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21/01/1974 | CANADA | N°[1975]_1_R.C.S._566

Canada | Stewart et al. c. Routhier, [1975] 1 R.C.S. 566 (21 janvier 1974)


Cour suprême du Canada

Stewart et al. c. Routhier, [1975] 1 R.C.S. 566

Date: 1974-01-22

Janet Elizabeth Stewart, administratrice de la succession de Judy Ellen Kim

et

Janet Elizabeth Stewart, administratrice de la succession de Han Young Kim

et

Anthony Young Kim, un mineur représenté par sa représentante ad litem, Janet Elizabeth Stewart Appelants;

et

Charles Routhier et Antoinette Routhier Intimés.

1973: le 9 octobre; 1974: le 22 janvier.

Présents: Les Juges Ritchie, Spence, Pigeon, Laskin et Dickson.

EN

APPEL DE LA DIVISION D’APPEL DE LA COUR SUPRÊME DU NOUVEAU-BRUNSWICK

Cour suprême du Canada

Stewart et al. c. Routhier, [1975] 1 R.C.S. 566

Date: 1974-01-22

Janet Elizabeth Stewart, administratrice de la succession de Judy Ellen Kim

et

Janet Elizabeth Stewart, administratrice de la succession de Han Young Kim

et

Anthony Young Kim, un mineur représenté par sa représentante ad litem, Janet Elizabeth Stewart Appelants;

et

Charles Routhier et Antoinette Routhier Intimés.

1973: le 9 octobre; 1974: le 22 janvier.

Présents: Les Juges Ritchie, Spence, Pigeon, Laskin et Dickson.

EN APPEL DE LA DIVISION D’APPEL DE LA COUR SUPRÊME DU NOUVEAU-BRUNSWICK


Synthèse
Référence neutre : [1975] 1 R.C.S. 566 ?
Date de la décision : 21/01/1974
Sens de l'arrêt : Le pourvoi doit être accueilli

Analyses

Négligence - Responsabilité de l’occupant - Passage à niveau privé - Danger exceptionnel - Critère de diligence de la part du propriétaire du motel - Route d’accès au motel.

Feu Han Young Kim se rendait en voiture de London (Ontario) à Halifax (Nouvelle‑Écosse) avec sa femme, son fils mineur et son beau-frère. Vers 7h30 du matin, le 25 juin 1969, il a décidé d’utiliser les services du motel des intimés et a laissé la grande route pour s’engager dans le chemin privé conduisant au motel. La voiture dans laquelle Kim et ses passagers voyageaient circulait sur le chemin privé à une vitesse réduite. A l’endroit où la ligne de voie ferrée principale Moncton — Montréal traversait le chemin, une locomotive a heurté le coin arrière de la voiture, le conducteur Han Young Kim a été tué instantanément, sa femme Judy Ellen Kim est morte moins d’une heure après l’accident, l’enfant a été gravement blessé et le beau-frère a reçu des blessures plutôt légères. Les panneaux érigés pour prévenir les automobilistes du passage à niveau étaient soit mal placés soit cachés par le feuillage et ne donnaient pas un avertissement suffisant du danger exceptionnel que représentait ce passage à niveau d’une ligne principale.

Arrêt (Le Juge Ritchie étant dissident): Le pourvoi doit être accueilli.

[Page 567]

Les Juges Spence, Pigeon, Laskin et Dickson: L’occupant a manqué à son devoir de donner un avertissement suffisant d’un danger très exceptionnel et est par conséquent responsable. Charles Routhier était le locataire du passage à niveau privé et le jugement doit être contre lui seulement. Le conducteur de la voiture a été négligent en omettant de faire un arrêt complet avant de s’engager dans le passage à niveau et dans les circonstances 25 pour cent de la responsabilité est imputée au conducteur et 75 pour cent à l’occupant.

Le Juge Ritchie dissident: À mon avis c’est le défaut du conducteur du véhicule, après qu’il a eu la connaissance effective de la présence du passage à niveau, de s’arrêter qui a été la cause de la collision. Je ne puis déceler aucune erreur de principe ou interprétation manifestement erronée de la preuve qui permettrait de déroger à la pratique générale de cette Cour de ne pas modifier les conclusions concordantes sur les faits de deux cours provinciales.

[Arrêts mentionnés: Indermaur v. Dames (1866), L.R. 1 C.P. 274 conf. (1867), L.R. 2 C.P. 311; Morton v. William Dixon, Ltd., [1909] S.C. 807; Paris v. Stetney Borough Council, [1951] 1 All E.R. 42; Noddin c. Laskey, [1956] R.C.S. 577.]

POURVOI à l’encontre d’un arrêt de la Division d’appel de la Cour suprême du Nouveau-Brunswick[1] confirmant en partie un jugement du Juge Pichette rejetant une action en dommages-intérêts, le juge Ritchie étant dissident.

E.A. Cherniak et M.P. Downs, pour les appelants.

J.E. Murphy, c.r., et H.B. Trites, c.r., pour les intimés.

Le jugement des Juges Spence, Pigeon, Laskin et Dickson a été rendu par

LE JUGE RITCHIE (dissident) — Il s’agit d’un pourvoi interjeté à l’encontre d’un arrêt de la Division d’appel de la Cour suprême du Nouveau-Brunswick qui a confirmé un jugement rendu en première instance par M. le Juge Pichette et rejeté l’action des appelants découlant d’une collision entre une automobile Volkswagen appartenant à feu Han Young Kim et conduite par ce dernier et un train de marchandises du C.N., qui s’est produite à 7 h 45, le 25 juin 1969, à un point où la ligne de chemin de

[Page 568]

fer croise un chemin privé conduisant à un motel appartenant aux intimés et exploité par ces derniers, près de New Mills dans le comté de Restigouche (Nouveau-Brunswick). Monsieur Kim a été tué dans l’accident, son épouse est décédée peu de temps après à cause des blessures qu’elle avait subies, leur enfant mineur a subi des blessures graves et John Coe, le seul autre passager, a été moins gravement blessé.

