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08/03/2024 | FRANCE | N°22NT03869

France | France, Cour administrative d'appel, 4ème chambre, 08 mars 2024, 22NT03869


Vu la procédure suivante :



Procédure contentieuse antérieure :



Le département des Côtes-d'Armor a demandé au tribunal administratif de Rennes de condamner la société Signature SA, aux droits de laquelle vient la société Signalisation France, à lui verser la somme de 2 429 232,67 euros en réparation du préjudice économique subi lors de la conclusion des marchés publics de signalisation routière permanente n° 98077, conclu pour les années 1998 à 2000, n° 2001-20 conclu pour les années 2001 à 2003 et n° 2004-9 conclu pour les ann

es 2004 à 2006, du fait de pratiques anticoncurrentielles.



Par un jugement n° 150583...

Vu la procédure suivante :

Procédure contentieuse antérieure :

Le département des Côtes-d'Armor a demandé au tribunal administratif de Rennes de condamner la société Signature SA, aux droits de laquelle vient la société Signalisation France, à lui verser la somme de 2 429 232,67 euros en réparation du préjudice économique subi lors de la conclusion des marchés publics de signalisation routière permanente n° 98077, conclu pour les années 1998 à 2000, n° 2001-20 conclu pour les années 2001 à 2003 et n° 2004-9 conclu pour les années 2004 à 2006, du fait de pratiques anticoncurrentielles.

Par un jugement n° 1505830 avant dire droit du 2 juin 2016, le tribunal administratif de Rennes a ordonné une expertise avec mission pour l'expert de fournir tous éléments permettant de déterminer le montant du préjudice subi par le département des Côtes-d'Armor dans le cadre de l'exécution du marché litigieux et de donner son avis et transmettre tous éléments utiles au tribunal sur une éventuelle différence entre le prix payé par le département et le prix qui aurait dû être facturé s'il avait été déterminé par le libre jeu de la concurrence (article 1er) et a réservé jusqu'en fin d'instance tous droits et moyens des parties sur lesquels il n'est pas expressément statué (article 4).

Par un arrêt n° 16NT02222 du 10 mai 2017, la cour administrative d'appel de Nantes a rejeté la requête de la société Signalisation France tendant à l'annulation du jugement du 2 juin 2016 du tribunal administratif de Rennes.

Le rapport d'expertise a été enregistré au greffe du tribunal administratif de Rennes le 22 février 2020.

Par un jugement n° 1505830 du 13 octobre 2022, le tribunal administratif de Rennes a condamné la société Signalisation France à verser au département des Côtes-d'Armor la somme de 1 529 352,59 euros avec intérêts au taux légal à compter du 22 décembre 2015 et capitalisation des intérêts à compter du 29 juillet 2020 (article 1er), a rejeté le surplus des conclusions du département des Côtes-d'Armor (article 2), a mis à la charge de la société Signalisation France les frais d'expertise (article 3) ainsi que la somme de 4 000 euros au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative (article 4), enfin, a rejeté les conclusions présentées par la société Signalisation France sur le fondement de l'article L. 761-1 du code de justice administrative (article 5).

Procédure devant la cour :

I. Par une requête, enregistrée le 12 décembre 2022 sous le n° 22NT03869, la société Signalisation France, représentée par Me Buès, demande à la cour :

1°) d'annuler le jugement du 13 octobre 2022 du tribunal administratif de Rennes et de rejeter la demande présentée par le département des Côtes-d'Armor devant le tribunal administratif ;

2°) à titre subsidiaire, de diligenter une nouvelle expertise afin de pallier les irrégularités de la première expertise ;

3°) de mettre à la charge du département des Côtes-d'Armor une somme de 10 000 euros au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.

