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14/12/2023 | LUXEMBOURG | N°137/23

Luxembourg | Luxembourg, Cour de cassation, 14 décembre 2023, 137/23


N° 137 /2023 du 14.12.2023 Numéro CAS-2023-00033 du registre Audience publique de la Cour de cassation du Grand-Duché de Luxembourg du jeudi, quatorze décembre deux mille vingt-trois.

Composition:

Théa HARLES-WALCH, conseiller à la Cour de cassation, président, Christiane JUNCK, conseiller à la Cour de cassation, Marie-Laure MEYER, conseiller à la Cour de cassation, Monique HENTGEN, conseiller à la Cour de cassation, Caroline ENGEL, conseiller à la Cour d’appel, Daniel SCHROEDER, greffier à la Cour.

Entre 1) PERSONNE1.), et + 89 autres personnes demanderesses

, demandeurs en cassation, comparant par Maître François MOYSE, avocat à la Cou...

N° 137 /2023 du 14.12.2023 Numéro CAS-2023-00033 du registre Audience publique de la Cour de cassation du Grand-Duché de Luxembourg du jeudi, quatorze décembre deux mille vingt-trois.

Composition:

Théa HARLES-WALCH, conseiller à la Cour de cassation, président, Christiane JUNCK, conseiller à la Cour de cassation, Marie-Laure MEYER, conseiller à la Cour de cassation, Monique HENTGEN, conseiller à la Cour de cassation, Caroline ENGEL, conseiller à la Cour d’appel, Daniel SCHROEDER, greffier à la Cour.

Entre 1) PERSONNE1.), et + 89 autres personnes demanderesses, demandeurs en cassation, comparant par Maître François MOYSE, avocat à la Cour, en l’étude duquel domicile est élu, et la société anonyme SOCIETE1.), établie et ayant son siège social à L-

ADRESSE83.)E, ADRESSE84.), représentée par le conseil d’administration, inscrite au registre de commerce et des sociétés sous le numéro NUMERO3.), défenderesse en cassation, comparant par la société en commandite simple KLEYR GRASSO, inscrite à la liste V du tableau de l’Ordre des avocats du barreau de Luxembourg, en l’étude de laquelle domicile est élu, représentée aux fins de la présente procédure par Maître Marc KLEYR, avocat à la Cour.

___________________________________________________________________

Vu l’arrêt attaqué, numéro 109/22 - IX - CIV, rendu le 13 juillet 2022 sous le numéro CAL-2019-00748 du rôle par la Cour d’appel du Grand-Duché de Luxembourg, neuvième chambre, siégeant en matière civile ;

Vu le mémoire en cassation signifié le 15 mars 2023 par PERSONNE1.) et les autres parties demanderesses à la société anonyme SOCIETE1.), déposé le 17 mars 2023 au greffe de la Cour supérieure de justice ;

Vu le mémoire en réponse signifié le 10 mai 2023 par la société anonyme SOCIETE1.) aux demandeurs en cassation en leur domicile élu en l’étude de Maître François MOYSE, déposé le 12 mai 2023 au greffe de la Cour ;

Sur les conclusions de l’avocat général Nathalie HILGERT.

Sur la recevabilité du pourvoi Le Ministère public conclut à l’irrecevabilité du pourvoi de la demanderesse en cassation, PERSONNE16.), pour avoir été introduit après l’expiration du délai légal.

L’arrêt attaqué a été signifié le 10 janvier 2023 à PERSONNE16.) suivant les modalités de l’article 155 du Nouveau Code de procédure civile.

Le délai de deux mois pour l’introduction du recours en cassation, prévu à l’article 7, paragraphe 1, de la loi modifiée du 18 février 1885 sur les pourvois et la procédure en cassation, a expiré à son égard le 11 mars 2023.

Il s’ensuit que le pourvoi, introduit par PERSONNE16.) le 17 mars 2023, est irrecevable pour être tardif.

Le pourvoi, introduit par les autres demandeurs en cassation, dans les forme et délai de la loi, est recevable.

Sur les faits Selon l’arrêt attaqué, le Tribunal d’arrondissement de Luxembourg, siégeant en matière civile, avait dit irrecevables les demandes en indemnisation des demandeurs en cassation, créanciers de la société anonyme SOCIETE2.), en liquidation judiciaire, introduites à l’encontre de la société SOCIETE1.) sur base des articles 1382 et 1383 du Code civil, pour se heurter au monopole du liquidateur à agir au nom de la masse des créanciers. La Cour d’appel a confirmé ce jugement.

Sur le premier moyen de cassation Enoncé du moyen « Tiré de la violation de l’article 1382 du Code civil, suivant lequel fait quelconque de l’homme, qui cause à autrui un dommage, oblige celui par la faute duquel il est arrivé, à le réparer », en ce que la Cour d’appel de et à Luxembourg, neuvième chambre, a jugé que , aux motifs que créanciers victimes de la faute d’un tiers est une conséquence de la procédure collective, de sorte que l’action en réparation appartient au liquidateur » et que , alors que l’article 1382 du Code civil crée une action directe dans le chef de la personne qui a subi un préjudice par le fait de celui qui à l’origine de ce fait dommageable. ».

Réponse de la Cour L’article 1382 du Code civil traite de la responsabilité délictuelle d’une personne morale ou physique ayant causé un dommage à autrui, partant d’une question relevant du fond du litige et non de la qualité à agir en responsabilité contre un tiers dans un contexte d’insolvabilité d’une compagnie d’assurances. Le grief, en ce qu’il reproche aux juges d’appel d’avoir violé l’article 1382 du Code civil, vise dès lors une disposition étrangère au litige.

Il s’ensuit que le moyen est irrecevable.