Le chemin privé en question a environ 18 pieds de large et s’étend de la route principale (No 11) sur une distance de 525 pieds jusqu’au motel des intimés.

A un point situé à 125 pieds des voies ferrées, il y avait, du côté est de la route, un panneau que les intimés avaient installé et qui portait l’inscription [TRADUCTION] «PASSAGE À NIVEAU». La hauteur de ce panneau est quelque peu controversée mais il ne fait aucun doute qu’il était installé à un point, ou immédiatement avant un point, où il y a une courbe vers la gauche en direction ouest suivie d’une pente de 15 pieds de dénivellation jusqu’au passage à niveau. John Coe, le seul survivant de l’accident à l’exception de l’enfant mineur, a témoigné qu’au moment où l’automobile a commencé à descendre cette pente, Kim avait réduit la vitesse à 10 milles à l’heure et a continué de ralentir jusqu’à s’arrêter presque complètement lorsqu’il a atteint la voie ferrée. Son témoignage est le suivant:

[TRADUCTION] Q. Savez-vous quelle était votre vitesse au haut de la côte?

R. Je dirais qu’elle était inférieure à 10 m.p.h.

Q. Quand avez-vous aperçu la voie ferrée et le passage à niveau pour la première fois?

R. Quand nous étions sur la voie ferrée c’était la première fois que je les apercevait — que nous étions sur les rails.

Et, plus tard, en réponse à une question posée par le juge de première instance:

[TRADUCTION] Q. Le conducteur de la voiture a-t-il fait un arrêt complet ou a-t-il hésité sur le passage à niveau, ou a-t-il tout simplement continué?

[Page 569]

R. Je dirais que quand la partie avant de la voiture s’est trouvée sur le passage à niveau nous étions presque complètement arrêtés, mais pas tout à fait; notre vitesse se situait peut-être entre 1 et 5 m.p.h. En aucun temps il n’a fait un arrêt complet. D’autre part, la vitesse a en fait varié du haut de la côte jusqu’au bas; nous allions plus vite au haut de la côte; il doit avoir appliqué les freins ou relâché l’accélérateur, parce que nous avons commencé à ralentir.

L’état de la route entre le haut de la côte et le passage à niveau est décrit dans les motifs de jugement rédigés par M. le Juge Hugues au nom de la Division d’appel, dans les termes suivants:

[TRADUCTION] A l’endroit du panneau, le chemin tourne brusquement vers la gauche et descend une pente de 15 degrés sur une distance d’environ 114 pieds pour ensuite continuer sur un plan horizontal sur une distance de 10 pieds jusqu’à ce qu’il traverse un passage à niveau privé sur la ligne principale de la Compagnie des chemins de fer nationaux du Canada, qui va de Campbellton à Moncton. Entre la courbe du chemin et un point situé à de 40 à 50 pieds du passage à niveau, le chemin longe un talus sur lequel des buissons, des broussailles et quelques arbres cachent dans une certaine mesure le passage à niveau aux conducteurs. A 15 ou 20 pieds au sud du passage à niveau, il y avait un autre panneau installé sur le côté est du chemin faisant face au sud et qui portait l’inscription [TRADUCTION] «PASSAGE À NIVEAU PRIVÉ LES PERSONNES TRAVERSANT CE PASSAGE À NIVEAU LE FONT A LEURS PROPRES RISQUES». Ce panneau était installé et entretenu par la Compagnie des chemins de fer nationaux du Canada mais, à cause des intempéries, il est pour le moins douteux qu’il ait été clairement lisible à une distance de plus de 50 pieds. Une liasse de photographies prises le jour de l’accident par Gordon E. Campbell, un agent de réclamation de la compagnie de chemin de fer, d’un point situé à 37 pieds au sud du passage à niveau, indiquent qu’on pouvait voir la voie ferrée à partir de là sur une distance de 700 à 800 pieds de voie en direction est.

Les appelants ont prétendu que, le matin en question, la visibilité était si mauvaise qu’il était difficile de voir les panneaux et qu’un automobiliste qui approchait ne pouvait voir la voie ferrée. A cet égard, j’ai été très fortement influencé par la conclusion tirée par le savant

[Page 570]

juge de première instance, qui n’a pas été modifiée en appel et qui se lit comme suit:

[TRADUCTION] Les avocats des demandeurs ont aussi allégué que la visibilité était mauvaise le matin de l’accident. Dans pareil cas, ce serait une raison de plus pour que feu Han Young Kim arrête au passage à niveau avant de tenter de le franchir. Mais je ne suis pas convaincu que la visibilité était si mauvaise. «Il avait plu la veille mais non — c’était nuageux mais il ne pleuvait pas: c’était plutôt sombre mais il faisait jour». Philip LeBlanc, qui était aide-mécanicien sur le train, a témoigné que, comme ils approchaient du passage à niveau Bonaventure, il a vu le véhicle qui devait finalement être impliqué dans l’accident, que lorsqu’il aperçu ce véhicule pour la première fois celui-ci se trouvait à environ cent pieds du passage à niveau, et que le frein d’urgence a été immédiatement actionné… Ainsi, à mon avis, la visibilité n’a rien eu à voir avec l’accident.

Les avocats des demandeurs ont aussi allégué qu’il y avait un manque de visibilité vers l’est à cause d’un talus surmonté de buissons et d’herbes. Voilà une autre raison pour laquelle feu Han Young Kim aurait dû être plus prudent. Mais je ne suis pas convaincu que le passage était un passage à niveau dérobé à la vue, comme les avocats des demandeurs veulent me le faire conclure.

