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20/02/2014 | CANADA | N°2014_CSC_15

Canada | R. c. Sekhon


COUR SUPRÊME DU CANADA

Référence : R. c. Sekhon, 2014 CSC 15, [2014] 1 R.C.S. 272
Date : 20140220
Dossier : 35180

Entre :
Ajitpal Singh Sekhon
Appelant
et
Sa Majesté la Reine
Intimée

Traduction française officielle

Coram : La juge en chef McLachlin et les juges LeBel, Abella, Rothstein, Moldaver, Karakatsanis et Wagner

Motifs de jugement :
(par. 1 à 58)

Motifs dissidents :
(par. 59 à 99)
Le juge Moldaver (avec l'accord des juges Abella, Rothstein, Karakatsanis et Wagner)

Le jug

e LeBel (avec l'accord de la juge en chef McLachlin)


R. c. Sekhon, 2014 CSC 15, [2014] 1 R.C.S. 272
Ajitpal Singh Sekhon ...

COUR SUPRÊME DU CANADA

Référence : R. c. Sekhon, 2014 CSC 15, [2014] 1 R.C.S. 272
Date : 20140220
Dossier : 35180

Entre :
Ajitpal Singh Sekhon
Appelant
et
Sa Majesté la Reine
Intimée

Traduction française officielle

Coram : La juge en chef McLachlin et les juges LeBel, Abella, Rothstein, Moldaver, Karakatsanis et Wagner

Motifs de jugement :
(par. 1 à 58)

Motifs dissidents :
(par. 59 à 99)
Le juge Moldaver (avec l'accord des juges Abella, Rothstein, Karakatsanis et Wagner)

Le juge LeBel (avec l'accord de la juge en chef McLachlin)


