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21/02/1985 | CANADA | N°[1985]_1_R.C.S._54

Canada | Scotsburn Co-Op. Services c. W.T. Goodwin Ltd., [1985] 1 R.C.S. 54 (21 février 1985)


Scotsburn Co-op Services c. W. T. Goodwin Ltd., [1985] 1 R.C.S. 54

Scotsburn Co‑operative Services Limited Appelante;

et

W. T. Goodwin Limited Intimée.

No du greffe: 17255.

1984: 12 mars; 1985: 21 février.

Présents: Les juges Dickson, Estey, McIntyre, Lamer et Wilson.

en appel de la cour d'appel de la nouvelle‑écosse

POURVOI contre un arrêt de la Cour d'appel de la Nouvelle‑Écosse (1982), 53 N.S.R. (2d) 642, 109 A.P.R. 642, qui a accueilli l'appel interjeté contre le jugement du juge Hallett. Pourvoi rejeté, les juges Estey

et Lamer sont dissidents.

Douglas A. Caldwell et Suzan Frazer, pour l'appelante.

David Miller, pour l'intim...

Scotsburn Co-op Services c. W. T. Goodwin Ltd., [1985] 1 R.C.S. 54

Scotsburn Co‑operative Services Limited Appelante;

et

W. T. Goodwin Limited Intimée.

No du greffe: 17255.

1984: 12 mars; 1985: 21 février.

Présents: Les juges Dickson, Estey, McIntyre, Lamer et Wilson.

en appel de la cour d'appel de la nouvelle‑écosse

POURVOI contre un arrêt de la Cour d'appel de la Nouvelle‑Écosse (1982), 53 N.S.R. (2d) 642, 109 A.P.R. 642, qui a accueilli l'appel interjeté contre le jugement du juge Hallett. Pourvoi rejeté, les juges Estey et Lamer sont dissidents.

Douglas A. Caldwell et Suzan Frazer, pour l'appelante.

David Miller, pour l'intimée.

Version française du jugement des juges Dickson, McIntyre et Wilson rendu par

1. Le Juge Dickson—La question soulevée est de savoir si l'intimée, W.T. Goodwin Limited, une société immobilière, est contractuellement tenue de payer à Scotsburn Co‑Operative Services Limited le prix de denrées alimentaires livrées à un supermarché à Amherst (Nouvelle‑Écosse). La somme en cause—25 252,89 $—n'est pas contestée. Le coeur du litige est de savoir si les parties avaient conclu un contrat.

I Contexte et faits

2. Scotsburn fournit des produits laitiers et des aliments congelés dans toute la Nouvelle‑Écosse. Elle a poursuivi W.T. Goodwin Limited pour la fourniture de produits à un supermarché d'Amherst par une de ses filiales, Brookfield Foods. Brookfield et ses auteurs en titre fournissent des marchandises au magasin d'Amherst depuis les années 40.

3. Le supermarché d'Amherst a d'abord été exploité par une société constituée en Nouvelle‑Écosse le 24 avril 1939 sous la raison sociale W.T. Goodwin Limited. Cette dernière a remplacé sa raison sociale par Goodwin's Supermarket Limited le 9 août 1965. Un peu plus tard, le 16 août 1965, une nouvelle société a été constituée sous l'ancien nom de l'exploitante du magasin d'alimentation, W.T. Goodwin Limited. Le but principal de la nouvelle société, selon ses statuts constitutifs, était d'acquérir et de gérer toute espèce de biens meubles et immeubles. Elle agissait à titre de société de gestion immobilière. C'est la défenderesse en l'espèce.

4. En 1965, il y avait donc deux sociétés distinctes Goodwin's Supermarket Limited, propriétaire et exploitante du magasin d'alimentation, et W.T. Goodwin Limited, une société de gestion immobilière. Brookfield n'a pas eu connaissance de la réorganisation sociale et du changement de nom. Elle a continué de fournir des marchandises au magasin comme auparavant.

5. Le 16 septembre 1969, Goodwin's Discount Food Store Limited a été constituée en vertu des lois du Nouveau‑Brunswick. La société exploitait un supermarché à Sackville au Nouveau‑Brunswick. Par convention datée du 1er mai 1972, Goodwin's Supermarket Limited s'engageait à vendre à Goodwin's Discount Food Store Limited tout son actif, y compris le stock de marchandises, moins son passif. Le supermarché d'Amherst a continué de fonctionner comme auparavant, sauf que la convention de vente a soulevé des doutes quant à savoir quelle société était responsable de l'exploitation du supermarché.

6. M. Atlee Chapman dirigeait directement ou indirectement les trois sociétés et en était le propriétaire. Les bureaux de la société immobilière étaient situés à l'étage de l'immeuble qui abritait le supermarché d'Amherst.

7. Le résumé suivant peut nous aider à comprendre la situation des sociétés:

La société d'Amherst

a) W.T. Goodwin Limited a été constituée le 24 avril 1939.

b) Changement de raison sociale pour Goodwin Supermarket Limited, le 9 août 1965.

c) Vente de tout l'actif à Goodwin's Discount Food Store Limited et cessation de l'exploitation le 1er mai 1972.

La société de Sackville

a) Goodwin's Discount Food Store Limited (la société de Sackville) a été constituée le 16 septembre 1969.

b) Achat de l'actif de la société d'Amherst le 1er mai 1972.

c) Mise sous séquestre en octobre 1980.

La société immobilière

a) W.T. Goodwin Limited (la société immobilière) a été constituée le 16 août 1965.

8. Les vendeurs de Brookfield livraient les produits laitiers et les aliments congelés en cause au magasin d'Amherst. La formule de facture imprimée remise par le chauffeur‑vendeur comportait les mots [TRADUCTION] "Vendu à" auxquels le chauffeur‑vendeur ajoutait, à la main, "Goodwin's Supermarket" ou simplement "Goodwin's". On se rappellera que la société d'Amherst a pris la raison sociale de "Goodwin's Supermarket" après le changement de raison sociale en 1965. Un employé du supermarché signait la formule au‑dessus de l'inscription [TRADUCTION] "reçu par". La facture n'était jamais établie par le chauffeur‑vendeur à W.T. Goodwin Limited ni signée pour son compte par une personne qui recevait les marchandises pour son compte. Une photographie déposée comme pièce montre une enseigne au‑dessus du magasin qui se lit "Goodwins".

9. Scotsburn, par l'entremise de sa filiale Brookfield, expédiait les relevés de compte au nom de "W.T. Goodwin Ltd." Ces factures étaient payées par chèques tirés au nom de "Goodwin's Discount Food Store Ltd. [la société de Sackville] ou Goodwin's Supermarket [nom de la société d'Amherst après 1965]—Quality Foods—Amherst, N.S." M. Chapman signait les chèques à titre de président.

10. En 1980, la société de Sackville a été mise sous séquestre et le supermarché d'Amherst a fermé ses portes. Scotsburn lui avait livré pour 25 252,89 $ de marchandises pour lesquelles elle n'avait pas été payée. Scotsburn a institué une action contre W.T. Goodwin Limited, la société immobilière. Cette société paraît avoir des biens suffisants pour payer la dette. M. Chapman a plus tard été ajouté comme défendeur à titre personnel. La société immobilière défenderesse et M. Chapman ont nié devoir le prix des marchandises livrées au supermarché d'Amherst.

11. Le juge Hallett de la Division de première instance de la Cour suprême de la Nouvelle-Écosse a accueilli l'action intentée contre la société immobilière. En rejetant l'action intentée contre M. Chapman personnellement, le juge a conclu qu'il était manifeste d'après la preuve que Scotsburn avait fait affaires avec une société constituée et non avec M. Chapman à titre personnel.

12. La Division d'appel de la Cour suprême de la Nouvelle‑Écosse (le juge en chef MacKeigan et les juges Cooper et Jones) ont accueilli l'appel interjeté par la société immobilière et rejeté l'action. La responsabilité personnelle de M. Chapman n'a pas fait l'objet d'un appel incident en Cour d'appel et elle n'est plus en cause.

II Responsabilité de W.T. Goodwin Limited

13. La question soulevée est de savoir si la Division d'appel a commis une erreur en concluant que la société immobilière n'était partie à aucun contrat avec Scotsburn pour la livraison de marchandises au supermarché d'Amherst.

