La jurisprudence francophone des Cours suprêmes


recherche avancée

09/02/2024 | FRANCE | N°23NT00094

France | France, Cour administrative d'appel, 3ème chambre, 09 février 2024, 23NT00094


Vu la procédure suivante :



Procédure contentieuse antérieure :



M. H... A... et Mme G... F..., agissant en leur nom propre et en qualité de représentants légaux de leurs fils B..., D..., C... et E... A... ont demandé au tribunal administratif de Caen, à titre principal, de condamner le centre hospitalier (CH) d'Argentan à leur verser une somme de 75 000 euros pour les indemniser de la perte de chance d'interrompre la grossesse de Mme F... et, à titre provisionnel, une somme globale de

230 000 euros en réparation des préjudices qu'i

ls estiment avoir subis en raison de la prématurité de leur fils B... ou, à titre subsidi...

Vu la procédure suivante :

Procédure contentieuse antérieure :

M. H... A... et Mme G... F..., agissant en leur nom propre et en qualité de représentants légaux de leurs fils B..., D..., C... et E... A... ont demandé au tribunal administratif de Caen, à titre principal, de condamner le centre hospitalier (CH) d'Argentan à leur verser une somme de 75 000 euros pour les indemniser de la perte de chance d'interrompre la grossesse de Mme F... et, à titre provisionnel, une somme globale de

230 000 euros en réparation des préjudices qu'ils estiment avoir subis en raison de la prématurité de leur fils B... ou, à titre subsidiaire, d'ordonner une nouvelle expertise relative à la perte de chance, subie par leur fils, B..., de ne pas être né grand prématuré.

Le centre hospitalier d'Argentan a demandé au tribunal de condamner le centre hospitalier universitaire de Caen à le garantir contre les condamnations qui pourraient être prononcées contre lui en lien avec la prématurité de B....

La caisse primaire d'assurance maladie (CPAM) de l'Orne a demandé au tribunal de condamner le centre hospitalier d'Argentan et le centre hospitalier universitaire de Caen Normandie à lui verser la somme de 413 711,87 euros en remboursement des débours provisoires qu'elle a engagés pour le jeune B... A....

Par un jugement n°1900980 du 16 mars 2021, le tribunal administratif de Caen a condamné le centre hospitalier d'Argentan à verser à M. A... et Mme F... la somme de

10 000 euros à titre provisionnel, a mis hors de cause le centre hospitalier universitaire de Caen et a ordonné, avant-dire droit, une expertise médicale complémentaire. Par un jugement

n°1900980 du 14 novembre 2022, le tribunal a condamné le centre hospitalier d'Argentan à verser, sous déduction de la provision de 10 000 euros précédemment accordée, à Mme F..., la somme de 38 896 euros, à M. A..., la somme de 37 271,32 euros, et conjointement à ceux-ci en leur qualité de représentants légaux, la somme de 5 200 euros en réparation des préjudices subis par B..., la somme de 1 600 euros en réparation des préjudices subis par E..., les sommes de 800 euros en réparation des préjudices subis par C... et D.... Par ce même jugement, le tribunal a condamné le centre hospitalier d'Argentan à verser la somme de 330 969,50 euros à la CPAM de l'Orne.

Procédure devant la cour :

Par une requête enregistrée le 13 janvier 2023, le centre hospitalier d'Argentan, représenté par Me Fabre, demande à la cour :

1°) à titre principal, d'annuler les jugements du tribunal administratif de Caen du

16 mars 2021 et du 14 novembre 2022, de condamner le centre hospitalier universitaire de Caen à le garantir contre les condamnations en lien avec la prématurité de B... et de rejeter les demandes de M. A..., de Mme F... et de la CPAM de l'Orne dirigées contre lui devant le tribunal ;

2°) à titre subsidiaire, d'une part, de réduire les sommes qu'il est condamné à verser, en les fixant par rapport à taux de perte de chance d'éviter le dommage subi par B... fixé à un maximum de 50%, et, d'autre part, de condamner le centre hospitalier universitaire de Caen à le garantir à hauteur de 50% contre les condamnations en lien avec la prématurité de B... ;

3°) à titre plus subsidiaire encore, de limiter les sommes qu'il est condamné à verser à 50% de l'évaluation des préjudices strictement imputables à la prématurité de B... et des débours de la CPAM et de condamner le CHU à le garantir des sommes mises à sa charge ;

4°) en tout état de cause, d'ordonner une expertise médicale complémentaire en vue de déterminer l'étendue des préjudices strictement imputables à la naissance prématurée de B..., qui ne pourra avoir lieu avant la consolidation de l'état de santé de ce dernier, et de surseoir à statuer, dans l'attente, sur les demandes indemnitaires provisionnelles de M. A... et Mme F... et les demandes de la CPAM de l'Orne ou, à défaut, de ramener les sommes qu'il est condamné à verser à M. et Mme F... à de plus justes proportions ;

5°) de rejeter les conclusions présentées par la voie de l'appel incident par M. A..., Mme F... et la CPAM.

