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19/04/2024 | LUXEMBOURG | N°50242

Luxembourg | Luxembourg, Tribunal administratif, 19 avril 2024, 50242


Tribunal administratif N° 50242 du rôle du Grand-Duché de Luxembourg ECLI:LU:TADM:2024:50242 4e chambre Inscrit le 26 mars 2024 Audience publique du 19 avril 2024 Recours formé par Monsieur …, …, contre une décision du ministre des Affaires intérieures en matière de protection internationale (art. 35 (4), L.18.12.2015)

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JUGEMENT

Vu la requête inscrite sous le numéro 50242 du rôle et déposée le 26 mars 2024 au greffe du tribunal administratif par Maître Françoise Nsan-Nwet, avo

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Tribunal administratif N° 50242 du rôle du Grand-Duché de Luxembourg ECLI:LU:TADM:2024:50242 4e chambre Inscrit le 26 mars 2024 Audience publique du 19 avril 2024 Recours formé par Monsieur …, …, contre une décision du ministre des Affaires intérieures en matière de protection internationale (art. 35 (4), L.18.12.2015)

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JUGEMENT

Vu la requête inscrite sous le numéro 50242 du rôle et déposée le 26 mars 2024 au greffe du tribunal administratif par Maître Françoise Nsan-Nwet, avocat à la Cour, inscrite au tableau de l’Ordre des avocats à Luxembourg, au nom de Monsieur …, né le … à … (Erythrée), de nationalité érythréenne, actuellement assigné à résidence à la structure d’hébergement d’urgence du Kirchberg (SHUK), tendant à la réformation d’une décision du ministre des Affaires intérieures du 12 mars 2024 de le transférer vers la Croatie comme étant l’Etat membre responsable pour connaître de sa demande de protection internationale ;

Vu le mémoire en réponse du délégué du gouvernement déposé au greffe du tribunal administratif le 10 avril 2024 ;

Vu les pièces versées en cause et notamment la décision entreprise ;

Le juge-rapporteur entendu en son rapport, ainsi que Maître Françoise Nsan-Nwet et Monsieur le délégué du gouvernement Luc Reding en leurs plaidoiries respectives à l’audience publique du 16 avril 2024.

Le 24 octobre 2023, Monsieur … introduisit auprès du service compétent du ministère des Affaires étrangères et européennes, direction de l’Immigration, ci-après désigné par « le ministère », une demande en obtention d’une protection internationale au sens de la loi modifiée du 18 décembre 2015 relative à la protection internationale et à la protection temporaire, ci-après désignée par « la loi du 18 décembre 2015 ».

Le même jour, Monsieur … fut entendu par un agent du service de la police judiciaire, section criminalité organisée-police des étrangers, de la police grand-ducale, sur son identité et sur l’itinéraire suivi pour venir au Luxembourg.

Il s’avéra à cette occasion, ainsi qu’au regard du résultat d’une recherche effectuée dans la base de données EURODAC que Monsieur … avait déposé une demande de protection internationale en Croatie en date du 21 septembre 2023.

Le 30 octobre 2023, Monsieur … fut entendu par un agent du ministère en vue de déterminer l’Etat responsable de l’examen de sa demande de protection internationale en vertu 1du règlement (UE) n° 604/2013 du Parlement européen et du Conseil du 26 juin 2013 établissant les critères et mécanismes de détermination de l’Etat membre responsable de l’examen d’une demande de protection internationale introduite dans l’un des Etats membres par un ressortissant de pays tiers ou un apatride, ci-après désigné par « le règlement Dublin III ».

Par un arrêté du ministre de l’Immigration et de l’Asile du 15 novembre 2023, Monsieur … fit l’objet d’une assignation à résidence à la structure d’hébergement d’urgence du Kirchberg, ci-après désignée par la « SHUK », pour une durée de trois mois.

Le 20 décembre 2023, les autorités luxembourgeoises contactèrent leurs homologues croates en vue de la reprise en charge de Monsieur … sur base de l’article 18, paragraphe (1), point b), du règlement Dublin III, demande qui fut acceptée par lesdites autorités en date du 3 janvier 2024 sur le fondement de l’article 20, paragraphe (5) du règlement Dublin III.

Par arrêté du 15 février 2024, le ministre des Affaires intérieures, entretemps en charge du dossier et ci-après désigné par « le ministre », prorogea l’assignation à résidence de Monsieur … jusqu’au 7 mai 2024.

Par décision du 12 mars 2024, notifiée à l’intéressé par courrier recommandé envoyé le 13 mars 2024, le ministre informa Monsieur … que le Grand-Duché de Luxembourg avait pris la décision de le transférer dans les meilleurs délais vers la Croatie sur base de l’article 28, paragraphe (1) de la loi du 18 décembre 2015 et de l’article 20, paragraphe (5) du règlement Dublin III, la décision étant libellée comme suit :

« (…) Vous avez introduit une demande de protection internationale au Luxembourg en date du 24 octobre 2023 au sens de la loi modifiée du 18 décembre 2015 relative à la protection internationale et à la protection temporaire (ci-après « la loi modifiée du 18 décembre 2015 »). En vertu des dispositions de l'article 28(1) de la loi précitée et des dispositions de l'article 20(5) du règlement (UE) n° 604/2013 du Parlement Européen et du Conseil du 26 juin 2013 (ci-après « le règlement DIII »), le Grand-Duché de Luxembourg n'examinera pas votre demande de protection internationale et vous serez transféré vers la Croatie qui est l'Etat membre tenu de vous reprendre en charge.

Les faits concernant votre demande, la motivation à la base de la présente décision, les bases légales sur lesquelles elle s'appuie, de même que les informations quant aux voies de recours ouvertes sont précisés ci-après.

En mains le rapport de Police Judiciaire du 24 octobre 2023 et le rapport d'entretien Dublin III sur votre demande de protection internationale du 30 octobre 2023.

1. Quant aux faits à la base de votre demande de protection internationale En date du 24 octobre 2023, vous avez introduit une demande de protection internationale au Luxembourg.

La comparaison de vos empreintes dactyloscopiques avec la base de données Eurodac a révélé que vous avez introduit une demande de protection internationale en Croatie en date du 21 septembre 2023.

2Afin de faciliter le processus de détermination de l'Etat membre responsable, un entretien Dublin III a été mené en date du 30 octobre 2023.

Sur cette base, une demande de reprise en charge en vertu de l'article 18(1)b du règlement DIII a été adressée aux autorités croates en date du 20 décembre 2023, demande qui fut acceptée par lesdites autorités croates en date du 3 janvier 2024, sur base de l'article 20(5) du règlement DIII.