Elle soutient que :

- l'expertise a été réalisée en méconnaissance du respect du contradictoire dès lors que l'expert n'a pas respecté le délai qui lui avait été imparti en méconnaissance des articles R. 621-2 et R. 621-4 du code de justice administrative ; l'expertise n'a donné lieu qu'à une seule réunion d'accedit organisée le 17 octobre 2016 ; l'expert a confondu et mélangé quatre procédures pour lesquelles il avait été désigné alors que seulement deux de celles-ci concernaient la société Signalisation France, ce qui a nui à la confidentialité des échanges ; l'expert a pu obtenir des informations afin de déposer une note complémentaire au rapport d'expertise du 20 février 2020 qui n'a pas été soumise au contradictoire durant l'expertise et cette circonstance n'a pu être régularisée dans le cadre de l'instance dans la mesure où l'expert n'a ni été invité ni souhaité répondre aux objections des parties ;

- les conclusions du rapport d'expertise sont " tronquées " ; il élude les conséquences commerciales, à savoir des pratiques de prix anormalement bas après le démantèlement de l'entente, qui ont accompagné la cession des activités de signalisation au groupe Eurovia en 2007 ; pour calculer le surcoût, l'expert aurait dû s'appuyer sur des marchés passés par des sociétés ne faisant pas partie du cartel d'entente et son analyse restrictive basée sur les marchés conclus par une autre société du cartel d'entente a nécessairement " tronqué " ses conclusions ; l'expert a refusé d'analyser individuellement les trois marchés à bon de commande ; le prix des hauts mâts et potences devait être exclu pour calculer le taux de surprix ; elle conteste les données des comparatifs effectués par l'expert et on ne peut lui faire grief de n'avoir pu fournir certaines des pièces demandées par l'expert dès lors qu'elle a respecté la loi en matière de conservation des archives comptables ; la méthode de l'expertise est erronée ; l'évaluation du taux de surcoût est faussée par la prise en compte de comparatifs concernant les prix des balises plastiques ;

- l'expertise présente des lacunes en ce qu'elle ne tient pas compte de facteurs exogènes qui ont contribué à baisser les prix des produits de signalisation comme la baisse des coûts de production ;

- le jugement est insuffisamment motivé s'agissant de la détermination du montant du préjudice et de sa réévaluation selon le coefficient d'érosion monétaire ;

- les conclusions du rapporteur public, qui ont été communiquées tardivement, étaient insuffisamment précises sur Télérecours, étaient parfois inaudibles en audience et ce dernier a refusé de les communiquer à la société après l'audience ; le jugement devra être annulé en ce qu'il n'est pas parvenu à une solution conforme à une bonne administration de la justice.

Par un mémoire en défense, enregistré le 10 août 2023, le département des Côtes-d'Armor, représenté par Me Mocaer, demande à la cour :

1°) de rejeter la requête de la société Signalisation France ;

2°) de mettre à la charge de la société Signalisation France une somme de 10 000 euros au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.

Il soutient que les moyens soulevés par la société Signalisation France ne sont pas fondés.

II. Par une requête et un mémoire, enregistrés le 13 décembre 2022 et le 17 août 2023 sous le n° 22NT03882, le département des Côtes-d'Armor, représenté par Me Mocaer, demande à la cour :

1°) de réformer l'article 1er et d'annuler l'article 2 du jugement du 13 octobre 2022 du tribunal administratif de Rennes ;

2°) de condamner la société Signalisation France à lui verser une somme de 2 677 849 euros au titre du préjudice économique subi en raison des surcoûts supportés entre 1998 et 2006 du fait de pratiques anticoncurrentielles de la société, assortie des intérêts au taux légal et de la capitalisation des intérêts ;

3°) de rejeter l'appel incident de la société Signalisation France ;

4°) de mettre à la charge de la société Signalisation France une somme de 10 000 euros au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.

Il soutient que :

- le montant du préjudice subi a été à tort limité à 25% des coûts effectivement supportés par le département durant la période de référence alors que l'expert judiciaire l'avait estimé à 40 % de ces montants ;

- il convient d'appliquer un coefficient d'érosion monétaire au montant total de l'indemnité allouée, ce qui porte son montant à 2 677 849 euros.

Par un mémoire en défense, enregistré le 28 juillet 2023, la société Signalisation France, représentée par Me Buès, demande à la cour :

1°) de rejeter la requête du département des Côtes-d'Armor ;

2°) par la voie de l'appel incident, d'annuler le jugement du 13 octobre 2022 du tribunal administratif de Rennes ;

3°) à titre subsidiaire, de diligenter une nouvelle expertise afin de pallier les irrégularités de la première expertise ;

4°) de mettre à la charge du département des Côtes-d'Armor une somme de 10 000 euros au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.

