte grave à l’intégrité physique, l’agent est puni d’une peine de prison de un à huit ans ;

b) la mort, l’agent est puni d’une peine de trois à huit ans de prison. »

C. Le code civil

106. Les dispositions pertinentes en l’espèce du code civil sont ainsi libellées :

Article 70

Protection générale de la personne

« 1. La loi protège les individus contre les atteintes ou les menaces d’atteintes illicites envers leur personnalité physique ou morale.

2. Sans préjudice à la responsabilité civile qu’engagerait l’atteinte, la personne visée peut demander des mesures adaptées aux circonstances de l’affaire dans le but d’éviter l’exécution d’une menace ou d’atténuer les conséquences d’une atteinte. »

Article 483

Principe général

« Quiconque, par un dol ou une faute simple, porte atteinte de manière illicite à un droit d’autrui ou à une quelconque disposition légale ayant pour but la protection des intérêts d’autrui doit indemniser la personne lésée pour les dommages résultant d’un tel acte.

(...) »

D. Le code de procédure pénale

107. Les dispositions pertinentes en l’espèce du CPP sont ainsi libellées :

Article 57 § 1

[Qualité d’accusé (« arguido »)]

« Toute personne contre qui des réquisitions ont été présentées ou à l’égard de qui l’instruction a été demandée dans une procédure pénale a la qualité d’accusé. »

Article 86

Publicité de la procédure et secret de l’instruction (« segredo de justiça »)

« 1. La procédure pénale est, sous peine de nullité, publique, sauf dans le cas des exceptions prévues par la loi.

(...)

3. S’il estime que les intérêts de l’enquête et les droits des intervenants dans le cadre de la procédure le justifient, le ministère public peut ordonner que le dossier, pendant l’enquête, soit couvert par le secret de l’instruction, cette décision devant être validée par le juge d’instruction dans un délai de soixante-douze heures.

(...) »

Article 150

Conditions et procédure [concernant la reconstitution des faits]

« 1. La reconstitution [des faits] est possible lorsqu’il s’avère nécessaire de déterminer si les faits ont pu survenir d’une certaine façon. Elle consiste à reproduire, aussi fidèlement que possible, les conditions dans lesquelles on affirme ou on suppose que des faits se sont produits, en reproduisant la façon dont ils l’ont été.

2. La décision qui ordonne la reconstitution des faits doit contenir une indication succincte de son objet, du jour, de l’heure et du lieu où seront réalisées les opérations (diligências) et la manière dont elles seront effectuées, en ayant éventuellement recours à des moyens audiovisuels. Dans cette même décision, un expert peut être désigné pour mener des opérations déterminées.

3. Dans la mesure du possible, la publicité de l’opération doit être évitée. »

Article 171 § 2 [Conditions de réalisation des examens]

« Lorsqu’il est pris connaissance d’un fait délictueux, des mesures doivent être prises, si cela est possible, pour éviter que les vestiges s’effacent ou soient altérés avant d’être examinés, en interdisant, si nécessaire, l’entrée ou le passage de personnes étrangères dans le lieu du crime ou tout autres actes pouvant porter atteinte à la découverte de la vérité. »

Article 287 § 1 alinéa b)

Demande d’ouverture d’une instruction

« 1. L’ouverture de l’instruction peut être requise dans un délai de vingt jours à compter de la notification de l’acte d’accusation ou de la décision de non-renvoi en jugement (arquivamento) ;

(...)

b) par l’assistente, si la procédure ne dépend pas d’une accusation privée, pour des faits à l’égard desquels le Ministère public n’a pas présenté de réquisitions. »

Article 300 § 3

Ajournement de l’audience

« Si l’accusé renonce à être présent, l’audience n’est pas reportée du fait de son absence, celui-ci étant alors représenté par son défenseur choisi par lui ou désigné d’office. »

E. La loi no 62/2007 du 10 septembre 2007 régissant le régime juridique des institutions d’enseignement supérieur

108. La loi no 62/2007 du 10 septembre 2007 régissant le régime juridique des institutions d’enseignement supérieur s’applique tant aux établissements publics que privés. Elle régit leur constitution, leurs attributions, leur organisation, leur fonctionnement et la compétence de leurs organes. Elle prévoit aussi le contrôle de l’État sur ces institutions. Les dispositions pertinentes en l’espèce de cette loi se lisent ainsi :

Article 11

Autonomie des établissements d’enseignement supérieur

« 1. Les institutions d’enseignement supérieur publiques jouissent d’une autonomie statutaire, pédagogique, scientifique, culturelle, administrative, financière, patrimoniale et disciplinaire par rapport à l’État, avec des différences adaptées à leur nature.

2. L’autonomie statutaire, scientifique, pédagogique, administrative et financière des universités est reconnue par l’article 76 § 2 de la Constitution.

3. Les établissements d’enseignement supérieur privés jouissent d’une autonomie pédagogique, scientifique et culturelle par rapport (...) à l’État.

4. Chaque institution d’enseignement supérieur a des statuts propres qui, dans le respect de la loi, énoncent sa mission, ses objectifs pédagogiques et scientifiques, concrétisent son autonomie et définissent sa structure organique.

5. L’autonomie des institutions de l’enseignement supérieur n’exclut pas la tutelle ou le contrôle gouvernemental, qu’il s’agisse d’institutions publiques ou privées, ni l’accréditation et l’évaluation externes, aux termes de la loi. »

Article 25

Médiateur de l’étudiant (provedor do estudante)

« Il existe, dans chaque établissement d’enseignement supérieur, dans les termes fixés par les statuts de celui-ci, un médiateur de l’étudiant qui agit en concertation avec les associations d’étudiants et les organes et services de l’établissement (...). »

Article 75

Autonomie disciplinaire

« 1. L’autonomie disciplinaire donne aux institutions d’enseignement supérieur publiques le pouvoir de sanctionner, aux termes de la loi et de leurs statuts, les infractions disciplinaires commises par les professeurs, les chercheurs et les autres fonctionnaires et agents ainsi que par les étudiants.

2. L’exercice du pouvoir disciplinaire est régi par les dispositions suivantes :

a) par le statut disciplinaire des fonctionnaires de l’administration centrale, régionale et locale (« Estatuto disciplinar dos funcionários e agentes da Administração Central, Regional e Local »), dans le cas des fonctionnaires et agents publics ;

b) par le code du travail et par la loi régissant le régime juridique du contrat de travail dans l’administration publique, dans le cas du personnel disposant d’un contrat individuel de travail ;

c) par les dipositions des paragraphes 4, 5 et 6 et par les statuts et un règlement spécifique, dans le cas des étudiants, avec application subsidiaire du régime prévu à l’alinéa a).

(...)

4. Il y a infraction disciplinaire par un étudiant lorsque celui-ci :

a) une violation avec faute des devoirs indiqués dans la loi, dans les statuts et dans les règlements ;

b) des actes de violence ou de contrainte physique ou psychologique sur d’autres étudiants, notamment dans le cadre des bizutages académiques (« praxes académicas »).

5. En fonction de leur gravité, les infractions disciplinaires des étudiants sont punies par :

a) un avertissement ;

b) une amende ;

c) la suspension temporaire des activités scolaires ;

d) la suspension de l’évaluation scolaire pendant un an ;

e) l’interdiction de fréquenter l’institution pendant une période pouvant aller jusqu’à cinq ans.

6. Le pouvoir disciplinaire appartient au recteur ou au président, en fonction des cas. Il peut être délégué aux directeurs et présidents des unités organiques, sans préjudice du droit de faire appel devant le recteur ou le président. »

Article 143

Volets de l’autonomie

« 1. Les établissements d’enseignement supérieur privés jouissent d’une autonomie culturelle, scientifique et pédagogique.