Il soutient que :

- le fait que Mme F... a été privée le 7 septembre 2015 de la possibilité de demander une interruption volontaire de grossesse dans les délais légaux, faute d'avoir alors bénéficié d'une échographie, n'est pas de nature, dans les circonstances de l'espèce, à ouvrir droit à réparation à celle-ci et son conjoint ; en tout état de cause, le montant alloué par le tribunal à ce titre doit être réduit à de plus justes proportions ;

- la pose d'un dispositif intra-utérin en cours de grossesse ne peut être à l'origine que d'une perte de chance de 50 % d'éviter un accouchement prématuré ;

- l'absence d'information par le centre hospitalier universitaire de Caen Normandie de la possibilité de demander une interruption médicale de grossesse a privé M. A... et Mme F... de la possibilité de mettre un terme à la grossesse le 26 novembre 2015 et a fait perdre une chance d'éviter les séquelles imputables à la prématurité ;

- il n'est pas possible d'établir, en l'absence de consolidation de l'état de santé de l'enfant, quels sont les préjudices strictement imputables à sa prématurité à l'exclusion de toute autre pathologie ou facteur de risque : en particulier, l'existence d'un lien direct et certain entre son retard de développement et sa pathologie respiratoire, d'une part, et la faute reprochée au CH d'Argentan, d'autre part, n'est pas démontrée ;

- les demandes liées aux troubles urinaires de l'enfant et aux dépenses d'achat d'une nouvelle voiture et d'agrandissement du logement doivent être rejetées, dès lors qu'elles sont liées à l'agrandissement de la famille et non à la faute imputée à l'établissement public ;

- c'est à tort que le tribunal l'a condamné à indemniser l'aménagement du logement à hauteur de 13 271,32 euros, dès lors qu'il n'est pas établi que la situation de B... impose que ce dernier bénéficie d'une chambre pour lui seul ;

- la CPAM n'établit pas que ses débours sont directement imputables à la prématurité de l'enfant.

Par des mémoires en défense enregistrés les 23 février, 31 mai et 8 septembre 2023, M. H... A... et Mme G... F..., agissant en leur nom propre et en qualité de représentants légaux de leurs fils B..., D..., C... et E... A..., représentés par Me Le Bras, demandent à la cour :

1°) de rejeter la requête du centre hospitalier d'Argentan ;

2°) par la voie de l'appel incident, de réformer le jugement du 14 novembre 2022 en ce qu'il a limité la somme que le centre hospitalier d'Argentan est condamné à leur verser au titre de la réparation des préjudices subis à un montant global de 84 567,32 euros et de porter les sommes que le centre hospitalier est condamné à leur verser à des montants de 75 000 euros au titre des préjudices subis en raison de la perte de chance d'interrompre la grossesse de Mme F... et de 240 877 euros, à titre de provision, en réparation des préjudices subis en raison de la prématurité de leur fils B... ;

3°) de mettre à la charge du centre hospitalier d'Argentant en application de l'article L. 761-1 du code de justice administrative les sommes de 13 000 euros pour la première instance et de 4 000 euros pour l'appel.

Ils font valoir que :

- le centre hospitalier d'Argentan a commis une faute en posant un stérilet sans s'assurer de l'absence de grossesse en cours ;

- cette faute a entièrement privé Mme F... de la possibilité de recourir à une interruption volontaire de grossesse dans les délais légaux ; cette faute lui a causé un préjudice moral qui doit être évalué à un montant de 50 000 euros et a également causé un préjudice moral à M. A... qui doit être fixé à la somme de 25 000 euros ;

- la pose fautive du stérilet a fait perdre au jeune B... 80 % de chances de ne pas naître grand prématuré ;

- elle leur a causé des préjudices, dont ils sont fondés à demander l'indemnisation à titre provisionnel et qui doivent être évalués aux sommes de :

* 808,51 euros au titre de frais de dossier exposés par Mme F... ;

* 11 743,75 euros au titre des frais de déplacement de celle-ci ;

* 60 000 euros pour le préjudice d'anxiété de celle-ci ;

* 1 330,42 euros au titre des frais de déplacement de M. A... ;

* 16 994,12 euros au titre des frais d'aménagement du logement exposés par celui-ci ;

* 35 000 euros au titre de son préjudice d'anxiété ;

* 65 000 euros, à titre provisionnel, en réparation des préjudices subis par le jeune B... ou subsidiairement de 5 000 euros pour le déficit fonctionnel temporaire et de 20 000 euros pour les souffrances endurées ;

* 15 000 euros chacun au titre du préjudice moral subi par les jeunes D... et C... ;

* 20 000 euros au titre du préjudice moral subi par le jeune E....