R. c. Sekhon, 2014 CSC 15, [2014] 1 R.C.S. 272
Ajitpal Singh Sekhon Appelant
c.
Sa Majesté la Reine Intimée
Répertorié : R. c. Sekhon
2014 CSC 15
N o du greffe : 35180.
2013 : 8 novembre; 2014 : 20 février.
Présents : La juge en chef McLachlin et les juges LeBel, Abella, Rothstein, Moldaver, Karakatsanis et Wagner.
en appel de la cour d'appel de la colombie‑britannique
Droit criminel — Preuve — Admissibilité — Preuve d'expert — Disposition réparatrice — Accusations d'importation de cocaïne et de possession en vue d'en faire le trafic — Cocaïne trouvée dans un compartiment secret de la camionnette conduite par l'accusé — Dénégation par l'accusé de toute connaissance de la présence de la cocaïne à bord — Témoignage d'un policier selon lequel il n'avait jamais eu affaire à un passeur involontaire au cours de ses nombreuses enquêtes — Le juge du procès a-t-il eu tort d'admettre ce témoignage et de se fonder sur lui? — Dans l'affirmative, y a‑t‑il lieu d'appliquer la disposition réparatrice? — Code criminel, L.R.C. 1985, ch. C-46 , art. 686(1) b)(iii).
S a été déclaré coupable d'importation de 50 kg de cocaïne et de possession de cette substance en vue d'en faire le trafic. Des agents des services frontaliers ont saisi la cocaïne après l'avoir trouvée dans un compartiment secret de la camionnette à bord de laquelle S s'était présenté à la frontière canado‑américaine en provenance des États-Unis. La preuve contre S était entièrement circonstancielle, et la seule question en litige au procès était celle de savoir si S savait que la cocaïne se trouvait à bord du véhicule. S a prétendu qu'une connaissance lui avait demandé de conduire la camionnette et qu'il ignorait tout de la présence de la cocaïne. Le juge du procès a rejeté le témoignage de S en totalité. Il a conclu que ce dernier savait pour la cocaïne, et ce, en se fondant sur la quantité et la valeur de celle-ci, sur le témoignage d'expert d'un policier concernant les procédés habituels des passeurs, y compris ses propos voulant que, au cours de ses nombreuses années de service, il n'ait jamais eu affaire à un passeur involontaire, ainsi que sur la preuve selon laquelle S avait séparé la clé de contact et la télécommande qui donnait accès au compartiment secret avant de remettre la première à l'agent des services frontaliers. Le juge s'est aussi appuyé sur d'autres éléments de preuve circonstancielle qui militaient en faveur de la connaissance coupable de S. En appel, S a fait valoir que le juge n'aurait pas dû admettre le témoignage d'expert du policier ni se fonder sur lui, en particulier la portion où ce dernier dit n'avoir jamais eu affaire à un passeur involontaire. Les juges majoritaires de la Cour d'appel l'ont débouté.
Arrêt (la juge en chef McLachlin et le juge LeBel sont dissidents) : Le pourvoi est rejeté.
Les juges Abella, Rothstein, Moldaver, Karakatsanis et Wagner : Le témoignage du policier selon lequel il n'avait jamais eu affaire à un passeur involontaire était inadmissible, et le juge du procès a eu tort de se fonder sur lui. L'admissibilité de la preuve d'expert tient au respect des critères établis dans l'arrêt Mohan , à savoir la pertinence, la nécessité d'aider le juge des faits, l'absence de toute règle d'exclusion et la qualification suffisante de l'expert. Il ne suffit pas au juge du procès de tenir compte des critères de l'arrêt Mohan uniquement au début du témoignage de l'expert et de rendre une décision initiale quant à l'admissibilité de la preuve. Il doit également faire en sorte que, tout au long de son témoignage, l'expert respecte les limites établies à l'égard d'une telle preuve. Cela veut dire notamment s'assurer, autant que faire se peut, que la teneur de la preuve elle-même fait l'objet à juste titre du domaine d'un témoignage d'expert. Lorsque des erreurs sont commises et que le témoignage dépasse les limites du domaine d'expertise, il est impératif que le juge du procès n'accorde aucune importance aux portions inadmissibles.
Que, en l'espèce, le policier n'ait jamais eu affaire au cas d'un passeur involontaire au cours de ses nombreuses enquêtes n'était ni nécessaire ni pertinent pour trancher la question en litige au procès, à savoir si S connaissait la présence de la cocaïne. Son témoignage n'était pas nécessaire, car déterminer si S savait ou non pour la cocaïne n'était pas hors de portée du juge eu égard à ses connaissances et à son expérience et ne relevait certainement pas de la technique ou de la science. En outre, la culpabilité ou l'innocence d'accusés au sujet desquels le policier avait enquêté dans le passé n'étaient pas pertinentes sur le plan juridique quant à la culpabilité ou à l'innocence de S. Autrement dit, le témoignage du policier n'avait pas de valeur probante quant à savoir si S connaissait ou non la présence de la cocaïne, et son absence de pertinence suffisait à justifier son exclusion.
Toutefois, l'élément inadmissible correspond à une phrase de l'une des 16 pages du jugement, par ailleurs irréprochable, dans lequel le juge énumère les nombreuses raisons pour lesquelles il rejette le témoignage de S. Outre la partie du témoignage de l'expert dont il n'aurait pas dû tenir compte, le juge énonce les raisons tout aussi nombreuses pour lesquelles, selon lui, S savait pour la cocaïne.
Bien qu'en l'espèce l'erreur du juge du procès ne soit pas inoffensive, la preuve de la culpabilité de S est à ce point accablante que le juge des faits conclurait forcément à la culpabilité. Par conséquent, le second volet de la disposition réparatrice peut s'appliquer pour confirmer les déclarations de culpabilité prononcées contre S. À elle seule, la preuve relative à la télécommande d'accès a eu un effet catastrophique. Mais il ne s'agissait pas du seul élément de preuve. Elle faisait partie d'un enchevêtrement d'éléments de preuve circonstancielle tendant à établir la culpabilité de S. Au moment de considérer l'application du second volet de la disposition réparatrice dans le cas d'une preuve circonstancielle, il faut examiner l'ensemble des éléments admissibles pour apprécier la solidité de la preuve. La cour d'appel n'a pas à considérer chacun des éléments et à rechercher une éventuelle explication qui innocenterait l'accusé. S'il en allait ainsi, il ne serait jamais possible de satisfaire aux conditions d'application du second volet.
La juge en chef McLachlin et le juge LeBel (dissidents) : Le témoignage du policier voulant que, au cours de ses nombreuses enquêtes, il n'ait jamais eu affaire à un passeur involontaire a dépassé les limites du témoignage d'expert admissible. Ses propos revenaient à dire que, dans la situation de S, une personne savait toujours qu'elle transportait de la drogue. Il ne restait qu'un petit pas à franchir pour en conclure que S avait dû être au courant pour la cocaïne. Le témoin a effectivement exprimé l'opinion que S avait la mens rea requise pour les infractions dont il était accusé, et il s'est donc prononcé sur la question fondamentale à trancher. C'est pourquoi la question de l'admissibilité du témoignage doit faire l'objet d'un examen particulièrement minutieux.
Compte tenu des critères de l'arrêt Mohan , le témoignage d'expert en cause n'aurait pas dû être admis. Il n'était pas nécessaire, car le juge pouvait tirer l'inférence voulue quant à ce que S savait ou non. Il n'était pas non plus pertinent. L'opinion du policier invitait le juge à conclure que S savait qu'il transportait de la cocaïne parce que tout conducteur d'un véhicule à bord duquel est dissimulée de la drogue sait qu'il transporte de la drogue. En plus d'usurper la fonction du juge du procès qui consiste à déterminer la culpabilité ou l'innocence, la formulation de l'opinion se fondait sur une conclusion à la fois inadmissible et injuste.
Étant donné que l'erreur du juge du procès n'était pas une erreur inoffensive non susceptible d'avoir une incidence sur sa décision, il ne convient pas d'appliquer le second volet de la disposition réparatrice en l'espèce. La question qui se pose lorsqu'il s'agit d'appliquer ou non le second volet n'est pas celle de savoir si le juge pouvait tirer l'inférence ou si elle était déterminante quant à la culpabilité, mais bien si c'était la seule rationnelle, ce qui n'était pas le cas dans la présente affaire.
Un nouveau procès mobiliserait certes des ressources judiciaires, mais cette considération ne saurait primer le droit de S à un procès équitable fondé sur la seule preuve admissible. Le juge du procès s'est appuyé sur un élément de preuve inadmissible et il s'agit d'une erreur grave. Si notre Cour écarte une preuve qui, selon le juge du procès, constitue l'une des assises des déclarations de culpabilité, elle ne saurait conclure que la preuve défavorable à S demeure accablante sans se livrer à de pures conjectures. Pareille conclusion contredirait les motifs du juge eux‑mêmes et reposerait sur une appréciation nouvelle et, partant, irrégulière des autres éléments de preuve. La disposition réparatrice ne permet pas à la Cour de refuser un nouveau procès dans les circonstances.
Jurisprudence
Citée par le juge Moldaver
Arrêt appliqué : R. c. Mohan , [1994] 2 R.C.S. 9; arrêts mentionnés : R. c. J.‑L.J. , 2000 CSC 51, [2000] 2 R.C.S. 600; R. c. D.D. , 2000 CSC 43, [2000] 2 R.C.S. 275; R. c. Turner , [1975] 1 Q.B. 834; R. c. Abbey , 2009 ONCA 624, 97 O.R. (3d) 330; R. c. Bevan , [1993] 2 R.C.S. 599; R. c. Khan , 2001 CSC 86, [2001] 3 R.C.S. 823; R. c. Jolivet , 2000 CSC 29, [2000] 1 R.C.S. 751; R. c. Sarrazin , 2011 CSC 54, [2011] 3 R.C.S. 505.
Citée par le juge LeBel (dissident)
R. c. Mohan , [1994] 2 R.C.S. 9; R. c. Joyal (1990), 55 C.C.C. (3d) 233; R. c. Ballony‑Reeder , 2001 BCCA 293, 88 B.C.L.R. (3d) 237; R. c. Klassen , 2003 MBQB 253, 179 Man. R. (2d) 115; R. c. J.‑L.J. , 2000 CSC 51, [2000] 2 R.C.S. 600; R. c. Sarrazin , 2011 CSC 54, [2011] 3 R.C.S. 505; R. c. Van , 2009 CSC 22, [2009] 1 R.C.S. 716; R. c. Trochym , 2007 CSC 6, [2007] 1 R.C.S. 239.
Lois et règlements cités
Code criminel , L.R.C. 1985, ch. C‑46 , art. 686(1) b )(iii).
Loi réglementant certaines drogues et autres substances , L.C. 1996, ch. 19 , art. 5(2) , 6(1) .
Doctrine et autres documents cités
Béliveau, Pierre, et Martin Vauclair. Traité général de preuve et de procédure pénales , 20 e éd. Cowansville, Qué. : Yvon Blais, 2013.
McCormick, Charles Tilford. McCormick on Evidence , 3rd ed. by Edward W. Cleary. St. Paul, Minn. : West Publishing Co., 1984.
POURVOI contre un arrêt de la Cour d'appel de la Colombie‑Britannique (le juge en chef Finch et les juges Newbury et Lowry), 2012 BCCA 512, 331 B.C.A.C. 170, 565 W.A.C. 170, [2012] B.C.J. No. 2675 (QL), 2012 CarswellBC 4005, qui a confirmé les déclarations de culpabilité pour importation de cocaïne et possession en vue d'en faire le trafic. Pourvoi rejeté, la juge en chef McLachlin et le juge LeBel sont dissidents.
Eric V. Gottardi et Kathleen M. Bradley , pour l'appelant.
Martha M. Devlin , c.r. , et Chris Greenwood , pour l'intimée.