Sur le deuxième moyen de cassation Enoncé du moyen « Tiré de la violation de l’article 444 du Code de commerce, suivant lequel , en ce que, première branche, la Cour d’appel de Luxembourg, neuvième chambre, a statué que , aux motifs que, liquidation, la société est en vertu de l’article 444 du Code de commerce, dessaisie de plein droit de l’administration de tous ses biens, laquelle est confiée à un liquidateur qui, agissant comme mandataire judiciaire, exerce dans l’intérêt tant de la masse des créanciers que de la société, les pouvoirs déterminés par la loi », alors que l’article 444 du Code de commerce ne prévoit pas que les personnes lésées en raison des agissements fautifs d’un tiers à la société en liquidation sont dessaisies de leur qualité à agir aussi longtemps que la procédure de liquidation est en cours et l’introduction d’une action en responsabilité contre un tiers ne relève pas des pouvoirs déterminés expressis verbis par la loi ;

en ce que, deuxième branche, la Cour d’appel de Luxembourg, neuvième chambre, a jugé que , aux motifs que, correspond dès lors à un dessaisissement corrélatif dans le chef des créanciers qui ne peuvent en principe plus agir individuellement contre le débiteur en liquidation ou contre des tiers débiteurs de la masse », et que préjudice distinct de celui subi par l’ensemble des créanciers de SOCIETE2.) en liquidation, qui pourraient pareillement reprocher à SOCIETE1.) de ne pas avoir procédé aux dénonciations, contrôles et mesures qu’ils avancent et de leur avoir ainsi causé un préjudice en ce que leurs créances ne seraient pas nées non plus, ou auraient été moindres, si SOCIETE2.) n’avait pas existé, cessé d'exister plus tôt, ou été soumise à des mesures de contrôle plus strictes », alors que les parties demanderesses en cassation ont subi, en raison de la faute de la partie défenderesse en cassation, qui les a induites en erreur, un préjudice qui doit être qualifié d’individuel dans la mesure où il n’affecte aucunement le patrimoine de la société en liquidation et ne saurait donc être considéré comme relevant de la masse. ».

Réponse de la Cour Sur la première branche du moyen L’action en responsabilité dirigée contre un tiers dont la faute a diminué l’actif ou augmenté le passif de la société en liquidation appartient au seul liquidateur agissant au nom de la masse des créanciers.

Il s’ensuit que le moyen n’est pas fondé.

Sur la seconde branche du moyen Au vu de la réponse donnée ci-avant, les juges d’appel qui ont décidé, sur base des éléments de droit et de fait leur soumis, que les préjudices invoqués par les demandeurs en cassation ne constituaient pas des préjudices individuellement subis, n’ont pas violé la disposition visée au moyen.

Il s’ensuit que le moyen n’est pas fondé.

Sur le troisième moyen de cassation Enoncé du moyen « Tiré de la violation de l’article 17, paragraphe 1, de la Directive 2002/83/CE du 5 novembre 2002 concernant l’assurance directe sur la vie (ci-après la ), en ce que, la Cour d’appel de et à Luxembourg, neuvième chambre, a statué que , aux motifs que n’auraient pas été en mesure de souscrire aux produits litigieux puisque ces derniers n'auraient pas été mis sur le marché, ou ne l’auraient pas fait à cause des rapports négatifs d’SOCIETE1.) et leur préjudice en aurait été moindre », que inversion de perspective en individualisant leur préjudice et sa cause par la présentation qu’ils en font de leur point de vue », que est qu’il soit avéré, car il ne se révélera au final qu’après la distribution de l’ensemble des actifs, qui tient à l’insuffisance des actifs, dont la perte alléguée n’est que la répercussion », le préjudice éventuel en résultant, dont la réparation est demandée, se résument en fin de compte à une augmentation du passif ou une diminution de l’actif de l’organisme en liquidation, qui de par les fautes alléguées n’auraient pas été empêchés », alors que l’article 10 de la Directive 2002/83/CE crée des obligations concrètes dans le chef des autorités compétentes de l’État membre et de l’État membre lui-même quant à la surveillance des entreprises d’assurance, obligations dont les particuliers peuvent se prévaloir sur base du principe d’effectivité du droit de l’Union européenne, qui s’oppose à ce que de l’action de particuliers soit déclarée irrecevable sur base du prétendu monopole du liquidateur au cas où ces particuliers ont intenté une action contre l’autorité prudentielle qui a violé ses obligations découlant du droit de l’Union européenne. ».

Réponse de la Cour Le moyen faisant grief aux juges d’appel d’avoir enfreint l’article 17, paragraphe 1, de la Directive 2002/83/CE du 5 novembre 2002 concernant l’assurance directe sur la vie, qui met à charge du réviseur d’entreprise un certain nombre d’obligations, vise une disposition étrangère au litige dès lors que ladite disposition n’affecte pas le droit d’action du titulaire en cas de liquidation de la personne morale dans laquelle les créanciers détenaient des intérêts. Le principe d’effectivité du droit de recours n’est, compte tenu du droit d’agir du liquidateur, pas remis en cause.

Il s’ensuit que le moyen n’est pas fondé.

Le demandeur en cassation entend, en tout état de cause, voir soumettre à la Cour de justice de l’Union européenne la question préjudicielle suivante :

« L’article 17, paragraphe 1, de la directive 2002/83/CE (Solvability 1), qui impose au réviseur d’entreprise une obligation de signaler rapidement aux autorités compétentes tout fait ou décision concernant l’entreprise contrôlée, dont il a eu connaissance dans l’exercice de cette mission, de nature à constituer une violation sur le fond des dispositions législatives ou réglementaires qui établissent les conditions d’agrément ou qui régissent de manière spécifique l’exercice de l’activité des entreprises d’assurances, créé-t-il une obligation d’ordre public européen ? Des négligences graves et le non-respect des obligations résultant de la directive par l’État et l’organe de surveillance du pays d’origine créent-ils un droit subjectif en faveur des souscripteurs de police d’assurance ? L’article 444 du Code de commerce luxembourgeois, en tant qu’il réserverait ne fut-ce que temporairement à la décision discrétionnaire du liquidateur ou du curateur de la compagnie d’assurances la possibilité d’intenter en lieu et place des souscripteurs d’assurances une action en responsabilité contre le réviseur d’entreprise fondée sur la violation d’un tel droit subjectif, avec la circonstance que l’action puisse être prescrite avant que les souscripteurs ne recouvrent leur droit d’agir individuellement à l’issue de la mission du liquidateur ou du curateur, viole-t-il le principe d’effectivité du droit européen et donc la Directive susmentionnée ? » Au vu de la réponse donnée au moyen, il n’y a pas lieu de poser la question préjudicielle.

PAR CES MOTIFS, la Cour de cassation dit le pourvoi introduit par PERSONNE16.) irrecevable ;

le reçoit pour le surplus ;

rejette le pourvoi ;

condamne les demandeurs en cassation in solidum aux dépens de l’instance en cassation avec distraction au profit de la société en commandite simple KLEYR GRASSO sur ses affirmations de droit.

La lecture du présent arrêt a été faite en la susdite audience publique par le conseiller Théa HARLES-WALCH en présence du premier avocat général Sandra KERSCH et du greffier Daniel SCHROEDER.