Par un mémoire en défense enregistré le 23 février 2023, la CPAM de l'Orne, représentée par Me Bourdon, demande à la cour :

1°) de rejeter la requête du CH d'Argentan ;

2°) de mettre à la charge du centre hospitalier d'Argentan et du centre hospitalier universitaire de Caen Normandie la somme de 413 711,87 euros au titre de ses débours provisoires, majorée des intérêts au taux légal et de leur capitalisation ainsi que la somme de 1 162 euros au titre de l'indemnité forfaitaire de gestion et de celle de 1 500 euros au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.

Elle fait valoir que les moyens soulevés par le centre hospitalier d'Argentan ne sont pas fondés.

Par un mémoire en défense enregistré le 30 mai 2023, le centre hospitalier universitaire de Caen, représenté par Me Le Prado, demande à la cour :

1°) de rejeter la requête du centre hospitalier d'Argentan ;

2°) de mettre à la charge du centre hospitalier d'Argentan la somme de 3 000 euros en application de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.

Il fait valoir que les moyens soulevés par le centre hospitalier d'Argentan ne sont pas fondés.

Vu les autres pièces du dossier.

Vu :

- le code de la santé publique ;

- le code de la sécurité sociale ;

- le code de justice administrative.

Les parties ont été régulièrement averties du jour de l'audience.

Ont été entendus au cours de l'audience publique :

- le rapport de M. Catroux,

- les conclusions de M. Berthon, rapporteur public,

- et les observations de Me Rousseau, représentant le centre hospitalier d'Argentan, et de Me Le Bras, représentant M. H... A... et Mme F....

Considérant ce qui suit :

1. Mme F..., née le 4 octobre 1991, a été hospitalisée au centre hospitalier d'Argentan en raison d'une fausse couche le 15 mars 2015. Une contraception avec stérilet lui a été alors proposée compte tenu de deux grossesses survenues sous pilule contraceptive. Le stérilet a été posé au centre hospitalier d'Argentan le 7 septembre 2015. Souffrant de douleurs pelviennes, Mme F... s'est présentée le 13 octobre 2015 dans cet établissement, où une échographie a mis en évidence une grossesse de dix-sept semaines et deux jours. Elle a alors demandé l'interruption de cette grossesse, mais cette demande a été rejetée compte tenu du dépassement du délai légal pour une telle intervention. Le 26 novembre 2015, Mme F... a consulté pour des métrorragies. Une rupture des membranes a été diagnostiquée et son transfert a été organisé au centre hospitalier universitaire (CHU) Caen Normandie où elle a donné naissance à son quatrième enfant, B..., le 14 décembre 2015, et où elle est restée hospitalisée jusqu'au

21 décembre 2015. L'enfant, qui pesait 870 grammes à la naissance, a été pris en charge en réanimation néonatale. Il a été intubé le 25 décembre 2015 et, après avoir subi une intervention chirurgicale le 5 janvier 2016, il est resté hospitalisé, en soins intensifs, du 10 février au 8 avril 2016, puis dans le service des pré-sortants, du 8 au 16 avril 2016. A sa sortie d'hospitalisation, il est resté sous oxygène jusqu'en juillet 2016. Il a été hospitalisé au centre hospitalier d'Argentan pour une bronchiolite sévère, le 21 novembre 2016, avant d'être transféré au CHU de Caen Normandie en réanimation pédiatrique. Il a, de nouveau, été hospitalisé au centre hospitalier d'Argentan du 7 au 13 décembre 2016 et du 6 au 17 février 2017, pour bronchopneumopathie, de même qu'en juillet 2017, pour une insuffisance respiratoire chronique et une hypotrophie.