Version française du jugement des juges Abella, Rothstein, Moldaver, Karakatsanis et Wagner rendu par
Le juge Moldaver —
I. Introduction
[1] Le 25 janvier 2005, l'appelant, Ajitpal Singh Sekhon, a été accusé d'importation illégale de cocaïne et de possession illégale de cocaïne en vue d'en faire le trafic. Il a été arrêté au moment où il tentait de traverser la frontière canado‑américaine, en provenance de l'État de Washington, à destination de la Colombie‑Britannique. La principale question en litige au procès a été celle de savoir si M. Sekhon savait que de la cocaïne était dissimulée dans la camionnette qu'il conduisait. Le juge du procès a conclu qu'il le savait. Sa décision se fonde en partie sur le témoignage d'un policier sur les procédés habituels des trafiquants de drogue. Un volet de ce témoignage a dépassé les limites établies à l'égard du témoignage d'un expert. Il était donc inadmissible, et le juge n'aurait pas dû s'appuyer sur lui.
[2] L'élément inadmissible pris en compte par le juge du procès correspond à une phrase de l'une des 16 pages de son jugement, lequel est par ailleurs irréprochable. Le juge énumère les nombreuses raisons pour lesquelles il ne croit pas l'appelant et tient son témoignage pour non digne de foi. Outre la partie du témoignage de l'expert dont il n'aurait pas dû tenir compte, le juge énonce les raisons tout aussi nombreuses pour lesquelles, selon lui, l'appelant savait que de la cocaïne était dissimulée dans la camionnette.
[3] En fin de compte, la seule question qui se pose est celle de savoir s'il est possible d'appliquer la disposition réparatrice, le sous‑al. 686(1) b )(iii) du Code criminel , L.R.C. 1985, ch. C‑46 , pour confirmer les déclarations de culpabilité. Je crois que c'est le cas. Bien qu'il ne puisse être fait abstraction de l'erreur qui entache le témoignage de l'expert au motif qu'elle serait inoffensive, la preuve de la connaissance coupable de l'appelant — et donc, de sa culpabilité — demeure accablante. Par conséquent, le second volet de la disposition réparatrice peut s'appliquer sans problème pour confirmer les déclarations de culpabilité.
[4] Comme l'issue du pourvoi tient à l'application du second volet de la disposition réparatrice, j'estime nécessaire de revenir jusqu'à un certain point sur la preuve et sur les conclusions de fait du juge du procès.
II. Les faits
[5] Le 25 janvier 2005, peu après 16 h 30, M. Sekhon a tenté de traverser en camionnette la frontière canado‑américaine, en provenance de l'État de Washington, vers la Colombie‑Britannique. Il était seul à bord.
[6] À la guérite d'inspection primaire, l'agent des douanes a remarqué que M. Sekhon semblait tendu et qu'il s'agrippait au volant. Interrogé sur l'objet de son déplacement, M. Sekhon a répondu qu'il était allé livrer des chèques aux travailleurs d'une ferme. Cependant, il n'a pu produire de reçus ou de talons de chèque à l'appui.
[7] L'agent a décidé de soumettre M. Sekhon à un examen secondaire. Il lui a dit de stationner le véhicule dans l'aire d'inspection secondaire, puis de se rendre au bureau de douane.
[8] L'agent du bureau de douane a demandé à M. Sekhon la clé de la camionnette. M. Sekhon la lui a remise.
[9] M. Sekhon a commencé à arpenter le bureau avec nervosité. À un certain moment, il a entrepris de sortir, mais un agent lui a intimé de rentrer. Pendant ce temps, des agents ont inspecté la camionnette et y ont décelé la présence, dans un compartiment secret, d'emballages renfermant une substance poudreuse blanche qu'ils ont cru être de la cocaïne.
[10] Après cette découverte, un agent a informé M. Sekhon qu'il était détenu. Il l'a également informé de ses droits et lui a demandé de vider ses poches. Parmi les articles recueillis, il y avait une télécommande d'accès munie d'une chaîne, un téléphone portable et une enveloppe.
[11] Tout le temps que les agents des douanes l'ont eu en leur possession, le téléphone n'a pas cessé de sonner.
[12] M. Sekhon a indiqué que la télécommande lui appartenait et qu'elle donnait accès à la camionnette.
[13] L'enveloppe portait l'en‑tête « Westhall Properties Ltd. » et on y avait écrit à la main : [ traduction ] « Comb. serrure 34‑11‑20, code d'accès 204, stationnement 284, remise 185 » (d.a., vol. V, p. 82).
[14] M. Sekhon a alors été arrêté puis conduit à une cellule. Il a de nouveau été informé de ses droits et a décidé de joindre un avocat au téléphone. Après l'appel, un agent s'est rendu à sa cellule. Il a aperçu sur le plancher un bout de papier vert, mouillé et partiellement mâché. Lorsqu'il a interrogé M. Sekhon sur la provenance du papier, ce dernier a répondu qu'il l'avait pris au comptoir commercial. Lorsqu'on a fait observer à M. Sekhon qu'il n'y avait pas de papier de couleur verte à cet endroit, il a rétorqué que le bout de papier provenait de la camionnette.
[15] L'inspection approfondie du compartiment secret de la camionnette a révélé la présence de 50 briques de cocaïne d'un kilogramme chacune. Le compartiment était muni d'un vérin hydraulique qui permettait de l'ouvrir et de le fermer. La télécommande obtenue de M. Sekhon avait été conçue pour ouvrir et fermer le compartiment si l'on appuyait sur les bons boutons dans un ordre précis.
[16] M. Sekhon a été accusé d'importation illégale de cocaïne au Canada, en contravention avec le par. 6(1) de la Loi réglementant certaines drogues et autres substances , L.C. 1996, ch. 19 , et de possession illégale de cocaïne en vue d'en faire le trafic, en contravention avec le par. 5(2) de la même loi.
III. Les décisions des juridictions inférieures
[17] Le juge Dohm, de la Cour provinciale de la Colombie‑Britannique, a présidé le procès de M. Sekhon. La seule question en litige était alors celle de savoir si le ministère public pouvait prouver hors de tout doute raisonnable que M. Sekhon avait la mens rea requise pour les deux infractions dont il était accusé, c'est‑à‑dire qu'il savait la cocaïne à bord du véhicule.
A. La preuve du ministère public
[18] Le ministère public a fait témoigner à titre d'expert un policier, le sergent Arsenault, sur les procédés habituels des trafiquants de drogue. Le témoin‑expert devait notamment faire état des chaînes et des voies de distribution, des moyens de transport, des méthodes de dissimulation, des modes d'emballage, de la valeur, du coût et des marges de profit. Le sergent Arsenault comptait 33 ans de service au sein de la police et avait participé à environ 1 000 enquêtes relatives à l'importation de cocaïne. Sa qualité de témoin‑expert n'a pas été contestée.
[19] Il a livré un témoignage détaillé sur les procédés habituels des trafiquants de cocaïne. Il a estimé à une somme située entre 1 500 000 $ et 1 750 000 $ la valeur sur le marché de gros du chargement trouvé dans la camionnette. Il a expliqué que le recrutement d'un passeur de drogue prenait du temps, qu'on ne confiait habituellement pas un chargement important à un nouveau venu et qu'on mettait plutôt à l'épreuve la fiabilité d'une nouvelle recrue en lui confiant de petites quantités. Le sergent Arsenault a affirmé que la remise à M. Sekhon d'une télécommande qui permettait d'ouvrir le compartiment secret était significative; [ traduction ] « l'accès donné à la marchandise elle‑même » montrait que « le groupe lui faisait plutôt confiance » (d.a., vol. III, p. 151).
[20] Voici un extrait de l'échange entre le sergent Arsenault et l'avocat du ministère public (vers la fin de l'interrogatoire principal) :
[ traduction ]
Q Sergent, vous avez dit plus tôt avoir participé à environ 1 000 enquêtes relatives à l'importation de cocaïne au cours de vos 33 ans de service?
R C'est exact, Monsieur le juge, oui [1] .
Q Dans combien de ces enquêtes, approximativement, avez‑vous été en mesure de déterminer que l'importateur de la cocaïne ne savait rien de la marchandise importée?
R Je n'ai personnellement jamais eu connaissance d'un tel cas.
Q Avez‑vous déjà entendu parler d'un -- du recours à un passeur involontaire ou à un passeur qui ne savait pas ce qu'il transportait?
R Je -- j'ai certainement entendu une prétention en ce sens -- à l'occasion, surtout au tribunal, mais non lors de mes enquêtes. [Note en bas de page ajoutée; d.a., vol. III, p. 144.]
Ce bref échange renferme l'élément de preuve problématique qui est à l'origine du pourvoi. Il correspond à quelques lignes de l'une des 34 pages du témoignage du sergent Arsenault. Je l'appelle ci-après le « témoignage litigieux ».
B. La preuve de la défense
[21] La défense a fait témoigner deux personnes : M. Sekhon et son neveu, M. Grewal.
[22] M. Sekhon a donné sa version des faits. Le jour de son arrestation, il avait travaillé à l'une des fermes de sa famille à Abbotsford. À un moment de l'après‑midi, M. Grewal, était venu le chercher et lui avait demandé de l'accompagner dans l'État de Washington pour y livrer des chèques de paie et jeter un coup d'œil à de l'élagage. Alors qu'il se trouvait dans le Washington, M. Sekhon avait reçu un appel de son ami Chris, qui magasinait dans un centre commercial des environs, où ils avaient convenu de se rencontrer pour le repas du midi. En route vers le centre commercial, M. Grewal avait reçu l'appel d'une personne qui lui demandait de retourner à l'une des fermes au Canada. Il avait déposé M. Sekhon au centre commercial, car il ne doutait pas que l'appelant pourrait rentrer au Canada par ses propres moyens. Pendant leur repas, Chris avait dit à M. Sekhon qu'il avait laissé sa camionnette dans les environs la nuit précédente. Il avait bu et des amis l'avaient ramené chez lui en Colombie‑Britannique. Comme il était revenu aux États‑Unis ce jour‑là à bord d'un autre véhicule, il avait demandé à M. Sekhon de ramener sa camionnette au Canada, et ce dernier avait accepté. Chris lui avait remis une clé fixée à une télécommande d'accès dont il lui avait montré à se servir pour verrouiller et déverrouiller la camionnette et activer le système d'alarme.
[23] M. Sekhon et Chris s'étaient rendus à la frontière à bord de deux véhicules distincts. M. Sekhon a affirmé qu'une fois mis en liberté après sa détention, il avait tenté de retrouver Chris, mais sans succès. Il a soutenu que, même s'il connaissait Chris depuis deux ans, il ne connaissait pas son nom de famille et n'avait que son numéro de téléphone portable, qui n'était plus en service.
[24] Dans son témoignage, M. Sekhon a dit avoir ignoré la présence de la cocaïne à bord de la camionnette et n'avoir eu aucune raison de se méfier lorsque Chris lui avait demandé de ramener le véhicule.
[25] M. Grewal a corroboré l'essentiel du témoignage de M. Sekhon quant aux faits survenus avant qu'il ne dépose celui‑ci au centre commercial.
C. Motifs du juge du procès
(1) L'appréciation du témoignage de M. Sekhon par le juge du procès
[26] Le juge du procès relève de nombreuses failles dans la version des faits de M. Sekhon. Il examine en détail pas moins de 12 d'entre elles. Je fais état ci‑après de certaines des plus flagrantes.