Il est tout à fait vrai que la voie ferrée à l’est du passage à niveau était cachée à la vue sur une certaine distance de chemin par un talus surmonté de buissons, jusqu’à ce qu’une voiture s’approchant de la voie ferrée ait atteint un point situé à environ 37 pieds de la voie ferrée, et que la vue qui s’offrait à M. LeBlanc n’était pas obstruée par ce talus vu la hauteur de la locomotive. La preuve que le savant juge de première instance a retenue me semble toutefois établir que lorsque M. Kim est arrivé au panneau qui était au haut de la côte, il a commencé à ralentir jusqu’à ce que son véhicule s’arrête presque complètement avant d’atteindre les rails, et que lorsque le train s’est approché du passage à niveau M. Kim a accéléré, dans l’espoir de traverser avant que le train ne le frappe. Ce fait ressort clairement du témoignage de Coe:

[TRADUCTION] Q. Quand vous avez vu le train, que s’est-il passé à partir de ce moment?

[Page 571]

R. Mon beau-frère a accéléré, je suppose donc qu’il a vu le train lui aussi, et nous avions presque franchi la voie ferrée quand le train nous a heurtés.

Il faut se rappeler qu’au moment où la voiture de Kim descendait la côte à une vitesse de 5 à 10 milles à l’heure, le train de marchandises approchait de l’est à une vitesse de 50 à 55 milles à l’heure avec ses phares allumés et en faisant retentir sa sirène et sonner sa cloche et que, sur une distance d’au moins 37 pieds avant le passage à niveau, la voie ferrée était clairement visible vers l’est sur une distance d’au moins 600 pieds de voie. Je suis d’accord avec le savant juge de première instance quand il dit au sujet de M. Coe:

[TRADUCTION] Il est presque impossible de croire que ce témoin n’a pas entendu la cloche ni la sirène de la locomotive diesel, qui fonctionnaient toutes deux avant que le train n’arrive au passage à niveau.

Il convient de signaler aussi que bien qu’il ait été établi que le motel était achalandé et que de nombreux clients empruntaient le chemin au cours des mois d’été, la preuve n’indique qu’un seul autre accident survenu au passage à niveau.

Je suis toutefois d’accord avec le savant juge de première instance et la Division d’appel que Han Young Kim et son groupe étaient des invités (invitees) et que les intimés avaient l’obligation de les avertir contre tout danger exceptionnel qu’ils pouvaient courir sur ce chemin privé. Je pense aussi que le passage à niveau au pied de la côte pouvait bien être considéré comme un danger exceptionnel pour quiconque circulait à une vitesse rendant l’arrêt difficile entre le moment où on le voyait pour la première fois et le moment où on l’atteignait, mais pour un conducteur comme Kim, qui avait déjà ralenti à 10 milles à l’heure en dépassant le panneau qui se trouvait au haut de la côte, il n’y avait aucune difficulté ou danger semblable. Dans les circonstances de l’espèce, je ne crois pas qu’on ait établi qu’une insuffisance quelconque du panneau installé juste au sud de la côte a causé l’accident ou y a contribué, car, qu’il ait ou non vu le panneau, Kim a réduit sa vitesse au point

[Page 572]

qu’il a eu la connaissance effective de la présence du passage à niveau à temps pour arrêter sans difficulté avant de s’y engager et, par conséquent, le résultat escompté par la pose du panneau s’est trouvé en fin de compte atteint. A l’instar du savant juge de première instance, je ne suis pas convaincu que les appelants se sont libérés du fardeau qu’ils ont assumé dans les plaidoiries écrites, soit de prouver par une prépondérance de la preuve qu’il y a eu un rapport de cause à effet entre le défaut d’avertir suffisamment et l’accident.

Puisque Han Young Kim a été tué, personne ne peut dire si c’est la présence du panneau «PASSAGE À NIVEAU» ou la vue qu’il avait de ce passage à niveau du haut de la côte qui lui a fait réduire sa vitesse, mais il doit y avoir eu une raison à sa dimunition sensible de vitesse entre le moment où il a dépassé le panneau et le moment où il a atteint les rails.

Dans les motifs de jugement qu’il a rédigés dans la présente affaire, mon collègue le Juge Spence reconnaît que Kim pouvait voir distinctement le passage à niveau à temps pour arrêter sa voiture avant de s’y engager, et qu’un panneau, placé là pour être vu, avait été installé par le C.N. sur le côté est du chemin à environ 10 ou 15 pieds du passage, panneau sur lequel on disait que ceux qui utilisaient le passage à niveau le faisaient à leurs propres risques. Mon collègue le Juge Spence est d’avis d’attribuer 25 pour cent de la faute au conducteur parce que celui-ci n’a pas arrêté plus tôt; je pense que les divergences majeures entre nous sont, (i), que je ne suis pas prêt à modifier la conclusion du juge de première instance selon laquelle «la visibilité n’a rien eu à voir avec l’accident», et, (ii), qu’à mon avis, ce qui a causé la collision, ce n’est pas l’état du panneau mais le fait que Kim n’a pas arrêté après qu’il a eu la connaissance effective de la présence du passage à niveau. S’il s’était arrêté et avait regardé à sa droite avant de s’engager sur le passage à niveau, il aurait inévitablement vu un train qui s’approchait à 50 milles à l’heure en faisant sonner sa cloche et entendre son sifflet. Il n’y a aucun élément de preuve indiquant que Kim n’a pas vu

[Page 573]

le panneau, et ses actes au moment où il est parvenu au haut de la côte indiquent fortement qu’il estimait souhaitable de ralentir. Le fait qu’il ait accéléré quand il a atteint la voie ferrée, afin de la franchir avant l’arrivée du train, reste inexpliqué.

