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02/06/2017 | CANADA | N°2017CSC28

Canada | Canada, Cour suprême, 02 juin 2017, 2017CSC28


Traduction française officielle

Répertorié : Saadati c. Moorhead

No du greffe : 36703.

2017 : 16 janvier; 2017 : 2 juin.

en appel de la cour d’appel de la colombie‑britannique

Coram : La juge en chef McLachlin et les juges Abella, Moldaver, Karakatsanis, Wagner, Gascon, Côté, Brown et Rowe

Motifs de jugement (par. 1 à 45) : Le juge Brown (avec l’accord de la juge en chef McLachlin et des juges Abella, Moldaver, Karakatsanis, Wagner, Gascon, Côté et Rowe)

Bureau d’assurance du Canada


Intervenant

L’octroi en première instance d’une indemnité pour préjudice mental ne co...

Traduction française officielle

Répertorié : Saadati c. Moorhead

No du greffe : 36703.

2017 : 16 janvier; 2017 : 2 juin.

en appel de la cour d’appel de la colombie‑britannique

Coram : La juge en chef McLachlin et les juges Abella, Moldaver, Karakatsanis, Wagner, Gascon, Côté, Brown et Rowe

Motifs de jugement (par. 1 à 45) : Le juge Brown (avec l’accord de la juge en chef McLachlin et des juges Abella, Moldaver, Karakatsanis, Wagner, Gascon, Côté et Rowe)

Bureau d’assurance du Canada
Intervenant

L’octroi en première instance d’une indemnité pour préjudice mental ne contrevient pas à l’équité procédurale. Bien qu’une affaire ne doive pas être jugée à partir de moyens qui n’ont pas été invoqués, dans le cas d’une allégation de préjudice mental causé par la négligence, il suffit en règle générale que les actes de procédure fassent état de quelque manifestation d’un tel préjudice. Les nombreuses allégations d’un préjudice mental dans les plaidoiries orale et écrite finales de S, jumelées à la nature générale des composants du préjudice allégué dans les actes de procédure ont amplement fait connaître aux défendeurs les arguments auxquels ils devaient répondre, et ces derniers ne se sont opposés à aucune de ces allégations.

En droit de la négligence, l’indemnisation du préjudice mental exige du demandeur qu’il satisfasse aux conditions auxquelles la négligence peut être établie, c’est‑à‑dire prouver l’existence d’une obligation de diligence, d’un manquement, d’un préjudice et d’un lien de causalité factuel et juridique entre le manquement et le préjudice. Le droit canadien de la négligence reconnaît l’existence en common law d’une obligation de prendre des mesures raisonnables afin qu’un préjudice mental prévisible ne soit pas causé et que la cause d’action qui en découle garantit le droit d’être protégé contre l’atteinte par négligence à sa santé mentale. L’analyse que commande habituellement l’obligation de diligence vaut donc pour le préjudice mental imputé à la négligence. Plus précisément, la responsabilité du préjudice mental ne doit être reconnue que lorsque la demande satisfait aux exigences de proximité pour les besoins de l’obligation de diligence et au critère du caractère éloigné du préjudice.

Le demandeur n’est pas légalement tenu de prouver en tout ou en partie l’existence d’un trouble psychiatrique reconnu pour que l’on puisse conclure au caractère indemnisable du préjudice mental. Le droit de la négligence réserve un traitement identique aux préjudices mental et physique. Obliger le demandeur qui allègue un préjudice mental à prouver que son état correspond à un trouble psychiatrique reconnaissable, c’est‑à‑dire le contraindre à prouver que son état est dûment répertorié, sans faire la même obligation au demandeur qui allègue un préjudice physique, revient à accorder une protection inégale à la victime d’un préjudice mental. Des règles distinctes qui écartent la responsabilité dans le cas d’un préjudice mental, mais non dans le cas d’un préjudice physique, ne sauraient s’appliquer. Les éléments requis pour qu’il y ait une cause d’action en négligence, de même que les exigences de la Cour suivant l’arrêt Mustapha c. Culligan du Canada Ltée, 2008 CSC 27, [2008] 2 R.C.S. 114, lorsqu’il s’agit de prouver le préjudice mental, font suffisamment obstacle aux réclamations infondées.

Qui plus est, n’indemniser le préjudice mental que s’il correspond à un état susceptible d’être déterminé au moyen d’outils diagnostiques se révèle intrinsèquement suspect sur le plan de la méthodologie juridique. Un diagnostic précis est assurément important sous l’angle thérapeutique, mais le juge des faits appelé à statuer sur une allégation de préjudice mental ne s’intéresse pas au diagnostic, mais aux symptômes et à leurs conséquences. Point n’est besoin d’établir un lien entre le préjudice mental raisonnablement prévisible et un système de classification permettant le diagnostic. Il suffit de prouver que le défendeur négligent a prévu le préjudice, non un préjudice correspondant à un trouble psychiatrique dûment répertorié. L’examen du juge des faits doit porter sur l’ampleur du préjudice infligé au demandeur par ses symptômes, non sur l’appellation qui pourrait y être accolée.

Pour prouver l’existence d’un préjudice mental, le demandeur doit établir que le préjudice subi est grave et de longue durée et qu’il ne s’agit pas simplement des désagréments, angoisses et craintes ordinaires inhérents à la vie en société. La preuve d’expert peut être utile pour décider si l’existence d’un préjudice mental a été établie ou non, mais en l’absence d’un diagnostic psychiatrique, il demeure loisible au juge des faits de conclure, à la lumière des éléments de preuve offerts, que le demandeur a prouvé l’existence d’un préjudice mental selon la prépondérance des probabilités. Le défendeur peut également réfuter l’allégation en faisant témoigner un expert pour établir que l’accident n’a pu avoir causé quelque préjudice mental ou, du moins, quelque préjudice mental connu en psychiatrie.

Dans la présente affaire, la preuve admise en première instance démontre à l’évidence l’existence d’un dérèglement grave et de longue durée qui va au‑delà des contrariétés émotionnelles ou angoisses ordinaires. Cette conclusion n’est pas contestée et, s’agissant d’une conclusion de fait, elle commande la déférence en appel. Aucune erreur de droit n’entache la conclusion du juge de première instance selon laquelle la preuve des symptômes de S établit l’existence d’un préjudice mental malgré l’absence d’un témoignage d’expert associant ces symptômes à un état dûment répertorié.

Renvoyer l’affaire à la Cour d’appel pour qu’elle statue sur le caractère indivisible du préjudice et sur le montant de l’indemnité ne constituerait pas une mesure appropriée. L’indissociabilité de deux préjudices est une conclusion de fait et commande la déférence. En outre, faute d’observations complètes dans le cadre du pourvoi et d’éléments pertinents dans le dossier de première instance, la présente affaire ne se prête pas à une décision concernant l’effet des dispositions relatives à l’indemnisation des accidentés du travail sur la dissociabilité des préjudices. Par ailleurs, le montant déterminé par le juge est raisonnable et en adéquation avec le dossier, et il indemnise convenablement S de la perte qu’il a subie. Il y a donc lieu de le rétablir.