Conclusions du Parquet Général dans l’affaire de cassation PERSONNE1.) et PERSONNE2.) ainsi que 88 autres parties c/ la société anonyme SOCIETE1.) (affaire n° CAS-2023-00033 du registre) Le pourvoi des parties demanderesses en cassation, par dépôt au greffe de la Cour en date du 17 mars 2023 d’un mémoire en cassation, signifié le 15 mars 2023 à la partie défenderesse en cassation, est dirigé contre un arrêt n° 109/22 - IX - CIV rendu contradictoirement en date du 13 juillet 2022 par la Cour d’appel, neuvième chambre, siégeant en matière civile, dans la cause inscrite sous le numéro CAL-2019-00748 du rôle.

L’arrêt attaqué a été signifié à trois parties demanderesses en cassation, dont une avec domicile au Luxembourg, le 10 janvier 2023 et à quatre autres parties demanderesses en cassation le 1er mars 2023. En particulier, l’arrêt attaqué a été signifié à PERSONNE16.), partie demanderesse en cassation sub 16) et demeurant au Grand-Duché de Luxembourg, en date du 10 janvier 2023.

Comme cette partie demanderesse en cassation ne bénéficie pas des délais de distance prévus par l’article 167 sous 1° du Nouveau Code de procédure civile auquel renvoie l’article 7 alinéa 2 de la loi la loi modifiée du 18 février 1885 sur les pourvois et la procédure en cassation (la « Loi du 18 février 1885 »), le pourvoi introduit par PERSONNE16.) est à déclarer irrecevable pour être tardif.

Le pourvoi introduit par les parties demanderesses en cassation demeurant en Belgique auxquelles l’arrêt a été signifié, à savoir PERSONNE22.), PERSONNE53.), PERSONNE49.), PERSONNE72.), PERSONNE48.) et PERSONNE82.) est à déclarer recevable pour avoir été introduit dans les forme et délai prévus par la Loi du 18 février 1885. Il en est de même pour le pourvoi introduit par les parties demanderesses en cassation auxquelles l’arrêt n’a pas été signifié.

Le pourvoi attaque un arrêt rendu en dernier ressort qui, en confirmant la décision d’irrecevabilité de la demande, a mis fin à l’instance.

Le mémoire en réponse de la défenderesse en cassation signifié le 10 mai 2023 aux demandeurs en cassation en leur domicile élu et déposé au greffe de la Cour le 12 mai 2023, peut être pris en considération pour avoir été signifié dans le délai et déposé conformément aux prescriptions de la loi.

Faits et rétroactes Les demandeurs en cassation ont investi des avoirs dans des produis d’assurance-vie commercialisés par la société anonyme SOCIETE2.) (ci-après « SOCIETE2.) »). La société anonyme SOCIETE1.) en était le réviseur d’entreprises.

SOCIETE2.) a été mise en liquidation par jugement du tribunal d’arrondissement du 12 juillet 2012 sur base de l’article 60 b) de la loi modifiée du 6 décembre 1991 sur le secteur des assurances 1. Ce jugement a rendu applicable à cette liquidation un grand nombre de dispositions du Code de commerce relatives aux faillites, dont notamment les articles 444 et 452.

Reprochant des fautes à SOCIETE1.) dans l’exercice de sa mission de contrôle de SOCIETE2.), les demandeurs en cassation l’ont assignée en responsabilité sur base de l’article 1382 du Code civil en date du 27 janvier 2017.

Par jugement du 6 février 2019, le tribunal d’arrondissement de Luxembourg a déclaré la demande irrecevable pour se heurter au monopole du liquidateur à agir au nom de la masse des créanciers.

Ce jugement a été confirmé en appel par l’arrêt attaqué du 13 juillet 2022.

Quant au premier moyen de cassation:

Le premier moyen de cassation est tiré de la violation de l’article 1382 du Code civil, en ce que la Cour d’appel a jugé que « toute faute, même d’un tiers, qui a pour effet soit de diminuer l’actif, soit d’aggraver la passif, est un préjudice collectif dont la réparation doit être réclamée par le seul liquidateur, à l’exclusion des créanciers agissant individuellement, à tout le moins tant que les opérations de liquidation ne sont pas clôturées » aux motifs que « la « collectivisation » du préjudice subi par les créanciers victimes de la faute d’un tiers est une conséquence de la procédure collective, de sorte que l’action en réparation appartient au liquidateur » et que « mais le préjudice collectif n’est rien d’autre que la somme des préjudices subis par chacun des créanciers », alors que l’article 1382 du Code civil crée une action directe dans le chef de la personne qui a subi un préjudice par le fait de celui qui est à l’origine de ce fait dommageable.

L’article 1382 du Code civil relatif à la responsabilité délictuelle est une disposition de fond qui est étrangère aux modalités procédurales de mise en œuvre concrète de cette responsabilité dans un contexte déterminé. L’action en responsabilité dirigée contre la défenderesse en cassation reste soumise aux conditions de recevabilité de droit commun.

Ainsi, selon la jurisprudence unanime développée en matière de faillite, et transposée 1 Cette loi a été abrogée avec effet au 1er janvier 2016 par la loi du 7 décembre 2015 sur le secteur des assurances.

aux liquidations judiciaires, l’action en indemnisation d’un préjudice collectif subi par l’ensemble des créanciers de l’entité faillie/dissoute appartient exclusivement au curateur/liquidateur.

En application de cette jurisprudence, il a été décidé en l’espèce que l’action individuelle des créanciers se heurte à un obstacle procédural tiré de la qualité à agir. En effet, si, en principe, toute personne, qui prétend qu’une atteinte a été portée à un droit lui appartenant et qui profitera personnellement de la mesure qu’elle réclame, a un intérêt à agir en justice et donc qualité à agir, la qualité à agir est parfois dissociée de l’intérêt.

C’est le cas des actions dites « attitrées », qui ne sont ouvertes qu’à certaines personnes habilitées à cet effet.

Il en découle que les juges d’appel, tout comme les juges de première instance, n’ont pas analysé le fond de l’affaire et, au vu du fait que la demande a été déclarée irrecevable, n’ont pas abordé l’article 1382 du Code civil.

La disposition visée au moyen est partant étrangère au grief adressé aux juges d’appel d’avoir dénié aux demandeurs en cassation qualité à agir en responsabilité contre la défenderesse en cassation. En cela, le premier moyen de cassation est irrecevable2.