2. Quant aux bases légales En tant qu'Etat membre de l'Union européenne, l'Etat luxembourgeois est tenu de mener un examen aux fins de déterminer l'Etat responsable conformément aux dispositions du règlement DIII établissant les critères et mécanismes de détermination de l'Etat membre responsable de l'examen d'une demande de protection internationale introduite dans l'un des Etats membres par un ressortissant de pays tiers ou un apatride.

S'il ressort de cet examen qu'un autre Etat est tenu d'achever le processus de détermination de l'Etat membre responsable du traitement de la demande de protection internationale, la Direction générale de l'immigration rend une décision de transfert après que l'Etat requis a accepté la prise ou la reprise en charge du demandeur.

Aux termes de l'article 28(1) de la loi modifiée du 18 décembre 2015, le Luxembourg n'est pas responsable pour le traitement d'une demande de protection internationale si cette responsabilité revient à un autre Etat.

Dans le cadre d'une reprise en charge, et notamment conformément à l'article 20(5) du règlement DIII, l'Etat auprès duquel la demande de protection internationale a été introduite pour la première fois est tenu - dans les conditions prévues aux art. 23, 24, 25 et 29, et en vue d'achever le processus de détermination de l'Etat membre responsable de l'examen de la demande de protection internationale - de reprendre en charge le demandeur qui se trouve dans un autre Etat membre sans titre de séjour ou qui y introduit une demande de protection internationale après avoir retiré sa première demande présentée dans un autre Etat membre pendant le processus de détermination de l'Etat membre responsable.

Par ailleurs, un Etat n'est pas autorisé à transférer un demandeur vers l'Etat normalement responsable lorsqu'il existe des preuves ou indices avérés qu'un demandeur risquerait dans son cas particulier d'être soumis dans cet Etat à un traitement inhumain ou dégradant au sens de l'article 3 de la Convention du 4 novembre 1950 de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales (ci-après la « CEDH ») ou 4 de la Charte des droits fondamentaux de l'Union européenne (ci-après « la Charte UE »).

3. Quant à la motivation de la présente décision de transfert En l'espèce, il ressort des résultats du 24 octobre 2023 de la comparaison de vos données dactyloscopiques avec celles enregistrées dans la base de données Eurodac que vous avez introduit une demande de protection internationale en Croatie en date du 21 septembre 2023.

Selon vos déclarations, vous auriez quitté l'Érythrée en décembre 2018 pour vous rendre en Ethiopie, où vous seriez resté pendant cinq ans. Vous auriez ensuite traversé le 3Kenya avant de vous rendre en Turquie en avion, en utilisant un passeport falsifié. Par la suite, vous auriez voyagé en Grèce avant d'emprunter la route des Balkans. Lors de votre arrivée en Croatie, vous affirmez avoir été contraint de fournir vos empreintes digitales aux autorités croates, bien que vous n'ayez pas présenté de demande formelle de protection internationale.

Par la suite, vous auriez quitté la Croatie en direction de la Slovénie avant de rejoindre l'Italie, où vous auriez séjourné pendant un mois. Finalement, vous déclarez avoir pris un train en direction du Luxembourg, traversant la Suisse et la France. Vous seriez arrivé au Luxembourg le 24 octobre 2023.

Lors de votre entretien Dublin III en date du 30 octobre 2023, vous mentionnez avoir des fois des douleurs dans votre jambe gauche. Cependant, vous n'avez fourni aucun élément concret sur votre état de santé ou fait état d'autres problèmes généraux empêchant un transfert vers la Croatie qui est l'Etat membre tenu de vous reprendre en charge en vue d'achever le processus de détermination de l'Etat membre responsable pour traiter votre demande de protection internationale.

Monsieur, vous déclarez avoir quitté la Croatie parce que votre objectif aurait été de vous rendre au Luxembourg pour construire un avenir.

Rappelons à cet égard que la Croatie est liée à la Charte UE et est partie à la Convention du 28 juillet 1951 relative au statut des réfugiés (ci-après « la Convention de Genève »), à la CEDH et à la Convention du 10 décembre 1984 contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants (« Conv. torture »).

Il y a également lieu de soulever que la Croatie est liée par la Directive (UE) n° 2013/32 du Parlement européen et du Conseil du 26 juin 2013 relative à des procédures communes pour l'octroi et le retrait de la protection internationale [refonte] (« directive Procédure ») et par la Directive (UE) n° 2013/33 du Parlement européen et du Conseil du 26 juin 2013 établissant des normes pour l'accueil des personnes demandant la protection internationale [refonte] (« directive Accueil »).

Soulignons en outre que la Croatie profite, comme tout autre Etat membre, de la confiance mutuelle qu'elle respecte ses obligations découlant du droit international et européen en la matière. Par conséquent, la Croatie est présumée respecter ses obligations tirées du droit international public, en particulier le principe de non-refoulement énoncé expressément à l'article 33 de la Convention de Genève, ainsi que l'interdiction des mauvais traitements ancrée à l'article 3 CEDH et à l'article 3 Conv. torture.

Par ailleurs, il n'existe en particulier aucune jurisprudence de la Cour EDH ou de la CJUE, de même qu'il n'existe aucune recommandation de l'UNHCR visant de façon générale à suspendre les transferts vers la Croatie sur base du règlement (UE) n° 604/2013.

En l'occurrence, vous ne rapportez pas la preuve que votre demande de protection internationale n'aurait pas fait l'objet d'une analyse juste et équitable, ni que vous n'auriez pas les moyens de faire valoir vos droits, notamment devant les autorités judiciaires croates.

Vous n'avez fourni aucun élément susceptible de démontrer que la Croatie ne respecterait pas le principe de non-refoulement à votre égard et faillirait à ses obligations internationales en vous renvoyant dans un pays où votre vie, votre intégrité corporelle ou votre liberté seraient sérieusement menacées.

4 Monsieur, vous n'avez pas non plus démontré que, dans votre cas concret, vos conditions d'existence en Croatie revêtiraient un tel degré de pénibilité et de gravité qu'elles seraient constitutives d'un traitement contraire à l'article 3 CEDH ou encore à l'article 3 Conv.

torture.

Il n'existe en outre pas non plus de raisons pour une application de l'article 16(1) du règlement DIII pouvant amener le Luxembourg à assumer la responsabilité de l'examen au fond de votre demande de protection internationale.

Il convient encore de souligner qu'en vertu de l'article 17(1) du règlement DIII (clause de souveraineté), chaque Etat membre peut décider d'examiner une demande de protection internationale qui lui est présentée par le ressortissant d'un pays tiers ou un apatride, même si cet examen ne lui incombe pas en vertu des critères fixés dans le règlement, pour des raisons humanitaires ou exceptionnelles. Les autorités luxembourgeoises disposent d'un pouvoir discrétionnaire à cet égard, et l'application de la clause de souveraineté ne constitue pas une obligation.

