La jurisprudence francophone des Cours suprêmes


recherche avancée

02/02/2018 | CANADA | N°2018CSC4

Canada | Canada, Cour suprême, 02 février 2018, 2018CSC4


TRADUCTION FRANÇAISE OFFICIELLE

Williams Lake Indian Band c. Canada (Affaires autochtones et du Développement du Nord), 2018 CSC 4

APPEL ENTENDU : 26 avril 2017
JUGEMENT RENDU : 2 février 2018
DOSSIER : 36983

CORAM : La juge en chef McLachlin et les juges Abella, Moldaver, Karakatsanis, Wagner, Gascon, Côté, Brown et Rowe

MOTIFS DE JUGEMENT : Le juge Wagner (avec l’accord des juges Abella, Moldaver, Karakatsanis et Gascon)

MOTIFS DISSIDENTS EN PARTIE : Le juge Rowe (avec l’accord de la juge Côté)

MOTIFS DISSIDENTS : Le juge Brown (avec

l’accord de la juge en chef McLachlin)

NOTE : Ce document fera l’objet de retouches de forme avant...

TRADUCTION FRANÇAISE OFFICIELLE

Williams Lake Indian Band c. Canada (Affaires autochtones et du Développement du Nord), 2018 CSC 4

APPEL ENTENDU : 26 avril 2017
JUGEMENT RENDU : 2 février 2018
DOSSIER : 36983

CORAM : La juge en chef McLachlin et les juges Abella, Moldaver, Karakatsanis, Wagner, Gascon, Côté, Brown et Rowe

MOTIFS DE JUGEMENT : Le juge Wagner (avec l’accord des juges Abella, Moldaver, Karakatsanis et Gascon)

MOTIFS DISSIDENTS EN PARTIE : Le juge Rowe (avec l’accord de la juge Côté)

MOTIFS DISSIDENTS : Le juge Brown (avec l’accord de la juge en chef McLachlin)

NOTE : Ce document fera l’objet de retouches de forme avant la parution de sa version définitive dans le Recueil des arrêts de la Cour suprême du Canada.

Présents : La juge en chef McLachlin et les juges Abella, Moldaver, Karakatsanis, Wagner, Gascon, Côté, Brown et Rowe.

EN APPEL DE LA COUR D’APPEL FÉDÉRALE

Droit des Autochtones — Revendications territoriales — Couronne — Obligation fiduciaire — Réserves indiennes — Demande d’une bande en vue de faire établir le bien fondé d’une revendication particulière présentée en application de la loi et d’obtenir une indemnité pour la perte de terres situées dans son territoire traditionnel préemptées par des colons avant la Confédération — Avant la Confédération, la Couronne impériale avait elle envers la bande, suivant la loi coloniale, l’obligation de protéger les terres contre la préemption et de les mettre de côté à titre de réserve, et a t elle manqué à cette obligation? — Après la Confédération, la Couronne fédérale avait elle l’obligation fiduciaire d’annuler les préemptions et d’attribuer les terres pour l’établissement d’une réserve, et a t elle manqué à cette obligation? — Cadre d’analyse permettant de décider si la Couronne avait une obligation fiduciaire et si elle l’a violée — Conditions de l’adhésion de la Colombie Britannique, L.R.C. 1985, app. II, no 10, art. 13 — Loi sur le Tribunal des revendications particulières, L.C. 2008, c. 22, art. 14(1)b), c).

Droit des Autochtones — Revendications territoriales — Responsabilité de l’État — Demande d’une bande dirigée contre la Couronne fédérale en vue d’obtenir une décision sur le bien-fondé d’une revendication particulière pour la violation d’une obligation légale pendant la période préconfédérative — L’obligation légale préconfédérative dont la violation est alléguée constitue t elle une obligation légale de Sa Majesté à l’égard de laquelle la Couronne fédérale a engagé sa responsabilité? — Sens élargi du terme « Sa Majesté » — Conditions de l’adhésion de la Colombie Britannique, L.R.C. 1985, app. II, no 10, art. 13 — Loi sur le Tribunal des revendications particulières, L.C. 2008, c. 22, art. 14(2).

Droit administratif — Contrôle judiciaire — Organismes et tribunaux administratifs — Norme de contrôle applicable à la décision du Tribunal des revendications particulières tenant pour fondée la revendication de la bande — Développer le raisonnement du Tribunal constitue t il un étoffement admissible des motifs du Tribunal? — Loi sur le Tribunal des revendications particulières, L.C. 2008, c. 22, art. 14.

Le territoire traditionnel de la Williams Lake Indian Band (« bande ») englobe l’emplacement d’un village situé près de Williams Lake, en Colombie Britannique (« terres du village »). Aux débuts de la colonie, les colons se sont rapidement approprié les terres non arpentées, dont celles qu’occupait la bande. C’est pourquoi la colonie a adopté The Proclamation relating to acquisition of Land, 1860 (« Proclamation no 15 ») suivant laquelle les « établissements indiens » ne pouvaient faire l’objet de préemptions. Les fonctionnaires responsables de la mise en œuvre du régime de préemption n’ont pris aucune mesure pour protéger les terres du village contre la préemption, ni mis ces terres de côté à titre de réserve. Après l’adhésion de la Colombie Britannique à la Confédération, le Canada s’est vu conférer par l’art. 13 des Conditions de l’adhésion de la Colombie Britannique (« Conditions de l’adhésion ») l’obligation de créer des réserves indiennes selon une ligne de conduite aussi libérale que celle suivie par la colonie. Les fonctionnaires fédéraux ont reconnu qu’autoriser les préemptions avait été une erreur, mais ils n’étaient pas disposés à empiéter sur les droits des colons. Ils ont plutôt attribué à la bande une autre étendue de terre à titre de réserve. La bande a présenté une demande d’indemnisation des pertes ayant découlé de ces événements en application de la Loi sur le Tribunal des revendications particulières (« Loi »).

Le législateur a créé le Tribunal des revendications particulières (« Tribunal ») en lui confiant le mandat d’indemniser financièrement les Premières nations qui présentent des revendications fondées sur l’omission de la Couronne de s’acquitter de ses obligations légales envers les peuples autochtones. Le Tribunal a conclu en l’espèce que la revendication particulière de la bande donnait ouverture à l’indemnisation des pertes subies à cause des actes et des omissions de la Couronne en lien avec les terres du village. Il a statué que la Couronne impériale avait envers la bande l’obligation légale de protéger ses terres contre la préemption et qu’elle a manqué à cette obligation (suivant l’al. 14(1)b) de la Loi) et que Sa Majesté du chef du Canada (« Canada ») avait une obligation fiduciaire envers la bande et qu’elle l’a violée (suivant l’al. 14(1)c)). Il a conclu en outre que le Canada pouvait, en application de la Loi, être tenu responsable à l’égard de la revendication de la bande visant la période préconfédérative. Avant que le Tribunal ne se prononce sur l’indemnisation, le Canada a demandé le contrôle judiciaire de la décision du Tribunal sur le bien fondé de la revendication. La Cour d’appel fédérale a accueilli la demande et rejeté la revendication de la bande.

Arrêt (les juges Côté et Rowe sont dissidents en partie et la juge en chef McLachlin et le juge Brown sont dissidents) : Le pourvoi est accueilli, et la décision du Tribunal est rétablie.

Les juges Abella, Moldaver, Karakatsanis, Wagner et Gascon : La norme de contrôle applicable à la décision du Tribunal est celle de la décision raisonnable. Le bien fondé de la revendication de la bande ne tenait pas à la résolution d’une question constitutionnelle. Le Tribunal devait plutôt interpréter sa loi habilitante pour décider si les faits invoqués avaient trait à une obligation légale de Sa Majesté au sens de l’art. 14 de la Loi. Il devait par ailleurs déterminer les obligations légales de la Couronne à partir de la loi, des traités ou de la common law (y compris le droit des fiducies). Dans la formulation de ces conclusions de droit, le Tribunal applique des doctrines d’origine judiciaire à des faits historiques qui, en raison des délais de prescription applicables, sont rarement pris en compte par les autres tribunaux. Cette fonction de nature particulière confiée par le législateur commande un certain degré de souplesse et d’adaptation pour tenir compte du caractère historique des réclamations. L’application du droit des fiducies aux faits historiques propres à une revendication particulière et la familiarisation avec un dossier de preuve volumineux et spécialisé relèvent de l’expertise du Tribunal et commandent la déférence.

L’analyse de l’obligation fiduciaire sui generis de la Couronne à laquelle se livre le Tribunal constitue un fondement suffisant pour rétablir sa décision. Point n’est besoin de se prononcer sur l’application de l’obligation fiduciaire ad hoc aux actes des fonctionnaires suivant les al. 14(1)b) ou c) de la Loi. Une obligation fiduciaire sui generis découle du pouvoir discrétionnaire de la Couronne à l’égard d’un intérêt autochtone particulier ou identifiable et elle est propre à la relation entre la Couronne et les peuples autochtones. L’intérêt en jeu doit être suffisamment indépendant des pouvoirs exécutif et législatif de l’État pour faire naître des obligations fiduciaires. L’obligation fiduciaire exige de la Couronne qu’elle exerce son pouvoir discrétionnaire conformément à la norme de conduite à laquelle un fiduciaire est tenu en equity, ce que consacrent par exemple les obligations fiduciaires de loyauté, de bonne foi et de communication complète de l’information. La norme de prudence à laquelle est astreint le fiduciaire dans la défense de l’intérêt du bénéficiaire est celle qu’un bon père de famille apporte à l’administration de ses propres affaires. La conduite du fiduciaire qui est soumise à l’examen est l’exercice de son pouvoir discrétionnaire à l’égard de l’intérêt autochtone qui est vulnérable face à cet exercice. La Couronne s’acquitte de son obligation fiduciaire en respectant la norme de conduite prescrite, non en assurant l’obtention d’un résultat précis. Même si la Couronne doit tenir compte des intérêts concurrents, l’existence de ces intérêts ne saurait la soustraire au respect de son obligation fiduciaire de les concilier de manière équitable.

La conclusion du Tribunal tenant pour fondée la revendication de la bande qui allègue la violation par la Couronne impériale d’une obligation fiduciaire sui generis — avant la Confédération suivant l’al. 14(1)b) de la Loi — était raisonnable. Le Tribunal a conclu que l’intérêt autochtone particulier ou identifiable en jeu correspondait à l’intérêt de la bande dans les terres du village et que, de par la Proclamation no 15, la Couronne impériale avait exercé un pouvoir discrétionnaire à l’égard de cet intérêt. Il a ajouté que la Couronne n’avait pas agi dans l’intérêt de la bande lorsqu’elle avait exercé son pouvoir à l’égard de ces terres. Le devoir de prudence minimale obligeait à tout le moins la Couronne à se renseigner sur l’étendue de l’établissement de la bande afin que celui ci puisse être protégé, et l’omission de le faire a emporté la violation par la Couronne de son obligation fiduciaire. Les terres du village auraient constitué un « établissement indien » pour l’application de la Proclamation no 15, et la politique coloniale de mise en œuvre de celle ci aurait dû donner lieu à des mesures de protection contre la préemption. De l’avis du Tribunal, l’existence de l’intérêt de la bande dans les terres du village à l’égard duquel la Couronne avait une obligation fiduciaire ne tenait pas à ce que les fonctionnaires aient ou non pris les mesures nécessaires pour protéger les terres. Cette conclusion satisfait à l’exigence d’un intérêt autochtone susceptible de faire naître une obligation fiduciaire sui generis du fait que les fonctionnaires étaient en mesure de déterminer l’existence de l’intérêt en jeu et que cet intérêt avait une existence suffisamment indépendante des pouvoirs exécutif et législatif de la Couronne. L’intérêt de la bande dans les terres du village n’a pas été créé par la loi coloniale. Il a plutôt été reconnu par des textes de loi et des politiques en tant qu’intérêt indépendant dans des terres fondé sur l’usage et l’occupation collectifs.

La conclusion du Tribunal selon laquelle le Canada avait une obligation fiduciaire à l’égard des terres du village et qu’il l’a violée, suivant l’al. 14(1)c) de la Loi, était également raisonnable. Le Tribunal a jugé que l’intérêt autochtone particulier ou identifiable dans les terres du village constituait un intérêt vulnérable face à l’exercice défavorable du pouvoir discrétionnaire du Canada. Il a statué que, après l’adhésion de la Colombie britannique à la Confédération, le pouvoir discrétionnaire du Canada à l’égard des intérêts autochtones dans des terres découlait de sa qualité d’intermédiaire exclusif auprès de la province relativement à ces intérêts pour les besoins du processus de création de réserves. Il a expressément reconnu que l’exercice de ce pouvoir discrétionnaire était restreint par la nécessité d’obtenir la collaboration de la province et que le Canada ne pouvait créer unilatéralement une réserve. Sa conclusion voulant qu’une obligation fiduciaire ait vu le jour malgré l’absence d’un pouvoir total ou exclusif se concilie avec les principes généraux du droit des fiducies, c’est à dire que le fiduciaire doit disposer de la latitude voulue pour exercer un pouvoir discrétionnaire touchant l’intérêt du bénéficiaire. La part de responsabilité du Canada dans la perte alléguée, par opposition à celle de la province, soulève des questions de causalité sur lesquelles il sera statué à l’étape de l’indemnisation. Qui plus est, le Tribunal n’a pas fait fi de la répartition des pouvoirs et des obligations issue des Conditions de l’adhésion lorsqu’il a conclu que la bande avait un intérêt dans les terres du village et qu’il a défini les obligations fiduciaires du Canada en fonction de cet intérêt. Ni l’obligation constitutionnelle du Canada de créer des réserves conformément à une politique donnée, ni l’obligation de la province de céder des terres à cette fin ne sont en jeu. La question n’est pas de savoir si la bande avait le droit de se voir attribuer les terres du village à titre de réserve, que ce soit suivant les Conditions de l’adhésion ou en raison de l’obligation fiduciaire du Canada, mais bien si les actes, les décisions et l’exercice du jugement des fonctionnaires fédéraux susceptibles de toucher l’intérêt de la bande ont satisfait à la norme de conduite applicable relativement à cet intérêt.

Le Tribunal a conclu que le Canada devait s’acquitter des obligations fiduciaires à l’égard d’un intérêt dans les terres avec lesquelles la bande avait un lien tangible, pratique et culturel et qu’il ne l’a pas fait. Il n’a pas conclu que la Couronne avait envers la bande une obligation fiduciaire de caractère général, ni que le Canada avait, en qualité de fiduciaire, l’obligation d’attribuer les terres du village à titre de réserve. Il a considéré toutes les circonstances, et la mesure dans laquelle le Canada avait satisfait à la norme de conduite applicable dépendait en grande partie de l’appréciation ou de l’interprétation des faits. Le Tribunal pouvait raisonnablement conclure que les fonctionnaires fédéraux qui connaissaient les circonstances du recours à la préemption à Williams Lake et la situation dans laquelle se trouvait la bande n’ont rien fait pour contester les préemptions. Du fait de leur inaction et de l’exercice du pouvoir discrétionnaire qui a mené subséquemment à l’attribution à la bande d’autres terres à titre de réserve, la Couronne ne s’est pas acquittée de ses obligations fiduciaires. Le Tribunal a raisonnablement conclu que la prudence ordinaire exigeait d’eux qu’ils recourent aux moyens possibles pour protéger l’intérêt de la bande en faisant appliquer sans délai les dispositions provinciales protégeant les établissements indiens et, à long terme, en attribuant les terres à titre de réserve. Même si le Canada était tenu de prendre en compte les intérêts des colons, en l’espèce, les seuls intérêts concurrents avaient été acquis grâce à des préemptions illégales, et le Tribunal les a considérés. Le fait que le Canada a subséquemment établi ailleurs une réserve pour la bande ne saurait effacer le manquement à l’obligation fiduciaire même si le Tribunal a raisonnablement conclu qu’il pouvait avoir pour effet de réduire le montant de l’indemnité.

La manière dont le Tribunal a défini la Couronne — une entité unique, continue et indivisible — afin de tenir pour fondée la revendication de la bande dirigée contre le Canada, par application du par. 14(2) de la Loi, relativement à certaines violations survenues pendant la période préconfédérative, était raisonnable. Cette conclusion prend appui sur la décision du Tribunal considérée dans son ensemble, et la développer à partir du dossier, des plaidoiries et des principes juridiques sous tendant la décision constitue un étoffement admissible des motifs du Tribunal.

Le paragraphe 14(2) précise le sens du terme « Sa Majesté » en renvoyant à l’obligation légale dont la violation ou l’inexécution constitue le fondement d’une revendication particulière. L’existence d’une obligation légale de la Couronne impériale satisfait au premier volet — le volet « obligation légale » —lorsque l’obligation en question « a été imputée » au Canada. Même si le Tribunal ne l’a pas appliqué, le second volet — le volet « responsabilité » — est respecté lorsque « toute responsabilité [découlant de la violation ou de l’inexécution de cette obligation] a été imputée » au Canada. Le Tribunal a conclu que la Couronne impériale était visée par la définition élargie du terme « Sa Majesté », car l’obligation fiduciaire qu’elle aurait violée constituait une obligation légale qui avait été imputée au Canada et que le Canada, s’il avait été à la place de la colonie, aurait violée. Cette interprétation revient à substituer rétrospectivement le Canada à la Couronne impériale quant à certaines obligations. Selon le Tribunal, cette interprétation du volet obligation légale du par. 14(2) ne saurait valoir pour l’application de l’al. 14(1)b) à toutes les obligations éventuelles de la Couronne impériale, et les obligations fiduciaires postconfédératives du Canada apportent les limites voulues par le législateur pour l’application de ce volet.

Le Tribunal a vu dans le par. 14(2) une disposition autonome grâce à laquelle il pouvait tenir le Canada responsable de l’omission de la Couronne impériale de s’acquitter de certaines obligations et il a rejeté l’idée qu’il s’agisse d’un mécanisme d’application. Il a estimé que volet obligation légale n’exige pas l’existence d’une obligation indépendante et inexécutée transmise au Canada dans les Conditions de l’adhésion à l’effet de faire des terres du village une réserve. Cette interprétation du volet obligation légale qui englobe certaines obligations fiduciaires des anciennes colonies se concilie avec la formulation de l’art. 14 et avec la nature de l’obligation fiduciaire, qui n’exige pas la transmission de l’obligation comme telle. Le Tribunal pouvait donc considérer que le par. 14(2) donnait effet non pas à la prise en charge par le Canada d’une obligation précise, mais bien à l’exercice d’un pouvoir discrétionnaire touchant les intérêts de la bande dans le cadre d’une relation fiduciaire établie. Son interprétation du par. 14(2) est compatible avec ce qu’il estime être la volonté du législateur, en élargissant la portée du terme « Sa Majesté » pour l’application du régime des revendications particulières, à savoir réparer certaines injustices du passé commises par la Couronne, qu’il s’agisse de la Couronne impériale ou du Canada. Elle se concilie aussi avec la continuité que voient les Autochtones dans la relation fiduciaire entre les peuples autochtones et la Couronne, avant et après la Confédération.

Les juges Côté et Rowe (dissidents en partie) : Il y a accord avec les juges majoritaires sur le fait que le Tribunal a raisonnablement conclu que la Couronne impériale avait une obligation fiduciaire envers la bande avant la Confédération et qu’elle y a manqué et que la Couronne fédérale avait une obligation fiduciaire sui generis envers la bande après l’adhésion de la Colombie Britannique à la Confédération et qu’elle y a manqué. Il y a également accord sur le fait que la Loi permet au Tribunal de conclure au bien fondé de revendications particulières alléguant certaines fautes commises avant la Confédération par le « souverain de la Grande Bretagne et de ses colonies ». En l’espèce, la revendication particulière de la bande était fondée suivant l’al. 14(1)b) de la Loi quant à la violation d’une obligation fiduciaire par la colonie de la Colombie Britannique avant 1871. Toutefois, pour tenir la Couronne fédérale responsable relativement à cette revendication, le Tribunal devait conclure que le sens élargi du terme « Sa Majesté » employé au par. 14(2) de la Loi visait la colonie de la Colombie Britannique. Vu le silence quasi complet du Tribunal sur la question de savoir si et, surtout, de quelle manière l’obligation ou la responsabilité sous tendant la revendication avait été imputée à la Couronne fédérale lors de la Confédération, il y a lieu de lui renvoyer l’affaire pour réexamen plutôt que d’adopter les motifs complémentaires des juges majoritaires.

Lors d’un contrôle selon la norme de la décision raisonnable, les motifs sont un incontournable pour la cour de révision, car ils font état à la fois du résultat et — ce qui est capital — du processus de justification menant à ce résultat. Ce n’est pas que les motifs doivent atteindre un degré uniforme de perfection. Dans bien des cas, la cour de révision dispose d’une certaine latitude pour confirmer une décision administrative dont la justification se révèlerait lacunaire si elle était révisée de manière plus stricte. Ce faisant, la cour de révision accorde une attention respectueuse aux motifs donnés ou qui pourraient être donnés à l’appui d’une décision. Ainsi, dans certains cas, la cour de révision complète à juste titre les motifs considérés. Le pouvoir de la cour de révision de compléter des motifs lacunaires n’est cependant pas illimité. Les motifs comme tels doivent avoir une assise suffisante pour qu’il soit possible de les compléter.

En l’espèce, le Tribunal n’a presque rien dit au sujet de l’application du par. 14(2). Vu le rôle primordial du par. 14(2) dans l’économie de la Loi, ce défaut de justification ou cette absence de motifs est insoutenable. En complétant les motifs peu abondants du Tribunal sur le par. 14(2) — ou même en les remplaçant —, les juges majoritaires se livrent à une analyse fondée sur les règles de common law en matière d’obligation fiduciaire. Leurs motifs mènent à la même conclusion que ceux du Tribunal, mais la similitude s’arrête là. Muet sur l’interaction entre le par. 14(2) et les règles de common law en matière d’obligation fiduciaire, le Tribunal s’est borné à formuler une conclusion sommaire sur l’application de la Loi aux revendications visant la période préconfédérative. Les motifs des juges majoritaires complètent ceux du Tribunal en fournissant la totalité de l’analyse.

La cour de révision peut parfois compléter des motifs qui passent sous silence certains points sur lesquels le décideur aurait pu statuer implicitement. Lorsque le raisonnement tacite est manifeste, compléter des motifs peut être un moyen d’apporter une attention respectueuse aux motifs donnés ou qui pourraient être donnés à l’appui d’une décision. Par contre, lorsqu’il y a absence d’analyse sur un élément essentiel, si bien que le raisonnement tacite n’est pas concluant ou est complètement obscur, la cour de révision ne saurait imputer au décideur sa propre justification pour confirmer la décision. Les motifs complémentaires doivent s’appuyer sur ceux que rend dans les faits le décideur choisi par le législateur. Il conviendrait donc de renvoyer l’affaire au Tribunal pour qu’il se prononce plus avant sur la question de savoir si les obligations et les responsabilités de la colonie visées à l’al. 14(1)(b) de la Loi ont été imputées à la Couronne fédérale par application du par. 14(2), et sur la manière dont elles l’ont été le cas échéant.

La juge en chef McLachlin et le juge Brown (dissidents) : La décision du Tribunal est susceptible de contrôle selon la norme de la décision raisonnable, si ce n’est que son interprétation des Conditions de l’adhésion — un instrument constitutionnel — est susceptible de contrôle selon la norme de la décision correcte. Il y a accord avec la conclusion des juges majoritaires selon laquelle le Tribunal conclut raisonnablement qu’avant la Confédération, la Couronne impériale a manqué à son obligation fiduciaire envers la bande. Toutefois, la conclusion voulant que le Canada ait manqué à son obligation fiduciaire ad hoc et à son obligation fiduciaire sui generis envers la bande est déraisonnable, tout comme la démarche adoptée par le Tribunal pour statuer sur la question de droit de la responsabilité du Canada découlant de la violation dont s’est rendue coupable la Couronne impériale suivant le par. 14(2) de la Loi. Il y a lieu de renvoyer l’affaire au Tribunal pour qu’il décide si la violation de l’obligation légale ou la responsabilité en découlant a été imputée au Canada.

La conclusion du Tribunal voulant qu’il existe une obligation fiduciaire ad hoc de loyauté absolue envers la bande par application de l’art. 13 des Conditions de l’adhésion va à l’encontre d’un arrêt applicable et, à ce titre, elle est indéfendable. Quant à la conclusion du Tribunal selon laquelle le Canada a violé une obligation fiduciaire sui generis au regard de l’al. 14(1)c) de la Loi, le postulat de départ qui sous tend cette conclusion — les intérêts de la bande pouvaient ne résider que dans l’obtention des terres du village pour la création d’une réserve — est erroné sous trois rapports. Premièrement, cette affirmation n’est ni justifiée par les motifs du Tribunal, ni appuyée par le dossier de preuve. Deuxièmement, la conclusion d’un manquement du Canada à son obligation fiduciaire ne tient pas compte de la limitation des responsabilités et du pouvoir du Canada dans les Conditions de l’adhésion, en particulier à son art. 13. L’exercice d’un pouvoir discrétionnaire par le Canada à l’égard des intérêts autochtones était circonscrit par la structure fédérale du pays et les Conditions de l’adhésion. Le Canada ne pouvait pas créer unilatéralement des réserves sur des terres provinciales. La province demeurait compétente pour mettre de côté des terres de la Couronne provinciale en tant que réserve et elle s’est prévalue de ce droit de veto. Troisièmement, le postulat du Tribunal va à l’encontre de la jurisprudence de la Cour, laquelle commande, vu le contexte historique en cause, une certaine souplesse dans la création de réserves par application de l’art. 13. Cette disposition n’oblige pas le Canada à poursuivre la ligne de conduite de la colonie en matière de création de réserves, mais bien à adopter une ligne de conduite aussi libérale que celle suivie par la colonie. Compte tenu de l’art. 13, le Canada n’avait aucune obligation découlant d’un intérêt identifiable dans des terres en particulier. L’obligation fiduciaire sui generis n’exige pas d’apporter une solution parfaite et le Canada n’a pas omis de s’acquitter de cette obligation lors de ses négociations avec la bande relativement aux terres du village. Enfin, en limitant l’importance de l’attribution de terres à la bande par le Canada, le Tribunal restreint indûment son angle d’approche, si bien que son analyse des efforts du Canada pour s’acquitter de son obligation fiduciaire s’en retrouve tronquée. Il y a donc lieu de rejeter la revendication présentée par la bande en vertu de l’al. 14(1)c) de la Loi.

Il est aussi déraisonnable, de la part du Tribunal, de tenir le Canada responsable du manquement de la Couronne impériale à cette obligation. Le paragraphe 14(2) de la Loi n’impute pas de responsabilité générale au Canada relativement à l’ensemble des obligations et des responsabilités coloniales qui font l’objet d’une revendication particulière au titre de l’al. 14(1)b). Il constitue un mécanisme d’application qui oblige le Canada à répondre des actes de la Couronne impériale lorsque, par d’autres voies, il a contracté une obligation ou une responsabilité relativement aux Indiens ou aux terres réservées pour eux. Cette interprétation cadre avec la soigneuse formulation de la disposition, qui exprime l’intention du législateur de se soustraire à toute responsabilité concernant des matières qui relèvent de la compétence provinciale. Le par. 14(2) de la Loi ne peut s’appliquer en l’espèce que si l’art. 13 des Conditions de l’adhésion confère quelque obligation ou responsabilité au Canada. La responsabilité du Canada pour la violation dont la Couronne impériale s’est rendue coupable au regard du volet « responsabilité » du par. 14(2) pourrait aussi être engagée par l’article premier des Conditions de l’adhésion au moyen duquel le Canada convient d’être « responsable des dettes et obligations de la Colombie Britannique existantes à l’époque de l’Union ». Le Tribunal ne se demande toutefois pas si cette disposition englobait la responsabilité de la Couronne impériale découlant de son omission de protéger les terres du village contre la préemption. Il ne fait qu’établir une équivalence entre les obligations et les responsabilités de la colonie avant l’adhésion et celles qui incombaient au Canada après celle ci, une position totalement indéfendable quelle que soit la norme de contrôle appliquée.

La théorie du « retour en arrière dans une optique rétrospective » avancée par les juges majoritaires à propos de l’obligation légale du Canada ne comporte pas d’éléments susceptibles d’étoffer convenablement les motifs lacunaires du Tribunal au sujet du par. 14(2) de la Loi. Elle fait abstraction de l’intention du législateur et le droit ne l’appuie nullement. Suivant cette théorie, la conclusion qu’il y a eu violation d’une obligation légale après l’adhésion à la Confédération au regard de l’al. 14(1)c) semble déterminante pour ce qui est de la responsabilité du Canada à l’égard aussi des violations précédant l’adhésion et le par. 14(2) est donc superflu lorsqu’on établit une violation connexe du Canada postérieure à l’adhésion. La possibilité que la théorie aille dans le même sens que le point de vue des Autochtones sur la continuité des rapports fiduciaires avec Sa Majesté et la reconnaissance de plus en plus grande par le Canada de sa responsabilité de réparer les erreurs du passé ne justifie pas le fait que le Tribunal a écarté une disposition législative claire. Il faut tout de même démontrer que l’obligation légale ou la responsabilité en découlant a été imputée d’une autre façon au Canada. Cette théorie n’offre pas au Tribunal des repères clairs pour statuer sur les revendications dont il est saisi. Elle n’explique pas non plus comment le Tribunal est censé appliquer l’al. 14(1)b) et le par. 14(2) lorsqu’il est impossible d’utiliser le raccourci législatif via cette théorie, autrement dit lorsqu’aucune responsabilité n’a été imposée au Canada pour violation d’une obligation légale connexe suivant l’al. 14(1)c).

Les droits et les obligations dont l’exécution pourrait revêtir une importance centrale dans l’accomplissement de la réconciliation entre le Canada et les peuples autochtones en Colombie Britannique sont constitutionnalisés d’un commun accord entre la province et le Canada. Les motifs du Tribunal font abstraction de ce partage constitutionnel des obligations et, de ce fait, risquent de mettre à mal cet accord. La question de savoir si l’article premier et l’art. 13 des Conditions de l’adhésion, comprises et interprétées correctement, étayent la responsabilité du Canada suivant le par. 14(2) doit donc être renvoyée au Tribunal pour qu’il la tranche. Si la bande a gain de cause dans l’un ou l’autre cas, le dossier peut alors passer à l’étape de la détermination de l’indemnité.