14. En première instance, le juge Hallett a conclu que W.T. Goodwin Limited, la société immobilière, était l'acheteur des marchandises et en conséquence contractuellement responsable du paiement des marchandises livrées au supermarché d'Amherst. Il a conclu que Scotsburn et ses auteurs en titre n'avaient pas été avisés de la réorganisation sociale de 1965 et du changement de raison sociale; Scotsburn n'a jamais été avisée que les relevés de compte étaient faits au nom de la mauvaise société; la société immobilière et M. Chapman ne se sont jamais opposés à ce que Scotsburn présente ses relevés au nom de W.T. Goodwin Limited.

15. Malgré la difficulté qu'il y a de déterminer qui exploitait le supermarché d'Amherst et malgré sa conclusion antérieure que Goodwin's Discount Food Store Limited, c.‑à‑d. la société de Sackville, avait, en 1972, acquis tous les biens et assumé toutes les dettes de Goodwin's Supermarket Limited, c.‑à‑d. la société d'Amherst, le juge Hallett a conclu que la société immobilière était responsable.

16. La meilleure façon d'exprimer sa constatation est de citer ses motifs [(1981), 48 N.S.R. (2d) 291, aux pp. 293 et 294]:

[TRADUCTION] La question en l'espèce est de savoir qui était l'acquéreur des marchandises à l'égard desquelles est due la somme de 25 252,89 $? était‑ce Goodwin's Supermarket Limited, comme le soutiennent les défendeurs, ou Goodwin's Discount Food Store Limited qui a acquitté les factures de W.T. Goodwin Limited, la société à laquelle elles ont été expédiées pendant environ quinze ans? Je conclus que l'acquéreur était W.T. Goodwin Limited, la société constituée en 1965. Si M. Chapman n'avait pas voulu que cette société soit responsable des marchandises vendues par la demanderesse au magasin d'Amherst, il aurait dû signaler à la demanderesse qu'elle facturait la mauvaise société. Les marchandises étaient acceptées au magasin d'Amherst et les relevés de compte présentés par la demanderesse à W.T. Goodwin Limited étaient acquittés. Les défendeurs ne peuvent soutenir, après avoir reçu les marchandises quotidiennement pendant quinze ans et les avoir payées une ou deux fois par semaine, qu'une société autre que W.T. Goodwin Limited en était l'acquéreur. Je n'attache aucune importance au fait que le chauffeur‑vendeur de la demanderesse et de ses auteurs en titre établissait les fiches de livraison à Goodwins ou Goodwin's Supermarket à Amherst. La preuve me convainc que l'appellation avait uniquement comme but d'indiquer l'endroit où était faite la livraison et que la facture avait pour but principal d'indiquer les marchandises livrées et leur prix. Ces factures ont été acceptées et il est évident que l'indication par le chauffeur‑vendeur de l'endroit où la livraison était faite ne peut avoir de conséquence sur la détermination juridique de l'identité des parties au contrat. Il incombait à W.T. Goodwin Limited de faire savoir à la demanderesse qu'elle n'était pas responsable des factures. Elle ne peut maintenant nier sa responsabilité après avoir accepté les marchandises et les avoir fait payer pendant plus de quinze ans.

17. La Division d'appel n'a pas été du même avis. La divergence d'opinions dépend surtout des conclusions qu'il faut tirer de la preuve. Le juge Cooper, qui a rédigé les motifs unanimes de la Cour d'appel, a analysé la preuve et conclu [(1982), 53 N.S.R. (2d) 642, à la p. 649]:

[TRADUCTION] En dernière analyse, il subsiste apparemment quelque incertitude quant à la société ou division de société qui exploitait le supermarché d'Amherst, mais, compte tenu de l'ensemble de la preuve, il me semble que c'était Goodwin's Discount Food Store Limited. M. Chapman l'a affirmé à l'interrogatoire préalable, bien que plus loin dans sa déposition il reconnaît que la société Discount Food était celle de Sackville et que "Goodwin's Supermarket était celle d'Amherst". Ce n'aurait pu être Goodwin's Supermarket Limited parce que, comme je l'ai déjà indiqué, elle avait vendu tout son actif à la société Discount Food. Bien que la preuve ne permette pas de conclure que Goodwin's Supermarket Limited ait été officiellement liquidée, il est certain que la société Discount Food lui a succédé. La seule conclusion raisonnable que je puisse tirer de la preuve est que le supermarché d'Amherst était exploité par Goodwin's Discount Food Store Limited sous le nom de Goodwin's Supermarket. À mon sens, cela est confirmé par les formules de chèques dont j'ai déjà parlé.

De toute façon, je ne puis trouver d'éléments de preuve selon lesquels l'appelante W.T. Goodwin Limited, la société constituée en 1965, a été l'acquéreur des produits laitiers et aliments congelés fournis par Scotsburn au supermarché. En effet, on a demandé en contre‑interrogatoire à M. Adshade:

Croyez‑vous, à titre de directeur de la filiale Brookfield à Amherst, que vous faisiez affaires avec W.T. Goodwin Limited, une société de gestion constituée en 1965?

et il a répondu "je suppose que non".

Comme je l'ai déjà dit, Scotsburn avait l'obligation en l'espèce d'établir que l'acheteur des produits laitiers et aliments congelés était l'appelante. Je ne crois pas, pour les motifs que j'ai exprimés, qu'elle a rempli cette obligation. De plus, je suis d'avis que la livraison des marchandises n'a pas été faite à l'appelante, mais plutôt à l'exploitante du supermarché, Goodwin's Food Store Ltd., qui faisait affaires sous la raison sociale "Goodwin's Supermarket". Il s'ensuit que Scotsburn n'a pas droit au paiment réclamé à l'appelante.

18. Les deux conclusions principales de la Division d'appel ont déterminé la responsabilité. Après avoir étudié la preuve, la cour a statué que le supermarché d'Amherst avait été exploité par Goodwin's Discount Food Store Limited, la société de Sackville, faisant affaires sous la raison sociale "Goodwin's Supermarket" et que la livraison des marchandises avait été faite à Goodwin's Discount Food Store Limited, en tant qu'exploitante du supermarché. Deuxièmement, la cour a statué que, de toute façon, il n'y avait pas suffisamment d'éléments de preuve pour justifier la conclusion du juge de première instance que la société immobilière avait été l'acquéreur des marchandises en vertu d'un contrat intervenu entre elle et Scotsburn.

19. On n'a pas fait valoir l'existence d'un contrat spécifique verbal ou écrit en l'espèce. La réclamation porte simplement sur des [TRADUCTION] "marchandises vendues et livrées". On a demandé au tribunal de première instance de conclure à un contrat tacite dont l'existence serait fondée sur les actes des parties, plus précisément sur la régularité des livraisons et des paiements intervenus entre Scotsburn et le supermarché. Un tribunal peut, bien sûr, considérer la conduite des parties pour décider si tous les éléments d'un contrat exécutoire sont présents. En général, un tel contrat se manifeste par une offre faite par une partie et acceptée par l'autre, avec l'intention d'établir entre elles un lien juridique, et il s'accompagne d'une considération. A.G. Guest, Anson’s Law of Contract (25th ed. 1979), pp. 24 à 26; S. M. Waddams, The Law of Contract (1977), p. 94 et suiv.; M. P. Furmstom, Cheshire and Fifoot’s Law of Contract (10th ed. 1981), pp. 24 et 25; Saint John Tugboat Co. v. Irving Refinery Ltd., [1964] R.C.S. 614.

20. La solution de l'espèce est manifestement brouillée par l'ambiguïté décisive et intrinsèque avec laquelle les sociétés de M. Chapman géraient le supermarché d'Amherst. En l'absence de preuves convaincantes sur ce point essentiel, le juge de première instance et la Cour d'appel ont tiré des conclusions différentes, fondamentalement des conclusions de fait, quant à l'existence d'un contrat intervenu entre W.T. Goodwin Limited, la société immobilière, et Scotsburn pour la livraison de marchandises au supermarché d'Amherst.