Jurisprudence

Arrêt appliqué : Mustapha c. Culligan du Canada Ltée, 2008 CSC 27, [2008] 2 R.C.S. 114, conf. (2006), 84 O.R. (3d) 457; arrêts mentionnés : Clements c. Clements, 2012 CSC 32, [2012] 2 R.C.S. 181; Bradley c. Groves, 2010 BCCA 361, 326 D.L.R. (4th) 732; Insurance Corp. of British Columbia c. Patko, 2008 BCCA 65, 290 D.L.R. (4th) 687; Rodaro c. Royal Bank of Canada (2002), 59 O.R. (3d) 74; Burgsteden c. Long, 2014 SKCA 115, 378 D.L.R. (4th) 562; R. c. E.M.W., 2011 CSC 31, [2011] 2 R.C.S. 542; Canada Trustco Mortgage Co. c. Renard, 2008 BCCA 343, 298 D.L.R. (4th) 216; Succession Odhavji c. Woodhouse, 2003 CSC 69, [2003] 3 R.C.S. 263; McLoughlin c. O’Brian, [1983] 1 A.C. 410; Miner c. Canadian Pacific Railway Co. (1911), 18 W.L.R. 476; Dulieu c. White & Sons, [1901] 2 K.B. 669; Hambrook c. Stokes Brothers, [1925] 1 K.B. 141; Horne c. New Glasgow, [1954] 1 D.L.R. 832; Alcock c. Chief Constable of South Yorkshire Police, [1992] 1 A.C. 310; Page c. Smith, [1996] 1 A.C. 155; White c. Chief Constable of South Yorkshire Police, [1999] 2 A.C. 455; Tame c. New South Wales, [2002] HCA 35, 211 C.L.R. 317; Beecham c. Hughes (1988), 27 B.C.L.R. (2d) 1; Rhodes c. Canadian National Railway (1990), 75 D.L.R. (4th) 248; Toronto Railway Co. c. Toms (1911), 44 R.C.S. 268; Bourhill c. Young, [1943] A.C. 92; Cooper c. Hobart, 2001 CSC 79, [2001] 3 R.C.S. 537; Donoghue c. Stevenson, [1932] A.C. 562; Hinz c. Berry, [1970] 2 Q.B. 40; McDermott c. Ramadanovic Estate (1988), 27 B.C.L.R. (2d) 45; Cox c. Fleming (1995), 15 B.C.L.R. (3d) 201; Mason c. Westside Cemeteries Ltd. (1996), 135 D.L.R. (4th) 361; Flett c. Maxwell, [1996] B.C.J. No. 1455 (QL); Vanek c. Great Atlantic & Pacific Co. of Canada (1999), 48 O.R. (3d) 228; Healey c. Lakeridge Health Corp., 2011 ONCA 55, 103 O.R. (3d) 401; Frazer c. Haukioja, 2010 ONCA 249, 101 O.R. (3d) 528; Kotai c. « Queen of the North » (The), 2009 BCSC 1405, 70 C.C.L.T. (3d) 221; Young c. Borzoni, 2007 BCCA 16, 277 D.L.R. (4th) 685; Graham c. MacMillan, 2003 BCCA 90, 15 C.C.L.T. (3d) 155; Koerfer c. Davies, [1994] O.J. No. 1408 (QL); Duwyn c. Kaprielian (1978), 22 O.R. (2d) 736; van Soest c. Residual Health Management Unit, [1999] NZCA 206, [2000] 1 N.Z.L.R. 179; Sutherland c. Hatton, [2002] EWCA Civ 76, [2002] 2 All E.R. 1; Augustus c. Gosset, [1996] 3 R.C.S. 268; Housen c. Nikolaisen, 2002 CSC 33, [2002] 2 R.C.S. 235; Pinch c. Hofstee, 2015 BCSC 1888; Zawadzki c. Calimoso, 2011 BCSC 45; Wells c. Terre‑Neuve, [1999] 3 R.C.S. 199.

Lois et règlements cités

Code civil du Québec, art. 1457.

Loi sur la Cour suprême, L.R.C. 1985, c. S‑26, art. 46.1 .

Workers Compensation Act, R.S.B.C. 1996, c. 492, art. 10.

Doctrine et autres documents cités

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Beever, Allan. Rediscovering the Law of Negligence, Oxford, Hart, 2007.

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POURVOI contre un arrêt de la Cour d’appel de la Colombie‑Britannique (les juges Saunders, Chiasson et Frankel), 2015 BCCA 393, 81 B.C.L.R. (5th) 1, 377 B.C.A.C. 106, 648 W.A.C. 106, 23 C.C.L.T. (4th) 177, 390 D.L.R. (4th) 63, [2016] 4 W.W.R. 259, [2015] B.C.J. No. 2027 (QL), 2015 CarswellBC 2694 (WL Can.), qui a infirmé une décision du juge Funt, 2014 BCSC 1365, [2014] B.C.J. No. 1898 (QL), 2014 CarswellBC 2133 (WL Can.). Pourvoi accueilli.

Dairn Shane et Joseph Fearon, pour l’appelant.

Kathleen S. Duffield et Steven W. Lesiuk, pour les intimés.

Alan D’Silva et Aaron Kreaden, pour l’intervenant.

Version française du jugement de la Cour rendu par

Le juge Brown —

I. Introduction

[1] Dans la présente affaire relative à un accident de la route survenu en Colombie‑Britannique, le pourvoi porte principalement sur l’application des principes de common law en matière de négligence à l’indemnisation du préjudice mental[1]. Le juge de première instance accorde à l’appelant, Mohsen Saadati, une indemnité pour préjudice mental sur la foi du témoignage non pas d’un expert, mais de témoins profanes selon lesquels, après l’accident de la route causé par les intimés, la personnalité de l’appelant a changé. La Cour d’appel de la Colombie‑Britannique infirme le jugement au motif que, pour être indemnisé d’un préjudice mental, le demandeur doit faire confirmer par un médecin expert l’existence d’un [traduction] « trouble psychiatrique reconnaissable [ou reconnu] ».

[2] Or, la Cour n’a jamais exigé comme condition préalable à l’indemnisation du préjudice mental que le demandeur fasse la preuve de l’existence d’un trouble psychiatrique reconnaissable, et il n’est pas non plus souhaitable selon moi qu’elle l’exige maintenant. De la même manière que l’indemnisation du préjudice physique n’est pas subordonnée au dépôt en preuve par le demandeur du diagnostic d’un expert, celle du préjudice mental ne tient pas non plus à la preuve d’un trouble psychiatrique reconnaissable. Cette exigence et d’autres conditions fixées par certains tribunaux afin de contenir l’indemnisation du préjudice mental reposent à mon humble avis sur une conception douteuse de la psychiatrie et de la maladie mentale en général dont devrait se dissocier le droit canadien de la responsabilité délictuelle. De plus, les éléments requis pour qu’il y ait une cause d’action en négligence, de même que les exigences de la Cour, suivant l’arrêt Mustapha c. Culligan du Canada Ltée, 2008 CSC 27, [2008] 2 R.C.S. 114, par. 9, lorsqu’il s’agit de prouver le préjudice mental, font suffisamment obstacle aux réclamations infondées. J’estime donc que le demandeur n’est pas légalement tenu de prouver en tout ou en partie l’existence d’un trouble psychiatrique reconnu pour que l’on puisse conclure au caractère indemnisable du préjudice mental. Partant, je suis d’avis d’accueillir le pourvoi et de rétablir l’indemnisation accordée en première instance.

II. Rappel factuel et procédural

A. Genèse de l’instance

[3] Le soir du 5 juillet 2005, l’appelant circulait à bord d’un camion‑tracteur dans la rue Front, à New Westminster, en Colombie‑Britannique, lorsque son véhicule a été heurté par celui que conduisait l’intimé, Grant Iain Moorhead. Son camion a subi de lourds dommages, mais lui a alors semblé s’en tirer indemne. Transporté à un hôpital des environs, il n’a pas été gardé en observation.

[4] Cet accident de la route (« l’accident ») était le deuxième d’une série de cinq subis par l’appelant entre janvier 2003 et mars 2009. Depuis le premier, l’appelant souffrait de douleurs chroniques, et celles‑ci se sont aggravées après le troisième (survenu le 17 septembre 2005). En 2007, l’appelant a intenté contre les intimés une action en négligence dans laquelle il réclamait une indemnité pour perte non pécuniaire et pour perte de revenus antérieure. L’appelant a eu deux autres accidents, l’un en 2008, l’autre en 2009. Déclaré mentalement incapable en 2010, son action a été reprise par sa tutrice à l’instance.

B. Décisions des juridictions inférieures

(1) Cour suprême de la Colombie‑Britannique — 2014 BCSC 1365

[5] Les intimés ont collectivement reconnu leur responsabilité à l’égard de l’accident, mais ont prétendu que l’appelant n’avait subi aucun préjudice. Des rapports d’experts ont été présentés au nom de l’appelant à l’appui de sa prétention selon laquelle l’accident lui avait infligé un préjudice. Le juge de première instance les tient en grande partie pour inadmissibles (2013 BCSC 636, 46 B.C.L.R. (5th) 392). Après avoir apprécié les éléments jugés admissibles, il conclut que l’appelant n’a pas démontré l’existence d’un préjudice physique imputable à l’accident. Invoquant le critère de la causalité factuelle énoncé dans Clements c. Clements, 2012 CSC 32, [2012] 2 R.C.S. 181, par. 46, il conclut toutefois que l’accident a infligé à l’appelant [traduction] « des préjudices psychologiques, dont un changement de personnalité et des problèmes cognitifs » (par. 50 (CanLII)). Sa conclusion ne prend pas appui sur un diagnostic précis, mais bien sur le témoignage de proches selon lesquels, après l’accident, la personnalité de l’appelant s’est détériorée. Auparavant enjoué, énergique et charmant, il est devenu maussade et sujet aux sautes d’humeur. Ses liens étroits avec sa famille et ses amis se sont dégradés. Il se plaignait de maux de tête.

[6] Le juge conclut en outre que le préjudice mental de l’appelant a été aggravé par le troisième accident, celui du 17 septembre 2005. Au vu du principe dégagé dans l’arrêt Bradley c. Groves, 2010 BCCA 361, 326 D.L.R. (4th) 732, il tient le préjudice mental causé au départ par l’accident pour indissociable de tout préjudice infligé par cet autre accident. Compte tenu du changement de personnalité de l’appelant, de l’étiolement de ses liens étroits avec sa famille et ses amis, de son âge et de la période considérée, le juge accorde 100 000 $ à titre de dommages‑intérêts non pécuniaires. Il rejette la demande d’indemnisation de la perte de revenus antérieure.