[27] D'abord, le juge du procès trouve [ traduction ] « invraisemblable » (d.a., vol. I, p. 18) que Chris ait laissé un véhicule contenant 1,5 million de dollars de cocaïne stationné toute la nuit dans une rue de la ville pendant qu'il est allé prendre un verre avec des amis. De plus, il était « totalement illogique » (p. 19) que Chris se rende dans l'État de Washington le lendemain sans savoir précisément, avant de quitter la Colombie‑Britannique, comment l'autre véhicule serait ramené au Canada.
[28] En deuxième lieu, le juge fait remarquer que l'importation de 50 kg de cocaïne représente manifestement une entreprise risquée et que la logique aurait voulu que, s'il avait effectivement décidé de faire appel à un passeur involontaire, Chris prenne des mesures pour réduire le risque y afférent. En effet, dans l'éventualité hautement probable où un douanier aurait demandé à M. Sekhon si une autre personne lui avait demandé de rapporter quelque chose au Canada, il aurait répondu [traduction ] « la camionnette » (d.a., vol. I, p. 20). Le fait que M. Sekhon ne connaisse même pas le nom de famille de Chris aurait vraisemblablement donné lieu à une inspection secondaire et accru le risque de découverte de la cocaïne. Le juge estime peu probable que Chris ait fait de M. Sekhon un passeur involontaire sans lui donner plus de renseignements sur la camionnette, y compris le nom du propriétaire.
[29] Troisièmement, le juge souligne que, au dire de M. Sekhon, la clé de la camionnette était jumelée à la télécommande d'accès lorsque Chris la lui avait remise (d.a., vol. I, p. 22). Elle y était reliée par une chaîne et un fermoir qui ne risquait pas de s'ouvrir accidentellement. Seule une opération manuelle permettait de retirer la clé de la chaîne. D'ailleurs, nulle télécommande d'accès n'était jointe à la clé que M. Sekhon avait remise au douanier, la télécommande n'ayant été découverte que plus tard, lorsqu'on avait demandé à M. Sekhon de vider ses poches. Le juge examine attentivement les données relatives à la télécommande et conclut, au vu de l'ensemble de la preuve, que M. Sekhon a séparé la clé manuellement après avoir éteint le moteur du véhicule dans l'aire d'inspection secondaire. Selon sa version des faits, M. Sekhon n'avait aucune raison de le faire. Par contre, s'il connaissait l'existence du compartiment secret, il aurait certainement voulu éloigner de la camionnette la télécommande qui donnait accès au compartiment.
[30] Quatrièmement, le juge du procès rejette les raisons invoquées par M. Sekhon, au moment de son arrestation, pour avoir eu en sa possession une enveloppe sur laquelle le numéro de la combinaison d'une serrure était écrit à la main. M. Sekhon a affirmé que les données visaient un appartement qu'il envisageait de louer. Selon le juge, il est [ traduction ] « tout à fait invraisemblable » (d.a., vol. I, p. 23) qu'on ait donné à un simple locataire éventuel le numéro de la combinaison donnant accès à une remise dans l'immeuble. Il lui paraît par contre raisonnable de conclure que les données visaient un local de rangement, et il ajoute que l'existence d'un lieu d'entreposage au Canada devait vraisemblablement s'imposer. De plus, l'enveloppe se trouvait non pas dans le portefeuille de M. Sekhon, mais dans la poche de ses vêtements de ferme. Selon sa version des faits, M. Sekhon n'avait aucune raison valable d'avoir l'enveloppe en sa possession au moment de l'arrestation. Il n'était pas logique qu'il ait mis l'enveloppe dans ses vêtements de ferme, non plus qu'il ait porté ceux‑ci pour aller visiter l'appartement.
[31] Cinquièmement, le juge relève des [ traduction ] « incohérences flagrantes » (d.a., vol. I, p. 24) entre les déclarations de M. Sekhon aux douaniers et son témoignage au procès. Par exemple, lorsque le premier douanier lui a demandé s'il pouvait produire des reçus ou des talons de chèque à l'appui de ses dires quant au motif de sa visite aux États‑Unis, M. Sekhon a répondu qu'il les avait remis à son comptable. Le juge souligne que, « [a]u procès, l'accusé n'a jamais fait mention d'un comptable, et qu'il n'aurait pu le faire non plus, car c'était M. Grewal, et non l'accusé, qui s'occupait des chèques et des travailleurs » (p. 25). Il fait également ressortir que M. Sekhon a dit au deuxième douanier qu'il avait apporté les chèques à l'oncle d'un ami à la station‑service Arco, à Linden. Or, « [l]e témoignage de l'accusé au procès ne pouvait pas logiquement faire état de l'oncle d'un ami, et il n'a pas été question d'une station‑service Arco » ( ibid. ). Le juge conclut qu'on ne peut simplement imputer ces contradictions à la nervosité de toute personne qui se présente à un poste-frontière. Il signale que certaines des déclarations contradictoires sont antérieures à la découverte de la cocaïne et qu'il est « difficile de concevoir » qu'un véritable passeur involontaire puisse être nerveux au point de s'exprimer de manière aussi incohérente ( ibid. ).
[32] Sixièmement, le juge du procès se penche sur le bout de papier vert mâché par M. Sekhon pendant sa détention au bureau de l'immigration. Il conclut que l'explication de M. Sekhon sur la provenance du bout de papier est [ traduction ] « simplement invraisemblable, tout comme celle qui attribue le mâchonnement du bout de papier à une manie qu'il avait alors » (d.a., vol. I, p. 26). Le juge opine qu'il n'est « pas déraisonnable de conclure qu'il a mâché le papier parce que des renseignements susceptibles de l'incriminer y figuraient » (p. 33).
[33] Au final, il appert clairement que le juge du procès n'a pas cru M. Sekhon lorsque celui‑ci a tenté d'expliquer comment il avait pu se présenter à la frontière au volant d'une camionnette contenant 50 kg de cocaïne. Ses motifs regorgent de remarques selon lesquelles la version des faits offerte par M. Sekhon est [ traduction ] « invraisemblable », « illogique », « difficile à croire », « difficile à saisir », « incroyable », « pas du tout convaincante », « pas crédible », « totalement invraisemblable » et renferme des « incohérences flagrantes » (d.a., vol. I, p. 18, 19, 23, 24, 26 et 27). Rappelons qu'il relève dans le témoignage de M. Sekhon pas moins de 12 failles qu'il examine ensuite en détail. Il conclut que « les coïncidences sont beaucoup trop nombreuses pour que sa version des faits soit plausible » (p. 27) et, à son avis, « la probabilité que toutes ces coïncidences se soient produites pendant le court laps de temps en cause est si faible que le témoignage de l'accusé n'est pas digne de foi. Ces coïncidences semblent avoir été inventées pour les besoins du témoignage » (p. 28).
(2) L'appréciation de la preuve du ministère public par le juge du procès
[34] Au terme de son appréciation du témoignage de M. Sekhon, le juge dit ce qui suit :
[ traduction ] Étant donné ces failles, je n'ajoute pas foi aux dires de l'accusé, et son témoignage ne soulève pas non plus de doute raisonnable quant à sa perpétration des deux infractions et, plus particulièrement, à sa connaissance du fait que la cocaïne était dissimulée dans un compartiment secret de la camionnette. [d.a., vol. I, p. 29]
[35] Le juge du procès passe ensuite à la preuve du ministère public. Il tient trois éléments de preuve circonstancielle pour [ traduction ] « très importants » (d.a., vol. I, p. 30). Le premier est la valeur de la cocaïne trouvée. Il conclut, comme l'avait fait le sergent Arsenault dans son témoignage, que les propriétaires d'une aussi grande quantité de cocaïne en auraient confié le transport à une personne fiable en qui ils avaient confiance et que « [c]ette fiabilité et cette confiance supposent forcément un certain degré d'information » ( ibid. ).
[36] Le deuxième élément de preuve circonstancielle important est également tiré du témoignage du sergent Arsenault :
[ traduction ] J'estime que [le sergent Arsenault] a témoigné de manière objective et impartiale. Je retiens son témoignage. Il y exprime l'opinion que les personnes appelées à importer de telles quantités de substances désignées font partie d'une organisation à la fois importante et soudée et qu'elles savent ce qu'elles importent, puisque cette information joue dans la négociation de leur rémunération. Le sergent Arsenault a ajouté que, dans les mille enquêtes ou plus qu'il avait menées dans des affaires d'importation de cocaïne, il n'avait jamais eu affaire à un passeur involontaire, c'est‑à‑dire à une personne qui ignorait la nature ou la présence de la marchandise transportée d'un endroit à un autre. [Je souligne; d.a., vol. I, p. 30-31.]
La dernière phrase de cet extrait des motifs renvoie au témoignage litigieux.
[37] Le troisième élément de preuve circonstancielle tenu pour important est la télécommande d'accès. Rappelons que le juge du procès tire la conclusion de fait que la télécommande et la clé de contact étaient reliées l'une à l'autre par une chaîne jusqu'à ce que M. Sekhon éteigne le moteur dans l'aire d'inspection secondaire. Avant ce moment, M. Sekhon n'avait eu aucune possibilité ni aucun motif rationnel de les séparer. Le juge conclut que M. Sekhon les a séparées dans le but d'éloigner la télécommande de la camionnette parce qu'il savait qu'elle donnait accès au compartiment secret. L'appelant ne conteste pas cette conclusion.
[38] Outre ces trois éléments de preuve importants, le juge du procès en relève d'autres, de nature circonstancielle, qui étayent sa conclusion selon laquelle M. Sekhon était au courant de la présence de cocaïne : le fait que le téléphone de M. Sekhon n'a cessé de sonner alors que les autres membres de l'organisation derrière l'opération voulaient vraisemblablement savoir si la drogue avait franchi la frontière, les mentions écrites sur l'enveloppe que M. Sekhon avait sur lui lors de son arrestation, le comportement excessivement nerveux de M. Sekhon au bureau de douane, le mâchonnement d'un morceau de papier vert en cellule et les mensonges aux agents des douanes.
[39] M. Sekhon a donc été déclaré coupable d'importation de cocaïne et de possession de cocaïne en vue d'en faire le trafic.
D. Cour d'appel de la Colombie‑Britannique, 2012 BCCA 512, 331 B.C.A.C. 170
[40] En appel, M. Sekhon a contesté le témoignage du sergent Arsenault. Il a soutenu qu'il n'était ni pertinent ni nécessaire et que son effet préjudiciable l'emportait sur sa valeur probante.
[41] Les juges majoritaires de la Cour d'appel ne partagent pas cet avis, mais la juge Newbury, dissidente, voit les choses autrement. Elle convient que l'essentiel du témoignage était admissible, mais que la portion litigieuse ne l'était pas. À son avis, il s'agissait d'un [ traduction ] « témoignage purement anecdotique, qui ne se prêtait pas à un véritable contre‑interrogatoire, livré par un agent qui n'était pas en mesure de déterminer si, dans le millier d'enquêtes qu'il avait menées, le passeur avait effectivement été “involontaire” ou non » (par. 26). Elle ajoute que le témoignage « n'a pas aidé le tribunal à déterminer si l'accusé savait ou non ce qu'il transportait », mais qu'il « a pu avoir pour effet de court‑circuiter l'examen de la question » ( ibid. (souligné dans l'original)). Elle met vivement en garde contre l'utilisation de pareil témoignage d'expert :