21. Le juge Lamer a récemment rappelé, dans l'arrêt Beaudoin‑Daigneault c. Richard, [1984] 1 R.C.S. 2 [à la p. 8] la règle applicable lorsque cette Cour, à titre de tribunal d'appel du second degré, doit se prononcer sur la décision d'une Cour d'appel d'une province infirmant le jugement du juge de première instance sur une question de fait. Le juge Lamer étudie les sources de droit pertinentes et cite l'arrêt Dorval v. Bouvier, [1968] R.C.S. 288, dans lequel le juge Fauteux dit au nom de la majorité, à la p. 294:

Quant au principe qui doit guider une seconde Cour d'appel appelée à réviser le jugement d'une première, il est aussi et depuis longtemps établi. On en trouve l'expression dans Demers v. The Montreal Steam Laundry Company ((1897), 27 R.C.S. 537 à 538):

[TRADUCTION] ... c'est un principe juridique établi sur lequel nous nous sommes souvent fondés en cette Cour que lorsqu'une cour de première instance a rendu jugement sur des faits et qu'une cour d'appel a infirmé ce jugement, la seconde cour d'appel ne devrait modifier le jugement rendu dans le premier appel que si elle est absolument convaincue que ce jugement est erroné; Symington v. Symington L.R. 2 H.L. Sc. 415.

C'est là la règle suivie en cette Cour et récemment encore appliquée dans Pelletier v. Shykofsky, [1957] R.C.S. 635. Ainsi donc, pour intervenir dans cette cause, il faudrait être clairement satisfait que le jugement de la Cour d'appel est erroné, soit quant à la raison motivant son intervention ou quant à son appréciation de la preuve au dossier. [C'est moi qui souligne.]

22. Je ne suis pas nettement convaincu que l'arrêt de la Division d'appel était erroné quant à ses motifs d'intervention ou à son interprétation de la preuve. Au contraire, je crois que vu le dossier, la Division d'appel était justifiée d'infirmer la conclusion du juge de première instance. Selon mon interprétation de sa décision, les conclusions du juge de première instance paraissent fondées sur l'affirmation que la société immobilière avait l'obligation, qu'elle n'a pas remplie, de signaler à Scotsburn que celle‑ci facturait la mauvaise société et qu'en conséquence elle était empêchée de nier sa responsabilité pour les marchandises livrées au supermarché.

23. L'arrêt Saint John Tugboat, précité, dit clairement que la simple omission de dénoncer sa responsabilité à l'égard du paiement de services rendus n'est pas, en soi, toujours suffisante pour lier la personne qui a profité de ces services. En l'espèce, il n'y a pas d'élément de preuve que la société immobilière ait même profité de services ou reçu des marchandise de Scotsburn.

24. Le juge de première instance paraît avoir estimé que la société défenderesse était d'une certaine manière empêchée, par sa conduite, de nier sa responsabilité. Je ne crois pas que les principes relatifs à la fin de non‑recevoir s'appliquent en l'espèce. La déclaration de Scotsburn n'invoque pas les faits matériels qui pouvaient appuyer une allégation de fin de non‑recevoir comme l'exige l'art. 14.04 des Règles de procédure civile de la Nouvelle‑Écosse; Scotsburn n'a pas non plus cherché à modifier sa déclaration après les interrogatoires préalables. Voir Thistle v. Thistle (1980), 42 N.S.R. (2d) 430 (D.P.I.), le juge Hallett; pour un commentaire de la règle équivalente en Angleterre, voir: The Supreme Court Practice, 1985, v. 1, o. 18, r. 7 (vol. 1, aux pp. 261 à 263); Karsales (Harrow), Ltd. v. Wallis, [1956] 2 All E.R. 866 (C.A.), à la p. 869; Re Vandervell’s Trusts (No. 2), [1974] 3 All E.R. 205 (C.A.), à la p. 213; Farrell v. Secretary of State for Defence, [1980] 1 All E.R. 166 (H.L.), à la p. 173.

25. Scotsburn a l'obligation de prouver l'existence des éléments nécessaires pour que la fin de non‑recevoir puisse avoir son effet préventif. Bien que les tribunaux soient naturellement peu disposés à refuser une réclamation véritable en fonction des seules règles relatives aux actes de procédure, je ne crois pas qu'il serait approprié de faire droit à la réclamation de la demanderesse par application de la fin de non‑recevoir. Vu l'absence de toute allégation sur ce point, cette Cour peut très difficilement savoir sur quelles promesses ou démarches de la société immobilière se fonde Scotsburn et quels actes pourraient équivaloir à des déclarations trompeuses. Dans l'analyse de l'application de ces principes, cette Cour s'est trouvée dans l'obligation non seulement de s'interroger sur la nature de la fin de non‑recevoir invoquée par la demanderesse, mais aussi de déterminer les faits susceptibles de l'appuyer. Ce genre d'interrogation ne relève pas vraiment du rôle d'une cour d'appel.

26. De toute façon, les conditions d'application de la fin de non‑recevoir fondée sur les faits mentionnés par le juge de première instance ne sont pas remplies en l'espèce. Pour qu'il y ait fin de non‑recevoir, il faut essentiellement des promesses verbales ou des démarches qui amènent quelqu'un à s'y fier à son détriment. Spencer Bower et Turner en donnent une définition plus complète dans The Law Relating to Estoppel by Representation (3rd ed. 1977), à la p. 4:

[TRADUCTION] ...lorsqu'une personne ("l'auteur") a fait une déclaration à une autre personne ("le destinataire") par des paroles, par des actes ou par sa conduite ou (lorsqu'elle est tenue envers le destinataire de parler ou d'agir) par son silence ou son inaction, avec l'intention (réelle ou présumée) d'amener le destinataire, sur la foi de cette déclaration, à modifier sa situation à son détriment et y réussit, dans tout litige qui peut par la suite survenir entre l'auteur et le destinataire, l'auteur est empêché à l'égard du destinataire de prouver ou de tenter de prouver toute allégation essentiellement différente de sa déclaration antérieure, si le destinataire s'y oppose dans les délais et les formes voulus.

Voir également Halsbury’s Laws of England (4th ed. 1976), vol. 16, paragraphe 1505; R. Cross, Cross on Evidence (5th ed. 1979), aux pp. 346 à 353; R. Maudsley & J. Martin, Hanbury and Maudsley Modern Equity (11th ed. 1981), pp. 732 à 734; Greenwood v. Martins Bank, Ltd., [1933] A.C. 51 (H.L.), à la p. 57; Nippon Menkwa Kabushiki Kaisha (Japan Cotton Trad­ing Company, Ltd.) v. Dawson’s Bank, Ltd. (1935), 51 Ll. L. Rep. 147 (C.P.), aux pp. 150 à 152.

27. Pour autant que je puisse savoir, W.T. Goodwin Limited, la société immobilière, n'a, par sa conduite, fait aucune promesse à laquelle Scotsburn se serait fiée à son détriment. Ce serait l'omission d'aviser Scotsburn que celle‑ci facturait la mauvaise société qui, selon le juge de première instance, empêcherait la société immobilière de dénoncer son obligation contractuelle. En supposant que W.T. Goodwin Limited savait, par l'entremise de son âme dirigeante, M. Chapman, que les factures étaient reçues et payées, son silence vis‑à‑vis de Scotsburn n'équivaut pas à accepter la responsabilité pour les marchandises livrées au supermarché. Scotsburn soutient que le silence d'une société dont elle ignorait même l'existence à l'époque en cause équivaut à une déclaration sur laquelle elle s'est fondée. De plus, le silence ou l'inaction n'équivaut à une déclaration que si son auteur a envers le destinataire une obligation légale de faire la révélation en cause: voir Spencer Bower et Turner, précité, aux pp. 48 à 50; Greenwood v. Martins Bank, Ltd., précité, à la p. 57. Je ne vois aucune obligation légale de ce genre en l'espèce. L'appelante n'en a certainement invoqué aucune.

28. De même, il est difficile de voir ce sur quoi un tel silence aurait amené Scotsburn à se fier. Scotsburn ne connaissait pas l'existence des différentes sociétés Goodwin et ne peut avoir compté sur leurs caractéristiques, comme par exemple le crédit d'une société en particulier. Elle ignorait même, comme je l'ai déjà dit, l'existence de la société immobilière.

29. Enfin, il est difficile de voir quel désavantage Scotsburn a subi. Même si la société immobilière avait avisé Scotsburn qu'elle devait facturer une autre société, c.‑à‑d. la société de Sackville, à titre d'exploitante du magasin d'Amherst, cet avis n'aurait pas empêché la mise sous séquestre de la société de Sackville et la perte que Scotsburn a subie par la suite. À la lumière de ces conclusions, il n'est pas nécessaire de décider si la règle selon laquelle la fin de non‑recevoir ne peut constituer une cause d'action, aurait pu empêcher Scotsburn d'invoquer ces principes, ni dans quelle mesure elle aurait pu le faire.