Jurisprudence

Citée par le juge Wagner

Arrêt appliqué : Bande indienne Wewaykum c. Canada, 2002 CSC 79, [2002] 4 R.C.S. 245; arrêts mentionnés : Guerin c. La Reine, [1984] 2 R.C.S. 335; Bande Lac La Ronge c. Canada (Affaires indiennes et du Nord canadien), 2014 TRPC 8; Dunsmuir c. Nouveau Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] 1 R.C.S. 190; Edmonton (Ville) c. Edmonton East (Capilano) Shopping Centres Ltd., 2016 CSC 47, [2016] 2 R.C.S. 293; Nouvelle Écosse (Workers’ Compensation Board) c. Martin, 2003 CSC 54, [2003] 2 R.C.S. 504; Canada c. Première Nation de Kitselas, 2014 CAF 150, conf. 2013 TRPC 1; Bande indienne de Lac La Ronge c. Canada, 2015 CAF 154; Nor Man Regional Health Authority Inc. c. Manitoba Association of Health Care Professionals, 2011 CSC 59, [2011] 3 R.C.S. 616; Catalyst Paper Corp. c. North Cowichan (District), 2012 CSC 2, [2012] 1 R.C.S. 5; Kovach, Re, [1999] 1 W.W.R. 498, inf. par 2000 CSC 3, [2000] 1 R.C.S. 55; Alberta (Workers’ Compensation Board) c. Alberta (Appeals Commission for Workers’ Compensation), 2013 ABCA 412, 370 D.L.R. (4th) 118; Canada (Procureur général) c. Lameman, 2008 CSC 14, [2008] 1 R.C.S. 372; R. c. Salituro, [1991] 3 R.C.S. 654; Bhasin c. Hrynew, 2014 CSC 71, [2014] 3 R.C.S. 494; Barreau du Nouveau Brunswick c. Ryan, 2003 CSC 20, [2003] 1 R.C.S. 247; Newfoundland and Labrador Nurses’ Union c. Terre Neuve et Labrador (Conseil du Trésor), 2011 CSC 62, [2011] 3 R.C.S. 708; Agraira c. Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2013 CSC 36, [2013] 2 R.C.S. 559; Leahy c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CAF 227, [2014] 1 R.C.F. 766; Alberta (Information and Privacy Commissioner) c. Alberta Teachers’ Association, 2011 CSC 61, [2011] 3 R.C.S. 654; Syndicat canadien des communications, de l’énergie et du papier, section locale 30 c. Pâtes & Papier Irving, Ltée, 2013 CSC 34, [2013] 2 R.C.S. 458; Shafron c. KRG Insurance Brokers (Western) Inc., 2009 CSC 6, [2009] 1 R.C.S. 157; Galambos c. Perez, 2009 CSC 48, [2009] 3 R.C.S. 247; Hodgkinson c. Simms, [1994] 3 R.C.S. 377; R. c. Sparrow, [1990] 1 R.C.S. 1075; Nation haïda c. Colombie Britannique (Ministre des forêts), 2004 CSC 73, [2004] 3 R.C.S. 511; Manitoba Metis Federation Inc. c. Canada (Procureur général), 2013 CSC 14, [2013] 1 R.C.S. 623; Alberta c. Elder Advocates of Alberta Society, 2011 CSC 24, [2011] 2 R.C.S. 261; Bande indienne de la rivière Blueberry c. Canada (Ministère des Affaires indiennes et du Nord canadien), [1995] 4 R.C.S. 344; Fales c. Canada Permanent Trust Co., [1977] 2 R.C.S. 302; Conseil de la bande dénée de Ross River c. Canada, 2002 CSC 54, [2002] 2 R.C.S. 816; Bande et nation indiennes d’Ermineskin c. Canada, 2009 CSC 9, [2009] 1 R.C.S. 222; Canson Enterprises Ltd. c. Boughton & Co., [1991] 3 R.C.S. 534; Whitefish Lake Band of Indians c. Canada (Attorney General), 2007 ONCA 744, 87 O.R. (3d) 321; Keech c. Sandford (1726), Sel. Cas. T. King 61, 25 E.R. 223; Première Nation de Popkum c. Canada (Affaires indiennes et du Nord canadien), 2016 TRPC 12; Premières Nations Huu Ay Aht c. Canada (Affaires indiennes et du Nord canadien), 2016 TRPC 14; McInerney c. MacDonald, [1992] 2 R.C.S. 138; Bande indienne d’Osoyoos c. Oliver (Ville), 2001 CSC 85, [2001] 3 R.C.S. 746; Frame c. Smith, [1987] 2 R.C.S. 99; Nation de Lake Babine c. Canada (Affaires indiennes et du Nord canadien), 2015 TRPC 5; Première Nation d’Akisq’nuk c. Canada (Affaires indiennes et du Nord canadien), 2016 TRPC 3; Jack c. La Reine, [1980] 1 R.C.S. 294; Société canadienne des postes c. Alliance de la Fonction publique du Canada, 2010 CAF 56, [2011] 2 R.C.F. 221, inf. par 2011 CSC 57, [2011] 3 R.C.S. 572; Delios c. Canada (Procureur général), 2015 CAF 117; McLean c. Colombie Britannique (Securities Commission), 2013 CSC 67, [2013] 3 R.C.S. 895; Canada (Commission canadienne des droits de la personne) c. Canada (Procureur général), 2011 CSC 53, [2011] 3 R.C.S. 471; Delta Air Lines Inc. c. Lukács, 2018 CSC 2; Petro Canada c. Workers’ Compensation Board (B.C.), 2009 BCCA 396, 276 B.C.A.C. 135; Nowegijick c. La Reine, [1983] 1 R.C.S. 29; Mitchell c. Bande indienne Peguis, [1990] 2 R.C.S. 85.
Citée par le juge Rowe (dissident en partie)

Bande indienne Wewaykum c. Canada, 2002 CSC 79, [2002] 4 R.C.S. 245; Alberta (Information and Privacy Commissioner) c. Alberta Teachers’ Association, 2011 CSC 61, [2011] 3 R.C.S. 654; Newfoundland and Labrador Nurses’ Union c. Terre Neuve et Labrador (Conseil du Trésor), 2011 CSC 62, [2011] 3 R.C.S. 708; Dunsmuir c. Nouveau Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] 1 R.C.S. 190; McLean c. Colombie Britannique (Securities Commission), 2013 CSC 67, [2013] 3 R.C.S. 895; Mouvement laïque québécois c. Saguenay (Ville), 2015 CSC 16, [2015] 2 R.C.S. 3; Edmonton (Ville) c. Edmonton East (Capilano) Shopping Centres Ltd., 2016 CSC 47, [2016] 2 R.C.S. 293; Syndicat canadien des communications, de l’énergie et du papier, section locale 30 c. Pâtes & Papier Irving, Ltée, 2013 CSC 34, [2013] 2 R.C.S. 458; Agraira c. Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2013 CSC 36, [2013] 2 R.C.S. 559; Delta Air Lines Inc. c. Lukács, 2018 CSC 2; Komolafe c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2013 CF 431.
Citée par le juge Brown (dissident)

Colombie Britannique (Procureur général) c. Canada (Procureur général), [1994] 2 R.C.S. 41; Dunsmuir c. Nouveau Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] 1 R.C.S. 190; Nouvelle Écosse (Workers’ Compensation Board) c. Martin, 2003 CSC 54, [2003] 2 R.C.S. 504; Rogers Communications Inc. c. Société canadienne des auteurs, compositeurs et éditeurs de musique, 2012 CSC 35, [2012] 2 R.C.S. 283; Front des artistes canadiens c. Musée des beaux arts du Canada, 2014 CSC 42, [2014] 2 R.C.S. 197; McLean c. Colombie Britannique (Securities Commission), 2013 CSC 67, [2013] 3 R.C.S. 895; Manitoba Metis Federation Inc. c. Canada (Procureur général), 2013 CSC 14, [2013] 1 R.C.S. 623; Alberta c. Elder Advocates of Alberta Society, 2011 CSC 24, [2011] 2 R.C.S. 261; Sagharian (Litigation Guardian of) c. Ontario (Minister of Education), 2008 ONCA 411, 172 C.R.R. (2d) 105; Harris c. Canada, 2001 CFPI 1408, [2002] 2 C.F. 484; Bande indienne Wewaykum c. Canada, 2002 CSC 79, [2002] 4 R.C.S. 245; Nation haïda c. Colombie Britannique (Ministre des forêts), 2004 CSC 73, [2004] 3 R.C.S. 511; Rizzo & Rizzo Shoes Ltd. (Re), [1998] 1 R.C.S. 27; Williams c. Canada (Public Safety and Emergency Preparedness), 2017 FCA 252; Nowegijick c. La Reine, [1983] 1 R.C.S. 29; Mitchell c. Bande indienne Peguis, [1990] 2 R.C.S. 85; Alberta (Information and Privacy Commissioner) c. Alberta Teachers’ Association, 2011 CSC 61, [2011] 3 R.C.S. 654; Petro Canada c. Workers’ Compensation Board (B.C.), 2009 BCCA 396, 276 B.C.A.C. 135; Delta Air Lines Inc. c. Lukács, 2018 CSC 2.

Lois et règlements cités
Conditions de l’adhésion de la Colombie Britannique (reproduites dans L.R.C. 1985, app. II, no 10), art. 1, 13.
Land Act, 1875, S.B.C. 1875, c. 5 (reproduite dans R.S.B.C. 1877, c. 98), art. 3, 61.
Land Amendment Act, 1879, S.B.C. 1879, c. 21, art. 5.
Land Ordinance, 1865, O.B.C. 1865, c. 27 (reproduite dans R.S.B.C. 1871, ann. no 23), art. 12.
Land Ordinance, 1870, O.B.C. 1870, c. 18, art. 3.
Loi constitutionnelle de 1867, art. 92(5).
Loi constitutionnelle de 1982, art. 52(2).
Loi sur le Tribunal des revendications particulières, L.C. 2008, c. 22, préambule, art. 2 « Sa Majesté », 3, 6(2), 11, 13(1)a)b), 14, 16(1), 20, 23.
Loi sur les Indiens, S.R.C. 1952, c. 149.
Pre emption Consolidation Act, 1861 (reproduite dans R.S.B.C. 1871, ann. no 21), art. 3.
Proclamation relating to acquisition of Land, 1859 (reproduite dans R.S.B.C. 1871, ann. no 13).
Proclamation relating to acquisition of Land, 1860 (reproduite dans R.S.B.C. 1871, ann. no 15), art. 1.
Proclamation royale (1763) (reproduite dans L.R.C. 1985, app. II, no 1).
Règles de procédure du Tribunal des revendications particulières, DORS/2011 119, règle 10.
Doctrine et autres documents cités
Black’s Law Dictionary, 10th ed., by Bryan A. Garner, ed., St. Paul (Minn.), Thomson Reuters, 2014, « cognizable ».
Canada. Affaires indiennes et du Nord. Dossier en souffrance : Une politique des revendications des autochtones — Revendications particulières, Ottawa, Affaires indiennes et du Nord Canada, 1982.
Canada. Affaires indiennes et du Nord. Politique du gouvernement fédéral en vue du règlement des revendications autochtones, Ottawa, Affaires indiennes et du Nord Canada, 1993.
Canada. Affaires indiennes et du Nord. Politique sur les revendications particulières et Guide sur le processus de règlement, Ottawa, Affaires indiennes et du Nord Canada, 2009.
Canada. Affaires indiennes et du Nord. Revendications particulières : La justice, enfin, Ottawa, Affaires indiennes et du Nord Canada, 2007.
Canada. Bibliothèque du Parlement. Service d’information et de recherche parlementaires. Projet de loi C 30 : Loi sur le tribunal des revendications particulières, Résumé législatif LS 592F, par Mary C. Hurley, Division du droit et du gouvernement, 14 janvier 2008, révisé le 26 juin 2008.
Canada. Chambre des communes. Comité permanent des affaires autochtones et du développement du Grand Nord. Témoignages, no 12, 2e sess., 39e lég., 6 février 2008, p. 2.
Canada. Commission royale sur les peoples autochtones. Rapport de la Commission royale sur les peuples autochtones, vol. 2, Une relation à redéfinir, Ottawa, La Commission, 1996.
Dyzenhaus, David. « The Politics of Deference : Judicial Review and Democracy », in Michael Taggart, ed., The Province of Administrative Law, Oxford, Hart, 1997, 279.
Elliott, David W. « Much Ado About Dittos : Wewaykum and the Fiduciary Obligation of the Crown » (2003), 29 Queen’s L.J. 1.
Salambier, Paul, et al. Modern First Nations Legislation Annotated, 2016 ed., Toronto, LexisNexis, 2015.
Tennant, Paul. Aboriginal Peoples and Politics : The Indian Land Question in British Columbia, 1849 1989, Vancouver, University of British Columbia Press, 1990.

POURVOI contre un arrêt de la Cour d’appel fédérale (les juges Gauthier, Ryer et Near), 2016 CAF 63, 396 D.L.R. (4th) 164, 481 N.R. 75, [2016] 2 C.N.L.R. 1, [2016] A.C.F. no 237 (QL), 2016 CarswellNat 10104 (WL Can.), qui a accueilli la demande de contrôle judiciaire d’une décision du Tribunal des revendications particulières, 2014 TRPC 3. Pourvoi accueilli, les juges Côté et Rowe sont dissidents en partie et la juge en chef McLachlin et le juge Brown sont dissidents.

Clarine Ostrove et Leah Pence, pour l’appelante.
Mark Kindrachuk, c.r., et Sharlene Telles Langdon, pour l’intimée.
Paul J. J. Cavalluzzo, Adrienne Telford et Jennifer Campbell, pour l’intervenant le Tribunal des revendications particulières.
Senwung Luk, Krista Nerland et Cathy Guirguis, pour l’intervenante Assembly of Manitoba Chiefs.
Cynthia Westaway et Darryl Korell, pour l’intervenante Federation of Sovereign Indigenous Nations.
Scott Robertson et Chris Albinati, pour l’intervenante Indigenous Bar Association in Canada.
Stuart Wuttke et David C. Nahwegahbow, pour l’intervenante l’Assemblée des Premières Nations.
Rosanne Kyle, pour les intervenants Union of British Columbia Indian Chiefs, Nlaka’pamux Nation Tribal Council, Stó:lō Nation, Stó:lō Tribal Council et Carrier Sekani Tribal Council.
David Schulze, Benoît Amyot, Léonie Boutin et Marie Eve Dumont, pour l’intervenante l’Assemblée des Premières Nations du Québec et du Labrador.
David M. Robbins, Sonya Morgan et Michael Bendle, pour les intervenantes Cowichan Tribes, Stz’uminus First Nation, Penelakut Tribe et Halalt First Nation.

Version française du jugement des juges Abella, Moldaver, Karakatsanis, Wagner et Gascon rendu par

LE JUGE WAGNER —

I. Aperçu

[1] Aux débuts de la colonie de la Colombie Britannique, un grand afflux de colons a suivi la ruée vers l’or le long du fleuve Fraser, vers l’intérieur des terres. À partir de 1860, certains de ces colons ont chassé la Williams Lake Indian Band (« bande indienne de Williams Lake ») de son village et de ses terres avoisinantes au pied du lac Williams. Le pourvoi porte sur l’omission du souverain de la Grande Bretagne et de ses colonies (« Couronne impériale ») d’empêcher les colons de s’approprier les terres du village de la bande. Il porte aussi sur l’omission de la Couronne impériale et de Sa Majesté du chef du Canada de corriger la situation au cours des 20 années subséquentes. L’objet du litige est le bien fondé d’une demande d’indemnisation des pertes ayant découlé de ces événements présentée en application de la Loi sur le Tribunal des revendications particulières, L.C. 2008, c. 22.

[2] Le législateur a créé le Tribunal des revendications particulières en lui confiant le mandat d’indemniser financièrement les Premières nations qui présentent des revendications fondées sur l’omission de la Couronne de s’acquitter de ses obligations légales envers les peuples autochtones, et ce, même si un retard ou l’écoulement du temps faisait obstacle à une action en justice. Le juste règlement de telles revendications est essentiel au processus de réconciliation.

[3] La réclamation à caractère historique qui prend appui sur l’un des faits énumérés au par. 14(1) de la Loi constitue une revendication particulière. Le Tribunal devait en l’espèce décider si la bande avait établi le bien fondé d’une telle revendication.

[4] Le Tribunal examine l’histoire de la bande dans la région de Williams Lake ainsi que les circonstances du processus de création de réserves. Il conclut que le village de la bande et les terres avoisinantes auraient dû être mis de côté à titre de réserve sous le régime des lois coloniales applicables. La Couronne impériale avait l’obligation légale de prendre les mesures voulues en ce sens. Le Tribunal conclut au bien fondé de la revendication de la bande au motif que le fonctionnaire colonial responsable de la région de Williams Lake n’a pas pris de telles mesures.

[5] Le Tribunal conclut également que, après l’adhésion de la Colombie Britannique à la Confédération en 1871, les fonctionnaires fédéraux ont omis de prendre les mesures nécessaires pour corriger les conséquences des omissions antérieures de la Couronne impériale. Il s’agit selon lui d’un autre fait susceptible de fonder une revendication particulière. Le Tribunal estime que l’attribution subséquente d’autres terres à la bande est pertinente pour déterminer le montant de l’indemnité, mais non pour se prononcer sur la violation d’une obligation légale de la Couronne.

[6] Avant que le Tribunal n’ait eu l’occasion de se prononcer sur l’indemnisation, le Canada a présenté une demande de contrôle judiciaire de sa décision sur le bien fondé de la revendication. La Cour d’appel fédérale a accueilli la demande et rendu sa propre décision à l’effet de rejeter la revendication particulière de la bande. Selon elle, Sa Majesté du chef du Canada n’a pas manqué à une obligation légale envers la bande. En outre, l’attribution subséquente d’autres terres à titre de réserve avait remédié à tout manquement antérieur de la Couronne impériale. La bande se pourvoit aujourd’hui devant notre Cour.

[7] Pour les motifs qui suivent, je suis d’avis d’accueillir le pourvoi et de rétablir la décision du Tribunal. Ce dernier conclut raisonnablement que la Couronne impériale et Sa Majesté du chef du Canada avaient toutes deux envers la bande des obligations fiduciaires concernant la protection des terres du village contre la préemption, qu’elles ont manqué à ces obligations et que la revendication particulière de la bande visant la période préconfédérative est fondée au regard de la Loi.

II. Contexte

A. La revendication particulière de la bande

[8] L’objet de la revendication particulière de la bande est l’emplacement d’un village au pied du lac Williams situé dans les limites de son territoire traditionnel. Dans la langue de la bande, ce village porte le nom de « Yucwt ». En 1883, ces terres ont été arpentées pour devenir les « lots 71 et 72 », lesquels englobent en partie ce qui constitue aujourd’hui la ville de Williams Lake. Dans sa décision, le Tribunal renvoie aux terres du village pour désigner les terres visées par la revendication particulière.

[9] Lors de l’établissement de la colonie de la Colombie Britannique en 1858, les colons se sont rapidement approprié les terres non arpentées. Plusieurs chefs indiens ont alors appelé au déclenchement d’une guerre. Le gouverneur Douglas a rencontré les Indiens lors d’assemblées à Cayoosh et à Lytton. Au nom de la Couronne, il les a assurés que les magistrats avaient pour instructions de jalonner et de mettre en réserve à leur bénéfice [TRADUCTION] « tous les villages qu’ils habitaient et les champs qu’ils cultivaient, ainsi que toutes les terres adjacentes qu’ils étaient en mesure de cultiver ou qui étaient nécessaires pour assurer leur subsistance » (lettre de James Douglas au duc de Newcastle, 9 octobre 1860, d.a., vol. II, p. 121). Selon les registres, les instructions aux fonctionnaires coloniaux étaient bien à cet effet.

[10] Le gouverneur Douglas a aussi mis en place un système de préemption de terres. Le 14 février 1859, il publiait The Proclamation relating to the acquisition of land, 1859 (réimpression dans R.S.B.C. 1871, app. no 13) conférant à la Couronne la propriété de toutes les terres de la colonie de la Colombie Britannique. Le 4 janvier 1860, le gouverneur publiait The Proclamation relating to the acquisition of land, 1860 (réimpression dans R.S.B.C. 1871, app. 15) (« Proclamation no 15 ») , dont l’article premier était libellé comme suit :
[TRADUCTION] À compter de la date ici précisée, les sujets britanniques et les étrangers qui prêteront serment d’allégeance à Sa Majesté et à Ses Successeurs, pourront acquérir le droit de détenir et d’acheter, en fief simple, des terres de la Couronne en Colombie Britannique, ces terres étant inoccupées, n’étant pas arpentées et n’étant pas réservées, et ne devant pas être à l’emplacement d’une ville existante ou proposée, ou ne devant pas être des terres aurifères destinées à l’exploitation minière, ni être une réserve indienne ou un établissement indien, aux conditions suivantes. . .

[11] Conformément à la politique coloniale, les terres situées sur l’emplacement d’un « établissement indien » ne pouvaient faire l’objet d’une préemption. Ailleurs dans la colonie, les terres étaient mises de côté à titre de réserve (voir p. ex. Guerin c. La Reine, [1984] 2 R.C.S. 335, p. 379). Les colons dont les préemptions empiétaient sur un établissement indien pouvaient être dépouillés sans indemnité, ce qui était aussi le cas ailleurs en Colombie Britannique.

[12] Les premières préemptions remontent à 1860, et d’autres ont suivi. Les terres préemptées faisaient l’objet d’opérations entre colons apparemment en contravention avec les dispositions applicables en la matière. Celles correspondant aux lots 71 et 72 ont par la suite été regroupées par un policier, William Pinchbeck, qui en a acquis la propriété en fief simple en 1885.

[13] Arrivé à Williams Lake en 1860 en compagnie de son associé le commissaire de l’Or et magistrat Philip Nind, M. Pinchbeck était chargé de la mise en œuvre du régime de préemption à Williams Lake. Le Tribunal conclut que M. Nind aurait dû connaître l’existence de l’établissement de la bande, même si l’effectif de cette dernière avait chuté par suite d’une épidémie de petite vérole et que la plupart de ses membres avaient été chassés des terres. Il aurait aussi dû connaître les lois et les politiques coloniales sur la préemption ainsi que son rôle dans l’application de celles ci. Il n’a adopté aucune mesure pour déterminer l’emplacement de l’établissement de la bande, ni pour le soustraire à la préemption, ni pour contester les préemptions déjà consignées lorsqu’il était devenu évident qu’elles contrevenaient à la loi.

[14] La Colombie Britannique a adhéré à la Confédération en 1871. Suivant l’art. 13 des Conditions de l’adhésion de la Colombie Britannique (réimpression dans L.R.C. 1985, app. II, no 10), il incombait au Canada de créer des réserves indiennes selon une ligne de conduite « aussi libérale » que celle de la colonie, et la colonie convenait de céder au Canada des terres à cette fin.

[15] La Commission mixte des réserves indiennes a été chargée d’entreprendre les mesures nécessaires à cette fin. Elle avait pour mandat de visiter chacune des nations en Colombie Britannique et de déterminer « le nombre, l’étendue et l’emplacement » des réserves à leur attribuer (Décret en conseil, C.P. 1088, 10 novembre 1875). Pour s’acquitter de cette tâche, les commissaires avaient pour instructions de prendre en considération [TRADUCTION] « les habitudes, les vœux et les activités de chacune, dans les limites du territoire disponible au sein de la région qu’ils occupent et, d’autre part, les revendications des colons blancs » (Memorandum attached to the Governor in Council’s Order approving the Joint Indian Reserve Commission, 5 novembre 1875). Les travaux de la Commission ont été dirigés par Gilbert Sproat entre 1876 et 1880, puis par Peter O’Reilly.

[16] Au cours des années qui ont suivi son éviction, la bande a résidé sur des terres appartenant à la mission catholique. Il appert du registre des communications entre 1878 et 1880 que les membres de la bande ont connu la famine parce qu’ils n’avaient pas de terres à cultiver. Par deux fois, la bande a informé M. Sproat de l’urgence de sa situation, l’invitant à se rendre à Williams Lake et à lui attribuer des terres de réserve.

[17] M. O’Reilly s’est rendu à Williams Lake en 1881 et y a rencontré le chef William. D’après les registres, il a reconnu qu’autoriser les préemptions avait été une erreur et que le gouvernement souhaitait corriger la situation. C’est pourquoi il a acheté une étendue de terre à la tête du lac connue sous le nom de domaine de Bates et il l’a attribuée à la bande à titre de réserve. Il a toutefois dit à la bande qu’on ne pouvait empiéter sur les [TRADUCTION] « droits des hommes blancs ».
B. Le Tribunal des revendications particulières et la Loi

[18] C’est dans les années 1960 qu’ont été présentés les premiers projets de loi visant la création d’une commission indépendante dotée du pouvoir d’accorder des indemnités pécuniaires pour les actes fautifs de la Couronne, y compris ceux commis avant la Confédération. Ces projets de loi n’ont jamais été adoptés. Au cours des 50 années qui ont suivi, le gouvernement du Canada a appliqué une politique de recherche, d’acceptation et de négociation de revendications particulières.

[19] Ce processus n’a cessé de faire des mécontents parce qu’il ne relevait pas d’un organisme indépendant, ce qui, pour les Premières nations, plaçait le gouvernement en situation de conflit d’intérêts (Rapport de la Commission royale des peuples autochtones, vol. 2, Une relation à redéfinir (1996), p. 428 429 et 534 (« RCAP »)).

[20] Par suite d’une collaboration entre le gouvernement et les Premières nations afin de combler les lacunes du processus des revendications particulières, le Tribunal des revendications particulières était créé en 2008.

[21] Le Tribunal examine les revendications déposées préalablement auprès du ministre en vue de la tenue de négociations (par. 16(1)). Il décide d’abord si la revendication est fondée eu égard aux six faits énumérés, lesquels reflètent la politique du gouvernement sur les revendications qui seront acceptées aux fins de négociation. Les faits qui fondent la revendication particulière considérée en l’espèce sont prévus à l’art. 14 de la Loi :
14 (1) Sous réserve des articles 15 et 16, la première nation peut saisir le Tribunal d’une revendication fondée sur l’un ou l’autre des faits ci après en vue d’être indemnisée des pertes en résultant :
. . .
b) la violation d’une obligation légale de Sa Majesté découlant de la Loi sur les Indiens ou de tout autre texte législatif — relatif aux Indiens ou aux terres réservées pour les Indiens — du Canada ou d’une colonie de la Grande Bretagne dont au moins une portion fait maintenant partie du Canada;
c) la violation d’une obligation légale de Sa Majesté découlant de la fourniture ou de la non fourniture de terres d’une réserve — notamment un engagement unilatéral donnant lieu à une obligation fiduciaire légale — ou de l’administration par Sa Majesté de terres d’une réserve, ou de l’administration par elle de l’argent des Indiens ou de tout autre élément d’actif de la première nation;

[22] Pour l’application de la Loi, « Sa Majesté » s’entend de « Sa Majesté du chef du Canada » (art. 2). Cependant, les par. 14(2) à (4) en élargissent le sens pour les besoins de l’établissement des faits qui fondent une revendication particulière et qui se rapportent à des événements survenus dans les anciennes colonies avant la Confédération. Voici le texte du par. 14(2), la disposition en cause dans le présent pourvoi.
14(2) Pour l’application des alinéas (1)a) à c) à l’égard d’une obligation légale qui devait être exécutée sur un territoire situé à l’intérieur des limites actuelles du Canada avant l’entrée de ce territoire au sein du Canada, la mention de Sa Majesté vaut également mention du souverain de la Grande Bretagne et de ses colonies, dans la mesure où cette obligation, ou toute responsabilité en découlant, a été imputée à Sa Majesté, ou aurait été imputée à celle ci n’eût été les règles ou théories qui ont eu pour effet de limiter un recours ou de prescrire des droits contre elle en raison de l’écoulement du temps ou d’un retard.

[23] Le Tribunal a le pouvoir de tenir ses audiences en deux étapes distinctes, l’une portant sur le bien fondé de la revendication particulière, l’autre sur l’indemnisation qui en découle (Règles de procédure du Tribunal des revendications particulières, DORS/2011 119, art. 10; par. 11(1) de la Loi). Ce cloisonnement vise à supprimer les délais et les frais associés à l’étape de l’indemnisation lorsque celle ci n’est plus nécessaire ou, lorsque celle ci demeure nécessaire, à resserrer son objet (voir Bande Lac La Ronge c. Canada (Ministre des Affaires indiennes et du Nord canadien), 2014 TRPC 8, par. 197 (CanLII)). Le Tribunal ordonne à Sa Majesté de verser une indemnité pécuniaire selon les modalités énoncées à l’art. 20 à 23, dont le libellé est reproduit en annexe.

[24] En l’espèce, le Canada a demandé le contrôle judiciaire de la décision du Tribunal sur le bien fondé de la revendication avant l’étape de l’indemnisation.

III. Les questions en litige

[25] Le pourvoi soulève la question initiale suivante :
A. Quelle norme de contrôle s’applique à une décision du Tribunal des revendications particulières?
Puisque je conclus que la norme de contrôle applicable est celle de la raisonnabilité, les questions suivantes se posent en sus. La conclusion du Tribunal selon laquelle la bande a établi le bien fondé de sa revendication particulière constitue t elle une décision raisonnable au motif que,
B. avant l’adhésion de la Colombie Britannique à la Confédération, Sa Majesté avait une obligation légale suivant les lois de la colonie et a manqué à cette obligation (al. 14(1)b))?
C. après l’adhésion de la Colombie Britannique à la Confédération, Sa Majesté avait une obligation fiduciaire découlant de la fourniture ou de la non fourniture par elle de terres d’une réserve et a manqué à cette obligation (al. 14(1)c))?
D. l’obligation légale préconfédérative dont il y aurait eu violation selon la bande constitue une obligation légale de « Sa Majesté » au sens élargi de ce terme (par. 14(2))?
IV. Analyse
A. La norme de contrôle

[26] Le pourvoi soulève des questions relevant de l’interprétation législative et du droit des fiducies, ainsi que des questions mixtes de fait et de droit découlant de l’application du droit, par le Tribunal, aux faits sous tendant une revendication particulière. La Cour d’appel fédérale applique la norme de contrôle de la décision correcte à certaines de ces questions, et celle de la décision raisonnable à d’autres, et elle refuse de se prononcer sur les autres. Les parties conviennent aujourd’hui que la norme de la décision raisonnable s’applique à toutes les questions.

[27] Je conviens que la norme de contrôle applicable est celle de la décision raisonnable. Aucun des points d’interprétation législative ou de common law sur lesquels se fonde la décision du Tribunal ne fait partie de ceux qui, selon l’arrêt Dunsmuir c. Nouveau Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] 1 R.C.S. 190 (par. 58 61), emportent l’application de la norme de la décision correcte. La Loi n’offre pas non plus de facteurs contextuels suffisants pour écarter l’intention présumée du législateur selon laquelle le Tribunal a droit à la déférence lorsqu’il interprète le terme « obligation légale » employé à l’art. 14 (voir Edmonton (Ville) c. Edmonton East (Capilano) Shopping Centres Ltd., 2016 CSC 47, [2016] 2 R.C.S. 293, par. 32 34).

[28] Plus précisément, j’estime que la décision du Tribunal de tenir pour fondée la revendication particulière de la bande ne résulte pas de la résolution d’une question constitutionnelle comme dans Dunsmuir ou Nouvelle Écosse (Workers’ Compensation Board) c. Martin, 2003 CSC 54, [2003] 2 R.C.S. 504, par. 31). L’article 13 des Conditions de l’adhésion fait partie de la toile de fond historique de la relation fiduciaire entre la Couronne et les peuples autochtones de la Colombie Britannique. Or, l’obligation fiduciaire alléguée n’a été ni imposée ni créée par un texte de loi; il s’agit plutôt d’une obligation de common law issue de cette relation. La question précise de savoir si les circonstances de la mise en œuvre de l’art. 13 ont fait naître des obligations fiduciaires et celle du contenu de ces obligations ne revêtent pas forcément un caractère constitutionnel de manière à emporter l’application de la norme de la décision correcte. Selon moi, la question de la nature de l’intérêt autochtone de la bande dans les terres du village et celle de savoir si cet intérêt était susceptible d’être touché défavorablement par l’exercice du pouvoir discrétionnaire des fonctionnaires fédéraux ne revêtent pas un caractère constitutionnel.

[29] En outre, et en tout respect pour l’opinion contraire exprimée jusqu’à ce jour par la Cour d’appel fédérale (motifs de la C.A.F., 2016 CAF 63, 396 D.L.R. (4th) 164, par. 31; Canada c. Première Nation de Kitselas, 2014 CAF 150, 460 N.R. 185, par. 22 24; Bande indienne de Lac La Ronge c. Canada, 2015 CAF 154, 474 N.R. 283, par. 20 21), le Tribunal a droit à la déférence sur les questions touchant au droit des fiducies. J’arrive à cette conclusion en m’appuyant sur les mêmes éléments que ceux considérés pour déterminer la manière dont la norme de la raisonnabilité devrait s’appliquer à la décision d’un décideur administratif sur un point de common law (voir Nor Man Regional Health Authority Inc. c. Manitoba Association of Health Care Professionals, 2011 CSC 59, [2011] 3 R.C.S. 616, par. 34 et 41). Il est des plus pertinent de se pencher sur ces éléments dans le cadre de l’analyse qui s’impose dès lors, ce que j’entreprends maintenant.