Il ne ressort pas de l'ensemble des éléments de votre dossier que les autorités luxembourgeoises auraient dû faire application de la clause de souveraineté prévue à l'article 17(1) du règlement DIII. En effet, vous ne faites valoir aucun élément humanitaire ou exceptionnel qui ne serait pas couvert par les dispositions du règlement DIII et qui devrait amener les autorités luxembourgeoises à se déclarer responsables pour le traitement de votre demande de protection internationale.

Pour l'exécution du transfert vers la Croatie, seule votre capacité de voyager est déterminante et fera l'objet d'une détermination définitive dans un délai raisonnable avant le transfert.

Si votre état de santé devait temporairement constituer un obstacle à l'exécution de votre renvoi vers la Croatie, l'exécution du transfert serait suspendue jusqu'à ce que vous seriez à nouveau apte à être transféré. Par ailleurs, si cela s'avère nécessaire, la Direction générale de l'immigration prendra en compte votre état de santé lors de l'organisation du transfert vers la Croatie en informant les autorités croates conformément aux articles 31 et 32 du règlement DIII à condition que vous exprimiez votre consentement explicite à cette fin.

D'autres raisons individuelles pouvant éventuellement entraver la remise aux autorités croates n'ont pas été constatées. (…) ».

Par requête déposée au greffe du tribunal administratif en date du 26 mars 2024, Monsieur … a fait introduire un recours tendant à la réformation de la décision ministérielle, précitée, du 12 mars 2024.

Etant donné que l’article 35, paragraphe (4) de la loi du 18 décembre 2015 prévoit un recours en réformation contre les décisions visées à l’article 28, paragraphe (1) de la même loi, le tribunal est compétent pour connaître du recours en réformation sous analyse, lequel est encore recevable pour avoir été introduit dans les formes et délai de la loi.

A l’appui de son recours, le demandeur expose d’abord les faits et rétroactes gisant à la base de la décision déférée, tels que retranscrits ci-avant, en précisant avoir dû quitter son pays 5d’origine, l’Erythrée, au regard de la situation désastreuse concernant les droits de l’Homme y régnant, Monsieur … détaillant encore le trajet effectué pour venir au Luxembourg, En droit, sur le fondement de l’article 3, paragraphe (2), alinéa 2 du règlement Dublin III, lequel contiendrait une présomption réfragable du respect des droits fondamentaux par les Etats membres dans le contexte de l’application du règlement Dublin III, le demandeur fait, tout d’abord, valoir que le ministre, loin d’examiner si la Croatie respecte en pratique les droits fondamentaux des demandeurs de protection internationale, se serait contenté d’énoncer des affirmations génériques, ce qui démontrerait l’absence de prise en compte des informations disponibles sur les dysfonctionnements en Croatie en matière d’accueil des demandeurs de protection internationale.

Le demandeur se prévaut également d’une violation de l’article 33 de la Convention de Genève du 28 juillet 1951 relative au statut des réfugiés, ci-après désignée par « la Convention de Genève », lequel consacre le principe de non-refoulement, en relevant que ce principe ne serait pas respecté par les autorités croates, alors que plusieurs observateurs auraient dénoncé des violences policières à la frontière avec la Bosnie-Herzégovine dans le cadre de la politique dite de « Pushback ».

Dans le cadre de son moyen tiré d’une violation de l’article 3, paragraphe (2) du règlement Dublin III, le demandeur met encore en exergue des défaillances affectant, selon lui, le système d’accueil des demandeurs de protection internationale en Croatie affecté par des violation des droits fondamentaux, ainsi que par des dysfonctionnements majeurs.

Il se prévaut dans ce contexte de deux arrêts de la Cour Européenne des Droits de l'Homme, ci-après désignée par « la CourEDH », ayant condamné la Croatie pour violation de l'article 2 de la Convention de sauvegarde des droits de l’Homme et des libertés fondamentales, ci-après désignée par « la CEDH ». Ainsi, dans l’arrêt nos 15670/18 et 43115/18 du 18 novembre 2021, M.H. et autres c. Croatie, la CourEDH, suite au décès d'un enfant de six ans, percuté par un train, après que sa famille ait reçu l'ordre de retourner en Serbie en suivant les rails de chemin de fer, aurait constaté plusieurs violations de la CEDH, et plus particulièrement (i) une enquête inefficace relative au décès de l'enfant, en violation de l’article 2 de la CEDH, (ii) un traitement dégradant des enfants incarcérés pendant plus de deux mois, en violation de l’article 3 de la CEDH, (iii) l'absence d'examen, de vigilance et de diligence nécessaires durant la procédure, afin de limiter autant que possible la détention de familles, en violation de l’article 5 de la CEDH, (iv) la restriction des contacts avec l'avocat choisi, ainsi que la pression exercée sur l'avocat dans le but de le dissuader de porter l'affaire devant les tribunaux, en violation de l’article 34 de la CEDH, et finalement (v) l'expulsion collective par la police croate en dehors du poste frontière officiel et sans notification préalable aux autorités serbes, en violation de l’article 4 de la CEDH. Dans l’arrêt no 84523/17 du 17 janvier 2023, Daraibou c. Croatie, la CourEDH, ayant eu à connaître d’une affaire portant sur un incendie dans le sous-sol du poste de police de Bajakovo, servant à l'époque de centre de rétention pour migrants illégaux, au cours duquel plusieurs personnes sont décédées, respectivement ont été blessées, aurait retenu une violation, par la Croatie, de l’article 2 de la CEDH, d’une part, pour ne pas avoir offert audit requérant une protection suffisante et raisonnable de sa vie et de son intégrité physique, et, d’autre part, en raison de défaillances dans l’enquête sur l’incendie mortel.

Le demandeur cite encore un extrait d’un rapport de l’organisation Human Rights Watchde mai 2023 intitulé « Like We Were Just Animals - Pushbacks of People Seeking Protection from Croatia to Bosnia and Herzegovina », sans en fournir les références, et verse 6à l’appui de son recours un rapport de l'association suisse Solidarité sans Frontières du 5 décembre 2022 intitulé « Les renvois Dublin vers la Croatie doivent immédiatement cesser », pour faire état de refoulements systématiques et de violences policières perpétrées à cette occasion en Croatie, agissements qui concerneraient également les personnes y renvoyées dans le cadre du règlement Dublin III.