[ traduction ] Je ne vois guère de différence entre la situation considérée en l'espèce et celle où l'on permet à un policier expérimenté dans les affaires de violence conjugale de dire que, jamais dans sa carrière, il n'a conclu à la légitime défense dans de tels dossiers, ou le cas d'un enquêteur d'expérience de la section des homicides à qui l'on permet d'affirmer que, dans toutes les enquêtes qu'il a menées, l'accusé avait voulu la mort de sa victime.
Une telle preuve anecdotique relève précisément de l'anecdote. Elle ne se rapporte pas aux faits particuliers dont le tribunal est saisi, mais elle est d'emblée attrayante en ce qu'elle paraît démontrer que les probabilités penchent beaucoup en faveur de la thèse du ministère public, et qu'elle est le fait d'un « expert ». Si la preuve peut se révéler pertinente dans le cas d'un accusé en particulier, elle est aussi très préjudiciable. [par. 26‑27]
La juge Newbury conclut que le [ traduction ] « juge du procès n'aurait pas dû fonder sa décision » sur le témoignage litigieux (par. 25). Elle aurait accueilli l'appel et ordonné la tenue d'un nouveau procès.
IV. Questions en litige
[42] La Cour doit décider si le juge du procès a eu tort d'admettre le témoignage litigieux et de tenir compte de celui-ci pour rendre sa décision. Dans l'affirmative, il faut dès lors déterminer si la disposition réparatrice correspondant au sous‑al. 686(1) b )(iii) du Code criminel permet la confirmation des déclarations de culpabilité.
V. Analyse
A. Conditions d'admissibilité du témoignage d'opinion livré par un expert
[43] Comme le dit la Cour dans l'arrêt R. c. Mohan , [1994] 2 R.C.S. 9, p. 20‑25, puis le confirme dans R. c. J.-L.J. , 2000 CSC 51, [2000] 2 R.C.S. 600, et R. c. D.D. , 2000 CSC 43, [2000] 2 R.C.S. 275, l'admissibilité de la preuve d'expert tient au respect des critères suivants : (1) la pertinence, (2) la nécessité d'aider le juge des faits, (3) l'absence de toute règle d'exclusion et (4) la qualification suffisante de l'expert.
[44] S'agissant de la « pertinence », il appert de l'arrêt Mohan que le juge doit se livrer à une analyse des inconvénients et des avantages pour déterminer « si la valeur en vaut le coût » (p. 21, citation de McCormick on Evidence (3 e éd. 1984), p. 544). Cette analyse exige la mise en balance de la valeur probante de la preuve et de son effet préjudiciable ( Mohan , p. 21).
[45] En ce qui concerne la « nécessité », la Cour conclut dans Mohan que « [s]i, à partir des faits établis par la preuve, un juge ou un jury peut à lui seul tirer ses propres conclusions, alors l'opinion de l'expert n'est pas nécessaire » (p. 23, citation du lord juge Lawton dans R. c. Turner , [1975] 1 Q.B. 834, p. 841). La Cour ajoute que la crainte « inhérente à l'application de ce critère [est] que les experts [usurpent] les fonctions du juge des faits » (p. 24).
[46] Compte tenu des craintes exprimées concernant l'incidence éventuelle du témoignage d'un expert sur l'issue d'un procès — y compris le risque que l'expert usurpe la fonction du juge des faits —, le juge du procès doit veiller à bien encadrer l'expert et à dûment circonscrire son témoignage. Même si le risque est accru dans le cas d'un procès devant jury, le juge, y compris celui qui siège seul, a l'obligation de toujours faire en sorte que le témoignage de l'expert respecte les limites établies. Il ne suffit pas qu'il tienne compte des critères de l'arrêt Mohan au début du témoignage de l'expert et qu'il rende une décision initiale quant à l'admissibilité de la preuve. Il doit faire en sorte que, tout au long de son témoignage, l'expert respecte les limites établies à l'égard d'une telle preuve. Comme le fait observer le juge Doherty dans R. c. Abbey , 2009 ONCA 624, 97 O.R. (3d) 330, par. 62 :
[ traduction ] L'admissibilité du témoignage n'est pas examinée en vase clos. Le juge du procès doit, avant de se prononcer, déterminer la nature et la portée du témoignage proposé. Non seulement il délimite le témoignage, mais il décide aussi, au besoin, des termes que l'expert pourra employer afin de réduire le risque de viciation du procès. Il est essentiel de déterminer avec précaution la portée du témoignage de l'expert et de s'assurer du strict respect des limites ainsi établies si le témoignage est admis. La jurisprudence montre que le non‑respect de telles limites par un témoin‑expert est probablement la faute qui justifie le plus souvent l'infirmation d'une décision en appel . . . [Je souligne; renvois omis.]
[47] Le juge du procès doit veiller à ce que l'expert respecte les justes limites de son domaine d'expertise, puis s'assurer que la teneur de la preuve elle-même fait l'objet à juste titre d'un témoignage d'expert.
[48] On peut s'attendre à des erreurs et, comme en l'espèce, à des témoignages qui dépassent les limites du domaine d'expertise. Il est également prévisible qu'un avocat de la défense omette de faire objection à un témoignage lorsque des propos discutables sont tenus. Dans un procès devant jury, une fois la déclaration faite, il peut être un peu plus difficile de corriger le tir, mais il suffira généralement de donner au jury la directive correctrice de ne pas tenir compte de la preuve inadmissible. Pour sa part, le juge est rompu à l'art de faire abstraction d'une preuve irrecevable. Il va sans dire que lorsque le témoignage dépasse les limites du domaine d'expertise, il est impératif que le juge du procès n'accorde aucune importance aux portions inadmissibles.
B. Application à la présente espèce
[49] À mon avis, le juge du procès a eu tort de se fonder sur le témoignage litigieux. Que le sergent Arsenault n'ait jamais eu affaire au cas d'un passeur involontaire au cours de ses enquêtes n'est ni pertinent ni nécessaire, au sens que la Cour attribue à ces mots dans l'arrêt Mohan , pour trancher la question en litige au procès — à savoir si M. Sekhon était au courant de la présence de la drogue. Même s'il pouvait être pertinent sur le plan logique, le témoignage litigieux ne l'était pas sur le plan juridique, car la culpabilité ou l'innocence des accusés auxquels le sergent Arsenault avait eu affaire dans le passé n'avaient aucun lien juridique avec la culpabilité ou l'innocence de M. Sekhon (voir Mohan , p. 20‑21). Autrement dit, le témoignage litigieux n'avait pas valeur probante quant à savoir si M. Sekhon savait ou non qu'il y avait de la cocaïne dans le compartiment secret. Un principe fondamental de notre système de justice criminelle veut que la culpabilité d'un accusé ne puisse être établie en fonction de celle d'autres accusés qui n'ont pas de lien avec lui. De plus, le témoignage litigieux n'était pas nécessaire, car déterminer si M. Sekhon savait ou non la drogue présente à bord du véhicule n'est pas hors de portée du juge eu égard à ses connaissances et à son expérience et ne relève certainement pas de la technique ou de la science.
[50] L'absence de pertinence ou de valeur probante me paraît suffisante pour justifier l'exclusion du témoignage litigieux. Cependant, il importe de souligner l'effet préjudiciable qu'un tel témoignage peut avoir sur le procès. Je conviens avec la juge Newbury, de la Cour d'appel, qu'il n'y a guère de différence entre le témoignage litigieux entendu en l'espèce et celui d'un enquêteur de la section des homicides à qui on permet d'affirmer que, dans toutes les enquêtes auxquelles il a participé, l'accusé avait eu l'intention de tuer sa victime. Je ne vois pas non plus de différence entre le témoignage litigieux et celui d'un agent chargé d'enquêter sur des biens volés qui affirme n'avoir jamais eu connaissance d'un cas de possession innocente d'un bien volé, ou encore, celui d'un enquêteur chevronné de la section des fraudes qui déclare n'avoir jamais eu connaissance d'un cas où un cadre supérieur ignorait la perpétration d'actes frauduleux au sein de l'entreprise (m.a., par. 60). Le danger d'admettre un tel témoignage est évident, comme le souligne la juge Newbury :
[traduction ] Une telle preuve anecdotique relève précisément de l'anecdote. Elle ne se rapporte pas aux faits particuliers dont le tribunal est saisi, mais elle est d'emblée attrayante en ce qu'elle paraît démontrer que les probabilités penchent beaucoup en faveur de la thèse du ministère public, et qu'elle est le fait d'un « expert ». Si la preuve peut se révéler pertinente dans le cas d'un accusé en particulier, elle est aussi très préjudiciable. [par. 27]
Une telle preuve empirique, si elle était admise, exigerait de l'accusé qu'il prouve d'une manière ou d'une autre que sa situation diffère de celles rencontrées par l'expert, ce qui serait contraire à un autre principe fondamental de notre système de justice criminelle, à savoir que c'est au ministère public qu'il appartient de prouver la mens rea de l'infraction hors de tout doute raisonnable. Comme le signale l'appelant, [ traduction ] « réfuter un tel témoignage d'opinion amènerait logiquement la défense à faire témoigner, par exemple, un enquêteur retraité qui aurait déjà eu affaire à une personne innocente dans des circonstances semblables, ou une personne susceptible d'affirmer qu'elle s'est déjà trouvée dans la même situation que l'accusé et qu'elle était innocente » (m.a., par. 61). Le procès se transformerait alors en bataille d'experts, une bataille au surplus totalement vaine.
[51] Pour ces motifs, je conclus que le témoignage litigieux était inadmissible.
C. La disposition réparatrice s'applique dans les circonstances
[52] La disposition réparatrice — le sous‑al. 686(1) b )(iii) du Code criminel — prévoit ce qui suit :
686. (1) Lors de l'audition d'un appel d'une déclaration de culpabilité ou d'un verdict [. . .], la cour d'appel :
a ) peut admettre l'appel, si elle est d'avis, selon le cas :
. . .
(ii) que le jugement du tribunal de première instance devrait être écarté pour le motif qu'il constitue une décision erronée sur une question de droit,
. . .
b ) peut rejeter l'appel, dans l'un ou l'autre des cas suivants :
. . .
(iii) bien qu'elle estime que, pour un motif mentionné au sous‑alinéa a )(ii), l'appel pourrait être décidé en faveur de l'appelant, elle est d'avis qu'aucun tort important ou aucune erreur judiciaire grave ne s'est produit, . . .
[53] La Cour a maintes fois affirmé que la disposition réparatrice ne peut s'appliquer que lorsqu'il n'existe aucune « possibilité raisonnable que le verdict eût été différent en l'absence de l'erreur » ( R. c. Bevan , [1993] 2 R.C.S. 599, p. 617, conf. dans R. c. Khan , 2001 CSC 86, [2001] 3 R.C.S. 823, par. 28). Compte tenu de ce principe, la Cour confirme dans Khan que deux situations se prêtent à l'application du sous‑al. 686(1) b )(iii) : (1) l'erreur est inoffensive ou négligeable ou (2) la preuve est à ce point accablante que, même si l'erreur n'est pas sans importance, le juge des faits conclurait forcément à la culpabilité (par. 29‑31).