[30] Le Tribunal a pour mandat de statuer sur le bien fondé des revendications particulières des premières nations et sur les indemnités afférentes (art. 3 et 11 de la Loi). Il peut à cette fin trancher tout point de droit ou de fait (al. 13(1)a)).

[31] Son mandat oblige le Tribunal à tirer deux types de conclusion de droit. D’abord, il interprète sa loi habilitante pour décider si les faits invoqués par une Première nation ont trait à une obligation légale de Sa Majesté au sens de l’art. 14. Cette démarche interprétative délimite son examen de la nature et des sources des obligations légales de Sa Majesté dont la violation ou l’inexécution peut donner ouverture à une revendication particulière. Ensuite, après avoir défini la portée de son examen, le Tribunal détermine les obligations légales précises en cause de Sa Majesté à partir de la loi, des traités ou de la common law. Les conclusions de droit du second type n’ont rien à voir avec la Loi.

[32] La cour de justice appelée à contrôler la conclusion de droit du second type — surtout dans le cas des principes du droit des fiducies considérés en l’espèce — doit porter une attention particulière au mandat légal du Tribunal. Dans l’arrêt Nor Man, la Cour explique que le décideur administratif peut, dans son propre domaine, « prêter » une certaine application à un principe de common law ou d’equity, de même qu’élaborer des doctrines qui tiennent compte de la nature particulière de son mandat et du contexte dans lequel il rend ses décisions (par. 44 47 et 52). La marge de manœuvre dont dispose le décideur administratif pour agir ainsi de manière raisonnable dépend du rôle que lui confère la loi et de la portée de son mandat — autrement dit, de « la portée du pouvoir décisionnel que la loi a conféré au décideur » (Catalyst Paper Corp. c. North Cowichan (District), 2012 CSC 2, [2012] 1 R.C.S. 5, par. 18; Edmonton (Ville), par. 21; voir aussi Nor Man, par. 45 47; Kovach, Re, [1999] W.W.R. 498 (C.A.C. B.), par. 28 31, le juge Donald (dissident), inf. par 2000 CSC 3, [2000] 1 R.C.S. 55; Alberta (Workers’ Compensation Board) c. Alberta (Appeals Commission for Workers’ Compensation), 2013 ABCA 412, 370 D.L.R. (4th) 118, par. 20).

[33] Pour donner suite aux réclamations historiques des Premières nations visant la Couronne, le législateur a créé un tribunal indépendant composé de juges de juridictions supérieures (par. 6(2) de la Loi). Il a constitué le Tribunal en lui confiant le mandat de statuer sur les revendications particulières « [conformément à la loi], de façon équitable et dans les meilleurs délais » (préambule de la Loi). Le mandat exprès du Tribunal ne lui confère un pouvoir décisionnel qu’en ce qui concerne les principes de droit applicables.

[34] Les issues raisonnables qui s’offrent au Tribunal sont donc délimitées par ces principes tels qu’ils sont compris et appliqués par les cours de justice. Or, comme le Tribunal se prononce sur des réclamations à caractère historique, il applique des doctrines judiciaires en évolution à des faits historiques qui, en raison des délais de prescription applicables, sont rarement pris en compte par les autres tribunaux (voir Canada (Procureur général) c Lameman, 2008 CSC 14, [2008] 1 R.C.S. 372, par. 13; Bande indienne Wewaykum c. Canada, 2002 CSC 79, [2002] 4 R.C.S. 245, par. 121). L’application de ces doctrines commande un certain degré de souplesse et d’adaptation pour tenir compte du caractère historique des réclamations.

[35] Le législateur a voulu que le Tribunal s’acquitte de cette fonction « de nature particulière » (préambule de la Loi). Selon moi, il n’a pas voulu priver le Tribunal de la souplesse foncièrement inhérente à la common law (R. c. Salituro, [1991] 3 R.C.S. 654, p. 670; Bhasin c. Hrynew, 2014 CSC 71, [2014] 3 R.C.S. 494, par. 40). Il lui permet plutôt de trancher en première instance les questions de droit liées à l’application des principes et des doctrines de droit aux réclamations de nature historique sur lesquelles il est particulièrement apte à statuer. Il y a donc lieu de déférer à l’examen de ces questions par le Tribunal.

[36] Faire preuve d’une telle déférence envers le Tribunal exige de la cour de révision qu’elle « reste près des motifs donnés par le [T]ribunal » et leur accorde une « attention respectueuse » (Barreau du Nouveau Brunswick c. Ryan, 2003 CSC 20, [2003] 1 R.C.S. 247, par. 49; Dunsmuir, par. 48). Les motifs qu’il rédige permettent de comprendre pourquoi le Tribunal tranche comme il le fait et de décider si sa décision appartient aux issues « pouvant se justifier au regard des faits et du droit » (Dunsmuir, par. 47, Newfoundland and Labrador Nurses’ Union c. Terre Neuve et Labrador (Conseil du Trésor), 2011 CSC 62, [2011] 3 R.C.S. 708, par. 14 16; Agraira c. Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2013 CSC 36, [2013] 2 R.C.S. 559, par. 89 90; Leahy c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CAF 227, [2014] 1 R.C.F. 766, par. 121 122). La cour de révision doit d’abord considérer la décision du Tribunal et se demander si elle est justifiée au vu des précédents. D’autres décisions du Tribunal peuvent valoir d’être considérées dans le cadre de l’examen du caractère raisonnable : Alberta (Information and Privacy Commissioner) c. Alberta Teachers’ Association, 2011 CSC 61, [2011] 3 R.C.S. 654 (« A.T.A. »), par. 56; voir aussi Syndicat canadien des communications, de l’énergie et du papier, section locale 30 c. Pâtes & Papier Irving, Ltée, 2013 CSC 34, [2013] 2 R.C.S. 458, par. 6 (la juge Abella) et par. 75 (les juges Rothstein et Moldaver, dissidents).

[37] Le Tribunal peut sembler justifier insuffisamment sa décision aux yeux d’une cour de révision. En effet, bon nombre des composantes de son analyse qui font l’objet du contrôle judiciaire auraient pu être étayées davantage par le renvoi aux principes fondamentaux qui régissent la relation fiduciaire entre la Couronne et les Autochtones. Toutefois, afin de s’acquitter du volet de son mandat qui consiste à rendre une décision dans les meilleurs délais, le Tribunal doit pouvoir s’attendre à ce que la cour de révision déduise ce qui est nécessaire à la compréhension de ses motifs en considérant la jurisprudence invoquée, les arguments des parties auxquels il répond et les documents dont il est saisi (Newfoundland Nurses, par. 17 18). L’omission de la cour de révision d’agir ainsi risque d’aller à l’encontre de la raison d’être de la délégation du règlement des réclamations de longue date à une formation de juges de juridictions supérieures hautement spécialisée, chargée précisément de statuer sur ces réclamations avec efficacité.

[38] En définitive, bien qu’une question de droit précise puisse être soulevée, la question ayant trait à l’existence d’une obligation fiduciaire et au manquement à celle ci — cette obligation commandant la détermination de ce qui est exigé du fiduciaire dans les circonstances — constitue une question mixte de fait et de droit (Shafron c. KRG Insurance Brokers (Western) Inc., 2009 CSC 6, [2009] 1 R.C.S. 157, par. 13; Galambos c. Perez, 2009 CSC 48, [2009] 3 R.C.S. 247, par. 49; Hodgkinson c. Simms, [1994] 3 R.C.S. 377 p. 425 426). Le Tribunal continuera d’accroître son expertise dans l’application du droit des fiducies aux faits historiques particuliers allégués dans les revendications particulières et de se familiariser avec les dossiers de preuve volumineux et spécialisés propres à ces revendications, lesquels peuvent comprendre des récits oraux, des documents archivés, des études anthropologiques et historiques, ainsi que des rapports archéologiques (al. 13(1)b de la Loi). Au vu de ce qui précède, la cour de révision doit se garder de modifier à la légère une décision du Tribunal au motif que les faits tenus pour avérés ne sauraient raisonnablement appuyer ses conclusions sur l’existence et le contenu d’une obligation fiduciaire (Dunsmuir, par. 54).
B. La violation d’une obligation légale de la Couronne découlant d’une loi coloniale avant l’adhésion de la Colombie Britannique à la Confédération (alinéa 14(1)b))

[39] Pour deux raisons bien distinctes, le Tribunal conclut que l’omission de M. Nind de prendre des mesures pour soustraire les terres du village à la préemption équivaut à la « violation d’une obligation légale de Sa Majesté découlant de [. . .] tout autre texte législatif — relatif aux Indiens ou aux terres réservées pour les Indiens » (al. 14(1)b)). Il est d’avis que cette inaction constitue à la fois une violation des dispositions de la Proclamation no 15 et une violation d’une obligation fiduciaire découlant de celle ci.

[40] Ces conclusions du Tribunal s’appuient en partie sur son interprétation non contestée de l’al. 14(1)b). Selon lui, l’énoncé « texte législatif — relatif aux Indiens ou aux terres réservées pour les Indiens » vise notamment la Proclamation no 15, et une « obligation légale [. . .] découlant [d’un] [. . .] texte législatif » peut s’entendre d’une obligation fiduciaire qui naît lorsque le législateur confère un pouvoir discrétionnaire à l’égard d’un intérêt reconnu dans des terres. Les conclusions du Tribunal ont également pour assise son interprétation — contestée, elle — du terme « Sa Majesté » dont le par. 14(2) élargit le sens.

[41] La décision du Tribunal selon laquelle la revendication de la bande est fondée eu égard à la violation d’une obligation fiduciaire par la Couronne impériale a pour assise deux conclusions connexes. Premièrement, le Tribunal conclut que la Couronne impériale est visée par la définition élargie du terme « Sa Majesté » pour les besoins de cette obligation. Sa conclusion repose sur son interprétation du par. 14(2), ce sur quoi je reviendrai après l’examen de son application du droit des fiducies à la situation à Williams Lake avant et après l’adhésion de la Colombie Britannique à la Confédération. Deuxièmement, le Tribunal estime que la Couronne impériale avait une obligation fiduciaire et qu’elle a manqué à cette obligation. D’où son examen des conditions juridiques de l’existence d’une obligation fiduciaire et le prononcé d’une décision quant au respect de ces conditions en l’espèce.

[42] À mon sens, le Tribunal statue de manière raisonnable sur ces points, si bien que je suis d’avis de rétablir sa décision qui tient pour fondée la revendication formulée au titre de l’al. 14(1)b) et dans laquelle la bande allègue le manquement à une obligation fiduciaire découlant de la Proclamation no 15. Il n’est donc pas nécessaire que je me penche sur l’analyse du Tribunal relative à la violation de la Proclamation no 15 comme telle. Pour expliquer ma position, je m’en remets d’abord au cadre d’analyse qui permet de déterminer et de définir les obligations fiduciaires de la Couronne. Pour l’essentiel, le Tribunal fait état des points de droit pertinents dans son analyse relative à l’al. 14(1)b), mais ces points s’appliquent aux deux dispositions en fonction desquelles il tient pour fondée la revendication de la bande.
(1) Le cadre d’analyse permettant de décider si la Couronne avait une obligation fiduciaire et, le cas échéant, si elle a manqué à celle ci

[43] La relation entre la Couronne et les peuples autochtones revêt un caractère fiduciaire, ce qui était déjà le cas avant la Confédération. Pour le Tribunal, la relation fiduciaire issue de l’affirmation de la souveraineté de la Couronne en Colombie Britannique, et non quelque texte législatif, est à l’origine des obligations fiduciaires considérées en l’espèce (motifs du Tribunal, 2014 TRPC 3 (« M.T. »), par. 173, 176 et 183 186 (CanLII); voir également Wewaykum, par. 78 79, citant R. c. Sparrow, [1990] 1 R.C.S. 1075, p. 1108). Depuis les arrêts Nation haïda c. Colombie Britannique (Ministre des Forêts), 2004 CSC 73, [2004] 3 R.C.S. 511, et Manitoba Metis Federation Inc. c. Canada (Procureur général), 2013 CSC 14, [2013] 1 R.C.S. 623, la relation dont sont issues ces obligations — tant avant qu’après l’adhésion de la Colombie Britannique à la Confédération (voir M.T., par. 268 269) — se conjugue à l’honneur de la Couronne (M.T., par. 178 180).

[44] La relation entre la Couronne et les peuples autochtones peut donner naissance à une obligation fiduciaire de deux façons. D’abord, cette obligation peut découler du pouvoir discrétionnaire de la Couronne à l’égard d’un intérêt autochtone particulier ou identifiable (Manitoba Metis Federation, par. 49 et 51; Wewaykum, par. 79 83; Nation haïda, par. 18; M.T., par. 180 181). S’agissant d’une obligation propre à la relation entre la Couronne et les peuples autochtones, elle est qualifiée d’obligation fiduciaire « sui generis » (Wewaykum, par. 78; Guerin, p. 385; Sparrow, p. 1108). Ensuite, une obligation fiduciaire peut également naître lorsque sont réunies les conditions générales nécessaires à l’établissement d’une relation fiduciaire ad hoc de droit privé, c’est à dire lorsque la Couronne s’est engagée à exercer son pouvoir discrétionnaire à l’égard d’un intérêt juridique ou d’un intérêt pratique important dans l’intérêt du bénéficiaire (Manitoba Metis Federation, par. 50; Alberta c. Elder Advocates of Alberta Society, 2011 CSC 24, [2011] 2 R.C.S. 261, par. 36; M.T., par. 182 et 217).

[45] J’estime que l’analyse de l’obligation fiduciaire sui generis de la Couronne à laquelle se livre le Tribunal constitue un fondement suffisant pour rétablir sa décision de tenir pour fondée la revendication particulière de la bande. Je n’ai donc pas à me prononcer sur l’application de l’obligation fiduciaire ad hoc aux actes des fonctionnaires suivant les al. 14(1)b) ou c).

[46] L’obligation fiduciaire exige de la Couronne qu’elle exerce son pouvoir discrétionnaire conformément à la norme de conduite à laquelle un fiduciaire est tenu en equity (Guerin, p. 384; Wewaykum, par. 80), ce que consacrent par exemple les obligations fiduciaires de loyauté, de bonne foi et de communication complète de l’information. La norme de prudence à laquelle est astreint le fiduciaire dans la défense de l’intérêt du bénéficiaire est celle « qu’un bon père de famille apporte à l’administration de ses propres affaires » (Bande indienne de la rivière Blueberry c. Canada (Ministère des Affaires indiennes et du Nord canadien), [1995] 4 R.C.S. 344, par. 104 (la juge McLachlin, plus tard Juge en chef), citant Fales c. Canada Permanent Trust Co., [1977] R.C.S. 302, p. 315; Wewaykum, par. 94).

[47] Comme l’explique le juge Binnie dans l’arrêt Wewaykum (par. 79), « [l]orsqu’elle existe, l’obligation [. . .] fiduciaire vise à faciliter le contrôle de l’exercice par la Couronne de l’autorité et des pouvoirs discrétionnaires considérables qu’elle a graduellement assumés à l’égard de divers aspects de la vie des peuples autochtones ». Il n’y a cependant d’obligation fiduciaire qu’en lien avec l’intérêt particulier en jeu :
Les appelantes semblent parfois invoquer cette [« obligation fiduciaire »] comme si elle imposait à la Couronne une responsabilité totale à l’égard de tous les aspects des rapports entre la Couronne et les bandes indiennes. C’est aller trop loin. L’obligation [. . .] fiduciaire incombant à la Couronne n’a pas un caractère général, mais existe plutôt à l’égard de droits particuliers des Indiens. En l’espèce, ce sont des terres qui sont en jeu, et les terres jouent généralement un rôle central dans les économies et cultures autochtones. Des terres étaient également en jeu dans les affaires Ross River (« les terres occupées par la Bande ») et Bande indienne de la rivière Blueberry et Guerin (aliénation de réserves existantes).
(Wewaykum, par. 81; voir aussi par. 80 85; Manitoba Metis Federation, par. 48 51; M.T., par. 176 177 et 181.)
La conduite du fiduciaire soumise à l’examen est l’exercice de son pouvoir discrétionnaire à l’égard de l’intérêt autochtone particulier ou identifiable pour lequel il existe une obligation fiduciaire (Conseil de la bande dénée de Ross River c. Canada, 2002 CSC 54, [2002] 2 R.C.S. 816, par. 68 et 77; Wewaykum, par. 90 et 93; Guerin, p. 382).

[48] La Couronne s’acquitte de son obligation fiduciaire en respectant la norme de conduite prescrite, non en assurant l’obtention d’un résultat précis (voir Guerin, p. 385 et 388 389; Bande et nation indiennes d’Ermineskin c. Canada, 2009 CSC 9, [2009] 1 R.C.S. 222, par. 57). L’ampleur de la perte éventuelle découlant du manquement à l’obligation fiduciaire soulève des questions de causalité. L’equity permet de trancher ces questions sous l’angle de la réparation ou de l’indemnisation une fois établies l’existence et la violation de l’obligation fiduciaire (Guerin, p. 357 (juge Wilson) et p. 390 391 (juge Dickson); Canson Enterprises Ltd. c. Boughton & Co., [1991] 3 R.C.S. 534; Hodgkinson, p. 440 441; Whitefish Lake Band of Indians c. Canada (Attorney General), 2007 ONCA 744, 87 O.R. (3d) 321, par. 48 et 58). De manière concomitante, la Loi prévoit que le Tribunal statue sur la causalité et la répartition de la faute à l’étape de la détermination de l’indemnité. Elle dispose que Sa Majesté du chef du Canada ne peut se voir ordonner de verser une indemnité que dans la mesure où la perte subie résulte de la violation en cause attribuable à Sa Majesté, et non des actes et des omissions de tiers (al. 20(1)i) de la Loi; Kitselas (C.A.F.), par. 63 67).

[49] Il peut y avoir manquement à une obligation fiduciaire sans que le bénéficiaire ne prouve que le manquement a entraîné une perte indemnisable, ni même qu’il a subi une quelconque perte (Keech c. Sandford (1726), Sel. Cas. T. King 61, 25 E.R. 223; Lac La Longe Band (T.R.P.), par. 197). Aussi, le fait que la Couronne a subséquemment établi une réserve pour la bande dans la région de Williams Lake ne saurait — malgré ce que prétend le Canada et ce que reconnaît la Cour d’appel fédérale (au par. 109) — effacer le manquement antérieur à l’obligation fiduciaire même s’il peut avoir pour effet de réduire la perte qui pourrait avoir découlé de ce manquement. Là encore, la Loi reconnaît la distinction entre conclure au manquement à une obligation fiduciaire et ordonner l’indemnisation du préjudice en ayant découlé. Elle enjoint en effet au Tribunal de déduire de l’indemnité accordée la valeur de tout avantage obtenu par le revendicateur en lien avec l’objet de la revendication particulière (par. 20(3)).

[50] C’est donc à l’étape de la détermination de l’indemnité que le Tribunal se penche sur les principes applicables à l’indemnisation en equity des pertes ayant découlé du manquement à l’obligation fiduciaire (voir p. ex. Première Nation de Popkum c. Canada (Affaires indiennes et Nord canadien), 2016 TRPC 12; Premières nations Huu Ay Aht c. Canada (Affaires indiennes et Nord canadien), 2016 TRPC 14). Le Tribunal précise en l’espèce son intention de tenir compte de l’octroi du domaine de Bates dans le cadre de cette analyse (M.T., par. 343).

[51] À l’étape relative au bien fondé de la revendication, ce qu’il faut se demander — et ce que se demande d’ailleurs le Tribunal — c’est si « la Couronne [a agi] dans le meilleur intérêt du groupe autochtone lorsqu’elle [a] exercé des pouvoirs discrétionnaires à l’égard des intérêts autochtones [particuliers] en jeu » (Nation haïda, par. 18 (je souligne)). La nécessité d’axer l’analyse sur l’intérêt particulier qui se révèle vulnérable face à l’exercice du pouvoir discrétionnaire du fiduciaire découle du principe général du droit des fiducies selon lequel « les obligations liant des parties ayant des rapports fiduciaires n’ont pas toutes un caractère fiduciaire » (Wewaykum, par. 83; M.T., par. 177).

[52] L’intérêt autochtone particulier ou identifiable en jeu doit être circonscrit avec soin. L’obligation fiduciaire existe en fonction de cet intérêt et son contenu dépend de « la nature et [de] l’importance des intérêts à protéger » (Manitoba Metis Federation, par. 49; Wewaykum, par. 86). Lorsqu’il n’existe pas d’intérêt autochtone suffisamment indépendant des pouvoirs exécutif et législatif de l’État pour entraîner une « responsabilité “de la nature d’une obligation de droit privé” », aucune obligation fiduciaire ne naît, à l’exception d’une obligation de droit public (voir Wewaykum, par. 74 et 85; Guerin, p. 385; voir aussi D. W. Elliott, « Much Ado About Dittos : Wewaykum and the Fiduciary Obligation of the Crown » (2003), 29 Queen’s L.J. 1).

[53] Un intérêt dans une terre de réserve (Guérin) et un droit garanti par l’art. 35 de la Loi constitutionnelle de 1982 (Sparrow) satisfont à l’exigence d’un « intérêt juridique indépendant » (Guerin, p. 385). Dans l’arrêt Manitoba Metis Federation invoqué par le Tribunal, la Cour conclut que la concession aux enfants prévue à l’art. 31 de la Loi de 1870 sur le Manitoba, L.C. 1870, c. 3 n’établit pas un intérêt autochtone particulier ou identifiable susceptible de faire naître une obligation fiduciaire sui generis, car il ne s’agit pas d’un intérêt détenu par les Métis en tant que collectivité :
[Les demandeurs n’ont pas établi] que les Métis détenaient, en tant que groupe, un titre ancestral ou tout autre intérêt autochtone sur des terres en particulier. L’existence d’un intérêt autochtone donnant naissance à une obligation fiduciaire ne saurait être établie par un traité ou, par extension, par une loi. Un droit ancestral repose plutôt sur l’usage et l’occupation historiques. Comme l’a dit le juge Dickson dans Guerin :
La jurisprudence en matière de « fiducies politiques » porte essentiellement sur la distribution de deniers publics ou d’autres biens détenus par le gouvernement. Dans chaque cas, la partie qui revendiquait le statut de bénéficiaire d’une fiducie s’appuyait entièrement sur une loi, une ordonnance ou un traité pour réclamer un droit sur les deniers en question. La situation des Indiens est tout à fait différente. Le droit qu’ils ont sur leurs terres est un droit, en common law, qui existait déjà et qui n’a été créé ni par la Proclamation royale, ni par le par. 18(1) de la Loi sur les Indiens, ni par aucune autre disposition législative ou ordonnance du pouvoir exécutif. [Nous soulignons; p. 379.]
(Manitoba Metis Federation, par. 58 (je souligne); voir aussi Elder Advocates, par. 51 52.)

[54] Lorsque l’intérêt allégué a pour objet des terres visées par le processus de création de réserves, il n’est pas nécessaire que le processus soit parvenu à terme pour que l’intérêt soit « identifiable » (Ross River, par. 68 et 77; Wewaykum, par. 88 90; M.T., par. 189). Le Tribunal explique par ailleurs que point n’est besoin que l’intérêt foncier allégué sur le fondement de l’usage et l’occupation soit un titre aborigène (M.T., par. 239; voir également Wewaykum, par. 77, 91 et 95; Guerin, p. 379; Manitoba Metis Federation, par. 53).

[55] Les circonstances dans lesquelles naît l’obligation fiduciaire déterminent son contenu (Wewaykum, par. 92; Ermineskin, par. 72, citant McInerney c. MacDonald, [1992] 2 R.C.S. 138, p. 149). L’obligation fiduciaire sui generis de la Couronne est modulée en fonction de ses obligations envers l’ensemble des citoyens (Wewaykum, par. 96; Nation haïda, par. 18). Avant l’acquisition d’un « intérêt en common law » sur des terres visées par le processus de création de réserves, l’obligation fiduciaire sui generis de la Couronne consiste à « faire montre de loyauté et de bonne foi, [à] communiquer l’information de façon complète, eu égard aux circonstances, et [à] agir avec la diligence “ordinaire” requise dans ce qu’elle consid[ère] raisonnablement être l’intérêt des bénéficiaires de cette obligation » (Wewaykum, par. 97; M.T., par. 224 et 319). Or, l’obligation fiduciaire de la Couronne est alors atténuée par son obligation de « prendre en considération les intérêts de toutes les parties concernées » et d’agir équitablement vis à vis des bénéficiaires concurrents (Wewaykum, par. 96 97; M.T., par. 233). L’exécution de cette obligation de faire preuve d’équité commande la prise en compte de la nature et de l’importance de l’intérêt du bénéficiaire et des intérêts concurrents. Même si la Couronne ne peut en faire abstraction, l’existence de demandes conflictuelles ne saurait la soustraire au respect de son obligation fiduciaire dans ses efforts de juste conciliation de ces demandes conflictuelles (Wewaykum, par. 96 97 et 103 104; Bande indienne d’Osoyoos c. Oliver (Ville), 2001 CSC 85, [2001] 3 R.C.S. 746, par. 53; M.T., par. 339).

[56] C’est en recourant à ce cadre d’analyse pour appliquer à la fois l’al. 14(1)b) et l’al. 14(1)c) (par. 268 269 et 315) que le Tribunal conclut qu’avant et après la Confédération, la Couronne avait envers la bande, relativement à l’intérêt de cette dernière dans les terres du village, une obligation fiduciaire sui generis apparentée à celle que reconnaît la Cour dans Wewaykum.
(2) L’obligation fiduciaire de la Couronne avant l’adhésion de la Colombie Britannique à la Confédération et la violation de cette obligation suivant l’alinéa 14(1)b)

[57] Le Tribunal estime que le devoir de prudence minimale dont la Cour fait état dans l’arrêt Wewaykum obligeait à tout le moins M. Nind à se renseigner sur l’étendue de l’établissement de la bande afin que celui ci puisse être protégé, conformément aux instructions précises reçues en ce sens. Son omission de prendre ne serait ce que ces mesures minimales a emporté la violation par la Couronne de son obligation fiduciaire sui generis envers la bande à l’égard des terres du village (M.T., par 234 235).

[58] Nul ne conteste que, dans la mesure où la Couronne avait envers la bande une obligation fiduciaire sui generis relativement aux terres du village, elle a manqué à cette obligation. La question qui se pose est de savoir si, avant l’adhésion de la Colombie Britannique à la Confédération, une telle obligation a pris naissance. Le Canada soutient que le Tribunal se méprend sur les principes juridiques applicables. Il attaque ses conclusions à partir des deux conditions de l’existence d’une obligation fiduciaire sui generis : l’existence d’un intérêt autochtone particulier ou identifiable et l’exercice par la Couronne à l’égard de cet intérêt d’un pouvoir discrétionnaire suffisant pour faire naître une obligation fiduciaire.

[59] S’agissant du pouvoir discrétionnaire, le Canada fait valoir que le Tribunal conclut déraisonnablement à l’existence d’une obligation fiduciaire sui generis pour deux raisons. D’abord, l’étendue du pouvoir exercé par la Couronne n’équivalait pas à l’entente exclusive apparentée à une fiducie qui était en cause dans Guerin. Ensuite, la bande n’a pas été dépouillée du pouvoir de protéger son propre intérêt en recourant au mécanisme de règlement des différends prévu dans la Proclamation no 15.

[60] Je ne suis pas d’accord. Premièrement, il était loisible au Tribunal d’examiner non pas la nature particulière ou l’étendue du pouvoir discrétionnaire dont l’exercice par la Couronne avait une incidence sur l’intérêt du bénéficiaire, mais bien la vulnérabilité de cet intérêt face « aux risques de faute et d’ineptie de la part [du fiduciaire] » (Wewaykum, par. 80, cité dans M.T., par. 176; voir également Galambos, par. 68 70 et 83 84; Hodgkinson, p. 406; Frame c. Smith, [1987] 2 R.C.S. 99, p. 137, la juge Wilson (dissidente)). Deuxièmement, le point de vue du Tribunal se concilie avec les remarques du juge La Forest dans Hodgkinson selon lesquelles le caractère suffisant de la vulnérabilité pour faire naître une obligation fiduciaire ne tient pas à la présence ou à l’absence « d’une capacité hypothétique de se protéger contre les préjudices » (p. 412 413).

[61] Comme je l’explique ci après, j’estime aussi en tout respect que la décision du Tribunal selon laquelle la bande avait un intérêt autochtone particulier ou identifiable dans les terres du village — intérêt à l’égard duquel la Couronne impériale a exercé un pouvoir discrétionnaire suffisant pour faire naître une obligation fiduciaire — est raisonnable.

[62] Le Tribunal estime que, par application de la Proclamation no 15, la Couronne a exercé un pouvoir discrétionnaire à l’égard de l’intérêt de la bande dans les terres du village et qu’il s’agit d’un intérêt autochtone particulier ou identifiable. La conclusion du Tribunal selon laquelle la Couronne avait donc une obligation fiduciaire sui generis envers la bande à l’égard de son intérêt dans les terres du village tient à sa réponse à la question suivante : un intérêt dans des terres qui auraient constitué un « établissement indien » dans la colonie de la Colombie Britannique pouvait il être un « intérêt autochtone particulier ou identifiable » de telle sorte que l’exercice du pouvoir discrétionnaire de la Couronne à l’égard de cet intérêt soit soumis au respect de son obligation fiduciaire sui generis?

[63] Les lois et les politiques coloniales protégeaient les « établissements indiens » contre la préemption pour l’usage et au profit des Indiens (M.T., par. 189 190). La désignation à titre d’« établissement indien » se fondait sur l’usage et l’occupation habituels et historiques, lesquels étaient déterminés après consultation des Indiens au besoin (M.T., par. 50 51). Au vu de ces données et des faits dont il a été saisi, le Tribunal conclut raisonnablement que les terres du village constituaient un établissement indien pour l’application de la Proclamation no 15 et que la politique coloniale de mise en œuvre de celle ci aurait dû donner lieu à la prise de mesures de protection contre la préemption (par. 136).

[64] La revendication particulière de la bande a trait au processus de création de réserves, mais contrairement aux affaires Ross River et Wewaykum, aucune démarche officielle n’a jamais été entreprise pour faire des terres en question une réserve. En effet, le fondement même de la revendication particulière de la bande réside dans le fait que les terres du village auraient dû être protégées et que, à cause de l’omission de la Couronne de s’acquitter de ses obligations fiduciaires, elles ne l’ont pas été. Selon la thèse défendue par le Canada, l’obligation fiduciaire de la Couronne cessait à la ligne de démarcation entre les intérêts dans des terres qui avaient été provisoirement mises de côté le temps que soient prises les mesures nécessaires à la création d’une réserve et les intérêts dans des terres qui auraient dû être ainsi mises de côté. Cette thèse a pour corollaire que, dans ces affaires antérieures, c’est l’acte de l’exécutif consistant à mettre des terres de côté qui a établi un « intérêt autochtone particulier ou identifiable ».