2. Les dispositions des articles 71 à 75 sont applicables aux établissements d’enseignements supérieurs privés.

3. En ce qui concerne l’autonomie disciplinaire, les institutions élaborent les règlements nécessaires, conformément aux principes et procédures établis par la législation applicable.

4. Chaque institution doit également établir les procédures et les sanctions disciplinaires dans le règlement applicable aux étudiants. »

Article 157

Responsabilités des institutions d’enseignement supérieur

« 1. Les institutions d’enseignement supérieur sont responsables pour les dommages matériels causés à des tiers par les membres de ses organes, ses fonctionnaires ou ses agents (...) sans préjudice de la liberté académique et scientifique.

2. Les représentants (« titulares ») des organes, les fonctionnaires et les agents des institutions d’enseignement supérieur publics sont responsables au niveau civil, disciplinaire, financier et pénal des infractions qui leur sont imputées, en terme général ».

F. La loi no 67/2007 du 31 décembre 2007

109. La loi no 67/2007 du 31 décembre 2007, dans sa rédaction issue de la loi nº 31/2008 du 17 juillet 2008, se lit ainsi dans ses parties pertinentes en l’espèce :

Article 15

« (...)

3. L’État et les régions autonomes sont également responsables civilement pour les dommages anormaux (...), pour les droits et intérêts légalement protégés des citoyens, par des omissions de dispositions législatives nécessaires pour rendre exécutables des normes constitutionnelles.

(...)

5. La reconnaissance d’une responsabilité fondée sur l’omission de dispositions législatives nécessaires pour rendre exécutables des normes constitutionnelles dépend de la vérification préalable d’une inconstitutionnalité par omission par le Tribunal Constitutionnel.

(...) »

G. La pratique interne pertinente

110. Concernant une demande en responsabilité civile introduite par une étudiante contre un institut supérieur pour des humiliations (notamment des simulations d’orgasmes) qu’elle avait subi à l’intérieur de ses installations, alors qu’elle était en première année, dans le cadre d’une Praxe, la Cour suprême a, par un arrêt du 25 juin 2009 (procédure interne no 459/05.0TBMCD.S1), condamné la partie défenderesse à verser à la demanderesse la somme de 25 000 euros (EUR) pour les dommages moraux subis par cette dernière. Le résumé de cet arrêt se lit ainsi dans ses parties pertinentes en l’espèce :

« I. Un établissement d’enseignement supérieur devra, par essence, promouvoir les valeurs humaines, au-delà d’enseigner, d’encourager ou de stimuler les connaissances scientifiques. Il devra, ainsi, encourager le respect des droits fondamentaux, en s’assurant que les droits garantis par les articles 70 du CC [code civil] et 24 et suivants de la CRP [Constitution], notamment les droits de la personne humaine, ne soient pas lésés.

II. Bien que l’on ne puisse nier la possibilité pour les diverses universités du pays d’avoir et d’exercer leurs Praxes, pour lesquelles une certaine irrévérence sera même acceptée, il ne sera pas accepté que, dans le cadre de ces Praxes, des violences physiques et morales [soient commises] à l’encontre d’élèves, notamment les plus vulnérables (ceux qui s’apprêtent à rentrer en première année) pour le plaisir de certains et pour la souffrance (morale et physique) des personnes atteintes, les plus faibles.

III. Un établissement d’enseignement supérieur a donc le devoir juridique et social d’empêcher que soit mis en place dans ses installations un « Règlement de Praxes des élèves » contenant des activités de bizutage humiliantes et vexatoires, des procédés contraignants pouvant conduire à la violence physique ou psychique sur les élèves, clairement restrictives des droits et libertés des intéressés.

IV. L’établissement d’enseignement où il existe un Règlement de la Commission de bizutage avec de telles caractéristiques est responsable, par omission, des dommages subis par une élève ayant subi de tels bizutages.

V. Il existe un lien de causalité entre le comportement par omission (« omissivo ») de l’établissement indiqué ci-dessus, ayant abouti à ce que des actes portant atteinte à ses droits personnels soient commis contre elle, et les dommages matériels (...) et moraux subis par celle-ci.

(...) ».

111. La plainte qui avait été introduite devant le parquet près le tribunal de Macedo de Cavaleiros par la victime avait quant à elle abouti à un verdict d’acquittement rendu, en novembre 2004, par le tribunal de Macedo de Cavaleiros, qui avait considéré que l’intéressée avait volontairement participé aux activités de bizutage alors qu’elle aurait pu refuser de le faire en faisant valoir son opposition à la Praxe.[9]

112. Par un arrêt du 24 avril 2013 (procédure interne no 984/07.8TVLSB.P2.S1), la Cour suprême a confirmé un arrêt de la cour d’appel de Lisbonne du 8 novembre 2012 qui avait condamné une université privée à verser 91 350 EUR en dommages et intérêts à la mère d’un étudiant, mort en 2001 des suites des coups et blessures qu’il avait reçus dans le cadre d’un bizutage et plus spécifiquement d’une sanction pour un retard à la répétition de la chorale à laquelle il appartenait. Dans cet arrêt, la Cour suprême a rappelé que l’université avait non seulement le devoir d’enseigner, mais aussi celui de veiller à la sécurité de ses élèves. En l’espèce, elle a considéré que le lien de causalité entre la violation de ce devoir et la mort du fils de la demanderesse était établi, considérant que, si l’université avait contrôlé les activités de bizutage au sein de ses installations et avait empêché la violence physique et psychologique, le fils de la demanderesse n’aurait pas été humilié comme il l’avait été dans ses installations et ne serait pas mort.

En ce qui concerne les mêmes faits, l’enquête pénale pour homicide involontaire qui avait été ouverte à la suite de la mort de cet étudiant avait été classée sans suite par le parquet près le tribunal de Famalicão du 12 février 2004.

H. Les résolutions prises après les faits au niveau interne

113. Par une résolution (Resolução) (no 24/2014) du 28 février 2014, l’Assemblée de la République a recommandé au Gouvernement :

– la mise en place d’un groupe de travail en collaboration avec les établissements d’enseignement supérieur et les associations d’étudiants afin de lancer une campagne de sensibilisation à la « tolérance zéro au bizutage violent et abusif » ;

– la promotion de cabinets de soutien psychologique ou d’accueil des nouveaux étudiants au sein des universités ;

– le développement d’actions pour garantir que les établissements et les associations d’étudiants, tout en respectant l’autonomie universitaire, encouragent un programme pédagogique défendant la liberté des étudiants de participer ou non aux activités de bizutage et pour renforcer les mécanismes de responsabilisation et de dénonciation des bizutages violents et abusifs.

114. Par une résolution (no 38/2016) du 5 février 2016, l’Assemblée de la République a adressé plusieurs recommandations au Gouvernement visant notamment à :

– la réalisation d’une étude sur la Praxe au Portugal ;

– l’élaboration d’outils de sensibilisation à l’intention des institutions d’enseignement supérieur, y compris des brochures destinées aux étudiants de première année sur le bizutage, notamment sur ses conséquences disciplinaires et pénales ;

– la mise en œuvre d’actions de sensibilisation auprès des étudiants afin de lutter contre les activités de bizutage violentes et abusives, et

– renforcer les mécanismes de responsabilisation et de dénonciation aux autorités de toute pratique violente ou abusive, en concertation avec les établissements scolaires.

