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13/06/1985 | CANADA | N°[1985]_1_R.C.S._721

Canada | Renvoi: Droits linguistiques au Manitoba, [1985] 1 R.C.S. 721 (13 juin 1985)


Renvoi: Droits linguistiques au Manitoba, [1985] 1 R.C.S. 721

DANS L'AFFAIRE de l'article 55 de la Loi sur la Cour suprême, S.R.C. 1970, chap. S‑19 et ses modifications;

ET DANS L'AFFAIRE d'un renvoi adressé par le gouverneur en conseil au sujet de certains droits linguistiques garantis par l'article 23 de la Loi de 1870 sur le Manitoba et par l'article 133 de la Loi constitutionnelle de 1867, tel qu'énoncé dans le décret C.P. 1984‑1136 en date du 5 avril 1984

No du greffe: 18606.

1984: 11, 12, 13 juin; 1985: 13 juin.

Présents: Le juge en chef Dicks

on et les juges Beetz, Estey, McIntyre, Lamer, Wilson et Le Dain.

renvoi adressé par l...

Renvoi: Droits linguistiques au Manitoba, [1985] 1 R.C.S. 721

DANS L'AFFAIRE de l'article 55 de la Loi sur la Cour suprême, S.R.C. 1970, chap. S‑19 et ses modifications;

ET DANS L'AFFAIRE d'un renvoi adressé par le gouverneur en conseil au sujet de certains droits linguistiques garantis par l'article 23 de la Loi de 1870 sur le Manitoba et par l'article 133 de la Loi constitutionnelle de 1867, tel qu'énoncé dans le décret C.P. 1984‑1136 en date du 5 avril 1984

No du greffe: 18606.

1984: 11, 12, 13 juin; 1985: 13 juin.

Présents: Le juge en chef Dickson et les juges Beetz, Estey, McIntyre, Lamer, Wilson et Le Dain.

renvoi adressé par le gouverneur en conseil


Synthèse
Référence neutre : [1985] 1 R.C.S. 721 ?
Date de la décision : 13/06/1985

Analyses

Droit constitutionnel—Garanties linguistiques— Obligation d’adopter, d’imprimer et de publier en français et en anglais les lois du Manitoba—L’article 23 de la Loi de 1870 sur le Manitoba est‑il impératif ou directif? - Les lois actuelles, abrogées ou périmées sont‑elles valides si les exigences en matière linguistique n’ont pas été respectées?—Si les lois sont invalides, dans quelle mesure sont‑elles opérantes?—La Loi sur l’application de l’article 23 de l’Acte du Manitoba aux textes législatifs est‑elle valide et opérante?—Loi de 1870 sur le Manitoba, S.R.C. 1970, app. II, art. 23—Loi constitutionnelle de 1867, art. 133—Loi constitutionnelle de 1982, art. 52—An Act to Provide that the English Language shall be the Official Language of the Province of Manitoba, 1890 (Man.), chap. 14—Loi sur l’application de l’article 23 de l’Acte du Manitoba aux textes législatifs, 1980 (Man.), chap. 3.

Le gouverneur général en conseil a, par le décret C.P. 1984‑1136 en date du 5 avril 1984, conformément à l'art. 55 de la Loi sur la Cour suprême, soumis à cette Cour les questions constitutionnelles suivantes. La Cour répond ainsi à ces questions:

Question no 1—Les obligations imposées par l'art. 133 de la Loi constitutionnelle de 1867 et par l'art. 23 de la Loi de 1870 sur le Manitoba, relativement à l'usage du français et de l'anglais dans:

a)les archives, procès‑verbaux et journaux des chambres du Parlement du Canada et des législatures du Québec et du Manitoba, et

b)les actes du Parlement du Canada et des législatures du Québec et du Manitoba

sont‑elles impératives?

Réponse—Oui.

Question no 2—Est‑ce que les dispositions de l'art. 23 de la Loi de 1870 sur le Manitoba rendent invalides les lois et les règlements de la province du Manitoba qui n'ont pas été imprimés et publiés en langue anglaise et en langue française?

Réponse—Oui, mais pour les motifs exposés par la Cour, les lois actuelles de la Législature qui sont invalides seront réputées temporairement valides pendant le délai minimum requis pour les traduire, les adopter de nouveau, les imprimer et les publier.

Question no 3—Dans l'hypothèse où il a été répondu par l'affirmative à la question no 2, les textes législatifs qui n'ont pas été imprimés et publiés en langue anglaise et en langue française sont‑ils opérants et, dans l'affirmative, dans quelle mesure et à quelles conditions?

Réponse—Les lois de la Législature qui n'ont pas été adoptées, imprimées et publiées en français et en anglais sont inopérantes pour cause d'invalidité mais, pour les motifs exposés par la Cour, les lois actuelles de la Législature seront réputées temporairement opérantes pendant le délai minimum requis pour les traduire, les adopter de nouveau, les imprimer et les publier.

Question no 4—Est‑ce que l'une ou l'autre des dispositions de la Loi sur l’application de l’article 23 de l’Acte du Manitoba aux textes législatifs, constituant le chapitre 3 des Statuts du Manitoba de 1980, sont incompatibles avec les dispositions de l'art. 23 de la Loi de 1870 sur le Manitoba et, dans l'affirmative, est‑ce que les dispositions considérées sont, dans la mesure de l'incompatibilité, invalides et inopérantes?

Réponse—Si la Loi sur l’application de l’article 23 de l’Acte du Manitoba aux textes législatifs, promulguée à S.M. 1980, chap. 3, n'a pas été adoptée, imprimée et publiée dans les deux langues officielles, alors elle est totalement invalide et inopérante.

Si la Loi a été adoptée, imprimée et publiée dans les deux langues officielles, alors les art. 1 à 5 sont invalides et inopérants.

I

Question no 1:

L'exigence que les deux langues française et anglaise soient utilisées dans les archives, les procès‑verbaux, les journaux et les lois du Parlement du Canada et des législatures du Québec et du Manitoba, imposée par l'art. 133 de la Loi constitutionnelle de 1867 et par l'art. 23 de la Loi de 1870 sur le Manitoba, est impérative. Il ressort de l'historique et des termes de ces articles que la garantie qui y est enchâssée doit être observée.

II

Questions nos 2 et 3:

L'expression "actes de la législature", que l'on trouve à l'art. 23 de la Loi de 1870 sur le Manitoba, vise toutes les lois, tous les règlements et toute la législation déléguée adoptés par la législature du Manitoba depuis 1890, auxquels s'appliquent les arrêts dans cette Cour Procureur général du Québec c. Blaikie, [1979] 2 R.C.S. 1016, et Procureur général du Québec c. Blaikie, [1981] 1 R.C.S. 312.

Toutes les lois unilingues de la législature du Manitoba sont et ont toujours été invalides et inopérantes. L'article 23 de la Loi de 1870 sur le Manitoba enchâsse une exigence impérative d'adopter, d'imprimer et de publier dans les deux langues officielles toutes les lois de la Législature et impose ainsi à la législature du Manitoba une obligation constitutionnelle quant aux modalités et à la forme de l'adoption de ses lois. Cette obligation a pour effet de protéger les droits fondamentaux de tous les Manitobains à l'égalité de l'accès à la loi dans l'une ou l'autre des langues française ou anglaise.

L'article 52 de la Loi constitutionnelle de 1982 ne modifie pas les principes qui, au cours des années, ont constitué le fondement du contrôle judiciaire. Dans un cas où on n'a pas respecté les modalités et la forme requises en matière constitutionnelle, l'invalidité continue d'être la conséquence de ce non‑respect. Le mot "inopérantes" signifie qu'une règle de droit ainsi incompatible avec la Constitution est inopérante pour cause d'invalidité.

Les textes législatifs adoptés dans une seule langue par la législature du Manitoba sont incompatibles avec l'art. 23 de la Loi de 1870 sur le Manitoba et ils sont invalides et inopérants pour le motif que les exigences constitutionnelles quant aux modalités et à la forme de leur adoption n'ont pas été respectées.

La Cour se doit de déclarer invalides et inopérantes les lois unilingues de la législature du Manitoba. Cette déclaration, sans plus, créerait un vide juridique suivi du chaos en la matière dans la province du Manitoba. Depuis 1890, la législature du Manitoba a adopté presque toutes ses lois en anglais seulement. La conclusion que toutes les lois unilingues de la législature du Manitoba sont invalides et inopérantes signifie que l'ordre de droit positif qui est censé avoir réglementé les affaires des citoyens du Manitoba depuis 1890 se trouvera détruit et que les droits, obligations et autres effets découlant de ces règles de droit sont invalides et non exécutoires. À compter de la date du présent jugement, le système juridique de la province du Manitoba sera invalide et donc inefficace jusqu'à ce que la Législature soit en mesure de traduire, d'adopter de nouveau, d'imprimer et de publier ses lois actuelles dans les deux langues officielles.

Ces conséquences iraient à l'encontre du principe constitutionnel de la primauté du droit. La primauté du droit, reconnue dans les Lois constitutionnelles de 1867 et de 1982, a toujours été un principe fondamental de la structure constitutionnelle canadienne. La primauté du droit exige la création et le maintien d'un ordre réel de droit positif régissant la société. L'ordre public est un élément essentiel de la vie civilisée. Cette Cour se doit de reconnaître à la fois l'inconstitutionnalité des lois unilingues du Manitoba et le devoir de la Législature de se conformer à la loi suprême de notre pays, tout en évitant de créer un vide juridique au Manitoba et en assurant le maintien de la primauté du droit.

Il y aura une période pendant laquelle il ne sera pas possible à la législature du Manitoba de se conformer à l'obligation constitutionnelle qui lui incombe en vertu de l'art. 23 de la Loi de 1870 sur le Manitoba. Il est donc nécessaire, afin de préserver la primauté du droit, de considérer comme temporairement valides et opérantes les lois de la législature du Manitoba qui, n'était‑ce du vice dont elles sont entachées sur le plan constitutionnel, seraient actuellement en vigueur. La période de validité temporaire commencera à courir à compter de la date du présent jugement et prendra fin à l'expiration du délai minimum requis pour traduire, adopter de nouveau, imprimer et publier ces lois.

Quant aux droits, obligations et autres effets qui sont censés avoir découlé des lois unilingues abrogées, périmées ou actuelles de la législature du Manitoba, certains seront exécutoires et à tout jamais incontestables par application de principes juridiques comme ceux de la validité de facto, de la chose jugée et de l'erreur de droit. Les droits, obligations et autres effets non sauvés par l'application de ces principes sont temporairement réputés avoir été valides, exécutoires et incontestables et continuer de l'être jusqu'à l'expiration du délai minimum requis pour traduire, adopter de nouveau, imprimer et publier les lois de la législature du Manitoba dont ils découlent. À l'expiration du délai minimum, ces droits, obligations et autres effets cesseront d'être temporairement valides et exécutoires à moins que les lois dont ils découlent n'aient été traduites, adoptées de nouveau, imprimées et publiées dans les deux langues. En conséquence, afin d'assurer que les droits, obligations et autres effets, qui ne sont pas sauvés par l'application du principe de la validité de facto ou d'autres principes, demeurent valides et exécutoires, il se peut qu'il faille adopter de nouveau, imprimer et publier, pour ensuite abroger, dans les deux langues officielles, les lois abrogées ou périmées de la Législature dont ces droits, obligations et autres effets sont censés avoir découlé.

Toutefois, la validité temporaire ne s'appliquera pas aux lois adoptées dans une seule langue par la Législature après la date du présent jugement. À compter de la date du présent jugement, les règles de droit qui ne seront pas adoptées, imprimées et publiées dans les deux langues seront invalides et inopérantes dès le départ.

Compte tenu de la documentation dont elle dispose actuellement, la Cour est incapable de déterminer le délai pendant lequel il serait impossible à la législature du Manitoba de se conformer à son obligation constitutionnelle. Lorsque le procureur général du Canada ou le procureur général du Manitoba lui aura demandé de statuer sur ce point, demande qui devra être faite dans les cent vingt jours de la date du présent jugement, la Cour fixera une audition spéciale, invitera le procureur général du Canada, le procureur général du Manitoba et les autres intervenants à soumettre des mémoires et fixera le délai minimum requis pour traduire, adopter de nouveau, imprimer et publier les lois de la législature du Manitoba.

III

Question no 4:

La Loi sur l’application de l’article 23 de l’Acte du Manitoba aux textes législatifs, 1980 (Man.), chap. 3, est totalement invalide et inopérante si elle n'a pas été adoptée, imprimée et publiée dans les deux langues officielles. De toute façon, les art. 1 à 5 sont invalides et inopérants pour le motif qu'ils portent atteinte aux droits garantis par l'art. 23 de la Loi de 1870 sur le Manitoba.


Références :