[65] Le Tribunal ne souscrit pas à cette thèse. Jusqu’à ce jour, il a statué avec constance que la reconnaissance d’un intérêt autochtone dans des terres suivant les lois et les politiques sur la création de réserves constitue la caractéristique fondamentale d’un intérêt autochtone identifiable lorsqu’il s’agit de déterminer les obligations fiduciaires des fonctionnaires qui exercent leurs fonctions dans le cadre de ce processus (M.T., par. 174, 189 190, 232 233 et 237 239; Première Nation de Kitselas c. Canada (Affaires indiennes et Nord canadien), 2013 TRPC 1, par. 8, 135 et 143 (CanLII), conf. par Kitselas (C.A.F.); Nation de Lake Babine c. Canada (Affaires indiennes et Nord canadien), 2015 TRPC 5, par. 170 (CanLII); Première Nation d’Akisq’nuk c. Canada (Affaires indiennes et Nord canadien), 2016 TRPC 3, par. 224 239 (CanLII)). Selon le Tribunal, l’intérêt identifiable à l’égard duquel la Couronne peut avoir une obligation fiduciaire sui generis comprend donc l’intérêt autochtone reconnu dans des terres dont les lois et les politiques prévoient la protection (voir Wewaykum, par. 95), que les fonctionnaires aient ou non pris les mesures nécessaires pour assurer cette protection.

[66] Le Tribunal se penche sur l’étape initiale du processus de création de réserves, soit celle où les fonctionnaires ont déterminé quelles terres seraient réservées (voir Wewaykum, par. 22 24 et 97). Il s’agit d’une étape antérieure à celle des manquements allégués à l’obligation fiduciaire sur lesquels la Cour s’est penchée dans l’affaire Wewaykum. Néanmoins, le Tribunal conclut que l’obligation fiduciaire existait dès le début du processus de création de réserves, puis pendant tout l’exercice du pouvoir discrétionnaire, et que le contenu de cette obligation était le seul élément susceptible de varier pour tenir compte de l’intérêt en jeu (par. 267 et 314). Cette approche de la détermination de l’intérêt à l’égard duquel l’exercice du pouvoir discrétionnaire est soumis à un examen repose sur la nature de l’intérêt dans les terres que l’intervention gouvernementale visait à préserver pour l’usage et au profit des peuples autochtones étant donné l’afflux de nouveaux arrivants, non sur les actes et les registres administratifs des fonctionnaires. Pareille approche est raisonnable à condition que, à la première étape du processus de création de réserves, un intérêt autochtone ait été en jeu et ait revêtu un caractère suffisamment particulier ou identifiable pour que l’exercice d’un pouvoir discrétionnaire s’y rapportant « [ait fait] naître une obligation [. . .] fiduciaire » (Wewaykum, par. 83).

[67] Le Tribunal estime que les peuples autochtones de la colonie de la Colombie Britannique détenaient un tel intérêt dans des terres qui auraient constitué un « établissement indien » sur le fondement de l’usage et de l’occupation. Sa conclusion traduit une conception raisonnable des différents intérêts autochtones susceptibles de faire naître une obligation fiduciaire. Elle satisfait à l’exigence que l’intérêt en jeu soit « particulier ou identifiable », c’est à dire que le fiduciaire — en l’occurrence, la Couronne agissant par l’entremise de ses fonctionnaires coloniaux — ait été en mesure de déterminer les terres particulières dans lesquelles les peuples autochtones avaient un intérêt et à l’égard desquelles elle avait des obligations en qualité de fiduciaire lorsqu’elle prenait des mesures à l’égard de ces terres (Manitoba Metis Federation, par. 51).

[68] Cette conclusion du Tribunal satisfait également à l’exigence que l’intérêt en jeu ait une existence suffisamment indépendante des pouvoirs exécutif et législatif pour « entraîn[er] une [obligation] “de la nature d’une obligation de droit privé” » (Wewaykum, par. 85; voir par. 52 53 des présents motifs). L’intérêt de la bande dans les terres du village n’a pas été créé par la Proclamation no 15 et les décrets pris pour sa mise en œuvre. L’intérêt allégué a plutôt été reconnu par des textes de loi et des politiques en tant qu’intérêt indépendant dans des terres (un intérêt dans lequel le gouverneur Douglas voit un « droit équitable ») fondé sur l’usage et l’occupation collectifs (M.T., par. 22, 37 38, 50, 197 et 238).

[69] Dans la mesure où l’indépendance de cet intérêt n’est pas celle qu’invoque la Cour dans Guerin pour établir une distinction avec les affaires de « fiducie politique », l’arrêt Wewaykum étaye raisonnablement l’opinion du Tribunal selon laquelle la différence de nature de l’intérêt a une incidence sur le contenu de l’obligation, non sur son existence (M.T., par. 233 et 267; voir également Elliott, p. 30 31 et 36 37). Le Tribunal conclut donc raisonnablement que l’intérêt de la bande dans les terres du village pouvait faire naître une obligation fiduciaire.

[70] Or, ce seul élément est insuffisant pour établir le bien fondé de la revendication de la bande formulée en application de l’al. 14(1)b). Le Tribunal conclut par ailleurs que la Couronne impériale est visée par le sens élargi du terme « Sa Majesté » suivant le par. 14(2) de la Loi pour les besoins de cette obligation. On comprend mieux son interprétation de ce paragraphe lorsqu’on considère ses motifs dans leur ensemble et, plus particulièrement, l’application des principes du droit des fiducies aux terres du village avant et après l’adhésion de la Colombie Britannique à la Confédération. J’y reviendrai donc après avoir examiné le sort réservé par le Tribunal à l’obligation fiduciaire de Sa Majesté du chef du Canada pour la période postconfédérative.
C. Manquement à une obligation fiduciaire de la Couronne après l’adhésion de la Colombie Britannique à la Confédération (alinéa 14(1)c))

[71] La revendication de la bande visant la période postconfédérative s’inscrit dans le même long différend fédéral provincial sur la création de réserves indiennes que la Cour examine dans l’arrêt Wewaykum. Le Tribunal conclut donc que l’honneur de la Couronne a engendré une obligation fiduciaire sui generis dont devaient s’acquitter les personnes agissant pour le compte de la Couronne fédérale et qu’il y a eu manquement à cette obligation. Il fait remarquer que la province aurait également été liée par l’honneur de la Couronne (M.T., par. 337). Dans son analyse, il n’écarte pas la possibilité que le pouvoir discrétionnaire exercé par la Couronne provinciale ait pu aussi être soumis au respect d’une obligation fiduciaire.

[72] Le Tribunal parvient à sa conclusion que la Couronne avait une obligation fiduciaire et qu’elle l’a violée à l’issue d’une démarche en trois étapes. Premièrement, il détermine l’intérêt autochtone particulier ou identifiable qui était « vulnérable » face à l’exercice défavorable du pouvoir discrétionnaire de la Couronne fédérale, soit l’intérêt de la bande dans les terres du village. Deuxièmement, pour déterminer le contenu de l’obligation en cause, il se penche sur la nature de l’intérêt en jeu. Il s’agit d’un intérêt dans les terres sur lesquelles se trouvait l’établissement de la bande, des terres avec lesquelles elle avait « un lien tangible, pratique et culturel » (M.T., par. 342). La Couronne se devait de s’acquitter des obligations fiduciaires énoncées dans l’arrêt Wewaykum à l’égard de ces terres. Troisièmement, le Tribunal conclut que la Couronne a omis de s’acquitter de son obligation fiduciaire à l’égard des terres du village. Les fonctionnaires fédéraux qui connaissaient les circonstances du recours à la préemption à Williams Lake et la situation dans laquelle se trouvait la bande n’ont rien fait pour contester les préemptions. Arrivé en 1881 pour régler le problème, M. O’Reilly a refusé d’envisager l’annulation des préemptions, et ce, au détriment de la bande. Pour le Tribunal, cette attitude n’a pas satisfait à la norme dont l’obligation fiduciaire de la Couronne commandait le respect (par. 327 340).

[73] Le Tribunal ne conclut pas que la Couronne avait envers la bande une obligation fiduciaire « de caractère général ». L’intérêt qui formait l’assise de cette obligation était plus précis : il s’agissait d’un intérêt dans les terres du village. Dès lors, pour décider si la Couronne s’est acquittée de son obligation fiduciaire, le Tribunal devait se pencher sur ses actes (et ses omissions) à l’égard de ces terres, et non pas concernant d’autres terres ou l’intérêt de la bande en général. Il considère que l’attribution des terres du village à titre de réserve aurait été dans l’intérêt de la bande en qualité de bénéficiaire. En tirant cette conclusion, il ne dit pas que la bande avait droit à l’attribution des terres du village à titre de réserve, ni que la Couronne fédérale avait l’obligation d’atteindre ce résultat. Il affirme que la bande, en tant que bénéficiaire, était en droit de s’attendre à ce que la Couronne agisse dans son intérêt au moment d’exercer un pouvoir discrétionnaire qui touchait la protection de son intérêt dans les terres du village. Le Tribunal conclut que la Couronne a manqué à son obligation fiduciaire à cause de la manière dont ses fonctionnaires se sont conduits — leur omission de prendre les mesures possibles pour protéger l’intérêt du bénéficiaire — et ont favorisé à tort les auteurs de préemptions irrégulières. Il remet en question le processus par lequel la Couronne a résolu le conflit d’intérêts, et non le résultat obtenu.

[74] Comme je l’explique plus loin, il s’agit d’une conclusion raisonnable. Je vais décortiquer maintenant l’analyse du Tribunal pour bien montrer que tel est le cas.
(1) L’obligation fiduciaire de la Couronne après l’adhésion de la Colombie britannique à la Confédération

[75] Le Tribunal s’appuie sur l’arrêt Wewaykum pour affirmer que, après l’adhésion de la Colombie britannique à la Confédération, le pouvoir discrétionnaire de Sa Majesté du chef du Canada à l’égard des intérêts autochtones dans des terres de la province découlait de sa qualité d’intermédiaire exclusif auprès de la province relativement à ces intérêts, pour les besoins du processus de création de réserves (Wewaykum, par. 89 91, 93 et 97; Kitselas (C.A.F.), par. 67; M.T., par. 317 318).

[76] Le Tribunal reconnaît expressément que le Canada a vu l’exercice de son pouvoir discrétionnaire restreint par la nécessité d’obtenir la collaboration de la province et qu’il ne pouvait créer unilatéralement une réserve (par. 258, 263 et 326; voir aussi Kitselas (T.R.P.), par. 146; Akisq’nuk (T.R.P.), par. 240). Or, il lui était loisible de statuer qu’une obligation fiduciaire avait vu le jour malgré l’absence d’un pouvoir total ou exclusif dans la mesure où la situation de la Couronne fédérale en tant qu’intermédiaire exclusif lui avait conféré un pouvoir dont l’étendue laissait un intérêt autochtone identifiable dans des terres « vulnérable » face à l’exercice défavorable de ce pouvoir (voir par. 60 des présents motifs).

[77] Comme le fait observer le juge Cromwell dans Galambos (au par. 84), la nature du pouvoir discrétionnaire dont serait investi le fiduciaire et qui suffirait à faire naître une obligation fiduciaire peut parfois être controversée. Dans la mesure où le pouvoir exercé par des fonctionnaires agissant pour le compte de la Couronne fédérale aux premiers stades du processus de création de réserves en Colombie Britannique est sujet à pareil débat, le Tribunal tranche celui ci de manière conforme aux principes généraux du droit des fiducies. Essentiellement, le fiduciaire devait disposer de la latitude voulue pour exercer un certain pouvoir discrétionnaire touchant l’intérêt du bénéficiaire, soit le pouvoir discrétionnaire dont la portée est atténuée par le respect de l’obligation fiduciaire (Frame, p. 136). Il s’agit également du pouvoir discrétionnaire dont la bande doit prouver que l’exercice inadéquat a causé la perte indemnisable. La part de responsabilité du Canada dans la perte alléguée, par opposition à l’intransigeance des autorités provinciales, soulève des questions de causalité que le Tribunal n’a pas encore eu la possibilité d’examiner.

[78] Pour conclure à l’existence d’une obligation fiduciaire sui generis à l’égard des terres du village après l’adhésion de la Colombie Britannique à la Confédération, le Tribunal devait seulement décider en plus si la bande détenait un intérêt dans les terres du village susceptible de faire naître une telle obligation.

[79] Le Tribunal examine la politique de création de réserves que les fonctionnaires fédéraux ont mis en œuvre au titre de l’art. 13 des Conditions de l’adhésion. Il conclut que, comme le prévoyait la politique coloniale, les commissaires ont délimité et arpenté les réserves proposées en fonction de l’usage et de l’occupation, lesquels étaient établis par voie de consultation de la nation concernée (par. 237, 279 292, 300 et 308 309; voir aussi Wewaykum, par. 24 et 65).

[80] Dès lors, pour le Tribunal, l’obligation fiduciaire de la Couronne naît d’un intérêt foncier « qui peut être [. . .] reconnu » (Lake Babine (T.R.P.), par. 172, citant le Black’s Law Dictionary (10e éd. 2014), p. 316), sous l’entrée « cognizable » (en français, identifiable). Il estime que l’usage et l’occupation des terres du village par la bande établissaient une sorte d’intérêt autochtone dans des terres qui aurait été évident — et qui l’a été — pour les fonctionnaires chargés de l’application de la politique (par. 237). La bande avait donc un intérêt suffisant pour que l’exercice du pouvoir discrétionnaire par les fonctionnaires fédéraux soit assujetti au respect de l’obligation fiduciaire de la Couronne (M.T., par. 317; voir aussi Kitselas (T.R.P.), par. 153 155, conf. par Kitselas (C.A.F.), par. 49, 52 54 et 67; Akisq’nuk, par. 231 238; Lake Babine, par. 170).

[81] Selon le Tribunal, l’intérêt en jeu était « identifiable » parce que les fonctionnaires étaient en mesure de connaître l’existence de l’intérêt autochtone dans les terres et du pouvoir discrétionnaire qui leur permettait de toucher cet intérêt lorsqu’ils « s’acquittai[en]t de diverses fonctions qui [leur] incombaient aux termes de la Loi ou d’accords fédéraux provinciaux » (Wewaykum, par. 91). L’intérêt en jeu satisfaisait aussi raisonnablement à l’exigence d’un intérêt juridique indépendant. L’intérêt autochtone que détenait collectivement la bande dans les terres qu’elle utilisait et occupait habituellement et historiquement lorsqu’ont été prises les décisions relatives à la création de réserves, même s’il était reconnu dans la loi et dans la politique, n’était pas issu de l’exercice du pouvoir exécutif ou législatif.

[82] Le Tribunal précise ensuite la nature et l’importance de cet intérêt : il s’apparente à un intérêt de propriété, soit un intérêt dans les terres sur lesquelles se trouvait l’établissement de la bande (M.T., par. 321). Dans les affaires Ross River et Wewaykum, l’intérêt à l’égard duquel la Couronne avait une obligation fiduciaire pour la création de réserves était l’intérêt dans des terres (Ross River, par. 68 et 77; Wewaykum, par. 93 et 97). En l’espèce, le Tribunal était appelé à décider si l’intérêt dans les terres découlait de l’acte administratif d’attribuer provisoirement une réserve ou de l’usage et de l’occupation collectifs de ces terres. Vu l’accent mis sur les terres dans ces arrêts, de même que les principes dégagés dans Guerin et Manitoba Metis Federation, le Tribunal conclut raisonnablement que l’intérêt de la bande prend appui sur l’usage et l’occupation collectifs et que l’objet de l’obligation fiduciaire n’est pas un intérêt général dans l’obtention d’une réserve.

[83] En ce qui concerne l’importance de l’intérêt revendiqué, le Tribunal indique qu’il vise les terres dont la bande tirait sa subsistance, avec lesquelles elle avait un « lien tangible, pratique et culturel » et qui faisaient partie de son territoire traditionnel (par. 267, 317 et 342). Il compare cette situation à celle considérée dans l’affaire Wewaykum, où les bandes n’avaient pas d’intérêt préalable dans les terres en cause. En effet, leur arrivée étant relativement récente, leur intérêt n’était pas plus grand que celui des colons auxquels elles s’opposaient (Wewaykum, par. 95 96). Le Tribunal adapte donc le contenu de l’obligation fiduciaire du Canada à la fermeté de l’intérêt de la bande dans les terres du village. Sa démarche traduit une interprétation raisonnable du rapport entre l’intérêt en jeu et le contenu de l’obligation. Il lui était loisible de tenir compte des différences entre l’intérêt de la bande dans les terres du village et les autres intérêts préalablement reconnus par la Cour au moment de déterminer le contenu de l’obligation.

[84] Mon collègue le juge Brown et moi différons d’opinion sur la question de savoir s’il est raisonnable que le Tribunal considère que l’intérêt autochtone particulier en jeu (et relativement auquel la Couronne avait des obligations fiduciaires) est l’intérêt de la bande dans les terres du village (motifs du juge Brown, par. 175). Mon collègue fait valoir que les mots « ligne de conduite aussi libérale » doivent être interprétés avec souplesse de sorte que l’art. 13 contraigne seulement le Canada à se montrer libéral, ce qui s’ajoute à la nécessité de reconnaître à la Couronne une certaine latitude pour la conciliation d’intérêts concurrents dans le cadre du processus de création de réserves (Wewaykum, par. 96 97; voir aussi Jack c. La Reine, [1980] 1 R.C.S. 294).

[85] Je comprends que, pour le juge Brown, le Tribunal aurait dû définir l’objet de l’obligation fiduciaire de la Couronne de manière plus générale : elle avait l’obligation de créer une réserve selon des modalités et à un endroit qui se conciliaient avec une appréciation générale de l’intérêt de la bande. Le Tribunal aurait peut être pu concilier cette définition de l’intérêt sous jacent avec le principe voulant que l’intérêt en jeu ne doive pas être issu de l’exercice du pouvoir exécutif ou du pouvoir législatif. Or, l’objet du contrôle judiciaire n’est pas de savoir si le Tribunal est admis à déterminer et à définir l’intérêt en jeu de manière différente, mais bien si son approche est raisonnable.

[86] Le juge Brown indique que tel n’est pas le cas. La souplesse nécessaire fait obstacle tant à la détermination par le Tribunal d’un intérêt autochtone dans des terres en particulier qui constitue l’objet de l’obligation fiduciaire de la Couronne qu’à la détermination qui s’ensuit de ce qui est « dans l’intérêt » de la bande en tant que bénéficiaire, à savoir la protection de cet intérêt par l’attribution des terres à titre de réserve.

[87] Je m’inscris respectueusement en faux contre l’idée que le Tribunal contourne la jurisprudence de la Cour et la répartition des pouvoirs et des obligations issue des Conditions de l’adhésion lorsqu’il conclut que la bande avait un intérêt autochtone identifiable dans les terres du village et qu’il définit l’obligation fiduciaire du Canada en fonction de cet intérêt. Je conviens volontiers avec le juge Brown que le Canada ne devrait pas être tenu d’appliquer une politique qu’il ne s’est jamais engagé à mettre en oeuvre. Cependant, je souligne que ni l’obligation constitutionnelle du Canada de créer des réserves conformément à une politique donnée, ni l’obligation de la province de céder des terres à cette fin ne font l’objet du pourvoi. La question n’est pas de savoir si la bande avait le droit de se voir attribuer les terres du village à titre de réserve, que ce soit suivant les Conditions de l’adhésion ou en raison de l’obligation fiduciaire du Canada. La violation de l’obligation fiduciaire qui fait l’objet du pourvoi n’est pas l’omission du Canada d’arriver à ce résultat précis (motifs du juge Brown, par. 169).

[88] Ce sur quoi il nous faut statuer ce sont les obligations fiduciaires de la Couronne en common law, des obligations qui, selon le Tribunal, tirent leur origine de la relation de la Couronne avec la bande. Les fonctionnaires devaient faire en sorte que leurs actes, leurs décisions et l’exercice de leur jugement qui touchaient l’intérêt de la bande satisfassent aux « normes éthiques que doit respecter un fiduciaire dans le contexte des rapports entre la Couronne et les peuples autochtones » (Wewaykum, par. 80). En l’espèce, la violation consiste dans l’omission des fonctionnaires de respecter la norme de conduite applicable à l’exercice d’un pouvoir discrétionnaire touchant l’intérêt du bénéficiaire. Je conviens avec le juge Brown que l’appréciation de la conduite et des décisions du fiduciaire doit prendre en considération les obligations concurrentes de la Couronne. Toutefois, dans Wewaykum, la Cour dit que la souplesse s’impose pour déterminer le contenu de l’obligation fiduciaire de la Couronne, non pour déterminer l’intérêt du bénéficiaire en fonction duquel la Couronne doit s’acquitter de cette obligation (Nation haïda, par. 18).

[89] Soit la bande avait un intérêt « identifiable » dans les terres du village, à l’égard duquel la Couronne exerçait un pouvoir discrétionnaire, soit elle n’en avait pas. Si elle avait un tel intérêt, la Couronne était alors tenue de respecter la norme de conduite applicable au fiduciaire relativement à cet intérêt, et non un autre. Avant la création de réserves, la Couronne pouvait sans conteste tenir compte, dans l’accomplissement de ses actes, d’intérêts concurrents relatifs aux terres. Or, à supposer que le Tribunal considère raisonnablement que l’intérêt en jeu correspond à un intérêt dans des terres précises, la cour de révision ne peut intervenir au motif qu’il était dans l’intérêt de la bande de se voir attribuer une réserve ailleurs. Intervenir équivaudrait à faire fi de la nature et de l’importance de l’intérêt précis que le Tribunal a déterminé à la première étape de son analyse.
(2) Le contenu de l’obligation fiduciaire de la Couronne et la violation de cette obligation

[90] Pour déterminer le contenu de l’obligation fiduciaire de la Couronne et décider de sa violation ou de sa non violation, le Tribunal considère toutes les circonstances, ce qui comprend (1) ce qui est « dans l’intérêt » de la bande, non pas en général, mais à titre de bénéficiaire d’une obligation fiduciaire liée à un intérêt autochtone dans des terres précises (M.T., par. 320 321), (2) les intérêts conflictuels susceptibles d’être touchés défavorablement par la recherche de l’intérêt du bénéficiaire (les préemptions illégales) (M.T., par. 327, 331 et 338 339) et (3) la question de savoir si, en tant que fiduciaire, la Couronne a agi en tenant compte de l’intérêt du bénéficiaire après conciliation raisonnable de celui ci avec ses obligations envers la population en général (M.T., par. 339; Wewaykum, par. 96 97).

[91] À mon sens, les conclusions du Tribunal sur chacun de ces points offrent une assise raisonnable pour décider que l’inaction des fonctionnaires jusqu’en 1881 et le jugement exercé par M. O’Reilly lorsqu’il a ultérieurement attribué d’autres terres à la bande ont constitué des manquements à l’obligation fiduciaire de la Couronne. Comme je l’explique ci après, les prétentions formulées à l’effet contraire témoignent de l’absence de la déférence à laquelle a droit le Tribunal.

[92] D’abord, je relève l’affirmation du juge Brown selon laquelle le Tribunal exigerait déraisonnablement que le Canada ait « emprunt[é] toutes les avenues envisageables — qu’elles aient véritablement existé ou non — pour faire en sorte que les terres du village deviennent une réserve » (motifs du juge Brown, par. 173). L’étendue des efforts requis des fonctionnaires fédéraux pour faire annuler les préemptions dépend en grande partie de l’appréciation ou de l’interprétation des faits. En tout respect, soupeser à nouveau la preuve afin de combler les lacunes de l’analyse du Tribunal en lui attribuant un tel point de vue n’est pas conforme à la manifestation d’une « attention respectueuse ».

[93] Ensuite, plus fondamentalement, on reproche à l’appréciation que fait le Tribunal des actes de la Couronne de reposer sur une perception non étayée de ce qui était dans l’intérêt de la bande, une perception déraisonnablement dissociée de la perception de son intérêt par la bande elle même à l’époque, de la réticence des fonctionnaires provinciaux et du besoin urgent de terres arables pour la bande. N’eût été ce postulat lacunaire, fait on valoir, le Tribunal n’aurait eu d’autre choix que de tenir compte de l’attribution à la bande par M. O’Reilly du domaine de Bates en 1881, ainsi que d’autres mesures prises selon les vœux exprimés par la bande, pour décider si la Couronne s’était acquittée ou non de son obligation fiduciaire (motifs du juge Brown, par. 176 177). L’eût il fait, il aurait estimé que, dans ses interactions avec la bande au sujet des terres du village, le Canada avait satisfait à la norme de conduite à laquelle un fiduciaire est tenu selon toute mesure raisonnable.

[94] Ces critiques de la décision du Tribunal ont un même point de départ, à savoir que l’appréciation du Tribunal aurait dû s’attacher à l’intérêt de la bande en général. Que leur auteur ait raison ou non, le Tribunal voit les choses différemment. Pour lui, l’« objet » de l’obligation fiduciaire s’entend d’un type précis d’intérêt (un intérêt foncier issu de l’usage et de l’occupation) dans des terres précises (les terres du village).

[95] Le Tribunal estime que la bande est le bénéficiaire d’une obligation fiduciaire à l’égard d’un intérêt foncier. Rappelons que pour appliquer à ce cas de figure les obligations fiduciaires énoncées dans Wewaykum, le Tribunal devait déterminer ce qui était dans l’intérêt de la bande, non pas en général, mais en tant que bénéficiaire d’une obligation fiduciaire afférente à un intérêt particulier dans les terres du village. C’est exactement ce qu’il fait. C’est pourquoi l’affirmation que l’intérêt de la bande réside dans l’attribution de ces terres à titre de réserve n’est pas qu’une « [affirmation laconique] » (motifs de la C.A.F., par. 99; voir aussi motifs du juge Brown, par. 168), une qualification qui suppose que le Tribunal a procédé à une appréciation des faits sans disposer d’éléments de preuve à l’appui.

[96] Au contraire, l’affirmation du Tribunal selon laquelle l’intérêt de la bande résidait dans l’attribution des terres du village à titre de réserve constitue une étape de son analyse juridique et découle de sa conclusion voulant que l’intérêt en jeu corresponde précisément à l’attribution des terres du village, et non de manière générale à l’attribution d’une réserve. En d’autres termes, il s’ensuit que, pour le Tribunal, la bande détenait dans ces terres un intérêt vulnérable face à l’exercice d’un pouvoir discrétionnaire qui, s’il était inadéquat, pouvait conférer un titre en fief simple qui l’emporte sur l’intérêt juridique indépendant de la bande lui conférant un droit d’usage et d’occupation de ces terres.

[97] Le moyen dont disposaient les fonctionnaires fédéraux pour éviter un tel sort à l’intérêt du bénéficiaire dans les terres consistait, dans une optique permanente, à demander l’attribution des terres à titre de réserve (M.T., par. 322). Dans l’immédiat, ils pouvaient s’efforcer de faire respecter les dispositions provinciales sur la protection des établissements indiens (M.T., par. 326). Les fonctionnaires fédéraux savaient que les préemptions contrevenaient aux lois applicables. Ayant reçu de la province l’assurance d’un « règlement rapide », ils n’ont pas tenté de faire appliquer la loi pour protéger l’intérêt de la bande dans les terres. Dans la mesure où l’autre possibilité était la perte à jamais de cet intérêt par la bande, il est raisonnable que le Tribunal conclue que la prudence minimale exigeait des fonctionnaires fédéraux qu’ils prennent des mesures en ce sens (par. 328).

[98] Le bénéficiaire n’étant pas, à l’égard des terres en cause, pleinement titulaire d’un intérêt en common law, l’obligation fiduciaire sui generis décrite dans l’arrêt Wewaykum a une portée restreinte — ce que reconnaît le Tribunal (par. 264 267). La portée de cette obligation est atténuée pour tenir compte des obligations de la Couronne envers la population en général (Wewaykum, par. 96; voir aussi Nation haïda, par. 18). La question est dès lors de savoir si le Tribunal omet de donner effet à cette réalité lorsqu’il conclut à l’existence d’une violation au motif que M. O’Reilly a refusé d’envisager tout empiètement sur les « droits des hommes blancs ».

[99] Le Tribunal reconnaît que, lorsqu’il a choisi les terres à attribuer à titre de réserve, M. O’Reilly avait l’obligation de tenir compte des intérêts des colons. Cependant, les seuls intérêts concurrents dont M. O’Reilly devait tenir compte étaient les intérêts dans les terres qui étaient soumises au pouvoir discrétionnaire et à l’égard desquelles la Couronne avait une obligation fiduciaire, soit les terres du village. Ces intérêts étaient, d’une part, l’intérêt « tangible, pratique et culturel » de la bande dans les terres du village, un intérêt dont les lois coloniales et les lois provinciales reconnaissaient la protection, et, d’autre part, l’intérêt de M. Pinchbeck dans ses préemptions illégales.

[100] L’obligation fiduciaire de la Couronne consistait à concilier ces intérêts de manière équitable (Bande indienne d’Osoyoos, par. 53, Wewaykum, par. 96 97 et 103 104). Chaque cas où des colons et des peuples autochtones s’en remettent à la Couronne pour qu’elle « règle leur différend de façon juste » (Wewaykum, par. 96) est différent. Le Tribunal est bien placé pour se familiariser avec le contexte historique global, y compris les conditions auxquelles des terres préemptées ont été récupérées ailleurs dans la nouvelle province. Il est aussi plus au fait du détail de la situation personnelle des intéressés, y compris en l’espèce l’association entre MM. Nind et Pinchbeck et l’acquisition par ce dernier d’au moins une partie de son intérêt au mépris des lois coloniales qu’il était censé faire respecter en tant que policier. Le Tribunal est d’avis que, même s’il était tenu de prendre en compte les intérêts des colons, M. O’Reilly n’aurait pas dû accorder un poids aussi décisif à l’intérêt de M. Pinchbeck (par. 339). Ou bien la bande allait être dépouillée de l’intérêt foncier en cause, ou bien M. Pinchbeck allait l’être du sien. Je m’abstiendrais de revenir sur la conclusion du Tribunal selon laquelle la Couronne, en tant que fiduciaire, devait décider que ce serait M. Pinchbeck et a agi en conséquence.

[101] Le Tribunal ne conclut pas que la Couronne ne pouvait s’acquitter de son obligation fiduciaire que si les terres du village étaient mises de côté à titre de réserve, ni que l’obligation fiduciaire sui generis de la Couronne empêchait M. O’Reilly de tenir compte des intérêts des colons. Cette obligation commandait uniquement qu’il fasse preuve de bonne foi et de prudence minimale. Le Tribunal conclut raisonnablement que les fonctionnaires fédéraux n’ont fait preuve ni de l’une ni de l’autre, et que la revendication particulière de la bande est donc fondée au regard de l’al. 14(1)c) de la Loi.
D. Le sens élargi du terme « Sa Majesté » (paragraphe 14(2))

[102] Le sens élargi de « Sa Majesté » au par. 14(2) de la Loi autorise le Tribunal à conclure au bien fondé de revendications particulières alléguant certaines fautes commises pendant la période préconfédérative par le « souverain de la Grande Bretagne et de ses colonies ». Sous réserve de l’art. 20, le Tribunal peut alors ordonner au Canada d’indemniser la Première nation « des pertes [ayant résulté de ces fautes] » (par. 14(1)). Néanmoins, pour qu’une Première nation puisse établir l’existence de faits susceptibles de fonder une revendication particulière liée à la violation ou à l’inexécution d’une obligation issue d’un traité, d’une obligation légale ou d’une obligation fiduciaire antérieure à la Confédération (al. 14(1)a) à c)), le « souverain de la Grande Bretagne et de ses colonies » — ou la Couronne impériale, selon le terme employé par le Tribunal — à qui incombait cette obligation doit également être visé par la définition élargie du terme « Sa Majesté » figurant au par. 14(2).

