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07/12/2023 | LUXEMBOURG | N°136/23

Luxembourg | Luxembourg, Cour de cassation, 07 décembre 2023, 136/23


N° 136 / 2023 pénal du 7.12.2023 Not. 14871/22/CD Numéro CAS-2023-00058 du registre La Cour de cassation du Grand-Duché de Luxembourg a rendu en son audience publique du jeudi, sept décembre deux mille vingt-trois, sur le pourvoi de 1) la société à responsabilité limitée SOCIETE1.) (anciennement SOCIETE2.)), établie et ayant son siège social à L-ADRESSE1.), représentée par le conseil de gérance, sinon par tout autre organe autorisé à la représenter légalement, inscrite au registre de commerce et des sociétés sous le numéro NUMERO1.), 2) la société à responsabilité li

mitée SOCIETE3.) (anciennement SOCIETE4.)), établie et ayant son siège soc...

N° 136 / 2023 pénal du 7.12.2023 Not. 14871/22/CD Numéro CAS-2023-00058 du registre La Cour de cassation du Grand-Duché de Luxembourg a rendu en son audience publique du jeudi, sept décembre deux mille vingt-trois, sur le pourvoi de 1) la société à responsabilité limitée SOCIETE1.) (anciennement SOCIETE2.)), établie et ayant son siège social à L-ADRESSE1.), représentée par le conseil de gérance, sinon par tout autre organe autorisé à la représenter légalement, inscrite au registre de commerce et des sociétés sous le numéro NUMERO1.), 2) la société à responsabilité limitée SOCIETE3.) (anciennement SOCIETE4.)), établie et ayant son siège social à L-ADRESSE1.), représentée par le conseil de gérance, sinon par tout autre organe autorisé à la représenter légalement, inscrite au registre de commerce et des sociétés sous le numéro NUMERO2.), 3) la société à responsabilité limitée SOCIETE5.), établie et ayant son siège social à L-ADRESSE1.), représentée par le conseil de gérance, sinon par tout autre organe autorisé à la représenter légalement, inscrite au registre de commerce et des sociétés sous le numéro NUMERO3.), 4) la société à responsabilité limitée SOCIETE6.), établie et ayant son siège social à L-ADRESSE1.), représentée par le conseil de gérance, sinon par tout autre organe autorisé à la représenter légalement, inscrite au registre de commerce et des sociétés sous le numéro NUMERO4.), 5) la société à responsabilité limitée SOCIETE7.) (anciennement SOCIETE8.)), établie et ayant son siège social à L-ADRESSE1.), représentée par le conseil de gérance, sinon par tout autre organe autorisé à la représenter légalement, inscrite au registre de commerce et des sociétés sous le numéro NUMERO5.), 6) la société en commandite spéciale SOCIETE9.) (anciennement SOCIETE10.)), établie et ayant son siège social à L-ADRESSE1.), représentée par l’associé gérant commandité, inscrite au registre de commerce et des sociétés sous le numéro NUMERO6.), demanderesses en cassation, comparant par Maître André LUTGEN, avocat à la Cour, en l’étude duquel domicile est élu, en présence du Ministère public l’arrêt qui suit :

Vu l’arrêt attaqué, rendu le 28 mars 2023 sous le numéro 313/23 Ch.c.C. par la chambre du conseil de la Cour d’appel du Grand-Duché de Luxembourg ;

Vu le pourvoi en cassation formé par Maître Florent KIRMANN, avocat à la Cour, en remplacement de Maître André LUTGEN, avocat à la Cour, au nom des sociétés à responsabilité limitée SOCIETE1.), SOCIETE3.), SOCIETE5.), SOCIETE6.) et SOCIETE7.) et de la société en commandite spéciale SOCIETE9.), suivant déclaration du 27 avril 2023 au greffe de la Cour supérieure de justice ;

Vu le mémoire en cassation déposé le 26 mai 2023 au greffe de la Cour ;

Sur les conclusions du premier avocat général Simone FLAMMANG.