(2) Cour d’appel de la Colombie‑Britannique — 2015 BCCA 393, 81 B.C.L.R. (5th) 1

[7] En appel, les intimés ont notamment fait valoir que le juge de première instance avait eu tort d’accorder une indemnité pour préjudice mental alors que l’appelant n’avait pas fait la preuve [traduction] « d’un trouble ou d’un état psychiatrique ou psychologique médicalement reconnu » (par. 22). La Cour d’appel leur donne raison et ajoute que l’existence d’un tel trouble ou état doit être établie par le « témoignage d’un médecin expert » (par. 32). Elle conclut que l’arrêt Mustapha n’a pas modifié le droit applicable à cet égard.

[8] La Cour d’appel fait également observer que, en ordonnant l’indemnisation du préjudice mental, le juge de première instance commet l’erreur [traduction] « de statuer à partir de moyens que [l’appelant] n’a ni plaidés ni invoqués » (par. 34). Selon elle, le juge aurait plutôt dû signifier aux avocats qu’il était disposé à examiner des moyens non plaidés, donner à l’appelant la possibilité de modifier ses actes de procédure et, si la modification était autorisée, permettre aux intimés de présenter d’autres éléments de preuve et de faire valoir d’autres arguments.

III. Analyse

A. Exhaustivité des actes de procédure

[9] Faisant fond sur l’opinion de la Cour d’appel sur ce point, les intimés font valoir que l’octroi en première instance d’une indemnité pour préjudice mental contrevient aux principes d’équité procédurale en ce qu’il ne s’appuie ni sur les actes de procédure ni sur les plaidoiries. Bien qu’ils n’aient pas fait valoir cet argument devant la Cour d’appel, rappelons, comme ils le soutiennent aujourd’hui et comme l’affirme la Cour d’appel, qu’une affaire ne doit pas être jugée à partir de moyens qui n’ont pas été invoqués (Insurance Corp. of British Columbia c. Patko, 2008 BCCA 65, 290 D.L.R. (4th) 687, par. 37; Rodaro c. Royal Bank of Canada (2002), 59 O.R. (3d) 74 (C.A.), par. 60; Burgsteden c. Long, 2014 SKCA 115, 378 D.L.R. (4th) 562, par. 17; R. c. E.M.W., 2011 CSC 31, [2011] 2 R.C.S. 542, par. 4). Il s’agit là de justice naturelle : chacune des parties a le droit de connaître les arguments qu’on entend présenter contre elle et d’y répondre (Canada Trustco Mortgage Co. c. Renard, 2008 BCCA 343, 298 D.L.R. (4th) 216, par. 38-39).

[10] Dans le cas d’une allégation de préjudice mental causé par la négligence, il suffit en règle générale que les actes de procédure fassent état de quelque manifestation d’un tel préjudice (Succession Odhavji c. Woodhouse, 2003 CSC 69, [2003] 3 R.C.S. 263, par. 74). Dans sa déclaration, l’appelant énumère divers maux qu’il attribue à l’accident, dont les suivants :

[traduction]

h) tout autre préjudice que pourrait révéler un examen ou rapport médical et dont le détail sera communiqué sans délai;

ainsi que les conséquences de ces préjudices sur le demandeur, dont les maux de tête, la fatigue, les vertiges, les nausées et l’insomnie.

(d.i., vol. I, p. 7)

L’appelant réclame également des « dommages‑intérêts généraux pour souffrances et douleurs, perte de capacité lucrative pour le passé, le présent et l’avenir, manque à gagner, perte de jouissance de la vie, perte de santé physique . . . » (d.i., vol. I, p. 7).

[11] Au procès, l’appelant a produit le rapport d’expert du Dr Hiram Mok, psychiatre, qui lui avait diagnostiqué certains troubles mentaux (mais sans indiquer clairement qu’ils étaient attribuables à l’accident ou aux accidents subséquents). Dans sa plaidoirie écrite finale, l’appelant a aussi allégué la manifestation d’une réaction psychologique à l’accident (autrement dit, un préjudice mental) :

[traduction] Si la Cour ne conclut pas à une commotion avérée, il appert malgré tout de la preuve que le demandeur a été victime d’un changement de personnalité, de sautes d’humeur, de pertes de mémoire et de problèmes cognitifs par suite de l’accident du 5 juillet 2005.

Si cet état de fait n’a pas été causé par une commotion, il doit l’avoir été par autre chose. La seule conclusion logique est qu’il a été causé par une réaction psychologique à l’accident, par de nouvelles douleurs ou par l’aggravation d’anciennes douleurs.

. . .

Partant, si la Cour conclut que M. Mohsen n’a pas subi de commotion, nous soutenons que, selon la prépondérance des probabilités, la seule conclusion logique est que les problèmes mnésiques et cognitifs de M. Mohsen, ainsi que son changement de personnalité, sont imputables à l’accident de juillet 2005, ce qui a aggravé le préjudice infligé par l’accident de janvier 2003 et qui a été exacerbé par l’accident de septembre 2005. [Je souligne.]

(d.i., vol. I, p. 285)

L’appelant tient un raisonnement analogue dans sa plaidoirie orale :

[traduction] Bon. Évidemment, si le tribunal conclut que la commotion n’est pas avérée, nous faisons valoir à titre subsidiaire qu’il appert tout de même de la preuve qu’il souffre de douleurs chroniques et d’une forme de réaction émotionnelle qui ont provoqué chez lui des problèmes mnésiques et cognitifs, ainsi que des sautes d’humeur, par suite de l’accident de juillet 2005, ce dont il n’aurait pas souffert n’eût été l’accident.

. . .

Nous affirmons que c’est une commotion. [. . .] Mais s’il ne s’agit pas d’une commotion, il s’agit de quelque réaction à cet accident qui a pu être exacerbée par le fait qu’il avait déjà été blessé lors de l’accident de janvier 2003. Il n’empêche que cet homme n’a plus jamais été le même. [. . .] C’est cet accident qui en est la cause, peu importe que ce soit en raison d’une commotion ou d’une réaction psychologique ou émotionnelle à tout ce qui s’est produit.

. . .

. . . Quelque chose s’est produit qui l’a changé. Selon nous, c’est une commotion, mais à supposer que ce n’en soit pas une, il faut que ce soit une sorte de réaction psychique émotionnelle, ce qui échappe à sa volonté. C’est manifestement quelque chose qui lui est arrivé après l’accident et qui a fait en sorte qu’il cesse d’être lui‑même entre juillet et septembre 2005. C’est ce qui ressort du témoignage de tous les membres de sa famille. [Je souligne.]

(d.i., vol. I, p. 190‑192)

[12] Lors du procès, les intimés ne se sont opposés à aucune de ces allégations de réaction « psychologique », « émotionnelle » ou « psychique ». Et, à mon sens, les nombreuses allégations d’une telle réaction dans les plaidoiries orale et écrite finales de l’appelant, jumelées à la nature générale des composants du préjudice allégué dans les actes de procédure, ont amplement fait connaître aux intimés les arguments auxquels ils devaient répondre. Selon moi, il n’y a pas eu de manquement à l’équité procédurale en l’espèce.

B. Préjudice mental

[13] Pour établir la responsabilité du défendeur dans une action en négligence, le demandeur doit prouver (i) que le défendeur avait envers lui une obligation de diligence pour empêcher un préjudice de la nature de celui allégué, (ii) que le défendeur a manqué à son obligation en n’observant pas la norme de diligence applicable, (iii) que le demandeur a subi un préjudice et (iv) que ce préjudice est imputable, en fait et en droit, au manquement du défendeur (Mustapha, par. 3). En l’espèce, le litige porte sur le troisième de ces éléments. Comme devant la Cour d’appel, les intimés font valoir que le juge de première instance a eu tort d’accorder une indemnité pour un préjudice mental qui ne correspond pas à un trouble psychiatrique reconnu dont l’existence a été prouvée. Plus précisément, la Cour doit se demander si, pour qu’elle puisse conclure à l’existence d’un préjudice mental ouvrant droit à indemnisation, il est rigoureusement nécessaire que le demandeur produise le témoignage d’un expert ou quelque autre élément établissant l’existence d’un trouble psychiatrique reconnu.

(1) L’indemnisation du préjudice mental en droit de la négligence

[14] Dans un premier temps, la common law s’est montrée sceptique, voire parfois carrément hostile, à l’égard des allégations de préjudice mental causé par négligence (McLoughlin c. O’Brian, [1983] 1 A.C. 410 (H.L.), p. 433). Elle [traduction] « consacrait presque par essence le doute et les préjugés primaires dont faisait l’objet le préjudice “invisible” et immatériel » (H. Teff, Causing Psychiatric and Emotional Harm : Reshaping the Boundaries of Legal Liability (2009), p. 40). Le préjudice mental n’était pas considéré comme un [traduction] « préjudice perçu par les sens, mais plutôt [comme] le fruit de l’imagination » (Miner c. Canadian Pacific Railway Co. (1911), 18 W.L.R. 476 (C.S. Alb., en formation plénière), p. 478). Ce scepticisme a perduré tout au long du siècle dernier, de sorte que le préjudice mental n’était indemnisable que s’il s’accompagnait d’un préjudice physique (voir L. Bélanger‑Hardy, « Reconsidering the “Recognizable Psychiatric Illness” Requirement in Canadian Negligence Law » (2013), 38 Queen’s L.J. 583, p. 599‑600).