2. Par une ordonnance du 10 février 2017, le juge des référés du tribunal administratif de Caen a ordonné une expertise médicale confiée à un gynécologue obstétricien. Celui-ci a rendu son rapport le 1er avril 2018. M. H... A... et Mme G... F..., agissant en leur nom propre et en tant que représentants légaux de leurs enfants B..., D..., C... et E..., ont alors formé, le 8 février 2019, une réclamation préalable auprès du centre hospitalier d'Argentan. Cette réclamation a fait l'objet d'une décision expresse de rejet de la part de cet établissement public, le 26 juillet suivant. M. A... et Mme F... ont demandé au tribunal administratif de Caen que cet établissement soit condamné à leur verser une provision de 210 000 euros en réparation des conséquences dommageables de la prise en charge médicale de Mme F... et qu'une expertise complémentaire soit diligentée lorsque B... aura atteint l'âge de 10 ans.

3. Par un jugement avant-dire droit du 16 mars 2021, le tribunal a jugé que le centre hospitalier d'Argentan, en posant un stérilet à Mme F... le 7 septembre 2015 alors qu'elle était enceinte de plus de dix semaines, sans avoir au préalable vérifié cet état, a commis une faute de nature à engager sa responsabilité. Il a relevé que cette faute avait, en particulier, privé Mme F... de la possibilité de recourir à une interruption volontaire de grossesse dans les délais légaux. Il a condamné le centre hospitalier d'Argentan à verser à M. A... et Mme F... la somme de 10 000 euros à titre provisionnel, a mis hors de cause le centre hospitalier universitaire de Caen et a ordonné, avant-dire droit, une expertise médicale complémentaire tendant notamment à déterminer le taux de perte de chance du jeune B... A... de ne pas naître prématuré du fait de la faute du centre hospitalier d'Argentan. A la suite du dépôt du rapport d'expertise, le 15 février 2022. M. A... et Mme F... ont porté leurs demandes à la somme de 75 000 euros au titre de la perte de chance d'interrompre la grossesse et à la somme de 230 000 euros, à titre provisionnel, au titre de l'indemnisation des conséquences dommageables de la perte de chance de B... de ne pas naître grand prématuré. La CPAM de l'Orne a demandé, pour sa part, que le centre hospitalier d'Argentan et le CHU Caen Normandie soient condamnés à lui verser la somme de 413 711,87 euros en remboursement de ses débours provisoires.

4. Par un jugement du 14 novembre 2022, le tribunal a condamné le centre hospitalier d'Argentan à verser, sous déduction de la provision de 10 000 euros précédemment accordée, à Mme F..., la somme de 38 896 euros, à M. A..., la somme de 37 271,32 euros, et conjointement à ceux-ci en leur qualité de représentants légaux de leurs fils, la somme de 5 200 euros en réparation des préjudices subis par B..., la somme de 1 600 euros en réparation des préjudices subis par E..., les sommes de 800 euros chacun en réparation des préjudices subis par C... et D.... Par ce même jugement, le tribunal a condamné le centre hospitalier d'Argentan à verser la somme de 330 969,50 euros à la CPAM de l'Orne. Le centre hospitalier d'Argentan relève appel de ce jugement. Par la voie de l'appel incident, Mme F... et M. A... demandent à la cour de porter les sommes que le centre hospitalier doit être condamné à leur verser à des montants de 75 000 euros au titre des préjudices subis en raison de la perte de chance d'interrompre la grossesse de Mme F... et de 240 877 euros, à titre de provision, en réparation des préjudices subis en raison de la prématurité de leur fils B....

Sur les responsabilités du CHU de Caen et du CH d'Argentan :

5. Aux termes de l'article L. 2212-1 du code de la santé publique, dans sa rédaction applicable : " La femme enceinte qui ne veut pas poursuivre une grossesse peut demander à un médecin l'interruption de sa grossesse. Cette interruption ne peut être pratiquée qu'avant la fin de la douzième semaine de grossesse. ". Aux termes de l'article L. 2213-1 du même code, dans sa rédaction applicable : " L'interruption volontaire d'une grossesse peut, à toute époque, être pratiquée si deux médecins membres d'une équipe pluridisciplinaire attestent, après que cette équipe a rendu son avis consultatif, soit que la poursuite de la grossesse met en péril grave la santé de la femme, soit qu'il existe une forte probabilité que l'enfant à naître soit atteint d'une affection d'une particulière gravité reconnue comme incurable au moment du diagnostic. (...) ". Aux termes de l'article L. 1142-1 du même code : " I. - Hors le cas où leur responsabilité est encourue en raison d'un défaut d'un produit de santé, les professionnels de santé mentionnés à la quatrième partie du présent code, ainsi que tout établissement, service ou organisme dans lesquels sont réalisés des actes individuels de prévention, de diagnostic ou de soins ne sont responsables des conséquences dommageables d'actes de prévention, de diagnostic ou de soins qu'en cas de faute. ".