Bien que je me rende compte que le savant juge de première instance a fondé sa décision dans une large mesure sur les photographies prises sur les lieux le lendemain de l’accident, et que je reconnaisse que les déductions à être tirées de ces photographies peuvent être aussi bien appréciées par une cour d’appel que par une cour de première instance, je crois qu’il est néanmoins très clair que M. le Juge Pichette a été fortement influencé par l’impression défavorable qu’il s’est faite de certains témoins des appelants et, en particulier, du témoignage fourni par le témoin Coe relativement à la question de la visibilité. L’énoncé de Lord Sumner dans S.S. Hontestroom v. S.S. Sagaporack[2], approuvé par cette Cour dans Prudential Trust Co. Ltd. c. Forseth[3], à la p. 216, me semble s’appliquer particulièrement à la présente affaire; il dit, aux pp. 47 et 48:

[TRADUCTION] Si son appréciation de l’homme forme une partie substantielle des motifs de son jugement, les conclusions du juge de première instance sur les faits, d’après ce que je comprends des décisions, doivent être laissées intactes.

Voir aussi Semanczuk c. Semanczyk[4], à la p. 667.

Dans la présente affaire, la Division d’appel n’a modifié aucune des conclusions du juge de première instance, et je ne puis déceler aucune erreur de principe ou interprétation manifestement erronée de la preuve qui permettrait de déroger à la pratique générale de cette Cour de ne pas modifier des conclusions concordantes sur les faits de deux cours provinciales.

Pour tous ces motifs, et avec le plus grand respect pour ceux dont l’avis peut être différent, je rejetterais le pourvoi avec dépens.

[Page 574]

LE JUGE SPENCE — Il s’agit d’un pourvoi interjeté à l’encontre d’un arrêt de la Division d’appel de la Cour suprême du Nouveau-Brunswick prononcé le 9 mars 1972. Dans son arrêt, la Division d’appel a rejeté un appel du jugement du Juge Pichette prononcé le 21 décembre 1971. Le savant juge de première instance avait rejeté l’action de la demanderesse sur chacune des trois qualités en lesquelles elle s’était portée demanderesse mais il avait fixé le montant des dommages-intérêts dans l’éventualité d’une décision autre en appel.

Bien que l’avis d’appel à la Division d’appel demande une augmentation des dommages‑intérêts fixés par le savant juge de première instance, les motifs de jugement de la Division d’appel ne font pas mention du montant réclamé, et, dans leur factum déposé en cette Cour, les appelants déclarent que le pourvoi n’a pour seul objet que la question de la responsabilité.

Feu Han Young Kim, un professeur à l’Université Western Ontario, à London (Ontario), conduisait une fourgonnette Volkswagen de London à Halifax, ayant été embauché pour donner un cours d’été à l’Université Dalhousie. L’accompagnaient comme passagers son épouse, feu Judy Ellen Kim, son fils mineur, Anthony Young Kim, qui était né le 5 décembre 1967, et son beau-frère John Coe, alors âgé de dix-sept ans et six mois.

Le 29 juin 1969 au matin, ils ont quitté le Mack’s Motel, près de Dalhousie (Nouveau‑Brunswick), un peu avant 7 h 30. Feu Mme Kim avait été indisposée au cours de la nuit et ils avaient pensé qu’elle se sentirait mieux et qu’ils gagneraient du temps s’ils partaient immédiatement pour Halifax et prenaient le petit déjeuner plus tard. Feu Han Young Kim a emprunté la route 11 en direction est et, arrivé à un point situé à l’est de Dalhousie, à environ 7 h 40, il a aperçu deux enseignes, dont la plus grande, orientée vers l’est, ne pouvait donc pas être lue; elle portait l’indication [TRADUCTION] «MOTEL BONAVENTURE, CABINES, SALLE À MANGER», ainsi qu’une flèche portant les mots «500 pieds» et pointant vers le

[Page 575]

nord. Il y avait aussi, sur le côté sud de la route une enseigne qui faisait face à l’ouest et qui pouvait évidemment être lue par les occupants de la fourgonnette. Cette enseigne n’y est plus mais le défendeur Routhier a admis qu’elle portait l’indication [TRADUCTION] «LA SALLE À MANGER OUVRE À 8 HEURES DE L’AVANT-MIDI», ou quelque chose du genre.

Feu Han Young Kim a immédiatement tourné à gauche dans le chemin indiqué par ces enseignes et il s’est dirigé vers le nord sur ce chemin de gravier dont la largeur était d’environ 13 pieds. Il est arrivé, à environ 390 pieds au nord de la route 11, à un point où il y a une courbe assez raide vers la gauche. Il s’est engagé dans cette courbe et a continué en descendant une pente d’environ quinze degrés qui allait à une voie ferrée. Il a descendu la pente à une vitesse maximum de dix milles à l’heure et quand il a atteint la voie ferrée, sa vitesse se situait entre un et cinq milles à l’heure; bref, une vitesse très réduite. Je résume ici le témoignage dudit John Coe qui était assis du côté droit sur le siège avant; feu Madame Kim était assise juste à l’arrière de John Coe, et le petit Anthony était à sa gauche.

Lorsque les roues avant du véhicule ont touché les rails de la voie ferrée, Coe, pour la première fois, s’est aperçu qu’une locomotive fonçait sur eux en venant de l’est. Il semble que feu Han Young Kim ait observé la même chose au même instant, car il a tenté d’accélérer mais la locomotive a heurté le coin arrière droit de la fourgonnette. Le choc a évidemment été terrible, la fourgonnette a été presque démolie. Feu Han Young Kim a été tué instantanément, feu Judy Ellen Kim a subi des blessures qui ont entraîné sa mort moins d’une heure après l’accident, l’enfant a été très gravement blessé et John Coe a subi des blessures plutôt légères.

Le Motel Bonaventure où le groupe désirait prendre le petit déjeuner appartenait au défendeur Charles Routhier et à son épouse Antoinette Routhier; c’était une affaire qu’ils exploitaient depuis 1957. Routhier était propriétaire du terrain et détenait, sous bail, un droit de

[Page 576]

passage sur les voies ferrées du Canadien National. Il est évident que les Routhier, leurs employés, les fournisseurs et tous les clients qui se rendaient à leur motel pour manger et se loger devaient nécessairement franchir ce passage à niveau privé pour se rendre aux bâtiments qui composaient le motel. L’établissement était une entreprise d’envergure et les défendeurs ont tous deux admis qu’à plusieurs reprises plus de cinquante personnes y ont passé la nuit, et qu’en plus de ces visiteurs, ils servaient souvent à dîner à cinquante personnes ou plus lors de réceptions, de sorte que le chemin, bien que ce fût un chemin privé, doit être considéré comme un chemin assez achalandé. Il en est de même de la voie ferrée du C.N.