[103] Pour l’application de la Loi, le par. 14(2) précise le sens du terme « Sa Majesté » en renvoyant à l’obligation légale dont la violation ou l’inexécution constitue le fondement de la revendication particulière d’une Première nation. L’existence d’une obligation légale de la Couronne impériale satisfait à la première condition — le volet « obligation légale » — du par. 14(2) lorsque l’obligation en question « a été imputée à Sa Majesté. . . », et à la seconde — le volet « responsabilité » — lorsque « toute responsabilité [découlant de la violation ou de l’inexécution de cette obligation] a été imputée à Sa Majesté ».

[104] Le Tribunal conclut que la Couronne impériale est visée par la définition élargie du terme « Sa Majesté » au par. 14(2), car l’obligation fiduciaire qu’elle aurait violée selon la bande constitue une obligation légale qui « a été “imputée à Sa Majesté [du chef du Canada]” » (par. 164). Dans son raisonnement, il assimile l’obligation fiduciaire de la Couronne impériale à l’égard de l’intérêt de la bande dans les terres du village à une obligation légale au sens du par. 14(2) (par. 174), ce qui lui permet de considérer que la « Couronne impériale » est visée par le terme « Sa Majesté » employé à l’al. 14(1)b).

[105] Pour appliquer ainsi le par. 14(2), le Tribunal devait trancher une question d’interprétation législative : quels manquements de la Couronne impériale à une obligation fiduciaire sont susceptibles de faire l’objet d’une revendication particulière? Son analyse prenant appui sur le volet obligation légale du par. 14(2), il devait décider dans quels cas, s’il en est, une obligation fiduciaire de la Couronne impériale peut être « imputée à Sa Majesté » pour l’application du par. 14(2).

[106] En bref, le Tribunal estime qu’il en est ainsi lorsque, comme en l’espèce, l’obligation fiduciaire en cause est une obligation légale qui « est devenue l’obligation du Canada lors de la Confédération et celle que le Canada, s’il avait été à la place de la colonie, aurait violée » (par. 164 et 174). Il précise que cette interprétation du volet obligation légale du par. 14(2) n’emporte pas application de l’al. 14(1)b) à toutes les obligations potentielles de la Couronne impériale (par. 162 163). Il écarte toutefois la prétention du Canada selon laquelle la raison d’être du par. 14(2) est seulement de faire en sorte que les revendications particulières visant la période préconfédérative ne puissent avoir pour objet que des pertes dont une cour de justice pourrait ordonner l’indemnisation par le Canada si ce n’étaient les obstacles que sont le retard et l’écoulement du temps (par. 240 243).

[107] Ces éléments du raisonnement du Tribunal justifient en partie la décision de tenir pour fondée la revendication de la bande au regard de l’al. 14(1)b). J’estime que, globalement, sa décision offre le cadre de référence voulu pour se prononcer quant « à la justification de la décision, à la transparence et à l’intelligibilité du processus décisionnel » (Dunsmuir, par. 47). Pour satisfaire à ces exigences, le Tribunal n’avait pas besoin de tirer une conclusion explicite sur chacun des éléments constitutifs du raisonnement, ni de donner toutes les précisions souhaitées par une cour de révision. Vu la nature du processus ainsi que les documents et les arguments dont le Tribunal était saisi, les motifs expliquent convenablement la décision de tenir pour fondée la revendication particulière de la bande visant des événements survenus dans la colonie avant l’adhésion à la Confédération. Même s’ils sont peu étoffés en ce qui concerne l’interprétation du par. 14(2), ces motifs offrent globalement à la cour de révision une justification de la décision qui lui permet de décider si le résultat fait partie des issues possibles (Newfoundland Nurses, par. 16 18, citant Société canadienne des postes c. Alliance de la Fonction publique du Canada, 2010 CAF 56, 2011 R.C.F. 221, par. 163 164 (dissidence du juge Evans), inf. par 2011 CSC 57, [2011] 3 R.C.S. 572).

[108] Le point de départ doit être l’interprétation du par. 14(2) par le Tribunal (voir Ryan, par. 49 51; Procureur général du Canada c. Delios, 2015 CAF 117, 472 N.R. 171, par. 28). Il faut se demander si les outils d’interprétation législative, y compris le texte, le contexte et l’objet de la disposition, peuvent raisonnablement étayer la conclusion du Tribunal (McLean c. Colombie Britannique (Securities Commission), 2013 CSC 67, [2013] 3 R.C.S. 895, par. 70; Agraira, par. 64; Canada (Commission canadienne des droits de la personne) c. Canada (Procureur général), 2011 CSC 53, [2011] 3 R.C.S. 471, par. 34). Il incombait au Canada de montrer que cette conclusion était déraisonnable. Il a plutôt montré que le Tribunal n’avait pas tiré les conclusions de droit que commandait, suivant son interprétation concurrente, le sens élargi du terme « Sa Majesté ». Or, même en présence d’une interprétation raisonnable concurrente, la cour de révision doit se garder d’intervenir lorsque, en mettant à contribution son expertise, le tribunal administratif a « lev[é] toute incertitude législative en retenant une interprétation que permet raisonnablement le libellé de la disposition en cause » (McLean, par. 40 41). J’entends par expertise la familiarisation relative du Tribunal avec le contexte spécialisé d’application de politiques en fonction duquel il interprète le par. 14(2), à savoir le régime bien établi des revendications particulières et la fonction dévolue au Tribunal et à la Loi dans le cadre de ce régime.

[109] Au chapitre de l’interprétation législative, le désaccord sur l’application de la définition élargie de « Sa Majesté » porte sur la question de savoir si, comme le Canada l’a prétendu devant le Tribunal et l’invoque comme point de départ devant la Cour, le volet obligation légale du par. 14(2) peut seulement être interprété comme exigeant que l’on se demande si le Canada s’est acquitté ou non d’une obligation de la colonie qui est devenue la sienne de par les Conditions de l’adhésion. Le désaccord relevant du droit administratif porte sur la manière dont on peut comprendre le raisonnement qui sous tend le rejet de l’interprétation préconisée par le Canada; il porte aussi sur la question connexe de savoir si le développement de ce raisonnement constitue un étoffement admissible des motifs du Tribunal ou une substitution inadmissible de l’opinion de la cour de révision à celle du Tribunal (Newfoundland Nurses, par. 12 et 15; A.T.A., par. 54; Delta Air Lines Inc. c. Lukács, 2018 CSC 2, par. 24).

[110] Gardant cela présent à l’esprit, le plus facile est de commencer par ce que le volet obligation légale du par. 14(2) n’exige clairement pas selon le Tribunal, à savoir déterminer l’existence d’une obligation constitutionnelle du Canada, suivant les Conditions de l’adhésion, d’établir une réserve sur les terres du village :
La revendicatrice invoque l’article premier des Conditions de l’adhésion de la Colombie Britannique, LRC (1985), App II, no 10 [Conditions de l’adhésion], pour établir l’existence d’une obligation constitutionnelle de mettre à part les terres à titre de réserves après que la colonie soit devenue une province du Canada. [. . .]
Dans ses observations écrites initiales, l’intimée fait valoir que le LTRP n’impose pas de nouvelles obligations légales au Canada : [TRADUCTION] « La Loi est de nature procédurale; elle prévoit la façon dont le tribunal peut instruire et trancher une revendication, mais, à part le fait qu’elle supprime les moyens de défense fondés sur la prescription et sur la doctrine des laches, elle n’élargit pas la portée de la responsabilité de la Couronne de façon à englober les revendications historiques » (observations écrites du Canada, 18 janv. 2013, par. 247). Cela répond au fait que la revendicatrice a invoqué l’article premier des Conditions de l’adhésion. Au paragraphe 253, l’intimée fait valoir que [TRADUCTION] « la question juridique de savoir si le Canada était responsable ou non après la Confédération est une question de droit constitutionnel, et non une question pouvant être déterminée par une déduction qui pourrait être tirée de l’article 14 ».
Si je comprends bien la position de l’intimée, la par. 14(2) de la LTRP n’a pas pour effet d’élargir la signification d’« obligation légale » à l’al. 14(1)b), de manière à s’appliquer aux obligations constitutionnelles du Canada lorsque la revendication est fondée sur la violation d’une obligation légale de la colonie. Que ce soit juste ou non, cela n’a aucune incidence sur la question de savoir si la revendicatrice, comme le dit l’intimée, [TRADUCTION] « peut déposer des revendications historiques, antérieures à la Confédération, en vertu de l’article 14 de la Loi, comme il était possible de le faire en vertu de la Politique sur les revendications particulières » (par. 258). [M.T., par. 240 242]

[111] Ces passages montrent que le Tribunal écarte le contexte juridique qui va de soi selon le juge Brown, à savoir l’idée que le par. 14(2) ne puisse s’appliquer en l’espèce qu’à la seule fin de faire respecter les obligations du Canada découlant des Conditions de l’adhésion (voir motifs du juge Brown, par. 182 185 et 190). La question de savoir si le par. 14(2) constitue ou non un mécanisme d’application a été débattue devant le Tribunal. Le Canada a fait valoir que la Politique sur les revendications particulières — de même que le par. 14(2) — exige du Tribunal qu’il conclue que la revendication particulière visant des événements antérieurs à l’adhésion de la Colombie Britannique à la Confédération révèle l’existence d’une obligation indépendante et inexécutée du Canada. Le Tribunal donne tort au Canada sur ce point. Selon lui, considéré dans son contexte global, le par. 14(2) ne constitue pas qu’un mécanisme d’application. En refusant d’interpréter ainsi le par. 14(2), il ne fait pas abstraction de l’intention du législateur. Il interprète la disposition au regard de la politique sur les revendications particulières. Cela explique sa perception différente de l’objectif poursuivi par le législateur par l’élargissement de la portée du terme « Sa Majesté » pour l’application du régime, une perception qui trouve appui dans l’évolution de la politique canadienne en matière de revendications particulières. J’y reviendrai.

[112] Le Tribunal prend acte de ce qui, selon lui, constitue une concession du Canada selon laquelle le par. 14(2), du moins dans certains cas, peut engager la responsabilité de Sa Majesté du chef du Canada pour des actes ou des omissions de la Couronne impériale dans les anciennes colonies (M.T., par. 140, 161 et 245). J’emploie le mot « peut » car il appartient au Tribunal de décider en application de l’art. 20 de la Loi si la violation considérée en l’espèce donnera lieu à une indemnisation par le Canada. La Cour n’est pas appelée à se prononcer sur la responsabilité, mais seulement sur l’existence de la violation d’une obligation légale de Sa Majesté au sens de l’al. 14(1)b). Le Tribunal reconnaît néanmoins que l’énoncé « a été imputée » limite la portée des « obligation[s] légale[s] » à l’égard desquelles il peut appliquer le par. 14(2) :
Sa Majesté (LTRP, art. 2 : « Sa Majesté » Sa Majesté du chef du Canada) est donc dans la même position juridique que le « souverain de la Grande Bretagne et de ses colonies », mais pas en ce que concerne toutes les obligations potentielles de la Couronne impériale pendant la période préconfédérative. [par. 163]

[113] Voici comment le Tribunal interprète la limitation de la responsabilité éventuelle du Canada sous le régime de l’al. 14(1)b), considéré de pair avec le par. 14(2) :
L’obligation légale qui a été « imputée à Sa Majesté, ou aurait été imputée à celle ci » est devenue l’obligation du Canada lors de la Confédération et celle que le Canada, s’il avait été à sa place, aurait violée. [Je souligne; M.T., par. 164.]
Ainsi, selon le Tribunal, les obligations fiduciaires postconfédératives du Canada définissent les limites du volet obligation légale voulues par le législateur au par. 14(2). Elles délimitent les cas dans lesquels le Tribunal estime pouvoir substituer le Canada à la colonie pour les besoins de l’al. 14(1)b).

[114] Qu’est ce qu’entend le Tribunal par une obligation légale que le Canada, s’il avait été à la place de la colonie, aurait violée? Voici comment il conçoit l’obligation légale qui se concilie avec cette interprétation :
L’affirmation d’un titre de la Couronne plaçait la colonie dans une relation fiduciaire avec les Autochtones. L’adoption d’un texte législatif portant sur des droits fonciers reconnus, — en l’espèce, un droit fondé sur l’occupation, reconnu et protégé par la loi — donne effet à la règle de droit applicable lorsque, comme en l’espèce, il existe une relation fiduciaire. Il s’agit d’une obligation légale au sens du par. 14(2) si les facteurs permettant de conclure à l’existence d’une obligation fiduciaire sont réunis. [par. 174]

[115] Le juge Brown et moi convenons que le Tribunal interprète le par. 14(2) de manière à « substituer Sa Majesté du chef du Canada à la Couronne impériale » (motifs du juge Brown, par. 186). Nous convenons en outre qu’il voit dans ce paragraphe une disposition autonome grâce à laquelle, sous réserve de l’art. 20, il peut tenir le Canada responsable de l’omission de la colonie de s’acquitter de certaines de ses obligations légales. Mon collègue conclut des motifs du Tribunal que ce dernier recourt au par. 14(2) pour imputer une « responsabilité générale » au Canada dans le cas de toute revendication particulière visant la période préconfédérative (par. 182, 187 189 et 194 195). Or, on ne doit pas nécessairement conclure de l’omission du Tribunal de circonscrire la portée du volet obligation légale du par. 14(2) en faisant référence aux obligations constitutionnelles du Canada issues des Conditions de l’adhésion qu’il ne la délimite aucunement. En tout respect, je n’incline pas à attribuer cette opinion au Tribunal.

[116] Ce désaccord sur la manière d’interpréter les motifs du Tribunal dans le contexte de sa décision est directement lié au désaccord sur la question de savoir si l’énoncé suivant va à l’encontre de la mise en garde de la Cour dans A.T.A.: étoffer les motifs du Tribunal ne permet pas à la cour de révision d’exercer le « pouvoir absolu de reformuler la décision en substituant à l’analyse qu’elle juge déraisonnable sa propre justification du résultat » (par. 54, citant Petro Canada c. Workers’ Compensation Board (B.C.), 2009 BCCA 396, 276 B.C.A.C. 135, par. 56). Le bien fondé de cette critique dépend de la qualification de l’enchaînement analytique reformulé ou remplacé, à savoir s’il y a contournement des paramètres établis par le législateur pour la définition élargie du terme « Sa Majesté ». À mon sens, le Tribunal a seulement une autre perception — une perception qui se défend — des paramètres voulus par le législateur. Ce qui me fait conclure en ce sens n’écarte pas les motifs du Tribunal, mais prend plutôt appui sur eux et les étoffe par le renvoi aux documents et aux arguments présentés au Tribunal et aux principes juridiques sous tendant la décision dans son ensemble.

[117] À la fin de ses motifs, le Tribunal revient sur le lien entre les obligations fiduciaires de la colonie et celles du Canada (par. 342). Il relève que tant le Canada que la colonie avaient reconnu l’intérêt autochtone particulier de la bande dans les terres du village. Pour faire naître des obligations fiduciaires, cet intérêt devait avoir une existence indépendante de la Proclamation no 15 et de l’art. 13 des Conditions de l’adhésion. Cet intérêt foncier particulier — et sa reconnaissance à ce titre dans la loi et dans la politique — s’accompagnait d’obligations fiduciaires. Le Tribunal conclut que le Canada jouait le rôle d’intermédiaire exclusif — un rôle qui, selon ce que fait observer le Tribunal dans un paragraphe précédent, lui a été confié par la Proclamation royale de 1763, puis a été reconduit dans la Loi sur les Indiens, S.R.C. 1952, c. 149, en cause dans Guerin (M.T., par. 172; Guerin, p. 383). Suivant le raisonnement du Tribunal, lorsqu’il jouait ce rôle, le Canada exerçait également la fonction de fiduciaire — pas nécessairement à l’exclusion de la province — relativement à des intérêts autochtones dans des terres de la Colombie Britannique soumises au processus de création de réserves. L’un de ces intérêts était l’intérêt de la bande dans les terres du village.

[118] Je tiens compte de ces considérations dans mon interprétation des propos du Tribunal lorsqu’il dit que le par. 14(2) vise l’obligation « que le Canada, s’il avait été à la place de la colonie, aurait violée » (par. 164). Le Tribunal est bien conscient que la source et l’étendue du pouvoir discrétionnaire de la Couronne diffèrent avant et après l’adhésion de la Colombie Britannique à la Confédération. Il estime néanmoins que l’obligation issue de la relation fiduciaire qu’a fait naître l’exercice par la colonie d’un pouvoir discrétionnaire à l’égard des terres du village est visée au par. 14(2). Se demander si le Canada aurait manqué à une obligation fiduciaire dont il aurait été débiteur après l’adhésion de la Colombie Britannique à la Confédération s’il avait été à la place de la colonie permet au Tribunal de décider dans le cadre de l’instance relative au bien fondé de la réclamation si cette obligation est devenue la responsabilité du Canada pour les besoins de l’établissement des paramètres du terme « Sa Majesté » selon la Loi.

[119] Autrement dit, à la seule fin d’élargir la portée du terme « Sa Majesté » dans le cas d’une revendication particulière alléguant la violation d’une obligation fiduciaire suivant l’al. 14(1)b), le Tribunal invoque le par. 14(2) pour placer Sa Majesté du chef du Canada « dans la même position juridique que le “souverain de la Grande Bretagne et de ses colonies” » (par. 163) relativement à l’obligation fiduciaire dont elle est débitrice vis à vis de l’intérêt de la bande dans les terres du village. Suivant cette approche, l’obligation fiduciaire qui « a été imputée » à Sa Majesté du chef du Canada suivant le par. 14(2) correspond à l’obligation fiduciaire postconfédérative du Canada. C’est le cas lorsque, comme en l’espèce, les obligations fiduciaires préconfédératives et postconfédératives faisaient en sorte que la Couronne devait agir dans l’intérêt du même bénéficiaire dans l’exercice d’un pouvoir discrétionnaire touchant le même intérêt autochtone, et ce, dans le cadre de la même relation fiduciaire.

[120] Pour le Tribunal, une obligation légale qui « a été imputée à Sa Majesté [du chef du Canada] » ne s’entend pas d’une obligation légale que la colonie de la Colombie Britannique a transmise au Canada dans les Conditions de l’adhésion, mais bien d’une « obligation légale [. . .] que le Canada, s’il avait été à la place de la colonie, aurait violée » (par. 164). Son interprétation plutôt passive des mots « a été imputée » suppose que l’on se penche sur l’origine des obligations fiduciaires du Canada pour déterminer les obligations fiduciaires coloniales pour lesquelles l’une ou l’autre Couronne est simplement « Sa Majesté » pour les besoins de l’al. 14(1)b) de la Loi, peu importe qu’un fonctionnaire colonial ou fédéral ait été tenu de s’acquitter des obligations fiduciaires des pouvoirs publics à un moment ou à un autre.

[121] Selon mon collègue le juge Brown, le Tribunal ne peut retenir une telle interprétation. À son avis, le par. 14(2) prévoit une première condition claire et non équivoque, à savoir la preuve d’une obligation inexécutée du Canada suivant les Conditions de l’adhésion. Dans cette optique, le par. 14(2) empêche que, pour les besoins du volet obligation légale de cette disposition, l’obligation fiduciaire initiale de la Couronne impériale ne devienne celle du Canada (motifs du juge Brown, par. 191 192).

[122] Toutefois, la prise en compte du contexte et de l’objet d’une disposition peut offrir d’autres interprétations raisonnables possibles (McLean, par. 43 44). Il appert des motifs du Tribunal que tel est le cas en l’espèce. Rappelons que le Tribunal interprète la disposition en fonction du régime des revendications particulières dans le cadre duquel il s’acquitte de son mandat. Les deux parties l’y ont exhorté, et il disposait de la documentation sur la politique des revendications particulières mentionnée ci après. Il refuse de voir dans le par. 14(2) un mécanisme d’application. Il dit écarter une telle interprétation de la disposition parce qu’elle exclurait la revendication particulière de la bande et que, selon lui, la politique canadienne en la matière rend cette revendication admissible.

[123] Avant 1991, cette politique reconnaissait l’existence d’obligations légales inexécutées du gouvernement fédéral. Or, elle tenait pour inadmissibles les revendications particulières visant des événements antérieurs à 1867, « à moins que le gouvernement fédéral n’ait expressément engagé sa responsabilité à l’égard de ces événements » (Affaires indiennes et du Nord, Dossier en souffrance : Une politique des revendications des Autochtones) (1982), p. 20 et p. 30). L’inadmissibilité des revendications visant des faits antérieurs à la Confédération a été levée dans le cadre de mesures de réforme adoptées dans la foulée du rejet de la revendication particulière des Mohawks de Kanesatake et des affrontements violents qui ont suivi à Oka (Québec) à l’été 1990 (C.R.P.A, p. 610; voir aussi Bibliothèque du Parlement, Projet de loi C 30, Loi sur le Tribunal des revendications particulières, Résumé législatif LS 592F, par Mary C. Hurley, 14 janvier 2008, p. 5 6).

[124] Devant le Tribunal, le Canada a fait valoir que la portée des revendications visant la période préconfédérative demeurait la même depuis la publication de Dossier en souffrance en 1982. Ce document n’avait jamais rendu ces revendications inadmissibles; celles ci avaient été acceptées aux fins de négociation avant 1991 au motif que le Canada avait engagé sa responsabilité à leur égard. Elles étaient demeurées admissibles par la suite aux mêmes conditions. Le Canada invoque à l’appui de sa prétention l’énoncé selon lequel « comme toute autre revendication particulière, les revendications antérieures à la Confédération doivent encore démontrer une obligation légale de la part du gouvernement », c’est à dire « une obligation en vertu de la loi du gouvernement fédéral » (Affaires indiennes et du Nord, Politique du gouvernement fédéral en vue du règlement des revendications autochtones (« Politique de 1993 »), p. 19, 22 et 23). Selon son interprétation de l’historique de la politique, Dossier en souffrance continuait de faire obstacle aux revendications particulières visant la période préconfédérative « à moins que le gouvernement n’ait expressément engagé sa responsabilité à l’égard de ces événements », car ces revendications devaient encore, suivant la Politique de 1993, « démontrer [l’existence d’]une obligation légale de la part du gouvernement », même si la bande soutenait vivement que cette condition avait été levée.

[125] En 2007, le gouvernement du Canada publiait le document intitulé La justice, enfin : Plan d’action relatif aux revendications particulières, qui proposait un plan d’action pour le règlement des problèmes de longue date liés aux revendications particulières. L’un de ses points saillants était l’adoption de la Loi et d’une nouvelle politique y afférente, soit le document intitulé Politique sur les revendications particulières et Guide sur le processus de règlement, Affaires indiennes et du Nord Canada (2009). Ce guide d’application de la politique reprenait les principes fondamentaux énoncés dans Dossier en souffrance, mais les faits susceptibles de fonder une revendication particulière étaient à nouveau modifiés, notamment par la reconnaissance expresse de l’obligation fiduciaire et des lois coloniales au nombre de ces faits. On remplaçait aussi le renvoi au gouvernement fédéral dans Dossier en souffrance et dans la Politique de 1993 par le renvoi à « la Couronne » et on élargissait la portée de ce terme.

[126] Si l’on admet que les paramètres du régime des revendications particulières ont sensiblement changé au cours de la décennie 1990, le Tribunal pouvait raisonnablement conclure que si une revendication visant la période préconfédérative pouvait être jugée fondée auparavant au motif que le Canada avait engagé sa responsabilité à l’égard de l’obligation précise en cause, elle pouvait aussi l’être pour d’autres motifs, particulièrement en raison du remplacement de la mention «gouvernement fédéral » par « la Couronne ».

[127] Le Tribunal considère que l’objet du par. 14(2) n’est pas de limiter la portée des revendications particulières visant la période préconfédérative en raison d’obligations légales inexécutées dont l’exécution par le Canada pourrait être obtenue par voie judiciaire, si ce n’était la difficulté de prouver le bien fondé de revendications visant des faits datant de plusieurs siècles, sans compter les conséquences juridiques du retard et de l’écoulement du temps. Pour le Tribunal, le par. 14(2) donne plutôt effet à une décision politique de fond du législateur consistant à reconnaître certaines injustices commises contre les peuples autochtones par la Couronne, qu’il s’agisse de la Couronne impériale ou de Sa Majesté du chef du Canada. Cet objet s’accorde avec l’approche du Tribunal, laquelle a pour effet de définir la Couronne comme une entité unique, continue et indivisible à la seule fin de statuer sur le bien fondé de la revendication particulière d’une Première nation alléguant le manquement par une Couronne à une obligation fiduciaire précise.

[128] Il est également raisonnable que le Tribunal reconnaisse en principe que le volet obligation légale du par. 14(2) peut s’appliquer aux obligations fiduciaires. Si le législateur avait voulu que seul le volet responsabilité du par. 14(2) s’applique aux obligations fiduciaires, il aurait pu rédiger une définition distincte élargissant le terme « Sa Majesté » et valant pour l’application de l’al. 14(1)c), lequel fait expressément mention de l’obligation fiduciaire. Il n’en a rien fait. Étant donné la formulation de l’art. 14, le volet obligation légale devrait donner lieu à une interprétation qui englobe les obligations fiduciaires des anciennes colonies malgré les régimes constitutionnels distincts dans lesquels ces obligations ont pris naissance. La nature de l’obligation fiduciaire milite contre une interprétation du volet obligation légale qui exige la transmission de l’obligation comme telle. Une relation fiduciaire — en l’occurrence, celle entre la Couronne et les peuples autochtones de la Colombie Britannique — impose une obligation fiduciaire en raison du transfert d’un pouvoir discrétionnaire dont l’exercice a une incidence sur les intérêts du bénéficiaire (Galambos, par. 83). S’agissant d’appliquer le par. 14(2), il est donc raisonnablement loisible au Tribunal de considérer que l’énoncé « été imputée » donne effet non pas à la prise en charge d’une obligation précise, mais bien à celle d’un pouvoir discrétionnaire dont l’exercice a une incidence sur les intérêts du bénéficiaire dans le cadre d’une relation fiduciaire établie.

[129] Pour choisir entre les deux interprétations proposées — d’une part, le « mécanisme d’application » dans une optique prospective et, d’autre part, le retour en arrière sur les obligations du Canada, dans une optique rétrospective, aux fins de discerner des obligations fiduciaires visées au par. 14(2), il faut aussi recourir au principe d’interprétation énoncé dans l’arrêt Nowegijick c. La Reine, [1983] 1 R.C.S. 29, à la p. 36. Selon ce principe d’interprétation, les lois applicables aux peuples autochtones doivent recevoir une interprétation large, libérale et téléologique, et toute incertitude doit être tranchée en leur faveur. Comme ce principe s’inscrit dans la jurisprudence pertinente au domaine de spécialisation du Tribunal, il a dû guider ce dernier dans son interprétation du par. 14(2).

[130] Pour les besoins d’un régime administratif visant à remédier aux injustices du passé, considérer la Couronne comme une entité continue (définie par les obligations fiduciaires du Canada et, implicitement, par les intérêts autochtones particuliers ou identifiables à l’égard desquels elles sont susceptibles d’exécution) est compatible avec le point de vue des peuples autochtones sur la continuité de leur relation fiduciaire avec la Couronne. Dans l’arrêt Mitchell c. Bande indienne Peguis, [1990] 2 R.C.S. 85, le juge en chef Dickson explique l’importance de tenir compte du point de vue autochtone pour interpréter la mention du terme « la Couronne » dans une loi :
Bien que le présent pourvoi ne comporte pas l’interprétation d’un traité, je juge utile de considérer le point de vue des autochtones en illustrant l’ambiguïté de l’expression « Sa Majesté » à l’al. 90(1)b). L’arrêt Nowegijick prescrit l’adoption d’une interprétation généreuse et libérale. À mon avis, la mention de la notion « compréhension qu’ont les autochtones », qui respecte la culture et l’histoire uniques des peuples autochtones du Canada, est un élément approprié de cette interprétation. Dans le contexte du présent pourvoi, la compréhension qu’ont les autochtones des expressions « la Couronne » ou « Sa Majesté » prend sa source dans les réalités antérieures à la Confédération. L’arrêt Guerin rendu récemment part de la prémisse fondamentale de la « nature unique à la fois du droit des Indiens sur leurs terres et de leurs rapports historiques avec Sa Majesté ». (À la page 387, je souligne.) Ces rapports remontent avant la Confédération, lorsque des contacts ont été établis avec les premiers occupants des terres de l’Amérique du Nord (les peuples autochtones) et les colonisateurs européens (depuis 1763, « la Couronne »), et ce sont ces rapports entre les peuples autochtones et la Couronne qui sont à l’origine de l’obligation fiduciaire distincte de la Couronne. D’après ces faits, l’arrêt Guerin ne portait que sur l’obligation de la Couronne fédérale découlant d’une cession de terres par les Indiens et il est vrai que depuis 1867 le rôle de la Couronne a toujours été joué, en raison de l’attribution des compétences au fédéral, par Sa Majesté du chef du Canada et la Loi sur les Indiens vient confirmer la responsabilité historique de la Couronne à l’égard du bien être et des intérêts de ces peuples. Cependant, les rapports des Indiens avec la Couronne ou le souverain n’ont jamais été fonction des représentants particuliers de la Couronne visée. [par. 108 109]

[131] Comme la définition légale de « Sa Majesté » a été élaborée en collaboration avec les Premières nations, il est raisonnable que le Tribunal se prononce sur les conditions auxquelles on peut considérer qu’une obligation fiduciaire « a été imputée » au Canada au sens du par. 14(2) en donnant effet à la continuité de la relation fiduciaire entre les peuples autochtones et la « Couronne » dont fait mention le juge en chef Dickson dans l’arrêt Mitchell.

V. Dispositif

[132] Je suis d’avis d’accueillir le pourvoi et de rétablir la décision du Tribunal, avec dépens en faveur de la bande devant notre Cour et la Cour d’appel fédérale. Il appartiendra au Tribunal d’adjuger les dépens devant cette juridiction à l’étape de l’indemnisation.

Version française des motifs des juges Côté et Rowe rendus par

LE JUGE ROWE —

I. Aperçu

[133] Premièrement, je partage l’avis des juges majoritaires selon lequel le Tribunal des revendications particulières conclut raisonnablement que la Couronne impériale avait une obligation fiduciaire envers la Williams Lake Indian Band (« bande indienne de Williams Lake ») et qu’elle a manqué à cette obligation. En ce qui a trait aux mesures prises par la colonie de la Colombie Britannique avant 1871, le Tribunal conclut que la Couronne impériale n’a pas remédié à la préemption illégale des terres du village de la bande par les colons . Cette omission allait à l’encontre de la Proclamation relating to acquisition of Land, 1860 (réimpression dans R.S.B.C. 1871, ann. no 15) (« Proclamation no 15 ») et de l’obligation fiduciaire découlant de la politique de la Couronne impériale énoncée dans celle ci relativement aux terres déjà occupées par une [TRADUCTION] « réserve indienne ou un établissement indien » (motifs du Tribunal, 2014 TRPC 3 (« M.T. »), par. 148 (CanLII) (soulignement supprimé), citant la Proclamation no 15). Le Tribunal conclut au regard de l’al. 14(1)b) de la Loi sur le Tribunal des revendications particulières, L.C. 2008, c. 22, que cette omission équivaut à la violation d’une obligation légale de la Couronne impériale découlant d’un texte législatif « relatif aux Indiens ou aux terres réservées pour les Indiens ».