[54] À mon avis, la présente affaire correspond nettement à la seconde situation. Comme le démontre très bien le juge du procès, le témoignage de M. Sekhon est une invention du début à la fin et il n'y a pas lieu d'en tenir compte. Son témoignage écarté, les éléments de preuve admissibles tendant à établir sa culpabilité demeurent accablants même si l'on exclut le témoignage litigieux. J'ai déjà fait état de ces éléments de preuve, et il n'est pas nécessaire que j'y revienne. Il suffit de dire que la preuve circonstancielle liée à la connaissance des faits par M. Sekhon ne mène qu'à une seule conclusion rationnelle, à savoir que M. Sekhon savait que de la cocaïne était dissimulée dans la camionnette.
[55] À elle seule, la preuve relative à la télécommande d'accès a eu un effet catastrophique. Rappelons que M. Sekhon a dit lui‑même qu'au moment où on la lui avait remise, elle était jumelée à la clé de contact. Le juge du procès fait remarquer, à juste titre selon moi, que [ traduction ] « [l]a seule conclusion logique à tirer de [l'acte délibéré de M. Sekhon de séparer la télécommande de la clé] est que l'accusé a voulu l'éloigner de la camionnette parce qu'elle donnait accès au compartiment secret et qu'il ne voulait pas que celui‑ci soit découvert » (d.a., vol. I, p. 31). Cette seule inférence permet pratiquement de conclure à la culpabilité de M. Sekhon.
[56] Mais il ne s'agit évidemment pas du seul élément de preuve. M. Sekhon est empêtré dans un enchevêtrement d'éléments de preuve circonstancielle et ne peut s'en échapper. À cet égard, il importe de signaler qu'au moment de considérer l'application du deuxième volet de la disposition réparatrice dans le cas d'une preuve circonstancielle, il faut examiner l'ensemble des éléments admissibles pour apprécier la solidité de la preuve. La Cour d'appel n'a pas à considérer chacun des éléments de la preuve et à rechercher une éventuelle explication qui innocenterait l'accusé. S'il en allait ainsi, il serait pratiquement impossible de satisfaire aux conditions d'application du deuxième volet de la disposition réparatrice dans tous les cas où la preuve est circonstancielle.
[57] Enfin, les propos du juge Binnie dans R. c. Jolivet , 2000 CSC 29, [2000] 1 R.C.S. 751, par. 46, repris dans R. c. Sarrazin , 2011 CSC 54, [2011] 3 R.C.S. 505, par. 24, me paraissent indiqués en l'espèce :
Ordonner la tenue d'un nouveau procès soulève des questions importantes relativement à l'administration de la justice et à l'affectation adéquate des ressources. Si la preuve contre l'accusé est forte et qu'il n'y a aucune possibilité réaliste qu'un nouveau procès aboutisse à un verdict différent, il est manifestement dans l'intérêt public d'éviter les coûts et retards qu'entraînent des procédures supplémentaires. C'est ce que le législateur a prévu.
VI. Dispositif
[58] Pour ces motifs, je suis d'avis de rejeter le pourvoi.
Version française des motifs de la juge en chef McLachlin et du juge LeBel rendus par
Le juge LeBel (dissident) —
I. Aperçu
[59] Ajitpal Singh Sekhon se pourvoit contre des déclarations de culpabilité pour importation illégale de cocaïne au Canada et possession illégale de cocaïne en vue d'en faire le trafic. Il a été intercepté à la frontière canado‑américaine au volant d'un véhicule dans lequel on a découvert 50 kg de cocaïne dans un compartiment secret. La seule question en litige au procès était celle de déterminer si l'appelant savait qu'il transportait de la drogue. En effet, l'appelant a plaidé en défense qu'une connaissance lui avait demandé de franchir la frontière à bord du véhicule et qu'il ignorait tout de la présence de la cocaïne.
[60] Pour réfuter ce moyen de défense, le ministère public a fait témoigner un enquêteur expérimenté de la GRC sur les procédés habituels des trafiquants de drogue. Le témoin‑expert a alors affirmé n'avoir jamais eu connaissance d'un cas de [ traduction ] « passeur involontaire », c'est‑à‑dire d'une personne qui ignorait la nature et la présence de la drogue en question (d.a., vol. III, p. 144).
[61] Je conviens avec mon collègue le juge Moldaver qu'on n'aurait pas dû permettre au témoin‑expert du ministère public de livrer un témoignage d'opinion sur la culpabilité d'autres personnes accusées d'importation de drogue au sujet desquelles il avait déjà enquêté. Comme lui, j'estime que le juge du procès n'aurait pas dû s'appuyer sur les propos en cause pour apprécier la preuve du ministère public contre l'appelant. Cependant, la nature et l'incidence de ces erreurs ne permettent pas, à mon avis, d'appliquer la disposition réparatrice ( Code criminel , L.R.C. 1985, ch. C‑46 , sous‑al. 686(1) b )(iii)). La preuve du ministère public contre l'appelant était circonstancielle, les erreurs de droit étaient très graves. Enfin, je ne crois pas que la preuve offerte aurait inévitablement débouché sur des déclarations de culpabilité malgré ces erreurs. J'ordonnerais donc la tenue d'un nouveau procès.
II. Les faits
[62] Le 25 janvier 2005, l'appelant s'est présenté au volant d'une camionnette au poste frontalier d'Aldergrove, en Colombie‑Britannique, à la frontière de l'État de Washington. Les agents des services frontaliers ont fouillé la camionnette et y ont découvert 50 kg de cocaïne dissimulée dans un compartiment situé sous le plancher.
[63] Au procès, l'appelant a expliqué que son neveu, Mike Grewal, et lui s'étaient rendus en voiture dans le Washington plus tôt le même jour. M. Grewal avait dû rentrer au Canada, mais l'appelant était resté dans le Washington où il avait rencontré un ancien camarade d'études britanno‑colombien. Le dénommé Chris lui aurait dit avoir laissé sa camionnette dans le Washington le soir précédent parce qu'il était trop ivre pour la conduire jusque chez lui, puis être revenu en auto aux États‑Unis pour la récupérer. Il aurait donc demandé à l'appelant de ramener celle‑ci au Canada, mais sans l'informer de la présence de la drogue à bord. M. Grewal a corroboré le témoignage de l'appelant quant aux faits survenus avant son retour au Canada.
[64] Le ministère public a fait témoigner un agent de la GRC, le sergent Vincent Joseph Arsenault. L'avocat de la défense a reconnu son aptitude à témoigner à titre d'expert sur l'importation de cocaïne dans le Lower Mainland, en Colombie‑Britannique, à bord de véhicules ou à pied, ainsi que sur le trafic et la possession de cocaïne dans cette région, notamment sur les voies d'acheminement, la chaîne de distribution, les moyens de transport, les méthodes de dissimulation, l'emballage, la valeur, le coût et les marges de profit, les habitudes d'utilisation et les niveaux de consommation.
[65] Le sergent Arsenault s'est dit d'avis que ceux qui importent des substances désignées font partie d'organisations criminelles soudées et négocient leur rémunération en fonction de la quantité transportée. Il a ajouté avoir participé à plus de 1 000 enquêtes sur l'importation de cocaïne et n'avoir jamais eu affaire à un [ traduction ] « passeur involontaire ».
[66] L'appelant a été reconnu coupable. La Cour d'appel de la Colombie‑Britannique a rejeté son appel, sous réserve de la dissidence de la juge Newbury. Il se pourvoit de plein droit devant la Cour.
III. Les décisions des juridictions inférieures
A. Cour provinciale
[67] La seule question en litige au procès était celle de savoir si l'appelant connaissait la présence de la cocaïne à bord de la camionnette. Le juge Dohm a rejeté le témoignage de l'appelant et conclu qu'il ne soulevait pas de doute raisonnable.
[68] La preuve du ministère public était circonstancielle. Après avoir conclu que l'appelant n'était pas crédible, le juge Dohm se penche sur la preuve du ministère public, dont il fait ressortir trois éléments déterminants : (i) la quantité de cocaïne en cause supposait le recours à un passeur connu et fiable; (ii) le témoignage du sergent Arsenault selon lequel ceux à qui l'on confie de grandes quantités de cocaïne font partie d'organisations soudées et négocient leur rémunération en fonction de la quantité transportée et voulant que, dans plus de 1 000 dossiers, il n'ait jamais eu connaissance d'un cas de [ traduction ] « passeur involontaire »; (iii) la possession par l'appelant d'une télécommande d'accès dont il avait forcément détaché la clé de contact avant de la remettre à l'agent des services frontaliers, ce qui permettait de conclure qu'il savait que la télécommande donnait accès au compartiment secret et qu'il ne voulait pas que celui‑ci soit découvert. Le juge du procès se fonde aussi sur d'autres éléments de preuve, dont le fait que le téléphone de l'appelant a sonné pendant sa détention, certaines notes manuscrites sur une enveloppe et la nervosité de l'accusé au bureau des services frontaliers (d.a., vol. I, p. 31‑32). Le juge Dohm déclare donc l'accusé coupable.
B. Cour d'appel, 2012 BCCA 512, 331 B.C.A.C. 170
[69] Le juge Lowry rejette l'appel avec l'accord du juge en chef Finch. Il fait remarquer que le sergent Arsenault comptait de nombreuses années d'expérience dans les enquêtes sur le trafic de la drogue et qu'il avait participé à quelque 1 000 dossiers d'importation de cocaïne. Sa qualité d'expert avait été reconnue sans que la défense ne la conteste.
[70] Le juge Lowry signale aussi que l'avocat de la défense n'a pas contesté l'admissibilité de ce témoignage, ni son importance. Le témoignage était nécessaire et pertinent pour statuer sur la mens rea . La décision du juge du procès d'en tenir compte est bien motivée et n'est pas incompatible avec ce pour quoi il a été livré sans que d'ailleurs nul n'y fasse objection.
[71] L'appelant prétendait en outre que le juge Dohm avait eu tort de se fonder sur la preuve relative à la télécommande d'accès, qu'il avait accordé trop d'importance à l'objet et qu'il s'était livré à un raisonnement conjectural. Le juge Lowry ne relève aucune erreur dans la prise en compte de cet élément de preuve par le juge du procès. La question n'est pas soulevée devant nous.
[72] La juge Newbury, dissidente, estime que le témoignage du sergent Arsenault aurait dû être écarté. Elle fait remarquer que l'avocat de la défense a reconnu le respect des critères énoncés dans R. c. Mohan , [1994] 2 R.C.S. 9, mais elle ajoute que l'auteur d'un tel témoignage peut incliner à l'empirisme et à l'inférence. À son avis, le témoignage du policier sur le non‑recours aux passeurs involontaires était contestable et aurait dû être écarté ou, du moins, ne pas être pris en compte par le juge du procès dans sa décision. Elle estime que ce témoignage n'établissait pas les procédés habituels des trafiquants, mais se révélait plutôt purement anecdotique et ne se prêtait pas à un véritable contre‑interrogatoire (par. 26). De plus, le témoignage [ traduction ] « [avait] pu avoir pour effet de court‑circuiter » l'examen de la mens rea et avait essentiellement permis au ministère public de faire formuler sa thèse par un témoin‑expert ( ibid. ).
IV. Les questions en litige