Jurisprudence
Arrêts suivis: Procureur général du Québec c. Blaikie, [1979] 2 R.C.S. 1016, confirmant [1978] C.A. 351, 95 D.L.R. (3d) 42, confirmant [1978] C.S. 37, 85 D.L.R. (3d) 252
Procureur général du Québec c. Blaikie, [1981] 1 R.C.S. 312
arrêts examinés: Attorney General of the Republic v. Mustafa Ibrahim, [1964] Cyprus Law Reports 195
Special Reference No. 1 of 1955, P.L.R. 1956 W.P. 598
arrêts mentionnés: Pellant v. Hebert, Cour de comté de St‑Boniface, le 9 mars 1892, reproduit dans (1981), 12 R.G.D. 242
Bertrand v. Dussault, Cour de comté de St‑Boniface, le 30 janvier 1909, reproduit dans 77 D.L.R. (3d) 458
Re Forest and Registrar of Court of Appeal of Manitoba (1977), 77 D.L.R. (3d) 445
R. v. Forest (1976), 74 D.L.R. (3d) 704
Procureur général du Manitoba c. Forest, [1979] 2 R.C.S. 1032
Bilodeau v. Attorney General of Manitoba, [1981] 5 W.W.R. 393
Société Asbestos Ltée c. Société nationale de l’amiante, [1979] C.A. 342
Re Public Finance Corp. and Edwards Garage Ltd. (1957), 22 W.W.R. 312
Jones c. Procureur général du Nouveau‑Brunswick, [1975] 2 R.C.S. 182
Montreal Street Railway Co. v. Normandin, [1917] A.C. 170
Howard v. Bodington (1877), 2 P. 203
R. ex rel. Anderson v. Buchanan (1909), 44 N.S.R. 112
Bribery Commissioner v. Ranasinghe, [1965] A.C. 172
Amax Potash Ltd. c. Gouvernement de la Saskatchewan, [1977] 2 R.C.S. 576
Renvoi: Résolution pour modifier la Constitution, [1981] 1 R.C.S. 753
Procureur général du Québec c. Collier, [1983] C.S. 366
Procureur général du Québec c. Brunet, J.E. 83‑510, infirmé pour d'autres motifs, J.E. 84‑62 (C.S.)
Carl‑Zeiss‑Stiftung v. Rayner and Keeler Ltd. (No. 2), [1966] 2 All E.R. 536
Roncarelli v. Duplessis, [1959] R.C.S. 121
Reference re Disallowance and Reservation of Provincial Legislation, [1938] R.C.S. 71
Abbé de Fontaine’s Case (1431), Y.B. 9 H. VI, fol. 32
Scadding v. Lorant (1851), 3 H.L.C. 418, 10 E.R. 164
R. v. Slythe (1827), 6 B. & C. 240, 108 E.R. 441
Margate Pier Co. v. Hannam (1819), 3 B. & Ald. 266, 106 E.R. 661
O’Neil v. Attorney‑General of Canada (1896), 26 R.C.S. 122
Turtle v. Township of Euphemia (1900), 31 O.R. 404
R. v. Gibson (1896), 29 N.S.R. 4
R. v. Corporation of Bedford Level (1805), 6 East 356, 102 E.R. 1323
Parker v. Kett (1702), 1 Ld. Raym. 658, 91 E.R. 1338
Eadie v. Township of Brantford, [1967] R.C.S. 573
Texas v. White, 74 U.S. 700 (1868)
Horn v. Lockhart, 84 U.S. 570 (1873)
United States v. Insurance Companies, 89 U.S. 99 (1874)
Baldy v. Hunter, 171 U.S. 388 (1898)
Madzimbamuto v. Lardner‑Burke, [1969] 1 A.C. 645
Federation of Pakistan v. Tamizuddin Khan, P.L.R. 1956 W.P. 306
In re Initiative and Referendum Act, [1919] A.C. 935
Attorney‑General for Alberta v. Attorney‑General for Canada, [1947] A.C. 503.
Lois et règlements cités
Act to Provide that the English Language shall be the Official Language of the Province of Manitoba, 1890 (Man.), chap. 14.
Acte d’Interprétation, 1867 (Can.), 31 Vict. chap. 1, art. 6(3).
Colonial Laws Validity Act, 1865 (R.‑U.), 28 & 29 Vict., chap. 63, art. 2.
Loi concernant un jugement rendu par la Cour suprême du Canada le 13 décembre 1979 sur la langue de la législation et de la justice au Québec, 1979 (Qué.), chap. 61.
Loi constitutionnelle de 1867, préambule, art. 55, 57, 90, 92, 92A [aj. Loi constitutionnelle de 1982, art. 50], 93, 95, 133.
Loi constitutionnelle de 1982, préambule, art. 18(1), 41a), 43, 52.
Loi d’interprétation, S.R.C. 1970, chap. I‑23, art. 28 «doit ou devra».
Loi de 1870 sur le Manitoba, S.R.C. 1970, app. II, art. 2, 14, 17, 23.
Loi modifiant la Loi sur l’application de l’article 23 de l’Acte du Manitoba aux textes législatifs, 1982 (Man.), chap. 3, art. 1.
Loi sur l’application de l’article 23 de l’Acte du Manitoba aux textes législatifs, 1980 (Man.), chap. 3.
Loi sur la Cour suprême, S.R.C. 1970, chap. S‑19, art. 55.
Statut de Westminster, 1931 (R.‑U.), 22 Geo. V, chap. 4.
Doctrine citée
Constantineau, A. The De Facto Doctrine, Toronto, Canada Law Book Co., 1910.
Dicey, A.V. The Law of the Constitution, 10th ed., London, MacMillan & Co. Ltd., 1959.
Honore, A.M. "Reflections on Revolutions" (1967), 2 Irish Jurist 268.
Jennings, W.I. The Law and the Constitution, 5th ed., London, University of London Press, 1959.
Odgers’ Construction of Deeds and Statutes, 5th ed. by G. Dworkin, London, Sweet & Maxwell, 1967.
Raz, J. The Authority of Law, Oxford, Clarendon Press, 1979.
Stavsky, M.M. "The Doctrine of State Necessity in Pakistan" (1983), 16 Cornell Int. L.J. 341.
Wade, E.C.S. et G.G. Phillips. Constitutional and Administrative Law, 9th ed., by A.W. Bradley, London, Longman, 1977.
RENVOI adressé par le gouverneur général en conseil, conformément à l'art. 55 de la Loi sur la Cour suprême, au sujet de certains droits linguistiques garantis par l'art. 23 de la Loi de 1870 sur le Manitoba et par l'art. 133 de la Loi constitutionnelle de 1867.
Pierre Genest, c.r., Edward R. Sojonky, c.r., et Peter W. Hogg, c.r., pour le procureur général du Canada.
Joseph Eliot Magnet, pour la Société franco‑manitobaine.
Gérald‑A. Beaudoin, c.r., pour la Fédération des francophones hors Québec.
Jean‑K. Samson et André Binette, pour le procureur général du Québec.
Vaughan L. Baird, c.r., pour Roger Bilodeau.
Stephen A. Scott et Warren J. Newman, pour Alliance Québec.
Walter J. Roustan,, pour le Mouvement de la liberté de choix.
A. Kerr Twaddle, c.r., et William S. Gange, pour le procureur général du Manitoba.
D. C. H. McCaffrey, c.r., Colin J. Gillespie et J. F. Reeh Taylor, c.r., pour Douglas L. Campbell, James A. Richardson, Cecil Patrick Newbound, Russell Doern, Herbert Schulz et Patricia Maltman.
Version française du jugement rendu par
La Cour
I
Le renvoi
1. Le présent renvoi allie des questions juridiques et constitutionnelles des plus subtiles et complexes à des questions politiques très délicates. Les procédures ont été engagées par le décret C.P. 1984‑1136 en date du 5 avril 1984, conformément à l'art. 55 de la Loi sur la Cour suprême, S.R.C. 1970, chap. S‑19. Ce décret dispose:
Vu que le ministre de la Justice estime:
1. Qu'il importe de trancher dans les meilleurs délais possibles divers problèmes juridiques que soulèvent certains droits linguistiques garantis par l'article 23 de la Loi de 1870 sur le Manitoba et par l'article 133 de la Loi constitutionnelle de 1867.
2. Qu'il importe, pour régler rapidement les problèmes juridiques en question, d'obtenir l'avis de la Cour suprême du Canada sur les questions suivantes:
Question no 1
Les obligations imposées par l'article 133 de la Loi constitutionnelle de 1867 et par l'article 23 de la Loi de 1870 sur le Manitoba, relativement à l'usage du français et de l'anglais dans:
a) les archives, procès‑verbaux et journaux des chambres du Parlement du Canada et des législatures du Québec et du Manitoba, et
b) les actes du Parlement du Canada et des législatures du Québec et du Manitobasont‑elles impératives?
Question no 2
Est‑ce que les dispositions de l'article 23 de la Loi de 1870 sur le Manitoba rendent invalides les lois et les règlements de la province du Manitoba qui n'ont pas été imprimés et publiés en langue anglaise et en langue française?
Question no 3
Dans l'hypothèse où il a été répondu par l'affirmative à la question no 2, les textes législatifs qui n'ont pas été imprimés et publiés en langue anglaise et en langue française sont‑ils opérants et, dans l'affirmative, dans quelle mesure et à quelles conditions?
Question no 4
Est‑ce que l'une ou l'autre des dispositions de la Loi sur l'application de l'article 23 de l'Acte du Manitoba aux textes législatifs, constituant le chapitre 3 des Statuts du Manitoba de 1980, sont incompatibles avec les dispositions de l'article 23 de la Loi de 1870 sur le Manitoba et, dans l'affirmative, est‑ce que les dispositions considérées sont, dans la mesure de l'incompatibilité, invalides et inopérantes?
À ces causes, sur avis conforme du ministre de la Justice et en vertu de l'article 55 de la Loi sur la Cour suprême, il plaît à Son Excellence le Gouverneur général en conseil de soumettre à la Cour suprême du Canada, pour audition et pour examen, les questions énoncées ci‑dessus.
2. Par ordonnance en date du 10 avril 1984, cette Cour a confié au procureur général du Canada la charge du renvoi. Ont été autorisés à intervenir: les procureurs généraux des provinces du Manitoba et de Québec
la Société franco‑manitobaine
Alliance Québec, l'Alliance pour les communautés linguistiques au Québec (autrefois Positive Action Committee)
la Fédération des francophones hors Québec
le Mouvement de la liberté de choix
Roger Joseph Albert Bilodeau
Douglas L. Campbell, James A. Richardson, Cecil Patrick Newbound, Russell Doern, Herbert Schulz et Patricia Maltman, résidents du Manitoba et personnes intéressées aux questions soumises à la Cour.
3. L'article 23 de la Loi de 1870 sur le Manitoba dispose:
23. L'usage de la langue française ou de la langue anglaise sera facultatif dans les débats des Chambres de la législature
mais dans la rédaction des archives, procès‑verbaux et journaux respectifs de ces chambres, l'usage de ces deux langues sera obligatoire
et dans toute plaidoirie ou pièce de procédure par devant les tribunaux ou émanant des tribunaux du Canada, qui sont établis sous l'autorité de la Loi constitutionnelle de 1867, et par devant tous les tribunaux ou émanant des tribunaux de la province, il pourra être également fait usage, à faculté, de l'une ou l'autre de ces langues. Les actes de la législature seront imprimés et publiés dans ces deux langues.
4. Les dispositions de l'art. 133 de la Loi constitutionnelle de 1867 sont pratiquement identiques à celles de l'art. 23 de la Loi de 1870 sur le Manitoba. L'article 133 dispose:
133. Dans les chambres du parlement du Canada et les chambres de la législature de Québec, l'usage de la langue française ou de la langue anglaise, dans les débats, sera facultatif
mais dans la rédaction des archives, procès‑verbaux et journaux respectifs de ces chambres, l'usage de ces deux langues sera obligatoire
et dans toute plaidoirie ou pièce de procédure par‑devant les tribunaux ou émanant des tribunaux du Canada qui seront établis sous l'autorité du présent acte, et par‑devant tous les tribunaux ou émanant des tribunaux de Québec, il pourra être fait également usage, à faculté, de l'une ou de l'autre de ces langues.
Les actes du parlement du Canada et de la législature de Québec devront être imprimés et publiés dans ces deux langues.
II
Législation du Manitoba en matière linguistique
5. L'article 23 de la Loi de 1870 sur le Manitoba fut l'aboutissement de nombreuses années de coexistence et de luttes entre les Anglais, les Français et les Métis dans la colonie de la rivière Rouge qui est à l'origine de la province actuelle du Manitoba. Même si cette région fut d'abord revendiquée, en 1670, par la Compagnie anglaise de la Baie d'Hudson en vertu de sa charte royale, la colonie de la rivière Rouge fut, pendant une bonne partie de ses années d'existence avant la Confédération, habitée dans des proportions à peu près égales par des anglophones et des francophones. Le 19 novembre 1869, la Compagnie de la Baie d'Hudson transféra au Canada, par un acte de cession, les territoires du Nord‑Ouest qui comprenaient la colonie de la rivière Rouge. Le transfert du titre entra en vigueur le 15 juillet 1870.
6. Entre le 19 novembre 1869 et le 15 juillet 1870, le gouvernement provisoire de la colonie de la rivière Rouge tenta d'unir les divers groupes de la colonie et rédigea une "Liste des droits" qui devait servir dans les négociations avec le Canada. Une convention de délégués choisie en janvier 1870 fut chargée de rédiger les conditions auxquelles la colonie de la rivière Rouge se joindrait à la Confédération. La convention comptait autant d'anglophones que de francophones élus dans les diverses paroisses anglaises et françaises.
7. La version finale de la Liste des droits qui fut utilisée par la convention de délégués dans leurs négociations avec Ottawa, contenait les dispositions suivantes:
Que les langues française et anglaise soient communes dans la législature et les cours, et que tous les documents publics, ainsi que les actes de la Législature, soient publiés dans les deux langues.
Que le Juge de la Cour Suprême parle le français et l'anglais.
Ces clauses furent remaniées par les conseillers juridiques de Sa Majesté à Ottawa et incluses dans un projet de loi déposé au Parlement. Le projet de loi fut adopté par le Parlement sans opposition ni d'un côté ni de l'autre de la Chambre. Ces clauses sont devenues l'art. 23 de la Loi de 1870 sur le Manitoba. En 1871, cette loi fut enchâssée dans l'Acte de l’Amérique du Nord britannique, 1871 (rebaptisé Loi constitutionnelle de 1871 dans la Loi constitutionnelle de 1982, art. 53). La Loi de 1870 sur le Manitoba est maintenant enchâssée dans la Constitution du Canada en vertu de l'al. 52(2)b) de la Loi constitutionnelle de 1982.
8. En 1890, An Act to Provide that the English Language shall be the Official Language of the Province of Manitoba, 1890 (Man.), chap. 14 (ci‑après l'Official Language Act, 1890), fut adoptée par la législature du Manitoba. Cette loi prévoyait:
[TRADUCTION] 1 Nonobstant toute loi ou disposition contraire, seule la langue anglaise sera utilisée dans les archives, procès‑verbaux et journaux de l'assemblée législative du Manitoba ainsi que dans toute plaidoirie ou pièce de procédure devant les tribunaux de la province du Manitoba ou émanant de ces tribunaux. Dans l'impression et la publication des lois de la législature du Manitoba, l'usage de la langue anglaise suffira.
2 La présente loi ne s'appliquera que dans la mesure où elle relève de la compétence législative de la Législature et entrera en vigueur le jour de sa sanction.
9. Dès l'adoption de l'Official Language Act, 1890, la province du Manitoba a cessé de publier les versions françaises des lois ainsi que des archives, procès‑verbaux et journaux de l'Assemblée législative.
III
Contestations judiciaires de la législation du Manitoba en matière linguistique
10. Peu après son adoption, l'Official Language Act, 1890 fut contestée devant les tribunaux du Manitoba. En 1892, elle était déclarée inconstitutionnelle par le juge Prud'homme de la Cour de comté de St‑Boniface, qui a dit: "Je suis donc d'opinion que le c. 14, 53 Vict. est ultra vires de la législature du Manitoba et que la clause 23, de l'Acte de Manitoba, ne peut pas être changée et encore moins abrogée par la législature de cette province": Pellant v. Hebert, décision publiée à l'origine dans Le Manitoba (un quotidien de langue française) le 9 mars 1892 et publiée dans (1981), 12 R.G.D. 242. Ce jugement ne fut suivi ni par la législature ni par le gouvernement du Manitoba. L'Official Language Act, 1890 est demeurée la même dans les refontes successives des Statutes of Manitoba
le gouvernement n'a pas recommencé à publier dans les deux langues les archives, procès‑verbaux et journaux de l'Assemblée législative, ni les lois.
11. En 1909, l'Official Language Act, 1890 fut contestée de nouveau devant les tribunaux du Manitoba et à nouveau déclarée inconstitutionnelle: Bertrand v. Dussault, le 30 janvier 1909, Cour de comté de St‑Boniface (non publiée), reproduite dans Re Forest and Registrar of Court of Appeal of Manitoba (1977), 77 D.L.R. (3d) 445 (C.A. Man.), aux pp. 458 à 462. Selon le juge Monnin dans l'arrêt Re Forest, précité, à la p. 458, [TRADUCTION] "Cette dernière décision, non publiée, semble être passée inaperçue ou avoir été ignorée".
12. En 1976, l'Official Language Act, 1890 fut attaquée pour une troisième fois et déclarée inconstitutionnelle: R. v. Forest (1976), 74 D.L.R. (3d) 704 (C. de comté Man.). Néanmoins, l'Official Language Act, 1890 est restée dans les recueils de lois du Manitoba
l'adoption, l'impression et la publication dans les deux langues des lois de l'assemblée législative du Manitoba n'ont pas été reprises.
13. En 1979, la question de la constitutionnalité de l'Official Language Act, 1890 a été soumise à cette Cour. Le 13 décembre 1979, dans l'arrêt Procureur général du Manitoba c. Forest, [1979] 2 R.C.S. 1032, la Cour, dans des motifs unanimes, a déclaré que les dispositions de l'Official Language Act, 1890 du Manitoba, précitée, étaient incompatibles avec l'art. 23 de la Loi de 1870 sur le Manitoba et inconstitutionnelles.
14. Le 9 juillet 1980, après l'arrêt Forest de cette Cour, l'assemblée législative du Manitoba a adopté la Loi sur l’application de l’article 23 de l’Acte du Manitoba aux textes législatifs, 1980 (Man.), chap. 3. La validité de cette loi fait l'objet de la question no 4 du présent renvoi.
15. Au cours de la quatrième session (1980) et de la cinquième session (1980‑1981) de la trente et unième législature du Manitoba, la majeure partie des lois de la législature du Manitoba ont été adoptées, imprimées et publiées en langue anglaise seulement.
16. Depuis la première session de la trente‑deuxième législature du Manitoba (1982), les lois de la législature du Manitoba sont adoptées, imprimées et publiées à la fois en langue française et en langue anglaise. Toutefois, les lois qui ne font que modifier les lois adoptées, imprimées et publiées en langue anglaise seulement et les lois d'intérêt privé sont, dans la plupart des cas, adoptées en langue anglaise seulement.
17. Dans l'arrêt Bilodeau v. Attorney General of Manitoba, [1981] 5 W.W.R. 393, la Cour d'appel du Manitoba a conclu que The Highway Traffic Act, R.S.M. 1970, chap. H60, et The Summary Convictions Act, R.S.M. 1970, chap. S230, étaient valides même si elles avaient été adoptées en langue anglaise seulement. Cet arrêt fait présentement l'objet d'un pourvoi devant cette Cour*.
*Le jugement dans l'affaire Bilodeau c. Procureur général du Manitoba sera rendu en même temps que celui dans l'affaire MacDonald c. Ville de Montréal.