6. En premier lieu, il résulte des conclusions de l'expert désigné par le tribunal que Mme F... s'est vu poser un stérilet le 7 septembre 2015 au centre hospitalier d'Argentan, sans que les médecins de cet établissement n'aient vérifié préalablement si elle était enceinte, alors qu'elle avait fait une fausse couche le 15 mars 2015, qu'elle n'avait pas eu de retour de couches et qu'elle était sous pilule contraceptive oestro-progestative. L'acte de soin ainsi réalisé a revêtu un caractère fautif, dès lors que la pose d'un stérilet ne doit s'envisager qu'en l'absence de grossesse et, que lorsque la patiente ne peut préciser la date des dernières règles, il est nécessaire de s'assurer de l'absence d'une grossesse en cours, idéalement par réalisation d'un dosage hormonal. Le CH d'Argentan ne conteste d'ailleurs pas davantage en appel qu'en première instance l'existence de cette faute.

7. En second lieu, il résulte de l'instruction que les complications de la grossesse de Mme F..., constatées lors de la consultation du 26 novembre 2015, avec notamment la découverte d'une rupture prématurée des membranes ne permettent pas d'établir qu'à cette date, il existait une probabilité forte que l'enfant naisse avec une affection grave et reconnue comme incurable. En effet, comme l'a relevé l'expert désigné par le tribunal dans son rapport rendu le 1er avril 2018, les données des sciences médicales sur l'évolution des prématurés connues en 2015 ne permettaient pas déduire de la survenue des complications en cause une telle probabilité. Dans ces conditions, le CHU de Caen Normandie n'a pas commis de faute, en n'informant pas Mme F... de la possibilité d'effectuer une interruption volontaire de grossesse pour motif thérapeutique, dès lors que les conditions prévues par l'article L. 2213-1 du code de la santé publique pour cette intervention n'étaient pas remplie. Par ailleurs, il résulte de l'instruction que Mme F... n'aurait pas souhaité interrompre sa grossesse à ce stade. Par suite, le CH d'Argentan et la CPAM de l'Orne ne sont pas fondés à soutenir que c'est à tort que le tribunal administratif de Caen a mis hors de cause le CHU de Caen.

Sur les préjudices :

En ce qui concerne le préjudice moral de M. A... et de Mme F... tenant à l'absence d'information sur la grossesse de Mme F... :

8. Il n'est pas contesté par le CH d'Argentan que l'absence de vérification de l'état de grossesse de Mme F... le 7 septembre 2015 a constitué une faute. Contrairement à ce que soutient cet établissement public, cette faute est en lien direct avec le préjudice moral tenant à l'absence d'information des intéressés, à cette date, sur la grossesse de Mme F... et, de ce fait, à la privation de la possibilité de pouvoir demander une interruption volontaire de cette grossesse, dans les conditions prévues par l'article L. 2212-1 du code de la santé publique. Dans les circonstances de l'espèce, compte tenu notamment de ce que la pose du stérilet en litige faisait suite à deux grossesses intervenues sous contraceptifs oraux, à une fausse couche, de ce qu'il résulte de l'instruction que le couple ne souhaitait plus avoir un nouvel enfant et que la grossesse en cause a bouleversé la réalisation du projet professionnel alors envisagé, il sera fait une juste appréciation du préjudice moral et des troubles dans les conditions d'existence subis par Mme F... et M. A... en allouant à la première la somme de 15 000 euros et au second la somme de 10 000 euros.

En ce qui concerne les préjudices liés à la grande prématurité de l'enfant B... :

S'agissant du lien entre ces préjudices et la faute du centre hospitalier d'Argentan :

9. D'une part, le juge du fond peut accorder une provision sur indemnisation au créancier qui l'a saisi d'une demande en ce sens lorsqu'il constate qu'un agissement de l'administration a été à l'origine d'un préjudice et que, dans l'attente de la consolidation du dommage, il est en mesure de fixer un montant provisionnel dont il peut anticiper qu'il restera inférieur au montant total qui sera ultérieurement défini.

10. D'autre part, dans le cas où la faute commise a compromis les chances d'un patient d'obtenir une amélioration de son état de santé ou d'échapper à son aggravation, le préjudice résultant directement de cette faute et qui doit être intégralement réparé n'est pas le dommage corporel constaté mais la perte de chance d'éviter la survenue de ce dommage. La réparation qui incombe à l'établissement hospitalier doit alors être évaluée à une fraction du dommage corporel déterminée en fonction de l'ampleur de la chance perdue.