I. Les rapports concernant la Praxe

115. La Praxe est une tradition existant dans les universités ou les établissements d’enseignement supérieur au Portugal et visant à promouvoir l’intégration des nouveaux inscrits notamment par des activités de bizutage. À l’origine, la Praxe s’inspire de la police universitaire qui avait été mise en place en 1308 à l’université de Coimbra pour, d’une part, faire respecter l’ordre, les heures d’études et le couvre-feu par les étudiants et les professeurs et, d’autre part, interdire l’entrée dans l’enceinte de l’université aux personnes étrangères à celle-ci. Après la suppression de cette police en 1834, les étudiants décidèrent de récupérer l’idée d’une police académique avec ses rituels d’initiations. Ils mirent ainsi en place des troupes (« trupas ») chargées de patrouiller les rues de la ville à la tombée de la nuit, à la recherche « d’infracteurs ». Après la proclamation de la République, la Praxe connut un déclin. Elle revint en 1916 puis fut abolie en 1960 pendant la crise académique puis la dictature. Après son retour en 1979 à Coimbra, elle s’étendit finalement à l’ensemble du pays (Praxes académicas, Observatório dos Direitos Humanos, Relatório, décembre 2010, pages 3 et 4).

116. D’après le rapport de l’observatoire des droits de l’homme de décembre 2010, Praxes académicas, précité, les Praxes ont évolué vers un modèle de type militaire où les élèves marchent et reçoivent ordres et insultes comme à l’armée (page 5 du rapport).

117. Le rapport A Praxe como fenómeno social, relatório final du Centre de recherche et études de sociologie et l’institut de sociologie de l’université de Porto (Centro de investigação e estudos de sociologia e Instituto de sociologia da universidade do Porto) du 31 janvier 2017 distingue différentes types d’épreuves et sanctions pouvant être appliquées dans le cadre d’un bizutage :

1. mots d’ordre, cris de guerre et chansons (à contenu parfois sexuel) ;

2 épreuves physiques (pompes, flexions, montée et descente d’escaliers, etc.)

3. épreuves psychologiques (peurs, surprises, ingestion de choses désagréables comme le piment ou l’ail, contact avec des matières fécales, nauséabondes ou désagréables, coupes de cheveux, etc.)

4. mises en scène et simulations d’actes sexuels ;

5. jeux et plaisanteries

6. moqueries et ridiculisations.[10]

La Praxe inclut aussi des rituels d’initiation (par exemple le baptême des nouveaux inscrits), des fêtes (« Latadas »), des dîners, des beuveries (« rally das Tascas ») et des cérémonies pour marquer les différents passages de la vie estudiantine.

118. En faisant référence à des articles parus dans la presse portugaise, le rapport A Praxe como fenómeno social précité relève un certain nombre d’abus et d’incidents survenus dans plusieurs établissements d’enseignement supérieur entre 1999 et 2015. Parmi les plus graves, il décrit les incidents suivants :

– le 23 septembre 2015, une élève de première année à l’université de l’Algarve est tombée dans le coma après avoir ingéré une quantité importante d’alcool alors qu’elle était enterrée jusqu’au cou sur la plage de Faro, dans le cadre d’une épreuve de bizutage. Suite à une enquête interne, deux étudiants ont été sanctionnés d’un avertissement par l’université ;

– le 23 avril 2014, trois étudiants de première année à l’université de Minho sont morts sous les décombres d’un mur qui était tombé sur eux alors que quatre étudiants y étaient montés pour chanter des chansons à l’occasion d’un rassemblement dans le cadre d’une Praxe. Une plainte a été déposée par les familles des victimes contre ces derniers. Le 9 janvier 2019, le tribunal de Braga a prononcé leur acquittement du chef d’homicide involontaire pour lequel ils étaient poursuivis ;

– le 26 octobre 2012, une élève de l’institut polytechnique de Beja est décédée d’un arrêt cardiaque alors qu’elle chantait dans le cadre d’une Praxe ;

– en 2001, un étudiant est mort des suites des coups et blessures qu’il avait reçus dans le cadre d’une sanction au sein de la chorale (« Tuna ») de l’université Lusíada de Famalicão (il s’agit de l’affaire citée au paragraphe 112 ci-dessus) ;

– le 27 mai 2008, le tribunal de Santarém a condamné sept étudiants de l’école supérieure agraire de Santarém à une peine d’amende pour avoir lancé des excréments sur une étudiante de première année comme punition dans le cadre d’une Praxe (pages 202-207 du rapport).

119. Concernant l’attitude des recteurs des universités et des directeurs des établissements d’enseignement supérieur, il ressort du rapport A Praxe como fenómeno social précité que très peu d’établissements d’enseignement supérieur rejettent ou condamnent de façon absolue l’existence de la Praxe dans leurs institutions (page 78 du rapport). En réalité, la majeure partie des établissements préfèrent l’accepter, notamment pour mieux prévenir les situations abusives et encourager le dialogue avec structures promouvant la Praxe (pages 81-84 du rapport).

EN DROIT

I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 2 DE LA CONVENTION

120. Invoquant les articles 1 et 3 de la Convention, le requérant allègue que le décès de son fils a résulté de plusieurs manquements des autorités nationales relativement au problème du bizutage universitaire et notamment de l’absence d’un cadre législatif et administratif interdisant ou réglementant la Praxe au Portugal, activité qui, selon lui, est pourtant connue pour ses excès. Sous l’angle de l’article 6 de la Convention, il se plaint aussi de l’absence d’une enquête effective pour déterminer les circonstances du décès de son fils.

121. Le Gouvernement conteste ces thèses.

122. Maîtresse de la qualification juridique des faits de la cause (Radomilja et autres c. Croatie [GC], nos 37685/10 et 22768/12, §§ 114 et 126, CEDH 2018), la Cour ne se considère pas comme liée par celle que leur attribuent les requérants ou les Gouvernements. Un grief se caractérise par les faits qu’il dénonce et non par les simples moyens ou arguments de droit invoqués. À la lumière de ces principes, la Cour estime qu’il convient d’examiner les griefs du requérant sous l’angle de l’article 2 de la Convention qui, dans sa partie pertinente en l’espèce, est ainsi libellé :

« 1. Le droit de toute personne à la vie est protégé par la loi. »

A. Sur la violation alléguée de l’article 2 de la Convention sous le volet procédural

1. Sur la recevabilité

123. Constatant que ce grief n’est pas manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et qu’il ne se heurte à aucun autre motif d’irrecevabilité, la Cour le déclare recevable.

2. Sur le fond

a) Les thèses des parties

i. Le requérant

124. Le requérant allègue qu’il n’y a pas eu d’enquête effective sur les circonstances du décès de son fils.

125. Il se plaint en premier lieu du démarrage tardif des opérations qui auraient pu permettre de faire la lumière sur les événements à l’origine de la mort de son fils. Il indique que, le lendemain même du drame, les médias déclaraient que l’accident était survenu dans le cadre d’une épreuve de bizutage. Or, selon lui, ni la plage ni la maison louée par les victimes à Aiana de Cima n’ont été sécurisées. D’après le requérant, l’enquête n’aurait véritablement démarré qu’en raison des pressions exercées par les médias. Le requérant trouve surprenant que la première décision prise dans le cadre de l’enquête ait été celle rendue par le procureur près le tribunal d’Almada, le 20 janvier 2014, annonçant que le dossier devait être placé sous le secret de l’instruction (paragraphe 19 ci-dessus). Il se plaint ensuite que la police judiciaire ait attendu le 24 janvier 2014, soit quarante jours après le drame, pour intervenir dans le cadre de l’enquête. Il argue que, pendant ce délai, la seule démarche ayant été faite a été celle de retrouver les corps des victimes, et que le procureur près le tribunal d’Almada a lui-même reconnu, dans sa décision du 20 janvier 2014, que rien n’avait été fait jusqu’alors. Le requérant regrette notamment que le seul survivant n’ait pas été entendu le jour même du drame alors que les autorités auraient dû savoir que des codes du silence prévalent, selon lui, au sein de la Praxe.