Quant au deuxième moyen de cassation :

Le deuxième moyen de cassation est tiré de la violation de l’article 444 du Code de commerce, en ce que, première branche, la Cour d’appel de Luxembourg a statué que « le liquidateur judiciaire, lorsque le régime de la faillite et notamment l’article 444 du Code de commerce a été jugé applicable à la liquidation tel que c’est le cas de la liquidation deSOCIETE2.), représente aussi bien la société en liquidation que les créanciers regroupés dans une masse des créanciers », aux motifs que « à compter du jugement déclaratif de mise en liquidation, la société est en vertu de l’article 444 du Code de commerce, dessaisie de plein droit de l’administration de tous ses biens, laquelle est confiée à un liquidateur qui, agissant comme mandataire judiciaire, exerce dans l’intérêt tant de la masse des créanciers que de la société, les pouvoirs déterminés par la loi », alors que l’article 444 du Code de commerce ne prévoit pas que les personnes lésées en raison des agissements fautifs d’un tiers à la société en liquidation sont dessaisies de leur qualité à agir aussi longtemps que la procédure de liquidation est en cours et l’introduction d’une action en responsabilité contre un tiers ne relève pas des pouvoirs déterminés expressis verbis par la loi ;

2 Voir dans ce sens : Cour de cassation, 2 mars 2023, n° 21/2023, n° CAS-2022-00048 du registre ; Cour de cassation, 19 octobre 2023, n° 106/2023, n° CAS-2022-00122 du registre.

en ce que, deuxième branche, la Cour d’appel a jugé que « il appartient au liquidateur seul d’agir pour assurer les droits communs des créanciers, ceux-ci ne pouvant rendre la procédure collective inopérante en agissant contre la société en liquidation ou contre des tiers en récupération de droits qui reviennent à la masse », aux motifs que « au dessaisissement de la société en liquidation correspond dès lors à un dessaisissement corrélatif dans le chef des créanciers qui ne peuvent en principe plus agir individuellement contre le débiteur en liquidation ou contre des tiers débiteurs de la masse », et que « le préjudice excipé par les appelants n’est à ce titre pas un préjudice distinct de celui subi par l’ensemble des créanciers de SOCIETE2.) en liquidation, qui pourraient pareillement reprocher à SOCIETE1.) de ne pas avoir procédé aux dénonciations, contrôles et mesures qu’ils avancent et de leur avoir ainsi causé un préjudice en ce que leurs créances ne seraient pas nées non plus, ou auraient été moindres, si SOCIETE2.) n’avait pas existé, cessé d’exister plus tôt, ou été soumise à des mesures de contrôle plus strictes », alors que les parties demanderesses en cassation ont subi, en raison de la faute de la partie défenderesse en cassation, qui les a induites en erreur, un préjudice qui doit être qualifié d’individuel dans la mesure où il n’affecte aucunement le patrimoine de la société en liquidation et ne saurait donc être considéré comme relevant de la masse.

Aux termes de l’article 444 alinéa 1er du Code de commerce, « le failli, à compter du jugement déclaratif de la faillite, est dessaisi de plein droit de l’administration de tous ses biens, même de ceux qui peuvent lui échoir tant qu’il est en état de faillite ».

Comme relevé par l’arrêt attaqué, le jugement ordonnant la liquidation de la société SOCIETE2.) a rendu applicables à cette liquidation notamment les articles 444, 447 à 454 du Code de commerce et a décidé que :

« A partir du présent jugement, toutes actions mobilières ou immobilières, toutes voie d'exécution sur les meubles ou immeubles, ne pourront être suivies, ou intentées que contre les liquidateurs, de même que l'exercice de toutes actions concernant la société, est désormais réservé aux liquidateurs.

[…] Les liquidateurs auront de même pouvoir de défendre en tous procès, procédures et actions engagés soit contre eux en leur qualité de liquidateurs, soit contre la société anonyme SOCIETE2.) S.A. de poursuivre, tant en demandant qu'en défendant, et d'intervenir en tous procès, procédures et actions pendants actuellement ou à l'avenir devant toute juridiction, ainsi que d'exercer toutes voies de recours contre tous jugements, ordonnances ou autres décisions rendus ou à rendre en tous litiges, procédures et procès, le tout tant au Luxembourg qu'à l'étranger et ce dans toute la mesure où les liquidateurs jugeront ces défenses, poursuites, interventions et recours nécessaires ou utiles à la protection des avoirs de la société anonyme SOCIETE2.) S.A.

».

L’arrêt attaqué expose également que « le liquidateur judiciaire, lorsque le régime de la faillite et notamment l’article 444 du Code de commerce a été jugé applicable à la liquidation tel que c’est le cas de la liquidation de SOCIETE2.), représente aussi bien la société en liquidation que les créanciers regroupés dans une masse des créanciers.

A compter du jugement déclaratif de mise en liquidation, la société est en vertu de l’article 444 du Code de commerce, dessaisie de plein droit de l’administration de tous ses biens, laquelle est confiée à un liquidateur qui, agissant comme mandataire judiciaire, exerce dans l’intérêt tant de la masse des créanciers que de la société, les pouvoirs déterminés par la loi.

Au dessaisissement de la société en liquidation correspond dès lors un dessaisissement corrélatif dans le chef des créanciers qui ne peuvent en principe plus agir individuellement contre le débiteur en liquidation ou contre des tiers débiteurs de la masse. Il appartient au liquidateur seul d’agir pour assurer les droits communs des créanciers, ceux-ci ne pouvant rendre la procédure collective inopérante en agissant contre la société en liquidation ou contre des tiers en récupération de droits qui reviennent à la masse ».

Il en découle que l’arrêt déduit le monopole d’action du liquidateur pour agir en responsabilité civile contre des tiers pour le compte de la masse des créanciers des articles 444 et 452 du Code de commerce3.

Si l’indication de la (des) disposition(s) légale(s) violée(s) par le moyen de cassation est, le cas échéant, incomplète, le grief invoqué n’est cependant pas complètement étranger à la disposition arguée de violée tel que cela a été invoqué par la défenderesse en cassation.

Le moyen de cassation est partant recevable à cet égard.

Comme indiqué dans le jugement du 6 février 20194, confirmé en appel par l’arrêt attaqué, la jurisprudence pertinente développée tant en Belgique qu’au Luxembourg en matière de délimitation du droit d’agir du curateur par rapport à celui des créanciers a été synthétisée dans un arrêt de la Cour d’appel du 25 février 20155.