11. Il résulte des conclusions de l'expert désigné par le tribunal que l'état de santé du jeune B... A..., n'est pas encore consolidé et ne le sera pas avant qu'il atteigne l'âge de dix-huit ans.

12. Il en résulte encore, compte tenu des conclusions de l'expert, dans ses deux rapports, que la perte de chance de B... de ne pas naître grand prématuré causé par la faute de l'établissement public est au minimum égal à 50%. Il y a lieu, dès lors, de fixer les montants à allouer, à titre provisionnel, pour réparer les préjudices liés à la grande prématurité de B... par référence à ce taux.

S'agissant des dépenses de santé actuelles :

13. En premier lieu, la caisse primaire d'assurance maladie de l'Orne justifie de débours provisoires d'un montant total de 413 711,87 euros, comportant des frais hospitaliers, des frais médicaux, des frais pharmaceutiques, d'appareillage et de transport, exposés du 14 décembre 2015, date de naissance de B..., au 24 septembre 2021. Contrairement à ce que soutient le CH d'Argentan, le lien direct entre ces dépenses et la faute de cet établissement résulte de l'attestation d'imputabilité des soins engagés pour l'enfant, qui a été établie par le médecin-conseil de la caisse. Il y a lieu d'allouer à la CPAM la somme de 206 855,93 euros au titre de ses débours provisoires après application du taux de perte de chance.

14. En second lieu, si Mme F... fait valoir pour la première fois en appel qu'elle a exposé des dépenses de santé sous forme de restes à charge d'un montant total de 307,51 euros, les factures de 32,77 euros pour des soins médicaux du 10 novembre 2022 et de 40 euros pour des honoraires de podologue qu'elle produit ne permettent d'établir ni le lien de causalité direct avec la faute en litige ni le montant du chef de préjudice ainsi invoqué. Cette demande doit, par suite, être rejetée.

S'agissant des préjudices subis par le jeune B... A... :

Quant au déficit fonctionnel temporaire :

15. Il résulte de l'instruction, compte tenu des conclusions du rapport d'expertise déposé le 15 février 2022, que le jeune B... A... subit depuis sa naissance, du fait notamment de son retard psychomoteur et de sa pathologie respiratoire, un déficit fonctionnel temporaire de 50%. Par suite, et compte tenu d'un taux de 17 euros environ pour un déficit fonctionnel temporaire total, il y a lieu d'évaluer le déficit fonctionnel temporaire de l'enfant pour la période jusqu'à la date du présent arrêt à 25 000 euros et d'allouer à M. A... et à Mme F... à ce titre une somme de 12 500 euros, compte tenu du taux de perte de chance retenu.

Quant aux souffrances endurées :

16. Les souffrances endurées par le jeune B... ont été estimées à 2 sur une échelle de

1 à 7 ou à 3 au cours de ses périodes d'hospitalisation. Par suite, il sera fait une juste évaluation de ce préjudice en le fixant à la somme de 5 000 euros et en allouant à M. A... et à Mme F... à ce titre une somme de 2 500 euros, compte tenu du taux de perte de chance retenu.

Quant au préjudice scolaire :

17. Il résulte de l'instruction que la scolarité du jeune B... est fortement perturbée par son retard psychomoteur, notamment sur le plan du langage. Par suite, il sera fait une juste évaluation du préjudice scolaire en allouant à M. A... et à Mme F... à ce titre une provision de 5 000 euros, après application du taux de perte de chance retenu.

S'agissant des préjudices subis par les proches du jeune B... A... :

Quant aux préjudices matériels :

18. En premier lieu, Mme F... a justifié de frais engagés pour obtenir la copie de son dossier médical et de celui de B... au centre hospitalier d'Argentan et au CHU Caen Normandie pour un total de 501 euros, somme qu'il y a lieu de lui allouer sans application du taux de perte de chance.

19. En deuxième lieu, les parties ne contestent pas en appel l'évaluation faite par le tribunal des frais de déplacement exposés par Mme F..., s'élevant à un montant de

11 743,75 euros. Il y a lieu, dès lors, de lui allouer 5 871,88 euros à ce titre après application du taux de perte de chance.

20. En troisième lieu, il résulte de l'instruction que M. A... a exposé des frais de déplacement d'un montant de 1 330,42 euros, qui sont en lien direct avec la faute de l'établissement public. Il y a lieu, dès lors, de lui allouer 665,21 euros à ce titre après application du taux de perte de chance.