Au procès, on a longuement débattu la question du nombre de trains qui franchissaient ce passage à niveau privé et je crois que la preuve nous permet de dire qu’un minimum de quatre trains à passagers et quatre trains à marchandises l’ont franchi au cours de la journée. La voie ferrée était la voie principale d’Halifax et Moncton à Montréal.

Le chemin privé de treize pieds de large recouvert de gravier traversait un terrain inculte à partir de la grand-route; il y avait quelques clairières mais la majeure partie était fortement boisée. Un conducteur allant vers le nord ne pouvait être averti pour la première fois de l’existence du passage à niveau qu’à l’endroit même où, dans la courbe, du côté droit du chemin, s’érigeait un panneau. Ce panneau à fond blanc portait en lettres rouges l’inscription [TRADUCTION] «PASSAGE À NIVEAU». Je devrai plus loin parler encore beaucoup de ce panneau. Comme il arrondissait son virage dans le chemin privé, le conducteur faisait face au Motel Bonaventure, qui se trouvait à quelque deux cents pieds plus au nord et qui s’étendait juste en travers de son champ de vision. L’immeuble était peint en blanc et bordé de rouge et tous les témoins sont d’accord qu’il offrait une vue des plus attrayantes. A environ 124 pieds en avant du conducteur, au moment où il arrondissait son virage, la voie ferrée traversait le

[Page 577]

chemin privé. A l’époque de l’accident, il y avait un talus et des broussailles le long du côté droit du chemin privé. Le témoin Campbell, qui a été l’agent de réclamation du Canadien National, a pris des photographies, auxquelles nous nous reporterons plus loin, le jour même de l’accident, et a été d’accord que le talus le long du côté droit du chemin privé avait environ quatre pieds de haut, qu’il se terminait à un point situé à environ 42 pieds au sud du rail sud de la voie ferrée et que, sur le dessus du talus, il y avait des framboisiers et des jeunes aulnes d’une hauteur d’environ trois pieds. Par conséquent, il était impossible pour un conducteur roulant vers le nord de voir le long de la voie ferrée avant d’atteindre un point situé à environ 42 pieds au sud de la voie ferrée.

Le conducteur descendant la pente vers le nord pouvait, bien entendu, facilement apercevoir le passage à niveau et quelques pieds de rail de chaque côté du passage. A quelque distance au sud de la voie ferrée et toujours du côté est du chemin, à dix ou quinze pieds de la voie ferrée à peu près, il y avait un panneau du Canadien National portant une inscription qui disait que le passage à niveau était un passage à niveau privé et que les personnes qui le franchissaient le faisaient à leurs propres risques. Le panneau était blanc et les lettres noires avait été altérées par les intempéries de sorte qu’il était difficile de lire l’inscription à plus de quinze pieds.

Le panneau que j’ai mentionné et qui porte l’inscription «PASSAGE À NIVEAU» revêt une importance critique. En fait, je serais porté à dire que ce panneau est l’élément le plus important de la preuve.

Le témoin Campbell, je l’ai dit, a, en sa qualité d’agent de réclamation du C.N., pris de nombreuses photographies le jour même de l’accident, et ces photographies ont été produites par les défendeurs au procès. Dans ses motifs de jugement, le savant juge de première instance a déclaré qu’il préférait ces photographies, pièces D.1 à D.11, à celles produites par les demandeurs parce que la preuve attestant de ces dernières n’avait pas été régulière et qu’on ne

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savait pas au juste quand elles avaient été prises. Je suis disposé moi aussi à me servir des pièces D.1 à D.11 prises par le témoin Campbell et identifiées par lui, mais je devrai me reporter à quelques photographies produites par les demandeurs, lesquelles, selon le témoignage de G. Craft, un agent de réclamation de Campbellton (Nouveau-Brunswick), ont été prises en juillet 1970, plus d’un an après l’accident.

Les pièces D.1, D.2 et D.3 déposées par Campbell montrent clairement le panneau «PASSAGE À NIVEAU» qui était placé dans la courbe. Au cours de l’interrogatoire principal mené par l’avocat de la défense, on n’a pas demandé à Campbell la hauteur de ce panneau par rapport au niveau de la route, mais, en contre-interrogatoire, il a été sérieusement interrogé sur la hauteur à laquelle était fixé un panneau semblable au moment du procès en mai 1971. Il a été incapable de se rappeler du panneau qu’il avait vu le matin même du procès, et également incapable de dire qu’il était maintenant à quelque six pieds et demi ou sept pieds du sol. On lui a montré de nombreuses photographies prises par le témoin Craft, les pièces P. 12(1) et (2) en particulier, et il a convenu que le même panneau indiqué sur la photographie semblait être beaucoup plus haut que le panneau qu’il avait photographié dans ses pièces D.1, D.2 et D.3.

M. Donald J. Olson, frère de la défunte Judy Ellen Kim, a examiné le panneau le 27 juin, deuxième jour après l’accident, au milieu de l’avant-midi, et il dit que sa hauteur exacte était de 26 pouces à partir du sol.

Un autre témoin des demandeurs, Mme Button, qui demeurait dans la région voisine de Dalhousie, a déclaré que le panneau [TRADUCTION] «n’avait pas quatre pieds de haut». Ce témoin dit également que le panneau était partiellement caché par les framboisiers et le savant juge de première instance a rejeté son témoignage en déclarant [TRADUCTION] «je n’ajoute tout simplement pas foi à son témoignage».