[15] Même si on a un jour cessé d’opposer une fin de non‑recevoir absolue aux demandes d’indemnisation d’un préjudice mental en l’absence d’un préjudice physique concomitant, le scepticisme qui avait initialement entraîné le rejet de ces demandes a perduré, et les tribunaux de common law ont continué à soumettre l’indemnisation du préjudice mental à des conditions bien plus strictes que celle du préjudice physique causé par négligence. Ainsi, en Angleterre, la responsabilité du préjudice mental causé par négligence a été reconnue pour la première fois dès 1901 (Dulieu c. White & Sons, [1901] 2 K.B. 669 (C. div.)), mais seulement à l’égard d’un [traduction] « choc découlant d’une crainte raisonnable de subir un préjudice personnel immédiat » (p. 675) ou (après l’arrêt Hambrook c. Stokes Brothers, [1925] 1 K.B. 141 (C.A.)) d’une [traduction] « crainte raisonnable qu’un préjudice personnel immédiat soit infligé [au demandeur ou à ses enfants] » (p. 152). Bien que, au Canada, pendant une bonne partie du XXe siècle (p. ex. dans Miner), l’indemnisation du préjudice mental soit demeurée tributaire de l’obtention d’une réparation pour un préjudice physique indemnisable, au milieu du siècle, les tribunaux canadiens ont eux aussi commencé à permettre l’indemnisation à des conditions semblables à celles appliquées en droit anglais, soit habituellement que le demandeur ait eu au moment considéré une crainte raisonnable qu’un préjudice physique lui soit infligé ou le soit à sa famille (p. ex. Horne c. New Glasgow, [1954] 1 D.L.R. 832 (C.S. N.‑É.)).

[16] D’autres obstacles à l’indemnisation du préjudice mental se sont dressés en droit anglais. Dans l’arrêt McLoughlin c. O’Brian, p. 419‑421, lord Wilberforce fait état de trois éléments susceptibles de circonscrire le [traduction] « choc nerveux » indemnisable : la catégorie des personnes admises à demander l’indemnisation (ce qu’on appelle souvent la proximité relationnelle), la proximité de ces personnes avec l’accident (la proximité physique ou géographique) et la manière dont le « choc » a été causé (la proximité temporelle) (G. H. L. Fridman, The Law of Torts in Canada (3e éd. 2010), p. 326). Ultérieurement, lorsque des demandeurs ont allégué l’existence d’un préjudice mental ayant découlé d’un événement traumatisant inattendu, une distinction a été établie entre la victime « directe » (directement en cause) et la victime « indirecte » (témoin de l’infliction d’un préjudice physique à autrui) (voir Alcock c. Chief Constable of South Yorkshire Police, [1992] 1 A.C. 310 (H.L.), et Page c. Smith, [1996] 2 A.C. 455 (H.L.)). Or, cette distinction s’est parfois révélée difficile (comme le montre la difficulté du droit anglais à qualifier la situation du sauveteur (voir White c. Chief Constable of South Yorkshire Police, [1999] 2 A.C. 455 (H.L.)). Certains ont déploré que cette distinction ne repose sur aucun principe, qu’elle n’ait aucune pertinence quant au bien‑fondé du recours du demandeur (A. Beever, Rediscovering the Law of Negligence (2007), p. 405‑407; J. Stapleton, « In Restraint of Tort », dans P. Birks, dir., The Frontiers of Liability (1994), vol. 2, 83, p. 95; Mustapha c. Culligan of Canada Ltd. (2006), 84 O.R. (3d) 457 (C.A.), par. 43). Nul n’a jamais vraiment contesté cet état de fait. Lord Hoffmann le reconnaît d’ailleurs avec candeur dans White : [traduction] « . . . dans ce domaine du droit, la recherche de règles fondées sur un principe a pris fin dans l’arrêt Alcock [. . .] Nul ne peut prétendre que le droit actuel [. . .] est issu de l’application de principes. »

[17] D’autres tribunaux du Commonwealth ont emprunté une avenue différente. La Haute Cour d’Australie a rejeté expressément les catégories définies par la Chambre des lords, leur préférant le critère plus souple de la prévisibilité du préjudice (Tame c. New South Wales, [2002] HCA 35, 211 C.L.R. 317). En Nouvelle‑Zélande, on ne s’est pas prononcé définitivement sur la distinction entre victime directe et victime indirecte (S. Todd et autres, The Law of Torts in New Zealand (5e éd. 2009), p. 182‑184).

[18] À l’instar des tribunaux anglais, les tribunaux canadiens ont parfois du mal, ainsi que l’explique le professeur Klar, [traduction] « à trouver des mots susceptibles d’expliquer clairement pourquoi, sur le fondement de considérations de politique arbitraires, certains préjudices allégués semblent trop indirects et non indemnisables » (L. N. Klar, Tort Law (5e éd. 2012), p. 505 (en italique dans l’original)). Dans les arrêts Beecham c. Hughes (1988), 27 B.C.L.R. (2d) 1 (C.A.), et Rhodes c. Canadian National Railway (1990), 75 D.L.R. (4th) 248 (C.A. C.‑B.), par exemple, la cour d’appel fait sienne l’analyse à plusieurs volets de la proximité que consacre l’arrêt McLoughlin c. O’Brian. Dans Beecham, le juge Lambert s’exprime comme suit (au p. 43) :

[traduction] . . . je ne mettrais pas l’accent uniquement sur la « proximité causale » sans tenir compte de la « proximité temporelle », de la « proximité physique » ou de la « proximité émotionnelle ». J’établirais plutôt un équilibre entre tous ces éléments. L’existence d’un lien affectif étroit, mais prévisible, comme celui entre l’enfant et son père ou sa mère, peut, pour l’obtention d’une réponse sur la responsabilité qui tienne compte de tous les volets, pallier le caractère plutôt éloigné de la cause, par exemple, lorsque le père ou la mère n’est pas présent au moment où l’enfant subit le préjudice.

[19] La Cour ne retient cependant ni la distinction entre la victime directe et la victime indirecte, ni l’analyse dissociée de la proximité à laquelle se livre le tribunal dans McLoughlin c. O’Brian. Dans l’arrêt Mustapha, elle estime plutôt (au par. 3) que, pour obtenir réparation d’un préjudice mental, le demandeur doit satisfaire aux conditions auxquelles la négligence peut être établie, c’est‑à‑dire prouver l’existence d’une obligation de diligence, d’un manquement, d’un préjudice et d’un lien de causalité factuel et juridique entre le manquement et le préjudice. Chacun de ces éléments dont la preuve est exigée peut représenter un obstacle important à surmonter : le demandeur qui allègue un préjudice mental n’entretient pas forcément avec le défendeur une relation suffisamment étroite pour qu’il puisse y avoir obligation de diligence. De plus, tout acte qui inflige un préjudice mental ne constitue pas un manquement à la norme de diligence. Aussi, toute contrariété émotionnelle n’équivaut pas à un « préjudice » véritable que l’on peut qualifier de préjudice mental, qui est « grave et de longue durée » et qui va au‑delà des troubles psychologiques ordinaires dont sont parfois affligées les personnes vivant en société sans que, pour autant, il soit porté atteinte à leur droit à la protection contre le préjudice mental causé par négligence (Mustapha, par. 9). Enfin, les préjudices mentaux ne sont pas tous causés, en fait ou en droit, par la négligence du défendeur.

[20] D’ailleurs, dans l’arrêt Mustapha, le demandeur est débouté parce qu’il n’a pu prouver le dernier élément, à savoir le lien de causalité juridique entre le manquement du défendeur et le préjudice, la proximité entre les deux étant jugée insuffisante. Cet arrêt rappelle donc opportunément que, même en présence d’une obligation de diligence, d’un manquement, d’un préjudice et d’un lien de causalité factuel, le demandeur doit encore satisfaire au critère préliminaire de la causalité juridique (ou du caractère non éloigné du préjudice) en démontrant qu’il était raisonnablement prévisible que la négligence du défendeur inflige un préjudice mental à une personne dotée d’une résilience ordinaire (Mustapha, par. 14‑16). Et de même que le préjudice physique n’est pas indemnisable s’il n’est pas le résultat prévisible de la négligence du défendeur, le demandeur se verra également refuser toute réparation — comme dans l’affaire Mustapha — si on ne pouvait prévoir que le préjudice mental découlerait de la négligence du défendeur.