Sur les faits Selon l’arrêt attaqué, un juge d’instruction du Tribunal d’arrondissement de Luxembourg avait déclaré irrecevable la plainte avec constitutions de parties civiles déposée par les demanderesses en cassation contre trois personnes du chef d’infractions à l’article 1500-11 de la loi modifiée du 10 août 1915 concernant les sociétés commerciales. La chambre du conseil de la Cour d’appel a confirmé cette ordonnance.

Sur le premier moyen de cassation Enoncé du moyen « Violation de la loi Il est fait grief à l’arrêt attaqué en ce que la Chambre du conseil de la Cour d’appel a confirmé l’ordonnance d’irrecevabilité des constitutions de partie civile, 2 en violation du principe de sécurité juridique tel que garanti par l’article 6 § 1 de la Convention européenne des droits de l’homme et reconnu principe à valeur constitutionnelle, aux motifs que La recevabilité d'une constitution de partie civile suppose dès lors la preuve d'une possibilité de préjudice personnel et direct subi par la partie civile du fait des infractions dénoncées », que le préjudice susceptible de conférer la qualité de partie civile est celui qui est né des infractions poursuivies », et que les indices concrets relatifs à l'existence du lien causal entre les faits infractionnels, à les supposer établis, et un éventuel dommage, font défaut », Alors que l’article 6 § 1 de la CEDH relatif au droit à un procès équitable protège notamment le principe de la sécurité juridique qui tend à garantir une certaine stabilité des situations juridiques, y compris de la jurisprudence, que ce principe de sécurité juridique est également un principe général de droit luxembourgeois à valeur constitutionnelle, que la Chambre du conseil de la Cour d’appel a, par une décision de principe de 2016, indiqué qu’ une action civile ne se réduit pas à une action indemnitaire.

Elle a une nature mixte, à la fois civile et répressive » et qu’ une constitution de partie civile peut être recevable bien que la demande en réparation ne le soit pas.

En pareil cas, l’action de la victime peut valablement être motivée par la seule volonté de corroborer l’action publique. Le droit de se constituer partie civile a pour objet essentiel la mise en mouvement de l’action publique en vue d’établir la culpabilité de l’auteur de l’infraction qui a causé un préjudice au plaignant, indépendamment de la réparation du dommage », qu’en statuant que les constitutions de partie civile des demanderesses étaient irrecevables à défaut de prouver un préjudice personnel et direct, sans considération pour la nature répressive de ces constitutions et en se focalisant uniquement sur le volet indemnitaire, à l’opposé de sa propre jurisprudence, la Chambre du conseil de la Cour d’appel a violé le principe de sécurité juridique en modifiant de manière soudaine et imprévisible sa jurisprudence en la matière. ».

Réponse de la Cour Les juges d’appel ont retenu « L’action civile devant les tribunaux répressifs est un droit exceptionnel qui, en raison de sa nature, doit être strictement renfermé dans les limites fixées par l’article 56 du Code de procédure pénale.

3 Il est vrai qu’au stade de l’instruction, la partie civile ne doit prouver ni la réalité, ni l’ampleur de son préjudice, l’article 56 du Code de procédure pénale indiquant seulement que la partie qui se prétend lésée par un crime ou un délit peut se constituer partie civile devant le juge d’instruction.

Il suffit donc pour que la constitution de partie civile soit recevable devant les juridictions d’instruction, que les circonstances sur lesquelles elle s’appuie permettent d’admettre comme possibles l’existence du préjudice personnel allégué et la relation causale directe de celui-ci avec une infraction.

La recevabilité d’une constitution de partie civile suppose dès lors la preuve d’une possibilité de préjudice personnel et direct subi par la partie civile du fait des infractions dénoncées. ».

En déclarant irrecevables les constitutions de parties civiles des demanderesses en cassation, faute de preuve de la possibilité d’un préjudice personnel et direct dans leur chef ainsi que d’un lien causal avec les faits infractionnels allégués, les juges d’appel n’ont pas opéré de revirement de jurisprudence.

Il s’ensuit que le moyen, qui se fonde sur une prémisse erronée, manque en fait.