126. En ce qui concerne les moyens de preuves, le requérant se plaint de n’avoir été informé que le 28 avril 2014 de l’audition par le ministère public des témoins prévue le 22 avril 2014 (paragraphe 58 ci-dessus). Il se plaint ensuite que le tribunal d’instruction ait refusé d’entendre les témoins qui avaient été entendus au cours de l’enquête. Il allègue que ces auditions auraient pu lui permettre de formuler des demandes de clarification (paragraphes 76 et 79 ci-dessus).

127. Le requérant dénonce les difficultés d’accès au dossier auxquelles il estime avoir été confronté en raison du placement dudit dossier sous le secret de l’instruction, et se plaint de n’avoir eu accès à l’intégralité du dossier que le 3 septembre 2014 (paragraphe 72 ci-dessus), ce qui lui aurait posé des difficultés dans l’élaboration de sa demande d’ouverture de l’instruction.

128. Il dénonce aussi le manque d’impartialité du procureur près le tribunal d’Almada et du juge d’instruction. Pour ce qui est du procureur, le requérant invoque pour preuve les difficultés qu’il aurait rencontrées pour accéder au dossier d’enquête. Il allègue aussi que le fils du procureur était sur le point de terminer un master à l’U.L. En ce qui concerne le juge d’instruction ayant rendu la décision de non-renvoi en jugement de l’affaire, il argue que celui-ci a minimisé le contexte de bizutage ayant abouti, selon lui, à la mort de son fils. À cet égard, il se réfère à la partie de la décision de non-renvoi en jugement où le juge d’instruction dit avoir lui aussi été soumis au bizutage lorsqu’il était étudiant (paragraphe 83 ci-dessus).

ii. Le Gouvernement

129. Le Gouvernement conteste les arguments du requérant quant au manque d’effectivité alléguée de l’enquête. Il expose que celle-ci a immédiatement été ouverte, le lendemain du drame, soit le 16 décembre 2013, et que des recherches ont promptement été lancées afin de rechercher les victimes, le corps du fils du requérant ayant été retrouvé le jour même du drame. D’après le Gouvernement, des actions approfondies et minutieuses ont été menées tout au long de l’enquête pour déterminer les circonstances dans lesquelles le fils du requérant avait trouvé la mort. Le Gouvernement relève notamment ce qui suit :

– une autopsie de la dépouille du fils du requérant a bien été effectuée ;

– des analyses toxicologiques l’ont complétée ;

– des expertises ont été réalisées par l’Institut hydrographique de la Marine et l’unité des télécommunications et d’informatique de la police judiciaire concernant les portables et les appareils informatiques des victimes, dont Tiago Campos ;

– les vêtements portés par les victimes ont été examinés par le laboratoire de la police scientifique.

130. Le Gouvernement récuse la thèse selon laquelle des preuves auraient été occultées en raison des carences des autorités policières. Il indique, par exemple, que le jour du drame, J.G a été accompagné à la maison d’Aiana de Cima par deux agents de la police maritime et qu’il n’était donc pas seul à ce moment-là. Le Gouvernement reconnaît que les téléphones mobiles et autres matériels informatiques des victimes ont été remis aux autorités par leurs familles, dont le requérant. Toutefois, ces éléments auraient ensuite été soumis à une expertise de la police scientifique.

131. Le Gouvernement est d’avis que les autorités internes disposaient d’une autonomie dans la définition de la stratégie d’enquête et qu’elles bénéficiaient d’une marge d’appréciation quant à l’opportunité de demander telle ou telle preuve.

132. Quant au manque d’impartialité du juge d’instruction, le Gouvernement estime que les arguments soulevés par le requérant sont faux et sans fondement, et que le fait pour le juge d’avoir reconnu dans sa décision qu’il avait lui-même été bizuté n’était pas un élément pouvant à lui seul mettre en cause son impartialité.

b) L’appréciation de la Cour

i. Les principes généraux applicables

133. La Cour rappelle que l’effectivité de l’enquête exige que les autorités prennent les mesures raisonnables à leur disposition pour assurer l’obtention des preuves relatives aux faits en question, y compris, entre autres, les dépositions des témoins oculaires, des expertises et, le cas échéant, une autopsie propre à fournir un compte rendu complet et précis des blessures et une analyse objective des constatations cliniques, notamment de la cause du décès. Toute déficience de l’enquête affaiblissant sa capacité à établir la cause du décès ou les responsabilités risque de faire conclure qu’elle ne répond pas à cette norme (Al-Skeini et autres c. Royaume-Uni [GC], no 55721/07, § 166, CEDH 2011, et Giuliani et Gaggio c. Italie [GC], no 23458/02, § 301, CEDH 2011 (extraits).)

134. L’obligation d’enquête découlant des articles 2 et 3 de la Convention est une obligation de moyens et non de résultat. L’enquête doit permettre d’identifier et – le cas échéant – de sanctionner les responsables (Giuliani et Gaggio, précité, § 301, et Mustafa Tunç et Fecire Tunç c. Turquie [GC], no 24014/05, § 172, 14 avril 2015). Ainsi, les juridictions nationales ne doivent en aucun cas se montrer disposées à laisser impunies des atteintes à la vie (voir, par exemple, Öneryıldız c. Turquie [GC], no 48939/99, § 95, CEDH 2004‑XII, et Giuliani et Gaggio, précité, § 306). Cela dit, l’article 2 de la Convention ne garantit pas un droit d’obtenir qu’un tiers soit poursuivi – ou condamné – pour une infraction pénale (ibidem). La tâche de la Cour consiste plutôt à vérifier, eu égard à la procédure dans son ensemble, si et dans quelle mesure les autorités internes ont soumis l’affaire à l’examen scrupuleux que requiert l’article 2 de la Convention (Armani Da Silva c. Royaume-Uni [GC], no 5878/08, § 257, 30 mars 2016).

135. Par ailleurs, il est nécessaire que les personnes qui sont chargées de l’enquête soient indépendantes des personnes impliquées ou susceptibles de l’être. Cela suppose non seulement l’absence de lien hiérarchique ou institutionnel, mais aussi une indépendance concrète (Anguelova c. Bulgarie, no 38361/97, § 138, CEDH 2002‑IV). Lorsqu’une question d’indépendance et d’impartialité de l’enquête surgit, il faut chercher à déterminer si et dans quelle mesure la circonstance litigieuse a compromis l’effectivité de l’enquête et sa capacité à faire la lumière sur les circonstances du décès, et châtier les éventuels responsables (Mustafa Tunç et Fecire Tunç, précité, § 224).

136. En outre, l’enquête doit être accessible à la famille de la victime dans la mesure nécessaire à la sauvegarde de ses intérêts légitimes. Le public doit également pouvoir exercer un droit de regard suffisant sur l’enquête, à un degré variable selon les cas (Hugh Jordan c. Royaume-Uni, no 24746/94, § 109, CEDH 2001‑III).

137. L’article 2 de la Convention n’impose pas aux autorités l’obligation de satisfaire à toute demande de mesure d’investigation pouvant être formulée par un proche de la victime au cours de l’enquête (Ramsahai et autres c. Pays-Bas [GC], no 52391/99, § 348, CEDH 2007‑II, et Velcea et Mazăre c. Roumanie, no 64301/01, § 113, 1er décembre 2009).