[21] La Cour voit donc dans les éléments nécessaires à la naissance d’une cause d’action en négligence des obstacles rationnels suffisants aux demandes infondées ou frivoles d’indemnisation d’un préjudice mental imputé à la négligence. L’idée que les tribunaux devraient se montrer plus exigeants repose non pas sur un principe juridique, mais sur des considérations générales, plus précisément sur un ensemble de craintes liées aux demandes d’indemnisation d’un préjudice mental (dont celles exprimées en l’espèce par l’intervenant Bureau d’assurance du Canada), qui prennent appui sur des perceptions douteuses de la psychiatrie et de la maladie mentale en général et sur des attitudes à l’avenant. Ainsi, la maladie mentale serait « subjective » ou pourrait par ailleurs être feinte ou exagérée aisément; de plus, le droit ne devrait pas permettre l’indemnisation de [traduction] « choses insignifiantes », mais devrait plutôt inciter les gens à « se blinder moralement le plus possible » (A. M. Linden et B. Feldthusen, Canadian Tort Law (10e éd. 2015), p. 449; R. Mulheron, « Rewriting the Requirement for a “Recognized Psychiatric Injury” in Negligence Claims » (2012), 32 Oxford J. Leg. Stud. 77, p. 82). Il est bien connu que les personnes qui souffrent de maladie mentale, notamment après avoir subi un préjudice mental, se retrouvent au ban de la société (J. E. Gray, M. Shone et P. F. Liddle, Canadian Mental Health Law and Policy (2e éd. 2008), p. 139 et 300‑301), ce qui les empêche souvent, de manière injuste et non justifiée, de prendre part le plus possible à la vie en société. Bien que le droit de la responsabilité délictuelle n’ait pas pour mission de vaincre des préjugés malheureux, il ne devrait pas chercher à les perpétuer.

[22] Par conséquent, lorsque le bien‑fondé d’une demande soulève une incertitude véritable sur le plan factuel, le juge des faits peut et doit alors exiger strictement la preuve des éléments requis pour qu’il y ait cause d’action au lieu de s’en remettre à des procédés arbitraires pour statuer (R. Stevens, Torts and Rights (2007), p. 56). Comme dans la plupart des cas où la crédibilité est en cause, les craintes liées à la « subjectivité » des symptômes ou au caractère feint ou exagéré du préjudice mental relèvent assurément du domaine factuel pour lequel il est préférable de s’en remettre au bon sens du juge des faits, dont les conclusions sur la crédibilité fondent souvent des décisions quant à la responsabilité, voire à la liberté. En un mot, ces craintes doivent être dissipées par [traduction] « une recherche soutenue de la vérité, non par l’abdication des responsabilités judiciaires » (Linden et Feldthusen, p. 449; voir également Toronto Railway Co. c. Toms (1911), 44 R.C.S. 268, p. 276; Stevens, p. 56).

[23] J’ajoute que, en ce qui concerne le premier élément requis pour qu’il puisse y avoir indemnisation — en l’occurrence, l’existence d’une obligation de diligence du défendeur envers le demandeur —, il appert implicitement de l’arrêt Mustapha que le droit canadien de la négligence reconnaît l’existence en common law d’une obligation de prendre des mesures raisonnables afin qu’un préjudice mental prévisible ne soit pas causé et que cette cause d’action garantit le droit d’être protégé contre l’atteinte par négligence à sa santé mentale. Ce droit a pour assise le simple fait que la santé mentale d’une personne — au même titre que ses biens ou son intégrité physique, à l’égard desquels le droit de la négligence permet l’indemnisation en cas de préjudice — constitue un moyen essentiel grâce auquel une personne choisit de vivre sa vie et de réaliser ses aspirations (A. Ripstein, Private Wrongs (2016), p. 87 et 252‑253). Et lorsqu’un préjudice mental est causé par négligence, le pouvoir de la personne de faire de tels choix se voit indéniablement compromis, parfois bien davantage que si elle avait subi un préjudice physique grave (Bourhill c. Young, [1943] A.C. 92 (H.L.), p. 103; Toronto Railway, p. 276). Pour dire les choses sans ambages, [traduction] « [l]a perte de sa propre santé mentale constitue une atteinte plus grave à son individualité que la perte d’un doigt » (Stevens, p. 55).

[24] Il appert aussi implicitement de l’arrêt Mustapha que l’analyse que commande habituellement l’obligation de diligence vaut également pour le préjudice mental imputé à la négligence. Soit dit en tout respect pour les tribunaux qui ont exprimé l’opinion contraire, il est selon moi inutile et à vrai dire vain de reconfigurer l’analyse de manière qu’il faille dûment tenir compte séparément de certains volets de la proximité, comme dans McLoughlin c. O’Brian. Certes, les volets « temporel », « physique » et « relationnel » peuvent fort bien éclairer l’analyse de la proximité qui s’impose dans certains cas. Or, l’analyse de la proximité que préconise la Cour est — et se veut — assez souple pour embrasser toutes les considérations pertinentes qui sont susceptibles, dans un cas donné, de jouer dans l’établissement du lien « étroit et direct » qui caractérise l’obligation de diligence en common law (Cooper c. Hobart, 2001 CSC 79, [2001] 3 R.C.S. 537, par. 32, citant l’arrêt Donoghue c. Stevenson, [1932] A.C. 562 (H.L.), p. 580‑581). Comme l’explique la Cour, cette analyse

met l’accent sur les facteurs découlant du lien existant entre la demanderesse et le défendeur. . .

. . .

Comme le juge La Forest l’a affirmé au nom de notre Cour dans l’arrêt Hercules Managements Ltd. c. Ernst & Young, [1997] 2 R.C.S. 165, par. 24 :

L’expression « lien étroit », utilisée par lord Wilberforce dans l’arrêt [Anns c. Merton London Borough Council, [1978] A.C. 728 (H.L.)], visait clairement à laisser entendre que les circonstances entourant le lien existant entre le demandeur et le défendeur sont telles qu’on peut affirmer que le défendeur est tenu de se soucier des intérêts légitimes du demandeur dans la gestion de ses affaires.

(Cooper, par. 30 et 33 (souligné dans l’original))

(2) Trouble psychiatrique reconnu

[25] Rappelons que la principale question que soulève le pourvoi et, en particulier, la conclusion de la Cour d’appel selon laquelle l’appelant a été débouté faute d’une preuve d’expert établissant l’existence d’un trouble psychiatrique reconnu, a trait à l’élément de la cause d’action qui exige du demandeur qui allègue la négligence qu’il prouve le préjudice. La Cour doit donc se demander en quoi consiste le préjudice mental et de quelle manière on l’établit.

[26] L’obligation supposée d’établir l’existence d’un trouble psychiatrique reconnu paraît s’originer des propos de lord Denning, maître des rôles, dans l’arrêt Hinz c. Berry, [1970] 2 Q.B. 40 (C.A.), p. 42 :

[traduction] En droit anglais, il n’y a pas d’indemnité pour la tristesse ou la peine que cause le décès d’une personne. Il n’y en a pas non plus pour l’inquiétude relative aux enfants, les soucis d’ordre financier ou la difficulté de s’adapter à une existence nouvelle. Une indemnité peut cependant être accordée pour choc nerveux ou, pour employer la terminologie médicale, pour un trouble psychiatrique reconnaissable causé par le manquement du défendeur.

D’autres ont repris ces propos, bien qu’en employant des termes quelque peu différents. Par exemple, dans McLoughlin c. O’Brian, p. 431, lord Bridge voit dans cet obstacle l’exigence d’un [traduction] « réel trouble psychiatrique ». On a parlé également de trouble psychiatrique [traduction] « véritable », « reconnu » ou « reconnaissable » (Mulheron, p. 81).

[27] Quelle que soit la formulation employée, il est loin de ressortir de l’arrêt Hinz c. Berry qu’il s’agit d’obliger le demandeur à présenter au tribunal le diagnostic positif d’un expert. Il n’est, à tout le moins, pas évident que la cour entend dans cet arrêt refiler au témoin‑expert du domaine psychiatrique la tâche qui incombe au juge des faits de décider si le demandeur a subi ou non un préjudice mental (Teff, p. 53; Bélanger‑Hardy, p. 607‑611). Dès lors, la prétention des intimés — à savoir que l’expression « trouble psychiatrique reconnaissable » suppose que le préjudice mental soit « reconnaissable » par un témoin‑expert ayant une formation en psychiatrie, non par un témoin ordinaire — a une assise bien fragile.