Sur le second moyen de cassation Enoncé du moyen « Défaut de réponse à conclusions Il est fait grief à l’arrêt attaqué en ce que la Chambre du conseil de la Cour d’appel a confirmé l’ordonnance d’irrecevabilité des constitutions de partie civile sans prendre la peine de répondre aux moyens contenus dans le mémoire des appelantes, intégralement réitérés à l’oral lors de l’audience de plaidoiries, violant l’article 89 de la Constitution, aux motifs que Or, si les appelantes, dans leur plainte avec constitution de partie civile, détaillent les faits ayant amené au vote litigieux de la suspension du droit de vote de PERSONNE1.), elles manquent de préciser en quoi le fonctionnement des sociétés plaignantes a été entravé par ce vote, et quel préjudice les sociétés plaignantes ont subi du fait de la suspension du droit de vote. Faute de ces précisions, les indices concrets relatifs à l'existence du lien causal entre les faits infractionnels, à les supposer établis, et un éventuel dommage, font défaut. » Alors que les parties appelantes ont déposé un mémoire devant la Chambre du conseil de la Cour d’appel, tel que prévu par l’article 133 (7) du Code de procédure pénale, contenant, outre un moyen relatif à l’existence de dommages 4 (matériels et moral), trois autres moyens clairement identifiés comme tels et pleinement pertinents, de nature à influencer la décision à intervenir, que l’article 89 de la Constitution, en ce qu’il impose une motivation des décisions de Justice, inclut entre autres l’obligation faite aux juridictions de répondre aux moyens exposés par les parties et régulièrement présentés, qu’en ne prenant pas la peine de, ne serait-ce que mentionner ces arguments, pourtant régulièrement exposés tant à l’écrit qu’à l’oral et pleinement pertinents, la Chambre du conseil de la Cour d’appel est en défaut d’avoir répondu à conclusions, violant l’article 89 de la Constitution. ».

Réponse de la Cour Le défaut de réponse à conclusions équivaut à un défaut de motifs, qui est un vice de forme.

Une décision est régulière en la forme dès qu’elle comporte une motivation expresse ou implicite sur le point considéré. Les juges d’appel ne sont pas tenus d’examiner dans tous les détails l’argumentation développée par les actuelles parties demanderesses en cassation.

En retenant « La recevabilité d’une constitution de partie civile suppose dès lors la preuve d’une possibilité de préjudice personnel et direct subi par la partie civile du fait des infractions dénoncées.

(…) Or, si les appelantes, dans leur plainte avec constitution de partie civile, détaillent les faits ayant amené au vote litigieux de la suspension du droit de vote de PERSONNE1.), elles manquent de préciser en quoi le fonctionnement des sociétés plaignantes a été entravé par ce vote, et quel préjudice les sociétés plaignantes ont subi du fait de la suspension du droit de vote. Faute de ces précisions, les indices concrets relatifs à l’existence du lien causal entre les faits infractionnels, à les supposer établis, et un éventuel dommage, font défaut.

Enfin, les pièces versées en annexe de la plainte avec constitution de partie civile ne permettent pas d’étayer les affirmations des appelantes relativement à l’existence d’un préjudice possible, en lien causal direct avec l’infraction à l’article 1500-11 de la loi modifiée du 10 août 1915, reprochée aux personnes visées dans la plainte, et un tel préjudice.

En effet, tant l’organigramme du groupe de sociétés, que les articles de presse, et encore le courriel du 21 avril 2022 de la société SOCIETE11.) (Luxembourg) SCS, ne permettent pas d’établir la possibilité d’un préjudice personnel 5 direct des appelantes découlant des agissements litigieux, qualifiés d’infraction à l’article 1500-11 de la loi modifiée du 10 août 1915 précitée, tels que reprochés aux personnes visées par la plainte avec constitution de partie civile. L’organigramme intitulé « Post-BRG Appointment XXXX ORG Chart », annexé au mémoire du 8 mars 2023, n’apporte également pas d’autres éclaircissements relatifs à un préjudice personnel direct apparemment subi par les appelantes.

C’est partant à bon droit et par des motifs que la chambre du conseil de la Cour d’appel adopte, que la juge d’instruction a déclaré irrecevable la plainte avec constitution de partie civile déposée le 6 mai 2022 par les appelantes. », les juges d’appel ont motivé leur décision par des motifs propres et adoptés sur le point considéré.

Il s’ensuit que le moyen n’est pas fondé.