30. Pour appuyer la conclusion du juge de première instance, selon laquelle la société immobilière était empêchée de nier sa responsabilité à l'égard du paiement des marchandises livrées au supermarché, l'appelante cite les arrêts suivants: Starr Manufacturing Co. v. Spike (1893), 40 N.S.R. 626 (C.S.N.‑É.); Keewatin Electric & Diesels Ltd. v. Durall Ltd., [1976] W.W.D. 119 (B.R. Man.); William A. Flemming Ltd. v. Fisher (1978), 29 N.S.R. (2d) 338 (D.P.I.C.S.N.‑É.); Gelhorne Motors Ltd. v. Yee and Wilcox (1969), 71 W.W.R. 526 (C.A. Man.) Aucune de ces décisions ne porte sur les principes de la fin de non‑recevoir. De plus, elles se distinguent toutes facilement de l'espèce.

31. Dans les arrêts Starr, Flemming et Gelhorne Motors, les défendeurs ont voulu nier leur responsabilité personnelle à l'égard de marchandises qu'ils avaient commandées et reçues, parce qu'ils avaient agi en réalité à titre de mandataires de la société au su de la demanderesse. En l'espèce, on n'a pas prétendu que la société immobilière agissait à titre de mandataire d'une autre société au moment où les marchandises ont été commandées puis livrées au supermarché. Au contraire, W.T. Goodwin Limited nie toute participation aux transactions et, à coup sûr, la preuve ne fait état d'aucune participation.

32. C'est l'affaire Keewatin Electric, citée par l'appelante, qui, vu ses faits, ressemble peut‑être le plus à l'espèce. Dans cette affaire‑là, le défendeur exploitait deux sociétés différentes au même endroit. Il a essayé de nier la responsabilité d'une des sociétés à l'égard de réparations qu'il a reconnu avoir commandées, en les attribuant à une société différente de celle que la demanderesse avait facturée et qu'elle a finalement poursuivie. Le juge de première instance a conclu que la demanderesse avait à juste titre compris que les réparations avaient été commandées pour le compte de la société facturée. Le défendeur ne pouvait donc pas nier sa responsabilité en prétendant avoir eu une intention contraire qui n'avait pas été communiquée à la demanderesse. En l'espèce, W.T. Goodwin Limited nie toute participation à l'opération; on ne trouve pas ici la preuve que les marchandises auraient été commandées pour elle, ce qu'on trouvait dans l'affaire Keewatin Electric.

33. Je partage l'avis du juge Cooper de la Cour d'appel que, malgré l'ambiguïté du dossier, la seule conclusion raisonnable à tirer des témoignages et de la preuve documentaire soumise au procès est que, au cours des dernières années, la société de Sackville, Goodwin's Discount Food Store Limited, exploitait le supermarché d'Amherst. Il ne semble pas contesté que dans les années antérieures, de 1965 à 1972, Goodwin's Supermarket Limited exploitait le supermarché. Le juge de première instance a conclu que la société de Sackville avait acquis tous les biens et assumé toutes les dettes de Goodwin's Supermarket Limited; la Division d'appel a été du même avis. Je n'attache pas d'importance particulière à l'absence d'éléments de preuve tendant à établir que Goodwin's Supermarket Limited avait été officiellement liquidée. Cette absence d'éléments de preuve n'affaiblit pas la conclusion que Goodwin's Discount Food Store Limited exploitait le supermarché.

34. Enfin, à mon avis, la Division d'appel a eu raison de décider que, peu importe qui exploitait vraiment le supermarché d'Amherst, il n'y a pas suffisamment d'éléments de preuve pour conclure, selon la prépondérance des probabilités, que la société immobilière était l'acquéreur des marchandises en cause en vertu d'un contrat intervenu avec Scotsburn. L'appelante soutient que, dans ce contexte, l'omission de M. Chapman de témoigner (il a déposé à l'interrogatoire préalable) et la décision de la défense de ne pas soumettre d'autre preuve, à part les documents qu'elle a présentés, justifiaient la conclusion négative du juge de première instance. Puisque rien dans les motifs du juge Hallett n'indique que pour étayer ses conclusions, il a tenu compte de la manière dont la défenderesse a présenté sa cause, il n'est pas nécessaire de décider s'il pouvait tirer les conclusions négatives invoquées par l'appelante.

35. Les dépositions des dirigeants de Scotsburn quant à l'identité de ceux avec qui ils croyaient faire affaires indiquent qu'il ne s'agit pas de la société immobilière. Le témoin de la demanderesse Wayne Adshade a fourni le témoignage suivant:

[TRADUCTION] Q. Croyez‑vous, à titre de directeur de la succursale Brookfield à Amherst, que vous faisiez affaires avec W.D. Goodwin Limited, une société de gestion constituée en 1965?

R. Je suppose que non.

Dans la comptabilité de la demanderesse ou de ses auteurs en titre, le compte établi au nom de "W.D. Goodwin Limited" précède la constitution de la société immobilière. Voici un extrait du contre‑interrogatoire du témoin de la demanderesse John Wood:

[TRADUCTION] Q. Si je vous dis que la société connue sous le nom de W.T. Goodwin Limited, qui possède des biens à Amherst, n'a pas été constituée avant août 1965 ‑ alors ce n'est pas la société que vous mentionnez dans cette feuille de grand livre, n'est‑ce pas?

R. En août—bien, c'est W.T. Goodwin Limited de toute façon.

Q. Oui, mais si W.T. Goodwin Limited qui possède des biens à Amherst n'a été constituée qu'en août 1965, ces factures doivent avoir été établies au nom d'une société W.T. Goodwin Limited différente. N'est‑ce pas exact?

R. Ce doit l'être.

Et plus loin,

[TRADUCTION] Q. Donc en 1965, il serait juste de dire que W.T. Goodwin Limited, en juillet 1965, serait la société avec laquelle la coopérative laitière d'Amherst faisait affaires?

R. Suivant ce document, cela paraît exact.

Q. En septembre 1965, ils faisaient affaires avec la même société?

R. Suivant ce document, c'est bien le cas.

Q. Oui. Donc il n'y a pas de motif de supposer qu'ils ont fait affaires avec la société de gestion qui a été constituée en août 1965?

R. Bien, il n'y a pas moyen de le savoir seulement par l'examen de ce document.

Bien que les factures établies par le chauffeur‑vendeur et les chèques de paiement aient indiqué autre chose, Scotsburn paraît avoir toujours considéré que la première société W.T. Goodwin Limited était celle qui recevait les marchandises. Voici un extrait de la déposition du témoin de la demanderesse Roderick MacLennan:

[TRADUCTION] Q. Mais si la société avait simplement changé de nom par mariage ou autrement, est‑ce la même société, plus tard?

R. C'est la même société, mais elle a continué de s'identifier à nous, ses fournisseurs, comme W.T. Goodwin Limited, pour autant que nous pouvons le savoir.

Q. Vous ou quelqu'un de chez Scotsburn ou de chez Brookfield a‑t‑il jamais fait affaires avec la société constituée en 1965 appelée W.T. Goodwin Limited qui était une société de gestion?

R. Je dirais que nous ne savions pas que nous faisions affaires avec elle à titre de société de gestion.

36. En l'absence de tout élément de preuve établissant qu'en faisant affaires avec le supermarché, Scotsburn faisait affaires avec la société immobilière, il est impossible de conclure à l'existence d'un contrat entre eux. La coïncidence de nom et le fait que M. Chapman soit propriétaire des deux entreprises ne sont pas, en eux‑mêmes, suffisants pour fonder une action contractuelle contre W.T. Goodwin Limited, une société à responsabilité limitée distincte. Comme l'intimée l'a signalé dans son mémoire, si la société immobilière avait choisi un autre nom en 1965, Scotsburn n'aurait pas de recours. De même, si Goodwin's Discount Food Store Limited, qui paraît avoir été la société qui exploitait le supermarché, avait invoqué comme défense à une action en paiement du prix des marchandises livrées au supermarché que les factures avaient été produites à une société différente, sous le nom de W.T. Goodwin Limited, je ne doute pas que cette défense aurait été rejetée.