Sur base d’un jugement n° A 46/22 du tribunal administratif de Braunschweig du 24 mai 2022, d’un jugement n° A 1 K 1805/22 du tribunal administratif de Freiburg du 26 juillet 2022 ayant reconnu une violation, par la Croatie, du droit de déposer une demande d’asile et du principe de non-refoulement, ainsi que d’un jugement du tribunal de La Haye ayant retenu la suspension d’un transfert vers la Croatie sur base de l'article 4 de la Charte des droits fondamentaux de l'Union Européenne, ci-après désignée par « la Charte », et de l'article 3 de la CEDH, le demandeur soutient ne pas pouvoir faire l’objet d’un transfert vers la Croatie, où ses droits ne seraient pas garantis, d’autant plus qu’il y aurait fait l’objet d’un refoulement de la part des autorités croates, lesquelles, à son arrivée, se seraient contentées de lui indiquer le train en direction de la Slovénie.

Le demandeur se prévaut enfin de l’article 17, paragraphe (1) du règlement Dublin III lequel consacrerait un pouvoir discrétionnaire non absolu, inconditionné ou arbitraire, dont l’usage pourrait faire l’objet d’un contrôle, pour arriver à la conclusion qu’en décidant de le transférer vers la Croatie, le ministre aurait commis une erreur manifeste d’appréciation. Eu égard à des raisons humanitaires et aux circonstances exceptionnelles liées à l’existence de défaillances systémiques dans le système d’accueil des demandeurs d’asile en Croatie qui seraient régulièrement dénoncées, le ministre aurait dû faire preuve de prudence et de diligence et décider de ne pas le renvoyer vers la Croatie où le respect de ses droits les plus fondamentaux ne seraient pas assurés.

Le demandeur explique encore, dans ce cadre, qu’un transfert vers la Croatie l’exposerait à une violation de ses droits fondamentaux, protégés par l’article 3 de la CEDH et par l’article 4 de la Charte, en ajoutant qu’il craindrait de faire l’objet de violences de la part des autorités croates d’être, entre autres, refoulé vers la frontière de la Bosnie-Herzégovine.

Les circonstances particulières de l’espèce et sa situation personnelle, à savoir le risque élevé de traitements contraires à l’article 3, paragraphe 2 du règlement Dublin III, justifieraient, dès lors, que le ministre se déclare compétent pour examiner sa demande de protection internationale, notamment pour des considérations humanitaires.

Le délégué du gouvernement conclut, quant à lui, au rejet du recours pour ne pas être fondé.

Il y a d’abord lieu de rappeler que le tribunal n’est pas tenu par l’ordre des moyens, tel que présenté par le demandeur, mais qu’il détient la faculté de les toiser suivant une bonne administration de la justice et l’effet utile s’en dégageant.

S’agissant d’abord de la légalité externe de la décision déférée et, pour autant que le demandeur ait entendu, par ses critiques suivant lesquelles le ministre se serait contenté d’énoncer des affirmations génériques sans vérifier si les droits fondamentaux des demandeurs de protection internationale étaient en pratique respectés en Croatie, reprocher un défaut de motivation, voire une motivation insuffisante à la décision ministérielle en cause, le tribunal relève qu’en vertu de l’article 34, paragraphe (1) de la loi du 18 décembre 2015, « (…) Toute décision négative est motivée en fait et en droit (…) ».

7 Force est au tribunal de constater qu’en l’espèce, la décision déférée est motivée tant en fait qu’en droit, en ce qu’elle indique, en se basant sur les articles 28, paragraphe (1) de la loi du 18 décembre 2015 et 20, paragraphe (5) du règlement Dublin III, les raisons ayant amené le ministre à prendre la décision de ne pas examiner la demande de protection internationale de Monsieur … et de le transférer vers la Croatie, à savoir le fait que le demandeur a introduit une demande de protection internationale en Croatie le 21 septembre 2023 et que la Croatie a accepté sa reprise en charge le 3 janvier 2024 sur le fondement de l’article 20, paragraphe (5) du règlement Dublin III. Le ministre a, en outre, relevé que les empreintes digitales du demandeur y avaient été enregistrées. Par ailleurs, le ministre a relevé que la Croatie est partie à la Convention de Genève, à la CEDH et à la Convention torture, et que de ce fait, elle est présumée respecter l’article 33 de la Convention de Genève, ainsi que les articles 3 de la CEDH et 3 de la Convention torture, et qu’il n’existe ni de jurisprudence de la CourEDH, ou de la Cour de justice de l’Union européenne, ci-après désignée par « la CJUE », ni une recommandation du Haut-Commissariat des Nations Unies pour les réfugiés, ci-après désigné par « UNHCR », visant de façon générale à suspendre les transferts vers la Croatie. Le ministre a également exclu l’application de l’article 16, paragraphe (1) du règlement Dublin III pouvant amener le Luxembourg à assumer la responsabilité de l’examen au fond de la demande de protection internationale du demandeur. Enfin, il a relevé que le demandeur ne lui a soumis aucun élément humanitaire ou exceptionnel ayant dû l’amener à appliquer l’article 17, paragraphe (1) du règlement Dublin III, voire d’autres raisons individuelles qui pourraient empêcher sa remise aux autorités croates.

Au vu de ce qui précède, le tribunal est amené à retenir que la motivation de la décision déférée suffit à l’exigence de motivation inscrite à l’article 34, paragraphe (1) de la loi du 18 décembre 2015.

Il s’ensuit que le moyen afférent du demandeur est rejeté.

En vertu de l’article 28, paragraphe (1) de la loi du 18 décembre 2015, « Si, en application du règlement (UE) n°604/2013, le ministre estime qu’un autre Etat membre est responsable de la demande, il sursoit à statuer sur la demande jusqu’à la décision du pays responsable sur la requête de prise ou de reprise en charge. Lorsque l’Etat membre requis accepte la prise en charge ou la reprise en charge du demandeur, le ministre notifie à la personne concernée la décision de la transférer vers l’Etat membre responsable et de ne pas examiner sa demande de protection internationale ».

Il s’ensuit que si le ministre estime qu’en application du règlement Dublin III, un autre pays est responsable de l’examen de la demande de protection internationale et si ce pays accepte la prise, respectivement la reprise en charge de l’intéressé, le ministre décide de transférer la personne concernée vers l’Etat membre responsable et de ne pas examiner la demande de protection internationale introduite au Luxembourg.

L’article 20, paragraphe (5) du règlement Dublin III, sur lequel le ministre s’est, en l’espèce, basé pour conclure à la responsabilité des autorités croates, dispose que : « L’État membre auprès duquel la demande de protection internationale a été introduite pour la première fois est tenu, dans les conditions prévues aux articles 23, 24, 25 et 29, et en vue d’achever le processus de détermination de l’État membre responsable de l’examen de la demande de protection internationale, de reprendre en charge le demandeur qui se trouve dans un autre État membre sans titre de séjour ou qui y introduit une demande de protection 8internationale après avoir retiré sa première demande présentée dans un autre État membre pendant le processus de détermination de l’État membre responsable.