PAR CES MOTIFS, la Cour de cassation rejette le pourvoi ;

condamne le demandeur en cassation aux frais de l’instance en cassation, ceux exposés par le Ministère public étant liquidés à 2,50 euros.

Ainsi jugé par la Cour de cassation du Grand-Duché de Luxembourg en son audience publique du jeudi, sept décembre deux mille vingt-trois, à la Cité Judiciaire, Bâtiment CR, Plateau du St. Esprit, composée de :

Théa HARLES-WALCH, conseiller à la Cour de cassation, président, Christiane JUNCK, conseiller à la Cour de cassation, Agnès ZAGO, conseiller à la Cour de cassation, Marie-Laure MEYER, conseiller à la Cour de cassation, Monique HENTGEN, conseiller à la Cour de cassation, qui ont signé le présent arrêt avec le greffier à la Cour Daniel SCHROEDER.

La lecture du présent arrêt a été faite en la susdite audience publique par le conseiller Théa HARLES-WALCH en présence du premier avocat général Marc SCHILTZ et du greffier Daniel SCHROEDER.Conclusions du Parquet Général dans l’affaire de cassation 1. SOCIETE1.) Sàrl (anciennement SOCIETE2.)) 2. SOCIETE3.) Sàrl (anciennement SOCIETE4.)) 3. SOCIETE5.) Sàrl 4. SOCIETE6.) Sàrl 5. SOCIETE7.) Sàrl (anciennement SOCIETE8.)) 6. SOCIETE9.) (anciennement SOCIETE10.) SCSp) en présence du Ministère Public (n° CAS-2023-00058 du registre)

________________________________________________________________________

Par déclaration faite le 27 avril 2023 au greffe de la Cour Supérieure de Justice, Maître Florent KIRMANN, avocat à la Cour, en remplacement de Maître André LUTGEN, avocat à la Cour, forma un recours en cassation, au nom et pour le compte des sociétés SOCIETE2.) Sàrl, SOCIETE3.) Sàrl, SOCIETE5.) Sàrl, SOCIETE6.) Sàrl, SOCIETE7.) Sàrl et SOCIETE9.) contre un arrêt rendu le 28 mars 2023 sous le numéro 313/23 par la chambre du conseil de la Cour d’appel.

Cette déclaration de recours fut suivie en date du 26 mai 2023 du dépôt d’un mémoire en cassation, signé par Maître Florent KIRMANN, avocat à la Cour, en remplacement de Maître André LUTGEN, avocat à la Cour, au nom et pour le compte des sociétés précitées.

Le pourvoi est recevable en ce qu’il respecte les conditions de forme et de délai imposées par la loi.

Faits et rétroactes :

En date du 6 mai 2022, les sociétés SOCIETE2.) Sàrl (actuellement SOCIETE1.) Sàrl), SOCIETE3.) Sàrl (anciennement SOCIETE4.) Sàrl), SOCIETE5.) Sàrl, SOCIETE6.) Sàrl, SOCIETE7.) Sàrl (anciennement SOCIETE8.) Sàrl) et SOCIETE9.) (anciennement SOCIETE10.) SCSp) ont déposé une plainte avec constitution de partie civile à l’encontre des dénommés PERSONNE2.), PERSONNE3.) et PERSONNE4.) du chef d’abus de pouvoirs et des voix au sens de l’article 1500-11 de la loi modifiée du 10 août 1915 sur les sociétés commerciales, sans préjudice de toute autre qualification pénale éventuelle.

Par ordonnance du 5 décembre 2022, conformément aux réquisitions du ministère public, le magistrat instructeur a déclaré les constitutions de partie civile des sociétés précitées irrecevables, à défaut pour elles d’invoquer un préjudice personnel et direct résultant des infractions pénales dont elles font état.

Sur appel des sociétés précitées, la chambre du conseil de la Cour d’appel a confirmé l’ordonnance entreprise par un arrêt n°313/23 du 28 mars 2023.

Le pourvoi est dirigé contre cet arrêt.