37. À mon avis, la Division d'appel a donc eu raison d'infirmer la décision du juge de première instance. Le juge Hallett a commis une erreur de droit en concluant que la société immobilière était l'acquéreur des marchandises livrées au magasin d'Amherst et qu'en conséquence elle avait une obligation contractuelle envers Scotsburn. La seule conclusion raisonnable qu'on puisse tirer de la preuve soumise au procès est qu'une société différente, Goodwin's Discount Food Store Limited, exploitait le supermarché d'Amherst et avait engagé sa responsabilité contractuelle en raison des marchandises livrées par Scotsburn. De toute façon, Scotsburn n'a pas présenté de preuve suffisante pour s'acquitter du fardeau de la preuve et permettre à la cour de conclure à l'existence d'un contrat entre elle et W.T. Goodwin Limited.

38. Scotsburn aurait pu poursuivre la première société W.T. Goodwin Limited, la société d'Amherst, qu'elle avait inscrite comme sa débitrice dans toute sa comptabilité. La Division d'appel a conclu que cette société était maintenant une société "fantôme". Scotsburn aurait peut‑être pu avoir une réclamation contre Goodwin's Discount Food Store Limited, la société de Sackville. Je suis convaincu cependant qu'elle n'a pas de réclamation contre la société immobilière. Je répète que la responsabilité personnelle de M. Chapman n'est pas en cause en cette Cour pas plus qu'en Division d'appel. De même Scotsburn n'a ni allégué, ni soutenu devant l'une ou l'autre cour qu'on ne devrait pas tenir compte de la personnalité juridique distincte des différentes sociétés Chapman pour les traiter comme une seule entité sociale.

39. L'action en responsabilité contractuelle de Scotsburn doit donc être rejetée. Je suis d'avis de rejeter le pourvoi avec dépens en faveur de l'intimée en cette Cour et devant les cours d'instance inférieure.

Version française des motifs des juges Estey et Lamer

40. Le Juge Estey (dissident)—L'appelante (demanderesse) demande à l'intimée (défenderesse) le paiement du [TRADUCTION] "prix des marchandises que la demanderesse, à la demande de la défenderesse, a vendues et livrées à celle‑ci pour son usage". L'intimée pour sa part nie avoir [TRADUCTION] "commandé ou reçu des marchandises" de l'appelante. On constate donc que la défense ne correspond pas entièrement à la demande. Le litige tire son origine du fait que l'appelante a livré des marchandises à un magasin de détail d'Amherst (Nouvelle‑Écosse) qui se trouvait dans un immeuble appartenant à l'intimée qui y avait un bureau. L'intimée allègue que ce n'était pas elle qui exploitait le magasin en cause, mais plutôt une autre société, Goodwin's Discount Food Store Limited, maintenant en faillite. L'appelante répond à cette défense que, pendant au moins quinze ans, elle a livré les marchandises en question ou des marchandises de même nature à ce magasin et a présenté sa facture à l'intimée qui la faisait payer au cours de cette longue période par des chèques dont on ne peut dire avec certitude s'ils provenaient de l'intimée ou de quelqu'un d'autre. Pendant cette période, l'intimée n'a jamais demandé à l'appelante de remettre ses comptes à quelqu'un d'autre. Par conséquent, l'appelante prétend soit que l'intimée exploitait le magasin directement, soit qu'elle le faisait par l'intermédiaire d'un mandataire, de sorte qu'elle est en droit de s'adresser à l'intimée pour que cette dernière lui paie le compte en cause comme elle l'avait toujours fait.

41. C'est en vain qu'on cherche dans l'histoire de la société intimée des solutions aux problèmes posées par ces faits. En 1939 une société, que, par souci de commodité, j'appellerai la société no 1, a été constituée sous la raison sociale W.T. Goodwin Limited. Le 6 août 1965, la société no l a été rebaptisée Goodwin Supermarket Limited. Puis, le 16 août 1965, la société no 2 a été constituée sous la raison sociale initiale de la société no 1, c'est‑à‑dire W.T. Goodwin Limited. La société no 2 (l'intimée) existe encore, étant celle‑là même qui, comme nous l'avons déjà signalé, possède l'immeuble où se trouve le magasin et occupe des locaux au deuxième étage. Par un contrat en date du 1er mai 1972, la société no 1, dont le nom a été changé en 1965 pour devenir Goodwin Supermarket Limited, s'est engagée à vendre l'actif du magasin d'Amherst à la société no 3 constituée 16 septembre 1969 sous le nom de Goodwin's Discount Food Store Limited; cette société est maintenant en faillite. Rien n'indique que ce contrat ait jamais été exécuté. La preuve ne révèle pas non plus si la société no 1, devenue en 1965 Goodwin Supermarket Limited, existe encore et, dans l'hypothèse où elle existerait, si elle a un actif quelconque. À toutes les époques en cause, un nommé Atlee Chapman détenait la majorité des actions de chacune des trois sociétés.

42. Voici en bref la question litigieuse: en faisant payer sans aucune protestation les comptes que l'appelante lui avait adressés et sans lui demander de les présenter à une autre entité telle que la société no 3 (Goodwin's Discount Food Store Limited), l'intimée (la société no 2) a‑t‑elle agi de telle manière qu'elle est tenue au paiement des dernières factures de l'appelante? Il semble s'agir là beaucoup plus d'une question de fait que d'une question de droit.

43. Le savant juge de première instance a tiré les conclusions suivantes:

a) Ni l'intimée (la société no 2), ni ses sociétés affiliées ni l'actionnaire majoritaire de ces sociétés n'ont jamais avisé l'appelante de la réorganisation de 1965 par laquelle le nom de la société no 1 a été changé et une société nouvelle (la société no 3) constituée en vue de l'exploitation du magasin d'Amherst;

b) Jamais au cours d'une période de quinze ans l'intimée ne s'est plainte à l'appelante d'avoir reçu les factures des produits fournis au magasin d'Amherst;

c) Pendant toute la période de quinze ans en question, personne n'a dit à l'appelante ni à son personnel de faire parvenir les comptes mensuels à quelqu'un d'autre que l'intimée;

d) C'est l'intimée qui avait acheté les marchandises livrées par l'appelante au magasin d'Amherst;

e) Le fait que les bordereaux de livraison remis par le personnel de l'appelante portent la mention "Goodwin's" ou "Goodwin's Supermarket, Amherst" ne revêt aucune importance, puisque ces documents avaient pour seul fin d'indiquer le lieu de livraison.

Le savant juge de première instance a donc condamné l'intimée au paiement du montant intégral des factures impayées, soit 25 252,89 $, ainsi que les intérêts au taux annuel de 18 pour 100 du 3 octobre 1980 à la date du jugement.

44. La Cour d'appel, infirmant la décision de première instance, a rejeté l'action. À la suite d'une analyse de certaines parties de la preuve, tant documentaire que testimoniale, le juge Cooper dit au nom de la cour [(1982), 53 N.S.R. (2d) 624, à la p. 649]:

[TRADUCTION] En dernière analyse, il subsiste apparemment quelque incertitude quant à la société ou division de société qui exploitait le supermarché d'Amherst, mais, compte tenu de l'ensemble de la preuve, il me semble que c'était Goodwin's Discount Food Store Limited.

Voici en partie ce qui a motivé cette conclusion:

[TRADUCTION] Ce n'aurait pu être Goodwin's Supermarket Limited parce que, comme je l'ai déjà indiqué, elle avait vendu tout son actif à la société Discount Food. Bien que la preuve ne permette pas de conclure que Goodwin's Supermarket Limited ait été officiellement liquidée, il est certain que la société Discount Food lui a succédé.

Rappelons ici que le dossier en l'espèce ne contient aucun élément de preuve à l'appui de cette conclusion. La cour poursuit:

[TRADUCTION] La seule conclusion raisonnable que je puisse tirer de la preuve est que le supermarché d'Amherst était exploité par Goodwin's Discount Food Store Ltd. sous le nom de Goodwin's Supermarket.

45. La présente instance a commencé par une déclaration très simple de trois paragraphes que j'ai repris en substance au début de ces motifs. Lorsque le litige est parvenu devant cette Cour la seule question à trancher était celle de savoir si l'intimée était tenue de payer à l'appelante le prix facturé des marchandises livrées par celle‑ci; le montant n'est pas contesté.