138. Une exigence de célérité et de diligence raisonnable est implicite dans ce contexte (Al-Skeini et autres, précité, § 167). En effet, la Cour rappelle qu’il est essentiel, lorsque surviennent des décès dans des situations controversées, que les investigations soient menées à bref délai. L’écoulement du temps érode inévitablement la quantité et la qualité des preuves disponibles, et l’apparence d’un manque de diligence jette un doute sur la bonne foi des investigations menées et fait perdurer l’épreuve que traversent les membres de la famille (Paul et Audrey Edwards c. Royaume-Uni, no 46477/99, § 86, CEDH 2002‑II).

ii. Application de ces principes à la présente espèce

139. Le requérant dénonce un démarrage tardif de l’enquête, le choix du juge d’instruction de ne pas entendre une deuxième fois certains témoins, les difficultés pour accéder au dossier d’enquête dont il s’estime victime ainsi qu’un manque d’impartialité des autorités en charge de l’enquête (paragraphes 125 à 128 ci-dessus). Il se plaint qu’aucune mesure d’enquête autre que les autopsies n’a été réalisée avant le 20 janvier 2014. Il y voit un manque de diligence ayant porté atteinte à l’effectivité de l’enquête.

140. La Cour constate, à titre liminaire, que la police maritime était sur les lieux au moment des faits et qu’elle a informé le procureur de garde puis le parquet près le tribunal de Sesimbra de la disparition des six étudiants le matin même du drame (paragraphes 12 et 66 ci-dessus). Il ressort également des éléments de l’enquête que la police maritime était également présente dans la maison où avaient logé les victimes le matin du drame (paragraphe 48 ci-dessus).

141. La Cour relève ensuite que l’enquête a été ouverte le 16 décembre 2013, soit le lendemain de la mort du fils du requérant et de ses camarades (paragraphes 14 et 66 ci-dessus). Ce même jour, une autopsie a été pratiquée sur la dépouille de Tiago Campos qui avait été retrouvée la veille et des analyses toxicologiques ont aussi été réalisées (paragraphe 15 ci-dessus). En outre, des recherches ont été lancées par voie aérienne et maritime pour retrouver les corps des autres victimes (paragraphe 13 ci-dessus). La Cour note qu’immédiatement après la découverte des corps des autres victimes, des autopsies ont été réalisées, la dernière ayant eu lieu le 28 décembre 2013 (paragraphe 17 ci-dessus). Les autopsies, la première mesure d’enquête qui s’imposait compte tenu des circonstances de l’espèce, ont donc bien été réalisées immédiatement après la découverte des dépouilles (voir, a contrario, mutatis mutandis, Centre de ressources juridiques au nom de Valentin Câmpeanu c. Roumanie [GC], no 47848/08, § 146, CEDH 2014).

142. Outre les autopsies, il ressort du dossier que l’audition du seul survivant, J.G., avait été fixée au 21 janvier 2014 (paragraphe 18 ci-dessus), en raison de son état psychologique (paragraphe 66 ci-dessus).

143. La Cour note qu’il n’est pas contesté en l’espèce que l’affaire a fait l’objet d’une importante couverture médiatique et que les médias ont très vite avancé l’hypothèse d’un bizutage ayant mal tourné (paragraphes 125 et 163 ci-dessus). Il n’est pas non plus contesté que, le matin même du drame, les autorités savaient que les victimes étaient des étudiants pratiquant la Praxe. En effet, les agents de la police maritime ont trouvé J.G. vêtu de son costume universitaire (paragraphe 12 ci-dessus) et l’ont ensuite accompagné dans la maison d’Aiana de Cima (paragraphe 48 ci-dessus).

144. Partant de ces constats, la Cour est d’avis que les mesures urgentes suivantes auraient dû immédiatement être ordonnées par le parquet lorsque l’incident a été porté à sa connaissance. Elle tient notamment le raisonnement suivant.

145. La maison d’Aiana de Cima aurait pu être sécurisée et son accès interdit à toute personne étrangère à l’enquête, comme l’exige d’ailleurs l’article 171 § 2 du CPP (paragraphe 107 ci-dessus). Ceci aurait évité la manipulation et même la perte d’éléments de preuve, ainsi que le nettoyage de l’appartement le 9 janvier 2014 (paragraphe 31 ci-dessus). La Cour est particulièrement frappée par le fait que J.G et ses proches, les familles des victimes et des tiers aient eu accès à la maison sans aucune restriction (paragraphes 12 et 48 ci-dessus).

146. Alors que l’inspection des lieux d’une tragédie doit en principe être réalisée le plus tôt possible, en l’espèce, l’inspection de la police scientifique de la maison n’a eu lieu que le 11 février 2014 (paragraphe 33 ci-dessus).

147. Les objets qui se trouvaient dans la maison, comme les téléphones portables des victimes, ou sur la plage de Meco contenaient potentiellement des informations importantes et sensibles sur les intéressés. Par conséquent, une saisie et une mise sous scellés aux fins d’une enquête auraient évité toute manipulation par plusieurs personnes et, par la suite, que la police judiciaire ait à les réclamer (paragraphes 21, 24, 29, 32, 34, 48, 53 et 68 ci-dessus).

148. Les vêtements que J.G. avait portés la nuit du drame ainsi que son ordinateur auraient pu être immédiatement saisis et soumis à des expertises scientifiques. En l’occurrence, les vêtements et l’ordinateur n’ont été saisis que le 7 mars 2014 (paragraphe 46 ci-dessus).

149. Une reconstitution des faits sur la plage avec la participation de J.G. aurait pu être réalisée à une date la plus proche possible de celle des événements, conformément à l’article 150 du CPP (paragraphe 107 ci-dessus). En l’espèce, la reconstitution n’a été réalisée que le 14 février 2014 (paragraphe 36 ci-dessus).

150. En ce qui concerne les auditions, rien n’explique pourquoi les autorités n’ont pas immédiatement recueilli les témoignages des personnes présentes sur les lieux, notamment les voisins ou les personnes responsables de la maison où avaient logé les victimes (voir, a contrario, mutatis mutandis, Emars c. Lettonie, no 22412/08, § 77, 18 novembre 2014). En l’occurrence, ces personnes n’ont effectivement été entendues que les 8 et 10 février 2014, soit plus d’un mois et demi après les faits (paragraphes 31 ci-dessus).

151. Au demeurant, comme l’allègue le requérant (paragraphe 125 ci-dessus), il est évident que l’enquête n’a véritablement démarré qu’à partir du moment où elle a été récupérée par le parquet près le tribunal d’Almada (paragraphe 18 ci-dessus), soit plus d’un mois après les faits.

152. Eu égard à ces éléments, la Cour conclut que l’enquête pénale ouverte sur les circonstances de la mort du fils du requérant n’a pas répondu aux exigences du volet procédural de l’article 2 de la Convention.

iii. Conclusion

153. Partant, il y a eu violation de l’article 2 de la Convention sous le volet procédural.

B. Sur la violation alléguée de l’article 2 sous le volet matériel

1. Sur la recevabilité

154. Le Gouvernement excipe du non-épuisement des voies de recours internes. Il avance que le requérant aurait pu introduire une action en responsabilité civile extracontractuelle contre l’État en se fondant sur l’article 15 de la loi no 67/2007 du 31 décembre 2007 (paragraphe 109 ci-dessus) pour obtenir réparation du préjudice qu’il estimait avoir subi en raison de l’omission législative dont il se plaint en l’espèce.

155. Le requérant ne s’est pas prononcé sur l’exception soulevée par le Gouvernement.

156. La Cour rappelle que, selon l’article 35 § 1 de la Convention, elle ne peut être saisie qu’après l’épuisement des voies de recours internes. Tout requérant doit avoir donné aux juridictions internes l’occasion que cette disposition a pour finalité de ménager en principe aux États contractants : prévenir ou redresser les violations alléguées contre eux avant que ces allégations ne soient soumises aux organes de la Convention (voir, par exemple, Moreira Barbosa c. Portugal (déc.), no 65681/01, CEDH 2004-V, et Cardot c. France, 19 mars 1991, § 36, série A no 200). Cette règle se fonde sur l’hypothèse – objet de l’article 13 de la Convention, avec lequel elle présente d’étroites affinités – que l’ordre interne offre un recours effectif quant à la violation alléguée (voir, par exemple, Selmouni c. France [GC], no 25803/94, § 74, CEDH 1999-V).