A. Portée légitime du témoignage d'expert d'un policier sur le trafic de la drogue
[73] Lors de la plaidoirie devant la Cour, l'appelant n'a pas contesté le recours au témoignage d'un policier à titre d'expert comme tel. Une abondante jurisprudence appuie l'admission du témoignage d'un policier d'expérience sur des sujets comme les rouages du commerce illicite de la drogue, les méthodes employées pour le transport et la vente, les moyens utilisés pour échapper à la détection et le jargon du milieu ( R. c. Joyal (1990), 55 C.C.C. (3d) 233 (C.A. Qué.); R. c. Ballony‑Reeder , 2001 BCCA 293, 88 B.C.L.R. (3d) 237; R. c. Klassen , 2003 MBQB 253, 179 Man. R. (2d) 115).
[74] Bien que le juge du procès doive se prononcer sur l'admissibilité de la preuve d'expert en fonction des faits propres à chaque affaire, je suis convaincu que le juge Dohm n'a commis aucune erreur de principe en concluant que le témoignage d'un enquêteur d'expérience dans le domaine des infractions liées à la drogue peut satisfaire aux critères énoncés dans Mohan , à savoir la pertinence, la nécessité, l'absence de toute règle d'exclusion et la qualification suffisante du témoin. La preuve des procédés habituels des trafiquants est généralement pertinente pour trancher les questions en litige dans une affaire de drogue. Puisqu'il ignore le plus souvent ces procédés, le juge des faits a besoin de témoignages à leur sujet pour apprécier les autres éléments de preuve offerts. En outre, le juge du procès peut conclure qu'un policier est dûment qualifié pour témoigner à titre d'expert au vu de son expérience et de sa formation en matière d'enquêtes sur les crimes liés à la drogue.
[75] Par ailleurs, la Cour a rappelé à maintes reprises qu'il ne faut pas laisser l'expert usurper la fonction du juge des faits, auquel il incombe toujours — qu'il s'agisse d'un juge ou d'un jury — de trancher les questions en litige au procès. Le juge doit se montrer particulièrement prudent à l'égard du policier qui témoigne à titre d'expert, car son témoignage pourrait ne représenter que la thèse du ministère public affublée d'une aura d'expertise. Les tribunaux reconnaissent clairement le risque que l'expert usurpe la fonction du juge des faits dans l'appréciation de la crédibilité, voire dans la décision relative à la question fondamentale de la culpabilité ou de l'innocence. Je ne vois aucune raison de croire que ce risque s'atténue lorsque le témoin en cause est un représentant de l'État (un policier, par exemple) plutôt qu'un expert scientifique.
[76] L'exigence de la nécessité établie dans l'arrêt Mohan constitue le principal rempart contre la prolifération indue des témoignages d'experts. Toutefois, même dans le cas où la preuve d'expert est globalement nécessaire, comme en l'espèce, elle doit être appréciée avec grande minutie lorsqu'elle a une incidence directe sur la « question fondamentale » ( Mohan , p. 24; R. c. J.‑L.J. , 2000 CSC 51, [2000] 2 R.C.S. 600, par. 37). La reconnaissance de la qualification d'un expert ne dispense pas le tribunal de l'obligation d'examiner minutieusement son témoignage. Un expert dûment qualifié peut s'égarer et se prononcer de manière inadmissible sur la culpabilité de l'accusé. Le juge du procès doit veiller à ce que l'expert témoigne seulement sur ce qui est de son ressort, ainsi qu'à préserver l'intégrité et l'indépendance de sa propre fonction de détermination des faits à propos de la crédibilité des témoins, ainsi que de la culpabilité ou de l'innocence de l'accusé.
B. Application de ces principes au témoignage du sergent Arsenault
[77] Devant l'étendue de l'expérience et de la formation du sergent Arsenault, sa qualité d'expert a été reconnue sans qu'on ne s'y oppose, et l'essentiel de son témoignage était clairement admissible. Il a décrit le contexte général des stratagèmes d'importation de cocaïne, dont les sources d'approvisionnement et la filière de distribution, de même que les principales voies d'importation et les points d'entrée en Colombie‑Britannique à partir des États‑Unis. Il a indiqué que les importateurs utilisaient couramment des véhicules tout‑terrain à quatre roues motrices pour le transport par voie terrestre et que la cocaïne destinée au Canada revêtait habituellement la forme de briques d'un kilogramme chacune. Il a en outre expliqué les méthodes courantes de dissimulation de la cocaïne, notamment l'utilisation de cachettes sophistiquées. Il a fait état des principaux modes de paiement des chargements de cocaïne, précisé les motifs pour lesquels on avait recours à des passeurs et fait état des modes habituels de recrutement. Son témoignage a également porté sur les instructions habituellement données aux passeurs, y compris la mise au point de prétextes, et sur le fait que leur rémunération est généralement fixée en fonction de la nature de la drogue et de sa quantité. Le sergent Arsenault a mentionné les risques liés au transport transfrontalier de la cocaïne, en particulier celui de la perte par suite d'une détection par les autorités et celui du vol par un groupe rival. L'avocat de l'appelant n'a pas fait objection à quelque partie de ce témoignage, qui n'a d'ailleurs pas été contesté en appel.
[78] La question en litige dans le pourvoi s'origine de l'échange suivant entre la procureure du ministère public et le sergent Arsenault (d.a., vol. III, p. 144) :
[ traduction ]
Q Sergent, vous avez dit plus tôt avoir participé à environ 1 000 enquêtes relatives à l'importation de cocaïne au cours de vos 33 ans de service?
R C'est exact, Monsieur le juge, oui.
Q Dans combien de ces enquêtes, approximativement, avez‑vous été en mesure de déterminer que l'importateur de la cocaïne ne savait rien de la marchandise importée?
R Je n'ai personnellement jamais eu connaissance d'un tel cas.
Q Avez‑vous déjà entendu parler d'un -- du recours à un passeur involontaire ou à un passeur qui ne savait pas ce qu'il transportait?
R Je -- j'ai certainement entendu une prétention en ce sens -- à l'occasion, surtout au tribunal, mais non lors de mes enquêtes.
[79] Selon moi, le témoignage du sergent Arsenault voulant que, au cours de plus de 1 000 enquêtes, il n'ait jamais eu affaire à un passeur involontaire et n'ait jamais entendu parler d'un tel cas, sauf au tribunal, a dépassé les limites du témoignage d'expert admissible. Les propos tenus revenaient à dire que, dans la situation de l'appelant, une personne savait toujours qu'elle transportait de la drogue. Il ne restait qu'un petit pas à franchir pour en conclure que l'appelant avait dû lui aussi être au courant de la présence de la cocaïne. Le sergent Arsenault a effectivement exprimé l'opinion que l'accusé avait la mens rea requise pour les infractions dont il était accusé, et il s'est donc prononcé sur la question fondamentale qui devait être tranchée. C'est pourquoi la question de l'admissibilité de son témoignage doit faire l'objet d'un examen particulièrement minutieux.
[80] Compte tenu des critères de l'arrêt Mohan , je conclus que les questions susmentionnées n'auraient pas dû être permises lors de l'interrogatoire. En effet, le témoignage n'était pas nécessaire, car le juge des faits pouvait tirer l'inférence voulue quant à ce que l'appelant savait ou non. Il n'était pas non plus pertinent. Suivant l'opinion du sergent Arsenault, le juge des faits devait conclure que l'appelant savait ce qu'il transportait parce que tout conducteur d'un véhicule à bord duquel est dissimulée de la drogue sait qu'il transporte de la drogue. Si son opinion a semblé pertinente, c'est uniquement grâce à une inférence inadmissible. Que, lors de ses enquêtes, le sergent Arsenault ait eu affaire à des personnes qui savaient qu'elles transportaient des drogues illégales n'établit pas logiquement que, en l'espèce, l'accusé avait la mens rea requise pour les infractions dont il était accusé. En plus d'usurper la fonction du tribunal qui consiste à déterminer la culpabilité ou l'innocence, l'expert a formulé une opinion fondée sur une conclusion à la fois inadmissible et injuste.
C. Y a‑t‑il lieu d'appliquer la disposition réparatrice?
[81] Le témoignage du sergent Arsenault selon lequel ses enquêtes n'avaient jamais révélé l'existence de passeurs involontaires n'aurait pas dû être admis. Même si l'avocat de la défense ne s'est pas opposé aux questions, le juge du procès a commis une erreur de droit en admettant l'élément de preuve et il a ajouté à cette erreur en se fondant expressément sur le témoignage pour déclarer l'appelant coupable. Voici un extrait de ses motifs :
[ traduction ] Le sergent Arsenault a ajouté que dans les mille enquêtes ou plus qu'il avait menées dans des affaires d'importation de cocaïne, il n'avait jamais eu affaire à un passeur involontaire, c'est‑à‑dire à une personne qui ignorait la nature ou la présence de la marchandise transportée d'un endroit à un autre. [d.a., vol. I, p. 30‑31]
[82] Il ne reste plus qu'à déterminer si cette erreur a causé un tort important ou une erreur judiciaire grave, ou s'il y a lieu d'appliquer le sous‑al. 686(1) b )(iii) du Code criminel — la disposition réparatrice — pour confirmer les déclarations de culpabilité de l'appelant :
686. (1) Lors de l'audition d'un appel d'une déclaration de culpabilité ou d'un verdict d'inaptitude à subir son procès ou de non‑responsabilité criminelle pour cause de troubles mentaux, la cour d'appel :
. . .
b ) peut rejeter l'appel, dans un ou l'autre des cas suivants :
. . .
(iii) bien qu'elle estime que, pour un motif mentionné au sous‑alinéa a )(ii), l'appel pourrait être décidé en faveur de l'appelant, elle est d'avis qu'aucun tort important ou aucune erreur judiciaire grave ne s'est produit, . . .
[83] Soit dit en tout respect, je ne partage pas l'avis de mon collègue. Selon moi, il ne convient pas d'appliquer la disposition réparatrice en l'espèce.
[84] Cette disposition s'applique dans deux situations. Premièrement, lorsqu'une erreur est si négligeable ou inoffensive qu'elle n'a pu avoir une incidence importante sur l'issue du procès. Deuxièmement, lorsque, malgré une erreur grave, la preuve demeure si accablante qu'aucune autre issue n'aurait été possible ( R. c. Sarrazin , 2011 CSC 54, [2011] 3 R.C.S. 505, par. 25; R. c. Van , 2009 CSC 22, [2009] 1 R.C.S. 716, par. 34).
[85] Le ministère public concède à bon droit que l'erreur n'est ni inoffensive, ni négligeable et qu'elle n'a pas été sans incidence sur la décision. L'admission d'une preuve irrégulière dans la présente affaire ne saurait être considérée comme « une erreur inoffensive à première vue ou sans incidence » ( Van , par. 35). Le témoignage du sergent Arsenault constitue une pièce maîtresse de la preuve du ministère public et c'est sur le fait que le policier n'a jamais eu affaire à un passeur involontaire que le juge du procès s'appuie pour déclarer l'appelant coupable (d.a., vol. I, p. 30‑31). Le témoignage d'un expert, comme celui de toute personne, est souvent parsemé d'éléments qui dérogent aux règles de preuve. En l'espèce, toutefois, les éléments contestés n'étaient ni spontanés, ni imprévus. La procureure du ministère public a clairement amené le sergent Arsenault à témoigner sur ce point préjudiciable et inadmissible, ce qui ne pouvait qu'en accroître l'incidence, comme il appert des motifs du juge du procès.