[Page 579]

Le défendeur Routhier a été contre-interrogé avec soin au sujet de ce panneau «PASSAGE À NIVEAU». Il a reconnu, [TRADUCTION] «je me rappelle avoir enté le poteau parce que le bas était pourri». Et à la question, [TRADUCTION], «l’avez-vous enté pour qu’il soit plus haut?», il a répondu, «je ne me rappelle pas si c’était moi ou mon beau-frère, je me souviens avoir dit que le poteau était branlant et devait être enté.» Et quand on lui a demandé «et quand vous l’avez enté vous l’avez fait plus long?», il a répondu «je ne me souviens pas l’avoir fait moi-même.»

Q. Et bien, qui l’a fait?

R. Ce pourrait être mon beau-frère. J’ai un bon nombre d’employés. Je ne puis dire qui a fait le travail.

Q. Vous avez entendu le témoignage de M. Campbell, il est sorti cet après-midi, qu’auparavant ce poteau mesurait environ deux pieds et demi à partir du sol et il est maintenant beaucoup plus haut?

R. Je suis d’accord. Je l’ai enté.

Bien que l’avocat semble avoir mal rapporté le témoignage de Campbell, l’aveu du défendeur confirme les témoignages d’autres témoins, celui d’Oison en particulier, selon lesquels le panneau, qui était seulement à 26 pouces au-dessus du sol, se trouve maintenant à environ 6 pieds et demi ou 7 pieds au-dessus du sol. Relativement à ces distances, le savant juge de première instance semble avoir adopté un compromis en décrivant le panneau comme étant «à environ trois ou quatre pieds du sol indiquant un passage à niveau». Je signale que les pièces D.2 et D.3 nous montrent clairement que la longueur du poteau sur lequel était fixé le panneau ne pouvait être une indication de la distance entre le panneau et le niveau du chemin car le poteau était de toute évidence placé dans le fossé plutôt que sur le bord est du chemin et je crois que ces deux pièces, D.2 et D.3, produites qu’elles ont été par le témoin de la défense Campbell, corroborent pleinement le témoignage de M. Olson selon lequel ce panneau des plus importants n’était fixé qu’à 26 pouces au-dessus du niveau du sol le matin où feu Han Young Kim a emprunté ce chemin.

[Page 580]

J’ai commenté assez longuement la preuve relative aux changements de position et de hauteur du panneau «PASSAGE À NIVEAU» non parce que je considère pareil changement de position comme une preuve tendant à établir que l’installation du panneau dans sa position originale était un acte de négligence de la part du défendeur Routhier mais plutôt parce que je veux expliquer ce qu’a été, à mon avis, la principale appréciation erronée de la preuve commise par le savant juge de première instance, qui l’a induit en erreur lorsqu’il a conclu que le défendeur n’avait pas failli à l’obligation à laquelle il était tenu envers les invités (invitees) à son établissement.

Les conditions atmosphériques qui prévalaient le matin de l’accident ont été décrites par M. Coe comme suit:

[TRADUCTION] Il avait plu la veille mais non — c’était nuageux et il ne pleuvait pas; c’était plutôt sombre mais il faisait jour.

Je suis d’avis qu’il faut se représenter l’approche de feu Han Young Kim et de sa famille vers le motel ce matin-là. Le défendeur, en tant qu’exploitant du motel, était tenu de prévoir que des clients arriveraient au motel par un temps pareil et par un chemin bordé de feuillages, vu la saison. Kim, roulant sur le chemin privé en direction nord, ne pouvait manquer de noter que le chemin se recourbait vers la gauche. Comme le fait voir la Pièce D.1, sa visibilité était nulle au delà de la courbe et la prudence lui dictait donc de conduire en serrant le plus possible le côté droit du chemin étroit. Conduisant une fourgonnette Volkswagen, il était assis assez haut et regardait évidemment à sa gauche de manière à prendre le virage sans danger. Dans les circonstances, un panneau fixé à seulement deux pieds et deux pouces au-dessus du niveau de la route, du côté droit de la route, échapperait facilement à l’attention.

La photographie D.2 indique les abords de cette courbe sur ce chemin étroit. Au premier plan de la photographie, D.2, il y a un gros buisson du côté droit du chemin à une courte distance au sud du panneau «PASSAGE À NIVEAU». Il fallait s’attendre que Kim, con-

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duisant son véhicule vers le nord, serre le côté droit de la route, et que ce buisson cache le panneau.

Il ne fait aucun doute que la position de feu Han Young Kim et de sa famille était celle d’invités. Les deux défendeurs ont convenu que les enseignes au point d’entrée du chemin privé et de la route 11 y avait été placées pour inviter le public à utiliser les services du motel et que Kim et son groupe étaient en train d’accepter cette invitation et d’utiliser ces services.

L’accident s’est produit presque à 7 h 40 exactement et, suivant l’enseigne et suivant la preuve, les défendeurs offraient de servir des repas à partir de 8 heures.

Le savant juge de première instance a fait sien l’énoncé souvent cité du Juge Willes dans l’arrêt Indermaur v. Dames[5], à la p. 288, énoncé qui a fait autorité:

[TRADUCTION] La catégorie à laquelle appartient le client comprend des personnes qui viennent non pas comme simples volontaires, ou simples autorisés (licencees), ou simples hôtes, ou simples serviteurs ou personnes dont l’emploi en est un pour lequel le danger peut être considéré comme accepté de part et d’autre, mais des personnes qui viennent pour des affaires concernant l’occupant et sur invitation, expresse ou implicite, de ce dernier. Et relativement à ce genre de visiteur du moins, nous considérons comme établi en droit que ce dernier, en exerçant une diligence raisonnable pour assurer sa propre sécurité, a le droit de s’attendre à ce que l’occupant exerce également une diligence raisonnable pour prévenir un préjudice occasionné par un danger exceptionnel qu’il connaît ou devrait connaître; et, lorsqu’il y a preuve de négligence, la question de savoir si pareille diligence raisonnable a été exercée au moyen d’un avis, d’un éclairage, d’une surveillance suffisante, ou autrement, et s’il y a eu négligence contributive de la part de la personne lésée, doit être déterminée par un jury comme une question de fait.