Aux termes de cet arrêt, « les juridictions tant luxembourgeoise que belge, admettent en effet depuis un siècle de manière constante que le curateur d’une faillite représente aussi bien le failli, que les créanciers regroupés obligatoirement et nécessairement dès la déclaration de faillite, dans une « masse des créanciers », expression employée par la 3 Article 452 alinéa 1er du Code de commerce : « A partir du même jugement, toute action mobilière ou immobilière, toute voie d’exécution sur les meubles ou sur les immeubles ne pourra être suivie, intentée ou exercée que contre les curateurs de la faillite ».

4 Page 20.

5 Cour d’appel, IV chambre, 25 février 2015, n° 37549 du rôle, Pas. 37, p. 483.

loi du 2 juillet 1870 ayant introduit au Code de commerce luxembourgeois le livre III relatif aux faillites, banqueroutes et sursis.

A compter du jugement déclaratif de la faillite, le failli est en vertu de l’article 444 du Code de commerce, dessaisi de plein droit de l’administration de tous ses biens, laquelle est confiée à un curateur qui, agissant comme mandataire judiciaire, exerce dans l’intérêt tant de la masse des créanciers que du failli, les pouvoirs déterminés par la loi.

Au dessaisissement du failli correspond dès lors un dessaisissement corrélatif dans le chef des créanciers qui ne peuvent en principe plus agir individuellement contre le débiteur failli ou contre des tiers débiteurs de la masse. Il appartient au curateur seul d’agir pour assurer les droits communs des créanciers : ceux-ci ne pourraient rendre la procédure collective inopérante en agissant contre le failli ou contre des tiers en récupération de droits qui reviennent à la masse (I Verougstraete, Le manuel du curateur de faillite, p. 86).

C’est dans le cadre de la mission qui lui est ainsi confiée par la loi que le curateur exerce les droits qui sont communs à tous les créanciers et vis-à-vis desquels il jouit d’une indépendance complète.

Au fur et à mesure des arrêts, la Cour de cassation belge a ainsi progressivement délimité les pouvoirs du curateur et des créanciers. Les principes établis par sa jurisprudence aujourd’hui constante, peuvent être résumés comme suit :

- le curateur a qualité pour exercer les droits qui sont communs à la masse des créanciers, il n’a pas qualité pour agir en réparation du dommage subi par des créanciers individuels ;

- le droit d’action du curateur est un monopole : le droit d’action du curateur est exclusif pour agir contre un tiers responsable d’une faute ayant causé un préjudice collectif, l’action d’un créancier étant irrecevable ;

- durant la procédure de faillite, les créanciers sont recevables à agir lorsqu’ils exercent des droits individuels ;

- après la clôture de la faillite, les créanciers retrouvent leur droit d’agir individuellement contre un tiers dont la faute a causé un préjudice collectif. (Thierry Bosly, Préjudice collectif ou individuel : un modèle adéquat pour délimiter les pouvoirs du curateur et des créanciers d’agir en responsabilité contre un tiers, Revue critique de jurisprudence belge, 1er trimestre 2000, p. 39-45).

Le curateur peut agir en justice au nom de la masse des créanciers en exerçant les droits qui sont communs à l’ensemble de ceux-ci, mais il ne peut exercer les droits des créanciers individuellement et cela même lorsque ces droits seraient cumulés ou les droits qui appartiennent aux seuls créanciers jouissant d’un privilège spécial. Il exerce les actions qui ont trait au gage commun des créanciers, constitué par le patrimoine du failli, c’est-à-dire qui tendent à la reconstitution, la protection ou la liquidation de ce patrimoine (Cass 20 juin 1968, Pas b. 1968, I, 1209 ; Cass.b. 7 mai 1980, Pas.b. 1980, I, 1104 ; Cass b. 5 décembre 1997, Pas.b. 1997, I, p.1355).

Il convient dès lors de cerner les notions de « droits communs à l’ensemble des créanciers » et de « dommage collectif à tous les créanciers».

Cette dernière notion est définie comme tout acte portant préjudice à la masse des créanciers et qui est indépendant de la situation individuelle de chaque créancier.

La Cour de cassation belge définit le dommage collectif de la manière suivante : « Sont communs à l’ensemble des créanciers les droits résultant de dommages causés par la faute de toute personne, qui a eu pour effet d’aggraver le passif de la faillite ou d’en diminuer l’actif, en raison du dommage ainsi causé à la masse des biens et des droits qui forment le gage commun des créanciers, cette faute est la cause d’un préjudice collectif pour ceux-ci et lèse des droits qui leur sont, par nature communs » (Cass 2 mars 1995 arrêt « UNAC », Pas. b. 1995, I, 257 ; Cass b. 5 décembre 1997, arrêt « SEPP » Pas.b. 1997, I, n°532, p. 1355).

Constitue ainsi un « dommage collectif », le dommage résultant pour la masse du fait qu’un commerçant, déclaré banqueroutier simple, a payé ou favorisé un créancier au préjudice de celle-ci, et qui consiste dans la diminution causée par l’infraction, de l’actif disponible pour la masse. Pour l’évaluation de ce dommage il n’y a pas lieu de tenir compte de la diminution éventuelle du passif qui pourrait résulter du paiement d’un créancier dont la créance, si elle avait fait partie de la masse, aurait accru le passif (Cass. b. 15 octobre 1985, Pas .b. 1986, I, n°91).

Le préjudice collectif qui justifie l’action du curateur est « l’atteinte au patrimoine du failli, affecté par une charge supplémentaire comme il le serait par la perte d’éléments d’actifs, dont pâtissent tous les créanciers » (P. Coppens et f. T’Kint R.C.J.B 1997, p.

182, Examen de la jurisprudence 1991-1996 – Les faillites, les concordats et les privilèges).

Cette position était d’ailleurs également celle adoptée par la Cour de cassation française sous l’empire de l’ancienne loi du 13 juillet 1967 qui réglait la liquidation judiciaire de manière analogue aux textes luxembourgeois relatifs à la faillite, contenant notamment les concepts de « masse des créanciers » et « syndic » c’est-à-dire la personne agissant dans l'intérêt collectif des créanciers. (Ass. plén. cass.fr. 9 juillet 1993, pourvoi n°89-19211 ; D. 1993, p. 469, note J-P- Dumas).

Toute faute, même d’un tiers, qui a pour effet soit de diminuer l’actif, soit d’aggraver le passif, est un préjudice collectif dont la réparation doit être réclamée par le seul curateur, à l’exclusion des créanciers agissant individuellement, à tout le moins tant que la procédure de faillite n’est pas clôturée ».