Cette obligation cesse lorsque l’État membre auquel il est demandé d’achever le processus de détermination de l’État membre responsable peut établir que le demandeur a quitté entre-temps le territoire des États membres pendant une période d’au moins trois mois ou a obtenu un titre de séjour d’un autre État membre.

Toute demande introduite après la période d’absence visée au deuxième alinéa est considérée comme une nouvelle demande donnant lieu à une nouvelle procédure de détermination de l’État membre responsable. ».

Il suit de cette disposition que l’Etat responsable du traitement de la demande de protection internationale est celui dans lequel le demandeur a introduit en premier une demande de protection internationale, malgré le fait que ladite demande soit par la suite considérée comme ayant été retirée, à moins qu’il soit établi que le demandeur a entretemps quitté le territoire des Etat membres pendant une période d’au moins trois mois ou a obtenu un titre de séjour d’un autre Etat membre.

Le tribunal constate de prime abord qu’il est constant en cause que la décision de transférer Monsieur … vers la Croatie et de ne pas examiner sa demande de protection internationale a été adoptée par le ministre en application de l’article 28, paragraphe (1) de la loi du 18 décembre 2015 et de l’article 20, paragraphe (5) du règlement Dublin III, au motif que l’Etat tenu d’achever le processus de détermination de l’Etat membre responsable de l’examen de la demande de protection internationale du demandeur serait la Croatie, en ce qu’il y avait introduit une demande de protection internationale le 21 septembre 2023 et que les autorités croates ont accepté de le reprendre en charge en date du 3 janvier 2024.

C’est, dès lors, a priori à bon droit que le ministre a décidé de transférer le demandeur vers ledit Etat et de ne pas examiner sa demande de protection internationale introduite au Luxembourg, compétence de principe qui n’a, en tant que telle, pas fait l’objet de critiques de la part du demandeur.

Force est ensuite de constater que le demandeur invoque l’existence, en Croatie, de défaillances systémiques dans la procédure d’asile et les conditions d’accueil des demandeurs de protection internationale au sens de l’article 3, paragraphe (2) du règlement Dublin III, ainsi que, de manière plus générale, le risque d’y subir des traitements inhumains et dégradants contraires aux articles 3 de la CEDH, 4 de la Charte et 3 de la Convention torture en cas de transfert, le demandeur invoquant encore une violation de l’article 17, paragraphe (1) du règlement Dublin III et finalement de l’article 33 de la Convention de Genève.

A cet égard, le tribunal précise que les possibilités légales pour le ministre de ne pas procéder au transfert d’un demandeur de protection internationale, malgré la compétence de principe d’un autre Etat membre, et d’examiner, le cas échéant, sa demande, sont prévues, d’une part, par l’article 3, paragraphe (2), alinéa 2 du règlement Dublin III, lequel présuppose l’existence de défaillances systémiques dans la procédure d’asile et les conditions d’accueil des demandeurs qui entraînent un risque de traitement inhumain ou dégradant au sens de l’article 4 de la Charte, auquel cas le ministre ne peut pas transférer l’intéressé dans cet Etat tout en poursuivant la procédure de détermination de l’Etat membre responsable, ainsi que, d’autre part, par l’article 17, paragraphe (1), précité, du même règlement, accordant au ministre la 9simple faculté d’examiner la demande de protection internationale nonobstant la compétence de principe d’un autre Etat membre pour ce faire.

L’article 3, paragraphe (2), alinéa 2 du règlement Dublin III prévoit ce qui suit :

« Lorsqu’il est impossible de transférer un demandeur vers l’État membre initialement désigné comme responsable parce qu’il y a de sérieuses raisons de croire qu’il existe dans cet État membre des défaillances systémiques dans la procédure d’asile et les conditions d’accueil des demandeurs, qui entraînent un risque de traitement inhumain ou dégradant au sens de l’article 4 de la charte des droits fondamentaux de l’Union européenne, l’État membre procédant à la détermination de l’État membre responsable poursuit l’examen des critères énoncés au chapitre III afin d’établir si un autre État membre peut être désigné comme responsable. ».

Force est au tribunal de constater que cette disposition impose à l’Etat membre procédant à la détermination de l’Etat responsable de l’examen de la demande de protection internationale d’un demandeur d’asile de s’abstenir de transférer l’intéressé vers l’Etat membre initialement désigné comme responsable, en application des critères prévus par le règlement Dublin III, s’il y a de sérieuses raisons de croire qu’il existe dans cet Etat membre des défaillances systémiques dans la procédure d’asile et les conditions d’accueil des demandeurs, qui entraînent un risque de traitement inhumain ou dégradant au sens de l’article 4 de la Charte, corollaire de l’article 3 de la CEDH.

La situation visée par ledit article 3, paragraphe (2) du règlement Dublin III est celle de l’existence de défaillances systémiques empêchant tout transfert de demandeurs d’asile vers un Etat membre déterminé1.

A cet égard, le tribunal relève que la Croatie est tenue au respect, en tant que membre de l’Union européenne et signataire de ces conventions, des droits et libertés prévus par la CEDH, le Pacte international des droits civils et politiques ou la Convention des Nations Unies contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants, ainsi que du principe de non-refoulement prévu par la Convention de Genève, et dispose a priori d’un système de recours efficace contre les violations de ces droits et libertés. Il y a encore lieu de souligner, dans ce contexte, que le système européen commun d’asile a été conçu dans un contexte permettant de supposer que l’ensemble des Etats y participant qu’ils soient Etats membres ou Etats tiers, respectent les droits fondamentaux, en ce compris les droits trouvant leur fondement dans la Convention de Genève, ainsi que dans la CEDH, et que les Etats membres peuvent s’accorder une confiance mutuelle à cet égard2. C’est précisément en raison de ce principe de confiance mutuelle que le législateur de l’Union européenne a adopté le règlement Dublin III en vue de rationaliser le traitement des demandes d’asile et d’éviter l’engorgement du système par l’obligation, pour les autorités des Etats, de traiter des demandes multiples introduites par un même demandeur, d’accroître la sécurité juridique en ce qui concerne la détermination de l’Etat responsable du traitement de la demande d’asile et ainsi d’éviter le « forum shopping », l’ensemble ayant pour objectif principal d’accélérer le traitement des demandes dans l’intérêt tant des demandeurs d’asile que des Etats participants3.