18. Le 4 juillet 1983, le procureur général du Manitoba a déposé devant l'assemblée législative du Manitoba une résolution visant à introduire une modification constitutionnelle en vertu de l'art. 43 de la Loi constitutionnelle de 1982. Cette résolution avait pour objet de modifier les dispositions en matière linguistique contenues dans la Loi de 1870 sur le Manitoba. La deuxième session de la trente‑deuxième législature du Manitoba a été prorogée le 27 février 1984 sans que cette résolution ait été adoptée.
19. On pourrait également mentionner que, le 13 décembre 1979, dans l'arrêt Procureur général du Québec c. Blaikie, [1979] 2 R.C.S. 1016 (Blaikie no 1), cette Cour a statué que la Charte de la langue française du Québec (Loi 101) adoptée en 1977 était contraire à l'art. 133 de la Loi constitutionnelle de 1867. La Charte prévoyait le dépôt des projets de loi en langue française seulement à l'Assemblée nationale et l'adoption des lois en langue française seulement. Le lendemain de l'arrêt Blaikie no 1 de cette Cour, l'assemblée nationale du Québec a adopté de nouveau dans les deux langues toutes les lois du Québec qui avaient été adoptées en langue française seulement. Voir: Loi concernant un jugement rendu par la Cour suprême du Canada le 13 décembre 1979 sur la langue de la législation et de la justice au Québec, 1979 (Qué.), chap. 61.
20. Il découlait des arrêts de cette Cour Blaikie no 1 et Forest, précités, que la législation provinciale adoptée conformément à ces lois inconstitutionnelles, c.‑à‑d. unilingue seulement, constituait elle‑même une dérogation aux dispositions en matière linguistique enchâssées dans la Loi constitutionnelle de 1867 et dans la Loi de 1870 sur le Manitoba et était, par conséquent, invalide. Dans l'arrêt Société Asbestos Ltée c. Société nationale de l'amiante, [1979] C.A. 342, également rendu le 13 décembre 1979, la Cour d'appel du Québec a déclaré que telle était la conséquence de l'adoption unilingue et a annulé deux lois qui n'avaient pas été adoptées en anglais.
21. Dans l'arrêt Procureur général du Québec c. Blaikie, [1981] 1 R.C.S. 312 (Blaikie no 2), cette Cour a explicité la décision rendue dans l'arrêt Blaikie no 1 en statuant que les exigences de l'art. 133 s'appliquent aux règlements adoptés par le gouvernement du Québec ou soumis à son approbation, et aux règles des tribunaux. Elle a toutefois ajouté que les exigences de l'art. 133 ne s'appliquent pas aux règlements adoptés par des organismes de compétence secondaire non gouvernementaux et non soumis à l'approbation du gouvernement du Québec, ni aux règlements des organismes municipaux ou scolaires.
22. Dans l'arrêt Bilodeau, précité, la Cour d'appel du Manitoba était saisie d'une contestation semblable d'une législation adoptée en une seule langue. Cette cour a décidé que la législation adoptée en une seule langue par la législature du Manitoba n'était pas invalide. Le juge en chef Freedman, au nom de la majorité, a statué que l'exigence de l'adoption dans les deux langues est directive plutôt qu'impérative et que, par conséquent, y contrevenir n'entraîne pas l'invalidité. Le juge Monnin a pour sa part exprimé l'avis que l'art. 23 est impératif, mais aurait appliqué le principe de l'état de nécessité (sur lequel nous reviendrons) pour ne pas prononcer l'invalidité de la législation.
IV
Question no 1
Le caractère impératif de l’art. 133 de la Loi constitutionnelle de 1867 et de l’art. 23 de la Loi de 1870 sur le Manitoba
23. La question no 1 du présent renvoi est de savoir si les exigences de l'art. 133 de la Loi constitutionnelle de 1867 et de l'art. 23 de la Loi de 1870 sur le Manitoba portant sur l'usage du français et de l'anglais dans les archives, les procès‑verbaux, les journaux et les lois du Parlement du Canada et des législatures du Québec et du Manitoba sont "impératives".
24. Dans ses observations écrites, le procureur général du Manitoba répond simplement à cette question que:
[TRADUCTION] Depuis les arrêts de cette Cour Procureur général du Québec c. Blaikie, [1979] 2 R.C.S. 1016 et Procureur général du Manitoba c. Forest, [1979] 2 R.C.S. 1032, il est incontestable que les lois du Parlement du Canada, de l'assemblée nationale du Québec et de la législature du Manitoba doivent être adoptées à la fois en langue française et en langue anglaise. Cette exigence est impérative plutôt que facultative, en ce sens que les corps législatifs n'ont pas le choix en la matière.
Et plus loin:
[TRADUCTION] Manifestement, on voulait que cette exigence de l'adoption dans les deux langues soit observée. La question qui se pose est la suivante: Quelle est la conséquence du défaut de s'y conformer?
La conséquence du défaut de se conformer à cette exigence sera abordée lors de l'examen des questions nos 2 et 3.
25. Aux fins des présentes, il semble évident que l'exigence, qu'imposent l'art. 23 de la Loi de 1870 sur le Manitoba et l'art. 133 de la Loi constitutionnelle de 1867, de rédiger, d'imprimer et de publier dans les deux langues est impérative en ce sens que l'on entendait qu'elle soit respectée.
26. L'article 23 de la Loi de 1870 sur le Manitoba dispose que l'usage du français et de l'anglais "sera obligatoire" dans la rédaction des archives, procès‑verbaux et journaux de la législature du Manitoba. Il dispose en outre que "[l]es actes de la législature seront imprimés et publiés dans ces deux langues". L'article 133 de la Loi constitutionnelle de 1867 lui ressemble d'une manière frappante. Il dispose que "l'usage de ces deux langues [anglaise et française] sera obligatoire" dans la rédaction des archives, procès‑verbaux et journaux respectifs du Parlement et de la législature du Québec. Il dispose en outre que "[l]es actes du parlement du Canada et de la législature de Québec devront être imprimés et publiés dans ces deux langues".
27. Employé dans son sens grammatical ordinaire, le terme anglais «shall» ["doit"] est, par présomption, impératif. Voir Odgers’ Construction of Deeds and Statutes (5th ed. 1967), à la p. 377
Acte d’Interprétation, 1867 (Can.), 31 Vict., chap. 1, par. 6(3)
Loi d’interprétation, S.R.C. 1970, chap. I‑23, art. 28 (" "doit" ou "devra", devant un infinitif, exprime une obligation"). Il incombe donc à cette Cour de conclure que le Parlement, lorsqu'il a employé le terme «shall» dans la version anglaise de l'art. 23 de la Loi de 1870 sur le Manitoba et de l'art. 133 de la Loi constitutionnelle de 1867, voulait que ces articles soient interprétés comme étant impératifs, en ce sens qu'ils doivent être respectés, à moins que cette interprétation du terme «shall» ne soit absolument incompatible avec le contexte dans lequel il a été employé et ne rende les articles irrationnels ou vides de sens. Voir, par exemple, Re Public Finance Corp. and Edwards Garage Ltd. (1957), 22 W.W.R. 312, à la p. 317 (C.S. Alb.)
28. Rien dans l'historique ou le texte de l'art. 23 de la Loi de 1870 sur le Manitoba ou de l'art. 133 de la Loi constitutionnelle de 1867 n'indique que le mot «shall» n'a pas été employé dans son sens impératif ordinaire. Au contraire, la preuve amène inéluctablement à la conclusion que c'est délibérément et avec soin que le Parlement a choisi le terme «shall» dans le but exprès de rendre obligatoires les exigences de ces articles relatives à la rédaction, à l'impression et à la publication dans les deux langues. En particulier, le fait que le Parlement emploie deux fois à l'art. 23 de la Loi de 1870 sur le Manitoba et deux fois à l'art. 133 de la Loi constitutionnelle de 1867 le mot «shall» qui est, par présomption, impératif, contraste fortement avec l'emploi qu'il fait à deux reprises dans ces mêmes articles du mot «may» qui, par présomption, exprime une faculté. L'article 23 dispose, dans sa version anglaise, que l'anglais ou le français «may be used» ["sera facultatif"] dans les débats de la législature du Manitoba et que l'une ou l'autre de ces langues «may be used» ["il pourra être fait...usage, à faculté"] devant les tribunaux du Manitoba. De même, l'art. 133 dispose que l'anglais ou le français «may be used» ["sera facultatif"] dans les débats du Parlement et de la législature du Québec, ainsi que devant les tribunaux du Canada et du Québec.
29. Les versions françaises de ces deux articles ne laissent aucun doute que le choix de ces termes distincts était intentionnel. Dans la version française de l'art. 23, «shall» est rendu par "sera obligatoire" et "seront", alors que «may» est rendu par "sera facultatif" et "pourra être...à faculté". De même, dans la version française de l'art. 133, «shall» est rendu par "sera obligatoire" à un endroit et par "devront être" à un autre, alors que «may» est rendu par "sera facultatif" dans le premier segment de l'article et par "pourra être...à faculté" dans le second segment.
30. Dans Blaikie c. Procureur général du Québec, [1978] C.S. 37, à la p. 44, le juge en chef Deschênes de la Cour supérieure dit ce qui suit concernant la dichotomie «may» et «shall» à l'art. 133 de la Loi constitutionnelle de 1867:
Le Parlement impérial a rédigé l'article 133 avec, de toute évidence, un soin extrême et l'observateur le moindrement attentif ne peut qu'être frappé par l'alternance des modes d'expression qu'on y trouve au sujet de l'emploi des deux langues: Première partie: Either...may
Deuxième partie: Both...shall
Troisième partie: Either...may
Quatrième partie: Shall...both.
La Cour est tout à fait incapable de trouver dans la deuxième partie de l'article 133 la permission d'alternance ou de succession des langues que le Procureur général du Québec suggère d'y lire: ce n'est pas l'une ou l'autre langue au choix, mais les deux à la fois qui doivent être employées dans les Records and Journals de la Législature.
(C'est nous qui soulignons.)
Voir également Jones c. Procureur général du Nouveau‑Brunswick, [1975] 2 R.C.S. 182, aux pp. 192 et 193.
31. S'il faut ajouter à la preuve de l'intention du Parlement, il suffit simplement de considérer l'objet de l'art. 23 de la Loi de 1870 sur le Manitoba et de l'art. 133 de la Loi constitutionnelle de 1867, qui est d'assurer aux francophones et aux anglophones l'accès égal aux corps législatifs, aux lois et aux tribunaux. Les garanties fondamentales contenues dans les articles en question sont enchâssées dans la Constitution et les provinces de Québec et du Manitoba n'ont pas le pouvoir de les modifier unilatéralement: Blaikie no 1 et Procureur général du Manitoba c. Forest, précités. Si ces garanties n'étaient pas obligatoires, elles seraient vides de sens et leur enchâssement serait futile.
32. L'historique de l'adoption de l'art. 133, duquel s'inspire l'art. 23, indique clairement que c'est ce qu'ont reconnu ses auteurs. Les premières ébauches du texte anglais de l'art. 133 employaient le terme facultatif «may». Cela a suscité beaucoup de préoccupations et de commentaires dans les débats sur la Confédération, et dans la troisième ébauche de l'art. 133, au mois de février 1867, le terme «may» a été remplacé par le terme «shall» dans la disposition concernant l'usage des deux langues dans les archives, procès‑verbaux et journaux du Parlement et de la législature du Québec. Dans la version finale de l'art. 133 de l'Acte de l’Amérique du Nord britannique, 1867 (comme on l'appelait alors), on a ajouté la disposition relative à l'impression et à la publication de toutes les lois dans les deux langues, en employant là encore le terme «shall».
33. Il semble impossible d'échapper à la conclusion que les auteurs de la Loi constitutionnelle de 1867 ont choisi délibérément le terme impératif «shall» dans la version anglaise, et les termes "sera" et "devront" dans la version française, de préférence aux termes facultatifs «may» et "sera facultatif" ou "pourra...à faculté", parce qu'ils voulaient que les garanties linguistiques de l'art. 133 soient exactement cela, des garanties. Et l'emploi par le Parlement, seulement trois ans plus tard, d'un langage presque identique dans l'art. 23 de la Loi de 1870 sur le Manitoba établit clairement une intention semblable à l'égard des dispositions en matière linguistique contenues dans cette loi. Les exigences de l'art. 133 de la Loi constitutionnelle de 1867 et de l'art. 23 de la Loi de 1870 sur le Manitoba concernant l'usage de l'anglais et du français dans les archives, procès‑verbaux et journaux du Parlement et des législatures du Québec et du Manitoba sont "impératives" au sens normalement reconnu de ce terme. Autrement dit, elles sont obligatoires
elles doivent être observées.
34. Le procureur général du Manitoba a néanmoins fait valoir que, même si les termes de l'art. 23 de la Loi de 1870 sur le Manitoba et de l'art. 133 de la Loi constitutionnelle de 1867 sont impératifs au sens grammatical ordinaire, ils ne sont que directifs au sens juridique et, ainsi, les lois qui contreviennent à ces dispositions ne seront pas nécessairement invalides. Dans son mémoire, il affirme ce qui suit:
[TRADUCTION] Les tribunaux ont établi une distinction entre les exigences dites "directives" et celles dites "impératives". La terminologie employée n'a pas toujours été uniforme et des exigences impératives ont été qualifiées d'"absolues" ou d'"obligatoires". Le non‑respect d'une exigence directive n'entraîne pas la nullité de ce qui a été fait alors que, si une exigence impérative n'est pas respectée, tout ce qui a été fait est nul et sans effet.
Le procureur général fait ensuite valoir que les exigences de l'art. 23 de la Loi de 1870 sur le Manitoba et de l'art. 133 de la Loi constitutionnelle de 1867 sont directives plutôt qu'impératives.
35. On trouve en droit anglo‑canadien une distinction entre les dispositions législatives impératives qui entraînent l'invalidité de l'acte en question si elles ne sont pas respectées, et les dispositions directives qui n'entraînent pas nécessairement l'invalidité si elles ne sont pas respectées. La formulation que l'on cite le plus souvent est celle de sir Arthur Channell dans l'arrêt Montreal Street Railway Co. v. Normandin, [1917] A.C. 170 (C.P.), aux pp. 174 et 175:
[TRADUCTION] La question de savoir si les dispositions d'une loi sont directives ou impératives a très souvent été soulevée dans notre pays, mais on a dit qu'il n'est pas possible d'établir une règle générale et que, dans chaque cas, il faut considérer l'objet de la loi... Lorsque les dispositions d'une loi se rapportent à l'exécution d'un devoir public et que, dans un cas donné, déclarer nuls et non avenus des actes accomplis par manquement à ce devoir entraînerait pour des personnes qui n'ont aucun contrôle sur ceux chargés de ce devoir une injustice ou des inconvénients généraux graves, et en même temps n'aiderait pas à atteindre l'objet principal visé par le législateur, on conclut habituellement que ces dispositions ne sont que directives et que leur non‑respect, bien qu'il puisse entraîner des sanctions, ne porte pas atteinte à la validité des actes accomplis.
Voir également Howard v. Bodington (1877), 2 P. 203, à la p. 210.
36. Il est difficile de vérifier le fondement doctrinal de la distinction entre ce qui est impératif et ce qui est directif. L'"injustice ou [les] inconvénients généraux graves" dont parle sir Arthur Channell dans l'arrêt Montreal Street Railway Co. v. Normandin, précité, semblent servir de fondement à la distinction appliquée par les tribunaux. Comme l'affirme le juge Russel (R. ex rel. Anderson v. Buchanan (1909), 44 N.S.R. 112 (C.A.), à la p. 130):
[TRADUCTION] Je ne prétends pas être capable de faire la distinction entre ce qui est directif et ce qui est impératif, et je conclus que je ne suis pas le seul à avoir le sentiment que, selon la jurisprudence, une disposition peut devenir directive s'il est très souhaitable qu'on n'y ait pas dérogé, alors que la même disposition aurait été déclarée impérative s'il n'avait pas été nécessaire de conclure en sens contraire.
Lorsque la conclusion qu'une loi est impérative entraîne des inconvénients graves, on est grandement tenté de faire une exception en faveur de la prétention qu'elle est simplement directive...
37. Nulle jurisprudence canadienne ne permet d'appliquer à des dispositions constitutionnelles la théorie de la distinction entre ce qui est impératif ou directif. Nous sommes d'avis que cette théorie ne doit pas être appliquée lorsque la constitutionnalité d'une loi est en jeu. Il s'agit là de la position adoptée par le juge Monnin de la Cour d'appel du Manitoba, dissident sur ce point dans l'arrêt Bilodeau, précité, aux pp. 405 à 407:
[TRADUCTION] Je ne vois pas la nécessité d'introduire dans cet argument la notion de loi directive par opposition à la loi impérative. Malheureusement, cette Cour l'a soulevée dans l'arrêt A.G. Man. v. Forest, précité, à la p. 247, mais je suis certain que cette théorie a été écartée par les deux arrêts de la Cour suprême du Canada sur cette question, en particulier l'arrêt Blaikie, précité. La Cour suprême du Canada n'a pas fait appel à ces théories et a déclaré qu'en ce qui concerne la province de Québec toutes les lois doivent être publiées dans les deux langues.
...
...la loi est claire
elle dit "l'usage...sera obligatoire" et "seront imprimés". Il n'y a rien qui soit de nature directive dans ce langage. En outre, des droits linguistiques enchâssés sont par nature impératifs, jamais directifs. S'ils n'étaient que directifs, il y aurait danger que les personnes auxquelles ils s'adressent ne puissent jamais en profiter ou les exercer. Si la loi était directive, elle irait à l'encontre de l'enchâssement qui, de par sa nature même, est impératif. La jurisprudence qu'invoquent les avocats concernant la nature impérative ou directive de la législation ne s'applique pas à des droits enchâssés. Les entorses à la Constitution ne peuvent être tolérées.
(C'est nous qui soulignons.)