[86] La disposition réparatrice ne peut donc s'appliquer que si « la preuve contre l'accusé est à ce point accablante qu'un jury raisonnable ayant reçu des directives appropriées conclurait forcément à la culpabilité » ( Van , par. 36; voir aussi P. Béliveau et M. Vauclair, Traité général de preuve et de procédure pénales (20 e éd. 2013), p. 1294‑1295; Sarrazin , par. 25). Lorsque cette condition est remplie, il est justifié de refuser un nouveau procès à l'accusé, faute d'une possibilité réaliste d'arriver à un autre résultat. Ce volet du test établit une norme élevée, comme l'explique la juge Deschamps dans l'arrêt R. c. Trochym , 2007 CSC 6, [2007] 1 R.C.S. 239, par. 82 :
Cette norme ne doit pas être assimilée à la norme de la preuve hors de tout doute raisonnable qui s'applique ordinairement dans un procès criminel. L'application de la disposition réparatrice aux erreurs graves répond à une norme plus rigoureuse, appropriée à une procédure d'appel. La norme que la juridiction d'appel doit utiliser, savoir déterminer si la preuve contre un accusé est à ce point accablante qu'une déclaration de culpabilité est inévitable ou serait forcément prononcée, est beaucoup plus élevée que celle voulant que le ministère public prouve ses allégations « hors de tout doute raisonnable » lors du procès. Cette norme plus élevée tient compte du fait qu'il est difficile pour une juridiction d'appel, surtout dans le cas d'un procès avec jury où elle ne dispose pas de conclusions détaillées sur les faits, de déterminer rétroactivement quel effet, par exemple, l'exclusion de certains éléments de preuve aurait raisonnablement pu avoir sur l'issue du procès.
[87] La Cour a toujours refusé d'assouplir cette norme, même lorsqu'on l'y a invitée, comme dans l'affaire Sarrazin , où elle a fermement confirmé la nécessité de préserver l'intégrité du système de justice (par. 25‑26). Le texte de la disposition réparatrice traduit le souci du législateur de prévenir le risque de tort important ou d'erreur judiciaire grave, d'où la norme élevée établie par notre Cour.
[88] Dans Trochym , l'erreur en cause avait été commise lors d'un procès devant jury, mais la juridiction d'appel doit reconnaître qu'il est difficile, même dans le cas d'un procès devant juge seul, de conjecturer l'effet que l'exclusion de la preuve aurait pu avoir sur les conclusions de fait tirées en première instance. Cela est particulièrement vrai lorsque, comme en l'espèce, la preuve est de nature circonstancielle.
[89] Je ne peux affirmer avec certitude que l'issue du procès aurait été la même sans le témoignage contesté du sergent Arsenault. Le juge Dohm a rejeté le témoignage de l'appelant en entier et conclu qu'il ne soulevait pas de doute raisonnable. Il s'est donc attaché à déterminer si la preuve du ministère public était suffisante pour établir la culpabilité de l'appelant hors de tout doute raisonnable. La Cour doit faire de même au regard de la norme stricte de l'issue inévitable.
[90] Or, en l'espèce, la décision du juge du procès est bien étayée, et ses motifs font ressortir l'importance qu'il accorde au témoignage du sergent Arsenault. Dans sa décision de déclarer l'appelant coupable, il fait état de trois [ traduction ] « éléments de preuve très importants » (d.a., vol. I, p. 30). Le premier correspond à la quantité de cocaïne en cause. Le juge estime peu vraisemblable que les propriétaires de la substance aient couru le risque de s'en remettre à un passeur involontaire pour l'acheminer au Canada. Le deuxième réside dans le témoignage du sergent Arsenault et, en particulier, son affirmation voulant que, dans plus de 1 000 dossiers d'importation de cocaïne, il n'ait jamais eu affaire à un passeur involontaire (p. 30-31). Le troisième a trait à la possession par l'appelant de la télécommande d'accès.
[91] J'ai déjà conclu que le juge du procès a eu tort de se fonder sur le deuxième de ces éléments de preuve. Quant au premier, même si la valeur de la cocaïne pourrait permettre d'inférer que la substance n'aurait pas été confiée à un inconnu, cette conclusion n'est pas la seule qui puisse en être tirée.
[92] En ce qui concerne le troisième élément de preuve, lors de la détention de l'appelant, on a découvert sur lui une télécommande d'accès dont on a déterminé au procès qu'elle activait un système d'alarme « Clifford ». Selon le témoignage de l'enquêteur Shawn Robson, le dispositif permettait de verrouiller et de déverrouiller les portières du véhicule, ainsi que d'armer et de désarmer le système d'alarme (d.a., vol. III, p. 122). Le compartiment situé entre le plancher de la camionnette et son châssis et dans lequel on avait trouvé la cocaïne s'ouvrait lorsqu'on appuyait sur les boutons de la télécommande dans un ordre précis.
[93] Lors de sa détention initiale, l'appelant a remis la clé de contact aux agents des services frontaliers. Toutefois, il n'a remis la télécommande que lorsqu'on lui a demandé par la suite de vider ses poches. Il a alors reconnu qu'elle donnait accès à la camionnette. Le juge du procès conclut que la télécommande et la clé de contact [ traduction ] « vont manifestement de pair » et qu'elles étaient reliées l'une à l'autre par une chaîne avant que l'appelant ne les sépare une fois le moteur du véhicule éteint dans l'aire d'inspection secondaire (d.a., vol. I, p. 31). Le juge arrive aussi à la conclusion que l'appelant a alors séparé la télécommande de la clé afin de la cacher ou de dissimuler son lien avec la camionnette, car il savait qu'elle donnait accès au compartiment.
[94] En Cour d'appel, l'appelant a contesté l'utilisation de la preuve liée à la télécommande. Il a soutenu que le juge du procès avait accordé trop d'importance à celle‑ci et qu'il s'était livré à un raisonnement conjectural à son sujet. La Cour d'appel a rejeté sa prétention, qui n'a pas été reprise devant la Cour. Selon le juge Moldaver, le juge du procès pouvait tirer une telle inférence et elle était essentiellement concluante quant à la culpabilité (par. 55).
[95] J'estime toutefois que, lorsqu'il s'agit d'appliquer ou non la disposition réparatrice, la question qui se pose n'est pas celle de savoir si le juge du procès pouvait tirer l'inférence ou si elle était déterminante quant à la culpabilité, mais bien si c'était la seule rationnelle. Je conviens que le juge n'a pas eu tort d'utiliser cet élément de preuve comme il l'a fait, mais que d'autres conclusions pouvaient être tirées de la preuve relative à la télécommande. L'appelant a témoigné que la clé et la télécommande étaient jointes l'une à l'autre lorsque Chris les lui avait remises, et le juge conclut qu'il les a séparées peu de temps avant de remettre la clé à l'agent d'inspection secondaire. Il ne s'ensuit pas nécessairement que les déclarations de culpabilité reposent essentiellement sur ces inférences supplémentaires quant au moment où il y a eu séparation et à la manière dont elle est survenue. Il n'y avait pas de preuve à cet égard. Le juge du procès aurait pu aussi bien ne tirer aucune inférence du fait que l'appelant n'avait pas remis la télécommande à la première occasion. Qui plus est, il est simplement impossible de déterminer en appel que son appréciation de cet élément de preuve n'a pas été influencée par le témoignage inadmissible, mais auquel il a ajouté foi, selon lequel les trafiquants n'avaient jamais recours à des passeurs involontaires. Je ne puis admettre que la conclusion du juge du procès était inévitable ou que l'élément de preuve était donc déterminant quant à la culpabilité de l'appelant.
[96] Bien sûr, d'autres éléments de preuve pouvaient étayer des déclarations de culpabilité, dont le bout de papier mâché par l'appelant, l'enveloppe susmentionnée et le fait que le téléphone de l'appelant a sonné pendant sa détention. S'agissant de la télécommande d'accès, le juge pouvait certes tirer les inférences qu'il a tirées de chacun de ces éléments de preuve, mais toutes revêtent indéniablement un caractère conjectural. Il n'y avait pas de preuve de l'identité de la personne qui avait tenté de joindre l'appelant au téléphone, ni de la signification des indications manuscrites sur l'enveloppe. L'élément de preuve en cause pouvait permettre de conclure à la culpabilité hors de tout doute raisonnable, mais à mon avis, cette issue n'était pas inévitable.
[97] Par ailleurs, des éléments de preuve militaient également en faveur de l'innocence de l'appelant. Par exemple, ce dernier n'était pas le propriétaire immatriculé du véhicule, et rien ne prouvait qu'il n'ait jamais été en possession du véhicule auparavant. En outre, le sergent Arsenault a déclaré que, habituellement, les passeurs de drogue n'avaient pas de casier judiciaire, alors que l'appelant avait déjà été déclaré coupable de conduite dangereuse.
[98] Je conviens que la tenue d'un nouveau procès mobiliserait des ressources judiciaires mais, en toute déférence, cette considération ne saurait primer le droit de l'appelant à un procès équitable fondé sur la seule preuve admissible. Le juge s'est expressément appuyé sur un élément de preuve inadmissible, et je ne puis en dissocier les autres inférences défavorables à l'appelant, car il y accorde une grande importance. Il s'agit, je le répète, d'une erreur grave. Si notre Cour écarte une preuve qui, selon le juge du procès, constitue l'une des assises des déclarations de culpabilité, elle ne saurait conclure que la preuve défavorable à l'appelant demeure accablante sans se livrer à de pures conjectures. Pareille conclusion contredirait les motifs du juge du procès eux‑mêmes et reposerait sur une appréciation nouvelle et, partant, irrégulière des autres éléments de preuve. Soit dit en tout respect, la disposition réparatrice ne permet pas à la Cour de refuser un nouveau procès dans ces circonstances.
V. Conclusion
[99] Pour ces motifs, je ne puis convenir que la confirmation des déclarations de culpabilité ne causerait pas d'injustice fondamentale. Je suis donc d'avis d'accueillir le pourvoi et d'ordonner la tenue d'un nouveau procès.
Pourvoi rejeté, la juge en chef McLachlin et le juge LeBel sont dissidents.
Procureurs de l'appelant : Peck and Company, Vancouver.
Procureur de l'intimée : Procureur général du Canada, Vancouver.

[1] Le témoin paraît dire à tort « Monsieur le juge », car selon le dossier, il répondait à la question de l'avocat du ministère public.


Synthèse
Référence neutre : 2014 CSC 15 ?
Date de la décision : 20/02/2014
Proposition de citation de la décision: R. c. Sekhon


Origine de la décision
Date de l'import : 12/10/2014
Fonds documentaire ?: Lexum
Identifiant URN:LEX : urn:lex;ca;cour.supreme;arret;2014-02-20;2014.csc.15 ?

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