157. La Cour rappelle en outre que l’article 35 de la Convention ne prescrit toutefois l’épuisement que des recours à la fois relatifs aux violations incriminées, disponibles et adéquats. Ces recours doivent exister à un degré suffisant de certitude, non seulement en théorie, mais aussi en pratique, sans quoi leur manquent l’effectivité et l’accessibilité voulues (voir, parmi beaucoup d’autres, Vernillo c. France, 20 février 1991, § 27, série A no 198, et Dalia c. France, 19 février 1998, § 38, Recueil des arrêts et décisions 1998-I).

158. Le Gouvernement estime qu’une action en responsabilité civile extracontractuelle contre l’État fondée sur l’article 15 de la loi no 67/2007 du 31 décembre 2007 aurait pu constituer un mécanisme efficace pour remédier à la violation de l’article 2 de la Convention dont le requérant se plaint devant la Cour. La Cour relève que cette action ne peut être engagée qu’après la reconnaissance par le Tribunal Constitutionnel d’une inconstitutionnalité par omission conformément à l’article 15 § 5 de la loi no 67/2007 (paragraphe 109 ci-dessus). Or le Gouvernement n’apporte aucune information à cet égard. D’ailleurs le Gouvernements ne fournit aucun exemple démontrant l’efficacité pratique d’un tel recours.

159. Dès lors, la Cour rejette l’exception soulevée par le Gouvernement en ce qui concerne le grief tiré de l’article 2 de la Convention sous son volet matériel. Constatant par ailleurs qu’il n’est pas manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et qu’il ne se heurte à aucun autre motif d’irrecevabilité, la Cour le déclare donc recevable.

2. Sur le fond

a) Les thèses des parties

i. Le requérant

160. Le requérant reproche à l’État de ne pas avoir pris toutes les mesures nécessaires pour protéger la vie de son fils. Il se plaint de l’inertie des autorités portugaises pour mettre un terme à la Praxe universitaire. Il dénonce, plus spécifiquement, l’absence d’un cadre légal pour empêcher tous traitements humiliants et dégradants au sein des universités. Il argue que la Praxe au Portugal a évolué vers un modèle de type militaire. En faisant référence à une liste d’incidents, établie à partir d’articles de presse, publiée le 9 février 2014 sur le site d’un parti politique, il allègue que plusieurs incidents avaient déjà été signalés aux universités concernées et aux autorités publiques, notamment par des plaintes pénales. D’après lui, les autorités auraient donc dû savoir qu’une tragédie allait un jour arriver. Il ajoute que ces pratiques existent à cause de l’omerta qui prévaut au Portugal à ce sujet. Comme l’a reconnu le procureur dans son ordonnance du 23 janvier 2014 (paragraphe 19 ci-dessus), les personnes brisant la loi du silence font l’objet de représailles. C’est pour cette raison, selon lui, qu’il n’a pas été possible de mettre la lumière sur ce qui s’était passé la nuit du 14 décembre 2013 sur la plage de Meco.

161. Contestant l’approche de la cour d’appel d’Évora dans son arrêt du 19 janvier 2016, le requérant allègue qu’il existe un vide juridique en matière de bizutage au Portugal, le système juridique portugais ne protégeant pas assez, selon lui, les individus contre les excès d’une telle pratique. D’après le requérant, si des règles avaient existé, comme en matière de sécurité routière, pour prévenir et sanctionner les écarts, en responsabilisant notamment les leaders et les autorités universitaires, la mort de son fils aurait pu être évitée. Le requérant regrette aussi que la responsabilité de J.G. ait été écartée alors que la cour d’appel avait reconnu qu’il était le chef suprême de la Praxe et qu’il avait été le mentor lors des activités réalisées pendant le week-end fatidique (paragraphe 94 ci-dessus).

162. D’après lui, les autorités de l’U.L. savaient que le bizutage était pratiqué par ses étudiants. Critiquant le témoignage donné par le recteur de l’U.L. dans le cadre de l’enquête (paragraphe 55 ci-dessus), il affirme que le COPA était connu et soutenu par l’U.L. Pour preuve, il relève notamment ce qui suit :

. la revue de l’université qui a son siège éditorial dans les installations de l’université fait parfois référence au COPA ;

. le recteur de l’U.L. recevait annuellement une lettre du COPA avec ses vœux de fin d’année ;

. le parking de l’université était utilisé pour « l’enterrement de vie de caloiro », comme l’indiquent deux lettres qui avaient été adressées en mai 2013 par l’ancien Dux au recteur ;

. il y a une boutique vendant des costumes universitaires à l’intérieur même de l’université ;

. dans une interview donnée au journal en ligne « i » dont les propos furent reproduits dans un article du 19 décembre 2013, le recteur avait dit que les victimes étaient, d’après lui, l’un des groupes les plus actifs et enthousiastes de l’université ;

. d’autres témoins ont déclaré dans le cadre de l’enquête que les autorités de l’U.L. avaient bien connaissance de l’existence du COPA au sein de l’U.L., elles connaissaient aussi le PMC car leurs réunions avaient lieu à l’intérieur de l’université.

ii. Le Gouvernement

163. Le Gouvernement observe, d’emblée, que l’affaire a fait l’objet d’une très forte médiatisation au Portugal et que les organes de presse ont beaucoup spéculé sur ce qui s’était effectivement passé la nuit du 14 au 15 décembre 2013, différentes versions ayant été avancées. Il indique que, dans le cadre de la procédure pénale, les assistentes ont défendu la thèse selon laquelle le drame était le résultat d’une épreuve de bizutage qui aurait mal tourné. Selon le Gouvernement, les assistentes alléguaient plus particulièrement que J.G., en sa qualité de Dux, avait une position hiérarchique supérieure par rapport aux six victimes, ce qui lui aurait conféré un pouvoir de contrôle sur eux, mais aussi le devoir de garantir leur sécurité. Or le Gouvernement indique que cette thèse a été écartée à l’issue de l’enquête, les autorités ayant considéré que la bonne humeur et la décontraction avaient marqué ce week-end, que les jeunes s’étaient rendus sur la plage de façon volontaire et qu’ils s’étaient installés spontanément au bord d’une inclinaison de deux mètres et de la zone d’impact des vagues, un endroit qu’ils avaient probablement considéré comme sans danger. Le Gouvernement est d’avis que le décès du fils du requérant n’a été causé que par une malheureuse imprudence, en raison de mauvaises conditions météorologiques et du manque de visibilité sur la plage le jour du drame. Il estime que la mort des étudiants n’a donc aucun rapport avec le bizutage, comme l’ont conclu les juridictions nationales.