38. Les arrêts de cette Cour Blaikie no 1 et Forest, précités, que mentionne le juge Monnin dans l'extrait ci‑dessus sont pas les seuls arrêts constitutionnels où l'on n'a pas appliqué la distinction entre ce qui est impératif ou directif. Par exemple, dans l'arrêt Bribery Commissioner v. Ranasinghe, [1965] A.C. 172, le Conseil privé n'a pas mentionné cette distinction en décidant qu'une loi qui n'avait pas été adoptée suivant [TRADUCTION] "les modalités et la forme" requises en matière constitutionnelle était invalide. On pourrait également mentionner les nombreuses décisions américaines où on a invalidé des lois pour le motif qu'elles étaient inconstitutionnelles sans se donner la peine d'examiner la distinction entre ce qui est impératif ou directif, même si cette distinction occupe une place importante dans le droit américain relatif à l'interprétation des lois.
39. Cependant, ce qui est plus important que l'absence de jurisprudence justifiant l'application de la distinction entre ce qui est impératif ou directif aux dispositions constitutionnelles, c'est le tort qui serait causé à la suprématie de la Constitution canadienne si un principe aussi vague était utilisé comme expédient pour l'interpréter. Ce serait une entorse grave à la Constitution que de conclure qu'une disposition en apparence impérative doit être qualifiée de directive pour le motif qu'une conclusion en sens contraire entraînerait des inconvénients ou même le chaos. Lorsqu'il n'y a aucune indication textuelle qu'une disposition constitutionnelle est directive et lorsqu'il ressort clairement de ses termes qu'elle est impérative, il n'y a pas lieu d'interpréter cette disposition comme étant directive.
40. En réponse à la question no 1, l'art. 23 de la Loi de 1870 sur le Manitoba et l'art. 133 de la Loi constitutionnelle de 1867 sont impératifs.
V
Questions nos 2 et 3
41. À la question no 2, on demande si les lois et les règlements unilingues du Manitoba sont invalides. La question no 3 porte sur le caractère opérant de ces lois et de ces règlements dans l'hypothèse où ils seraient jugés invalides. Avant d'examiner les conséquences de l'omission de la législature du Manitoba d'adopter ses lois à la fois en français et en anglais, il sera nécessaire de déterminer ce que vise l'expression "actes de la législature" que l'on trouve à l'art. 23 de la Loi de 1870 sur le Manitoba.
A) Le sens de l’expression «actes de la législature»
42. Les exigences de l'art. 23 de la Loi de 1870 sur le Manitoba concernent les «actes de la législature». Cette expression est essentiellement identique à celle qu'emploie l'art. 133 de la Loi constitutionnelle de 1867. Comme nous l'avons déjà souligné, dans l'arrêt Blaikie no 2, précité, cette Cour a conclu que l'art. 133 s'applique aux règlements adoptés par le gouvernement du Québec, un ministre ou un groupe de ministres ainsi qu'aux règlements de l'Administration et des organismes parapublics qui, pour entrer en vigueur, nécessitent l'approbation de ce gouvernement, d'un ministre ou d'un groupe de ministres. Cette Cour a souligné que l'art. 133 vise uniquement les règlements qui constituent de la "législation déléguée" proprement dite et non pas les règles ou directives de régie interne. On a également conclu que l'art. 133 s'applique aux règles de pratique adoptées par les tribunaux judiciaires et quasi judiciaires, mais qu'il ne s'applique pas aux règlements d'organismes municipaux ou scolaires.
43. Vu la similitude de ces dispositions, la portée de l'art. 23 de la Loi de 1870 sur le Manitoba doit correspondre à celle de l'art. 133 de la Loi constitutionnelle de 1867. Toute législation déléguée qui, au Québec, serait assujettie à l'art. 133 de la Loi constitutionnelle de 1867 est, au Manitoba, assujettie à l'art. 23 de la Loi de 1870 sur le Manitoba.
44. Dans les présents motifs, toute mention des "actes de la législature" est destinée à englober toutes les lois, tous les règlements et toute la législation déléguée adoptés par la législature du Manitoba depuis 1890, auxquels s'appliquent les arrêts Blaikie no 1 et Blaikie no 2 de cette Cour.
B) Les conséquences de l’omission de la législature du Manitoba de procéder à l’adoption, à l’impression et à la publication dans les deux langues
45. L'article 23 de la Loi de 1870 sur le Manitoba enchâsse une exigence impérative d'adopter, d'imprimer et de publier dans les deux langues officielles toutes les lois de la Législature (voir l'arrêt Blaikie no 1, précité). Il impose à la législature du Manitoba une obligation constitutionnelle quant aux modalités et à la forme de l'adoption de ses lois. Cette obligation a pour effet de protéger les droits fondamentaux de tous les Manitobains à l'égalité de l'accès à la loi dans l'une ou l'autre des langues française ou anglaise.
46. L'article 23 de la Loi de 1870 sur le Manitoba est une manifestation spécifique du droit général qu'ont les Franco‑manitobains de s'exprimer dans leur propre langue. L'importance des droits en matière linguistique est fondée sur le rôle essentiel que joue la langue dans l'existence, le développement et la dignité de l'être humain. C'est par le langage que nous pouvons former des concepts, structurer et ordonner le monde autour de nous. Le langage constitue le pont entre l'isolement et la collectivité, qui permet aux êtres humains de délimiter les droits et obligations qu'ils ont les uns envers les autres, et ainsi, de vivre en société.
47. L'enchâssement constitutionnel, à l'art. 23 de la Loi de 1870 sur le Manitoba, d'une obligation pour la législature du Manitoba de procéder à l'adoption, à l'impression et à la publication dans les langues française et anglaise a pour effet d'imposer au pouvoir judiciaire la responsabilité de protéger les droits corrélatifs que possèdent en matière linguistique tous les Manitobains, y compris la minorité franco‑manitobaine. C'est au pouvoir judiciaire qu'il incombe d'assurer que le gouvernement observe la Constitution. Nous devons protéger les personnes dont les droits constitutionnels sont violés, quelles que soient ces personnes et quelles que soient les raisons de cette violation.
48. La Constitution d'un pays est l'expression de la volonté du peuple d'être gouverné conformément à certains principes considérés comme fondamentaux et à certaines prescriptions qui restreignent les pouvoirs du corps législatif et du gouvernement. Elle est, comme le déclare l'art. 52 de la Loi constitutionnelle de 1982, la "loi suprême" de notre pays, qui ne peut être modifiée par le processus législatif normal et qui ne tolère aucune loi incompatible avec elle. Il appartient au pouvoir judiciaire d'interpréter et d'appliquer les lois du Canada et de chacune des provinces et il est donc de notre devoir d'assurer que la loi constitutionnelle a préséance.
49. Comme l'affirme cette Cour dans l'arrêt Amax Potash Ltd. c. Gouvernement de la Saskatchewan, [1977] 2 R.C.S. 576, à la p. 590:
On dit qu'un état est souverain et qu'il n'appartient pas aux tribunaux de juger de la raison d'être ni de la sagesse de la volonté expresse du législateur. En tant que déclaration de principe, c'est indubitablement exact, mais dans un état fédéral, le principe général doit céder devant les exigences de la constitution qui définit les limites de la souveraineté et de la suprématie. Les tribunaux ne mettront pas en doute la sagesse des textes législatifs qui, aux termes de la Constitution canadienne, relèvent de la compétence des législatures, mais une des hautes fonctions de cette Cour est de s'assurer que les législatures n'outrepassent pas les limites de leur mandat constitutionnel et n'exercent pas illégalement certains pouvoirs.
(C'est nous qui soulignons.)
Voir également Renvoi: Résolution pour modifier la Constitution, [1981] 1 R.C.S. 753 (ci‑après le Renvoi sur le rapatriement), aux pp. 841, 848 et 877.
50. Depuis le 17 avril 1982, le mandat du pouvoir judiciaire de protéger la Constitution est enchâssé à l'art. 52 de la Loi constitutionnelle de 1982, qui se lit ainsi:
52. (1) La Constitution du Canada est la loi suprême du Canada
elle rend inopérantes les dispositions incompatibles de toute autre règle de droit.
Avant l'adoption de la Loi constitutionnelle de 1982, la disposition applicable était, conformément au Statut de Westminster, 1931, l'art. 2 de la Loi de 1865 relative à la validité des lois des colonies, 1865 (R.‑U.), 28 & 29 Vict., chap. 63, lequel dispose:
[TRADUCTION] 2. Toute loi coloniale qui est ou sera de quelque façon incompatible avec les dispositions d'une loi du Parlement applicable à la Colonie d'où provient cette loi, ou incompatible avec une ordonnance ou un règlement adopté en vertu de ladite loi du Parlement, ou ayant dans la Colonie l'effet de ladite loi, doit s'interpréter sous réserve desdits loi, ordonnance ou règlement et sera absolument nulle et inopérante, mais seulement dans la mesure de cette incompatibilité.
(C'est nous qui soulignons.)
51. La théorie juridique en matière constitutionnelle, établie sous le régime de la Loi de 1865 relative à la validité des lois des colonies, était fondée sur le principe de l'invalidité. Si le Parlement ou une législature provinciale outrepassait les pouvoirs que lui conférait la Constitution en adoptant une loi donnée, alors l'incompatibilité de cette loi avec les dispositions de l'Acte de l’Amérique du Nord britannique, 1867 faisait en sorte que la loi en question était «absolument nulle et inopérante».
52. L'article 52 de la Loi constitutionnelle de 1982 ne modifie pas les principes qui, au cours des années, ont constitué le fondement du contrôle judiciaire. Dans un cas où on n'a pas respecté les modalités et la forme requises en matière constitutionnelle, l'invalidité continue d'être la conséquence de ce non‑respect. Le mot "inopérantes" signifie qu'une règle de droit ainsi incompatible avec la Constitution est inopérante pour cause d'invalidité.
53. Les tribunaux canadiens sont unanimes à conclure que l'omission de se conformer aux exigences impératives de l'adoption, de l'impression et de la publication des lois et règlements dans les deux langues officielles entraîne l'incompatibilité et ainsi l'invalidité. Voir Société Asbestos Ltée. c. Société nationale de l'amiante, précité
Procureur général du Québec c. Collier, [1983] C.S. 366
Procureur général du Québec c. Brunet, J.E. 83‑510, infirmé pour d'autres motifs, J.E. 84‑62 (C.S.) Ces affaires s'accordent avec le principe général portant que l'omission d'observer les dispositions constitutionnelles relatives aux modalités et à la forme de l'adoption des lois entraîne l'incompatibilité et ainsi l'invalidité. Voir l'arrêt Bribery Commissioner v. Ranasinghe, précité.
54. En l'espèce, les textes législatifs adoptés dans une seule langue par la législature du Manitoba sont incompatibles avec l'art. 23 de la Loi de 1870 sur le Manitoba étant donné que les exigences constitutionnelles quant aux modalités et à la forme de leur adoption n'ont pas été respectées. Ils sont donc invalides et inopérants.
C) La primauté du droit
1. Le principe
55. Le problème que pose le fait que les lois unilingues de la législature du Manitoba doivent être déclarées invalides et inopérantes est, sans plus, le vide juridique que cela engendrera et le chaos qui s'ensuivra en la matière dans la province du Manitoba. Depuis 1890, la législature du Manitoba a adopté presque toutes ses lois en anglais seulement. Donc, conclure que les lois unilingues du Manitoba sont invalides et inopérantes signifierait que seules les lois adoptées dans les langues française et anglaise avant 1890 demeureraient valides et seraient toujours opérantes même si elles sont censées avoir été abrogées ou modifiées par une loi unilingue postérieure à 1890. Les matières qui n'ont pas été abordées par des lois adoptées avant 1890 ne seraient désormais régies par aucune loi à moins qu'une règle ne soit prévue par une loi antérieure à la Confédération ou par la common law.
56. La situation des diverses institutions du gouvernement provincial serait la suivante: les tribunaux administratifs ou judiciaires, les officiers publics, les municipalités, les commissions scolaires, les corps professionnels et tous les autres organismes créés par la loi, dans la mesure où ils doivent leur existence à des lois du Manitoba adoptées après 1890 en anglais seulement ou sont censés exercer des pouvoirs conférés par ces lois, agiraient illégalement.
57. On pourrait également mettre en doute la validité de la composition actuelle de la législature du Manitoba. Selon la Loi de 1870 sur le Manitoba, l'Assemblée législative devait être composée de 24 membres (art. 14) et avaient droit de vote les personnes du sexe masculin âgées de 21 ans et plus (art. 17). En vertu de lois adoptées après 1890 en anglais seulement, le nombre des membres de l'Assemblée législative a été porté à 57, et toute personne, femme ou homme, âgée d'au moins 18 ans s'est vu accorder le droit de vote: voir Act to amend «The Manitoba Election Act», 1916 (Man.), chap. 36
Act to amend «The Election Act», 1969 (Man.), 2e Sess., chap. 7
The Legislative Assembly Act, R.S.M. 1970, chap. L110, par. 4(1). Si ces lois sont invalides et inopérantes, il se pourrait que la composition actuelle de la législature du Manitoba soit invalide. L'invalidité des lois postérieures à 1890 ne porterait pas atteinte à l'existence de la Législature ou à ses pouvoirs puisque ce sont là des questions de droit constitutionnel fédéral: Loi constitutionnelle de 1867, art. 92, 92A, 93, 95
Loi de 1870 sur le Manitoba, art. 2.
58. Enfin, tous les droits, obligations et autres effets qui sont censés avoir découlé de toutes les lois adoptées par la législature du Manitoba depuis 1890 seraient susceptibles d'être contestés dans la mesure où leur validité et leur caractère exécutoire dépendent d'un ensemble de lois unilingues inconstitutionnelles.
59. En l'espèce, déclarer les lois de la législature du Manitoba invalides et inopérantes aurait pour effet, sans plus, de miner le principe de la primauté du droit. La primauté du droit, qui constitue un principe fondamental de notre Constitution, doit signifier au moins deux choses. En premier lieu, que le droit est au‑dessus des autorités gouvernementales aussi bien que du simple citoyen et exclut, par conséquent, l'influence de l'arbitraire. En réalité, c'est à cause de la suprématie du droit sur le gouvernement, établie par l'art. 23 de la Loi de 1870 sur le Manitoba et l'art. 52 de la Loi constitutionnelle de 1982, que cette Cour doit conclure que les lois inconstitutionnelles du Manitoba sont invalides et inopérantes.
60. En second lieu, la primauté du droit exige la création et le maintien d'un ordre réel de droit positif qui préserve et incorpore le principe plus général de l'ordre normatif. L'ordre public est un élément essentiel de la vie civilisée. [TRADUCTION] "La primauté du droit en ce sens sous‑tend...simplement l'existence de l'ordre public." (W. I. Jennings, The Law and the Constitution (5th ed. 1959), à la p. 43.) Comme l'a déjà dit John Locke, [TRADUCTION] "Un gouvernement sans lois est, je suppose, un mystère politique, inconcevable pour l'esprit humain et incompatible avec la société des hommes". (Cité par lord Wilberforce dans Carl‑Zeiss‑Stiftung v. Rayner and Keeler Ltd. (No. 2), [1966] 2 All E.R. 536 (H.L.), à la p. 577.) Selon Wade et Phillips dans Constitutional and Administrative Law (9th ed. 1977), à la p. 89: [TRADUCTION] "...la primauté du droit exprime la préférence pour l'ordre public dans une société plutôt que pour l'anarchie, la guerre et les luttes incessantes. En ce sens, la primauté du droit est une perception philosophique de la société qui, dans la tradition occidentale, est liée aux notions fondamentales de démocratie".
61. C'est ce second aspect de la primauté du droit qui est en cause dans la présente situation. La conclusion que les lois de la législature du Manitoba sont invalides et inopérantes signifie que l'ordre de droit positif qui est censé avoir réglementé les affaires des habitants du Manitoba depuis 1890 se trouvera détruit et que les droits, obligations et autres effets découlant de ces règles de droit seront invalides et non exécutoires. Quant à l'avenir, puisqu'il est raisonnable de présumer qu'il sera impossible à la législature du Manitoba de corriger instantanément ce vice d'ordre constitutionnel, les lois de la législature du Manitoba seront invalides et inopérantes jusqu'à ce qu'elles aient été traduites, adoptées de nouveau, imprimées et publiées dans les deux langues.
62. Une telle conséquence serait certainement contraire à la primauté du droit. Comme nous l'avons dit dans le Renvoi sur le rapatriement, précité, aux pp. 805 et 806:
La "règle de droit" est une expression haute en couleur qui...communique par exemple un sens de l'ordre, de la sujétion aux règles juridiques connues et de la responsabilité de l'exécutif devant l'autorité légale.
(C'est nous qui soulignons.)
Monsieur Raz a affirmé: La «"primauté du droit" signifie littéralement ce que l'expression dit: la primauté du droit... L'expression signifie deux choses: (1) que les gens doivent être régis par le droit et tenus d'y obéir et (2) que le droit doit être de nature à pouvoir servir de guide aux gens» (The Authority of Law (1979), aux pp. 212 et 213). Il ne peut y avoir de primauté du droit dans une province qui n'a aucune règle de droit positif.
63. Le statut constitutionnel de la primauté du droit est incontestable. Le préambule de la Loi constitutionnelle de 1982 déclare:
Attendu que le Canada est fondé sur des principes qui reconnaissent la suprématie de Dieu et la primauté du droit:
(C'est nous qui soulignons.)
Il y a là reconnaissance explicite que [TRADUCTION] "la primauté du droit [est] un des postulats fondamentaux de notre structure constitutionnelle" (le juge Rand, Roncarelli v. Duplessis, [1959] R.C.S. 121, à la p. 142). La primauté du droit a toujours été considérée comme le fondement même de la Constitution anglaise qui caractérise les institutions politiques d'Angleterre depuis l'époque de la conquête normande (A.V. Dicey, The Law of the Constitution (10th ed. 1959), à la p. 183). Elle devient un postulat de notre propre structure constitutionnelle en raison du préambule de la Loi constitutionnelle de 1982 et de son inclusion implicite dans le préambule de la Loi constitutionnelle de 1867, en vertu des mots "avec une constitution reposant sur les mêmes principes que celle du Royaume‑Uni".