Quant à la recevabilité du pourvoi :

En vertu de l’article 416 du Code de procédure pénale, le recours en cassation contre les arrêts préparatoires et d'instruction ou les jugements en dernier ressort de cette qualité, n'est en principe ouvert qu'après l'arrêt ou le jugement définitif. Toutefois, un recours en cassation immédiat est possible contre les jugements et arrêts rendus sur la compétence et contre les dispositions par lesquelles il est statué définitivement sur le principe de l’action civile.

Etant donné que l’arrêt attaqué a déclaré irrecevable les constitutions de partie civile des sociétés plaignantes et ainsi statué définitivement sur le principe de l’action civile, le pourvoi est à considérer comme recevable de ce point de vue.

Quant au premier moyen de cassation:

tiré de la violation de la loi, en l’espèce de la violation du principe de sécurité juridique tel que garanti par l’article 6§1 de la Convention européenne des droits de l’homme et reconnu principe à valeur constitutionnelle 8 Le premier moyen de cassation reproche à la chambre du conseil de la Cour d’appel d’avoir violé le principe de sécurité juridique, dès lors qu’en déclarant irrecevables les constitutions de partie civile des actuelles demanderesses en cassation, faute de preuve de la possibilité d’un préjudice personnel et direct ainsi que d’un lien causal avec les faits infractionnels allégués, elle aurait pris une décision contraire à sa propre jurisprudence, selon laquelle une action civile ne se réduirait pas à une action indemnitaire, mais serait de nature mixte, à la fois civile et répressive.

Ce revirement de jurisprudence serait « brusque, soudain et imprévisible »1 et violerait le principe de sécurité juridique, permettant certes des divergences de jurisprudence, mais à condition de ne pas intervenir de manière arbitraire et de ne pas créer des instabilités juridiques, « d’autant plus graves lorsque des justiciables placés dans une situation identique se sont vu attribuer une décision favorable précédente »2.

Selon une jurisprudence traditionnelle de Votre Cour, « la violation d’un principe général ne peut donner ouverture à cassation que s’il a reçu une consécration légale dans une disposition du droit positif ou a été reconnu comme tel par une juridiction supranationale »3. Si le principe général se trouve consacré dans une disposition écrite, qu’elle soit de droit interne ou de droit international, la référence à cette disposition absorbe en quelque sorte le principe général ou rend son invocation superflue. Si, par contre, le principe n’est pas expressément consacré par une disposition écrite, Votre Cour a généralement refusé de le considérer.

Le principe de sécurité juridique est reconnu tant en droit positif interne, en ce que la Cour constitutionnelle s’y réfère4, qu’à une échelle supranationale, notamment par la Cour de Justice de l’Union Européenne et la Cour Européenne des Droits de l’Homme.

Votre Cour a implicitement accepté le principe de sécurité juridique comme fondement d’un moyen de cassation5, de sorte que le moyen en cause est recevable à cet égard.

A l’appui de leur moyen, les demanderesses en cassation font valoir que par un arrêt de principe du 24 mars 20166, pris dans une affaire d’abus de biens sociaux, respectivement de banqueroute, partant similaire à celle soumise à Votre Cour7, la chambre du conseil de la Cour d’appel aurait décidé qu’une constitution de partie civile pourrait être recevable, même si la demande en réparation en tant que telle ne le serait pas. Ainsi, puisqu’une plainte avec constitution de partie civile tendrait essentiellement à la mise en mouvement de l’action 1 Mémoire en cassation, page 5, alinéa 7 2 Idem 3 Cour de cassation n°33/03 du 22 mai 2003 4 Voir notamment l’arrêt cité dans le mémoire en cassation : Cour constitutionnelle 23 décembre 2022, n° de registre 00176 5 Voir pour une application en matière pénale : Cass. 20 mai 2021, n°83/2021 pénal, n° de registre CAS-2020-00096, 2ème moyen de cassation 6 Ch.c.C. 24 mars 2016, n°235/16 7 Ce sont les demanderesses en cassation qui l’affirment (Mémoire en cassation, page 5, dernier alinéa)publique, de sorte qu’elle aurait un « fort caractère vindicatif »8, elle devrait être reconnue comme étant recevable, abstraction faite de l’éventuelle irrecevabilité de son volet indemnitaire.