21. En dernier lieu, il résulte de l'instruction, en particulier du rapport d'expertise, que les requérants ont dû engager des frais pour l'aménagement de leur maison afin que B... dispose d'une chambre individuelle, compte tenu des appareils médicaux d'oxygénothérapie puis aérosolthérapie nécessaires. Ce préjudice découle directement de la grande prématurité de B.... M. A... justifie d'un prêt pour la réalisation de ces aménagements pour un coût total de 16 307,16 euros et du paiement de la taxe d'aménagement de 282 euros. Il y a lieu, dès lors, de lui allouer la somme de 8 294,58 euros, à ce titre, après application du taux de perte de chance.

Quant aux préjudices moraux et aux troubles dans les conditions d'existence :

22. En premier lieu, M. A... et Mme F... font valoir qu'ils ont subi des troubles dans leurs conditions d'existence du fait notamment de l'angoisse qu'ont entraînée l'état de santé de B... et les conséquences de sa très grande prématurité. Il y a lieu, dans les circonstances de l'espèce, de leur allouer au titre de ces divers troubles des sommes de 5 000 euros chacun après application du taux de perte de chance retenue.

23. En second lieu, il y a lieu d'allouer, après application du taux de perte de chance, au titre du préjudice moral de D..., C... et E..., compte tenu de la situation de grande prématurité de leur frère, les sommes de 1 500 euros chacun pour D... et C... et de

2 500 euros pour E... qui a été plus particulièrement affecté par les conditions de la naissance de son frère.

24. Il résulte de tout ce qui précède que le CH d'Argentan est fondé à soutenir que c'est à tort que, par le jugement attaqué du 14 novembre 2022, le tribunal administratif de Caen l'a condamné à verser à M. A... et Mme F... la somme globale de 84 567,32 euros et à la CPAM de l'Orne la somme de 330 969,50 euros. Il en résulte que la somme que le centre hospitalier d'Argentan doit être condamné à verser à la CPAM de l'Orne au titre de ses débours provisoire doit être ramenée à un montant de 206 855,93 euros et celle qu'il doit être condamné à verser à M. A... et Mme F... doit être ramenée à un montant global de 76 035,14 euros, comportant des montants de 15 000 euros à Mme F... et de 10 000 euros en réparation de leur préjudice moral et des troubles dans les conditions d'existence liés l'absence d'information sur la grossesse de Mme F..., et ainsi que des sommes allouées, à titre provisionnel, en réparation des préjudices découlant de la grande prématurité de B..., de 11 372,88 euros pour Mme F..., de

13 959,79 euros pour M. A..., ainsi que pour Mme F... et M. A..., de 20 000 euros en tant que représentant légaux de B..., de 2 500 euros en tant que représentants légaux de E... et de deux fois 1 500 euros en tant que représentants légaux de C... et de D.... Ces sommes seront versées sous déduction de la provision de 10 000 euros allouée par jugement avant dire-droit du tribunal du 16 mars 2021.

Sur les conclusions à fin d'appel en garantie :

25. En l'absence de faute commise par CHU de Caen, les conclusions présentées par le centre hospitalier d'Argentant tendant à être garanti par le CHU des sommes mises à sa charge ne peuvent qu'être écartées.

Sur les intérêts et leur capitalisation :

26. La somme de 206 855,93 euros allouée à la CPAM au titre de ses débours provisoires sera assortie des intérêts au taux légal à compter du 18 mars 2020, date d'enregistrement de sa demande au greffe du tribunal. Compte tenu de la demande de capitalisation de ces intérêts à cette même date, il y a lieu d'y faire droit à compter du 18 mars 2021 et à chaque échéance annuelle à compter de cette dernière date.

Sur l'indemnité forfaitaire de gestion :

27. Les débours de la CPAM n'étant pas majorés par le présent arrêt, il n'y a pas lieu de faire droit à ses conclusions tendant à ce que la somme mise à la charge du CH d'Argentan au titre de l'indemnité forfaitaire de gestion régie par les dispositions de l'article L. 376-1 du code de la sécurité sociale soit portée à un montant de 1 162 euros.

Sur les frais liés au litige :

28. Dans les circonstances de l'espèce, il y a lieu de maintenir à la charge définitive du centre hospitalier d'Argentan, en application de l'article R. 761-1 du code de justice administrative, les frais d'expertise tels que taxés et liquidés à la somme de 2 544,55 euros.

29. Dans ces mêmes circonstances, il y a lieu, d'une part, de porter à la somme globale de 3 000 euros la somme à verser M. H... A... et Mme F... et mise à la charge du centre hospitalier d'Argentan, pour la première instance, sur le fondement de l'article L. 761-1 du code de justice administrative et d'autre part, de mettre à la charge de ce même établissement public sur le fondement de ce même article une somme de 1 500 euros à verser au centre hospitalier universitaire de Caen au titre des frais exposés par lui et non compris dans les dépens.