64. En plus de l'inclusion de la primauté du droit dans le préambule des Lois constitutionnelles de 1867 et de 1982, le principe est nettement implicite de par la nature même d'une constitution. La Constitution, en tant que loi suprême, doit être interprétée comme un aménagement fonctionnel des relations sociales qui sert de fondement à l'existence d'un ordre réel de droit positif. Les fondateurs de notre pays ont certainement voulu, entre autres principes fondamentaux d'édification nationale, que le Canada soit une société où règne l'ordre juridique et dotée d'une structure normative: une société soumise à la primauté du droit. Même s'il ne fait pas l'objet d'une disposition précise, le principe de la primauté du droit est nettement un principe de notre Constitution.
65.Cette Cour ne peut interpréter la Constitution de façon étroite et littérale. La jurisprudence de la Cour démontre sa volonté de compléter l'analyse textuelle par une interprétation de l'historique, du contexte et de l'objet de notre Constitution dans le but de déterminer l'intention de ses auteurs.
66. Par le passé, la Cour a dégagé des principes constitutionnels des préambules des lois constitutionnelles et de l'objet général de la Constitution. C'est ainsi que, dans le Renvoi sur le rapatriement, précité, la Cour a conclu que le principe fédéral est inhérent à la Constitution. La Cour affirme, aux pp. 905 et 906:
La raison d'être de la règle est le principe fédéral. Le Canada est une union fédérale. Le préambule de l'A.A.N.B. énonce que
...les provinces du Canada, de la Nouvelle‑Écosse et du Nouveau‑Brunswick ont exprimé le désir de contracter une Union Fédérale...
D'innombrables déclarations judiciaires reconnaissent le caractère fédéral de la constitution canadienne. Nous n'en citerons qu'une, celle de lord Watson dans l'arrêt Liquidators of the Maritime Bank of Canada v. Receiver‑General of New Brunswick, [1892] A.C. 437 aux pp. 441 et 442:
[TRADUCTION] Le but de l'Acte n'était pas de fusionner les provinces en une seule ni de subordonner les gouvernements provinciaux à une autorité centrale, mais de créer un gouvernement fédéral dans lequel elles seraient toutes représentées et auquel serait confiée de façon exclusive l'administration des affaires dans lesquelles elles avaient un intérêt commun, chaque province conservant son indépendance et son autonomie.
Le principe fédéral est irréconciliable avec un état des affaires où l'action unilatérale des autorités fédérales peut entraîner la modification des pouvoirs législatifs provinciaux. Il irait vraiment à l'encontre du principe fédéral qu'"un changement radical de (la) constitution (soit) décidé à la demande d'une simple majorité des membres de la Chambre des communes et du Sénat canadiens" (Compte rendu de la conférence Dominion‑provinces de 1931, à la p. 3).
Dans leur opinion dissidente, les juges Martland et Ritchie affirment (à la p. 841):
Toutefois, à l'occasion, cette Cour a eu à examiner des questions pour lesquelles l'A.A.N.B. n'offrait aucune réponse. Dans chaque cas, elle a rejeté la revendication de pouvoir qui porterait atteinte aux principes fondamentaux de la Constitution.
Puis ils poursuivent en analysant certains des arrêts les plus importants rendus par cette Cour et concluent de la façon suivante (aux pp. 844 et 845):
On peut noter que dans les cas susmentionnés, les principes et doctrines juridiques élaborés par le judiciaire ont plusieurs points communs. Premièrement, aucun ne figure dans les dispositions expresses des Actes de l’Amérique du Nord britannique ni dans d'autres textes constitutionnels. Deuxièmement, on a considéré qu'ils représentent tous des exigences constitutionnelles découlant du caractère fédéral de la Constitution du Canada. Troisièmement, on leur a accordé à tous un plein effet juridique, c'est‑à‑dire qu'on les a utilisés pour faire annuler des textes de loi. Quatrièmement, ils ont tous été élaborés par le judiciaire pour répondre à une initiative législative particulière à l'égard de laquelle on pourrait dire, comme le fait le juge Dickson dans l'affaire Amax (précitée) à la p. 591, que: «La jurisprudence en droit constitutionnel canadien n'a jamais traité directement de cette question...».
(C'est nous qui soulignons.)
En d'autres termes, dans les décisions constitutionnelles, la Cour peut tenir compte des postulats non écrits qui constituent le fondement même de la Constitution du Canada. Dans le cas du Renvoi sur le rapatriement, précité, ce postulat non écrit était le principe du fédéralisme. Dans le cas présent, c'est le principe de la primauté du droit.
2) Application du principe de la primauté du droit
67. Il ressort clairement de ce qui précède que (i) la règle de droit énoncée à l'art. 23 de la Loi de 1870 sur le Manitoba et à l'art. 52 de la Loi constitutionnelle de 1982 exige que les lois unilingues de la législature du Manitoba soient déclarées invalides et inopérantes et que (ii), sans plus, un tel résultat irait à l'encontre de la primauté du droit. La Cour est appelée à reconnaître l'inconstitutionnalité des lois unilingues du Manitoba et le devoir de la Législature de se conformer à la "loi suprême" de notre pays, tout en évitant de créer un vide juridique au Manitoba et tout en assurant le maintien de la primauté du droit.
68. Un certain nombre de parties et d'intervenants ont proposé que la Cour déclare invalides et inopérantes les lois unilingues de la législature du Manitoba et en reste là, en comptant sur les législatures pour mettre au point une modification constitutionnelle. Parce qu'elle dépend d'un événement futur et incertain, cette solution serait inadéquate. Une déclaration que les lois du Manitoba sont invalides et inopérantes priverait le Manitoba de son ordre sur le plan juridique et causerait un manquement au principe de la primauté du droit. En permettant à une telle situation de survenir et en omettant d'y remédier, cette Cour renoncerait à ses fonctions de protectrice et de gardienne de la Constitution.
69. Les autres solutions proposées par les parties et les intervenants ne sont pas plus satisfaisantes. L'avocat du procureur général du Manitoba soutient que les droits linguistiques garantis par l'art. 23 de la Loi de 1870 sur le Manitoba peuvent être protégés par le lieutenant‑gouverneur de la province, qui peut soit refuser la sanction royale à un projet de loi unilingue, soit le réserver pour la signification du bon plaisir du gouverneur général: Loi constitutionnelle de 1867, art. 55, 57 et 90. Voir aussi Loi de 1870 sur le Manitoba, art. 2. Bien que ce pouvoir légal existe toujours, il n'a pas été exercé au cours des dernières années. Voir Reference re Disallowance and Reservation of Provincial Legislation, [1938] R.C.S. 71.
70. Le problème fondamental que pose la thèse du procureur général du Manitoba est qu'elle ferait de l'organe exécutif du gouvernement fédéral, plutôt que des tribunaux, le garant des droits linguistiques enchâssés dans la Constitution. Il faut souligner que la décision du lieutenant‑gouverneur d'une province de refuser la sanction royale ou de réserver un projet de loi n'est pas susceptible de révision par les tribunaux: Reference re Disallowance and Reservation of Provincial Legislation, précité, à la p. 95. La mise en oeuvre de la proposition du procureur général du Manitoba aurait pour effet global de soustraire au contrôle judiciaire l'omission de la Législature de se conformer à l'art. 23 de la Loi de 1870 sur le Manitoba. Un tel résultat serait tout à fait incompatible avec le devoir du pouvoir judiciaire de faire respecter la Constitution.
71. Des considérations analogues s'appliqueraient à la prétention des six citoyens intervenants du Manitoba selon laquelle le pouvoir fédéral de désaveu prévu dans la Loi constitutionnelle de 1867 pourrait servir de solution de rechange à l'invalidation judiciaire. Une telle solution de rechange n'est pas appropriée du fait qu'elle exige que la Cour renonce à la responsabilité qui lui incombe de faire respecter la Constitution.
72. Pour statuer sur le présent renvoi, la Cour ne peut que faire son devoir en vertu de l'art. 52 de la Loi constitutionnelle de 1982 et déclarer invalides et inopérantes toutes les lois unilingues de la législature du Manitoba et prendre ensuite les mesures nécessaires pour garantir la primauté du droit dans la province du Manitoba.
73. Il n'y a pas de doute qu'il sera impossible de traduire, d'adopter de nouveau, d'imprimer et de publier toutes les lois de la législature du Manitoba du jour au lendemain. Il y aura nécessairement un intervalle au cours duquel il sera impossible à la législature du Manitoba de se conformer à l'obligation constitutionnelle qui lui incombe en vertu de l'art. 23 de la Loi de 1870 sur le Manitoba.
74. La question épineuse qui se pose cependant est de savoir quelle sera la situation juridique de la province du Manitoba durant cet intervalle. Le problème auquel fait face la province du Manitoba est double: en premier lieu, tous les droits, obligations et autres effets découlant des lois abrogées, périmées ou actuelles de la législature du Manitoba seront susceptibles d'être contestés puisque les lois dont ils sont censés découler sont invalides et inopérantes
en second lieu, le système juridique de la province du Manitoba est invalide et donc inefficace jusqu'à ce que la Législature soit en mesure de traduire, d'adopter de nouveau, d'imprimer et de publier ses lois actuelles.
75. Quant à la première de ces difficultés, un certain nombre de parties et d'intervenants ont fait valoir qu'on pourrait recourir au principe de la validité de facto pour maintenir les droits, obligations et autres effets qui sont censés avoir découlé des lois unilingues de la législature du Manitoba depuis 1890.
76. Dans l'ouvrage intitulé The De Facto Doctrine (1910), aux pp. 3 et 4, le juge Albert Constantineau définit ainsi le principe de la validité de facto:
[TRADUCTION] Le principe de la validité de facto est une règle ou un principe de droit qui, premièrement, justifie la reconnaissance de l'autorité des gouvernements établis et maintenus par des gens qui ont usurpé le pouvoir souverain de l'état et se sont imposés par la force et les armes contre le gouvernement légitime
qui, deuxièmement, reconnaît l'existence, les protégeant d'une contestation indirecte, des corps publics ou privés qui, bien qu'irrégulièrement ou illégalement constitués, sous apparence de légalité, exercent ouvertement les pouvoirs et fonctions des corps régulièrement constitués
et, qui troisièmement, valide les actes officiels des personnes qui, sous apparence de droit ou d'autorité, exercent une charge au sein des gouvernements ou corps précités, ou exercent une charge légitime de quelque nature que ce soit, dans laquelle le public ou des tiers sont intéressés, lorsque l'accomplissement de ces actes officiels est au profit du public ou de tiers et non pour leur propre avantage personnel.
Le juge Constantineau dit clairement que ce principe a pour fondement le principe supérieur de la primauté du droit (aux pp. 5 et 6):
[TRADUCTION] Ici encore, le principe est nécessaire au maintien de la primauté du droit et à la préservation de la paix et de l'ordre dans la société en général, car toute autre règle susciterait une incertitude et une confusion de nature à anéantir l'ordre et la tranquillité de toute administration civile. D'ailleurs, si un individu ou un groupe d'individus étaient autorisés, selon leur bon plaisir, à contester l'autorité de l'état et des divers fonctionnaires par lesquels il exerce ses nombreux pouvoirs, et à refuser de leur obéir, ou à refuser de reconnaître les corps municipaux et leurs officiers, en raison de leur existence irrégulière ou pour vice de titres, l'insubordination et le désordre les plus graves seraient encouragés, ce qui, à tout moment, pourrait conduire à l'anarchie.
77. Le principe de la validité de facto est d'origine ancienne et vénérable. Abbé de Fontaine’s Case (1431), Y.B. 9 H. VI., fol. 32, est le premier précédent anglais rapporté. Même les Romains avaient reconnu l'utilité de ce principe. Voir A.M. Honore, "Reflections on Revolutions" (1967), 2 Irish Jurist 268 à la p. 269. Voir également Scadding v. Lorant (1851), 3 H.L.C. 418, 10 E.R. 164 (H.L.)
R. v. Slythe (1827), 6 B. & C. 240, 108 E.R. 441, à la p. 444
Margate Pier Co. v. Hannam (1819), 3 B. & Ald. 266, 106 E.R. 661, à la p. 663.
78. Le principe de la validité de facto est accepté depuis longtemps au Canada. Dans l'arrêt O’Neil v. Attorney‑General of Canada (1896), 26 R.C.S. 122, à la p. 130, le juge en chef Strong affirme: [TRADUCTION] "Suivant la primauté du droit, les actes de celui qui assume l'exercice d'une charge à laquelle il n'a légalement aucun droit sont, à l'égard des tiers, ... légaux et ont force obligatoire". Voir aussi Turtle v. Township of Euphemia (1900), 31 O.R. 404, et R. v. Gibson (1896), 29 N.S.R. 4
voir en général la jurisprudence rassemblée dans l'ouvrage de Constantineau, précité, à la p. 20, note 35.
79. Il n'y a qu'une seule vraie condition préalable à l'application de ce principe: l'officier de facto doit occuper sa charge sous apparence d'autorité. Cela est conforme à la raison d'être du principe, savoir que les membres du public ayant traité avec l'officier se soient fiés à son statut apparent. Simplement, [TRADUCTION] "[l]'officier de facto est celui qui a la réputation d'être l'officier qu'il prétend être, quoiqu'il ne soit pas vraiment officier aux yeux du droit". R. v. Corporation of Bedford Level (1805), 6 East 356, 102 E.R. 1323, à la p. 1328 (le juge en chef lord Ellenborough). Voir aussi Parker v. Kett (1702), 1 Ld. Raym. 658, 91 E.R. 1338, à la p. 1340.
80. Le principe de la validité de facto n'a toutefois pour effet que de valider les actes posés en vertu d'une autorité invalide: il n'a pas pour effet de valider l'autorité en vertu de laquelle les actes ont été posés. En d'autres termes, le principe ne donne pas effet à des lois inconstitutionnelles. Il ne reconnaît et ne donne effet qu'aux attentes justifiées de gens qui se sont fiés aux actes de ceux qui ont appliqué les lois invalides, ainsi qu'à l'existence et au fonctionnement des corps publics ou privés mêmes irrégulièrement ou illégalement constitués. Ainsi, le principe de la validité de facto permettra de sauver les droits, obligations et autres effets ayant découlé des actes accomplis, conformément à des lois invalides du Manitoba, par des corps publics ou privés, des tribunaux, des juges, des personnes exerçant des pouvoirs légaux et des officiers publics. Ces droits, obligations et autres effets sont et seront toujours exécutoires et incontestables.
81. Le principe de la validité de facto n'aura pas en soi pour effet de sauver tous les droits et toutes les obligations qui sont censés avoir découlé des lois abrogées et des lois actuelles de la législature du Manitoba entre 1890 et la date du présent jugement. Un bon nombre de ces droits, obligations et autres effets ne doivent pas leur existence au fait que le public s'est fié aux actes d'officiers qui agissaient avec l'apparence d'autorité ou à la validité présumée de corps publics ou privés. De plus, l'autorité de facto des officiers et des entités qui agissent en vertu des lois invalides de la législature du Manitoba prendra fin à la date du présent jugement étant donné que toute apparence d'autorité cessera d'exister à cette date. Donc, le principe de la validité de facto ne fournit qu'une solution partielle.
82. Il faut souligner qu'il existe d'autres principes qui pourraient permettre de remédier aux conséquences de l'invalidité des lois du Manitoba. Par exemple, le principe de la chose jugée empêcherait de rouvrir les dossiers sur lesquels les tribunaux ont statué en fonction de lois invalides. Et le principe de l'erreur de droit pourrait, dans certaines circonstances, empêcher le recouvrement de sommes versées en vertu de lois invalides: voir Eadie v. Township of Brantford, [1967] R.C.S. 573, et Amax Potash Ltd. c. Gouvernement de la Saskatchewan, précité. Toutefois, comme le procureur général du Canada l'a déclaré dans son mémoire, ces principes ont une portée restreinte et ne peuvent s'appliquer à toutes les situations qui pourraient être contestées.
83. La seule solution qui permet de préserver les droits, obligations et autres effets qui découlent des lois invalides de la législature du Manitoba et qui ne sont pas sauvés par l'application du principe de la validité de facto ou d'autres principes consiste à déclarer que, pour maintenir la primauté du droit, ces droits, obligations et autres effets sont et continueront d'être opérants tout comme s'ils avaient découlé de textes législatifs valides, pendant la période durant laquelle il sera impossible au Manitoba de se conformer à l'obligation constitutionnelle qui lui incombe en vertu de l'art. 23 de la Loi de 1870 sur le Manitoba. La province du Manitoba ferait face au chaos et à l'anarchie si les droits, obligations et autres effets juridiques sur lesquels se sont fondés les Manitobains depuis 1890 pouvaient soudainement être contestés. La garantie constitutionnelle de la primauté du droit ne tolérera pas un tel chaos ou une telle anarchie.
84. La garantie constitutionnelle de la primauté du droit ne permettra pas non plus que la province du Manitoba se trouve désormais sans système juridique valide et efficace. Il sera donc nécessaire de considérer les lois unilingues de la législature du Manitoba qui, n'était‑ce de leur vice sur le plan constitutionnel, seraient actuellement en vigueur, comme temporairement valides et opérantes pour la période durant laquelle il sera impossible à la législature du Manitoba de se conformer à son obligation constitutionnelle. étant donné que cette validation temporaire visera également la loi en vertu de laquelle la législature du Manitoba est actuellement constituée, cette dernière sera légalement en mesure d'adopter de nouveau, d'imprimer et de publier ses lois conformément aux prescriptions de la Constitution, dès qu'elles auront été traduites.