46. L'opération en cause comporte des ambiguïtés importantes. Mentionnons à titre d'exemple le caractère équivoque de la preuve quant au nom affiché sur le magasin d'Amherst. On a produit en preuve une photographie indiquant qu'il y avait au‑dessus de la porte une enseigne portant uniquement le nom "Goodwin's". Les chèques émis en paiement des produits livrés par l'appelante consistaient en une formule imprimée sur laquelle figurait l'en‑tête suivant:

[TRADUCTION] GOODWIN'S DISCOUNT

FOOD STORE LTD.

et/ou

GOODWIN'S SUPERMARKET

. . . Amherst (N.‑É.)

Rien dans le dossier ne révèle si la société faillie, la société no 1, la société no 2 ou leur actionnaire majoritaire a jamais enregistré ou autrement adopté la raison sociale de «Goodwin's Supermarket». On ne voit donc pas clairement si l'en‑tête du chèque vise une ou plus d'une entité, physique ou morale.

47. Au cours de la période en cause, c'était Chapman, l'actionnaire majoritaire ou l'unique actionnaire des différentes sociétés, qui signait les chèques. Sa signature est apposée en dessous des mots "Goodwin's Supermarket". La preuve n'établit pas l'identité du titulaire du compte en banque sur lequel ces chèques étaient tirés. M. Chapman n'a pas témoigné, bien qu'il fût présent à l'audience et eût pu être cité par l'une ou l'autre partie. Il a toutefois subi un interrogatoire préalable et des extraits de sa déposition ont été versés au dossier. En dessous de sa signature est inscrit le mot "Président" suivi d'une ligne en blanc au‑dessous de laquelle on lit "Secrétaire‑trésorier". Le dossier ne contient aucun relevé bancaire tendant à établir la provenance des fonds utilisés pour payer les produits livrés par l'appelante au magasin d'Amherst. Les factures ne nous éclairent pas plus sur le problème car la seule facture produite en preuve est vierge. Cependant, les avocats ont convenus en cette Cour que les extraits des comptes de l'appelante, qui ont été produits en preuve, faisaient partie des factures présentées par l'appelante à l'intimée sur la formule en question et que la lecture de ces deux pièces ensemble peut permettre à la Cour d'établir la forme et le contenu des factures établies par l'appelante pour les livraisons faites au magasin d'Amherst.

48. Devant toutes ces ambiguïtés, le savant juge de première instance est arrivé aux conclusions de fait énoncées précédemment. Or, la première question qui se pose est de savoir si une cour d'appel peut, en pareil cas, effectivement rejeter ces conclusions et, par conséquent, changer l'issue des procédures. Certaines des conclusions consistent évidemment en des inférences tirées des témoignages et de la preuve documentaire. Il va sans dire que, lorsque la crédibilité n'est pas en cause et particulièrement lorsque la conclusion est fondée sur des documents, une cour d'appel est aussi bien placée qu'une cour de première instance pour faire des inférences et pour interpréter des documents. Il en est ainsi, je crois, de la conclusion du savant juge de première instance que c'est l'intimée qui a acheté les marchandises en question. Il s'agit là d'une conclusion tirée de plusieurs faits et circonstances déjà exposés. En l'espèce, la Cour d'appel a estimé que la société faillie exploitait le magasin et donc qu'elle était l'acheteur desdites marchandises. Ce raisonnement s'appuie sur le fait que la société faillie (la société no 3) a acquis l'actif du magasin de la société no 1. C'est un élément fondamental de la conclusion de la Cour d'appel. Comme la preuve ne démontre pas la réalité de ce transfert, on peut se demander si, en droit, la Cour d'appel a eu raison de rejeter les conclusions du premier juge et d'infirmer sa décision.

49. Il y a dans les jugements d'autres considérations qui militent également contre cette intervention de la Cour d'appel. La formule de chèque en est un exemple, car elle laisse planer un doute sur l'identité en droit du payeur. L'intimée n'a produit en preuve que les chèques payés, sans indiquer à qui appartenaient les fonds dans le compte sur lequel les chèques ont été tirés. On n'a pas non plus fourni de précisions sur le propriétaire du nom commercial figurant en haut et au bas du chèque. Si l'on tient compte aussi du nom affiché à la devanture du magasin, l'identité du payeur est fort incertaine. Pourtant, tel n'a pas été l'avis de la Cour d'appel qui a conclu à la p. 649: [TRADUCTION] «À mon sens, cela est confirmé par les formules de chèque ... » Or, j'estime que cette conclusion est difficilement conciliable avec la preuve documentaire, d'autant plus qu'il s'agit d'une conclusion non appuyée par les témoignages. Bien sûr, dans certaines circonstances, un tribunal d'appel peut à bon droit substituer ses propres conclusions ou inférences à celles de la cour de première instance. Toutefois, en l'absence de preuves à l'appui, la décision du tribunal d'appel peut être infirmée.

50. La seconde question soulevée par l'appelante est plus complexe. Il s'agit de la question de savoir si l'appelante est autorisée en droit à exiger que l'intimée paie, peu importe que celle‑ci soit ou non l'acheteur des produits en cause, lorsque l'intimée [TRADUCTION] «Étant seule à connaître la situation véritable, s'est laissée traiter comme l'acheteur par l'appelante...» On nous a cité l'affaire Keewatin Electric & Diesels Ltd. v. Durall Ltd., [1976] W.W.D. 119 (B.R. Man.), qu'a rendue le juge Solomon de la Cour du Banc de la Reine du Manitoba. La situation qui se présentait à la cour dans cette affaire était celle de sociétés liées ou associées entre elles à qui la demanderesse avait fourni des services. Les sociétés appartenaient au même propriétaire et leur gestion était assurée par des administrateurs communs. On a invoqué sensiblement le même moyen de défense que celui soulevé par l'intimée en l'espèce. Le savant juge de première instance a statué en faveur de la demanderesse, disant ce qui suit:

[TRADUCTION] Quand des associés comme Burshtein et Junghans décident d'exploiter depuis le même bureau deux sociétés reliées, une charge très lourde leur incombe de prouver que, dans un cas donné, ils agissaient effectivement pour la société au nom de laquelle ils prétendent avoir agi. Je conclus que la défenderesse n'a pas rempli son obligation à cet égard.

51. Bien entendu, dans toute procédure où la preuve est une preuve équivoque, il est capital pour l'issue de l'affaire de déterminer s'il incombe au vendeur ou à l'acheteur d'établir la responsabilité. Dans une vieille décision néo‑écossaise Starr Manufacturing Co. v. Spike (1893), 40 N.S.R. 626, la cour est arrivée à la même conclusion. Le défendeur avait commandé des marchandises et en avait accepté la livraison sans informer la demanderesse‑fournisseuse qu'il le faisait au nom d'une société. La cour a jugé que, comme le défendeur avait initialement commandé les articles et permis à la demanderesse de continuer à les fabriquer et à les livrer dans la conviction que c'était principalement lui qui portait la responsabilité, ne pouvait par la suite se dégager de cette responsabilité.

52. La question vitale dans ces circonstances est de savoir s'il existe un principe ou une théorie en vertu duquel la société intimée doit être déclarée responsable envers l'appelante, peu importe qu'elle soit ou non, en droit, l'acheteur des marchandises en cause. L'intimée pourrait être responsable, par exemple, si elle avait organisé à son propre profit et sur une longue période la livraison de fournitures par l'appelante au magasin d'Amherst en vertu d'une entente selon laquelle l'appelante pouvait s'adresser, soit directement soit indirectement, à l'intimée pour se faire payer. On ne plaide ni l'irrecevabilité ni l'acquiescement; de toute façon, aucune des parties ne semblent avoir plaidé l'une ou l'autre de ces théories au procès pour appuyer leur position. Toutefois, il ressort clairement de la preuve qu'il s'agit simplement de la notion de contrat. Le savant juge de première instance a tiré les cinq conclusions de fait résumées précédemment. Ces conclusions de fait ainsi que les inférences qui en font partie intégrante permettent de déceler les éléments de fait d'un contrat unilatéral. L'intimée, en sa qualité de propriétaire ou d'âme dirigeante d'un mini‑conglomérat de sociétés, a organisé l'achat, la réception et le paiement. Cette conduite constituait une invitation renouvellée que l'appelante a continué d'accepter; cet état de choses a duré pendant quinze ans, probablement au profit de tous les participants. Lorsque la société de vente au rabais a fait faillite, cette situation ne convenait plus à l'intimée et elle a cherché à se libérer d'un contrat devenu maintenant trop onéreux. Mais, l'appelante avait déjà, à ce moment‑là, fourni pour environ 25 000 $ de produits commandés par l'intimée ou ses sociétés affiliées. Donc, en fait et en droit, il était trop tard pour que l'intimée change de procédé.