Dès lors, comme ce système européen commun d’asile repose sur la présomption – réfragable – 1 CJUE, 16 février 2017, C. K., H. F., A.S. c. Republika Slovenija, n° C-578/16, pt. 92.

2 CJUE, 21 décembre 2011, affaires jointes C-411/10, N.S. c. Secretary of State for the Home Department et C-493/10, M.E. et al. c. Refugee Applications Commissioner Minister for Justice, Equality and Law Reform., point 78.

3 Ibidem, point. 79 ; voir également : trib. adm., 26 février 2014, n° 33956 du rôle, trib. adm., 17 mars 2014, n°34054 du rôle, ainsi que trib. adm., 2 avril 2014, n° 34133 du rôle, disponibles sur ww.jurad.etat.lu.

10que l’ensemble des Etats y participant respectent les droits fondamentaux, en ce compris les droits trouvant leur fondement dans la Convention de Genève, et que les Etats membres peuvent s’accorder une confiance mutuelle à cet égard, il appartient au demandeur de rapporter la preuve matérielle de défaillances avérées4.

Dans un arrêt du 16 février 2017, la CJUE a, d’ailleurs, expressément réaffirmé l’existence tant de ce principe de confiance mutuelle que de la présomption réfragable s’en dégageant du respect des droits fondamentaux par les Etats participant au système européen commun d’asile5, tout en apportant des précisions quant à l’interprétation de l’article 4 de la Charte et aux obligations en découlant pour les Etats membres.

Le tribunal est également amené à souligner que le système Dublin III est basé sur l’hypothèse que tous les Etats membres de l’Union européenne sont des Etats de droit dans lesquels les demandeurs de protection internationale peuvent faire valoir leurs droits et requérir l’aide des organes étatiques, notamment judiciaires, au cas où ils estiment que leurs droits ont été lésés. S’il est exact qu’il est admis qu’une acceptation de prise ou de reprise en charge par un Etat membre peut être remise en cause par un demandeur de protection internationale lorsqu’il existe des défaillances systémiques dans la procédure d’asile et les conditions d’accueil des demandeurs de protection internationale dans cet Etat membre, il n’en reste pas moins que suivant la jurisprudence des juridictions administratives6, reposant elle-même sur un arrêt de la CJUE7, des défaillances systémiques au sens de l’article 3, précité, requièrent, pour être de nature à s’opposer à un transfert, d’être qualifiées de traitements inhumains et dégradants au sens de l’article 4 de la Charte. Telle est encore la conclusion à laquelle arrive la CJUE dans son arrêt, précité, du 16 février 20178.

Quant à la preuve à rapporter par le demandeur, il se dégage d’un arrêt de la CJUE du 19 mars 20199 que pour relever de l’article 4 de la Charte, auquel l’article 3, paragraphe (2), alinéa 2, précité, du règlement Dublin III renvoie, des défaillances existant dans l’Etat membre responsable, au sens dudit règlement, doivent atteindre un seuil particulièrement élevé de gravité, qui dépend de l’ensemble des données de la cause. Aux termes de ce même arrêt, ce seuil particulièrement élevé de gravité serait atteint lorsque l’indifférence des autorités d’un Etat membre aurait pour conséquence qu’une personne entièrement dépendante de l’aide publique se trouverait, indépendamment de sa volonté et de ses choix personnels, dans une situation de dénuement matériel extrême, qui ne lui permettrait pas de faire face à ses besoins les plus élémentaires, tels que notamment ceux de se nourrir, de se laver et de se loger, et qui porterait atteinte à sa santé physique ou mentale ou la mettrait dans un état de dégradation incompatible avec la dignité humaine10. Ledit seuil ne saurait donc couvrir des situations caractérisées même par une grande précarité ou une forte dégradation des conditions de vie de la personne concernée, lorsque celles-ci n’impliquent pas un dénuement matériel extrême plaçant cette personne dans une situation d’une gravité telle qu’elle peut être assimilée à un traitement inhumain ou dégradant11.

4 Voir aussi Verwaltungsgerichtshof Baden-Württemberg, 8 janvier 2015, n° A11 S 858/14.

5 CJUE, 16 février 2017, C. K., H. F., A.S. c. Republika Slovenija, n° C-578/16, pt. 95.

6 Trib. adm., 26 avril 2016, n° 37591, disponible sur: www.jurad.etat.lu.

7 CJUE, 10 décembre 2013, C-394/12, Shamso Abdullahi c. Bundesasylamt, point 62.

8 CJUE, 16 février 2017, C.K., H.F., A.S. c. Republika Slovenija, n° C-578/16.

9 CJUE, grande chambre, 19 mars 2019, affaire C-163/17, Abubacarr Jawo c. Bundesrepublik Deutschland, pt.

91.

10 Ibid., pt. 92.

11 Ibid., pt. 93.

11Le tribunal relève que pour sous-tendre son affirmation selon laquelle il existerait en Croatie des dysfonctionnements graves dans la procédure d’asile et les conditions d’accueil des demandeurs de protection internationale, le demandeur s’appuie, tout d’abord, sur deux arrêts de la CourEDH des 18 novembre 2021 et 17 janvier 2023, lesquels sont cependant étrangères à la situation de Monsieur …. En effet, l’arrêt du 18 novembre 2021 portait sur une famille s’étant vu refuser le dépôt d’une demande de protection internationale et s’étant vu ordonner de retourner en Serbie en suivant les voies ferrées, ce qui n’est manifestement pas le cas du demandeur voyageant seul et ayant pu déposer une telle demande en Croatie. Par ailleurs, l’arrêt du 17 janvier 2023 portait sur l’incendie dans une structure policière ayant accueilli des migrants s’étant trouvés en situation illégale en Croatie et attendant leur expulsion, Monsieur … devant, quant à lui, être considéré en Croatie comme un demandeur de protection internationale faisant l’objet d’une décision de transfert dans ledit pays. Il s’ensuit que les arrêts précités de la CourEDH, et les violations des droits fondamentaux y constatées, ne sont nullement transposables à la situation du demandeur.

En ce qui concerne les décisions de juridictions étrangères invoquées par le demandeur, à savoir un jugement du tribunal administratif de Braunschweig du 24 mai 2022 et de Freiburg du 26 juillet 2022, ainsi que du Conseil d’Etat néerlandais du 13 avril 2022, outre le fait que le tribunal n’est pas lié par des jurisprudences émanant de juridictions d’autres pays, il se doit de rejoindre la partie étatique dans son constat que le jugement du 24 mars 2022 visait la Slovénie, que le jugement du 26 juillet 2022 portait sur une affaire dans laquelle les juges n’ont fait que statuer au provisoire et ont ordonné la suspension du transfert prévus vers la Croatie en attendant la prise d’un jugement au fond et que l’arrêt du 13 avril 2022 n’avait ordonné la suspension d’un transfert vers la Croatie qu’en raison d’un vice procédural concernant des carences d’instruction du dossier en question.