85. On peut trouver une justification analogue pour les mesures proposées dans les affaires découlant du principe de l'état de nécessité. La nécessité dans le contexte de l'action gouvernementale permet de justifier une conduite par ailleurs illégale adoptée par un gouvernement dans une situation d'urgence. Pour assurer la primauté du droit, les tribunaux reconnaîtront comme valides les lois inconstitutionnelles de la Législature. D'après le professeur Stavsky, dans "The Doctrine of State Necessity in Pakistan" (1983), 16 Cornell Int.L.J. 341, à la p. 344: [TRADUCTION] "Lorsqu'il est strictement et soigneusement appliqué, ce principe constitue une affirmation de la primauté du droit". (Les italiques sont de nous.)
86. Les tribunaux ont appliqué le principe de l'état de nécessité dans diverses circonstances. Un certain nombre d'affaires mettaient en cause des attaques contre les lois d'un gouvernement illégal et insurrectionnel. Au lendemain de la guerre de Sécession aux états‑Unis, la question de la validité des lois adoptées par les états confédérés s'est posée. Les tribunaux saisis de la question se sont surtout souciés d'assurer le maintien de la primauté du droit. Le principe qui se dégage de cette jurisprudence peut se résumer ainsi: au cours d'une période d'insurrection, alors que le territoire se trouve sous le contrôle et la domination d'un gouvernement illégal et hostile, et qu'il est, par conséquent, impossible pour les autorités légitimes de légiférer pour la paix et l'ordre de la région, les lois adoptées par le gouvernement usurpateur qui sont nécessaires au maintien d'une société organisée et qui ne sont pas en soi inconstitutionnelles seront déclarées valides: voir Texas v. White, 74 U.S. 700 (1868), Horn v. Lockhart, 84 U.S. 570 (1873), United States v. Insurance Companies, 89 U.S. 99 (1874) et Baldy v. Hunter, 171 U.S. 388 (1898).
87. Le meilleur exposé des principes généraux et des préoccupations qui sous‑tendent cette jurisprudence est donné par le juge Field, dans l'arrêt Horn v. Lockhart, précité, aux pp. 580 et 581:
[TRADUCTION] Nous reconnaissons que les actes posés par les divers états en leur capacité individuelle, et ceux de leurs différents organes de gouvernement, exécutif, judiciaire et législatif, au cours de la guerre, dans la mesure où ils n'ont pas porté atteinte ou ne tendaient pas à porter atteinte à la suprématie de l'Autorité nationale ou aux droits légitimes que possèdent les citoyens en vertu de la Constitution, doivent généralement être considérés comme valides et ayant force obligatoire. L'existence d'un état d'insurrection et de guerre n'a pas dissous les liens de la société ni fait disparaître le gouvernement civil ou encore l'application régulière des lois. L'ordre devait être préservé, les règlements de police maintenus, le crime réprimé, la propriété protégée, les contrats exécutés, les mariages célébrés, les successions réglées et le transfert et la dévolution de la propriété régis aussi minutieusement qu'en temps de paix. Personne que l'on sache ne met sérieusement en doute la validité des actes judiciaires ou législatifs qui dans les états insurgés touchent les matières de ce genre lorsque, sur le plan de leur objet ou de leur mode d'exécution, ils ne sont pas hostiles à l'autorité du gouvernement national et ne portent pas atteinte aux droits garantis aux citoyens par la Constitution.
88. Le principe de l'état de nécessité a aussi été appliqué, à l'égard d'un gouvernement insurrectionnel, dans l'arrêt Madzimbamuto v. Lardner‑Burke, [1969] 1 A.C. 645 (C.P.) Cette affaire portait sur la validité des actes officiels du régime Smith, peu après que la Rhodésie du Sud eut proclamé unilatéralement son indépendance vis‑à‑vis de la Grande‑Bretagne, en 1965. Lord Reid, s'exprimant au nom de la majorité, a examiné à fond la jurisprudence américaine que je viens d'analyser, mais a trouvé qu'elle pouvait faire l'objet d'une distinction fondée sur le fait qu'en l'espèce le Parlement avait spécifiquement prévu qu'il détiendrait l'autorité législative sur le territoire de la Rhodésie du Sud (dans la Southern Rhodesia Act et dans un décret de 1965)
il s'ensuivait qu'il n'existait pas de "vide juridique" nécessitant la reconnaissance judiciaire des lois prétendument adoptées par le gouvernement insurrectionnel de Smith.
89. Lord Pearce n'a pas partagé cette opinion de la majorité. Il ne voyait aucun fondement dans la distinction faite par la majorité, faisant remarquer que, bien que le gouvernement légitime ait formellement affirmé son autorité, il n'était pas, en pratique, en mesure de gouverner réellement. Selon lui, la jurisprudence américaine offrait [TRADUCTION] "une analogie utile" et, s'appuyant sur elle, il a formulé ainsi le "principe de l'état de nécessité", à la p. 732:
[TRADUCTION] Je reconnais l'existence du principe selon lequel les actes de ceux qui exercent effectivement et illégalement le pouvoir peuvent être reconnus valides ou être sanctionnés par les tribunaux, sous certaines réserves, savoir a) dans la mesure où ils visent à assurer la bonne administration habituelle de l'état et qu'ils sont raisonnablement nécessaires à cette fin, b) dans la mesure où ils ne portent pas atteinte aux droits garantis aux citoyens par la Constitution légitime (1961) et c) dans la mesure où ils n'ont pas pour but de renforcer et en fait ne renforcent pas directement l'usurpation, ni ne sont contraires à la politique du souverain légitime. Cette dernière réserve, c.‑à‑d. c), équivaut au critère de l'ordre public.
Ici encore, il est clair que les raisons d'appliquer le principe de l'état de nécessité sont liées à un souci d'assurer la primauté du droit. À la p. 740, lord Pearce dit:
[TRADUCTION] Si l'on écarte toutes les dispositions illégales pourvoyant aux besoins du pays, il y a vide et chaos.
À mon avis, le principe de l'état de nécessité ou du mandat implicite s'applique à la situation actuelle en Rhodésie.
(C'est nous qui soulignons.)
90. Il faut noter que ni la jurisprudence américaine sur l'état de nécessité, ni les observations de lord Pearce dans l'arrêt Madzimbamuto, ne peuvent être appliquées directement à la présente espèce. Toute cette jurisprudence porte sur des gouvernements insurrectionnels, ce n'est pas le cas en l'espèce. Mais, ce qui est encore plus fondamental que cette distinction, tous ces précédents requièrent que les lois sauvées par l'application du principe ne portent pas atteinte aux droits des citoyens garantis par la Constitution. En l'espèce, les lois en question portent effectivement atteinte à ces droits. Néanmoins, la jurisprudence sur l'état de nécessité en cas de gouvernement insurrectionnel illustre la proposition plus générale selon laquelle des lois invalides peuvent être déclarées temporairement opérantes si cela est nécessaire pour préserver la primauté du droit.
91. Le principe de l'état de nécessité a aussi été utilisé pour maintenir des lois adoptées, par un gouvernement légitime, contrairement à des dispositions constitutionnelles expresses, dans des circonstances extraordinaires où il était impossible pour le gouvernement de respecter la Constitution. Dans l'arrêt Attorney General of the Republic v. Mustafa Ibrahim, [1964] Cyprus Law Reports 195, la Cour d'appel de Chypre a invoqué le principe de l'état de nécessité pour juger valide une loi adoptée directement à l'encontre des dispositions expresses de la Constitution cypriote.
92. Chypre est une dyarchie, le pouvoir étant partagé entre les Cypriotes grecs et turcs. La Constitution cypriote de 1960 comportait plusieurs dispositions garantissant l'égalité de statut des deux communautés cypriotes. En particulier, la Constitution a créé une haute cour de justice et une cour suprême constitutionnelle, dont les juges devaient provenir des deux communautés et qui étaient régies par un président neutre (non cypriote). Un Cypriote turc accusé d'une infraction contre un Cypriote grec avait le droit d'être jugé par un tel tribunal "mixte". En outre, toutes les lois devaient être adoptées en langue turque et en langue grecque. Ces dispositions constitutionnelles, appelées "articles fondamentaux", ne pouvaient pas être modifiées.
93.En 1963, des insurgés turcs ont pris le contrôle des zones de Chypre habitées par la communauté turque. Cela a empêché les Cypriotes turcs de participer au gouvernement du pays, y compris au Parlement de Chypre et à tous les tribunaux situés à l'extérieur des zones turques. En conséquence, il devint impossible de constituer des tribunaux "mixtes" comme le requérait la Constitution, de rassembler la Cour suprême constitutionnelle ou d'adopter les lois en turc, aucun traducteur qualifié n'étant en fait disponible pendant l'insurrection.
94. Afin de remédier à la situation d'urgence, le Parlement de Chypre a adopté une loi temporaire abolissant l'exigence des tribunaux mixtes pour la durée de l'insurrection et conférant à une nouvelle cour d'appel, composée uniquement de juges cypriotes grecs, la compétence attribuée par la Constitution à la Cour suprême constitutionnelle. Cette mesure temporaire, adoptée en grec uniquement, fut contestée comme étant inconstitutionnelle.
95. La Cour d'appel a maintenu cette loi pour des motifs de nécessité. À la page 265, le juge Josephides énonce quatre conditions préalables qui, d'après lui, doivent être remplies pour que le principe de l'état de nécessité puisse s'appliquer et valider une telle loi inconstitutionnelle:
[TRADUCTION]
a) un état de nécessité impératif et inévitable ou des circonstances exceptionnelles
b) aucune autre solution possible
c) la mesure prise doit être proportionnée à l'état de nécessité
et
d) elle doit être de nature temporaire et limitée à la durée des circonstances exceptionnelles.
Le juge Josephides ajoute:
[TRADUCTION] Une loi ainsi adoptée est soumise au contrôle de cette cour qui décidera si les conditions préalables précitées sont remplies, c.‑à‑d. s'il existe un tel état de nécessité et si les mesures prises étaient nécessaires pour y remédier.
Les quatre conditions étant remplies, le juge Josephides a conclu (à la p. 268) que la loi attaquée, quoique inconstitutionnelle, était néanmoins opérante [TRADUCTION] "pendant la durée de l'état de nécessité et pas plus".
96. Dans l'arrêt Ibrahim, précité, la question était de savoir si une loi inconstitutionnelle temporaire, adoptée afin de répondre aux exigences d'une situation d'urgence, pouvait être valide. La question qui se pose dans le présent renvoi est tout à fait différente. En l'espèce, il s'agit pour la Cour de déterminer si des lois inconstitutionnelles peuvent être déclarées temporairement valides afin d'éviter une situation d'urgence. C'est la Cour qui doit prendre des mesures afin d'éviter les conséquences néfastes de l'omission incessante de la législature du Manitoba de se conformer à la Constitution. Dans l'arrêt Ibrahim, la Cour a simplement approuvé les mesures prises par le Parlement de Chypre afin de faire face à un état de nécessité découlant de circonstances indépendantes de sa volonté. Ainsi, l'arrêt Ibrahim n'est pas directement applicable aux circonstances de la présente espèce.
97. Cependant, le principe qui peut être dégagé de l'arrêt Ibrahim par rapport au présent contexte est qu'une cour peut temporairement considérer comme valides et opérantes des lois entachées d'un vice d'ordre constitutionnel afin de préserver la primauté du droit. L'affaire appuie la thèse selon laquelle, en situation d'urgence, lorsqu'il est impossible d'observer la Constitution, la Cour peut permettre au gouvernement de surseoir temporairement à cette observance afin de protéger la société et de maintenir, autant que possible, une situation normale. Le souci primordial est de protéger la primauté du droit.
98. Un troisième cas où le principe de l'état de nécessité a été appliqué est celui où l'exécutif a pris des mesures d'urgence pour combler un vide législatif créé par une décision judiciaire. Dans l'affaire pakistanaise Special Reference No. 1 of 1955, P.L.R. 1956 W.P. 598, on contestait une mesure d'urgence prise par le gouverneur général du Pakistan face à un vide juridique apparent. L'Indian Independence Act de 1947 a servi de constitution initiale aux dominions de l'Inde et du Pakistan nouvellement créés. À titre d'étape vers l'indépendance totale, cette loi prévoyait une assemblée constituante pour chaque pays, dotée du pouvoir de modifier ladite loi et d'adopter de nouvelles lois constitutionnelles. La sanction royale était requise pour l'adoption de toute loi constitutionnelle de cette nature.
99. L'assemblée constituante du Pakistan a entrepris immédiatement de forger sa propre constitution. De 1947 à 1954, elle a adopté 44 modifications constitutionnelles. Toutefois, les membres de cette assemblée estimaient important que la nouvelle Constitution ait une assise aussi indépendante que possible du pouvoir impérial. Ils ont donc délibérement omis d'obtenir la sanction royale pour toutes ces modifications. D'ailleurs, en 1948, l'Assemblée a adopté une modification dans le but d'abolir l'exigence de la sanction royale. Cette modification, comme les 43 autres, fut elle‑même adoptée sans la sanction royale.
100. Dans l'arrêt Federation of Pakistan v. Tamizuddin Khan, P.L.R. 1956 W.P. 306, la Cour fédérale du Pakistan a déclaré nulles ces modifications constitutionnelles. Il s'ensuivit qu'un grand nombre de lois et de règlements adoptés en vertu des modifications invalides étaient eux‑mêmes nuls. La situation qui en a résulté est, à bien des égards, analogue à celle à laquelle fait maintenant face le Manitoba.
101. Le gouverneur général du Pakistan, en réaction à cette situation d'urgence, a convoqué une convention constituante et lancé une proclamation lui attribuant personnellement, jusqu'à ce que la convention puisse agir, le pouvoir de valider et de faire exécuter toutes les lois nécessaires à la préservation de l'état et au maintien du gouvernement du pays. Cette mesure fut contestée et, dans l'arrêt Special Reference No. 1 of 1955, précité, la Cour fédérale du Pakistan a conclu que, même si elle n'était pas autorisée par la Constitution, cette intervention du gouverneur général était néanmoins valide en vertu du principe de l'état de nécessité. Le juge en chef Muhammad Munir a affirmé (à la p. 671):
[TRADUCTION] Le désastre auquel faisait face le gouverneur général par suite de l'exercice illégal par l'Assemblée constituante de son pouvoir législatif, est évident... On doit donc conclure que le gouverneur général a agi pour éviter un désastre imminent et prévenir la désagrégation de l'état et de la société. Sa proclamation du 16 avril 1955 déclarant que les lois mentionnées dans l'annexe de l'Emergency Powers Ordinance de 1955 seront exécutoires rétroactivement est en conséquence valide dans l'intervalle, c.‑à‑d. tant que la nouvelle Assemblée constituante ne se sera pas prononcée sur la validité de ces lois.
102. L'arrêt Special Reference No. 1 of 1955, précité, appuie la thèse selon laquelle un état de nécessité peut survenir par suite d'une invalidation judiciaire de lois inconstitutionnelles créant un vide juridique. La différence entre cette affaire et le présent cas réside dans le fait qu'en l'espèce c'est l'organe judiciaire du gouvernement qui, rétroactivement, reconnaît des lois inconstitutionnelles comme étant valides et opérantes, alors que dans l'affaire Special Reference No. 1 of 1955, précité, c'est l'organe exécutif du gouvernement qui a proclamé que les lois étaient rétroactivement valides et opérantes, le rôle du pouvoir judiciaire consistant simplement à approuver les actes du pouvoir exécutif.
103. Ainsi, l'arrêt Special Reference No. 1 of 1955, précité, ne saurait être appliqué directement aux circonstances de la présente affaire. Il constitue cependant une illustration des principes plus larges qui justifient l'intervention de cette Cour en l'espèce: savoir que ces lois par ailleurs invalides peuvent être reconnues comme temporairement valides afin de préserver l'ordre normatif et la primauté du droit. La Cour fédérale du Pakistan a autorisé un exercice inconstitutionnel de pouvoir exécutif parce que le refus de l'autoriser aurait eu pour effet de susciter l'anarchie et le chaos et, par conséquent, de violer la primauté du droit.
104. La jurisprudence concernant le principe de l'état de nécessité, dans les trois cas que je viens d'analyser, amène à la même conclusion: les tribunaux reconnaîtront la validité de textes législatifs inconstitutionnels lorsque l'omission de le faire entraînerait le chaos sur le plan juridique et violerait ainsi l'exigence constitutionnelle de la primauté du droit. C'est ce qui est bien exprimé par le juge Triantafyllides dans l'arrêt Ibrahim, précité, à la p. 237:
[TRADUCTION] Si la situation était telle que l'administration de la justice et la préservation de la primauté du droit et de l'ordre dans l'état ne pourraient plus être assurées d'une manière qui ne soit pas incompatible avec la constitution, une constitution en vertu de laquelle la volonté souveraine du peuple ne pourrait plus être exprimée de manière à régler cette situation par une modification de la loi fondamentale, la Chambre des représentants, élue par le peuple, devrait alors pouvoir prendre les mesures nécessaires que justifie le principe de l'état de nécessité, compte tenu de l'urgence de la situation. Sinon, un corollaire absurde s'imposerait: on laisserait périr l'état et le peuple par égard pour la constitution
au contraire, une constitution doit exister pour la préservation de l'état et le bien‑être du peuple.
(C'est nous qui soulignons.)
105. Le principe de l'état de nécessité ne sert pas, dans cette jurisprudence, à justifier des lois qui sont au‑dessus de la constitution