53. C'est dans l'arrêt Carlill v. Carbolic Smoke Ball Co., [1892] 2 Q.B. 484, qu'on trouve l'énoncé classique du contrat unilatéral. Depuis lors, on voit souvent des contrats fondés sur des offres dont l'acceptation doit se faire par l'accomplissement d'un acte quelconque. Halsbury’s Laws of England (4th ed.), vol. 9, § 206, à la p. 82, établit clairement que la conduite d'une partie peut constituer en droit une offre ou une acceptation.

[TRADUCTION] Les promesses d'une partie contractante peuvent être expresses ou se dégager implicitement de sa conduite.

Dans Williston on Contracts (3rd ed. 1957), vol. 1, §36, aux pp. 100 et 101, on trouve ceci:

[TRADUCTION] §36. Offres découlant implicitement des faits; contrats de services. Point n'est besoin qu'une offre soit formulée explicitement. Constitue une offre toute conduite qui amènerait une personne raisonnable dans la situation du destinataire de l'offre à conclure à l'existence d'une promesse faite en contrepartie d'un acte accompli ou d'une promesse faite à la demande du destinataire de l'offre.

Dans Restatement of the Law of Contracts (2d), on peut lire, à la p. 14:

[TRADUCTION] 4. Comment faire une promesse

Une promesse peut être formulée oralement ou par écrit ou elle peut être inférée en totalité ou en partie d'une conduite.

Le savant auteur de Corbin on Contracts (1960), vol. 3, §566 est plus explicite. Aux pages 312 et 313, il écrit:

[TRADUCTION] Lorsque des services sont fournis à un tiers à la demande du défendeur, la question de savoir si ce dernier agissait simplement en tant que mandataire du tiers, ou s'il n'a fait que signaler son besoin de services ou s'il a implicitement promis de payer lui‑même les services est une question de fait. Si la demande et les circonstances qui l'entourent justifient que le demandeur croie que la demande constitue une offre de promesse de payer et qu'il le croie effectivement il y a un contrat implicite. [C'est moi qui souligne.]

54. Chaque cas est essentiellement un cas d'espèce. Il est toutefois à noter que les tribunaux n'ont jamais hésité à conclure à l'existence d'un contrat unilatéral chaque fois que les faits le permettaient. Dans l'arrêt Frankel Structural Steel Ltd. v. Goden Holdings Ltd., [1971] R.C.S. 250, 16 D.L.R. (3d) 736, modifiant (1969), 5 D.L.R. (3d) 15 (C.A. Ont.), un fournisseur d'acier a cherché à recouvrer du bailleur de fonds du constructeur et des avocats du bailleur de fonds le solde impayé d'un compte visant l'acier livré audit constructeur. Le constructeur, qui était l'acheteur de l'acier, avait obtenu que le bailleur de fonds défendeur finance un projet de construction. Ce financement provisoire a pris la forme d'une hypothèque sur la construction qui contenait les dispositions d'usage, savoir que sa préparation, son exécution ou son enregistrement n'engageait nullement le créancier hypothécaire à avancer quelque partie du capital et que toute avance devait s'effectuer au gré du créancier hypothécaire suivant la progression des travaux. Le constructeur avait conclu avec la demanderesse un contrat en vue de la fourniture d'acier. La fournisseuse demanderesse tenait toutefois à ce qu'on lui garantisse le paiement. Pour cette raison, le constructeur a fait en sorte qu'il y ait un contact direct entre la fournisseuse demanderesse et les avocats du bailleur de fonds (les défendeurs). On a donné à la demanderesse des assurances verbales que son compte serait payé à même les fonds provenant de l'hypothèque; elle a reçu en outre copie d'une directive du constructeur adressée au bailleur de fonds et à ses avocats, qui paraissait autoriser ledit bailleur de fonds à avancer à la fournisseuse‑demanderesse des fonds suffisants pour payer tout l'acier livré. Lorsque le constructeur n'a pu payer les comptes, la fournisseuse a essayé d'obtenir paiement du bailleur de fonds et de ses avocats. Aussi bien en Cour d'appel de l'Ontario qu'en cette Cour, on a conclu que l'obligation de payer qui incombait au bailleur de fonds découlait d'un contrat unilatéral. Le juge Laskin de la Cour d'appel (tel était alors son titre) déclare dans ses motifs, aux pp. 23 et 24:

[TRADUCTION] J'estime toutefois qu'il n'est pas nécessaire en l'espèce d'examiner si, selon la doctrine ou selon la jurisprudence de cette cour ou de toute autre cour, le principe de l'irrecevabilité fondée sur une promesse peut servir en totalité ou en partie comme moyen d'attaque plutôt que comme simple moyen de défense: voir Spencer Bower et Turner, Estoppel by Representaion, 2e éd., chap. XIV. Je peux arriver à la conclusion que je me propose de tirer en l'espèce en suivant des sentiers battus; il n'est donc pas besoin de tracer une voie nouvelle. Je suis d'avis que les faits retenus par le juge de première instance étayent l'établissement d'un contrat entre Frankel et Goden; en termes élémentaires, un contrat unilatéral découlant d'une promesse de payer pour l'acier livré à Hyacinthine. Livraison faite, la promesse devenait exécutoire. En l'occurrence, je ne me soucie pas de considérations telles que, par exemple, la question de savoir si la promesse serait exécutoire si elle était retirée avant la livraison complète de l'acier, ou si elle serait exécutoire en cas de livraison partielle sans avoir été retirée.

Cette Cour a non seulement adopté le raisonnement du juge Laskin, mais elle a en outre conclu à la responsabilité des avocats défendeurs, Gotfrid et Dennis. Ayant cité la dernière partie du passage reproduit ci‑dessus, le juge Judson conclut, aux pp. 254 et 255 (R.C.S.) et à la p. 739 (D.L.R.):

Je suis tout à fait d'accord avec ces motifs, pour ce qui est de ces points‑là, mais je n'accepte pas la conclusion énoncée dans une autre partie des motifs, savoir: Frankel, par l'intermédiaire d'Harrison traitait avec Burnett non à titre de représentant personnel de Gotfrid & Dennis mais à titre de représentant de ceux‑ci en tant que procureurs de Goden.

55. L'arrêt Frankel ne correspond pas exactement à la présente affaire. Il établit que, quand les faits le justifient, la responsabilité peut être fondée sur la simple notion de contrat unilatéral, sans qu'il soit nécessaire de procéder par un raisonnement juridique plus subtil. Cela étant, d'après les faits déjà exposés, l'intimée a une obligation contractuelle de payer la dette en vertu des principes fondamentaux du droit des contrats. Si besoin est de confirmer ces résultats fondés sur la preuve, on n'a qu'à se reporter aux actes de procédure. L'appelante prétend avoir le droit de se faire payer par l'intimée parce que celle‑ci a mis à exécution un plan en vue de la commande et du paiement de marchandises, soit directement par elle‑même, soit par l'intermédiaire du groupe de sociétés dont elle faisait partie. Face à cette allégation, l'intimée nie simplement avoir [TRADUCTION] "commandé ou reçu" les marchandises. Cela ne constitue ni en droit ni dans la langue courante un moyen de défense opposable à une demande de paiement fondée sur des actes accomplis par l'appelante à la demande de l'intimée lorsque cette dernière savait que lesdits actes avaient pour effet de créer une dette chez elle ou ses sociétés affiliées, dette dont elle s'était acquittée pendant quinze ans.

56. Pour ces motifs, je suis d'avis d'accueillir le pourvoi, d'infirmer l'ordonnance de la Cour d'appel et de rétablir le jugement de première instance avec dépens dans toutes les cours.

Pourvoi rejeté avec dépens, les juges Estey et Lamer sont dissidents.

Procureurs de l’appelante: Patterson, Smith, Matthews & Grant, Truro.

Procureurs de l’intimée: Archibald, Morley & Pare, Amherst.


Synthèse
Référence neutre : [1985] 1 R.C.S. 54 ?
Date de la décision : 21/02/1985
Sens de l'arrêt : Le pourvoi est rejeté

Analyses

Contrats - Vente - Marchandises livrées à un magasin - Absence d’avis relativement au statut des sociétés - Facturation présentée à une société immobilière et acquittement par elle des factures pendant une longue période - Allégation que l’acheteur véritable est la société d'exploitation du magasin en faillite depuis - Compte impayé - Responsabilité de la société immobilière.