Il résulte ainsi clairement de la jurisprudence constante de la Cour de cassation belge que « sont communs à l’ensemble des créanciers les droits résultant de dommages causés par la faute de toute personne, qui a pour effet d’aggraver le passif de la faillite ou d’en diminuer actif et qu’en raison du dommage ainsi causé à la masse des biens et des droits qui forment le gage commun des créancier, cette faute est la cause d’un préjudice collectif pour ceux-ci et lèse les droits qui leur sont, par nature, communs »6.

Selon la doctrine, ce raisonnement repose sur l’idée que l’aggravation du passif signifie que l’actif sera réparti entre un nombre plus élevé de créanciers et, partant, que l’importance du dividende distribué en sera réduite7. Si l’aggravation du passif entraîne une perte de capacité du débiteur à honorer ses dettes, cela ne signifie pas pour autant que tous les créanciers, sans exception, en subissent un préjudice ou que leur dommage soit commun8.

Il a ainsi été critiqué que la faute du tiers qui cause l’aggravation du passif touche les créanciers de façon inégale, notamment dans le contexte de l’octroi fautif d’un crédit, et que le dommage subi par les créanciers ayant traité avec le futur failli en raison de l’apparence trompeuse de solvabilité est différent de celui des créanciers antérieurs à la faute du banquier, respectivement de celui des créanciers ayant traité en connaissance de cause de la situation financière9. Or, ces critiques n’ont pas amené la Cour de cassation belge à modifier sa jurisprudence et la doctrine approuve majoritairement la solution adoptée par la Cour de cassation belge.

La jurisprudence luxembourgeoise est de la même teneur. Référence peut notamment être faite à la série de jugements rendus par le Tribunal d’arrondissement de Luxembourg dans l’affaire « SOCIETE3.) » en date du 4 mars 201010. Ces jugements ont été confirmés en appel par des arrêts des 15 juillet 201411 et 15 juin 201612 de la quatrième chambre de la Cour d’appel.

Votre Cour de cassation a été saisie d’un pourvoi contre un de ces arrêts et le moyen était tiré de la violation de l’article 36 de la loi du 20 décembre 2002 concernant les organismes de placement collectif, de la violation de l’article 16 de la Directive 85/611/CEE du Conseil du 20 décembre 1985 portant coordination des dispositions législatives, réglementaires, administratives concernant certains organismes de placements collectifs en valeurs mobilières (OPCVM), ainsi que la violation du principe de la protection juridictionnelle effective tel que prévu à l'article 47 de la Charte des droits fondamentaux de l'Union Européenne. Par arrêt du 2 juillet 201513, votre Cour s’est prononcée comme suit : « Attendu qu'en se déterminant par les motifs repris dans 6 Cour de cassation belge, 12 février 1981, Pas. b., 1981, I, p. 650 ; Cour de cassation belge, 5 décembre 1997, R.C.J.B., 2000, p. 20 ; Cour de cassation belge, 28 mars 2014, J.T., 2014/28, n° 6572 ; Cour de cassation belge, 25 mars 2021, J.L.M.B, 2021/35.

7 Th. BOSLY, « Préjudice collectif ou individuel: un modèle adéquat pour délimiter les pouvoirs du curateur et des créanciers d’agir en responsabilité contre un tiers ? », R.C.J.B., 2000, p. 49.

8 Idem, p. 50.

9 Idem, p. 46.

10 Voir notamment n° 125 207, 125 312 et 125 653 du rôle ; n°123 583, 125 277 et 125 652 du rôle et n°121 585, 125 280 et 125 656 du rôle.

11 Voir notamment n° 36 519 du rôle et n° 36 517 du rôle.

12 Voir notamment n° 36 169 du rôle, n° 36 176 du rôle et n° 36171 du rôle : à remarquer que ces décisions ont été rendues dans le cadre de demandes introduites tant avant qu’après la liquidation judiciaire de SOCIETE3.).

Référence peut également être faite à l’arrêt de la Cour d’appel du 13 mars 2019, n° 44659 du rôle, n° 42/19 - I -

CIV.

13 Cour de cassation, 2 juillet 2015, n° 67/15, n° 3509 du registre.

le moyen, les juges du fond ont correctement interprété tant l'article 36 de la loi du 20 décembre 2002 que l'article 16 de la directive 85/611/CEE, et ceci à la lumière des droits fondamentaux protégés par le droit communautaire, en l'occurrence le droit à une protection juridique effective visé par l'article 47 de la Charte, qu'ils ont à bon droit considéré comme respecté par le législateur déclarant applicables les règles tirées du droit des sociétés qui prévoient qu'il appartient à la société d'exercer l'action en réparation affectant le patrimoine social, l'actionnaire disposant du droit d'agir contre le dépositaire en réparation du préjudice personnel et distinct de celui de la société ».

A remarquer finalement que votre Cour s’est prononcée très récemment, sur le même moyen tiré de la violation de l’article 444 du Code de commerce, dans le cadre d’une affaire opposant les mêmes demandeurs en cassation au Commissariat aux Assurances et à l’Etat du Grand-Duché de Luxembourg en les termes suivants :

« L’action en responsabilité dirigée contre un tiers dont la faute a diminué l’actif ou augmenté le passif de la société en liquidation appartient au seul liquidateur agissant au nom de la masse de l’ensemble des créanciers, dès lors que cette faute est la cause d’un préjudice collectif pour ceux-ci et lèse des droits qui leur sont, par nature, communs ».

« Au vu de la réponse donnée ci-avant, les juges d’appel qui ont décidé, sur base des éléments de droit et de fait leur soumis, que les préjudices invoqués par les demandeurs en cassation ne constituaient pas des préjudices individuellement subis, n’ont pas violé la disposition légale visée au moyen »14.

Le moyen tiré de la violation de l’article 444 du Code de commerce a partant été rejeté.

Il découle de tout ce qui précède qu’en suivant une jurisprudence constante de la Cour de cassation belge, dorénavant également expressément consacrée par votre Cour de cassation, selon laquelle seul le curateur/liquidateur a qualité à agir en responsabilité contre un tiers dont la faute a aggravé le passif ou diminué l’actif de la faillite et a ainsi causé un préjudice collectif pour les créanciers, les magistrats d’appel ont fait une correcte application de la disposition légale visée au moyen.