Elle soutient qu'elle reprend les mêmes moyens que ceux développés dans le cadre de sa requête n° 22NT03869.

Vu les autres pièces des dossiers ;

Vu :

- le code de commerce ;

- le code de justice administrative.

Les parties ont été régulièrement averties du jour de l'audience.

Ont été entendus au cours de l'audience publique :

- le rapport de Mme Chollet,

- les conclusions de Mme Rosemberg, rapporteure publique ;

- et les observations de Me De la Ferté Sénectère, substituant Me Bues, avocat représentant la société Signalisation France.

Considérant ce qui suit :

1. Entre 1998 et 2006, le département des Côtes-d'Armor a conclu avec la société Signature SA, devenue société Signalisation France, trois marchés de fourniture et de pose de panneaux de signalisation routière. Par une décision n° 10-D-39 du 22 décembre 2010, l'Autorité de la concurrence a infligé à la société Signature une sanction pécuniaire de 18,4 millions d'euros pour s'être entendue, avec sept autres sociétés, sur la répartition et le prix des marchés de signalisation routière entre 1997 et 2006. Par un arrêt de la cour d'appel de Paris du 29 mars 2012, cette sanction a été ramenée à 10 millions d'euros. Le département des Côtes-d'Armor a demandé au tribunal administratif de Rennes de condamner la société Signalisation France à lui verser la somme de 2 429 232, 67 euros en réparation du préjudice économique subi lors de la conclusion des marchés publics de signalisation routière du fait de pratiques anticoncurrentielles. Par un jugement avant dire droit du 2 juin 2016, le tribunal administratif de Rennes, d'une part, a écarté l'exception de prescription opposée par la société et a reconnu le principe de la responsabilité de celle-ci en constatant que " ces manœuvres de la société Signalisation France présentent les caractères d'un dol constituant un vice d'une particulière gravité relatif notamment aux conditions dans lesquelles les parties ont donné leur consentement ", et d'autre part, a ordonné une expertise sur le préjudice financier résultant du surprix des marchés de signalisation routière verticale conclus par le département des Côtes-d'Armor avec la société Signalisation France entre 1998 et 2006. Par un arrêt n° 16NT02222 du 10 mai 2017, devenu définitif, la cour administrative d'appel de Nantes a confirmé ce jugement et, par là même, le principe de la responsabilité de la société Signalisation France. La présidente du tribunal administratif a désigné un expert pour évaluer le préjudice par une ordonnance du 3 juin 2016. Celle-ci, dans son rapport du 31 janvier 2020, a évalué le surcoût acquitté par le département à 2 166 059 euros pour les trois marchés conclus entre 1998 et 2006 avec la société Signature SA. Par un jugement du 13 octobre 2022, le tribunal administratif de Rennes a condamné la société Signalisation France à verser au département des Côtes-d'Armor la somme de 1 529 352,59 euros, assortie des intérêts au taux légal à compter du 22 décembre 2015 et de la capitalisation des intérêts au 29 juillet 2020 et à chaque échéance annuelle à compter de cette date, et a mis à la charge de la société les frais d'expertise, taxés à un montant de 19 123, 75 euros toutes taxes comprises par une ordonnance du 29 juin 2020. La société Signalisation France relève appel du jugement du 13 octobre 2022 par une requête enregistrée sous le n° 22NT03869 tandis que le département des Côtes-d'Armor relève appel des articles 1er et 2 de ce jugement par une requête enregistrée sous le n° 22NT03882.

2. Les requêtes susvisées présentées par la société Signalisation France et le département des Côtes-d'Armor, enregistrées sous les n° 22NT03869 et n° 22NT03882, sont dirigées contre le même jugement. Il y a lieu de les joindre pour statuer par un seul arrêt.