30. En revanche, les dispositions de l'article L. 761-1 du code de justice administrative font obstacle à ce que des sommes, à verser à M. A..., Mme F... et à la CPAM de l'Orne soient mise à la charge du centre hospitalier d'Argentan ou du centre hospitalier universitaire de Caen, qui ne sont pas perdantes, dans la présente instance, au regard des premiers.

DÉCIDE :

Article 1er : Les articles 1er et 2 du jugement du tribunal administratif de Caen du 14 novembre 2022 sont annulés.

Article 2 : Le centre hospitalier d'Argentan est condamné à verser des sommes de 15 000 euros à Mme F... et de 10 000 euros à M. A... en réparation du préjudice lié au défaut d'information.

Article 3 : Le centre hospitalier d'Argentan est condamné à verser à M. A... et Mme F..., à titre provisionnel, en réparation des préjudices découlant de la grande prématurité de B..., les sommes de 11 372,88 euros pour Mme F..., de 13 959,79 euros pour M. A..., ainsi que pour Mme F... et M. A..., de 20 000 euros en tant que représentant légaux de B..., de 2 500 euros en tant que représentants légaux de E... et de deux fois 1 500 euros en tant que représentants légaux de C... et de D.... Ces sommes seront versées sous déduction de la provision de 10 000 euros allouée par jugement avant dire-droit du tribunal du 16 mars 2021.

Article 4 : Le centre hospitalier d'Argentan est condamné à verser à la CPAM de l'Orne la somme de 206 855,93 euros au titre de ses débours provisoires, assortie des intérêts au taux légal à compter du 18 mars 2020 et de la capitalisation de ces intérêts à compter du 18 mars 2021 ainsi qu'à chaque échéance annuelle à compter de cette date.

Article 5 : La somme à verser à Mme F... et M. A... au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative et mise à la charge du centre hospitalier d'Argentan, par l'article 5 du jugement du tribunal administratif de Caen du 14 novembre 2022 est portée à un montant de 3 000 euros.

Article 6 : Le jugement du tribunal administratif de Caen du 14 novembre 2022 est réformé en ce qu'il a de contraire au présent arrêt.

Article 7 : Le centre hospitalier d'Argentan versera au centre hospitalier universitaire de Caen la somme de 1 500 euros au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.

Article 8 : Le surplus des conclusions des parties est rejeté.

Article 9 : Le présent arrêt sera notifié à Mme G... F... et M. H..., A..., au centre hospitalier universitaire de Caen Normandie, à la caisse primaire d'assurance maladie de l'Orne et au centre hospitalier d'Argentan.

Délibéré après l'audience du 25 janvier 2024, à laquelle siégeaient :

- Mme Brisson, présidente,

- M. Vergne, président-assesseur,

- M. Catroux, premier conseiller.

Rendu public par mise à disposition au greffe le 9 février 2024.

Le rapporteur,

X. CATROUXLa présidente,

C. BRISSON

La greffière,

A. MARTIN

La République mande et ordonne à la ministre du travail, de la santé et des solidarités en ce qui la concerne, et à tous commissaires de justice à ce requis en ce qui concerne les voies de droit commun contre les parties privées, de pourvoir à l'exécution de la présente décision.

2

N° 23NT00094


Synthèse
Tribunal : Cour administrative d'appel de NANTES
Formation : 3ème chambre
Numéro d'arrêt : 23NT00094
Date de la décision : 09/02/2024
Type de recours : Plein contentieux

Composition du Tribunal
Président : Mme BRISSON
Rapporteur ?: M. Xavier CATROUX
Rapporteur public ?: M. BERTHON
Avocat(s) : FABRE & ASSOCIEES SOCIETE D'AVOCATS

Origine de la décision
Date de l'import : 18/02/2024
Fonds documentaire ?: Legifrance
Identifiant URN:LEX : urn:lex;fr;cour.administrative.appel;arret;2024-02-09;23nt00094 ?
Association des cours judiciaires suprmes francophones
Organisation internationale de la francophonie
Juricaf est un projet de l'AHJUCAF, l'association des Cours suprêmes judiciaires francophones. Il est soutenu par l'Organisation Internationale de la Francophonie. Juricaf est un projet de l'AHJUCAF, l'association des Cours suprêmes judiciaires francophones. Il est soutenu par l'Organisation Internationale de la Francophonie.
Logo iall 2012 website award