La question soulevée en l'espèce est de savoir si la société immobilière intimée est contractuellement tenue de verser à l'appelante le prix des aliments livrés à un supermarché. Les bureaux de la société immobilière (une des trois sociétés appartenant au même actionnaire) étaient situés dans le même immeuble que le supermarché.

Le supermarché a d'abord été exploité par une société constituée en Nouvelle‑Écosse, W.T. Goodwin Limited. En 1965, cette dernière a remplacé sa raison sociale par Goodwin's Supermarket Limited et une nouvelle société (l'intimée) a été constituée sous le nom de W.T. Goodwin Limited, avec pour but principal d'acquérir et de gérer des biens meubles et immeubles. Une troisième société, Goodwin's Discount Food Store Limited, a été constituée en 1969 selon les lois du Nouveau‑Brunswick. Par convention passée en 1972, Goodwin's Supermarket Limited s'est engagée à vendre tout son actif moins son passif à cette troisième société. Le supermarché d'Amherst a continué de fonctionner comme auparavant, sauf que la convention de vente a soulevé des doutes quant à savoir quelle compagnie était responsable de l'exploitation du supermarché.

L'appelante n'a pas été avisée des changements de sociétés relativement à la propriété du supermarché et a continué d'inscrire sur ses factures que les marchandises étaient vendues à "Goodwin's Supermarket" ou à "Goodwin's". Aucune facture n'a été établie au nom de W.T. Goodwin Ltd. Bien que les relevés de compte de l'appelante aient été établis au nom de "W.T. Goodwin Ltd.", les factures étaient payées par chèques tirés au nom de "Goodwin's Discount Store Ltd." ou "Goodwin's Supermarket—Quality Foods—Amherst, N.S."

Goodwin's Discount Food Store Limited a été mise sous séquestre et le supermarché a fermé ses portes endetté envers l'appelante pour des marchandises livrées. L'action de l'appelante contre W.T. Goodwin Limited (la société immobilière) pour le montant dû par le supermarché a été accueillie en première instance mais rejetée en appel.

Arrêt (les juges Estey et Lamer sont dissidents): Le pourvoi est rejeté.

Les juges Dickson, McIntyre et Wilson: En l'absence de preuves convaincantes établissant quelle société exploitait le supermarché, le juge de première instance et la Cour d'appel ont tiré des conclusions différentes, fondamentalement des conclusions de fait, quant à l'existence d'un contrat intervenu entre la société immobilière et Scotsburn pour la livraison de marchandises au supermarché d'Amherst. Lorsque, à titre de tribunal d'appel du second degré, cette Cour doit se prononcer sur la décision de la cour d'appel d'une province infirmant le jugement du juge de première instance sur une question de fait, elle doit être absolument convaincue que le jugement de la cour d'appel est erroné, soit quant à la raison motivant son intervention ou quant à son appréciation de la preuve au dossier. Le dossier justifiait la Cour d'appel de conclure comme elle l'a fait. Les conclusions de première instance sont fondées sur la proposition que la société immobilière avait une obligation, qu'elle n'a pas remplie, d'aviser Scotsburn que celle‑ci facturait la mauvaise société et qu'en conséquence elle était empêchée de nier sa responsabilité pour les marchandises livrées au supermarché.

Les principes relatifs à la fin de non‑recevoir ne s'appliquent pas en l'espèce. D'abord, la déclaration de Scotsburn n'invoque pas les faits matériels qui pourraient appuyer une allégation de fin de non‑recevoir comme l'exigent les règles de procédure de la Nouvelle‑Écosse. De plus, les conditions d'application de la fin de non‑recevoir—des déclarations verbales ou des démarches qui amènent quelqu'un à s'y fier à son détriment—ne sont pas remplies. La société immobilière n'a, par sa conduite, fait aucune déclaration à laquelle Scotsburn se serait fiée à son détriment. Le silence de la part de la société immobilière qui recevait les factures n'équivaut pas à une déclaration d'acceptation de responsabilité pour les marchandises livrées au supermarché. De plus, le silence ou l'inaction n'équivaut à une déclaration que si son auteur a envers le destinataire une obligation légale de faire la révélation en cause; on n'a invoqué aucune obligation légale de ce genre en l'espèce. De même, Scotsburn n'a pas été abusée par la société immobilière parce qu'elle n'en connaissait même pas l'existence. Enfin, Scotsburn n'a pas subi de préjudice. L'avis de facturer la société appropriée n'aurait pas empêché la mise sous séquestre de cette société et la perte subie par Scotsburn qui en a découlé.

Malgré l'incertitude soulevée par le dossier, la seule conclusion raisonnable à tirer des témoignages et de la preuve documentaire produits au procès est que, ces dernières années, le supermarché était exploité par la société du Nouveau‑Brunswick, Goodwin's Discount Food Store Limited. De toute façon, la Cour d'appel a eu raison de décider qu'il importait peu de savoir qui exploitait le supermarché, il n'y avait pas d'élément de preuve suffisant pour établir, selon la prépondérance des probabilités, que la société immobilière était l'acquéreur des marchandises en vertu d'un contrat avec Scotsburn. La coïncidence des raisons sociales et la propriété commune du commerce ne sont pas, en elles‑mêmes, suffisantes pour fonder une réclamation contractuelle contre la société immobilière.


Parties
Demandeurs : Scotsburn Co-Op. Services
Défendeurs : W.T. Goodwin Ltd.

Références :

Jurisprudence
[Arrêts mentionnés: Saint John Tugboat Co. v. Irving Refinery Ltd., [1964] R.C.S. 614
Beaudoin‑Daigneault c. Richard, [1984] 1 R.C.S. 2
Dorval v. Bouvier, [1968] R.C.S. 288
Thistle v. Thistle (1980), 42 N.S.R. (2d) 430
Karsales (Harrow), Ltd. v. Wallis, [1956] 2 All E.R. 866
Re Vandervell’s Trusts (No. 2), [1974] 3 All E.R. 205
Farrell v. Secretary of State for Defence, [1980] 1 All E.R. 166
Greenwood v. Martins Bank, Ltd., [1933] A.C. 51
Nippon Menkwa Kabushiki Kaisha (Japan Cotton Trading Company, Ltd.) v. Dawson’s Bank, Ltd. (1935), 51 Ll. L. Rep. 147
distinction faite avec les arrêts: Starr Manufacturing Co. v. Spike (1893), 40 N.S.R. 626
Keewatin Electric & Diesels Ltd. v. Durall Ltd., [1976] W.W.D. 119
William A. Flemming Ltd. v. Fisher (1978), 29 N.S.R. (2d) 338
Gelhorne Motors Ltd. v. Yee & Wilcox (1969), 71 W.W.R. 526.]
Doctrine citée
Bower, George Spencer. The Law Relating to Estoppel by Representation, 3rd ed., by Sir Alexander K. Turner, London, Butterworth's, 1977.
Corbin, A. L. Corbin on Contracts, vol. 3, St. Paul, Minn., West Publishing Co., 1960.
Cross, R. Cross on Evidence, 5th ed., London, Butterworth's, 1979.
Furmston, M. P. Cheshire and Fifoot’s Law of Contracts, 10th ed., London, Butterworth's, 1981.
Guest, A. G. Anson’s Law of Contract, 25th ed., Oxford, Clarendon Press, 1979.
Halsbury’s Laws of England, 4th ed., vol. 9, London, Butterworth's, 1974.
Halsbury’s Laws of England, 4th ed., vol. 16, London, Butterworth's, 1976.
Maudsley R. and J. Martin. Hanbury and Maudsley Modern Equity, 11th ed., London, Stevens, 1981.
Restatement of the Law of Contracts, (2d) St. Paul, Minn., American Law Institute, 1932.
Waddams, S. M. The Law of Contract, Toronto, Canada Law Book, 1977.
Williston, Samuel. Williston on Contracts, 3rd ed., Mount Kisco, N.Y., Baker, Voorhis & Co., Inc., 1957.

Proposition de citation de la décision: Scotsburn Co-Op. Services c. W.T. Goodwin Ltd., [1985] 1 R.C.S. 54 (21 février 1985)


Origine de la décision
Date de l'import : 06/04/2012
Identifiant URN:LEX : urn:lex;ca;cour.supreme;arret;1985-02-21;.1985..1.r.c.s..54 ?
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