De même, en jugeant, sur base des éléments de fait et de droit leur soumis, que les préjudices invoqués par les demandeurs en cassation ne constituent pas des dommages distincts de ceux subis par l’ensemble des créanciers de la société SOCIETE2.), au motif que les fautes invoquées se résument à une augmentation du passif ou une diminution de l’actif, les juges d’appel ont correctement appliqué la jurisprudence constante développée en matière de faillites et de liquidations au cas d’espèce dont ils étaient saisis.

Le moyen de cassation, pris en ses deux branches, est partant à rejeter.

14 Cour de cassation, 19 octobre 2023, n° 106/2023, n° CAS-2022-00122 du registre.

Quant au troisième moyen de cassation :

Le troisième moyen de cassation est « tiré de la violation de l’article 17, paragraphe 1 de la Directive 2002/83/CE du 5 novembre 2002 concernant l’assurance directe sur la vie (ci-après la « Directive 2002/83/CE »), en ce que, la Cour d’appel de et à Luxembourg, neuvième chambre, a statué que « [l]es fautes invoquées n’ont aucune relation directe et individuelle ni n’affectent immédiatement les appelants ou leur investissement, mais ne les concernent qu’à travers leur impact sur l’actif de SOCIETE2.) », aux motifs que « [s]ans ces fautes [de SOCIETE1.)], les appelants n’auraient pas été en mesure de souscrire aux produits litigieux puisque ces derniers n’auraient pas été mis sur le marché, ou ne l’auraient pas fait à cause des rapports négatifs de SOCIETE1.) et leur préjudice en aurait été moindre», que « [p]our arriver à cette conclusion les appelantes procèdent à une inversion de perspective en individualisant leur préjudice et sa cause par la présentation qu’ils en font de leur point de vue », que « […] cela n’entame en rien la nature collective du préjudice, si tant est qu’il soit avéré, car il ne se révélera au final qu’après la distribution de l’ensemble des actifs, qui tient à l’insuffisance des actifs, dont la perte alléguée n’est que la répercussion », et que « [l]es fautes invoquées, en rendant possible la conduite d’une activité et le préjudice éventuel en résultant, dont la réparation est demandée, se résument en fin de compte à une augmentation du passif ou une diminution de l’actif de l’organisme en liquidation, qui de par les fautes alléguées n’auraient pas été empêchés », alors que l’article 10 de la Directive 2002/83/CE crée des obligations concrètes dans le chef des autorités compétentes de l’État membre et de l’État membre lui-même quant à la surveillance des entreprises d’assurance, obligations dont les particuliers peuvent se prévaloir sur base du principe d’effectivité du droit de l’Union européenne, qui s’oppose à ce que l’action de particuliers soit déclarée irrecevable sur base du prétendu monopole du liquidateur au cas où ces particuliers ont intenté une action contre l’autorité prudentielle qui a violé ses obligations découlant du droit de l’Union européenne ».

Aux termes de l’article 10 de la Loi du 18 février 1885, « sous peine d’irrecevabilité, un moyen ou un élément de moyen ne doit mettre en œuvre qu'un seul cas d'ouverture.

Chaque moyen ou chaque branche doit préciser, sous la même sanction : le cas d’ouverture invoqué, la partie critiquée de la décision et ce en quoi celle-ci encourt le reproche allégué. L’énoncé du moyen peut être complété par des développements en droit qui sont pris en considération ».

Ce moyen appelle plusieurs critiques.

En exposant en quoi les juges d’appel auraient violé l’article 10 de la Directive 2002/83/CE, tandis que le moyen est tiré de la violation de l’article 17 de cette directive, les demandeurs en cassation ne précisent pas en quoi la partie critiquée de l’arrêt encourt le reproche avancé.

Il est partant irrecevable à cet égard.

Le moyen de cassation est tiré de la violation de la Directive 2002/83/CE. Or, cette directive a été abrogée avec effet au 1er janvier 2016 par la Directive 2009/138/CE du Parlement européen et du Conseil du 25 novembre 2009 sur l'accès aux activités de l'assurance et de la réassurance et leur exercice (solvabilité II), telle que modifiée. Dans le cadre de ces modifications, la date d’abrogation de la Directive 2002/83/CE a été prorogée du 1er novembre 2012 au 1er janvier 2014 (Directive 2012/23/UE) et puis au 1er janvier 2016 (Directive 2013/58/UE).

Au moment de l’introduction de la demande par assignation du 27 janvier 2017, la Directive 2002/83/CE n’était partant plus en vigueur. En ce que le moyen est tiré de la violation d’une directive abrogée, il manque en droit.

A titre subsidiaire, il y a lieu de préciser que l’essence de l’article 17 de la Directive 2002/83/CE abrogée a été reprise par l’article 72 de la directive 2009/138/CE sur l'accès aux activités de l'assurance et de la réassurance et leur exercice (solvabilité II). Cet article, intitulé « rôle des personnes chargées du contrôle des comptes » est de la teneur suivante :

« 1. Les États membres prévoient au moins que les personnes agréées au sens de la huitième directive 84/253/CEE du Conseil du 10 avril 1984 fondée sur l'article 54, paragraphe 3, point g), du traité, concernant l'agrément des personnes chargées du contrôle légal des documents comptables, qui procèdent, au sein d'une entreprise d'assurance ou de réassurance, au contrôle légal des comptes visé à l'article 51 de la directive 78/660/CEE, à l'article 37 de la directive 83/349/CEE ou à l'article 31 de la directive 85/611/CEE ou à toute autre mission légale, ont l'obligation de signaler sans délai aux autorités de contrôle tout fait ou décision concernant cette entreprise, dont elles ont eu connaissance dans l'exercice de cette mission et qui est de nature à entraîner l'une des conséquences suivantes:

a) violer, sur le fond, les dispositions législatives, réglementaires ou administratives qui fixent les conditions d'agrément ou qui régissent, de manière spécifique, l'exercice de l'activité des entreprises d'assurance et de réassurance;

b) porter atteinte à la continuité de l'exploitation de l'entreprise d'assurance ou de réassurance;

c) entraîner le refus de la certification des comptes ou l'émission de réserves;

d) entraîner le non-respect du capital de solvabilité requis;

e) entraîner le non-respect du minimum de capital requis.

Les personnes visées au premier alinéa signalent également les faits ou décisions dont elles viendraient à avoir connaissance dans le cadre d'une mission visée au premier alinéa, exercée dans une entreprise qui a des liens étroits découlant d'une relation de contrôle avec l'entreprise d'assurance ou de réassurance auprès de laquelle elles s'acquittent de cette mission.