Sur la régularité du jugement attaqué :

En ce qui concerne la régularité des opérations d'expertise :

3. Aux termes de l'article R. 621-2 du code de justice administrative : " Il n'est commis qu'un seul expert à moins que la juridiction n'estime nécessaire d'en désigner plusieurs. Le président du tribunal administratif (...) fixe également le délai dans lequel l'expert sera tenu de déposer son rapport au greffe ". Aux termes de l'article R. 621-4 du même code : " Dans le cas où un expert n'accepte pas la mission qui lui a été confiée, il en est désigné un autre à sa place. / L'expert qui, après avoir accepté sa mission, ne la remplit pas ou celui qui ne dépose pas son rapport dans le délai fixé par la décision peut, après avoir été invité par le président de la juridiction à présenter ses observations, être remplacé par une décision de ce dernier. Il peut, en outre, être condamné par la juridiction, sur demande d'une partie, et au terme d'une procédure contradictoire, à tous les frais frustratoires et à des dommages-intérêts ".

4. En premier lieu, si l'expert désigné par le tribunal administratif a remis son rapport avec un retard de plus de quatre ans, il ne résulte pas de l'instruction que la société Signalisation France, qui au demeurant ne fait état d'aucun préjudice, ait sollicité la condamnation de ce dernier au versement de dommages et intérêts. Aucune disposition législative ou règlementaire n'impose aux juridictions administratives de déclarer " défaillant " un expert pour le dépassement du délai qui lui a été imparti pour procéder à son expertise, contrairement à ce que soutient la société Signalisation France.

5. En deuxième lieu, aux termes de l'article R. 621-7 du code de justice administrative : " Les parties sont averties par le ou les experts des jours et heures auxquels il sera procédé à l'expertise ; cet avis leur est adressé quatre jours au moins à l'avance, par lettre recommandée. / Les observations faites par les parties, dans le cours des opérations, sont consignées dans le rapport. ". Si ces dispositions fixent les modalités selon lesquelles un expert désigné par le tribunal doit avertir les parties des réunions ou visites qu'il organise, elles n'ont ni pour objet ni pour effet de lui imposer d'en organiser. Il suit de là que ni ces dispositions ni les termes de la mission définie par le tribunal administratif de Rennes par un jugement du 2 juin 2016, qui visait à l'évaluation du préjudice subi par le département des Côtes-d'Armor dans le cadre de l'exécution du marché litigieux, n'imposaient à l'expert désigné à la suite de ce jugement d'organiser une réunion des parties avant de remettre son rapport. La société Signalisation France n'est par suite pas fondée à soutenir que l'expert aurait dû échanger davantage avec les parties et ne pouvait se borner à organiser une seule réunion d'accedit le 17 octobre 2016.

6. En troisième lieu, le respect du caractère contradictoire de la procédure d'expertise implique que les parties soient mises à même de discuter devant l'expert des éléments de nature à exercer une influence sur la réponse aux questions posées par la juridiction saisie du litige. Lorsqu'une expertise est entachée d'une méconnaissance de ce principe ou lorsqu'elle a été ordonnée dans le cadre d'un litige distinct, ses éléments peuvent néanmoins, s'ils sont soumis au débat contradictoire en cours d'instance, être régulièrement pris en compte par le juge, soit lorsqu'ils ont le caractère d'éléments de pur fait non contestés par les parties, soit à titre d'éléments d'information dès lors qu'ils sont corroborés par d'autres éléments du dossier.

7. Il résulte de l'instruction, d'une part, que l'expert a soumis au contradictoire les pièces ayant servi au rapport définitif d'expertise du 31 janvier 2020, de sorte que la société Signalisation France a été mise à même de discuter des éléments susceptibles d'avoir une influence sur la réponse aux questions posées à l'expert avant qu'il ne rende ses conclusions. D'autre part, il résulte de l'instruction que, dans son dire du 13 février 2020, envoyé à l'expert par courriel du même jour avec copie au mandataire de la société Signalisation France, le département des Côtes-d'Armor demandait d'appliquer un coefficient d'érosion monétaire au chiffrage de son préjudice et produisait, pour faciliter le calcul, un tableau récapitulant tous les mandats émis par le département sur les trois marchés passés avec la société pendant la période concernée par l'entente, qui laissait apparaître les années de paiement. Ces éléments, soumis au contradictoire dès leur envoi et, en tout état de cause, en cours d'instance devant les premiers juges, ont le caractère d'éléments de pur fait non contestés par les parties et sont corroborés par d'autres éléments du dossier. Ils peuvent dès lors être régulièrement pris en compte, contrairement à ce que soutient la société Signalisation France.