164. En se référant à l’arrêt Cavit Tınarlıoğlu c. Turquie (no 3648/04, § 96, 2 février 2016), le Gouvernement estime que, pour considérer que l’État a manqué à obligations positives au titre du volet matériel de l’article 2 de la Convention, il aurait fallu prouver que les autorités internes savaient ou auraient dû savoir que le vie de Tiago Campos et des autres victimes, au moment des faits, était menacée de façon réelle et immédiate et qu’elles n’ont pas pris dans le cadre de leur pouvoir les mesures qui étaient raisonnablement attendues d’elles. Or, en l’espèce, la rencontre a eu lieu à Aiana de Cima, autrement dit, à l’extérieur des installations de l’U.L. En outre, selon lui, le COPA n’était connu ni des autorités, ni de l’U.L, ni même des familles. Sur ce point en particulier, le Gouvernement conteste les affirmations du requérant, il soutient qu’il s’agit d’une association d’étudiants informelle qui ne recevait aucun soutien financier de l’U.L. Vu l’imprévisibilité du comportement humain tel que souligné dans l’arrêt Cavit Tınarlıoğlu, précité (§ 92) et le caractère incontrôlable de l’évènement, en l’occurrence, la force maritime, il considère qu’on ne saurait imposer un fardeau insupportable ou excessif à l’État, au titre des obligations positives tirées du volet matériel de l’article 2 de la Convention.

165. Souscrivant à la thèse défendue par la cour d’appel d’Évora dans son arrêt du 19 janvier 2016, le Gouvernement estime que la Praxe est une forme d’expression du principe de la liberté individuelle en vertu duquel les individus sont libres de faire tout ce qui n’est pas interdit par la loi. Il considère que la Praxe est donc une activité a priori légale à moins qu’elle n’enfreigne les limites posées par les lois pénales, civiles ou autres. Le Gouvernement soutient que l’absence d’une loi régissant la Praxe au Portugal ne veut pas dire qu’il existe un vide dans l’ordre juridique. D’après lui, l’ordre juridique portugais régit de façon adéquate cette pratique au travers de la loi pénale qui définit les crimes qui sont punis, la loi civile qui prévoit la responsabilité civile délictuelle, et les dispositions qui régissent la matière disciplinaire (en l’espèce, l’article 75 § 4 b) du régime juridique des établissements d’enseignements supérieurs notamment). Le Gouvernement avance que les droits des individus sont donc protégés d’une manière générale par le droit portugais, y compris le droit à la vie. Il admet que des abus, voire même des atteintes graves, surviennent parfois dans le cadre d’épreuves de bizutage, mais que les cas portés à la connaissance des autorités sont sanctionnés et les victimes indemnisées. À titre d’exemple, il se réfère à deux arrêts de la Cour suprême du 25 juin 2009 et du 24 avril 2013 ayant condamné deux établissements d’enseignement supérieur à indemniser les victimes de bizutages abusifs survenus dans leur enceinte. Le Gouvernement indique que, conformément à la loi, un médiateur (« Provedor do Estudante ») est présent dans tout établissement d’enseignement supérieur afin de défendre les droits et les intérêts des étudiants. Il déclare aussi que, après l’accident de la plage de Meco, le Parlement a adopté deux résolutions pour encourager la mise en place d’actions de lutte contre les bizutages abusifs.

166. À titre surabondant, le Gouvernement soutient que même si une législation spéciale avait existé en matière de bizutage, une telle tragédie n’aurait pu être évitée. Il précise que le week-end organisé à Aiana de Cima ne visait pas soumettre les participants à des activités de bizutage étant donné qu’ils étaient tous des représentants de leur faculté et donc occupaient une place élevée dans la hiérarchie de la Praxe. D’après lui, ils étaient d’ailleurs des fervents défenseurs de la Praxe comme l’ont déclaré leurs proches aux autorités pendant l’enquête. En réalité, pendant ce week-end, les participants préparaient les activités de bizutage, entre autre les enterrements de vie de caloiros et les baptêmes. Le Gouvernement note que c’est dans un contexte ludique qu’ils ont effectué les activités physiques évoquées par les témoins qui les avaient croisées pendant ce week-end. Ces activités n’ont donc pas été faites sous la contrainte mais librement. Il relève aussi que les victimes étaient, au moment des faits, de surcroît toutes majeures et dans l’exercice plein de leur capacités.

b) L’appréciation de la Cour

i. Les principes généraux applicables

167. La Cour rappelle, en premier lieu que la première phrase de l’article 2 § 1 de la Convention, qui se place parmi les articles primordiaux de la Convention en ce qu’il consacre l’une des valeurs fondamentales des sociétés démocratiques qui forment le Conseil de l’Europe, astreint l’État non seulement à s’abstenir de provoquer la mort de manière volontaire et irrégulière, mais aussi à prendre les mesures nécessaires à la protection de la vie des personnes relevant de sa juridiction (voir, par exemple, L.C.B. c. Royaume-Uni, 9 juin 1998, § 36, Recueil des arrêts et décisions 1998-III). L’obligation de l’État va au-delà du devoir primordial d’assurer le droit à la vie en mettant en place une législation pénale concrète dissuadant de commettre des atteintes contre la personne et s’appuyant sur un mécanisme d’application conçu pour en prévenir, réprimer et sanctionner les violations (Mastromatteo c. Italie [GC], no 37703/97, § 67, CEDH 2002‑VIII).

ii. Application de ces principes à la présente espèce

168. La Cour constate qu’à l’issue de l’enquête pénale menée au niveau interne, le procureur près le tribunal d’Almada a rendu, le 28 juillet 2014, une ordonnance de classement sans suite. Celle-ci a été confirmée, le 4 mars 2015, par une ordonnance de non-renvoi en jugement du tribunal d’instruction de Setúbal puis, en dernière instance, par un arrêt de la Cour d’appel de Lisbonne le 19 janvier 2016 (paragraphes 64, 83 et 90 ci-dessus). S’agissant de l’absence alléguée d’un cadre légal en matière de bizutage universitaire, la cour d’appel d’Évora a conclu que le bizutage universitaire n’échappait pas au droit d’une manière générale (paragraphe 94 ci-dessus).

169. La présente espèce soulève la question du bizutage universitaire et son contrôle par l’État. La Cour a déjà eu à traiter d’affaires portant sur le bizutage au sein des armées (voir, à titre d’exemple, les affaires Mosendz c. Ukraine (no 52013/08, 17 janvier 2013), Perevedentsevy c. Russie (no 39583/05, 24 avril 2014)). À la différence de ces affaires, le bizutage universitaire est exercé par des étudiants sur d’autres étudiants et non pas par des agents de l’État ou sous l’emprise de l’État. Eu égard au grief soulevé par le requérant, la question qui se pose, en l’espèce, est de savoir si le cadre légal existant au moment des faits était suffisant pour prévenir, réprimer et sanctionner toute atteinte à la vie du fils du requérant. À cette question, la Cour ne peut répondre que de manière positive. Certes la Praxe n’est pas interdite ou réglementée au niveau interne. Cela dit, tout abus, survenant dans le cadre ou non d’une épreuve de bizutage, est puni par la loi.

170. En premier lieu, la Cour relève que l’article premier de la Constitution consacre le principe de la dignité humaine. En outre, son article 25 interdit la torture et les traitements inhumains et dégradants (paragraphe 100 ci-dessus).

En second lieu, toute action portant atteinte à la vie, à l’intégrité physique ou morale de la personne et à sa vie privée est punie pénalement, notamment par des peines de prison pouvant aller jusqu’à vingt-cinq ans de prison (paragraphes 102 et 105 ci-dessus).

En troisième lieu, la Cour note que tout acte de violence ou de contrainte physique ou psychologique sur d’autres étudiants, notamment dans le cadre des bizutages universitaires constitue une infraction disciplinaire punie d’une sanction pouvant aller de l’avertissement à l’expulsion (paragraphe 108 ci-dessus).

Enfin, les universités et les établissements d’enseignement supérieur peuvent être tenus responsables pour les dommages matériels et moraux causés à l’intérieur de leurs installations en application des articles 70 et 483 du code civil (paragraphe 106 ci-dessus). À cet égard, la Cour note que, par des arrêts du 25 juin 2009 et du 24 avril 2013, la Cour suprême a déjà condamné deux établissements supérieurs à verser des dommages et intérêts, dans le premier cas, pour les abus commis sur une étudiante et, dans le deuxième, la mort d’un étudiant des suite d’actes de bizutage dans leurs installations (paragraphes 110 et 112 ci-dessus).