il sert au contraire à garantir le principe non écrit, mais inhérent, de la primauté du droit qui doit être à la base de toute constitution.
106. Dans chaque cas où on a appliqué le principe de l'état de nécessité, c'est soit l'organe exécutif soit l'organe législatif du gouvernement qui a réagi à l'état de nécessité pour voir ensuite ses actes contestés devant les tribunaux. Cependant, ce fait ne diminue en rien l'importance générale de ces précédents qui démontrent que les tribunaux ne permettront pas que la Constitution serve à créer le chaos et le désordre.
107. Pour en revenir à la présente espèce, en raison de la violation incessante, par la législature du Manitoba, des prescriptions constitutionnelles de la Loi de 1870 sur le Manitoba, la province du Manitoba se trouve dans une situation d'urgence: toutes les lois de la législature du Manitoba, apparemment abrogées, périmées ou actuelles (à l'exception des lois récentes qui ont été adoptées, imprimées et publiées dans les deux langues), sont et ont toujours été invalides et inopérantes, et la Législature est dans l'impossibilité d'adopter de nouveau immédiatement dans les deux langues ces lois unilingues. La Constitution ne permet pas qu'une province soit dépourvue de lois. La Constitution exige donc que les lois actuelles de la législature du Manitoba soient déclarées temporairement valides et opérantes à compter de la date du présent jugement et que les droits, obligations et autres effets découlant de ces lois et des lois de cette province abrogées ou devenues périmées avant la date du présent jugement, qui ne sont pas sauvés par l'application du principe de la validité de facto ou de quelque autre principe, soient réputés temporairement avoir été opérants et incontestables et continuer de l'être. C'est là la seule manière d'éviter le chaos juridique et de préserver la primauté du droit.
108. En résumé, la situation de la province du Manitoba sur le plan juridique est la suivante. Toutes les lois adoptées dans une seule langue par la législature du Manitoba sont et ont toujours été invalides et inopérantes.
109. Toutes les lois de la législature du Manitoba qui seraient actuellement valides et opérantes, n'était‑ce du vice dont elles sont entachées sur le plan constitutionnel, sont réputées temporairement valides et opérantes à compter de la date du présent jugement jusqu'à l'expiration du délai minimum requis pour les traduire, les adopter de nouveau, les imprimer et les publier. Les droits, obligations et tous autres effets découlant de ces lois actuelles, du fait que l'on se soit fié aux actes d'officiers publics ou à la validité juridique présumée de corps publics ou privés, sont exécutoires et à tout jamais incontestables par application du principe de la validité de facto. C'est également le cas des droits, obligations et autres effets qui ont découlé des lois actuelles et qui sont sauvés par l'application de principes comme ceux de la chose jugée et de l'erreur de droit.
110. Les droits, obligations et autres effets qui ont découlé de lois apparemment abrogées ou périmées, du fait que l'on se soit fié aux actes d'officiers publics ou à la validité juridique présumée de corps publics ou privés, sont exécutoires et à tout jamais incontestables par application du principe de la validité de facto. C'est également le cas des droits, obligations et autres effets qui ont découlé de lois apparemment abrogées ou périmées et qui sont sauvés par l'application de principes comme ceux de la chose jugée et de l'erreur de droit.
111. Tous les droits, obligations et autres effets qui ont découlé des lois de la législature du Manitoba qui sont apparemment abrogées ou périmées ou qui seraient actuellement en vigueur n'était‑ce du vice dont elles sont entachées sur le plan constitutionnel, et qui ne sont pas sauvés par l'application du principe de la validité de facto ou de principes comme ceux de la chose jugée et de l'erreur de droit, sont réputés temporairement avoir été pleinement exécutoires et incontestables et continuer de l'être à compter de la date où ils ont commencé à exister jusqu'à l'expiration du délai minimum requis pour traduire, adopter, imprimer et publier ces lois. À l'expiration de ce délai minimum, ces droits, obligations et autres effets cesseront d'être opérants à moins que les lois dont ils découlent n'aient été traduites, adoptées de nouveau, imprimées et publiées dans les deux langues. En conséquence, pour assurer que les droits, obligations et autres effets, qui ne sont pas sauvés par le principe de la validité de facto ou d'autres principes, demeurent valides et exécutoires, il se peut qu'il faille adopter de nouveau, imprimer et publier, pour ensuite abroger, dans les deux langues officielles, les lois abrogées ou périmées de la Législature dont ces droits, obligations et autres effets sont censés avoir découlé.
112. Quant à l'avenir, la Constitution exige qu'à compter de la date du présent jugement toutes les nouvelles lois de la législature du Manitoba soient adoptées, imprimées et publiées à la fois en français et en anglais. Toute loi de la Législature qui ne sastisfera pas à cette exigence sera invalide et inopérante.
VI
La durée du délai de validité temporaire
113. La question délicate qui se pose est donc de savoir quelle doit être la durée du délai minimum requis pour traduire, adopter de nouveau, imprimer et publier les lois unilingues de la législature du Manitoba?
114. Le procureur général du Canada et la Fédération des francophones hors Québec ont soutenu que cette Cour devrait fixer un délai arbitraire d'une année ou deux au cours duquel la législature du Manitoba pourrait adopter de nouveau ses lois unilingues dans les deux langues.
115. Cette solution ne serait pas satisfaisante. Nous ne connaissons pas le nombre des lois de la Législature qui ont déjà été traduites. Nous ignorons tout au sujet du nombre de traducteurs disponibles ou de leur production quotidienne. Nous ne disposons donc d'aucun fondement factuel permettant de déterminer le délai pendant lequel il ne serait pas possible de se conformer à l'art. 23 de la Loi de 1870 sur le Manitoba.
116. Compte tenu de la documentation dont elle dispose actuellement, la Cour est incapable de déterminer le délai pendant lequel il serait impossible à la législature du Manitoba de se conformer à son obligation constitutionnelle. Cependant, la Cour statuera sur ce point à la demande de l'un ou l'autre du procureur général du Canada ou du procureur général du Manitoba, faite dans les cent vingt jours de la date du présent jugement. Le procureur général du Canada s'est vu confier la charge du présent renvoi et le procureur général du Manitoba représente la province dont les lois sont en cause en l'espèce. Suite à cette demande, une audition spéciale sera fixée et le procureur général du Canada, le procureur général du Manitoba et les autres intervenants seront invités à soumettre des mémoires.
117. Le délai de validité temporaire ne s'appliquera pas aux lois unilingues adoptées par la Législature après la date du présent jugement. À compter de la date de ce jugement, les lois qui ne seront pas adoptées, imprimées et publiées dans les deux langues seront invalides et inopérantes dès le départ.
VII
Question no 4
Le statut de la Loi de 1980
118. La question no 4 du présent renvoi est de savoir si des dispositions de la Loi sur l’application de l’article 23 de l’Acte du Manitoba aux textes législatifs, 1980 (Man.), chap. 3 (la Loi de 1980), sont incompatibles avec l'art. 23 de la Loi de 1870 sur le Manitoba et, dans l'affirmative, si les dispositions incompatibles sont invalides et inopérantes.
Voici le texte complet de la Loi:
Définition de l'expression "langue officielle".
1 Dans la présente loi, "langue officielle" désigne le français ou l'anglais.
Interprétation en cas de conflit.
2 Lorsque les deux versions d'une disposition d'une loi rédigée dans les deux langues officielles n'ont pas le même sens, se contredisent ou sont incompatibles
a) la disposition rédigée dans la langue officielle dans laquelle le projet de loi a été imprimé et distribué initialement aux députés de l'Assemblée à l'Assemblée l'emporte sur la disposition correspondante rédigée dans l'autre langue officielle
et
b) dans le cas où le projet de loi a été imprimé et distribué initialement aux députés de l'Assemblée à l'Assemblée dans les deux langues officielles, la version qui, d'après l'esprit, l'intention et le sens véritables de la loi considérée globalement, assure le mieux la réalisation de ses objets a préséance sur l'autre.
Attestation de dépôt du projet de loi.
3(1) Lorsqu'un projet de loi déposé devant la Législature est imprimé et distribué initialement aux députés de l'Assemblée à l'Assemblée dans une seule langue officielle, le Greffier de la Chambre doit signer sur le projet de loi une attestation indiquant que la langue du projet de loi est la langue officielle dans laquelle le projet de loi a été imprimé et distribué initialement aux députés de l'Assemblée à l'Assemblée et, si le projet de loi est adopté, cette attestation doit être imprimée sur toutes les copies de cette loi imprimées et publiées par le gouvernement ou en son nom.
Langue de distribution des anciennes lois.
3(2) Pour éviter toute ambiguïté dans l'interprétation des lois de la province adoptées jusqu'à présent, les projets de loi des lois adoptées jusqu'à présent sont, par les présentes, irrévocablement présumés avoir été imprimés et distribués initialement aux députés de l'Assemblée à l'Assemblée dans la langue anglaise.
Entrée en vigueur présumée des traductions.
4(1) Lorsqu'un projet de loi déposé devant la Législature et imprimé dans une seule langue officielle est adopté avant que sa traduction dans l'autre langue officielle ne soit disponible, la traduction de la loi est réputée, à toute fin que de droit, à compter de la date de l'adoption de la loi, avoir la même valeur légale et produire le même effet que la version de la loi établie dans la langue officielle dans laquelle le projet de loi correspondant a été imprimé, lorsqu'une traduction de la loi dans l'autre langue officielle, attestée quant à son exactitude par la personne désignée par l'Orateur pour vérifier la traduction de la loi et attester son exactitude, est subséquemment déposée devant le Greffier de la Chambre.
Publication de la traduction.
4(2) Lorsque la traduction d'une loi dans une langue officielle est déposée devant le Greffier de la Chambre conformément au paragraphe (1), le Greffier de la Chambre doit signer sur le texte traduit une attestation indiquant que la traduction, attestée par la personne désignée par l'Orateur pour vérifier la traduction de la loi et en attester l'exactitude, a été déposée auprès de lui à la date à laquelle elle a été déposée
cette attestation et celle de la personne désignée par l'Orateur pour vérifier la traduction de la loi et en attester l'exactitude doivent être imprimées sur tous les textes de la loi traduite imprimés et publiés par le gouvernement ou en son nom.
Mention de lignes dans une loi.
5 Lorsque, dans une loi de la Législature adoptée avant le 1er janvier 1981, il est mentionné une ligne précise d'un article, d'un paragraphe, d'une disposition, d'une sous‑disposition, d'une sous‑sous‑disposition, d'un alinéa, d'un sous‑alinéa, d'une annexe, d'une formule ou d'une autre partie de ladite loi ou de toute autre loi de la Législature adoptée avant le 1er janvier 1981 (appelée la "loi désignée" au présent article), et que la mention semble faire apparaître une contradiction ou une ambiguïté du fait que la ligne de la loi désignée imprimée dans une langue officielle ne correspond pas à la même ligne de la loi désignée imprimée dans l'autre langue officielle, la mention est réputée être une mention de la ligne en question de la loi désignée imprimée dans la langue anglaise.
Classement dans la codification permanente.
6 La présente loi est le chapitre S207 de la codification permanente des Lois du Manitoba.
Abrogation.
7 La loi prévoyant que la langue anglaise est la langue officielle de la province du Manitoba, chapitre O10 des Lois révisées, est abrogée.
Entrée en vigueur de la loi.
8 La présente loi entre en vigueur le jour de la sanction royale.
119. La Loi a été modifiée en 1982 par l'adjonction du paragraphe suivant:
Absence ou empêchement d'agir de l'Orateur.
4(3) Lorsque l'Orateur est absent ou empêché pour toute autre raison de désigner une personne pour vérifier la traduction d'une loi et en attester l'exactitude, l'Orateur suppléant peut désigner une personne à cette fin. Lorsqu'il n'y a ni Orateur ni Orateur suppléant, ou en cas d'absence ou d'empêchement de ces derniers, le procureur général peut procéder à cette désignation.
(Loi modifiant la Loi sur l’application de l’article 23 de l’Acte du Manitoba aux textes législatifs, 1982 (Man.), chap. 3, art. 1.)
120. Cette modification a été adoptée, imprimée et publiée en anglais et en français (voir Loi modifiant la Loi sur l’application de l’article 23 de l’Acte du Manitoba aux textes législatifs, 1982 (Man.), chap. 3).
121. Les parties ne s'entendent pas cependant sur la question de savoir si la Loi de 1980 a elle‑même été adoptée, imprimée et publiée dans les deux langues ou si elle a été adoptée, imprimée et publiée en anglais seulement. Le procureur général du Manitoba soutient que la Loi de 1980 a été adoptée dans les deux langues. L'avocat d'Alliance Québec affirme le contraire. Le dossier soumis à la Cour n'est pas déterminant. D'une part, l'avocat d'Alliance Québec a produit une déclaration sous serment du greffier suppléant de l'assemblée législative du Manitoba, selon laquelle la Loi de 1980 a été adoptée en français par la législature du Manitoba (annexes du mémoire d'Alliance Québec, à la p. 13). L'avocat du procureur général du Canada a présenté une version française de la Loi de 1980 intitulée Loi sur l’application de l’article 23 de l’Acte du Manitoba aux textes législatifs (mémoire du procureur général du Canada, à la p. 58). D'autre part, aucune version française de la Loi de 1980 ne figure dans le volume de 1980 des Statutes of Manitoba. On ne trouve pas non plus de telle version dans la Codification permanente des lois du Manitoba, bien qu'une version anglaise de la Loi s'y trouve sous le numéro de chapitre S207. Enfin, la version anglaise de la Loi porte, dans le coin supérieur droit, la mention "Assented to July 9, 1980". La version française présentée par le procureur général du Canada comporte une mention semblable, mais la date est laissée en blanc. Elle se lit "Sanctionnée le 1980".
122. Selon le dossier dans son état actuel, il est difficile de dire avec certitude si la Loi de 1980 a vraiment été adoptée dans les deux langues ou, à supposer qu'elle ait été adoptée dans les deux langues, si elle a reçu la sanction royale, ou encore, à supposer qu'elle ait été adoptée et sanctionnée dans les deux langues, si elle a jamais été vraiment publiée en français. Il n'est pas nécessaire de trancher cette question de fait pour les fins du présent renvoi. Il suffit de dire que, si la Loi de 1980 n'a pas été adoptée, imprimée et publiée à la fois en anglais et en français, la totalité de la Loi, à l'exception du nouveau par. 4(3), est invalide et inopérante en vertu de l'art. 23 de la Loi de 1870 sur le Manitoba. En outre, plusieurs articles précis de la Loi de 1980, dont le nouveau par. 4(3), sont eux‑mêmes fondamentalement incompatibles avec l'art. 23 de la Loi de 1870 sur le Manitoba et invalides.
123. Dans l'arrêt Blaikie no 1, cette Cour a statué que les art. 7 à 13 du chapitre III du titre premier de la Charte de la langue française, 1977 (Qué.), chap. 5, étaient ultra vires de la législature du Québec en vertu de l'art. 133 de la Loi constitutionnelle de 1867. Parmi les dispositions invalidées, il y a les suivantes:
7. Le français est la langue de la législation et de la justice au Québec.
8. Les projets de loi sont rédigés dans la langue officielle. Ils sont également, en cette langue, déposés à l'Assemblée nationale, adoptés et sanctionnés.
9. Seul le texte français des lois et des règlements est officiel.
10. L'Administration imprime et publie une version anglaise des projets de loi, des lois et des règlements.
124. L'arrêt Blaikie no 1 nous enseigne trois choses. En premier lieu, l'art. 133 de la Loi constitutionnelle de 1867 exige non seulement l'impression et la publication bilingues, mais encore l'adoption bilingue. "On a soutenu devant la Cour que cette exigence ne vise pas l'adoption des lois dans les deux langues, mais seulement leur impression et leur publication. Cependant, si l'on donne à chaque mot de l'art. 133 toute sa portée, il devient évident que cette exigence est implicite" (à la p. 1022).
125. En deuxième lieu, les versions anglaise et française des lois doivent faire pareillement autorité. «[L'article 133] ne prévoit pas seulement mais exige, qu'un statut officiel soit reconnu à l'anglais et au français...» (à la p. 1022) (où l'on déclare inconstitutionnels les art. 8 et 9 de la Charte de la langue française, déjà cités). Comparer avec la Loi constitutionnelle de 1982, par. 18(1).
126. En Cour d'appel du Québec, Procureur général du Québec c. Blaikie, [1978] C.A. 351, le juge Dubé, après avoir cité les art. 7 à 13 de la Charte de la langue française et l'art. 133 de la Loi constitutionnelle de 1867, affirme ceci (à la p. 361):
Il me semble de toute évidence que ces deux Lois sont en contradiction flagrante: Le chapitre III de la Charte de la langue française veut rendre la langue française la seule langue officielle de l'Assemblée nationale et devant les Tribunaux tant dans les procédures verbales qu'écrites alors que l'article 133 de l'Acte de l’Amérique du Nord britannique, 1867, au contraire, veut que la langue française et que la langue anglaise soient exactement sur un pied d'égalité devant la législature et devant les Tribunaux du Québec de même que devant les chambres du parlement du Canada et devant les Tribunaux du Canada.