8. En quatrième lieu, si la société Signalisation France soutient que l'expert a confondu et mélangé quatre procédures pour lesquelles il avait été désigné alors que deux de celles-ci concernaient la société Lacroix Signalisation, ce qui a " nui à la confidentialité des échanges ", elle n'assortit pas ces affirmations des précisions permettant d'en apprécier la portée et le bien-fondé.

9. En dernier lieu, si la société Signalisation France soutient que " cette expertise brouillonne s'est déroulée avec un expert isolé qui a travaillé avec une ornière sans interaction avec les parties et qui n'a jamais pris le temps en presque 4 ans de soumettre ses constats et conclusions à une discussion sereine et contradictoire ", elle n'assortit pas son moyen de précisions suffisantes permettant d'en apprécier le bien-fondé.

10. Il résulte ce qui a été dit aux points 3 à 9 que les opérations d'expertise sont régulières et que, par suite, le jugement pouvait se fonder sur celles-ci sans être irrégulier.

En ce qui concerne les autres irrégularités alléguées :

11. En premier lieu, il résulte des points 22 et 23 du jugement attaqué que le tribunal administratif de Rennes a suffisamment répondu aux moyens contestant la méthode d'évaluation du préjudice et a jugé que le montant du préjudice économique subi par le département s'élève à 1 353 786,89 euros et qu'il y a lieu d'y appliquer un coefficient d'érosion monétaire pour tenir compte de la dépréciation de la monnaie, en s'appuyant sur les tableaux de calcul des effets de l'érosion monétaire utilisés par l'experte qui ont été soumis au contradictoire dans le cadre de la procédure contentieuse, ce qui porte le montant du préjudice à la somme de 1 529 352,59 euros. Le moyen tiré de l'insuffisance de motivation du jugement attaqué doit ainsi être écarté.

12. En second lieu, aux termes du premier alinéa de l'article R. 711-3 du code de justice administrative : " Si le jugement de l'affaire doit intervenir après le prononcé de conclusions du rapporteur public, les parties ou leurs mandataires sont mis en mesure de connaître, avant la tenue de l'audience, le sens de ces conclusions sur l'affaire qui les concerne ". La communication aux parties du sens des conclusions, prévue par ces dispositions, a pour objet de mettre les parties en mesure d'apprécier l'opportunité d'assister à l'audience publique, de préparer, le cas échéant, les observations orales qu'elles peuvent y présenter après les conclusions du rapporteur public à l'appui de leur argumentation écrite et d'envisager, si elles l'estiment utile, la production, après la séance publique, d'une note en délibéré. En conséquence, les parties ou leurs mandataires doivent être mis en mesure de connaître, dans un délai raisonnable avant l'audience, l'ensemble des éléments du dispositif de la décision que le rapporteur public compte proposer à la formation de jugement d'adopter, à l'exception de la réponse aux conclusions qui revêtent un caractère accessoire, notamment celles qui sont relatives à l'application de l'article L. 761-1 du code de justice administrative. Cette exigence s'impose à peine d'irrégularité de la décision rendue sur les conclusions du rapporteur public.

13. D'une part, il est constant que le rapporteur public a mis en ligne sur Sagace le sens de ses conclusions le 15 septembre 2022 à 14h pour une audience fixée le lendemain à 14h20. La société Signalisation France peut, dans les circonstances de l'espèce, être regardée comme ayant été mise en mesure de connaître, dans un délai suffisant avant l'audience, le sens des conclusions du rapporteur public.

14. D'autre part, il résulte de l'instruction qu'avant la tenue de l'audience du tribunal, le rapporteur public a porté à la connaissance des parties le sens des conclusions qu'il envisageait de prononcer dans les termes suivants : " Satisfaction totale ou partielle " et " 1,35 M€ ". Une telle mention permettait de connaître la position du rapporteur public sur le montant de l'indemnisation qu'il proposait de mettre à la charge de la société Signalisation France et satisfaisait aux prescriptions de l'article R. 711-3 du code de justice administrative.