L’arrêt attaqué, qui aurait déclaré irrecevable les constitutions de partie civile en prenant le contrepied de cette décision de principe, « à défaut de prouver un préjudice personnel et direct »9, constituerait dans le chef des demanderesses en cassation, qui auraient légitimement pu s’attendre à une décision de recevabilité, un « revirement de jurisprudence inattendu et brutal »10, violant le principe de sécurité juridique.

Plusieurs observations s’imposent vis-à-vis de ce raisonnement.

Tout d’abord, le litige ayant donné lieu à l’arrêt précité du 24 mars 2016 n’est pas directement comparable à celui actuellement soumis à Votre Cour. En effet, le problème de recevabilité qui se posait dans ce cadre avait trait à la suspension des poursuites individuelles en raison de la faillite des sociétés visées par la plainte.

La chambre du conseil de la Cour d’appel avait à l’époque confirmé la décision de recevabilité des constitutions de partie civile prise par le magistrat instructeur, en dépit de l’éventuelle question de la justification d’un intérêt distinct de la masse. Par contre, la possibilité d’un préjudice personnel et direct ainsi que l’existence d’un lien causal entre ce dommage et les faits infractionnels allégués n’avaient pas été contestés. Ces deux conditions doivent toutefois toujours être remplies selon une jurisprudence constante de la chambre du conseil de la Cour d’appel.

A cet égard, il convient de souligner que la décision attaquée s’inscrit dans une jurisprudence absolument constante de la plus haute juridiction d’instruction qui a toujours soumis11 – et qui soumet toujours – la recevabilité d’une constitution de partie civile à la preuve d’une possibilité de préjudice personnel et direct subi par la partie civile du fait des infractions dénoncées. Le caractère direct du dommage se dégage de l’existence d’un lien de causalité entre le préjudice et les faits infractionnels, à les supposer établis.

La motivation de ces arrêts se lit toujours de la même façon :

« Il est vrai qu’au stade de l’instruction, la partie civile ne doit prouver ni la réalité, ni l’ampleur de son préjudice, l’article 56 du Code de procédure pénale indiquant seulement que la partie qui se prétend lésée par un crime ou un délit peut se constituer partie civile devant le juge d’instruction.

8 Mémoire en cassation, page 6, alinéa 6 9 Mémoire en cassation, page 5, premier alinéa 10 Mémoire en cassation, page 6, alinéa 8 11 Voir, à titre d’illustration : Ch.c.C. 21 juin 2016, n°466/16 ; 27 avril 2021, n°348/21 et 349/21 ; 22 décembre 2022 n°1293/22 ; 7 février 2023, n°122/23 ; 14 mars 2023, n°247/23Il suffit donc pour que la constitution de partie civile soit recevable devant les juridictions d’instruction que les circonstances sur lesquelles elle s’appuie permettent d’admettre comme possibles l’existence du préjudice personnel allégué et la relation causale directe de celui-ci avec une infraction. » Ce même passage se retrouve dans la motivation de l’arrêt attaqué.

L’affirmation des demanderesses en cassation selon laquelle cette décision constituerait un revirement inattendu et brusque par rapport à une jurisprudence antérieure constante est donc erronée, de sorte que le moyen manque en fait.

Etant donné que la décision attaquée s’inscrit dans une lignée d’arrêts similaires, mettant en œuvre le même raisonnement juridique, elle n’était nullement imprévisible pour les demanderesses en cassation. Il ne peut donc pas y avoir eu de violation du principe de sécurité juridique dans son chef.

Le premier moyen de cassation doit dès lors être rejeté.

Quant au deuxième moyen de cassation :

tiré de la violation de l’article 89 de la Constitution, et plus particulièrement du défaut de réponse à conclusions, en ce que la chambre du conseil de la Cour d’appel a confirmé l’ordonnance d’irrecevabilité des constitutions de partie civile sans prendre la peine de répondre aux moyens contenus dans le mémoire des appelantes, intégralement réitérés à l’oral lors de l’audience des plaidoiries Le deuxième moyen de cassation met en œuvre l’une des formes du grief de défaut de motivation, vice de forme de l’arrêt attaqué12.

Plus précisément, il est reproché à la juridiction d’instruction d’appel de ne pas avoir répondu « aux moyens contenus dans le mémoire des appelantes »13.