A cela s’ajoute que le demandeur se contente de renvoyer à ces décisions de justice, - qui ont été prises sur la toile de fond d’une situation factuelle spécifique telle que documentée par des articles et rapports dont le tribunal de céans ne dispose, quant à lui, pas, pour ne pas avoir été versés -, sans mettre d’une quelconque façon en relation les cas particuliers dont ont eu à connaître les juridictions en question avec sa situation personnelle, respectivement avec la situation telle qu’elle existe à l’heure actuelle en Croatie. En effet, les décisions invoquées ont toutes été prises en 2022, donc sur base d’informations qui ne reflètent, plus nécessairement la situation telle qu’elle existe actuellement en Croatie.

Si le demandeur s’appuie encore, hormis les décisions de justice prévisées, sur les rapports, précités de l’organisation Human Rights Watch, ainsi que de l’association suisse Solidarité sans Frontières, il ne s’en prévaut que pour établir la commission de refoulements systématiques et des violences policières perpétrées à cette occasion par les autorités croates, incidents dont n’a pas eu à connaître le demandeur, de sorte que lesdits rapports doivent être considérés comme ne concernant pas sa situation personnelle. Cette conclusion n’est pas remise en cause par l’affirmation du demandeur, dans le cadre de son recours, selon laquelle il aurait fait l’objet d’un refoulement par les autorités croates du fait d’avoir été dirigé vers le train allant en Slovénie, dans la mesure où, mis à part le fait qu’un tel comportement de la part desdites autorités, en l’absence de tout élément probant y relatif, laisse d’être établi, il ressort du rapport d’audition de Monsieur … du 30 octobre 2023 qu’il avait lui-même la volonté de venir au Luxembourg.

Enfin, même si certaines des pratiques des autorités croates dénoncées dans les publications invoquées sont condamnables, il n’en reste pas moins qu’au regard du seuil de 12gravité fixé par la CJUE, ces mêmes publications ne sont pas suffisantes pour permettre de retenir de manière générale l’existence, à l’heure actuelle, de défaillances systémiques en Croatie, à savoir que les conditions matérielles d’accueil des demandeurs de protection internationale y seraient caractérisées par des carences structurelles d’une ampleur telle qu’il y aurait lieu de conclure d’emblée, et quelles que soient les circonstances du cas d’espèce, à l’existence de risques suffisamment réels et concrets, pour l’ensemble des demandeurs de protection internationale, indépendamment de leur situation personnelle, d’être systématiquement exposés à une situation de dénuement matériel extrême, qui ne leur permettrait pas de faire face à leurs besoins les plus élémentaires, tels que notamment ceux de se nourrir, de se laver et de se loger, et qui porterait atteinte à leur santé physique ou mentale ou les mettrait dans un état de dégradation incompatible avec la dignité humaine, au point que leur transfert dans ce pays constituerait en règle générale un traitement prohibé par l’article 4 de la Charte, respectivement par l’article 3 de la CEDH.

Par ailleurs, le tribunal relève que le demandeur n’invoque aucune jurisprudence de la CourEDH relative à une suspension générale des transferts vers la Croatie, voire une demande en ce sens de la part de l’UNHCR. Il ne fait pas non plus état de l’existence d’un rapport ou avis émanant de l’UNHCR, ou d’autres institutions ou organismes internationaux, interdisant ou recommandant l’arrêt des transferts vers la Croatie de ressortissants érythréens dans le cadre du règlement Dublin III en raison plus particulièrement de la politique d’asile croate qui l’exposerait à un traitement inhumain ou dégradant au sens de l’article 3 de la CEDH, de l’article 4 de la Charte et de l’article 3 de la Convention torture.

Il y a ensuite lieu de relever que le demandeur n’apporte pas non plus d’éléments de nature à établir qu’il risquerait personnellement des mauvais traitements en cas de transfert en Croatie, de même qu’il n’apporte pas la preuve que, personnellement, ses droits n’y seraient pas garantis, ni qu’il n’aurait aucune possibilité de les faire valoir.

Le demandeur n’a pas non plus avancé ni lors de l’entretien Dublin III ni dans le recours sous analyse des éléments suffisamment concrets et plausibles tenant à sa situation personnelle de nature à démontrer qu’en cas de transfert, il serait personnellement exposé au risque que ses besoins existentiels minimaux ne soient pas satisfaits et ce, de manière durable, sans perspective d’amélioration, au point qu’il aurait fallu renoncer à son transfert ou bien demander des garanties individuelles auprès des autorités croates avant de le transférer.

Outre le fait qu’il n’a, ainsi, pas établi que, dans son cas précis, ses droits ne seraient pas garantis en cas de retour en Croatie, il n’a pas non plus prouvé que, de manière générale, les droits des demandeurs ou des bénéficiaires d’une protection internationale en Croatie ne seraient automatiquement et systématiquement pas respectés, ou encore que ceux-ci n’auraient en Croatie aucun droit ou aucune possibilité de les faire valoir auprès des autorités croates en usant des voies de droit adéquates12, le contraire ressortant notamment des arrêts de la CourEDH cités par le demandeur.

Il convient, par ailleurs, de souligner que si le demandeur devait estimer que le système d’aide croate est à tel point avilissant qu’il impliquerait per se un traitement inhumain et dégradant contraire à l’article 4 de la Charte, respectivement à l’article 3 de la CEDH, il lui appartiendrait de faire valoir ses droits directement auprès des autorités croates en usant des 12 Voir, pour les demandeurs de protection internationale : article 26 de la directive n°2013/33/UE du Parlement européen et du Conseil du 26 juin 2013 établissant des normes pour l’accueil des personnes demandant la protection internationale.

13voies de droit adéquates, respectivement devant les instances européennes adéquates. Il en va de même si le demandeur devait estimer que le système d’accueil croate ne serait pas conforme aux normes européennes.

Enfin, quant à une violation, par les autorités croates, du principe de non-refoulement, dont le demandeur se prévaut encore, le tribunal constate tout d’abord que la décision déférée n’implique pas un retour vers le pays d’origine de ce dernier, mais désigne uniquement l’Etat membre responsable pour le traitement de sa demande de protection internationale, étant souligné que ledit Etat membre, en l’occurrence la Croatie, a reconnu être compétent pour prendre le demandeur en charge.