[28] Toutefois, après une certaine réticence initiale (p. ex. McDermott c. Ramadanovic Estate (1988), 27 B.C.L.R. (2d) 45 (C.S.); Rhodes, le juge Southin, motifs concordants; Cox c. Fleming (1995), 15 B.C.L.R. (3d) 201 (C.A.); Mason c. Westside Cemeteries Ltd. (1996), 135 D.L.R. (4th) 361 (C.J. Ont. (Div. gén.)); Flett c. Maxwell, [1996] B.C.J. No. 1455 (QL) (C. prov. (div. civ.)), les tribunaux canadiens de première instance et d’appel ont commencé à considérer que le « trouble psychiatrique reconnaissable » exigé dans Hinz c. Berry faisait en sorte que, pour être indemnisé d’un préjudice mental, le demandeur devait faire témoigner un expert qui confirme qu’il s’agit d’un état reconnaissable par un expert (p. ex. Vanek c. Great Atlantic & Pacific Co. of Canada (1999), 48 O.R. (3d) 228 (C.A.), par. 65‑67; Healey c. Lakeridge Health Corp., 2011 ONCA 55, 103 O.R. (3d) 401; Frazer c. Haukioja, 2010 ONCA 249, 101 O.R. (3d) 528; Kotai c. « Queen of the North » (The), 2009 BCSC 1405, 70 C.C.L.T. (3d) 221; Young c. Borzoni, 2007 BCCA 16, 277 D.L.R. (4th) 685; Graham c. MacMillan, 2003 BCCA 90, 15 C.C.L.T. (3d) 155; Koerfer c. Davies, [1994] O.J. No. 1408 (QL) (C.A.); Duwyn c. Kaprielian (1978), 22 O.R. (2d) 736 (C.A.)). De même, en dépit d’une certaine réticence observée dans d’autres pays du Commonwealth à subordonner l’indemnisation du préjudice mental à la présentation d’une telle preuve d’expert du domaine psychiatrique (N. J. Mullany et P. R. Handford, Tort Liability for Psychiatric Damage (1993), p. 21), cette condition vaut désormais au Royaume‑Uni, en Australie et en Nouvelle‑Zélande (White, p. 491; Tame, par. 193‑194; van Soest c. Residual Health Management Unit, [1999] NZCA 206, [2000] 1 N.Z.L.R. 179, par. 65).

[29] En résumé — et il s’agit de l’état du droit sur lequel la Cour doit aujourd’hui se prononcer —, les règles établies par les tribunaux canadiens de première instance (quoique, dois‑je le rappeler, sur une base chancelante) exigent du demandeur qui prétend avoir subi un préjudice mental que celui‑ci se soit manifesté à un expert psychiatrique sous la forme d’un trouble psychiatrique reconnaissable, cliniquement diagnostiqué. Ainsi, cette approche [traduction] « s’en remet à la psychiatrie pour définir le préjudice mental ou émotionnel susceptible d’indemnisation. Ce que cette discipline décide ou non de qualifier de trouble psychiatrique délimite alors juridiquement l’indemnisation possible dans ce domaine » (van Soest, p. 205, le juge Thomas, dissident).

[30] Cette démarche s’appuie habituellement sur un [traduction] « consensus international important concernant la classification des troubles mentaux et les critères qui permettent de les diagnostiquer » qui se dégagerait du Manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux (le « DSM ») de l’Association américaine de psychiatrie et de la Classification statistique internationale des maladies et des problèmes de santé connexes (la « CIM ») de l’Organisation mondiale de la Santé (Mulheron, p. 78, se référant à Sutherland c. Hatton, [2002] EWCA Civ 76, [2002] 2 All E.R. 1, lord juge Hale (maintenant juge de la Cour suprême du Royaume‑Uni); voir également Bélanger‑Hardy, p. 586). Le DSM, qui en est à sa 5e édition (2015), énonce les critères qui permettent de diagnostiquer les troubles mentaux et répertorie ceux-ci, tandis que la CIM (qui en est à sa 10e révision (1993)) renferme la classification de toutes les maladies sur une base statistique (y compris les « troubles mentaux et du comportement »).

[31] Or, n’indemniser le préjudice mental que s’il correspond à un état susceptible d’être déterminé au moyen de ces outils diagnostiques se révèle intrinsèquement suspect sur le plan de la méthodologie juridique. Un diagnostic précis est assurément important sous l’angle thérapeutique, mais le juge des faits appelé à statuer sur une allégation de préjudice mental ne s’intéresse pas au diagnostic, mais aux symptômes et à leurs conséquences (Mulheron, p. 88). Dit simplement, point n’est besoin d’établir un lien entre le préjudice mental raisonnablement prévisible et un système de classification permettant le diagnostic. Le juge Thomas dit d’ailleurs dans l’arrêt van Soest (par. 100) qu’il suffit de prouver que le défendeur négligent a prévu le préjudice, pas un trouble psychiatrique en particulier dûment répertorié. Autrement dit, l’examen du juge des faits doit porter sur l’ampleur du préjudice infligé au demandeur par ses symptômes, non sur l’appellation qui pourrait y être accolée. S’en remettre au DSM ou à la CIM pour décider en droit si un préjudice mental est indemnisable ou non revient donc à introduire dans la démarche un contrôle arbitraire qui rend l’indemnisation tributaire non pas de l’existence d’un fondement juridique raisonné axé sur le préjudice allégué, mais bien de la conformité à un système de classification sans pertinence juridique conçu pour faciliter la détermination d’états particuliers (L. Bélanger‑Hardy, « Thresholds of Actionable Mental Harm in Negligence : A Policy‑Based Analysis » (2013), 36 Dal. L.J. 103, p. 113‑115: Mulheron, p. 87‑88).

[32] Pour justifier le recours au DSM ou à la CIM dans les affaires d’indemnisation d’un préjudice mental, certains ont soutenu qu’il favorisait l’objectivité, la certitude et la prévisibilité, ou encore, qu’il faisait obstacle à la « responsabilité indéterminée » (Tame, par. 193‑194, Healey, par. 65; Queen of the North, par. 68). Or, ces justifications ne résistent pas à l’analyse. En fait, on exagère selon moi l’importance de l’objectivité, de la certitude et de la prévisibilité qui découleraient de l’obligation d’établir l’existence d’un trouble psychologique reconnaissable. Le diagnostic d’un trouble psychiatrique, comme celui d’une maladie ou d’un préjudice physique, peut parfois être source de désaccord même chez les médecins traitants (M. A. Jones, « Liability for Psychiatric Damage : Searching for a Path between Pragmatism and Principle », dans J. W. Neyers, E. Chamberlain et S. G. A. Pitel, dir., Emerging Issues in Tort Law (2007), 113, p. 131). Dès lors, les troubles répertoriés dans le DSM ne sont pas immuables et sont révisés en permanence pour rendre compte de l’évolution du consensus psychiatrique sur la classification des troubles psychiatriques. Certaines qualifications largement acceptées peuvent en effet devenir désuètes. Ainsi, le DSM (DSM‑II) a considéré l’homosexualité comme un trouble psychiatrique jusqu’en 1973; il l’a ensuite qualifiée de [traduction] « trouble de l’orientation sexuelle » chez les personnes qui vivaient une sorte de conflit intérieur vis‑à‑vis de leur orientation sexuelle; dans le DSM‑III, cette qualification est remplacée par « homosexualité égo‑dystonique », laquelle a été retirée en 1987 (J. Drescher, « Out of DSM : Depathologizing Homosexuality » (2015), 5 Behav. Sci. 565, p. 571). En ce qui concerne la CIM, l’homosexualité y a figuré jusqu’en 1990 et l’homosexualité égo‑dystonique y constitue encore un état reconnu (bien que, en 2014, l’Organisation mondiale de la santé en ait recommandé le retrait dans la 11e révision alors en cours) (S. Cochran et autres, « Proposed declassification of disease categories related to sexual orientation in the International Statistical Classification of Diseases and Related Health Problems (ICD‑11) » (2014), 92 Bull. World Health Organ. 672).

[33] À l’inverse, un trouble potentiel d’abord exclu du DSM peut y être « reconnu » par la suite. À titre d’exemple, le « trouble de stress post‑traumatique » a fait son entrée dans le DSM (DSM‑III) en 1980. Qui plus est, depuis la publication du DSM‑IV, il ne nécessite plus [traduction] « un événement traumatisant au plan psychologique qui se situe généralement au‑delà de l’expérience humaine normale » (Jones, p. 132). Dans la même veine, la publication de la 5e édition du DSM (DSM‑V) a été précédée d’un débat sur l’ajout de la tristesse profonde aux affections psychiatriques recensées (R. A. Bryant, « Grief as a psychiatric disorder » (2012), 201 Brit. J. Psychiatry 9, p. 9‑10). Au lieu de favoriser l’objectivité, la certitude et la prévisibilité, s’en remettre à ces outils diagnostiques itératifs pour déterminer la responsabilité en droit relègue l’application des principes de la négligence au fait de suivre un sentier parfois sinueux qui est déblayé par la fine pointe des courants de pensée à la mode de la psychiatrie moderne, peu importe où cela nous mène.