15. Enfin, la société Signalisation France ne justifie pas que les conclusions du rapporteur public lues lors de l'audience étaient " peu audibles " et ne peut utilement soutenir que ces conclusions doivent être " systématiquement adressées à l'ensemble des parties lors de la notification du jugement " dans " un objectif de bonne administration de la justice ".

16. Il résulte de ce qui précède que le moyen tiré de ce que le jugement aurait été rendu au terme d'une procédure irrégulière doit être écarté.

Sur le bien-fondé du jugement attaqué :

En ce qui concerne la méthode d'évaluation du préjudice :

17. Il résulte de l'instruction que le préjudice subi par le département des Côtes-d'Armor représente le montant des surcoûts générés par les agissements dolosifs constitués par les pratiques anticoncurrentielles de la société Signature SA et non seulement une perte de chance d'obtenir, en l'absence de pratiques anticoncurrentielles, des marchés à un moindre prix. Si l'expert fait état dans son rapport des difficultés inhérentes à l'exercice qui consiste à établir quel aurait été le prix d'un marché passé dans le respect de la concurrence, il explique la méthode retenue, basée sur une analyse contrefactuelle qui prend notamment en compte les prix observés et les coûts. Il résulte également de ce rapport que l'expert a mené une étude des causes extérieures à l'entente susceptibles d'expliquer le niveau des prix à l'époque des marchés. L'expert a précisé qu'il a exploité les pièces communiquées par les départements des Côtes-d'Armor et du Morbihan qui ont passé des marchés avec la société Signature SA et la société Lacroix Signalisation, une société concurrente faisant partie de l'entente, dès lors qu'il a estimé que les pratiques étaient communes à tous les membres de l'entente et que la société Signalisation France n'a communiqué aucune des pièces demandées. Il a alors repéré dans les différents marchés des articles communs, vendus à des périodes différentes par la société Lacroix Signalisation et par d'autres sociétés et son analyse a porté sur les 51 articles les plus significatifs vendus.

18. L'expert a ainsi comparé les prix des marchés entre 1999 et 2006 de la société Lacroix Signalisation et de la société Signature SA participant à l'entente, mais aussi les quelques données d'une société hors entente, avec ceux de 2010 de la société Lacroix Signalisation, ainsi qu'avec ceux de 2011 et 2014 d'autres sociétés concurrentes dans cette période hors entente. En complément de cette étude et pour vérifier la cohérence des résultats de la première méthode, l'expert a également examiné l'évolution des prix catalogues de la société Lacroix Signalisation de 2003 et 2008, et ceux de la société Signalisation France de 2006 et 2010, étant précisé que pour répondre de façon compétitive aux appels d'offres, la société Signature SA et ses concurrents appliquaient un taux de remise plus ou moins fort selon les circonstances. Enfin, il a comparé les tarifs catalogues pratiqués par la société Signature SA de 1999 à 2005 sur les factures de trois marchés avec le tarif de 2010 remisé selon les conditions du marché de 2011. L'expert a par suite évalué le surcoût payé par le département des Côtes-d'Armor pendant la période de l'entente à un taux de 40 %.

19. En premier lieu, si l'activité de signalisation routière a été reprise en 2007 par le groupe Eurovia et si la société Signalisation France n'a plus d'activité de vente de panneaux de signalisation routière, cette circonstance n'a pas d'incidence sur l'évaluation du surcoût, dans la mesure où l'expert s'est fondé sur la comparaison entre les marchés passés pendant l'entente et une estimation des prix qui auraient dû être pratiqués sans cette entente, à partir d'une analyse prenant notamment en compte la chute des prix postérieurement à la dissolution du " cartel ", qui ne résultait pas de l'augmentation de la pondération du critère du prix dans les marchés postérieurs ou de la réduction des marges bénéficiaires des entreprises concernées, et les facteurs de prix exogènes à l'impact de l'entente entraînant la variation des coûts de production.