12 J. et L.BORE, La cassation en matière pénale, éd. Dalloz 2012/2013, n°81.11, p.213 et n°82.20, p.218 13 Mémoire en cassation, page 7, alinéa 2Ce mémoire contenait, aux termes du moyen de cassation, « outre un moyen relatif à l’existence de dommages (matériels et moral), trois autres moyens clairement identifiés comme tels et pleinement pertinents, de nature à influencer la décision à intervenir »14.

La chambre du conseil de la Cour d’appel, « en ne prenant pas la peine de, ne serait-ce que mentionner ces arguments, pourtant régulièrement exposés tant à l’écrit qu’à l’oral et pleinement pertinents »15, serait « restée en défaut d’avoir répondu à conclusions »16.

Ni dans le corps-même du moyen de cassation, ni dans la partie réservée à sa discussion, les demanderesses en cassation n’exposent avec précision quels auraient été ces moyens, ni à quels endroits du mémoire versé dans le cadre de l’instance d’appel ils se trouvent développés, ni quelle aurait été leur incidence concrète sur la solution du litige.

La référence vague à « outre un moyen relatif à l’existence de dommages (matériels et moral, trois autres moyens clairement identifiés comme tels et pleinement pertinents »17, l’affirmation qu’il s’agissait de « véritables moyens »18, voire la référence, sous forme de points-clé, à « l’existence d’un groupe de sociétés, notion de nature à modifier profondément les règles en matière d’abus de pouvoirs, conformément à une jurisprudence fortement établie tant en France qu’au Luxembourg », « l’existence d’un intérêt vindicatif des parties civiles, conformément à la jurisprudence de la chambre du Conseil de la Cour d’appel » et « l’existence d’autres infractions possiblement qualifiables, la qualification (provisoire) d’abus de pouvoirs ne pouvant à elle seule justifier l’irrecevabilité des constitutions de partie civile » ne sauraient suffire pour constituer le fondement valable et suffisant d’un moyen de cassation tiré du grief du défaut de réponse à conclusions.

Il n’appartient en effet pas à Votre Cour de se mettre à la recherche des passages pertinents, pouvant correspondre aux prétendus moyens auxquels la juridiction d’appel n’aurait pas répondu, dans le mémoire versé à titre de pièce par les demanderesses en cassation.

A défaut d’indiquer clairement quels auraient été précisément les moyens auxquels la chambre du conseil de la Cour d’appel aurait omis de répondre, le deuxième moyen de cassation est irrecevable pour manque de précision.

A cela s’ajoute, à titre subsidiaire, qu’il n’est pas fondé. Il faut rappeler que le moyen exigeant réponse se distingue de l’argument ou de la simple allégation contenus dans des conclusions, en ce qu’il comporte trois éléments : un fait offert en preuve ou un texte, une déduction juridique, et un effet possible sur la solution du litige. Ainsi, le moyen peut être défini comme 14 Mémoire en cassation, page 7, alinéa 4 15 Mémoire en cassation, page 7, alinéa 6 16 idem 17 Mémoire en cassation, page 7, alinéa 6 18 Mémoire en cassation, page 8, alinéa 1erl’énonciation par une partie d’un fait, d’un acte ou d’un texte, d’où, par un raisonnement juridique, elle prétend déduire le bien-fondé d’une demande ou d’une défense19.

La Chambre criminelle de la Cour de cassation française exprime cette règle en disant que les juges du fond n’ont l’obligation de répondre qu’aux « moyens péremptoires » des conclusions et des mémoires des parties, ou des réquisitions du ministère public. Ils n’ont pas, en revanche, à suivre les parties dans le détail de leur argumentation. Telle est également la position de Votre Cour20. La Cour Européenne des Droits de l’Homme a statué dans le même sens21.

Est considéré comme péremptoire, le moyen qui est de nature à influer sur la solution du litige ou de l’incident à trancher, qu’il s’agisse de la compétence ou du fond.

Toutefois, la réponse des juges à de tels motifs peut être globale si plusieurs moyens appellent une réfutation unique. De même, il est permis aux magistrats d’appel de répondre aux conclusions en adoptant les motifs des premiers juges, qui ont réfuté par avance les conclusions prises en cause d’appel, et cette adoption peut être explicite ou implicite22.