[34] La prétention que font aujourd’hui valoir les intimés et le Bureau d’assurance du Canada et selon laquelle il faut exiger la preuve de l’existence d’un trouble psychiatrique reconnaissable pour faire obstacle à la responsabilité indéterminée est elle aussi insoutenable. L’article 1457 du Code civil du Québec énonce une règle de responsabilité qui oblige le défendeur à « réparer ce préjudice [. . .] qu’il soit corporel, moral ou matériel » (voir p. ex. Augustus c. Gosset, [1996] 3 R.C.S. 268, par. 27). Or, nul n’a relevé à notre intention une affaire dans laquelle un tribunal québécois a imposé une responsabilité de nature « indéterminée ». De plus, comme c’est le cas de la demande infondée ou visant l’indemnisation d’un préjudice mental anodin imputé à la négligence, l’application rigoureuse des conditions auxquelles il peut y avoir une cause d’action en négligence devrait également suffire pour écarter une éventuelle responsabilité indéterminée. Plus précisément, la responsabilité du préjudice mental ne devrait être reconnue que lorsque la demande satisfait aux exigences de proximité pour les besoins de l’obligation de diligence, l’accent étant alors mis sur le lien entre les parties (Cooper, par. 30), et au critère du caractère éloigné du préjudice, la question étant alors de savoir si « le préjudice a trop peu de lien avec l’acte fautif pour que le défendeur puisse raisonnablement être tenu responsable » (Mustapha, par. 12, citant Linden et Feldthusen, p. 360). Aucune raison n’a été avancée qui nous permette de supposer que les exigences du droit de la négligence à l’égard du demandeur qui allègue un préjudice physique écarteraient moins bien l’allégation infondée d’un préjudice mental. Partant, non seulement il n’est pas souhaitable mais il n’est pas nécessaire de dénaturer le droit de la négligence par l’exigence arbitraire d’un diagnostic pour prouver le préjudice mental.

[35] Bref, aucun motif de nature à convaincre la Cour de cautionner l’application de règles distinctes qui écartent la responsabilité dans le cas d’un préjudice mental, mais non dans le cas d’un préjudice physique, n’a été soumis en l’espèce. À vrai dire, il existe une bonne raison de reconnaître que le droit de la négligence réserve déjà un traitement identique à chacune de ces formes — mentale et physique — de préjudice personnel. Comme le signale la Cour dans l’arrêt Mustapha, « [e]n matière de responsabilité délictuelle, la distinction entre préjudice physique et préjudice psychologique est difficile à cerner, voire artificielle » (par. 8). Elle poursuit en citant un extrait de l’arrêt Page c. Smith (p. 188) : [traduction] « En cette époque d’essor rapide des connaissances médicales, y compris en matière psychiatrique, il ne serait pas raisonnable d’astreindre les tribunaux à appliquer en droit une distinction entre préjudice physique et préjudice [mental], distinction [. . .] qui pourrait, sous peu, être complètement dépassée. On ne gagne rien à les considérer comme des “catégories” différentes de préjudice à la personne et à forcer, de ce fait, l’application de critères juridiques différents » (souligné dans l’original; voir également S. Deakin, A. Johnston et B. Markesinis, Markesinis and Deakin’s Tort Law (7e éd. 2013), p. 124). Ces propos s’inscrivent dans le droit fil de la position que la Cour a adoptée il y a plus d’un siècle sous la plume du juge en chef Fitzpatrick dans l’arrêt Toronto Railway :

[traduction] Il semblerait assez difficile d’établir une distinction entre le préjudice infligé par l’impact à la charpente humaine et celui que subit le système nerveux par suite du choc [. . .] La nature du lien mystérieux qui unit le système nerveux aux tissus passifs du corps humain a fait l’objet d’un grand nombre d’hypothèses savantes, mais je ne crois pas que la mesure dans laquelle l’un influe sur l’autre a encore été déterminée définitivement. [. . .] je ne puis tracer la ligne de démarcation entre le préjudice infligé au [corps] humain [. . .] et celui qui peut découler de la perturbation du système nerveux [. . .] Celle‑ci peut fort bien avoir été causée par une altération du lien entre les os, les tendons, les artères et les nerfs. En tout état de cause, la conséquence est la même. La victime est frappée d’incapacité . . . [p. 269‑270]

En d’autres termes, comme l’ajoute le juge Davies (plus tard Juge en chef) dans le même l’arrêt, [traduction] « [l]e système nerveux fait tout autant partie de la réalité physique de l’être humain que les muscles ou les autres composants » (p. 275). De même, dans l’arrêt Bourhill c. Young, lord Macmillan dit que [traduction] « [l]a distinction entre le choc mental et le préjudice physique n’a jamais eu d’assise scientifique, car il y a lieu de croire que le choc mental découle ou, du moins s’accompagne, dans tous les cas, d’un dérèglement physique » (p. 103).

[36] Dès lors, obliger le demandeur qui allègue un préjudice personnel de nature mentale à prouver d’abord que son état correspond à un « trouble psychiatrique reconnaissable », c’est‑à‑dire le contraindre à prouver que son état est dûment répertorié, sans faire la même obligation au demandeur qui allègue un préjudice personnel de nature physique, va à l’encontre des affirmations antérieures de la Cour et d’autres tribunaux. C’est accorder une protection inégale, c’est‑à‑dire moindre, à la victime d’un préjudice mental, et ce, sans justification rationnelle (Beever, p. 410), ce que je ne saurais cautionner.

[37] Pour autant, le préjudice mental ne se démontre pas toujours aussi aisément que le préjudice physique. Bien qu’une allégation d’endommagement du tissu musculaire puisse parfois se révéler problématique pour le juge des faits, l’existence de bon nombre d’affections physiques, comme les lacérations et les fractures, peut être confirmée de manière objective. Par contre, dans bien des cas, le préjudice mental n’est pas aussi évident. De plus, comme le dit clairement la Cour dans l’arrêt Mustapha, la seule contrariété ne saurait établir le préjudice mental. Même si elles protègent donc la personne contre l’atteinte par négligence à sa santé mentale, les règles de la responsabilité délictuelle ne lui reconnaissent pas le droit d’être heureuse. En conséquence, le demandeur a un fardeau de preuve bien plus grand, si bien qu’il doit établir que le préjudice subi est « grave et de longue durée, et qu’il ne [s’agit pas] simplement des désagréments, angoisses et craintes ordinaires » inhérents à la vie en société (Mustapha, par. 9). Cette réalité ne dénote toutefois pas l’existence d’une distinction en droit entre le préjudice mental et le préjudice physique, mais tient plutôt à la question juridique préalable de savoir en quoi consiste le « préjudice mental ». En dernière analyse, pour prouver l’existence d’un préjudice mental, le demandeur doit montrer que le dérèglement atteint le degré de sévérité exigé (mais non, contrairement à ce que prétendent les intimés, que son état est dûment répertorié en tant que trouble psychiatrique reconnu).

[38] Il ne s’ensuit pas non plus que la preuve d’expert n’est d’aucune utilité pour décider si l’existence d’un préjudice mental a été établie ou non. Il importe dans bien des cas que le tribunal saisi de l’allégation s’interroge, par exemple, sur la gravité de l’atteinte aux fonctions cognitives et au déroulement des activités quotidiennes du demandeur, sur la durée de cette atteinte, ainsi que sur la nature et l’effet de tout traitement (Mulheron, p. 109). Le demandeur qui ne présente aucune preuve d’expert susceptible d’épauler le juge des faits dans la prise en compte de ces facteurs et d’autres considérations pertinentes s’expose au risque d’être débouté à cause du caractère insuffisant de sa preuve. Dans l’arrêt van Soest, le juge Thomas fait remarquer que [traduction] « l’expert peut éclairer le tribunal sur l’état actuel des connaissances médicales » « sans devoir aborder la question de savoir si la souffrance morale correspond à un trouble psychiatrique reconnaissable ou non » (par. 103). Précisons toutefois que même si l’opinion d’un expert est souvent utile pour décider si le demandeur a établi ou non l’existence d’un préjudice mental, elle n’est pas exigée sur le plan juridique. Malgré l’absence d’un diagnostic psychiatrique, il demeure loisible au juge des faits de conclure, à la lumière des éléments de preuve offerts, que le demandeur a prouvé l’existence d’un préjudice mental selon la prépondérance des probabilités. Et, bien sûr, le défendeur peut également réfuter l’allégation en faisant témoigner un expert pour établir que l’accident n’a pu avoir causé quelque préjudice mental ou, du moins, quelque préjudice mental connu en psychiatrie. Même si, pour les raisons exposées précédemment, l’absence de diagnostic ne peut à elle seule clore le dossier, il s’agit d’un élément que le juge des faits peut décider de mettre en balance avec les éléments avancés à l’appui de l’existence d’un préjudice mental.

(3) Application

[39] Le juge de première instance conclut que l’accident a infligé à l’appelant [traduction] « des préjudices psychologiques, dont un changement de personnalité et des troubles cognitifs » (par. 50) et, plus particulièrement, des difficultés d’élocution, ce qui a entraîné une détérioration de ses liens personnels étroits avec sa famille et ses amis. Il ajoute que l’appelant « n’était plus le même homme et que son irritabilité s’expliqu[ait] vraisemblablement par la prise de conscience tragique de ne plus être l’homme qu’il avait été » (par. 65). Ces conclusions ne sont pas contestées et, s’agissant de conclusions de fait, elles commandent la déférence en appel, sauf erreur manifeste et dominante (Housen c. Nikolaisen, 2002 CSC 33, [2002] 2 R.C.S. 235, par. 10).