20. En deuxième lieu, l'estimation du surprix global par l'Autorité de la concurrence, qui n'est au demeurant fondée que sur des témoignages et sur une étude réalisée à la demande de la société Signature SA, n'a servi qu'à qualifier l'importance du dommage à l'économie et ne pouvait permettre d'évaluer avec une précision suffisante le surcoût résultant des pratiques anticoncurrentielles ayant affecté des marchés publics déterminés. L'Autorité de la concurrence précise d'ailleurs dans les motifs de sa décision que le surprix vraisemblable de 5 à 10% est seulement un ordre de grandeur minimum. Si la société Signalisation France soutient que les produits correspondant à la catégorie de la signalisation plastique ne pouvaient être inclus dans l'échantillon parce qu'elle n'aurait pas été condamnée pour des pratiques anticoncurrentielles sur le marché de la signalisation plastique, la décision de l'Autorité de la concurrence du 22 décembre 2010 indique que les pratiques anticoncurrentielles pour lesquelles elle l'a sanctionnée portaient sur " la signalisation routière verticale au sens large, laquelle concerne tant la signalisation verticale permanente et temporaire (panneaux métalliques) que la signalisation dite plastique (équipements de sécurité et de balisage en matière plastique) ". La prise en compte de ces produits plastiques n'entache ainsi pas la représentativité de l'échantillon retenu par l'expert, contrairement à ce que la société Signalisation France soutient.

21. En troisième lieu, si la société Signalisation France fait valoir que l'expert s'est abstenu d'analyser l'évolution des prix avant, pendant et après l'entente pour chacun des trois marchés litigieux pris séparément, elle n'indique pas, en tout état de cause, les raisons pour lesquelles une telle méthode aurait permis de déterminer un taux de surprix différent de celui retenu par l'expert.

22. En quatrième lieu, il résulte de l'instruction que les moyens tirés de ce que l'expert a inclus à tort dans son calcul du taux de surprix le prix des potences et celui du prix de pose de la signalisation manquent en fait.

23. En cinquième lieu, il résulte de l'instruction que l'expert a estimé que " si les prix des matières premières et des coûts de production ont chuté à compter de 2008, les entreprises n'ont pas répercuté cette baisse sur leur prix catalogue " et que " la baisse des coûts de matières premières est couverte par la hausse de la main d'œuvre et de la structure ". La société Signalisation France n'est pas fondée à se prévaloir d'une étude réalisée à la demande de la société Lacroix Signalisation pour justifier du contraire, au demeurant non soumise au contradictoire et qui n'est assortie d'aucune pièce justificative. Dans ces conditions, le département des Côtes-d'Armor est fondé à soutenir qu'il n'y a pas lieu de déduire du taux de surcoût payé par le département des Côtes-d'Armor pendant la période de l'entente une fraction de 15 % représentant la baisse des coûts de production.

24. En dernier lieu, la société Signalisation France ne présente aucune autre méthode chiffrée permettant d'obtenir une autre évaluation du préjudice du département des Côtes-d'Armor et ne justifie ainsi pas que l'évaluation du préjudice par l'expert aboutit à un résultat exagéré.

25. Il résulte des points 17 à 24 que le montant du préjudice du département des Côtes-d'Armor doit être évalué à la somme de 2 166 059 euros.

En ce qui concerne l'application d'un coefficient d'érosion monétaire :

26. La perte de valeur de la monnaie n'est en principe pas susceptible d'ouvrir droit à réparation autrement que par l'octroi d'intérêts sur les indemnités accordées, dès lors que les dommages ont été évalués à la date où, leur cause ayant pris fin, il a été possible de procéder à leur réparation. Dans ces conditions, d'une part, le département des Côtes-d'Armor n'est pas fondé à soutenir que c'est à tort que le tribunal a rejeté sa demande tendant à ce que l'indemnité accordée soit affectée d'un coefficient d'érosion monétaire s'agissant de la période postérieure à sa saisine. D'autre part, la société Signalisation France est fondée à soutenir qu'il n'y a pas lieu d'appliquer un coefficient d'érosion monétaire sur le montant de l'indemnité allouée.