[134] Deuxièmement, je partage aussi l’avis des juges majoritaires selon lequel le Tribunal conclut raisonnablement que la Couronne fédérale avait une obligation fiduciaire sui generis envers la bande après l’adhésion de la Colombie Britannique à la Confédération et qu’elle a manqué à cette obligation. Selon le Tribunal, cette obligation découlait de la qualité de la Couronne fédérale en tant qu’« intermédiaire exclusif [. . .] dans [les] rapports [des Indiens] avec la province » pour la création de réserves après 1871 (par. 264 et 318). Comme le signalent les juges majoritaires (par. 73), la Couronne fédérale n’avait pas une obligation fiduciaire « de caractère général ». Celle ci était plutôt liée à un intérêt particulier et identifiable dans des terres à l’égard desquelles elle exerçait un pouvoir discrétionnaire : plus précisément, l’intérêt de la bande dans les terres du village situées au pied du lac Williams (M.T., par. 187 et 317). Cette obligation exigeait de la Couronne fédérale qu’elle fasse preuve de « loyauté et de bonne foi, [qu’elle] communiqu[e] l’information de façon complète, eu égard aux circonstances, et [qu’elle] agi[sse] avec la diligence “ordinaire” requise dans ce qu’elle considérait raisonnablement être l’intérêt » de la bande (M.T., par. 264 (soulignement supprimé), citant Bande indienne Wewaykum c. Canada, 2002 CSC 79, [2002] 4 R.C.S. 245, par. 97). En clair, la Couronne fédérale était ainsi tenue d’observer une norme de conduite dans les actes accomplis relativement à l’intérêt de la bande dans les terres du village. L’impossibilité de mettre des terres de côté à titre de réserve sans le concours de la province ne rend pas cette norme de conduite moins stricte. Le Tribunal conclut raisonnablement que, en omettant de prendre des « mesures [adéquates] visant à faire disparaître les obstacles à l’attribution d’une réserve sur les terres du village », la Couronne fédérale n’a pas respecté la norme de conduite dont son obligation fiduciaire envers la bande commandait le respect (par. 328). Appliquant l’al. 14(1)c) de la Loi, le Tribunal conclut également au bien fondé de la revendication particulière pour la violation de cette obligation.

[135] En tout respect pour l’opinion contraire du juge Brown, j’ajoute que le Tribunal rejette à raison la prétention de la Couronne fédérale concernant l’attribution en 1881 du domaine de Bates à titre de réserve. Ces terres étaient étrangères à l’intérêt particulier et identifiable qui sous tendait l’obligation fiduciaire de la Couronne fédérale. Leur attribution par le commissaire O’Reilly ne pouvait satisfaire à l’obligation des fonctionnaires de faire preuve de loyauté et de bonne foi, de communiquer l’information de façon complète, eu égard aux circonstances, et d’agir avec diligence ordinaire relativement à l’intérêt de la bande dans les terres du village. Cela dit, l’attribution de 1881 a peut être atténué le préjudice subi par la bande; comme le porte à croire la dernière phrase de la décision du Tribunal, cet élément est potentiellement pertinent à l’étape de l’indemnisation.

[136] Troisièmement, je conviens avec les juges majoritaires que la Loi permet au Tribunal de conclure au bien fondé de revendications particulières alléguant certaines fautes commises pendant la période préconfédérative par le « souverain de la Grande Bretagne et de ses colonies » (par. 14(2)). En l’espèce, la revendication particulière de la bande est bien fondée suivant l’al. 14(1)b) de la Loi quant à la violation d’une obligation fiduciaire par la colonie de la Colombie Britannique avant 1871. Toutefois, pour tenir la Couronne fédérale responsable relativement à cette revendication particulière, le Tribunal doit conclure que le sens élargi du terme « Sa Majesté » employé au par. 14(2) de la Loi vise la colonie de la Colombie Britannique. En tout respect, c’est sur ce point que je me dissocie de l’opinion des juges majoritaires.

[137] Suivant le par. 14(2) de la Loi, la Couronne fédérale ne peut être tenue responsable à l’égard d’une revendication visant la période préconfédérative que si l’obligation ou la responsabilité qui sous tend cette revendication a été imputée à la Couronne fédérale au moment de l’adhésion à la Confédération. Pour conclure en ce sens, le Tribunal doit se demander si et, surtout, de quelle manière l’obligation ou la responsabilité de la colonie a été imputée à la Couronne fédérale lors de la Confédération. Vu le silence quasi complet du Tribunal sur ce point crucial, je suis d’avis de lui renvoyer l’affaire pour réexamen plutôt que de faire miens les motifs complémentaires des juges majoritaires. La mesure que je préconise prend appui sur une application raisonnée de la norme de la décision raisonnable et respecte le cadre d’analyse établi dans Alberta (Information and Privacy Commissioner) c. Alberta Teachers’ Association, 2011 CSC 61, [2011] 3 R.C.S. 654, et Newfoundland and Labrador Nurses’Union c. Terre Neuve et Labrador (Conseil du Trésor), 2011 CSC 62, [2011] 3 R.C.S. 708, quant aux conditions auxquelles une cour de révision peut (et devrait) compléter des motifs lacunaires.

II. Les exigences de la raisonnabilité

[138] La norme de contrôle applicable est celle de la décision raisonnable, car la décision considérée fait partie de celles où il y a a priori lieu de déférer à l’expertise relative du décideur qui interprète et applique sa loi habilitante (Dunsmuir c. Nouveau Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] 1 R.C.S. 190, par. 54; Alberta Teachers, par. 34; McLean c. Colombie Britannique (Securities Commission), 2013 CSC 67, [2013] 3 R.C.S. 895, par. 21; Mouvement laïque québécois c. Saguenay (Ville), 2015 CSC 16, [2015] 2 R.C.S. 3, par. 46; Edmonton (Ville) c. Edmonton East (Capilano) Shopping Centres Ltd., 2016 CSC 47, [2016] 2 R.C.R. 293, par. 22).

[139] Une exception à l’application de cette norme en l’espèce serait celle avancée par le juge Brown (au par. 160) relativement à l’interprétation des Conditions de l’adhésion de la Colombie Britannique (réimpression dans L.R.C. 1985, ann. II, no 10). Puisque les Conditions de l’adhésion font partie de la Constitution du Canada (Loi constitutionnelle de 1982, par. 52(2)), je conviens avec mon collègue que leur interprétation doit être « [assujettie à un contrôle selon la norme de la décision correcte] à cause du rôle unique des cours de justice visées à l’art. 96 en tant qu’interprètes de la Constitution » (Dunsmuir, par. 58). Or, le Tribunal n’applique pas les Conditions de l’adhésion dans son examen du bien fondé de la revendication de la bande formulée en application de l’al. 14(1)b) et visant des faits antérieurs à la Confédération. Le Tribunal estime plutôt qu’il n’est pas nécessaire de se prononcer au regard de l’article premier des Conditions de l’adhésion pour statuer sur la revendication (par. 243). Comme les Conditions de l’adhésion ne sont pas invoquées dans le bref examen que fait le Tribunal du par. 14(2), je conclus qu’il faut contrôler les motifs afférents à ce paragraphe en fonction de la norme de la décision raisonnable. Je n’en dis pas plus au sujet des Conditions de l’adhésion.

[140] Les exigences de la raisonnabilité sont celles énoncées par la Cour dans l’arrêt Dunsmuir. Elles reposent sur deux principes : d’abord, le principe démocratique, qui commande le respect du choix du législateur élu de conférer le pouvoir décisionnel, puis la primauté du droit, qui assure l’exercice du pouvoir conféré à l’intérieur des limites fixées par le législateur (Dunsmuir, par. 27 30; voir aussi Edmonton (Ville), par. 21). Pour donner effet à ces deux principes, la cour de justice qui contrôle une décision administrative selon la norme de la raisonnabilité doit déférer à la décision qui se situe à l’intérieur des limites du pouvoir conféré au décideur chaque fois que le processus dont elle est issue est « justifi[é], [. . .] transparen[t] et [. . .] intelligi[ble] » et qu’elle appartient « aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit » (Dunsmuir, par. 47).

[141] Tant le processus que le résultat sont examinés lors d’un contrôle selon la norme de la décision raisonnable. Comme le dit la Cour dans Newfoundland Nurses, ce contrôle s’entend d’un « exercice [. . .] global » au cours duquel « les motifs doivent être examinés en corrélation avec le résultat et [. . .] doivent permettre de savoir si ce dernier fait partie des issues possibles » (par. 14). En d’autres termes, la cour de révision doit se demander si « la décision et sa justification possèdent les attributs de la raisonnabilité » (Dunsmuir, par. 47; Newfoundland Nurses, par. 14).

[142] Lorsqu’ils sont fournis, les motifs sont un incontournable pour la cour de révision, car ils font état à la fois du résultat et — ce qui est capital — du processus de justification menant à ce résultat. Ils constituent la feuille de route qui permet de savoir de quelle façon et pour quelles raisons le décideur arrive à la décision contrôlée. Qu’ils soient exigés par la loi ou formulés par le décideur de son propre chef, les motifs démontrent souvent le caractère raisonnable de la décision. À l’inverse, comme le dit la Cour dans l’arrêt Edmonton (Ville), « [l]orsqu’un tribunal ne motive pas sa décision, il devient plus difficile de se prononcer sur sa justification et sur son intelligibilité » (par. 36). Voilà pourquoi les motifs lacunaires ou insuffisants jettent souvent le doute sur le caractère raisonnable de la décision. Puisque le contrôle selon la norme de la décision raisonnable vise à « comprendre le fondement de la décision du tribunal et [à] déterminer si [sa] conclusion fait partie des issues possibles acceptables », les motifs qui ne permettent de faire ni l’un ni l’autre peuvent difficilement satisfaire aux exigences de justification, de transparence et d’intelligibilité (Newfoundland Nurses, par. 16).

[143] Ce n’est pas que les motifs doivent atteindre un degré uniforme de perfection. Dans bien des cas, la cour de révision dispose d’une certaine latitude pour confirmer une décision administrative dont la justification se révèlerait lacunaire si elle était révisée de manière plus stricte. Ce faisant, la cour de révision accorde « une attention respectueuse aux motifs donnés ou qui pourraient être donnés à l’appui d’une décision » (Dunsmuir, par. 48, citant D. Dyzenhaus, « The Politics of Deference: Judicial Review and Democracy », dans M. Taggart, dir., The Province of Administrative Law (1997), 279, p. 286). La Cour explique dans Newfoundland Nurses que bon nombre de « décideurs [. . .] rendent couramment des décisions — qui paraissent souvent contre intuitives aux yeux d’un généraliste — dans leurs sphères d’expertise, et ce en ayant recours à des concepts et des termes souvent propres à leurs champs d’activité » (par. 13). C’est pourquoi « [i]l se peut que les motifs ne fassent pas référence à tous les arguments, dispositions législatives, précédents ou autres détails que le juge siégeant en révision aurait voulu y lire, mais cela ne met pas en doute leur validité ni celle du résultat au terme de l’analyse du caractère raisonnable de la décision » (ibid., par. 16). Dans cette optique, plutôt que de faire « une chasse au trésor, phrase par phrase, à la recherche d’une erreur », la cour de révision peut aller au delà du texte des motifs et considérer la décision comme un « tout » (Syndicat canadien des communications, de l’énergie et du papier, section locale 30 c. Pâtes & Papier Irving, Ltée, 2013 CSC 34, [2013] 2 R.C.S. 458, par. 54).

[144] Ainsi, dans certains cas, la cour de révision complète les motifs considérés (Newfoundland Nurses, par. 12; Alberta Teachers, par. 53 54). Elle le fait de plusieurs façons : rechercher entre les lignes une justification implicite qui concorde avec le mandat légal du décideur (comme dans Agraira c. Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2013 CSC 36, [2013] 2 R.C.S. 559, par. 57 58), prendre connaissance du dossier et de l’argumentaire des parties (comme dans McLean, par. 71 72) ou se fonder sur d’autres décisions du même décideur offrant une justification plus détaillée (comme dans Alberta Teachers, par. 56).

[145] Le pouvoir de la cour de révision de compléter ainsi des motifs lacunaires n’est cependant pas illimité. Dans Alberta Teachers, le juge Rothstein fait une mise en garde contre le risque de déférence excessive à l’égard des motifs « qui pourraient être donnés à l’appui d’une décision » (par. 54; voir aussi Dunsmuir, par. 48). S’exprimant au nom des juges majoritaires de la Cour, il précise :
Je ne laisse cependant pas entendre qu’une cour de justice n’a pas à tenir dûment compte des motifs du tribunal administratif lorsque ceux ci existent. L’invitation à porter une attention respectueuse aux motifs « qui pourraient être donnés à l’appui d’une décision » ne confère pas à la cour de justice le [TRADUCTION] « pouvoir absolu de reformuler la décision en substituant à l’analyse qu’elle juge déraisonnable sa propre justification du résultat » (Petro Canada c. Workers’ Compensation Board (B.C.), 2009 BCCA 396, 276 B.C.A.C. 135, par. 53 et 56). Elle ne doit pas non plus « être interprétée comme atténuant l’importance de motiver adéquatement une décision administrative » (Canada (Citoyenneté et Immigration) c. Khosa, 2009 CSC 12, [2009] 1 R.C.S. 339, par. 63, le juge Binnie). Au contraire, la déférence inhérente à la norme de la raisonnabilité se manifeste optimalement lorsqu’une décision administrative est justifiée de façon intelligible et transparente et que la juridiction de révision contrôle la décision à partir des motifs qui l’étayent. [Je souligne; par. 54.]

[146] Autrement dit, les motifs comme tels doivent avoir une assise suffisante pour que la cour de révision puisse les compléter. Dans le récent arrêt Delta Air Lines Inc. c. Lukács, 2018 CSC 2, les juges majoritaires confirment la sagesse de cette mise en garde en affirmant que, « bien qu’une cour de révision puisse compléter les motifs donnés au soutien d’une décision administrative, elle ne peut faire abstraction des motifs effectivement fournis ou les remplacer » (par. 24). Même si une cour de révision peut parfois compléter des motifs insuffisants, elle n’est pas admise à les réécrire afin de confirmer la décision qu’ils étayent. En effet, conclure en sens contraire « minerait, voire nierait, le rôle essentiel des motifs en droit administratif » (ibid., par. 27). À mon avis, telle est l’approche qui s’imposait en l’espèce.

III. Paragraphe 14(2) de la Loi sur le Tribunal des revendications particulières

[147] Le nœud du désaccord en l’espèce réside dans l’interprétation du par. 14(2) de la Loi ou, plutôt, dans l’omission du Tribunal d’interpréter cette disposition, dont voici le libellé :
Période préconfédérative — obligation
(2) Pour l’application des alinéas (1)a) à c) à l’égard d’une obligation légale qui devait être exécutée sur un territoire situé à l’intérieur des limites actuelles du Canada avant l’entrée de ce territoire au sein du Canada, la mention de Sa Majesté vaut également mention du souverain de la Grande Bretagne et de ses colonies, dans la mesure où cette obligation, ou toute responsabilité en découlant, a été imputée à Sa Majesté, ou aurait été imputée à celle ci n’eût été les règles ou théories qui ont eu pour effet de limiter un recours ou de prescrire des droits contre elle en raison de l’écoulement du temps ou d’un retard.

[148] Étant donné le libellé de la Loi, pour tenir la Couronne fédérale responsable à l’égard d’une obligation ou d’une responsabilité du « souverain de la Grande Bretagne et de ses colonies », le Tribunal doit conclure que pareille obligation ou responsabilité « a été imputée » (ou « aurait été imputée ») à la Couronne fédérale. Il s’agit alors de savoir si le Tribunal conclut raisonnablement que l’obligation de la colonie envers la bande « a été imputée » à la Couronne fédérale pour les besoins du par. 14(2) de la Loi. Comme le souligne le juge Brown, « le par. 14(2) n’est pas une disposition autonome susceptible à elle seule de donner lieu à l’imposition d’une responsabilité au Canada. La responsabilité y est conditionnée par l’existence d’autre chose — que le par. 14(2) comme tel — qui a fait en sorte que l’obligation ou la responsabilité soit imputée au Canada » (par. 182 (souligné dans l’original)). Je suis du même avis et j’ajouterais que les juges majoritaires ne semblent pas être en désaccord avec nous sur ce point; en effet, ils consacrent une grande partie de leurs motifs à expliquer comment, selon eux, le Tribunal conclut implicitement que la colonie est visée par la définition élargie du terme « Sa Majesté » suivant le par. 14(2). Partant, ils estiment que le Tribunal tient raisonnablement le Canada responsable à l’égard de la revendication de la bande fondée sur l’al. 14(1)b) visant la période préconfédérative.

[149] Contrairement à l’analyse à laquelle se livrent les juges majoritaires, l’examen du par. 14(2) par le Tribunal lui même se limite essentiellement à ce qui suit:
L’obligation légale qui a été « imputée à Sa Majesté, ou aurait été imputée à celle ci » est devenue l’obligation du Canada lors de la Confédération et celle que le Canada, s’il avait été à la place de la colonie, aurait violée. [par. 164]

[150] Le Tribunal ajoute ensuite en réponse à l’argumentaire de la Couronne fédérale sur la signification du par. 14(2) :
Si je comprends bien la position de l’intimée, le par. 14(2) de la LTRP n’a pas pour effet d’élargir la signification d’« obligation légale » à l’al. 14(1)b), de manière à s’appliquer aux obligations constitutionnelles du Canada lorsque la revendication est fondée sur la violation d’une obligation légale de la colonie. Que ce soit juste ou non, cela n’a aucune incidence sur la question de savoir si la revendicatrice, comme le dit l’intimée, [TRADUCTION] « peut déposer des revendications historiques [visant la période préconfédérative], en vertu de l’article 14 de la Loi, comme il était possible de le faire en vertu de la Politique sur les revendications particulières » (par. 258). [par. 242]

[151] Outre ces affirmations péremptoires, le Tribunal ne dit presque rien au sujet de l’application du par. 14(2) de la Loi, ce qui est d’autant plus curieux que ses motifs sont exhaustifs sur tous les autres points. Ce silence quasi complet du Tribunal peut s’expliquer de deux manières : soit l’application du par. 14(2) lui a paru évidente au point d’en rendre l’interprétation superflue, soit — ce qui est plus vraisemblable — il a estimé qu’elle n’avait absolument rien à voir avec le bien fondé d’une revendication visant la période préconfédérative. Cependant, vu le rôle primordial du par. 14(2) dans l’économie de la Loi, ce défaut de justification — cette absence de motifs — est insoutenable. Les juges majoritaires le reconnaissent implicitement en précisant en long et en large et avec moult détails quels auraient pu être les motifs du Tribunal concernant l’application du par. 14(2).

[152] En complétant les motifs peu abondants du Tribunal sur le par. 14(2) — ou, d’aucuns diraient, en les remplaçant —, les juges majoritaires se livrent à une analyse fondée sur les règles de common law en matière d’obligation fiduciaire (par. 117 120). Ils proposent des motifs en faisant valoir qu’« [ils] pren[nent] [. . .] appui sur [ceux du Tribunal] et [ils] les étoffe[nt] par le renvoi aux documents et aux arguments présentés au Tribunal et aux principes juridiques sous tendant la décision dans son ensemble » (motifs majoritaires, par. 116). Leurs motifs mènent à la même conclusion que ceux du Tribunal, mais la similitude s’arrête là. Muet sur l’interaction entre le par. 14(2) et les règles de common law en matière d’obligation fiduciaire, le Tribunal se borne à formuler une conclusion sommaire sur l’application de la Loi aux revendications visant la période préconfédérative. Les motifs des juges majoritaires « complètent » ceux du Tribunal en fournissant la totalité de l’analyse.

[153] Je reconnais qu’Alberta Teachers autorise la cour de révision à compléter des motifs qui passent sous silence certains points sur lesquels le décideur aurait pu statuer implicitement (par. 53). Cependant, elle ne peut le faire que si elle est convaincue que ces points n’ont pas été soulevés par les parties, ce qui expliquerait le silence du décideur. Partant, elle ne peut compléter une justification que pour clarifier le raisonnement implicite. Dans la présente affaire, il ressort du dossier que les parties ont soulevé la question de l’interprétation du par. 14(2). La cour de révision ne peut donc pas inférer tacitement l’interprétation qu’elle privilégie de la conclusion sommaire du Tribunal concernant le par. 14(2).

[154] À mon sens, la norme prudente établie dans Alberta Teachers exige davantage qu’une conclusion sommaire sur un point de droit crucial pour qu’une cour de révision puisse entreprendre de compléter des motifs. Même si « [l]e décideur n’est pas tenu de tirer une conclusion explicite sur chaque élément constitutif du raisonnement, si subordonné soit il » (Newfoundland Nurses, par. 16), il doit néanmoins offrir une analyse minimale à l’égard de questions de droit essentielles. Étant donné la fonction centrale du par. 14(2) dans l’imputation d’une responsabilité à la Couronne fédérale, son interprétation équivaut à une telle question essentielle. À cet égard, les propos du juge Rennie dans Komolafe c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CF 431, 16 Imm. L.R. (4th) 267, valent d’être reproduits :
L’arrêt Newfoundland Nurses ne donne pas à la [c]our toute la latitude voulue pour fournir des motifs qui n’ont pas été donnés, ni ne l’autorise à deviner quelles conclusions auraient pu être tirées ou à émettre des hypothèses sur ce que le tribunal a pu penser. C’est particulièrement le cas quand les motifs passent sous silence une question essentielle. Il est ironique que l’arrêt Newfoundland Nurses, une affaire qui concerne essentiellement la déférence et la norme de contrôle, soit invoqué comme le précédent qui commanderait au tribunal ayant le pouvoir de surveillance de faire le travail omis par le décideur, de fournir les motifs qui auraient pu être donnés et de formuler les conclusions de fait qui n’ont pas été tirées. C’est appliquer la jurisprudence à l’envers. L’arrêt Newfoundland Nurses permet aux cours de contrôle de relier les points sur la page quand les lignes, et la direction qu’elles prennent, peuvent être facilement discernées. Ici, il n’y a même pas de points sur la page. [Je souligne; par. 11.]

[155] L’interaction des arrêts Alberta Teachers et Newfoundland Nurses permet de dégager une règle claire. Lorsque le raisonnement tacite est manifeste, par exemple au vu du dossier ou de décisions analogues, compléter des motifs peut être un moyen d’apporter « une attention respectueuse aux motifs donnés ou qui pourraient être donnés à l’appui d’une décision » (Dunsmuir, par. 48). Par contre, lorsqu’il y a absence d’analyse sur un élément essentiel, si bien que le raisonnement implicite n’est pas concluant ou qu’il est, comme en l’espèce, complètement obscur, la cour de révision ne saurait imputer au décideur sa propre justification pour confirmer la décision (Delta Air Lines, par. 27). Les motifs complémentaires doivent s’appuyer sur ceux que rend dans les faits le décideur choisi par le législateur. Ils ne doivent pas être le pur fruit de l’imagination du juge de révision.

IV. Réparation

[156] La cour de révision aux prises avec des motifs qui se révèlent lacunaires à cause de l’omission de leur auteur d’expliquer ou de justifier un élément essentiel de son analyse devrait habituellement renvoyer l’affaire au décideur pour complément d’examen. Il ne s’agit alors que d’inviter le décideur à s’acquitter de son mandat légal. Font cependant exception les cas où pareil renvoi n’aurait aucune utilité puisqu’une seule décision raisonnable est possible et que la cour de révision peut la rendre. Tel n’est pas le cas en l’espèce.

[157] Je suis donc d’avis de renvoyer l’affaire au Tribunal pour qu’il se prononce plus avant sur la question de savoir si les obligations et les responsabilités de la colonie visées à l’al. 14(1)(b) de la Loi « [ont] été imputée[s] » à la Couronne fédérale par application du par. 14(2), et sur la manière dont elles l’ont été le cas échéant. Je ne le ferais toutefois pas dans la même optique que le juge Brown. En tout respect, même si les Conditions de l’adhésion peuvent expliquer la manière dont le Canada s’est vu « impute[r] » la responsabilité des violations de la colonie suivant le par. 14(2), il appartient au Tribunal d’en décider.

[158] Une dernière remarque. Le Tribunal a scindé l’instance en deux étapes, la première portant sur le bien fondé, la seconde sur l’indemnisation. Il n’avait pas à le faire, mais il l’a fait pour des raisons de commodité. Je ne connais aucun motif pour lequel le Tribunal ne pourrait, en l’espèce, compléter ses motifs sur l’application du par. 14(2) au début de l’audience relative à l’indemnisation.

Version française des motifs de la juge en chef McLachlin et du juge Brown rendus par

Le juge Brown —

[159] Je souscris à la conclusion des juges majoritaires selon laquelle le Tribunal des revendications particulières a raisonnablement jugé que, avant son adhésion au Canada, la colonie de la Couronne de la Colombie Britannique a manqué à son obligation fiduciaire envers la Williams Lake Indian Band (« bande indienne de Williams Lake »). Avec égards toutefois, je ne suis pas convaincu du caractère raisonnable de la décision du Tribunal voulant que le Canada ait manqué à son obligation fiduciaire envers la bande, si bien qu’il me faut examiner la démarche adoptée par le Tribunal pour statuer sur la question de droit de la responsabilité du Canada découlant de la violation dont s’est rendue coupable la colonie avant son adhésion à la Confédération. Hélas, j’estime aussi que la décision du Tribunal sur ce point est déraisonnable. Pour les motifs qui suivent, je suis d’avis de renvoyer l’affaire au Tribunal afin qu’il décide si, suivant le par. 14(2) de la Loi sur le Tribunal des revendications particulières, L.C. 2008, c. 22, la violation de l’obligation légale ou la responsabilité en découlant a été imputée au Canada. Dès lors, comme je l’explique ci après, il lui faudra décider
• si à l’égard des terres de réserve, le Canada a poursuivi une ligne de conduite aussi libérale que celle suivie par la Colombie Britannique avant l’adhésion , et
• si le manquement par la colonie à son obligation fiduciaire envers la bande constituait une « dette » ou une « obligation » de la Colombie Britannique existante au moment de l’adhésion .
I. La norme de contrôle

[160] Je conviens avec les juges majoritaires que la décision du Tribunal est susceptible de contrôle selon la norme de la décision raisonnable, si ce n’est que l’interprétation des Conditions de l’adhésion de la Colombie‑Britannique (réimpression dans L.R.C. 1985, ann. II, no 10) par le Tribunal est susceptible de contrôle selon la norme de la décision correcte. Les Conditions de l’adhésion font partie de la Constitution du Canada (Loi constitutionnelle de 1982, par. 52(2); Colombie Britannique (Procureur général) c. Canada (Procureur général), [1994] 2 R.C.S. 41), et, malgré l’opinion contraire de la majorité, pour ce qui est des questions touchant à leur interprétation, « la norme de contrôle applicable [. . .] est celle de la décision correcte [. . .] à cause du rôle unique des cours de justice visées à l’art. 96 en tant qu’interprètes de la Constitution » (Dunsmuir c. Nouveau Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] 1 R.C.S. 190, par. 58; Nouvelle Écosse (Workers’ Compensation Board) c. Martin, 2003 CSC 54, [2003] 2 R.C.S. 504; voir également Rogers Communications Inc. c. Société canadienne des auteurs, compositeurs et éditeurs de musique, 2012 CSC 35, [2012] 2 R.C.S. 283, par. 16 et 62; Front des artistes canadiens c. Musée des beaux‑arts du Canada, 2014 CSC 42, [2014] 2 R.C.S. 197, par. 13; McLean c. Colombie Britannique (Securities Commission), 2013 CSC 67, [2013] 3 R.C.S. 89, par. 22).
II. La conclusion du Tribunal selon laquelle le Canada a violé une obligation légale suivant l’alinéa 14(1)c) de la Loi est déraisonnable.

[161] Selon le Tribunal, après l’adhésion de la Colombie Britannique au Canada, ce dernier a « viol[é] une obligation légale de Sa Majesté découlant de la fourniture ou de la non fourniture de terres d’une réserve » suivant l’al. 14(1)c) de la Loi sur le Tribunal des revendications particulières. Le Tribunal prend appui sur sa conclusion selon laquelle la conduite du Canada après l’adhésion équivaut à un manquement à une obligation fiduciaire ad hoc (ou « générale ») et à une obligation fiduciaire sui generis envers la bande. Soit dit en tout respect, ces conclusions sont déraisonnables.
A. L’obligation fiduciaire ad hoc

[162] Une obligation fiduciaire ad hoc prend naissance lorsque les éléments suivants sont réunis : (1) un engagement de la part du fiduciaire à agir au mieux des intérêts des bénéficiaires, (2) l’existence d’un groupe défini de bénéficiaires vulnérables au contrôle du fiduciaire et (3) un intérêt juridique ou un intérêt pratique important des bénéficiaires sur lequel l’exercice, par le fiduciaire, de son pouvoir discrétionnaire ou de son contrôle pourrait avoir une incidence défavorable (Manitoba Metis Federation Inc. c. Canada (Procureur général), 2013 CSC 14, [2013] 1 R.C.S. 623, par. 50; Alberta c. Elder Advocates of Alberta Society, 2011 CSC 24, [2011] 2 R.C.S 261, par. 36). En l’espèce, l’existence des deux derniers éléments n’est pas contestée, alors que pour le premier, le Tribunal conclut que le Canada a repris, à l’art. 13 des Conditions de l’adhésion, l’engagement unilatéral antérieur de la colonie d’agir au mieux des intérêts de la bande (motifs du tribunal, 2014 TRPC 3 (« M.T. »), par. 320 (CanLII)).

[163] La conclusion du Tribunal contredit les observations de notre Cour sur la nature de l’obligation fiduciaire du Canada lorsqu’il s’agit d’appliquer l’art. 13 des Conditions de l’adhésion. L’obligation fiduciaire ad hoc est « une obligation de loyauté absolue envers le bénéficiaire » par laquelle le fiduciaire s’engage à garantir la suprématie des intérêts du bénéficiaire (Elder Advocates, par. 43). En règle générale, l’obligation de Sa Majesté d’agir dans l’intérêt public fait en sorte que les circonstances dans lesquelles on peut considérer qu’elle a contracté une obligation prédominante envers un groupe particulier au détriment de tous les autres groupes sont rares (Elder Advocates, par. 44 et 48; Sagharian (Litigation Guardian of) c. Ontario (Minister of Education), 2008 ONCA 411, 172 C.R.R. (2d) 105, par. 47 49; Harris c. Canada, 2001 CFPI 1408, [2002] 2 C.F. 484, par. 178). En effet, comme la Cour l’explique dans l’arrêt Bande indienne Wewaykum c. Canada, 2002 CSC 79, [2002] 4 R.C.S. 245, s’agissant de son obligation fiduciaire liée à l’art. 13, Sa Majesté, loin d’être tenue à une obligation de loyauté absolue envers quelque groupe, doit mettre en balance les intérêts concurrents de différents groupes (dont ceux des groupes autochtones et ceux des colons) :
Dans l’exercice de ses pouvoirs ordinaires de gouvernement dans le cadre de différends opposant des Indiens et des non Indiens, la Couronne avait (et a encore) l’obligation de prendre en considération les intérêts de toutes les parties concernées, non pas seulement les intérêts des Indiens. La Couronne ne saurait être un fiduciaire ordinaire; elle agit en plusieurs qualités et représente de nombreux intérêts, dont certains sont immanquablement opposés : Nation et Bande des Indiens Samson c. Canada, [1995] 2 C.F. 762 (C.A.). Comme l’a reconnu la bande de Campbell River au par. 96 de son mémoire, [TRADUCTION] « [l]a situation de la Couronne en tant que fiduciaire est nécessairement unique ». Par exemple, lorsque la Couronne a résolu le différend entre les membres de la Bande de Campbell River et des colons non indiens du nom de Nunns, elle n’a pas tenu compte seulement des intérêts de la bande, et il ne fallait pas qu’elle le fasse. Si les Indiens étaient « vulnérables » à la prise par le gouvernement de mesures défavorables à leur endroit dans l’exercice de son pouvoir discrétionnaire, les colons l’étaient eux aussi, et les deux parties attendaient du gouvernement qu’il règle leur différend de façon juste. À cette étape, avant la création des réserves, la Cour ne peut faire abstraction du fait que le gouvernement était aux prises avec des demandes conflictuelles, émanant et des bandes rivales elles mêmes et de non Indiens. [Je souligne; soulignement dans l’original supprimé.]
(Wewaykum, par. 96)

[164] Dès lors, la conclusion du Tribunal voulant qu’il existe une obligation fiduciaire ad hoc de loyauté absolue envers la bande par application de l’art. 13 va à l’encontre d’un arrêt applicable et, à ce titre, elle est indéfendable (Dunsmuir, par. 47).
B. L’obligation fiduciaire sui generis

[165] En ce qui concerne les terres du village, le Tribunal conclut également que le Canada a envers la bande une obligation fiduciaire sui generis du même type que celle en cause dans l’affaire Wewaykum et qu’il a manqué à cette obligation (M.T., par. 267 et 319). Pareille obligation naît lorsque la Couronne (ou Sa Majesté) exerce un pouvoir discrétionnaire à l’égard d’intérêts autochtones particuliers ou identifiables (Manitoba Metis, par. 49; Nation haïda c. Colombie Britannique (Ministre des Forêts), 2004 CSC 73, [2004] 3 R.C.S. 511, par. 18; Wewaykum, par. 79 81). Plus précisément, il a été conclu que cette obligation prend naissance dans le cadre du processus de création de réserves en Colombie Britannique où le Canada intervient pour le compte de groupes autochtones en tant qu’« intermédiaire exclusif » auprès de tiers (Wewaykum, par. 97). Cette obligation fiduciaire commande l’application d’une norme de conduite moins stricte que l’obligation de loyauté absolue inhérente à l’obligation fiduciaire ad hoc. Elle exige du Canada, à l’égard d’un intérêt autochtone particulier, qu’il fasse preuve de loyauté et de bonne foi, qu’il communique l’information de façon complète eu égard aux circonstances et qu’il agisse avec la diligence ordinaire voulue (Wewaykum, par. 81 et 97). Elle permet la mise en balance nécessaire d’intérêts opposés (Wewaykum, par. 96).