171. Au vu de tout ce qui précède, la Cour partage l’avis du Gouvernement et de la cour d’appel d’Évora selon lequel il n’existe pas un espace de non-droit ou un vide juridique en ce qui concerne les activités de bizutage au Portugal (paragraphes 94 et ci-dessus). Le droit interne prévoit effectivement un ensemble de dispositions pénales, civiles et disciplinaires pour prévenir, réprimer et sanctionner les atteintes à la vie ou à l’intégrité physiques ou morale.

172. Tout en reconnaissant le caractère incontestablement tragique de la présente espèce, la Cour estime qu’il n’est pas démontré que l’État a pu être responsable du décès du fils du requérant en raison d’un manquement à ses obligations positives sous l’angle du volet matériel de l’article 2 de la Convention.

iii. Conclusion

173. Partant, la Cour conclut à l’absence de violation de l’article 2 de la Convention, sous son volet matériel.

II. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

174. Aux termes de l’article 41 de la Convention,

« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »

A. Dommage

175. Le requérant réclame 100 000 euros (EUR) au titre du préjudice moral qu’il estime avoir subi à raison de la mort de son fils.

176. Le Gouvernement s’en remet à la sagesse de la Cour.

177. Eu égard au constat de violation auquel elle est parvenue au paragraphe 173 ci-dessus), la Cour considère qu’il y a lieu d’octroyer au requérant 13 000 EUR au titre du préjudice moral.

B. Frais et dépens

178. Le requérant demande également 2 198,51 EUR pour les frais et dépens engagés devant les juridictions internes et 4 920 EUR pour ceux engagés devant la Cour.

179. Le Gouvernement estime que seuls les frais effectivement établis devront être remboursés.

180. La Cour rappelle que, lorsqu’elle constate une violation de la Convention, elle peut accorder le paiement des frais et dépens exposés devant les juridictions nationales « pour prévenir ou faire corriger par celles-ci ladite violation » (voir, parmi beaucoup d’autres, Hertel c. Suisse, 25 août 1998, § 63, Recueil 1998‑VI). En outre, selon sa jurisprudence, un requérant ne peut obtenir le remboursement de ses frais et dépens que dans la mesure où se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et le caractère raisonnable de leur taux ; en vertu de l’article 60 §§ 2 et 3 du règlement de la Cour, il doit soumettre des prétentions chiffrées et ventilées par rubriques et accompagnées des justificatifs pertinents, faute de quoi la Cour peut rejeter tout ou une partie de celles-ci (Mazelié c. France, no [5356/04](https://hudoc.echr.coe.int/eng#%7B%22appno%22:%5B%225356/04%22%5D%7D), § 39, 27 juin 2006).

181. En l’espèce, compte tenu des documents dont elle dispose et de sa jurisprudence, la Cour estime raisonnable la somme totale réclamée de 7 118,51 EUR tous frais confondus et l’accorde au requérant.

C. Intérêts moratoires

182. La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.

PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,

1. Déclare la requête recevable ;

2. Dit qu’il y a eu violation de l’article 2 de la Convention sous le volet procédural ;

3. Dit qu’il n’y a pas eu violation de l’article 2 de la Convention sous le volet matériel ;

4. Dit

a) que l’État défendeur doit verser au requérant, dans les trois mois à compter du jour où l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, les sommes suivantes :

i. 13 000 EUR (treize mille euros), plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt, pour dommage moral ;

ii. 7 118,51 EUR (sept mille cent dix-huit euros et cinquante et un centimes), plus tout montant pouvant être dû par le requérant à titre d’impôt, pour frais et dépens ;

b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ces montants seront à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;

5. Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.

Fait en français, puis communiqué par écrit le 14 janvier 2020, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement de la Cour.

Stephen PhillipsPaul Lemmens
GreffierPrésident

* * *

[1]. Le « Dux » est l’étudiant occupant la plus haute position dans la hiérarchie de la Praxe. Il est suivi par les « vétérans » (« veteranos ») qui représentent la faculté à laquelle ils appartiennent. En bas de l’échelle figurent les nouveaux inscrits (« caloiros »). Les « veteranos » et le « Dux » pratiquent le bizutage et les « caloiros » le subissent, tout au long de leur première année universitaire (A Praxe como fenómeno social, relatório final, Centro de investigação e estudos de sociologia e Instituto de sociologia da universidade do Porto, 31 janvier 2017, pp. 62, 104 et 131).

[2]. Inspiré du baptême chrétien, le « baptême » (« batismo ») est un rituel d’initiation des nouveaux inscrits dans les universités ou établissements d’enseignement supérieur (A Praxe como fenómeno social, op. cit., p. 166).

[3]. Symbole identitaire pour beaucoup d’étudiants, le costume universitaire est porté par tout étudiant pratiquant ou se revendiquant de la tradition de la Praxe (A Praxe como fenómeno social, op. cit., note de bas de page no 15, p. 102).

[4]. Notion voisine de celle couramment désignée par l’expression « secret de l’instruction ».

[5]. En droit portugais, il appartient au ministère public de diriger l’enquête, le juge d’instruction n’intervenant que pour autoriser certains actes de procédure ou pour contrôler leur régularité conformément aux articles 268 et 269 du CPP ; le juge d’instruction intervient donc comme garant des libertés dans le cadre d’une enquête pénale, à l’instar du juge des libertés et de la détention en France (voir, à cet égard, Sérvulo & Associados – Sociedade de Advogados, RL et autres c. Portugal, no 27013/10, § 109, 3 septembre 2015).

[6]. Au cours d’une enquête pénale, entre autres, les personnes lésées peuvent demander à intervenir en qualité d’assistentes dans le cadre d’une procédure pénale (article 68 § 1 du CPP) afin de pouvoir collaborer avec le ministère public de façon plus active. Sous le contrôle de ce dernier, les assistentes peuvent notamment produire ou solliciter des preuves pendant l’enquête ou l’instruction, présenter leurs propres réquisitions (acusação) et faire appel des décisions qui les concernent même si le ministère public ne l’a pas fait (article 69 § 2 du CPP). Les assistentes sont toujours représentés par un avocat (article 70 du CPP).

[7]. La grande cuillère en bois (« colher de pau ») symbolise la Praxe et est notamment utilisée lors des activités de bizutage (A Praxe como fenómeno social, op. cit., pp. 30, 133, 135, 136 et 146).

[8]. Le « Honoris Dux » est un ancien « Dux ».

[9]. [https://www.cmjornal.pt/portugal/detalhe/praxe-violenta-sem-julgamento](https://www.cmjornal.pt/portugal/detalhe/praxe-violenta-sem-julgamento)

[10]. A Praxe como fenómeno social, op. cit., pp. 130-170.


Synthèse
Formation : Cour (troisiÈme section)
Numéro d'arrêt : 001-200348
Date de la décision : 14/01/2020
Type d'affaire : au principal et satisfaction équitable
Type de recours : Violation de l'article 2 - Droit à la vie (Article 2-1 - Enquête effective) (Volet procédural);Non-violation de l'article 2 - Droit à la vie (Article 2 - Obligations positives;Article 2-1 - Vie) (Volet matériel)

Parties
Demandeurs : SOARES CAMPOS
Défendeurs : PORTUGAL

Composition du Tribunal
Avocat(s) : PARENTE RIBEIRO V.

Origine de la décision
Date de l'import : 05/02/2021
Fonds documentaire ?: HUDOC

Source

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