27. Il résulte de tout ce qui précède, sans qu'il soit besoin d'ordonner une nouvelle expertise, que, d'une part, le département des Côtes-d'Armor est fondé à soutenir que c'est à tort que, par le jugement attaqué, le tribunal administratif de Rennes a limité le montant de son préjudice indemnisable à la somme de 1 353 786,89 euros, d'autre part, la société Signalisation France est seulement fondée à soutenir que c'est à tort que, par le jugement attaqué, le tribunal administratif de Rennes a appliqué un coefficient d'érosion monétaire à l'indemnité allouée au département des Côtes-d'Armor pour la période antérieure à la date de la décision de l'Autorité de la concurrence n° 10-D-39 du 22 décembre 2010.

Sur les intérêts et la capitalisation des intérêts :

28. Le département des Côtes-d'Armor a droit, ainsi qu'il le demande, à ce que la somme de 2 166 059 euros porte intérêts au taux légal à compter du 22 décembre 2015, date de l'introduction de sa requête en indemnisation devant le tribunal administratif de Rennes. Les intérêts seront capitalisés à compter du 29 juillet 2020, date à laquelle cette capitalisation a été demandée pour la première fois par le département et était due au moins une année d'intérêts, puis à chaque échéance annuelle à compter de cette date.

Sur les frais liés au litige :

29. Les dispositions de l'article L. 761-1 du code de justice administrative font obstacle à ce que soit mis à la charge du département des Côtes-d'Armor qui n'est pas, dans la présente instance, la partie perdante, le versement de la somme que la société Signalisation France demande au titre des frais exposés par elle et non compris dans les dépens.

30. Dans les circonstances de l'espèce, il y a lieu de mettre à la charge de la société Signalisation France une somme de 1 500 euros à verser au département des Côtes-d'Armor en application des dispositions de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.

DECIDE :

Article 1er : La requête de la société Signalisation France est rejetée.

Article 2 : La somme de 1 529 352,39 euros que l'article 1er du jugement attaqué a condamné la société Signalisation France à verser au département des Côtes-d'Armor est portée à la somme de 2 166 059 euros, assortie des intérêts au taux légal à compter du

22 décembre 2015, ces intérêts devant être eux-mêmes capitalisés au 29 juillet 2020 et à chaque échéance annuelle à compter de cette date.

Article 3 : Les articles 1er et 2 du jugement du 13 octobre 2022 du tribunal administratif de Rennes sont réformés en ce qu'ils ont de contraire à l'article 2 du présent arrêt.

Article 4 : Il est mis à la charge de la société Signalisation France une somme de 1 500 euros à verser au département des Côtes-d'Armor en application de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.

Article 5 : Le présent arrêt sera notifié à la société Signalisation France et au département des Côtes-d'Armor.

Délibéré après l'audience du 13 février 2024, à laquelle siégeaient :

- M. Lainé, président de chambre,

- M. Derlange, président assesseur,

- Mme Chollet, première conseillère.

Rendu public par mise à disposition au greffe le 8 mars 2024.

La rapporteure,

L. CHOLLET

Le président,

L. LAINÉ

Le greffier,

C. WOLF

La République mande et ordonne au préfet des Côtes-d'Armor en ce qui le concerne, et à tous commissaires de justice à ce requis en ce qui concerne les voies de droit commun contre les parties privées, de pourvoir à l'exécution de la présente décision.

2

Nos 22NT03869,22NT03882


Synthèse
Tribunal : Cour administrative d'appel de NANTES
Formation : 4ème chambre
Numéro d'arrêt : 22NT03869
Date de la décision : 08/03/2024
Type de recours : Plein contentieux

Composition du Tribunal
Président : M. LAINÉ
Rapporteur ?: Mme Laure CHOLLET
Rapporteur public ?: Mme ROSEMBERG
Avocat(s) : CABINET BUES & ASSOCIES

Origine de la décision
Date de l'import : 13/03/2024
Fonds documentaire ?: Legifrance
Identifiant URN:LEX : urn:lex;fr;cour.administrative.appel;arret;2024-03-08;22nt03869 ?
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