[166] De l’avis du Tribunal, le Canada a manqué à son obligation fiduciaire sui generis en n’agissant pas au mieux des intérêts de la bande, lesquels résidaient, selon lui, dans l’attribution des terres du village à titre de réserve (par. 322). Plus précisément, le Canada aurait fait abstraction des intérêts de la bande lorsque ses représentants ont omis de contester la préemption illégale des terres du village et que le commissaire des réserves indiennes, Peter O’Reilly, a exprimé son refus de cautionner l’empiétement des [TRADUCTION] « droits des hommes blancs » lors de ses négociations avec la bande (par. 326, 328, 331 332 et 338 339).

[167] Or, le postulat de départ du Tribunal selon lequel les intérêts de la bande pouvaient ne résider que dans l’obtention des terres du village pour la création d’une réserve, un postulat qui sous tend sa conclusion voulant que le Canada ait manqué à ses obligations fiduciaires, est erroné sous trois rapports.

[168] Premièrement, la simple affirmation du Tribunal qu’il était au mieux des intérêts de la bande de lui attribuer les terres du village à titre de réserve n’est ni justifiée par les motifs du Tribunal, ni appuyée par le dossier de preuve. La preuve donne à penser que vers la fin des années 1870 , la priorité de la bande n’était pas de récupérer les terres du village en particulier, mais d’obtenir une « terre convenable » propre à assurer sa subsistance dans l’immédiat. En 1879, le chef William a signalé au commissaire la situation critique de la bande et menacé de reprendre les terres du village par la force si aucune « terre convenable » n’était attribuée (M.T., par. 305). Le chef William et la bande se sont finalement dits satisfaits des terres qui leur ont été attribuées en 1881 (lettre de M. O’Reilly au surintendant général des Affaires indiennes, John A. Macdonald, le 22 septembre 1881, d.a., vol. II, p. 152). Il appert que certaines terres du village avaient échappé à la préemption et qu’elles étaient donc disponibles au moment de l’attribution, mais il semble également que la bande ait réclamé — et obtenu — uniquement les lieux de sépulture qui s’y trouvaient (M.T., par. 132 et 311; lettre datée du 22 septembre 1881, d.a., vol. II, p. 151 152).

[169] Deuxièmement, et contrairement à l’opinion des juges majoritaires sur le sujet (par. 75 et suivants), l’omission du Canada de concéder les terres du village à la bande ne peut raisonnablement étayer la conclusion d’un manquement à son obligation fiduciaire, car cette conclusion ne tient pas compte de la limitation des responsabilités et du pouvoir du Canada dans les Conditions de l’adhésion, en particulier à son art. 13, lequel prévoit :
13. Le soin des Sauvages, et la garde et l’administration des terres réservées pour leurs usage et bénéfice, incomberont au Gouvernement Fédéral, et une ligne de conduite aussi libérale que celle suivie jusqu’ici par le gouvernement de la Colombie Britannique sera continuée par le Gouvernement Fédéral après l’Union. [Je souligne.]
La majorité n’explique pas comment l’obligation fiduciaire dont elle parle peut exister en présence d’une obligation légale qui consiste uniquement à poursuivre une ligne de conduite « aussi libérale » que celle de la colonie. Bien qu’elle restreigne cette obligation à des terres en particulier, la majorité se méprend néanmoins sur l’obligation prise en charge par le Canada.

[170] Dans la même veine, la majorité ne concilie pas l’obligation fiduciaire identifiée et la limitation des pouvoirs du Canada dans les Conditions de l’adhésion, limitation à laquelle toute obligation fiduciaire doit être aussi circonscrite et avec laquelle aucune obligation fiduciaire ne peut être inconciliable. D’après la majorité (par. 76), le Tribunal reconnaît « expressément » que le Canada ne pouvait pas aller de l’avant seul. Elle insiste cependant que le Tribunal pouvait en quelque sorte conclure qu’une obligation fiduciaire avait vu le jour même si « [le Canada n’était pas] doté d’un pouvoir total ou exclusif », pourvu que le Canada conserve « une étendue » de pouvoir qui laissait des intérêts autochtones identifiables « vulnérables » à la prise par la Couronne fédérale de mesures défavorables dans l’exercice de son pouvoir discrétionnaire (par. 76). Certes, les peuples autochtones qui vivaient en Colombie Britannique après l’adhésion de celle ci étaient vulnérables à l’exercice du pouvoir discrétionnaire de Sa Majesté du chef du Canada. Or, l’exercice de ce pouvoir discrétionnaire était circonscrit par la structure fédérale du pays et les Conditions de l’adhésion. Tant que l’on ne tient pas compte du contexte juridique, l’argument voulant qu’« une étendue » de pouvoir suffise participe moins d’une réponse que d’une conclusion péremptoire. On n’indique pas l’« étendue » exacte de pouvoir requise pour tenir le Canada responsable, par la voie du droit des obligations fiduciaires, de ne pas avoir réglé de manière exhaustive ces questions, une tâche qui allait au delà de ses compétences constitutionnelles. Espérons que le Tribunal le saura quand il la trouvera.

[171] Comme l’explique la Cour dans Wewaykum (par. 15 16), le Canada, malgré l’obligation que lui fait l’art. 13 des Conditions de l’adhésion d’établir des réserves, ne pouvait pas créer unilatéralement des réserves sur des terres provinciales. Comme le prévoient plutôt cet article et le par. 92(5) de la Loi constitutionnelle de 1867, la province demeurait compétente pour gérer et vendre les terres publiques lui appartenant, de sorte que le Canada ne pouvait établir une réserve indienne que si la province acceptait de lui transférer les terres requises. Autrement dit, la province, dont la conception de la mise en réserve de terres pour les Indiens divergeait alors, et c’est là un euphémisme, de celle du gouvernement du Dominion (Wewaykum, par. 17; voir également P. Tennant, Aboriginal Peoples and Politics: The Indian Land Question in British Columbia, 1849 1989 (1990), p. 44), détenait de fait un droit de veto sur la mise de côté de terres de la Couronne provinciale en tant que réserve.

[172] En outre, il ressort du dossier que la province s’est prévalue de ce droit de veto. Un ancien commissaire des réserves indiennes, Gilbert Sproat, avait informé le gouvernement provincial de la situation de la bande, mais en vain. Il avait donc écrit à ses supérieurs d’Ottawa que le gouvernement du Dominion avait selon lui fait tout [TRADUCTION] « ce à quoi on peut s’attendre d’un gouvernement humain » dans les circonstances, mais qu’il s’était heurté aux réticences de la province à trouver une solution (lettre au surintendant général des Affaires indiennes, John A. Macdonald, le 26 novembre 1879, d.a., vol. II, p. 143). À son avis, l’inaction du gouvernement provincial tenait à un sentiment politique général au sein de la population de la région :
[TRADUCTION] Cela [le fait que le gouvernement provincial ne donne pas suite aux propositions du Dominion] s’explique bien entendu par le fait que dans ce cas, comme dans certains autres, il serait nécessaire d’indemniser le colon blanc qui, peut être bien involontairement, a malheureusement commis du tort aux Indiens; cette indemnisation devrait faire l’objet d’un vote à l’assemblée provinciale, un vote qui, en raison des sentiments des habitants de ce pays à l’égard des Indiens, s’avérerait défavorable. [p. 143]

[173] Malgré cette perspective peu encourageante, le Tribunal estime que l’obligation fiduciaire du Canada aurait exigé qu’il insiste encore davantage (par. 336). Tout en reconnaissant que le Canada ne pouvait agir unilatéralement, le Tribunal conclut qu’il était néanmoins tenu de prendre des mesures pour faire annuler les préemptions (par. 326, 328, 334 et 336). Selon lui, il aurait pu tenter de « contester » les préemptions illégales ou « insister » par ailleurs auprès de la province pour qu’elle remédie à la situation (par. 328 et 336). Le Tribunal n’indique pas dans ses motifs de quel genre de « contestation » il s’agit, la manière dont le Canada aurait pu « insister » davantage, ni les autres avenues juridiques ou politiques peu prometteuses que le Canada aurait dû emprunter pour faire en sorte que les terres du village deviennent une réserve. Comme le disent les juges majoritaires, l’étendue des mesures que devaient prendre les fonctionnaires fédéraux pour faire annuler les préemptions est l’objet d’une « [analyse axée] en grande partie [sur] l’appréciation ou [. . .] l’interprétation des faits » (par. 92). Hélas, il s’agit également d’une analyse axée en grande partie sur l’appréciation ou l’interprétation des faits à laquelle n’a pas procédé le Tribunal. Tout ce que l’on peut deviner de ses motifs, c’est que le Tribunal semble avoir attaché une importance quelconque au fait que M. Sproat soit déjà parvenu, quoique dans des circonstances tout à fait différentes, à libérer des terres indiennes de l’Okanagan préemptées illégalement (M.T., par. 303 et 336; lettre au surintendant général des Affaires indiennes, le 3 octobre 1877, d.a., vol. IV, p. 824 825). Sans le mentionner expressément, le Tribunal suppose donc que, s’il avait « insist[é] » aussi dans le cas de Williams Lake, M. Sproat aurait pu obtenir des résultats tout aussi favorables. Or, ce raisonnement est non seulement très conjectural, mais résulte manifestement d’une analyse a posteriori. L’opinion de M. Sproat, que sa lettre au surintendant général des Affaires indiennes rend avec netteté, était que l’on ne pouvait rien faire de plus en ce qui avait trait aux terres du village à cause de l’intransigeance de la province. Le Tribunal ne précise pas les raisons pour lesquelles il écarte cet élément de preuve pour parvenir à la conclusion que le Canada aurait dû emprunter toutes les avenues envisageables — qu’elles aient véritablement existé ou non — pour faire en sorte que les terres du village deviennent une réserve.

[174] Bien entendu, cette analyse suppose que la mise en réserve et l’attribution des terres du village était au mieux des intérêts de la bande. Cependant, comme je l’explique précédemment, il appert plutôt du dossier que le vœu et la priorité de la bande étaient d’obtenir sans délai une « terre convenable ». Est donc déraisonnable la conclusion du Tribunal selon laquelle le Canada aurait dû accorder la priorité à la contestation peu prometteuse, et peut être même vaine, de préemptions intervenues bien avant, pendant des décennies, au lieu d’accéder immédiatement au vœu de la bande d’obtenir une terre convenable pour remédier à sa situation critique.

[175] Troisièmement, le postulat du Tribunal selon lequel l’intérêt de la bande résidait dans une seule mesure, à savoir l’attribution des terres du village en tant que réserve, va à l’encontre de la jurisprudence de la Cour, laquelle commande, vu le contexte historique en cause, une certaine souplesse dans la création de réserves par application de l’art. 13 des Conditions de l’adhésion. Le Canada pouvait — et devait, en fait, — tenir compte des intérêts concurrents. Il s’ensuit que déterminer ce en quoi consiste au juste l’exécution des obligations fiduciaires du Canada ne saurait se faire dans l’absolu, mais plutôt « [en tenant] compte de la situation qui existait à l’époque » (Wewaykum, par. 97). C’est pourquoi aussi la prémisse du Tribunal voulant que le Canada ait exercé un pouvoir discrétionnaire à l’égard d’un intérêt identifiable de la bande dans les terres du village (motifs de la majorité, par. 80 et 81) est déraisonnable. L’obligation contractée par Sa Majesté en lien avec le transfert de terres vouées à la création de réserves doit être considérée à la lumière de l’art. 13, qui n’oblige pas le Canada à poursuivre la ligne de conduite de la colonie en matière de création de réserves, mais bien à adopter une ligne de conduite aussi libérale que celle suivie par la colonie. Le Tribunal ne s’est pas encore prononcé sur le respect ou le non respect de cette obligation. Ce sur quoi j’insiste, toutefois, c’est que le Canada n’avait aucune obligation découlant d’un intérêt identifiable dans des terres en particulier.

[176] Cela m’amène à la rencontre entre M. O’Reilly et la bande en 1881. Le Tribunal estime que le refus de M. O’Reilly de cautionner tout empiètement sur les « droits des hommes blancs » constitue un manquement aux obligations fiduciaires du Canada (par. 338). Certes, considérés hors contexte, les propos de M. O’Reilly donnent à penser qu’il n’entendait pas nuire aux intérêts des colons. Il faut cependant les examiner à la lumière de ce qui motivait les actes de M. O’Reilly, notamment les deux décennies de présence de colons, l’intransigeance de la province et, enfin, la situation désespérée de la bande qui est l’origine de son besoin de disposer sans délai d’une terre convenable et du vœu formulé par elle en ce sens. En outre, les éléments de preuve attestant précisément les mesures prises par M. O’Reilly — et dont le Tribunal, encore une fois, ne tient pas compte — dressent un tableau différent de la situation. Le commissaire était en effet disposé, dans la mesure du possible (compte tenu des limites imposées par l’inaction du gouvernement provincial), à prendre en considération les vœux de la bande, malgré la présence de colons. Par exemple, à la demande du chef William, il a pris des dispositions afin que plusieurs des lieux de sépulture de la bande situés sur les terres du village soient mis en réserve (lettre datée du 22 septembre 1881, d.a., vol. II, p. 152). Il ne s’ensuit pas pour autant que M. O’Reilly a conçu une solution parfaite pour remédier à la situation de la bande. En effet, en pareilles circonstances, aucune solution parfaite ne pouvait vraisemblablement être apportée. Cela dit, l’obligation fiduciaire sui generis n’exige pas d’apporter une solution parfaite, mais plutôt de faire preuve de loyauté, de bonne foi et de diligence ordinaire, ainsi que de communiquer l’information de façon complète. Dès lors que l’on tient compte des agissements de M. O’Reilly ainsi que du dossier de preuve, rien ne permet de conclure que le Canada a manqué à l’une ou l’autre de ces exigences lors de ses négociations avec la bande relativement aux terres du village.

[177] Enfin, à l’étape de la détermination du bien fondé des revendications, le Tribunal refuse de prendre en compte l’importance de l’attribution de terres à la bande en 1881, y voyant plutôt un élément qui importe uniquement à l’étape de la détermination de l’indemnité (par. 343). À mon sens, cela n’est pas raisonnable. Je conviens avec la majorité que les obligations fiduciaires en cause ne revêtaient pas un caractère général, mais visaient seulement les terres du village. En revanche, le Tribunal ne pouvait se borner à tenir compte des mesures prises expressément pour procurer d’autres terres à la bande qu’au moment de la détermination de l’indemnité. L’attribution de terres en 1881 était au cœur de la question de savoir si le Canada s’était acquitté de son obligation fiduciaire, car c’était le principal moyen qu’il avait employé pour y parvenir. On peut certes juger ces efforts infructueux, mais il ne faut pas pour autant les considérer comme étrangers à la question.

[178] Encore une fois, le contexte importe. Les représentants fédéraux étaient au courant du besoin urgent de la bande et de son vœu d’obtenir une terre convenable. Se heurtant à l’intransigeance de la province et à la présence de colons sur les terres du village, ils ont vu la possibilité de fournir sans délai à la bande des terres situées à proximité et qui lui étaient familières, solution qu’elle a accueillie favorablement. Vue sous cet angle, l’attribution de 1881 n’était pas seulement pertinente pour savoir si le Canada avait remédié au manquement antérieur de la colonie, mais aussi s’il y avait même jamais eu manquement de sa part envers la bande. En ne reconnaissant l’importance de ce fait qu’à l’étape de l’indemnisation, le Tribunal restreint indûment son angle d’approche, si bien que son analyse des efforts du Canada pour s’acquitter de son obligation fiduciaire s’en retrouve tronquée.
III. Est déraisonnable la conclusion du Tribunal selon laquelle le Canada est responsable de la violation par la colonie de la Colombie Britannique d’une obligation légale suivant l’al. 14(1)b) de la Loi sur le Tribunal des revendications particulières

[179] Je conviens avec les juges majoritaires que le Tribunal conclut raisonnablement que la colonie avait une obligation fiduciaire sui generis envers la bande relativement aux terres du village et qu’elle a manqué à cette obligation. Quant aux motifs pour lesquels ils arrivent à cette conclusion (par. 39 70), je me contente bien respectueusement de signaler que cette obligation découlait des Proclamations relating to the acquisition of Land, 1859 (réimpression dans R.S.B.C. 1871, ann. no 13) et de la Proclamation relating to acquisition of Land, 1860 (réimpression dans R.S.B.C. 1871, ann. no 15) (« Proclamation no 15 ») dans lesquelles la colonie, comme le dit la Cour dans Wewaykum, exerçait dès lors un pouvoir discrétionnaire à l’égard d’intérêts autochtones particuliers ou identifiables. En l’espèce, la colonie s’est engagée à mettre en réserve des terres d’établissement et à limiter l’établissement de non Autochtones sur des terres [TRADUCTION] « étant inoccupées, n’étant pas réservées et n’étant pas arpentées, et ne devant pas être à l’emplacement d’une ville existante ou proposée . . . ni être une réserve indienne ou un établissement indien » (article premier de la Proclamation no 15). En bref, l’obligation de la colonie découlait de sa politique de localisation des établissements indiens et de mise de ceux ci en réserve à l’intention de la bande.

[180] Toutefois, je ne suis pas convaincu qu’il est raisonnable, de la part du Tribunal, de tenir le Canada responsable du manquement de la colonie à cette obligation.

[181] En l’espèce, la revendication particulière fondée sur la conduite de la colonie a été présentée en application de l’al. 14(1)b) de la Loi sur le Tribunal des revendications particulières. Les dispositions pertinentes sont ainsi libellées :
Définitions
2 Les définitions qui suivent s’appliquent à la présente loi.
[. . .]
Sa Majesté Sa Majesté du chef du Canada.
[. . .]
Revendications admissibles
14 (1) [. . .]
b) la violation d’une obligation légale de Sa Majesté découlant de la Loi sur les Indiens ou de tout autre texte législatif — relatif aux Indiens ou aux terres réservées pour les Indiens — du Canada ou d’une colonie de la Grande Bretagne dont au moins une portion fait maintenant partie du Canada;
[. . .]
Période préconfédérative — obligation
(2) Pour l’application des alinéas (1)a) à c) à l’égard d’une obligation légale qui devait être exécutée sur un territoire situé à l’intérieur des limites actuelles du Canada avant l’entrée de ce territoire au sein du Canada, la mention de Sa Majesté vaut également mention du souverain de la Grande Bretagne et de ses colonies, dans la mesure où cette obligation, ou toute responsabilité en découlant, a été imputée à Sa Majesté, ou aurait été imputée à celle ci n’eût été les règles ou théories qui ont eu pour effet de limiter un recours ou de prescrire des droits contre elle en raison de l’écoulement du temps ou d’un retard.

[182] Il ressort du libellé du par. 14(2) que la Loi n’impute pas de responsabilité générale au Canada relativement à l’ensemble des obligations et des responsabilités coloniales qui font l’objet d’une revendication particulière au titre de l’al. 14(1)b). En fait, le par. 14(2) prévoit deux cas où Sa Majesté doit répondre des actes de la Couronne impériale, à savoir (i) lorsque l’obligation légale violée a été imputée au Canada ou (ii) que toute responsabilité en découlant a été imputée au Canada. En somme, le par. 14(2) n’est pas une disposition autonome susceptible à elle seule de donner lieu à l’imposition d’une responsabilité au Canada. La responsabilité y est conditionnée par l’existence d’autre chose — que le par. 14(2) comme tel — qui a fait en sorte que l’obligation ou la responsabilité soit imputée au Canada.

[183] En d’autres termes, le par. 14(2) constitue un mécanisme d’application qui oblige le Canada à répondre des actes de la Couronne impériale lorsque, par d’autres voies, il a contracté une obligation ou une responsabilité relativement aux Indiens ou aux terres réservées pour eux.

[184] Et, dans la présente affaire, décider si le Canada a contracté une telle obligation exige l’examen du texte législatif dans lequel il aurait pu le faire : les Conditions de l’adhésion.

[185] Au vu de ce contexte juridique, j’examine maintenant l’analyse du par. 14(2) par le Tribunal.

[186] Les juges majoritaires estiment que le Tribunal interprète le par. 14(2) de manière à substituer Sa Majesté du chef du Canada à la Couronne impériale pour les fins des revendications particulières visant la période préconfédérative. J’admets que le Tribunal paraît aborder la question sous cet angle, même si, comme il le reconnaît au départ, le par. 14(2) place le Canada dans la même situation juridique que la Couronne impériale, « mais pas en ce qui concerne toutes les obligations potentielles de la Couronne impériale pendant la période préconfédérative » (par. 163). Cependant, il paraît ensuite conclure de façon incongrue son raisonnement en affirmant ce qui suit :
L’obligation légale qui a été « imputée à Sa Majesté, ou aurait été imputée à celle ci » est devenue l’obligation du Canada lors de la Confédération et celle que le Canada, s’il avait été à la place de la colonie, aurait violée. [par. 164]
Le Tribunal revient sur le sujet plus loin en indiquant que la relation fiduciaire entre la colonie et la bande constituait une « obligation légale au sens du par 14(2) si les facteurs permettant de conclure à l’existence d’une obligation fiduciaire sont réunis » (par. 174). Or, il semble s’agir d’une réponse à l’argument du Canada selon lequel l’« obligation légale » visée au par. 14(2) ne peut s’entendre que d’une obligation d’origine purement législative, non d’une obligation fiduciaire (M.T., par. 161 et 175).

[187] Bref, le raisonnement que tient le Tribunal au sujet du par. 14(2) n’est pas clair. À supposer toutefois, comme la majorité, que le Tribunal interprète le par. 14(2) comme conférant au Canada toutes les obligations coloniales en ce qui concerne les revendications particulières visant la période préconfédérative, son interprétation est déraisonnable. Rappelons que le par. 14(2) crée un mécanisme d’application qui ne se déclenche que dans des circonstances bien circonscrites et qu’il ne peut à lui seul imposer quelque obligation au Canada. En effet, pour certains auteurs de doctrine, la [TRADUCTION] « soigneuse formulation » du par. 14(2) montrerait que le Canada n’a pas voulu, par son adoption, assumer la responsabilité pour toutes les revendications découlant d’actes de la Couronne impériale (P. Salembier et al., Modern First Nations Legislation Annotated (éd. 2016), p. 811). Ce point de vue selon lequel le législateur a voulu se soustraire à toute responsabilité concernant des matières qui relèvent de la compétence provinciale concorde en outre avec les déclarations du ministre des Affaires indiennes et du Développement du Nord lors des débats du Comité qui ont précédé l’adoption de la Loi sur le Tribunal des revendications particulières :
Bien que nous respections les compétences des provinces et des territoires, je suis conscient que les décisions du tribunal établissant que le Canada n’est pas le seul responsable des préjudices subis par la première nation requérante pourraient susciter des inquiétudes. Je tiens à préciser que, si la province ou le territoire n’a pas demandé à être partie en cause, le tribunal ne peut rendre de décision quant à sa responsabilité, auquel cas le tribunal ne statuera que sur la responsabilité du gouvernement fédéral. Toutefois, les premières nations pourront encore présenter leurs revendications aux provinces et aux territoires et, pour les régler, s’adresser aux tribunaux ou entreprendre un processus de négociation avec les parties concernées. [Je souligne.]
(Comité permanent des affaires autochtones et du développement du Grand Nord, Témoignages, no 12, 2e sess., 39e lég., 6 février 2008, p. 2 (l’hon. C. Strahl))

[188] Contrairement à cette intention soigneusement exprimée au par. 14(2), le fait que le Tribunal a mis le Canada « à la place de la colonie » pour les besoins des revendications au titre de l’al. 14(1)b) reviendrait effectivement à faire automatiquement du Canada le successeur de la colonie pour tous les actes susceptibles de fonder une revendication particulière. Bien que plusieurs intervenants appellent à une telle interprétation du par. 14(2), celle ci ne tient pas compte de son texte. Si le législateur avait voulu, comme paraît le supposer le Tribunal, que le Canada se rende débiteur de toutes les obligations de la colonie et sujet de toutes ses responsabilités en ce qui a trait aux revendications particulières, il lui aurait été facile de le prévoir expressément.

[189] Signalons également que le Tribunal ne fournit aucune justification de son affirmation péremptoire selon laquelle le Canada est, aux termes de la Loi, responsable de toute violation d’une obligation fiduciaire ou légale par la colonie (par. 164 et 245). Je n’écarte pas la possibilité d’invoquer à juste titre le par. 14(2) en l’espèce pour tenir le Canada responsable de l’omission de la colonie de protéger les établissements indiens, mais pour arriver à cette conclusion, le Tribunal devrait tenir compte des conditions préalables à l’imposition d’une telle responsabilité au Canada suivant le par. 14(2), dont je fais état précédemment. Une décision raisonnable doit « se justifier au regard des faits et du droit » (Dunsmuir, par. 47 (je souligne)).

[190] En outre, et sans oublier que le par. 14(2) ne peut s’appliquer en l’espèce que si les Conditions de l’adhésion confèrent quelque obligation ou responsabilité au Canada, il vaut la peine de rappeler que l’art. 13 de ces conditions n’oblige nullement le Canada à poursuivre l’application de la politique de la colonie au chapitre de la création de réserves. Cette disposition exige plutôt seulement qu’il adopte « une ligne de conduite aussi libérale » que celle suivie jusqu’ici par le gouvernement de la Colombie Britannique », ce qui comprend le transfert par la province, « de temps à autre », d’« étendues de terres ayant la superficie de celles que le gouvernement de la Colombie Britannique a, jusqu’à présent, affectées à cet objet », que le Canada devait dès lors conserver « au nom et pour le bénéfice des Sauvages ». Bien que l’énoncé « une ligne de conduite aussi libérale que celle suivie jusqu’ici par le gouvernement de la Colombie Britannique » suppose un certain degré de libéralité, il ne dénote pas (contrairement à ce que laisse entendre le Tribunal au par. 320 de ses motifs) l’engagement de poursuivre précisément l’application de la politique coloniale consistant à protéger contre la préemption des établissements indiens tels que les terres du village.

[191] Certes, au moment de l’adhésion, le Canada avait une obligation fiduciaire envers la bande quant à la mise de terres en réserve. Toutefois, cette obligation différait nettement, tant par sa teneur que par sa forme, de celle qui incombait à la colonie sous le régime de la Proclamation no 15, si bien qu’on ne saurait prétendre que l’obligation fiduciaire initiale de la colonie a été imputée au Canada au sens du par. 14(2).

[192] Ce point de vue repose sur deux considérations. Premièrement, je le répète, les obligations fiduciaires du Canada envers la bande concernant la création de réserves doivent être définies au regard de l’art. 13 des Conditions de l’adhésion, qui confère une certaine souplesse au Canada dans l’adoption de politiques en la matière. Il en est ainsi à cause des régimes constitutionnels mutuellement exclusifs en vertu desquels les obligations de la colonie et celles du Canada ont été contractées. Lorsque le gouverneur Douglas a adopté la Proclamation no 15 et qu’il s’est engagé à Cayoosh et Lytton à protéger les établissements indiens contre la préemption, il avait pleins pouvoirs pour mettre en œuvre cette politique puisqu’il [TRADUCTION] « exerçait un contrôle absolu sur l’administration de la colonie » (Tennant, p. 26). Cependant, après l’adhésion et comme le prévoit expressément l’art. 13, l’obligation du Canada de mettre des terres de côté en réserve ne pouvait être remplie qu’avec le concours de la province, car les terres appartenaient à la Couronne provinciale (Wewaykum par. 15 16). (Voilà peut être d’ailleurs ce que le Tribunal a lui même en tête lorsqu’il affirme que le Canada avait « assumé, dans une certaine mesure, l’engagement unilatéral pris antérieurement par la colonie ») (par. 320, je souligne). Dans la même veine, les deux obligations légales de la colonie qui fondent la revendication, conformément au libellé de l’al. 14(1)b), prennent leur source dans un texte législatif (en l’occurrence les dispositions de la Proclamation no 15 protégeant les établissements indiens contre la préemption) (M.T., par. 160 et 166). Le Tribunal omet de préciser comment on peut soutenir que ces obligations légales ont été imputées au Canada — dans la mesure où, après l’adhésion, les établissements indiens sont demeurés protégés contre la préemption par la loi provinciale (voir p. ex. la Land Act, 1875, c. 5, art. 3).

[193] Deuxièmement, pour passer à la seconde condition du par. 14(2), le Tribunal n’établit pas la responsabilité du Canada pour la violation dont la colonie s’est rendue coupable. À cet égard, les parties ont attiré l’attention du Tribunal sur les Conditions de l’adhésion et, en particulier, sur son article premier par lequel le Canada convient d’être « responsable des dettes et obligations de la Colombie Britannique existantes à l’époque de l’Union ». La bande a fait valoir que cette prise en charge englobait la responsabilité de la colonie découlant de son omission de protéger les terres du village contre la préemption (d.a., vol. XV, p. 3823 3824).

[194] Malheureusement, le Tribunal ne juge pas nécessaire de répondre à cet argument (par. 243 et 248). Il établit plutôt, comme je le signale aux par. 186 et 187, une équivalence entre les obligations et les responsabilités de la colonie avant l’adhésion et celles qui incombaient au Canada après celle ci. Et, je le répète, cette position est totalement indéfendable quelle que soit la norme de contrôle appliquée. Le Tribunal esquive ainsi le libellé clair et non équivoque de sa loi habilitante (malgré les observations instructives des parties sur le sujet).