(C'est nous qui soulignons.)
127. Le juge en chef Deschênes s'exprime ainsi en Cour supérieure du Québec, [1978] C.S. 37, à la p. 47:
La Cour s'en tient donc à sa conclusion que l'exigence de l'impression et de la publication des lois dans les deux langues française et anglaise implique nécessairement celle de leur adoption et sanction dans ces deux langues de sorte que les deux versions possèdent ce caractère que la Loi 22 appelait authentique et que la Charte qualifie plutôt d'officiel.
Ces observations, qui démontrent clairement que les deux versions des lois doivent faire pareillement autorité, ont été adoptées par cette Cour lorsqu'elle s'est prononcée sur le pourvoi du Procureur général (à la p. 1027).
128. Le troisième critère qui ressort de l'arrêt Blaikie no 1 est l'exigence de l'usage simultané des deux langues dans le processus d'adoption.
Le Procureur général du Québec soutient que cette expression [«l'usage de ces deux langues sera obligatoire»] n'emporte pas simultanéité de l'usage des deux langues française et anglaise.
...
La Cour est tout à fait incapable de trouver dans la deuxième partie de l'article 133 la permission d'alternance ou de succession des langues que le Procureur général du Québec suggère d'y lire: ce n'est pas l'une ou l'autre langue au choix, mais les deux à la fois qui doivent être employées dans les Records and Journals de la Législature.
...
La Cour conclut que les articles 7 à 10 de la Charte contreviennent à l'article 133 de l'A.A.N.B. en autant qu'ils prétendent supprimer l'obligation de l'emploi simultané des deux langues française et anglaise dans les Records ou archives de l'Assemblée nationale. [Blaikie c. Procureur général du Québec, [1978] C.S. 37, aux pp. 44 et 45, motifs que cette Cour a adoptés dans ses propres motifs de jugement dans l'arrêt Procureur général du Québec c. Blaikie, [1979] 2 R.C.S. 1016, à la p. 1027.]
(C'est nous qui soulignons.)
129. Comme cette Cour le fait remarquer dans l'arrêt Blaikie no 1, "il serait singulier que l'art. 133 prescrive que "dans la rédaction des archives, procès‑verbaux et journaux" ...l'usage de l'anglais et du français "sera obligatoire" et que cette exigence ne s'applique pas également à l'adoption des lois" (à la p. 1022). L'usage simultané de l'anglais et du français est donc requis pendant tout le processus d'adoption des lois.
130. En résumé, l'arrêt Blaikie no 1 appuie la thèse selon laquelle l'art. 133 de la Loi constitutionnelle de 1867 exige (i) qu'il y ait adoption simultanée des lois en anglais et en français et (ii) que les versions anglaise et française fassent pareillement autorité et aient le même statut. Rien de moins ne pourrait assurer adéquatement la préservation des garanties linguistiques accordées par ces articles et l'égalité d'accès aux lois pour les francophones et les anglophones pareillement.
131. Comme nous l'avons déjà dit, l'art. 23 de la Loi de 1870 sur le Manitoba et l'art. 133 de la Loi constitutionnelle de 1867 coïncident. En conséquence, l'arrêt Blaikie no 1 est déterminant quant à la question de l'effet de l'art. 23 de la Loi de 1870 sur le Manitoba sur les dispositions législatives semblables qui sont en cause ici. Appliquant le critère énoncé dans l'arrêt Blaikie no 1 à la présente espèce, il est évident que la Loi de 1980 ne satisfait pas aux exigences de l'art. 23 de la Loi de 1870 sur le Manitoba.
132. Le principe de la Loi de 1980 se trouve au par. 4(1) qui autorise la promulgation bilingue des lois en deux étapes: (i) l'adoption d'une loi dans une seule langue officielle et (ii) la traduction subséquente dans l'autre langue officielle. Après avoir été attestée et déposée auprès du greffier de la Chambre, la traduction est réputée "avoir la même valeur légale et produire le même effet" que la version déjà adoptée.
133. Cette procédure est insuffisante pour satisfaire aux exigences de l'art. 23 de la Loi de 1870 sur le Manitoba. L'article 23 exige l'adoption dans les deux langues et l'adoption dans une seule langue suivie, plus tard, du dépôt d'une traduction ne constitue pas de l'adoption dans les deux langues. De plus, le par. 4(1) n'envisage pas l'usage simultané de l'anglais et du français dans le processus d'adoption, c.‑à‑d. dans les archives, procès‑verbaux et journaux de la législature, comme l'exige l'art. 23.
134. En outre, la disposition prévoyant le dépôt d'une traduction est entièrement facultative. Il n'y a aucune obligation de déposer une traduction. Le paragraphe 4(1) dit seulement que "lorsqu'une traduction...est subséquemment déposée devant le Greffier de la Chambre", elle est réputée avoir la même valeur légale et produire le même effet. Certes, la plupart des lois récentes du Manitoba ont été promulguées dans les deux langues selon cette procédure. Mais c'est parce que le gouvernement provincial a choisi de le faire. Aucune disposition de la Loi de 1980 n'exige que la procédure énoncée au par. 4(1) soit suivie. La promulgation de lois unilingues est encore permise selon la Loi.
135. Enfin, la tentative de rendre juridiquement opérante la simple traduction d'une loi par son attestation et son dépôt auprès du greffier de la Chambre doit échouer pour le motif qu'il s'agit là d'une tentative inconstitutionnelle de porter atteinte aux pouvoirs du lieutenant‑gouverneur. Toutes les lois doivent recevoir la sanction royale. Le paragraphe 4(1) a pour objet de soustraire les traductions de lois à la sanction royale tout en leur donnant force de loi. Cette méthode est manifestement ultra vires de la province en vertu de l'al. 41a) de la Loi constitutionnelle de 1982. Voir In re Initiative and Referendum Act, [1919] A.C. 935 (C.P.)
136. Pour tous ces motifs, le par. 4(1) de la Loi de 1980 est invalide.
137. Le paragraphe 4(2), qui facilite le processus d'attestation des traductions, est également invalide parce qu'il est inextricablement lié au par. 4(1). Seul, il serait vide de sens. Attorney‑General for Alberta v. Attorney‑General for Canada, [1947] A.C. 503 (C.P.), à la p. 518.
138. Le paragraphe 4(3), ajouté par modification en 1982, est entaché du même vice.
139. On pourrait en dire autant des art. 1, 2, 3 et 5. Tous ces articles envisagent le processus inconstitutionnel de promulgation en deux étapes autorisé par le par. 4(1) et ils ont pour objet soit de faciliter soit de compléter ce processus.
140. De plus, l'alinéa 2a) et l'art. 5 vont à l'encontre de l'exigence, énoncée dans l'arrêt Blaikie no 1, que les versions anglaise et française des lois fassent pareillement autorité. L'alinéa 2a) prévoit que lorsqu'une version n'a pas le même sens que l'autre version, le texte législatif original l'emporte sur sa traduction subséquente. L'article 5 dispose que, pour toutes les lois adoptées avant le 1er janvier 1981, toute ambiguïté ou incohérence dans les renvois à d'autres lois doit se résoudre en fonction du texte anglais de ces lois. Ces dispositions ne peuvent être maintenues. Tout mécanisme de solution des divergences de sens entre la version anglaise et la version française d'une loi qui accorde la préférence à un texte (texte désigné) plutôt qu'à l'autre texte a pour effet de rendre ce dernier texte (non désigné) juridiquement inapplicable puisqu'on ne peut s'y fier. La version non désignée n'a le statut de loi que dans la mesure où elle est compatible avec la version désignée. Dans tous les cas, il est nécessaire de se référer à la version désignée pour savoir ce que dit la loi. Cela est incompatible avec l'exigence, énoncée dans l'arrêt Blaikie no 1, que les versions dans l'une et l'autre langue soient "officielles" (à la p. 1022).
141. Pour les fins constitutionnelles, il importe peu que la préférence soit expressément accordée à une langue, comme à l'art. 5, ou déterminée par le député qui dépose le projet de loi, comme à l'al. 2a). Tout mécanisme quel qu'il soit visant à conférer un statut supérieur à une version dans une langue contrevient à l'art. 23 de la Loi de 1870 sur le Manitoba.
142. Le paragraphe 3(1) qui prévoit l'attestation de la langue d'adoption et le par. 3(2), qui établit une présomption irréfutable que la langue d'adoption a été l'anglais pour toutes les lois adoptées avant l'entrée en vigueur de la Loi de 1980, sont manifestement accessoires au par. 2(1) et inséparables de ce dernier. Ils sont aussi, comme nous l'avons déjà dit, inséparables du processus d'adoption unilingue envisagé par le par. 4(1). En conséquence, ils tombent avec ces deux paragraphes.
143. Dans tout autre contexte, l'art. 1, qui dispose simplement que l'expression "langue officielle" désigne le français ou l'anglais, serait sans conséquence. Toutefois, il est manifestement accessoire aux dispositions invalides de la Loi de 1980. L'expression "langue officielle" qu'il définit figure douze fois dans les quatre dispositions inconstitutionnelles que je viens d'analyser. À notre avis, bien qu'il soit acceptable en soi, l'art. 1 est inséparable des dispositions invalides et tombe donc avec elles. De toute façon, seul, il serait vide de sens.
144. L'alinéa 2b) dispose que lorsqu'une loi est adoptée dans les deux langues, on doit résoudre les divergences de sens entre les deux versions en donnant préséance à la version qui, "d'après l'esprit, l'intention et le sens véritables de la loi considérée globalement, assure le mieux la réalisation de ses objets". Cet alinéa est, lui aussi, inextricablement lié aux autres dispositions inconstitutionnelles de la Loi de 1980 et est invalide pour ce motif.
145. Les articles 1 à 5 de la Loi de 1980 sont invalides et inopérants en vertu de l'art. 23 de la Loi de 1870 sur le Manitoba.
146. Les articles 6, 7 et 8 de la Loi de 1980 sont toutefois séparables de la partie inconstitutionnelle de cette loi et ne sont pas fondamentalement incompatibles avec l'art. 23. Par exemple, l'art. 7 abroge l'Official Language Act, 1890 que cette Cour a déjà déclarée invalide dans l'arrêt Procureur général du Manitoba c. Forest, précité. L'article 6, quant à lui, donne à la Loi de 1980 un numéro de chapitre dans la Codification permanente des lois du Manitoba. Et l'article 8 prévoit simplement que la Loi entrera en vigueur le jour où elle recevra la sanction royale. Ces trois articles sont acceptables et peuvent être valides en soi, vu qu'ils sont exempts des vices qui entachent le reste de la Loi de 1980. Ils sont, à notre avis, séparables des dispositions inconstitutionnelles de la Loi de 1980.
147. En résumé, toute la Loi, sauf le nouveau par. 4(3), peut être invalide en vertu de l'art. 23 de la Loi de 1870 sur le Manitoba si elle n'a pas été adoptée, imprimée et publiée dans les deux langues. Le dossier n'est pas concluant sur ce point. Les articles 6, 7 et 8 sont fondamentalement acceptables. Cependant, le par. 4(1) va à l'encontre de l'exigence de l'art. 23 quant à l'adoption bilingue simultanée et l'al. 2a) et l'art. 5 vont à l'encontre de l'exigence de l'art. 23 que les versions dans les deux langues fassent pareillement autorité. Les autres articles de la Loi sont inséparables des dispositions inconstitutionnelles et tombent donc avec elles.
VIII
Conclusions
148. i) L'article 133 de la Loi constitutionnelle de 1867 et l'art. 23 de la Loi de 1870 sur le Manitoba sont impératifs
149. ii) Toutes les lois de la législature du Manitoba qui n'ont pas été imprimées et publiées en anglais et en français sont invalides et inopérantes et l'ont toujours été
150. iii) Les lois de la législature du Manitoba qui seraient actuellement en vigueur, n'était‑ce du vice dont elles sont entachées sur le plan constitutionnel (c.‑à‑d. les lois actuelles), sont réputées temporairement valides et opérantes à compter de la date du présent jugement jusqu'à l'expiration du délai minimum requis pour les traduire, les adopter de nouveau, les imprimer et les publier
151. iv) Les droits, obligations et tous autres effets qui ont découlé des lois actuelles ou des lois apparemment abrogées et périmées de la législature du Manitoba et qui ne sont pas sauvés par l'application du principe de la validité de facto ou de principes comme ceux de la chose jugée et de l'erreur de droit, sont réputés temporairement avoir été valides et opérantes et continuer de l'être jusqu'à l'expiration du délai minimum requis pour traduire, adopter de nouveau, imprimer et publier ces lois
152. v) À la demande du procureur général du Canada ou du procureur général du Manitoba, faite dans les cent vingt jours de la date du présent jugement, la Cour fixera le délai minimum requis pour traduire, adopter de nouveau, imprimer et publier (1) les lois unilingues de la législature du Manitoba qui seraient actuellement en vigueur, n'était‑ce du vice dont elles sont entachées sur le plan constitutionnel et (2) les lois unilingues abrogées ou périmées de la législature du Manitoba. Suite à cette demande, une audition spéciale sera fixée et le procureur général du Canada, le procureur général du Manitoba et les autres intervenants seront invités à soumettre des mémoires.
153. vi) La Loi sur l’application de l’article 23 de l’Acte du Manitoba aux textes législatifs, 1980 (Man.), chap. 3, est totalement invalide et inopérante si elle n'a pas été adoptée, imprimée et publiée dans les deux langues officielles. De toute façon, les art. 1 à 5 sont invalides et inopérants.
IX
Réponse aux questions
Question no 1
154. «Les obligations imposées par l'article 133 de la Loi constitutionnelle de 1867 et par l'article 23 de la Loi de 1870 sur le Manitoba, relativement à l'usage du français et de l'anglais dans:
a) les archives, procès‑verbaux et journaux des chambres du Parlement du Canada et des législatures du Québec et du Manitoba, et
b) les actes du Parlement du Canada et des législatures du Québec et du Manitoba
sont‑elles impératives?»
Réponse:
155. Oui.
Question no 2
156. «Est‑ce que les dispositions de l'article 23 de la Loi de 1870 sur le Manitoba rendent invalides les lois et les règlements de la province du Manitoba qui n'ont pas été imprimés et publiés en langue anglaise et en langue française?»
Réponse:
157. Oui, mais pour les motifs exposés par la Cour, les lois actuelles de la Législature qui sont invalides seront réputées temporairement valides pendant le délai minimum requis pour les traduire, les adopter de nouveau, les imprimer et les publier.
Question no 3
158. «Dans l'hypothèse où il a été répondu par l'affirmative à la question no 2, les textes législatifs qui n'ont pas été imprimés et publiés en langue anglaise et en langue française sont‑ils opérants et, dans l'affirmative, dans quelle mesure et à quelles conditions?»
Réponse:
159. Les lois de la Législature qui n'ont pas été adoptées, imprimées et publiées en français et en anglais sont inopérantes pour cause d'invalidité mais, pour les motifs exposés par la Cour, les lois actuelles de la Législature seront réputées temporairement opérantes pendant le délai minimum requis pour les traduire, les adopter de nouveau, les imprimer et les publier.
Question no 4
160. «Est‑ce que l'une ou l'autre des dispositions de la Loi sur l'application de l'article 23 de l'Acte du Manitoba aux textes législatifs, constituant le chapitre 3 des Statuts du Manitoba de 1980, sont incompatibles avec les dispositions de l'article 23 de la Loi de 1870 sur le Manitoba et, dans l'affirmative, est‑ce que les dispositions considérées sont, dans la mesure de l'incompatibilité, invalides et inopérantes?»
Réponse:
161. Si la Loi sur l’application de l’article 23 de l’Acte du Manitoba aux textes législatifs, promulguée à S.M. 1980, chap. 3, n'a pas été adoptée, imprimée et publiée dans les deux langues officielles, alors elle est totalement invalide et inopérante.
162. Si la Loi a été adoptée, imprimée et publiée dans les deux langues officielles, alors les art. 1 à 5 sont invalides et inopérants.
163. Les questions soumises reçoivent les réponses suivantes:
Question no 1:--Oui.
Question no 2:—Oui, mais pour les motifs exposés par la Cour, les lois actuelles de la Législature qui sont invalides seront réputées temporairement valides pendant le délai minimum requis pour les traduire, les adopter de nouveau, les imprimer et les publier.
Question no 3:—Les lois de la Législature qui n’ont pas été adoptées, imprimées et publiées en français et en anglais sont inopérantes pour cause d’invalidité mais, pour les motifs exposés par la Cour, les lois actuelles de la Législature seront réputées temporairement opérantes pendant le délai minimum requis pour les traduire, les adopter de nouveau, les imprimer et les publier.
Question no 4:—Si la Loi sur l’application de l’article 23 de l’Acte du Manitoba aux textes législatifs, promulguée à S.M. 1980, chap. 3, n’a pas été adoptée, imprimée et publiée dans les deux langues officielles, alors elle est totalement invalide et inopérante.
Si la Loi a été adoptée, imprimée et publiée dans les deux langues officielles, alors les art. 1 à 5 sont invalides et inopérants.
Procureur du procureur général du Canada: R. Tassé, Ottawa.
Procureur de la Société franco‑manitobaine: Joseph E. Magnet, Ottawa.
Procureur de la Fédération des francophones hors Québec: Gérald‑A. Beaudoin, Hull.
Procureurs du procureur général du Québec: Jean‑K. Samson et André Binette, Ste‑Foy.
Procureur de Roger Bilodeau: Vaughan L. Baird, Winnipeg.
Procureur d’Alliance Québec: Stephen A. Scott, Montréal.
Procureur du Mouvement de la liberté de choix: Walter J. Roustan, Montréal.
Procureur du procureur général du Manitoba: R. H. Tallin, Winnipeg.
Procureur de Douglas L. Campbell, James A. Richardson, Cecil Patrick Newbound, Russell Doern, Herbert Schulz et Patricia Maltman: D. C. H. McCaffrey, Winnipeg.

Proposition de citation de la décision: Renvoi: Droits linguistiques au Manitoba, [1985] 1 R.C.S. 721 (13 juin 1985)


Origine de la décision
Date de l'import : 06/04/2012
Identifiant URN:LEX : urn:lex;ca;cour.supreme;arret;1985-06-13;.1985..1.r.c.s..721 ?
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