[40] Je ne relève aucune erreur de droit dans la conclusion du juge de première instance selon laquelle la preuve des symptômes de l’appelant établit l’existence d’un préjudice mental. Ces symptômes respectent les paramètres du préjudice mental définis dans l’arrêt Mustapha et dont je fais mention précédemment. Aucun témoignage d’expert n’a associé ces symptômes à un état dûment répertorié dans le DSM ou la CIM, mais ce qui compte, je le répète, c’est la réalité, celle des symptômes, non leur qualification particulière. Or, la preuve admise en première instance démontre à l’évidence l’existence d’un dérèglement grave et de longue durée qui va au‑delà des contrariétés émotionnelles ou angoisses ordinaires.

IV. Conclusion et dispositif

[41] Je suis d’avis d’accueillir le pourvoi avec dépens devant notre Cour et devant les juridictions inférieures.

[42] Les intimés demandent que la Cour d’appel soit de nouveau saisie de l’affaire pour statuer sur les moyens d’appel subsidiaires invoqués devant elle, en l’occurrence que le juge de première instance a eu tort de conclure que le préjudice mental causé par l’accident est indissociable de celui infligé par le troisième accident et que le montant de l’indemnité accordée est excessif. Je suis plutôt d’avis de rétablir l’indemnisation accordée en première instance.

[43] L’indissociabilité ou la dissociabilité de deux préjudices est une question de fait (Bradley, par. 32 et 37). En l’espèce, le juge de première instance conclut que [traduction] « la cause du changement de personnalité observé chez l’appelant et de ses problèmes cognitifs ne peut être scindée en fonction des faits antérieurs au 17 septembre 2005 et de ceux postérieurs à cette date » (par. 58). Cette conclusion, qu’il lui était loisible de tirer à partir du dossier, commande la déférence. Les intimés font aujourd’hui valoir que la Workers Compensation Act, R.S.B.C. 1996, c. 492, [traduction] « permet de scinder la réclamation même s’il s’agit d’un préjudice indivisible », « car la [Loi] établit un régime complet et fait obstacle à l’indemnisation » (transcription, p. 82). Cet argument fondé sur l’art. 10 de la Workers Compensation Act a été formulé succinctement et de vive voix à l’audience (transcription, p. 82), mais il ne figure pas dans la plaidoirie écrite des intimés (voir d.i., vol. I, p. 253‑254). Même si l’argument paraît trouver appui dans la décision Pinch c. Hofstee, 2015 BCSC 1888, il n’a pas été considéré par le juge de première instance. Pour un motif connu d’eux seuls, les intimés ne l’ont pas invoqué en Cour d’appel, non plus que dans le mémoire déposé auprès de la Cour. Ce n’est qu’à l’audition du pourvoi qu’ils l’ont invoqué à nouveau, de vive voix. Sans faire droit ou rejeter le raisonnement tenu dans Pinch, je signale que, faute d’observations complètes devant nous et d’éléments pertinents dans le dossier de première instance, la présente affaire ne se prête pas à une décision concernant l’effet des dispositions relatives à l’indemnisation des accidentés du travail sur la dissociabilité des préjudices.

[44] Quant au montant de l’indemnité, je constate que les deux accidents à l’origine du pourvoi ont eu lieu il y presque 12 ans et que l’instance — dans le cadre de laquelle les intimés ont reconnu leur responsabilité — a pris naissance il y a tout juste 10 ans ce mois‑ci. Aussi, la somme modeste accordée en l’espèce n’est pas en rupture avec les dommages‑intérêts non pécuniaires octroyés par les tribunaux de la Colombie‑Britannique pour un préjudice ayant entraîné chez un demandeur un changement de personnalité et des problèmes cognitifs qui ont eu des répercussions semblables sur sa qualité de vie (p. ex. Zawadzki c. Calimoso, 2011 BCSC 45).

[45] Le pouvoir de la Cour de renvoyer l’affaire à la cour d’appel est de nature discrétionnaire (Loi sur la Cour suprême, L.R.C. 1985, c. S‑26, art. 46.1 ; Wells c. Terre‑Neuve, [1999] 3 R.C.S. 199, par. 68). Le temps écoulé depuis l’acte fautif reconnu dont M. Saadati a été victime et le début de l’instance milite contre le renvoi. Comme dans Wells, le montant déterminé par le juge de première instance est raisonnable et en adéquation avec le dossier, et il indemnise convenablement l’appelant de la perte qu’il a subie. J’estime donc que renvoyer l’affaire à la Cour d’appel ne constituerait pas une « mesur[e] [. . .] appropri[ée] » (art. 46.1 ).

Pourvoi accueilli avec dépens dans toutes les cours.

Procureurs de l’appelant : Preszler Law, Vancouver.
Procureur des intimés : Intact Insurance Company, Vancouver.
Procureurs de l’intervenant : Stikeman Elliott, Toronto.

[1] Doctrine et jurisprudence qualifient ce type de préjudice de diverses manières, dont les suivantes : [traduction] « choc nerveux » (voir L. N. Klar, Tort Law (5e éd. 2012), p. 498), « mental injury », en anglais (voir Mustapha c. Culligan du Canada Ltée, 2008 CSC 27, [2008] 2 R.C.S. 114; L. Bélanger‑Hardy, « Reconsidering the “Recognizable Psychiatric Illness” Requirement in Canadian Negligence Law » (2013), 38 Queen’s L.J. 583, p. 586), [traduction] « préjudice psychologique » (voir Bélanger‑Hardy, p. 584), [traduction] « dommage psychique » (A. M. Linden et B. Feldthusen, Canadian Tort Law (10e éd. 2015), p. 447) et « préjudice psychiatrique » (Mustapha). Pour sa part, le juge de première instance emploie le terme [traduction] « préjudice psychologique », tandis que la Cour d’appel opte pour [traduction] « trouble psychiatrique ou psychologique ». Bien qu’il existe de nettes différences entre ces termes selon les disciplines en cause, lorsqu’il s’agit de déterminer de façon générale les cas donnant droit à une indemnisation, le choix de l’un ou l’autre terme n’a pas d’incidence juridique. Par souci de clarté, j’appelle toutefois « préjudice mental » le préjudice allégué en l’espèce.


Synthèse
Référence neutre : 2017CSC28 ?
Date de la décision : 02/06/2017
Type d'affaire : Arrêt

Analyses

Responsabilité délictuelle — Négligence — Véhicules automobiles — Préjudice mental — Dommages‑intérêts — Poursuite pour négligence par suite d’un accident de la route — Octroi en première instance d’une indemnité pour préjudice mental sur la foi du témoignage de profanes plutôt qu’à partir d’une preuve d’expert établissant un diagnostic précis — En quoi consiste le préjudice mental? — Sa réparation exige‑t‑elle le témoignage d’un expert ou quelque autre preuve d’un trouble psychiatrique reconnu? — Le demandeur a‑t‑il subi un préjudice? — L’affaire devrait‑elle être renvoyée à la Cour d’appel?

Le camion‑tracteur de S a été heurté par le véhicule que conduisait M. Cet accident de la route était le deuxième d’une série de cinq subis par S. Depuis le premier accident, S souffrait de douleurs chroniques, et celles‑ci s’étaient aggravées après le troisième. S a poursuivi M et les autres défendeurs pour négligence. Il demandait une indemnité pour perte non pécuniaire et pour perte de revenus antérieure attribuables au deuxième accident. Le juge de première instance a conclu que le deuxième accident avait infligé à S des préjudices psychologiques, dont un changement de personnalité et des problèmes cognitifs. Sa conclusion ne prenait pas appui sur un diagnostic précis ou sur le témoignage d’un expert, mais bien sur le témoignage de proches selon lesquels, après l’accident, la personnalité de S s’était détériorée. Il a conclu en outre que le préjudice mental infligé initialement par le deuxième accident était indissociable de tout préjudice infligé par le troisième accident. Il a accordé à S 100 000 $ à titre de dommages‑intérêts non pécuniaires. La Cour d’appel a accueilli l’appel au motif que S n’avait pas établi, au moyen d’une preuve d’expert, un préjudice correspondant à un trouble psychiatrique ou psychologique médicalement reconnu. Elle a également estimé que le juge de première instance avait commis l’erreur de statuer à partir de moyens que S n’avait ni plaidés ni invoqués. Arrêt : Le pourvoi est accueilli et l’indemnisation accordée en première instance est rétablie.


Parties
Demandeurs : Mohsen Saadati, représenté par sa tutrice à l’instance, Sara Zarei, Appelant
Défendeurs : Grant Iain Moorhead, Able Leasing (2001) Ltd. et Thi Hao Hoang, Intimés
Proposition de citation de la décision: Canada, Cour suprême, 02 juin 2017, 2017CSC28


Origine de la décision
Date de l'import : 22/09/2018
Fonds documentaire ?: Jugements de la Cour supreme
Identifiant URN:LEX : urn:lex;ca;cour.supreme;arret;2017-06-02;2017csc28 ?
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