2. La divulgation de bonne foi aux autorités de contrôle, par les personnes agréées au sens de la directive 84/253/CEE de faits ou décisions visés au paragraphe 1 ne constitue pas une violation d'une quelconque restriction à la divulgation d'informations imposée par contrat ou par une disposition législative, réglementaire ou administrative et n'entraîne pour ces personnes aucune responsabilité d'aucune sorte ».

Etant donné qu’une directive européenne ne crée en principe pas d’effet direct entre particuliers et qu’en l’espèce, l’article précité de la Directive 2009/138/CE a été transposé par les articles 94 et 95 de la loi modifiée du 7 décembre 2015 sur le secteur des assurances15, le moyen, en visant la directive et non pas les dispositions nationales, manque encore en droit.

En effet, il résulte de la jurisprudence de la Cour de Justice de l’union européenne qu’en vertu de l’article 288, troisième alinéa, TFUE, le caractère contraignant d’une directive sur lequel est fondée la possibilité d’invoquer celle-ci n’existe qu’à l’égard de « tout État membre destinataire ». Il s’ensuit, selon une jurisprudence constante, qu’une directive ne peut par elle-même créer d’obligations dans le chef d’un particulier et ne peut donc être invoquée en tant que telle à l’encontre d’une telle personne devant une juridiction nationale16.

A cela s’ajoute que tant les dispositions de la Directive 2009/138/CE que les dispositions légales nationales sont en tout état de cause étrangères aux questions procédurales tenant à la qualité à agir dans le cadre d’une faillite/liquidation.

Les demandeurs en cassation demandent finalement à voir poser la question préjudicielle suivante à la Cour de Justice de l’Union européenne :

« L’article 17, paragraphe 1, de la directive 2002/83/CE (Solvability 1), qui impose au réviseur d’entreprise une obligation de signaler rapidement aux autorités compétentes tout fait ou décision concernant l’entreprise contrôlée, dont il a eu connaissance dans l’exercice de cette mission, de nature à constituer une violation sur le fond des dispositions législatives ou réglementaires qui établissent les conditions d’agrément ou qui régissent de manière spécifique l’exercice de l’activité des entreprises d’assurances, créé-t-il une obligation d’ordre public européen ? Des négligences graves et le non-

respect des obligations résultant de la directive par l’État et l’organe de surveillance du pays d’origine créent-ils un droit subjectif en faveur des souscripteurs de police d’assurance ? L’article 444 du Code de commerce luxembourgeois, en tant qu’il 15 Comme relevé sous la note n°1, la loi modifiée du 6 décembre 1991 sur le secteur des assurances a été abrogée avec effet au 1er janvier 2016.

16 C.J.U.E., 12 décembre 2013, C-425/12 ainsi que les références y citées.

réserverait ne fut-ce que temporairement à la décision discrétionnaire du liquidateur ou du curateur de la compagnie d’assurances la possibilité d’intenter en lieu et place des souscripteurs d’assurances une action en responsabilité contre le réviseur d’entreprise fondée sur la violation d’un tel droit subjectif, avec la circonstance que l’action puisse être prescrite avant que les souscripteurs ne recouvrent leur droit d’agir individuellement à l’issue de la mission du liquidateur ou du curateur, viole-t-il le principe d’effectivité du droit européen et donc la Directive susmentionnée ? » L’article 267 du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne prévoit que « La Cour de justice de l'Union européenne est compétente pour statuer, à titre préjudiciel:

a) sur l'interprétation des traités, b) sur la validité et l'interprétation des actes pris par les institutions, organes ou organismes de l'Union.

Lorsqu'une telle question est soulevée devant une juridiction d'un des États membres, cette juridiction peut, si elle estime qu'une décision sur ce point est nécessaire pour rendre son jugement, demander à la Cour de statuer sur cette question.

Lorsqu'une telle question est soulevée dans une affaire pendante devant une juridiction nationale dont les décisions ne sont pas susceptibles d'un recours juridictionnel de droit interne, cette juridiction est tenue de saisir la Cour. (…) ».

La Cour de Justice de l’Union Européenne a jugé que l’obligation de renvoi n’existe pas si la question posée est dénuée de pertinence, si elle trouve sa réponse dans une jurisprudence antérieure ou si « l'application correcte du droit communautaire peut s'imposer avec une évidence telle qu'elle ne laisse place à aucun doute raisonnable sur la manière de résoudre la question posée »17.

Il a encore été précisé que les juridictions visées par le troisième alinéa jouissent du même pouvoir d’appréciation que toutes autres juridictions nationales en ce qui concerne le point de savoir si une décision sur un point de droit de l’Union est nécessaire pour leur permettre de rendre leur décision. Ces juridictions ne sont, dès lors, pas tenues de renvoyer une question d’interprétation du droit de l’Union soulevée devant elles si la question n’est pas pertinente, c’est-à-dire dans les cas où la réponse à cette question, quelle qu’elle soit, ne pourrait avoir aucune influence sur la solution du litige18.

Par ailleurs, le juge national est seul compétent pour constater et apprécier les faits du litige au principal ainsi que pour interpréter et appliquer le droit national. Il appartient de même au seul juge national, qui est saisi du litige et doit assumer la responsabilité de la décision juridictionnelle à intervenir, d’apprécier, au regard des particularités de l’affaire, tant la nécessité que la pertinence des questions qu’il pose à la Cour19.

17 CJUE (anciennement CJCE), 6 octobre 1982, C-283/81.

18 CJUE, 6 octobre 2021, C-561/19, point 34.

19 Idem, point 35.

Compte tenu du fait que la question juridique en cause en l’espèce, à savoir les limites posées au droit d’agir des créanciers individuels dans le cadre d’une faillite/liquidation, n’est pas abordée, même de façon indirecte, par l’article 17 de la Directive invoquée, qui de surcroit avait déjà été abrogée lors de l’introduction de la demande, la question préjudicielle, telle que libellée, est dénuée de pertinence.

Il n’y a donc pas lieu à saisine de la Cour de Justice de l’Union Européenne par voie d’un renvoi préjudiciel.

Conclusion Le pourvoi est irrecevable en ce qui concerne la partie demanderesse en cassation PERSONNE16.) et recevable pour le surplus ;

Il est à rejeter.

Pour le Procureur général d’Etat l’avocat général Nathalie HILGERT 21


Synthèse
Numéro d'arrêt : 137/23
Date de la décision : 14/12/2023

Origine de la décision
Date de l'import : 16/12/2023
Identifiant URN:LEX : urn:lex;lu;cour.cassation;arret;2023-12-14;137.23 ?

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