Je commenterai plus loin la question de savoir si Kim a exercé une diligence raisonnable pour assurer sa propre sécurité, mais je ferai remar-

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quer qu’il avait «le droit de s’attendre à ce que l’occupant exerce également une diligence raisonnable pour prévenir un préjudice occasionné par un danger exceptionnel». Au lieu que son attente se réalise, Kim a tourné à gauche plutôt brusquement sur un chemin de gravier étroit qui, à partir de là, descendait en pente de 15 degrés jusqu’à neuf pieds et demi des rails de la voie ferrée et le seul avis de la présence de cette voie ferrée était un panneau fixé à 26 pouces du sol du côté droit juste dans la courbe et placé de telle façon qu’il est difficile de comprendre comment il aurait pu l’apercevoir ce matin-là, et ensuite un panneau parfaitement inutile installé tout près des rails. En descendant la côte, Kim faisait face à un motel qui se dressait en travers de son champ de vision, un bâtiment des plus attrayants d’un blanc éclatant et bordé de rouge. Entre le motel et lui-même, le chemin de fer traversait le chemin privé.

On a demandé au témoin Coe qui prenait place sur le siège avant à côté de Kim:

[TRADUCTION] Q. Jusqu’à quel point les rails étaient-ils visibles ce matin-là?

R. Ils n’étaient pas visibles du tout, je ne crois pas, en me basant sur le fait que je suis retourné à cet endroit depuis l’accident et que je les ai vus au cours d’une journée complètement différente, on a pu voir le passage à niveau du haut de la colline par une journée claire et à une différente période de l’année, aucun feuillage ni autre chose ne cachant la vue du passage à niveau lui-même. Par contre, ce matin-là, je crois que le passage à niveau se confondait si bien avec le paysage qu’il échappait presque complètement à l’attention.

(J’ai mis ces mots en italiques)

Il faut se rappeler que lorsque Kim descendait cette côte, il y avait à sa droite, c’est-à-dire, à l’est, le côté d’où le train est arrivé, et jusqu’à 42 pieds des rails un talus de quatre pieds surmonté de trois pieds de broussailles. Je crois que le fait de ne pas avoir donné un avertissement suffisant de ce concours de circonstances, qui étaient toutes sous le contrôle des défendeurs, était en deçà de l’exercice d’une diligence raisonnable pour prévenir un préjudice occasionné par un danger exceptionnel.

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Une grande partie de l’interrogatoire a porté sur l’omission d’ajouter d’autres avertissements, comme un panneau d’arrêt à la voie ferrée ou une barrière obligeant l’automobiliste à s’arrêter et à ouvrir la barrière avant de traverser la voie ferrée.

Dans ses motifs rédigés au nom de la Cour d’appel, le Juge d’appel Hughes a fait sien l’énoncé de Lord Dunedin dans Morton v. William Dixon, Ltd.[6], qui a aussi été retenu par la Chambre des Lords dans Paris v. Stepney Borough Council[7], et repris par le Juge Rand dans cette Cour dans l’arrêt Noddin v. Laskey[8], à la p. 585. Telle que formulée par Lord Dunedin, la règle s’énonce comme suit:

[TRADUCTION] Lorsque la négligence de l’employeur est ce que j’appellerai une faute par omission, elle doit absolument, selon moi, être prouvée d’une des deux façons suivantes: soit en établissant que la chose qu’il a omis de faire, est communément faite par d’autres dans des circonstances comparables; soit en établissant qu’elle est si évidemment indispensable, que n’importe qui serait insensé de la négliger.

L’application de cette règle à la présente affaire est difficile parce qu’il n’y a absolument aucune preuve quant à la présence ou à l’absence de panneaux d’arrêt à des passages à niveau privés, mais, à mon avis, il est si évident que d’autres panneaux d’avertissement étaient nécessaires ou qu’il fallait améliorer considérablement les panneaux d’avertissement existants, qu’il était insensé de négliger de les fournir. Un panneau hexagonal à fond rouge avec l’inscription «STOP» en lettres blanches en gros caractères est aujourd’hui une indication presque universelle d’un ordre qu’un automobiliste doit s’arrêter avant de passer. Il est certain que pareil panneau n’aurait légalement aucun effet obligatoire sur l’automobiliste se dirigeant vers le nord sur ce chemin privé mais, inévitablement, sa réaction serait de s’arrêter. Cependant, un panneau d’arrêt n’était pas le seul moyen. Si le panneau «PASSAGE À NIVEAU» fixé à 26 pouces l’avait été à environ six pieds au-dessus

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du niveau de la route et avait peut-être été plus expressif, son efficacité aurait été plus grande de beaucoup. Il faut se rappeler qu’il ne s’agissait pas d’une voie de garage inutilisée ou très rarement utilisée. Il s’agissait de la voie principale du C.N. d’Halifax à Montréal.

Après une étude très minutieuse de toute la preuve, je suis convaincu que lorsque Kim s’est dirigé vers le nord sur ce chemin privé, il faisait face à un danger des plus exceptionnels et qu’aucune diligence raisonnable pour prévenir le préjudice n’avait été exercée par l’occupant. La demanderesse Janet Elizabeth Stewart doit donc obtenir gain de cause contre le défendeur Charles Routhier.

Par un avis de requête, les défendeurs ont’ amendé leur défense en ajoutant le paragraphe 14 qui se lit comme suit:

[TRADUCTION] 14. Les défendeurs invoquent subsidiairement les dispositions du Contributory Negligence Act.

Le savant juge de première instance a fait droit à cet avis de requête au procès.