[195] Je suis conscient que la norme de la décision raisonnable exige de faire preuve d’une « attention respectueuse aux motifs donnés ou qui pourraient être donnés à l’appui » de la décision du Tribunal (Dunsmuir, par. 48, citant D. Dyzenhaus, « The Politics of Deference: Judicial Review and Democracy », dans M. Taggart, dir., The Province of Administrative Law (1997), 279, p. 286). À mon sens, cependant, l’interprétation du par. 14(2) par le Tribunal dans ses motifs ne présente aucune des principales caractéristiques d’une décision raisonnable, soit la justification, la transparence et l’intelligibilité (Dunsmuir, par. 47). Pour autant que je sache, il s’agissait de la première occasion qui s’offrait au Tribunal pour interpréter le terme « Sa Majesté » dont la portée est étendue au par. 14(2). Son choix de s’en abstenir est particulièrement malheureux étant donné la fonction unique de cette disposition dans le règlement de revendications qui visent la période préconfédérative. Qui plus est, le texte de la disposition demeure à la fois le point de départ de l’entreprise d’interprétation législative et l’axe central de l’analyse qui s’impose (Rizzo & Rizzo Shoes Ltd. (Re), [1998] 1 R.C.S. 27, par. 21). Or, nulle explication claire n’est donnée de l’interprétation évidente du Tribunal selon laquelle le par. 14(2) « [fait] de la Couronne [. . .] une entité unique, continue et indivisible » (motifs de la majorité, par. 127). Cette lecture n’est aucunement étayée par le texte législatif effectivement retenu. Si l’objectif du législateur avait été d’imposer une telle responsabilité indifférenciée à « Sa Majesté », il aurait été aisé de rédiger la disposition en conséquence.

[196] En résumé, les motifs pour lesquels le Tribunal conclut que le Canada est responsable des violations de la colonie au regard du par. 14(2) ne trouvent ni appui, ni quelque fondement, dans le régime législatif qu’il est tenu d’appliquer. Sa décision est donc déraisonnable.

[197] Il est fort possible que, comprises et interprétées correctement, les Conditions de l’adhésion appuient effectivement les conclusions du Tribunal en ce qui a trait à la responsabilité du Canada suivant le par. 14(2). Or, les motifs du Tribunal ne permettent pas de tirer pareilles conclusions ni de les justifier. Ils ne devraient donc pas être décisifs sur ce point. Je suis d’avis de renvoyer le dossier au Tribunal afin qu’il décide si, d’après le par. 14(2), l’obligation légale violée ou la responsabilité découlant de sa violation a été imputée au Canada. Le Tribunal devrait alors se demander si, comme l’exige l’art. 13 des Conditions de l’adhésion, à l’égard des terres réservées aux Indiens, le Canada a poursuivi « une ligne de conduite aussi libérale que celles suivie [jusqu’à l’adhésion] par le gouvernement de la Colombie Britannique ».

[198] De plus, je prends acte des arguments soumis par les intervenants conjoints Cowichan Tribes, Stz’uminus First Nation, Penelakut Tribe et Halalt First Nation selon lesquels, à l’article premier des Conditions de l’adhésion, le Canada aurait accepté la responsabilité des violations existantes par la colonie de ses obligations fiduciaires, pour autant que ces violations puissent être assimilées aux « dettes et obligations de la Colombie Britannique existantes à l’époque de l’Union ». Sur ce point, l’intimée réplique que le libellé de l’article premier évoque uniquement la dette publique consignée au moment de l’adhésion (m.i., par. 127). Je le répète, le Tribunal a décidé de ne pas se pencher sur l’incidence de l’article premier. Renvoyer le dossier au Tribunal lui permettrait de décider si, par application de l’article premier des Conditions de l’adhésion, il est possible d’affirmer que le par. 14(2) impose une responsabilité au Canada du fait qu’une « responsabilité [. . .] découlant [de la violation d’une obligation légale] a été imputée à Sa Majesté ».
IV. Étoffement des motifs du Tribunal

[199] Bien qu’elle n’aille pas, dans ses motifs, jusqu’à admettre que l’interprétation donnée par le Tribunal au par. 14(2) est erronée, la majorité cherche à étoffer les motifs lacunaires du Tribunal sur ce paragraphe.

[200] Plus précisément, la majorité tente d’expliquer « [le sens] des propos du Tribunal lorsqu’il dit que le par. 14(2) vise l’obligation “que le Canada, s’il avait été à la place de la colonie, aurait violée” » (par. 118, citant les M.T., par. 164). Et on affirme que la solution à cette énigme se trouve dans la conclusion du Tribunal selon laquelle le Canada avait une obligation fiduciaire relativement aux terres du village quand il a exercé un pouvoir discrétionnaire à leur égard. Les juges majoritaires disent que tant le Canada que la colonie avaient « reconnu l’intérêt autochtone particulier de la bande » dans ces terres (par. 117). Cela signifie qu’à l’époque de l’Union, le Canada « exerçait [. . .] la fonction de fiduciaire » (par. 117). D’après cette approche, selon la majorité, « l’obligation fiduciaire qui “a été imputée” [. . .] [au] [. . .] Canada suivant le par. 14(2) correspond à l’obligation fiduciaire postconfédérative du Canada » (par. 119).

[201] Autrement dit, l’obligation fiduciaire sui generis qu’aurait eue le Canada et qu’il aurait violée après l’adhésion aux dires de la majorité fait maintenant double emploi : non seulement sert elle de fondement à la conclusion tirée en vertu de l’al. 14(1)c) selon laquelle le Canada a violé une obligation légale, mais elle permet automatiquement de conclure que le Canada est responsable de la violation, par la colonie, d’une obligation légale aux termes de l’al. 14(1)b) et du par. 14(2). Suivant cette conception du par. 14(2), la conclusion qu’il y a eu violation d’une obligation légale après l’adhésion au regard de l’al. 14(1)c) semble déterminante pour ce qui est de la responsabilité du Canada à l’égard aussi des violations précédant l’adhésion. Selon cette hypothèse, le législateur n’avait pas à se donner la peine d’adopter le par. 14(2) ou ce paragraphe est à tout le moins superflu lorsqu’on établit une violation connexe du Canada postérieure à l’adhésion.

[202] Les juges majoritaires affirment qu’il s’agit du « retour en arrière sur les obligations du Canada, dans une “optique” rétrospective, aux fins de discerner des obligations fiduciaires visées au par. 14(2) » (par. 129), une interprétation qu’ils qualifient de raisonnable car elle va dans le même sens que le point de vue des Autochtones sur la continuité des rapports fiduciaires avec Sa Majesté et la reconnaissance de plus en plus grande par le Canada de sa responsabilité de réparer les erreurs du passé. Tout cela est peut être vrai, mais aucun de ces éléments ne justifie le fait que le Tribunal écarte une disposition législative claire. La Constitution n’habilite pas plus le Tribunal que notre Cour à viser un résultat conforme à ses propres préférences en matière de politique générale en s’en tenant mordicus aux bribes de texte législatif qui lui plaisent sans tenir compte des bribes qui ne lui plaisent pas. Au moment d’interpréter une loi, il faut toujours se concentrer sur ce que le législateur a vraiment dit, et non sur ce qu’on aurait voulu qu’il dise ou sur ce qu’on prétend qu’il a dit (Williams c. Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2017 FCA 252, par. 48 50 (CanLII)).

[203] Il vaut donc la peine d’examiner les conditions auxquelles le législateur a assorties le sens élargi de « Sa Majesté » au par. 14(2). Une obligation légale de la Couronne impériale, ou sa responsabilité découlant de la violation d’une obligation de cette nature, peut faire l’objet d’une réclamation contre Sa Majesté dans la mesure où pareille obligation ou responsabilité a été imputée à Sa Majesté du chef du Canada. Bien que l’existence d’une obligation légale ou d’une responsabilité en découlant ait de l’importance en ce qu’elle soulève la question à trancher en appliquant le par. 14(2), elle n’est pas déterminante. Il faut tout de même démontrer que cette obligation légale ou responsabilité en découlant a été imputée d’une autre façon au Canada. On ne saurait répondre au fait que le Tribunal a éludé cette clé de voûte de l’imposition d’une responsabilité au Canada au titre du par. 14(2) en invoquant la présence des considérations qui mettent en jeu cette disposition. Tout ce que ces considérations font, c’est de soulever la question de savoir si le Canada est responsable de la violation dont la colonie s’est rendue coupable. Elles n’en fournissent pas la réponse.

[204] À l’instar des motifs du Tribunal, d’après leur véritable sens, la théorie du « retour en arrière dans une optique rétrospective » qu’avancent les juges majoritaires fait abstraction de l’intention du législateur exprimée dans le texte législatif applicable. En effet, loin de s’en tenir au libellé du par. 14(2), le Tribunal semble supposer qu’il est mal rédigé ou lacunaire (ou encore, comme le dit l’avocate de la bande, qu’il n’a pas été rédigé [TRADUCTION] « de façon très heureuse » (transcription p. 34)). Par contre, la Cour ne devrait pas emprunter cette avenue, mais tenir plutôt pour acquis que le législateur veut bien dire ce qu’il dit, tout particulièrement en l’espèce où le sens élargi du terme « Sa Majesté » au par. 14(2) n’est guère fortuit. La majorité fait d’ailleurs observer elle même (au par. 125) que ce libellé a vu le jour concomitamment avec l’abandon du terme « gouvernement fédéral » au profit du terme « Sa Majesté » dans la politique du Canada relative aux revendications particulières.

[205] En tout respect alors, la théorie de la majorité ne fournit aucune justification valable à la façon dont le Tribunal examine le par. 14(2). La théorie de la majorité n’offre pas non plus au Tribunal des repères clairs pour statuer sur les revendications dont il est saisi, que ce soit au chapitre de la teneur de cette obligation « projetée », de sa portée, de ses limites ou des mesures qui permettraient de s’en acquitter dans un cas donné. Elle n’explique pas non plus comment le Tribunal est censé appliquer l’al. 14(1)b) et le par. 14(2) lorsqu’il est impossible d’utiliser le raccourci législatif qu’inventent les juges majoritaires via leur théorie du « retour en arrière dans une optique rétrospective », autrement dit lorsqu’une responsabilité directe n’a pas été imposée de manière fortuite au Canada pour violation d’une obligation légale connexe suivant l’al. 14(1)c).

[206] Les juges majoritaires affirment cependant que leur théorie du « retour en arrière dans une optique rétrospective » « prend [. . .] appui sur [les motifs du Tribunal] » (par. 116). Or, en tout respect, ces motifs ne renvoient pas même de loin à la théorie en question. Toujours selon les juges majoritaires, ce raisonnement est étayé par les arrêts Nowegijick c. La Reine, [1983] 1 R.C.S. 29, et Mitchell c. Bande indienne Peguis, [1990] 2 R.C.S. 85. Cependant, et toujours avec égards, ils citent des passages sur la résolution de l’ambiguïté d’un texte et les définitions non concluantes d’une loi respectivement, alors qu’aucun de ces problèmes ne se pose en l’espèce. Le droit canadien n’appuie nullement la théorie du « retour en arrière dans une optique rétrospective » avancée par les juges majoritaires, comme le précisent notre Cour, toutes les autres cours de justice et le législateur. En fait, ce dernier a prévu le contraire. À mon avis, les juges majoritaires font bien davantage qu’« étoffer » les motifs du Tribunal, et ce, malgré la mise en garde de la Cour dans Alberta (Information and Privacy Commissioner) c. Alberta Teachers’ Association, 2011 CSC 61, [2011] 3 R.C.S. 654, contre le fait « de reformuler la décision en substituant à l’analyse qu’elle juge déraisonnable sa propre justification du résultat » (par. 54, citant Petro Canada c. Workers’ Compensation Board (B.C.), 2009 BCCA 396, 276 B.C.A.C. 135, par. 56). Autrement dit, les juges majoritaires font ce contre quoi la Cour vient tout juste de mettre en garde dans l’arrêt Delta Air Lines c. Lukács, 2018 CSC 2, par. 27, en « rempla[çant] les motifs d’organismes administratifs par les leurs, [si bien que] le résultat des décisions administratives devien[t] la seule considération » (par. 27 (je souligne)).

[207] Ces mises en garde sont empreintes d’une grande sagesse. Le contrôle judiciaire n’a pas pour objet de redonner artificiellement vie à une décision. Malgré toute la prudence dont doit faire preuve la cour de révision avant d’arriver à une telle conclusion, il arrive parfois que les motifs de décision du délégataire prévu par la loi soient vraiment insoutenables, quelle que soit la norme applicable. La présente affaire constitue l’un de ces cas. Les motifs pour lesquels le Tribunal conclut que le Canada est responsable au sens de l’al. 14(1)b) pour les violations de la colonie ne se prêtent tout simplement pas à l’étoffement judiciaire, et la Cour ne doit pas tenter malgré tout de les étoffer en faisant valoir que, si on y regarde bien, on verra ce qui n’est pas vraiment là.

[208] J’ajoute ceci. Le processus des revendications particulières est le fruit de consultations approfondies et complexes ainsi que d’une loi rédigée avec soin. Pour cette seule raison, la Cour ne devrait pas laisser le Tribunal déformer les règles fondamentales de ce projet d’envergure. Certes, on doit accorder une « attention respectueuse » aux motifs du Tribunal, mais également à la directive donnée avec soin par le législateur.

[209] Les enjeux dans le cas présent sont toutefois encore plus élevés. Il est difficile de surestimer l’importance de l’issue du pourvoi pour le projet de réconciliation en cours entre l’État canadien et les peuples autochtones, ainsi que de réparation des fautes du passé. C’est particulièrement le cas en Colombie Britannique vu que les questions examinées par le Tribunal touchent au cœur de l’accord constitutionnel que constatent les Conditions de l’adhésion. Les droits — et les obligations, qui sont tout aussi importantes, y compris, j’insiste, celles dont l’exécution pourraient aujourd’hui revêtir une importance centrale dans l’accomplissement de la réconciliation en Colombie Britannique — y sont répartis et constitutionnalisés d’un commun accord entre la Colombie Britannique et le Canada. Les motifs du Tribunal ainsi que la théorie douteuse sur le plan juridique et non étayée par des sources au moyen de laquelle les juges majoritaires tentent de ranimer ces motifs font abstraction de ce partage constitutionnel des obligations et, de ce fait, risquent de mettre à mal cet accord.

V. Réparation

[210] J’estime (1) que la conclusion du Tribunal selon laquelle la colonie a violé son obligation légale au sens de l’al. 14(1)b) de la Loi sur le Tribunal des revendications particulières est raisonnable, (2) que sa conclusion voulant que le Canada ait violé une obligation légale au sens de l’al. 14(1)c) après l’adhésion est déraisonnable et (3) que la manière dont le Tribunal a décidé, sur le fondement du par. 14(2), si le Canada est responsable ou non de la violation dont s’est rendue coupable la colonie est déraisonnable.

[211] Partant, je suis d’avis, à l’instar de la Cour d’appel fédérale, de rejeter la revendication présentée par la bande en vertu de l’al. 14(1)c). Toutefois, je ne rendrais pas la même ordonnance en ce qui a trait à la revendication fondée sur l’al. 14(1)b). En tout respect, il était prématuré de conclure que l’attribution de terres en 1881 a remédié au manquement de la colonie à son obligation fiduciaire. La mesure dans laquelle cette attribution a véritablement eu pour effet d’atténuer le manquement dépend des éléments de preuve que les parties auraient pu produire, ainsi que des conclusions de fait que le Tribunal aurait pu tirer à l’étape de la détermination de l’indemnité. La Cour d’appel fédérale a eu tort de préjuger la question en l’absence de tels éléments de preuve et conclusions factuelles.

[212] Bien entendu, la question de savoir si la revendication fondée sur l’al. 14(1)b) peut passer ou non à l’étape de l’indemnisation dépend de celle de savoir si, en l’espèce, Sa Majesté du chef du Canada est visée par le sens élargi du terme « Sa Majesté » figurant au par. 14(2). Puisqu’il omet de se prononcer sur les observations concernant l’article premier des Conditions de l’adhésion, ainsi que de tenir dûment compte de l’art. 13, le Tribunal n’examine pas suffisamment ce point. Je suis donc d’avis de lui renvoyer l’affaire afin qu’il décide si, suivant le par. 14(2), l’obligation légale violée ou la responsabilité découlant de cette violation a été imputée au Canada. En ce qui concerne l’art. 13, il lui faudrait alors se demander si le Canada a omis de poursuivre relativement aux terres de réserve une ligne de conduite aussi libérale que celle suivie par la Colombie Britannique avant l’adhésion. En ce qui concerne l’article premier, le Tribunal devrait se demander si le manquement de la colonie à son obligation fiduciaire envers la bande constituait une « dette » ou une « obligation » de la Colombie Britannique existante à l’époque de l’Union. Si la bande a gain de cause dans l’un ou l’autre cas, le dossier peut alors passer à l’étape de la détermination de l’indemnité.

VI. Résumé

[213] Voici en résumé la décision que je rendrais.

1. La norme de contrôle applicable à la décision du Tribunal des revendications particulières est celle de la raisonnabilité, sauf lorsqu’il s’agit de l’interprétation des Conditions de l’adhésion, auquel cas la norme est celle de la décision correcte.

2. Pour avoir gain de cause en l’espèce, la bande doit établir le bien fondé d’une revendication fondée sur l’al. 14(1)c) ou, à défaut, sur l’al. 14(1)b) de la Loi sur le Tribunal des revendications particulières.

3. L’alinéa 14(1)c) dispose qu’il peut y avoir revendication par une première nation pour « la violation d’une obligation légale de Sa Majesté découlant de la fourniture ou de la non fourniture de terres d’une réserve — notamment un engagement unilatéral donnant lieu à une obligation fiduciaire légale — ou de l’administration par Sa Majesté de terres d’une réserve, ou de l’administration par elle de l’argent des Indiens ou de tout autre élément d’actif de la première nation ».
• En l’espèce, la conclusion du Tribunal voulant que, après l’adhésion, le Canada ait violé une obligation légale au sens de l’al. 14(1)c) est déraisonnable.
o La conclusion selon laquelle le Canada a manqué à son obligation fiduciaire ad hoc de faire preuve de loyauté absolue envers la bande du fait de l’application de l’art. 13 des Conditions de l’adhésion est inconciliable avec l’arrêt Wewaykum de la Cour.
o En outre, la conclusion selon laquelle le Canada a manqué à son obligation fiduciaire sui generis d’attribuer les terres du village pour la création d’une réserve n’est étayée ni par le dossier ni justifiée par les autres conclusions du Tribunal.
o Qui plus est, la conclusion du Tribunal fait abstraction de la limitation des pouvoirs du Canada dans les Conditions de l’adhésion (comparativement au caractère absolu des pouvoirs de la colonie).

4. L’alinéa 14(1)(b) dispose qu’il peut y avoir revendication par une première nation pour « la violation d’une obligation légale de Sa Majesté découlant de la Loi sur les Indiens ou de tout autre texte législatif — relatif aux Indiens ou aux terres réservées pour les Indiens — du Canada ou d’une colonie de la Grande Bretagne dont au moins une portion fait maintenant partie du Canada ».

5. La responsabilité de la Couronne fédérale vis à vis des revendications présentées en application du par. 14(1) et visant des faits antérieurs à l’adhésion de la Colombie Britannique à la Confédération canadienne est prévue au par. 14(2). Cette dernière disposition renferme
• un mécanisme d’application,
• qui oblige le Canada à répondre des actes de la Couronne impériale,
• lorsqu’il a acquis une responsabilité à l’égard d’une obligation se rapportant aux Indiens ou aux terres réservées pour eux.

6. Décider si le Canada a acquis une telle responsabilité en l’espèce exige que l’on analyse l’article premier et l’art. 13 des Conditions de l’adhésion, ce que le Tribunal ne fait pas convenablement dans le cas de l’art. 13 et pas du tout dans le cas de l’article premier.

7. Même si le Tribunal conclut raisonnablement que la colonie a manqué à son obligation fiduciaire sui generis envers la bande de mettre de côté en réserve les terres du village, sa conclusion voulant que le Canada soit responsable de cette violation suivant l’al. 14(1)b) est déraisonnable. Elle ne tient pas compte de la condition que prévoit le par. 14(2) pour que le Canada soit ainsi responsable, à savoir que l’obligation de la colonie de mettre de côté en réserve les terres du village ait été « imputée à Sa Majesté du chef du Canada ».

8. En tout respect, je ne vois pas dans la théorie du « retour en arrière dans une optique rétrospective » avancée par les juges majoritaires en matière d’obligation légale des éléments susceptibles d’étoffer convenablement les motifs du Tribunal. Je ne souscris pas non plus à leur supposition que cette théorie rend d’une façon ou d’une autre le sens qu’il faut prêter à la justification inexistante du Tribunal pour sa conclusion relative à l’application du par. 14(2). Je ne souscris pas non plus à cette théorie sur le fond.

9. L’affaire devrait être renvoyée au Tribunal afin qu’il décide si, pour l’application du par. 14(2), l’obligation légale ou la responsabilité découlant de sa violation a été imputée au Canada. Il lui faudra donc se demander
• si, en ce qui concerne les terres de réserve, le Canada a poursuivi une ligne de conduite aussi libérale que celle suivie par la Colombie Britannique avant l’adhésion (conformément aux obligations qui incombent au Canada suivant l’art. 13 des Conditions de l’adhésion) et
• si la violation par la colonie de son obligation fiduciaire envers la bande constitue une « dette » ou une « obligation » de la Colombie Britannique existante à l’époque de l’Union (au sens de l’article premier des Conditions de l’adhésion).

ANNEXE
Dispositions de la Loi sur le Tribunal des revendications particulières, L.C. 2008, c. 22 sur le bien fondé de la revendication et sur l’indemnisation

Revendications admissibles

14 (1) Sous réserve des articles 15 et 16, la première nation peut saisir le Tribunal d’une revendication fondée sur l’un ou l’autre des faits ci après en vue d’être indemnisée des pertes en résultant :
a) l’inexécution d’une obligation légale de Sa Majesté liée à la fourniture d’une terre ou de tout autre élément d’actif en vertu d’un traité ou de tout autre accord conclu entre la première nation et Sa Majesté;
b) la violation d’une obligation légale de Sa Majesté découlant de la Loi sur les Indiens ou de tout autre texte législatif — relatif aux Indiens ou aux terres réservées pour les Indiens — du Canada ou d’une colonie de la Grande Bretagne dont au moins une portion fait maintenant partie du Canada;
c) la violation d’une obligation légale de Sa Majesté découlant de la fourniture ou de la non fourniture de terres d’une réserve — notamment un engagement unilatéral donnant lieu à une obligation fiduciaire légale — ou de l’administration par Sa Majesté de terres d’une réserve, ou de l’administration par elle de l’argent des Indiens ou de tout autre élément d’actif de la première nation;
d) la location ou la disposition, sans droit, par Sa Majesté, de terres d’une réserve;
e) l’absence de compensation adéquate pour la prise ou l’endommagement, en vertu d’un pouvoir légal, de terres d’une réserve par Sa Majesté ou un organisme fédéral;
f) la fraude, de la part d’un employé ou mandataire de Sa Majesté, relativement à l’acquisition, à la location ou à la disposition de terres d’une réserve.
Période préconfédérative — obligation

(2) Pour l’application des alinéas (1)a) à c) à l’égard d’une obligation légale qui devait être exécutée sur un territoire situé à l’intérieur des limites actuelles du Canada avant l’entrée de ce territoire au sein du Canada, la mention de Sa Majesté vaut également mention du souverain de la Grande Bretagne et de ses colonies, dans la mesure où cette obligation, ou toute responsabilité en découlant, a été imputée à Sa Majesté, ou aurait été imputée à celle ci n’eût été les règles ou théories qui ont eu pour effet de limiter un recours ou de prescrire des droits contre elle en raison de l’écoulement du temps ou d’un retard.
Période préconfédérative — location ou disposition

(3) Pour l’application de l’alinéa (1)d) à l’égard de la location ou de la disposition, sans droit, de terres d’une réserve se trouvant sur un territoire situé à l’intérieur des limites actuelles du Canada avant l’entrée de ce territoire au sein du Canada, la mention de Sa Majesté vaut également mention du souverain de la Grande Bretagne et de ses colonies, dans la mesure où toute responsabilité découlant de la location ou de la disposition a été imputée à Sa Majesté ou aurait été imputée à celle ci n’eût été les règles ou théories qui ont eu pour effet de limiter un recours ou de prescrire des droits contre elle en raison de l’écoulement du temps ou d’un retard.
Période préconfédérative — autres cas

(4) Pour l’application des alinéas (1)e) et f) à l’égard de terres d’une réserve se trouvant sur un territoire situé à l’intérieur des limites actuelles du Canada, la mention de Sa Majesté vaut également mention du souverain de la Grande Bretagne et de ses colonies pour la période antérieure à l’entrée de ce territoire au sein du Canada.
Conditions et limites à l’égard des décisions sur l’indemnité

20 (1) Lorsqu’il statue sur l’indemnité relative à une revendication particulière, le Tribunal :
a) ne peut accorder qu’une indemnité pécuniaire;
b) malgré toute autre disposition du présent paragraphe, ne peut accorder une indemnité totale supérieure à cent cinquante millions de dollars;
c) sous réserve des autres dispositions de la présente loi, accorde une indemnité qu’il estime juste, pour les pertes en cause, en fonction des principes d’indemnisation sur lesquels se fondent les tribunaux judiciaires;
d) ne peut accorder :
(i) de dommages intérêts exemplaires ou punitifs,
(ii) d’indemnité pour un dommage autre que pécuniaire, notamment un dommage sur le plan culturel ou spirituel;
e) dans le cas où le revendicateur a établi que certaines terres de réserve ont été prises par autorisation légale et qu’une indemnité inadéquate lui a été accordée en échange, accorde une indemnité, égale à la valeur marchande de ces terres au moment où elles ont été prises ajustée à la valeur actuelle des pertes conformément aux principes juridiques appliqués par les tribunaux judiciaires;
f) dans le cas où le revendicateur a établi que certaines terres de réserve ont été endommagées par autorisation légale et qu’une indemnité inadéquate lui a été accordée à cet égard, accorde une indemnité, égale à la valeur des dommages subis ajustée à la valeur actuelle des pertes conformément aux principes juridiques appliqués par les tribunaux judiciaires;
g) dans le cas où le revendicateur a établi que les terres visées par la revendication n’ont jamais été cédées légalement, ou autrement prises par autorisation légale, accorde une indemnité, égale à la valeur marchande actuelle de ces terres, sans égard aux améliorations qui ont pu y être apportées entre temps;
h) dans le cas où le revendicateur a établi qu’il a perdu l’usage des terres visées à l’alinéa g), accorde une indemnité, égale à la valeur de la perte de cet usage ajustée à la valeur actuelle des pertes conformément aux principes juridiques appliqués par les tribunaux judiciaires;
i) dans le cas où il estime qu’un tiers est, en tout ou en partie, à l’origine des faits ou pertes mentionnés au paragraphe 14(1), n’accorde une indemnité à la charge de Sa Majesté que dans la mesure où ces pertes sont attribuables à la faute de celle ci.
Précision

(2) Il demeure entendu que le Tribunal peut prendre en compte, pour le versement de l’indemnité visée au paragraphe (1), les pertes relatives aux activités susceptibles d’être exercées de façon continue et variable, notamment les activités liées aux droits de récolte.
Déduction

(3) Le Tribunal déduit de l’indemnité calculée au titre du paragraphe (1) la valeur de tout avantage — ajustée à sa valeur actuelle conformément aux principes juridiques appliqués par les tribunaux judiciaires — reçu par le revendicateur à l’égard de l’objet de la revendication particulière.
Indemnité maximale unique pour les revendications connexes

(4) Pour l’application de l’alinéa (1)b), sont considérées comme une seule revendication:
a) les revendications particulières présentées par le même revendicateur et fondées essentiellement sur les mêmes faits;
b) les revendications particulières présentées par des revendicateurs différents, fondées essentiellement sur les mêmes faits et portant sur les mêmes éléments d’actif.
Répartition de l’indemnité

(5) Pour l’application de l’alinéa (4)b), le Tribunal répartit équitablement entre les revendicateurs l’indemnité totale accordée.
Indemnité à la charge de la province

(6) S’il estime qu’une province qui a la qualité de partie est, en tout ou en partie, à l’origine des faits ou des pertes mentionnés au paragraphe 14(1), le Tribunal peut accorder une indemnité à la charge de la province dans la mesure où ces pertes sont attribuables à la faute de celle ci.

Disposition illégale

21 (1) Si une indemnité est accordée sous le régime de la présente loi en raison de la disposition illégale de tous les droits et intérêts du revendicateur sur des terres, sans que ces droits et intérêts lui aient jamais été restitués, tous ces droits et intérêts sont abandonnés, sans préjudice de son droit de poursuivre une province non partie à l’instance pour le même motif.
Disposition illégale

(2) Si une indemnité est accordée sous le régime de la présente loi en raison de la disposition illégale d’une partie des droits ou intérêts du revendicateur sur des terres de réserve, les personnes qui, si la disposition avait été légale, auraient eu cette partie des droits ou intérêts sont réputées l’avoir eue.

Avis aux tiers

22 (1) Lorsqu’il estime qu’une décision peut avoir des répercussions importantes sur les intérêts d’une province, d’une première nation ou d’une personne, le Tribunal en avise les intéressés. Les parties peuvent présenter leurs observations sur l’identité des intéressés.
Défaut d’avis

(2) Le défaut d’avis n’invalide pas les décisions du Tribunal.
Réserve

23 (1) Le Tribunal n’a compétence à l’égard d’une province que si celle ci est partie à la revendication particulière.
Qualité de partie obligatoire : province

(2) Si Sa Majesté allègue que les pertes à l’origine de la revendication particulière sont imputables, en tout ou en partie, à la province avisée au titre du paragraphe 22(1), le Tribunal accorde à celle ci la qualité de partie, à condition qu’elle lui ait confirmé par écrit qu’elle a pris les mesures nécessaires pour être liée par les décisions du Tribunal.
Qualité de partie facultative : province

(3) Si Sa Majesté n’allègue pas que les pertes à l’origine de la revendication particulière sont imputables à la province avisée au titre du paragraphe 22(1), le Tribunal peut, sur demande, s’il le juge indiqué, accorder à celle ci la qualité de partie, à condition qu’elle lui ait confirmé par écrit qu’elle a pris les mesures nécessaires pour être liée par les décisions du Tribunal.

Pourvoi accueilli avec dépens, les juges CÔTÉ et ROWE sont dissidents en partie et la juge en chef MCLACHLIN et le juge BROWN sont dissidents.
Procureurs de l’appelante : Mandell Pinder, Vancouver.
Procureur de l’intimée : Procureur général du Canada, Saskatoon.
Procureurs de l’intervenant le Tribunal des revendications particulières : Cavalluzzo Shilton McIntyre Cornish, Toronto; Tribunal des revendications particulières, Ottawa.
Procureurs de l’intervenante Assembly of Manitoba Chiefs : Olthuis, Kleer, Townshend, Toronto.
Procureurs de l’intervenante Federation of Sovereign Indigenous Nations : Westaway Law Group, Ottawa.
Procureurs de l’intervenante Indigenous Bar Association in Canada : Nahwegahbow, Corbiere, Rama, Ontario.
Procureurs de l’intervenante l’Assemblée des Premières Nations : Assemblée des Premières Nations, Ottawa, Nahwegahbow, Corbiere, Rama, Ontario.
Procureurs des intervenants Union of British Columbia Indian Chiefs, Nlaka’pamux Nation Tribal Council, Stó:lō Nation, Stó:lō Tribal Council et Carrier Sekani Tribal Council : Mandell Pinder, Vancouver.


Association des cours judiciaires suprmes francophones
Organisation internationale de la francophonie
Juricaf est un projet de l'AHJUCAF, l'association des Cours suprêmes judiciaires francophones. Il est soutenu par l'Organisation Internationale de la Francophonie. Juricaf est un projet de l'AHJUCAF, l'association des Cours suprêmes judiciaires francophones. Il est soutenu par l'Organisation Internationale de la Francophonie.
Logo iall 2012 website award