En l’espèce, après avoir rappelé que la recevabilité d’une constitution de partie civile suppose la preuve d’une possibilité de préjudice personnel et direct subi par la partie civile du fait des infractions dénoncées23, en retenant « Or, si les appelantes, dans leur plainte avec constitution de partie civile, détaillent les faits ayant amené au vote litigieux de la suspension du droit de vote de PERSONNE1.), elles manquent de préciser en quoi le fonctionnement des sociétés plaignantes a été entravé par ce vote, et quel préjudice les sociétés plaignantes ont subi du fait de la suspension du droit de vote. Faute de ces précisions, les indices concrets relatifs à l’existence du lien causal entre les faits infractionnels, à les supposer établis, et un éventuel dommage, font défaut.

Enfin, les pièces versées en annexe de la plainte avec constitution de partie civile ne permettent pas d’étayer les affirmations des appelantes relatives à l’existence d’un préjudice possible, en lien causal direct avec l’infraction à l’article 1500-11 de la loi modifiée du 10 août 1915, reprochée aux personnes visées dans la plainte, et un tel préjudice.

En effet, tant l’organigramme du groupe de sociétés, que les articles de presse, et encore le courriel du 21 avril 2022 de la société SOCIETE11.) (Luxembourg) SCS, ne permettent pas d’établir la possibilité d’un préjudice personnel direct des appelantes découlant des 19 BORE, ouvrage précité, n°82.31, p.219 20 Cass. 25 juin 2015, n°31/2015 pénal, n°3506 du registre 21 idem 22 BORE, ouvrage précité, n°82.44, p.221 23 Arrêt attaqué, page 3, alinéa 8agissements litigieux, qualifiés d’infraction à l’article 1500-11 de la loi modifie du 10 août 1915 précitée, tels que reprochés aux personnes visées par la plainte avec constitution de partie civile. L’organigramme intitulé « Post-BRG Appointment XXXX ORG Chart » annexé au mémoire du 8 mars 2023, n’apporte également pas d’autres éclaircissements relatifs à un préjudice personnel direct apparemment subi par les appelantes.

C’est partant à bon droit et par des motifs que la chambre du conseil adopte, que la juge d’instruction a déclaré irrecevable la plainte avec constitution de partie civile déposée le 6 mai 2022 par les appelantes. »24 la chambre du conseil de la Cour d’appel a, indépendamment de la question de savoir si les moyens invoqués sont à considérer comme péremptoires, implicitement, mais nécessairement, tant par une motivation propre qu’en adoptant celle de la décision entreprise, rejeté les arguments avancés par les demanderesses en cassation afin de démontrer la recevabilité de leurs constitutions de partie civile.

En réalité, sous le couvert du grief tiré d’un défaut de réponse à conclusions, le moyen ne tend qu’à remettre en cause l’analyse par les magistrats d’appel de l’existence de la possibilité d’un préjudice ainsi que du lien de causalité entre le dommage possible et les faits infractionnels allégués. Cette appréciation de la juridiction d’instruction lui est souveraine et elle échappe donc au contrôle de Votre Cour25.

Sous cette optique, le deuxième moyen de cassation ne saurait être accueilli.

Conclusion Le pourvoi est recevable, mais non fondé.

Pour le Procureur Général d’Etat, le premier avocat général, Simone FLAMMANG 24 Arrêt attaqué, page 3, dernier alinéa, et page 4, alinéas 1 à 4 25 Cour de cassation belge, 18 janvier 2011, P.2010.1252.N : « La juridiction d’instruction décide de manière souveraine si le dommage que la personne lésée prétend avoir subi est plausible, ce qu’elle peut déduire de sa constatation que la prétendue personne n’a pas subi ou n’a pas pu subir de dommage, dès lors que le dommage invoqué n’est ni réel ni personnel. » 14


Synthèse
Numéro d'arrêt : 136/23
Date de la décision : 07/12/2023

Origine de la décision
Date de l'import : 09/12/2023
Identifiant URN:LEX : urn:lex;lu;cour.cassation;arret;2023-12-07;136.23 ?

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