Le Contributory Negligence Act de la province du Nouveau-Brunswick est le chapitre 16 des statuts du Nouveau-Brunswick, 1961-62. Le par. (1) de l’art. 1 de cette loi prévoit:

[TRADUCTION] 1. (1) Si, par la faute de deux personnes ou plus, un préjudice ou une perte est causé à une ou plusieurs d’entre elles, l’obligation de réparer le préjudice ou la perte est proportionnelle à l’importance de la faute de chacune d’elles, mais si, compte tenu de toutes les circonstances de l’affaire, il n’est pas possible d’établir l’importance de la faute de chacune, la responsabilité doit être répartie également.

Pour appliquer cet article, je reviens à l’étude de la preuve.

Pour les motifs que j’ai exposés plus haut, je ne suis pas d’avis que feu Han Young Kim pourrait être accusé de négligence pour ce qu’il a fait jusqu’au moment où il est sorti de la courbe vers la gauche en dépassant le panneau «PASSAGE À NIVEAU». A partir de là, Kim s’est dirigé vers le nord en descendant la pente de 15 degrés à une vitesse que son passager du siège avant, Coe, a décrite comme ne dépassant

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pas dix milles à l’heure, vitesse qui a diminué jusqu’à ce qu’il y ait, au moment où les roues avant du véhicule ont effectivement touché les rails, un arrêt presque complet. La vue qui s’offrait à Kim lorsqu’il descendait lentement cette pente est exactement décrite dans la photographie produite sous la cote D.3. Il est vrai qu’au niveau de ses yeux et exactement en travers de son champ de vision se dressait l’attrayant motel rouge et blanc, mais le passage à niveau se trouvait presque à mi-chemin entre ce motel et sa position du moment. Bien que presque inutile comme avertissement de la nature privée du passage à niveau, c’était néanmoins une indication visible que le passage à niveau était là. Vu qu’il longeait un talus du côté est du chemin, seulement quelques pieds de rail à l’est et à l’ouest du plancher de bois du passage à niveau étaient visibles lorsqu’il a atteint un point situé à environ 42 pieds au sud du passage à niveau, mais ces quelques pieds de rail étaient bel et bien visibles et sa vitesse était tellement réduite qu’il aurait pu facilement faire un arrêt complet au sud du rail sud. Au lieu de cela, il a engagé son véhicule sur ces rails à une vitesse très réduite. Coe, son passager du siège avant, n’a aperçu la locomotive qui fonçait sur eux que quand elle a été à 60 pieds d’eux, et il semble d’après l’accélération imprimée par Kim, laquelle Coe a remarquée, que Kim n’a aperçu la locomotive qu’au même instant.

Dans les circonstances, je suis d’avis qu’il faut imputer une négligence contributive à Kim. On est tenté d’appliquer les dispositions du paragraphe et de conclure qu’il n’est pas possible d’établir l’importance relative des fautes, et donc qu’il faut répartir la responsabilité également. Cependant, la présence continue de circonstances de danger exceptionnel quand Kim s’est dirigé vers le nord sur le chemin privé, et ensuite l’apparition soudaine du passage à niveau comme trait plutôt vague et imperceptible du paysage situé immédiatement au‑dessous du joli motel, me frappent tellement que je crois qu’il serait juste de conclure que l’occupant est responsable à concurrence de 75 pour cent et Kim à concurrence de seulement 25 pour cent.

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Les demandeurs ont poursuivi les deux défendeurs Charles Routhier et Antoinette Routhier comme occupants des lieux du motel mais une ordonnance du Juge Barry a permis aux défendeurs d’amender le paragraphe 2 de la défense et de faire valoir dans leur défense que le défendeur Charles Routhier était le propriétaire et occupant. Les demandeurs ont lié contestation avec cette défense et ont ajouté que le défendeur Charles Routhier était locataire du passage à niveau privé. Je suis donc d’avis que jugement ne doit être prononcé que contre Charles Routhier et que l’action doit être rejetée sans dépens contre la défenderesse Antoinette Routhier.

Je suis donc d’avis d’accueillir le pourvoi et de modifier le jugement de première instance comme suit:

A Janet Elizabeth Stewart, administratrice des successions de Judy Ellen Kim et de Han Young Kim, le défendeur Charles Routhier devra verser 75 pour cent ($2,994.11) du montant de $3,992.15 fixé par le savant juge de première instance pour les dommages-intérêts spéciaux.

A Anthony Young Kim, poursuivant par l’entremise de sa représentante ad litem, Janet Elizabeth Stewart, le défendeur Charles Routhier devra verser 75 pour cent ($4,500) du montant de $6,000 fixé par le savant juge de première instance pour les dommages-intérêts généraux.

Janet Elizabeth Stewart a droit à des dommages-intérêts en vertu des dispositions du Fatal Accidents Act contre le défendeur Charles Routhier; il lui est adjugé $30,000, soit 75 pour cent du montant de $40,000 représentant, selon le savant juge de première instance, le préjudice évaluable sous le régime de cette loi-là.

Les appelants ont droit à leurs dépens contre le défendeur Charles Routhier en cette Cour, en première instance, et en Division d’appel.

Appel accueilli avec dépens, le JUGE RITCHIE était dissident.

Procureurs des appelants: Gilbert, McGloan, Gillis, Jones & Church, Saint John.

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Procureurs des intimés: Murphy, Murphy & Mollins,

[1] (1972), 4 N.B.R. (2d) 332.

[2] [1927] A.C. 37.

[3] [1960] R.C.S. 210.

[4] [1955] R.C.S. 658.

[5] (1866), L.R. 1. C.P. 274.

[6] [1909] S.C. 807.

[7] [1951] 1 All E.R. 42.

[8] [1956] R.C.S. 577.


Parties
Demandeurs : Stewart et al.
Défendeurs : Routhier
Proposition de citation de la décision: Stewart et al. c. Routhier, [1975] 1 R.C.S. 566 (21 janvier 1974)


Origine de la décision
Date de l'import : 06/04/2012
Identifiant URN:LEX : urn:lex;ca;cour.supreme;arret;1974-01-21;.1975..1.r.c.s..566 ?
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