Le tribunal relève ensuite que le demandeur reste en défaut d’étayer concrètement l’existence, dans son chef, d’un risque d’être renvoyé arbitrairement dans son pays d’origine par les autorités croates.

En effet, le demandeur ne fournit pas d’éléments de nature à démontrer que la Croatie ne respecterait pas le principe de non-refoulement à son égard et faillirait dès lors à ses obligations internationales en le renvoyant dans un pays où sa vie, son intégrité physique ou sa liberté seraient sérieusement en danger ou encore qu’il risquerait d’être forcé de se rendre dans un tel pays. Le fait qu’aux termes des rapports précités, les autorités croates aient eu recours à des « pushbacks » de migrants interceptés après avoir traversé illégalement la frontière entre la Bosnie-Herzégovine et la Croatie, respectivement la frontière entre la Serbie et la Croatie, est insuffisant à cet égard, le demandeur étant placé dans une situation différente de celle de ces migrants, en cas d’exécution de la décision déférée, en ce qu’il fera l’objet d’un transfert dans le cadre du règlement Dublin III, suite à l’acceptation expresse de sa reprise en charge par les autorités croates.

Par ailleurs, il ne se dégage pas des éléments produits par le demandeur que si les autorités croates devaient néanmoins décider de le rapatrier en violation des articles 3 de la CEDH, 4 de la Charte et 33 de la Convention de Genève, alors même qu’il serait exposé dans son pays d’origine à un risque concret et grave pour sa vie, il ne lui serait pas possible de faire valoir ses droits directement auprès des autorités croates en usant des voies de droit adéquates.

Il ne ressort dès lors pas des éléments soumis à l’appréciation du tribunal que le transfert du demandeur vers la Croatie l’exposerait à un retour forcé en Erythrée qui serait contraire au principe de non-refoulement ancré dans l’article 33 de la Convention de Genève ou découlant des articles 3 de la CEDH et 4 de la Charte.

Dans ces circonstances, le tribunal est amené à conclure que le demandeur reste en défaut d’établir l’existence de défaillances systémiques dans la procédure d’asile et les conditions d’accueil en Croatie de nature à être qualifiées de traitements inhumains et dégradants au sens de la CEDH, de la Charte et de l’article 3, paragraphe (2), alinéa 2 du règlement Dublin III.

Quant au moyen tiré d’une violation de l’article 17, paragraphe (1) du règlement Dublin III, au motif de la non-application de la clause discrétionnaire y inscrite, il y a lieu de relever que ledit article prévoit ce qui suit : « Par dérogation à l’article 3, paragraphe 1, chaque État membre peut décider d’examiner une demande de protection internationale qui lui est présentée par un ressortissant de pays tiers ou un apatride, même si cet examen ne lui incombe pas en vertu des critères fixés dans le présent règlement. (…) ».

14 A cet égard, le tribunal précise que la possibilité, pour le ministre, d’appliquer cette disposition du règlement Dublin III relève de son pouvoir discrétionnaire, s’agissant d’une disposition facultative qui accorde un pouvoir d’appréciation étendu aux Etats membres13, le caractère facultatif du recours à la disposition en question ayant encore été souligné dans l’arrêt, précité, de la CJUE du 16 février 201714.

Un pouvoir discrétionnaire des autorités administratives ne s’entend toutefois pas comme un pouvoir absolu, inconditionné ou à tout égard arbitraire, mais comme la faculté qu’elles ont de choisir, dans le cadre des lois, la solution qui leur paraît préférable pour la satisfaction des intérêts publics dont elles ont la charge15, le juge administratif étant appelé, en matière de recours en réformation, non pas à examiner si l’administration est restée à l’intérieur de sa marge d’appréciation, une telle démarche s’imposant en matière de recours en annulation, mais à vérifier si son appréciation se couvre avec celle de l’administration et, dans la négative, à substituer sa propre décision à celle de l’administration16.

En l’espèce, le demandeur conclut à une violation de l’article 17, paragraphe (1), précité, du règlement Dublin III, en renvoyant, en substance, à son argumentaire développé à l’appui de son moyen tiré de la violation de l’article 3, paragraphe (2), alinéa 2 du règlement Dublin III, ensemble les articles 3 de la CEDH et 4 de la Charte.

Or, cet argumentaire vient d’être rejeté ci-avant, le tribunal ayant plus particulièrement retenu qu’il n’est pas établi qu’un transfert du demandeur en Croatie serait de nature à l’exposer à un risque réel de subir des traitements inhumains et dégradants, au sens de la CEDH, de la Charte et de l’article 3, paragraphe (2), alinéa 2 du règlement Dublin III ou à un retour forcé en Erythrée en violation du principe de non-refoulement.

Dans ces circonstances et en l’absence d’autres éléments, le tribunal conclut qu’il n’est pas non plus établi que le ministre se serait mépris sur ses possibilités de choix et sur les limites de son pouvoir d’appréciation, en ne faisant pas usage de la clause discrétionnaire prévue à l’article 17, paragraphe (1), précité, du règlement Dublin III, de sorte que le moyen afférent encourt également le rejet.

Il suit de l’ensemble des considérations qui précèdent que le recours en réformation est à rejeter pour n’être fondé en aucun de ses moyens.

Par ces motifs, le tribunal administratif, quatrième chambre, statuant contradictoirement ;

reçoit le recours en réformation en la forme ;

au fond, le déclare non justifié, partant en déboute ;

13 CJUE, 21 décembre 2011, N.S. e.a., C-411/10 et C-493/10, point 65.

14 CJUE, 16 février 2017, C. K., H. F., A.S. c. Republika Slovenija, n° C-578/16, pts. 88 et 97.

15 Trib. adm., 10 octobre 2007, n° 22641 du rôle, Pas. adm. 2022, V° Recours en annulation, n° 58 et les autres références y citées.

16 Cour adm., 23 novembre 2010, n° 26851C du rôle, Pas. adm. 2022, V° Recours en réformation, n°12 et les autres références y citées.

15condamne le demandeur aux frais et dépens de l’instance.

Ainsi jugé et prononcé à l’audience publique du 19 avril 2024 par :

Paul Nourissier, vice-président, Olivier Poos, vice-président, Emilie Da Cruz De Sousa, premier juge, en présence du greffier Marc Warken.

s.Marc Warken s.Paul Nourissier Reproduction certifiée conforme à l’original Luxembourg, le 19 avril 2024 Le greffier du tribunal administratif 16


Synthèse
Formation : Quatrième chambre
Numéro d'arrêt : 50242
Date de la décision : 19/04/2024

Origine de la décision
Date de l'import : 24/04/2024
Identifiant URN:LEX : urn:lex;lu;tribunal.administratif;arret;2024-04-19;50242 ?

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