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17/12/1985 | CANADA | N°[1985]_2_R.C.S._561

Canada | Bhinder c. CN, [1985] 2 R.C.S. 561 (17 décembre 1985)


Bhinder c. CN, [1985] 2 R.C.S. 561

K.S. Bhinder et la Commission canadienne des droits de la personne Appelants;

et

Compagnie des chemins de fer nationaux du Canada Intimée;

et

Procureur général du Canada, Commission des droits de la personne du Manitoba, Commission des droits de la personne de la Saskatchewan, Commission des droits de la personne de l'Alberta et Association canadienne pour les déficients mentaux Intervenants.

No du greffe: 17694.

1985: 30 janvier; 1985: 17 décembre.

Présents: Le juge en chef Dickson et les juges Be

etz, Estey, McIntyre, Chouinard, Lamer et Wilson.

en appel de la cour d'appel fédérale

POURVOI cont...

Bhinder c. CN, [1985] 2 R.C.S. 561

K.S. Bhinder et la Commission canadienne des droits de la personne Appelants;

et

Compagnie des chemins de fer nationaux du Canada Intimée;

et

Procureur général du Canada, Commission des droits de la personne du Manitoba, Commission des droits de la personne de la Saskatchewan, Commission des droits de la personne de l'Alberta et Association canadienne pour les déficients mentaux Intervenants.

No du greffe: 17694.

1985: 30 janvier; 1985: 17 décembre.

Présents: Le juge en chef Dickson et les juges Beetz, Estey, McIntyre, Chouinard, Lamer et Wilson.

en appel de la cour d'appel fédérale

POURVOI contre un arrêt de la Cour d'appel fédérale, [1983] 2 C.F. 531, qui a fait droit à une demande de contrôle judiciaire d'une décision du Tribunal canadien des droits de la personne qui avait conclu à l'existence de discrimination. Pourvoi rejeté, le juge en chef Dickson et le juge Lamer sont dissidents.

Ian G. Scott, c.r., et Edward P. Belobaba, pour l'appelant K.S. Bhinder.

Russell Juriansz et James Hendry, pour l'appelante la Commission canadienne des droits de la personne.

L. L. Band, c.r., et Kenneth R. Peel, pour l'intimée.

Eric A. Bowie, c.r., et Judith McCann, pour l'intervenant le procureur général du Canada.

M. C. Woodward, pour les intervenantes la Commission des droits de la personne du Manitoba et la Commission des droits de la personne de la Saskatchewan.

R. A. Philp, pour l'intervenante la Commission des droits de la personne de l'Alberta.

David Baker, pour l'intervenante l'Association canadienne pour les déficients mentaux.

Version française des motifs du juge en chef Dickson et du juge Lamer rendus par

1. Le Juge en Chef (dissident) — Il s'agit d'un pourvoi contre un arrêt de la Cour d'appel fédérale qui, conformément à l'art. 28 de la Loi sur la Cour fédérale, S.R.C. 1970 (2e Supp.), chap. 10, a annulé la décision d'un tribunal des droits de la personne constitué en vertu de la Loi canadienne sur les droits de la personne, 1976‑77 (Can.), chap. 33. Le pourvoi soulève deux questions importantes: (1) La discrimination involontaire et la discrimination par suite d'un effet préjudiciable sont‑elles visées par les art. 7 et 10 de la Loi canadienne sur les droits de la personne? (2) Quels principes régissent l'application du moyen de défense fondé sur "l'exigence professionnelle normale", énoncé à l'al. 14a) de la Loi? J'ai eu l'avantage de lire les motifs du juge McIntyre en l'espèce et je fais mien son résumé des faits et des jugements des cours d'instance inférieure. Je n'y ajouterai quelque chose que lorsque cela sera nécessaire aux fins des présents motifs.

I

Les questions en litige

2. La question principale dans ce pourvoi est de savoir si le tribunal administratif a commis une erreur de droit ou de fait justifiant la Cour fédérale d'intervenir conformément à l'art. 28 de la Loi sur la Cour fédérale. Avant d'aborder les questions de fond que soulève le pourvoi, je me permets de rappeler le principe général que les cours qui procèdent à un contrôle en vertu de l'art. 28 de la Loi sur la Cour fédérale ou d'une autre disposition, doivent exercer leurs pouvoirs avec prudence et nuance. La retenue doit prédominer dans le contrôle judiciaire des décisions de tribunaux administratifs spécialisés, créés par certaines lois, si l'on veut que soient respectées les intentions et les politiques qu'avait à l'esprit le législateur tant fédéral que provincial en les constituant.

3. En l'espèce, le tribunal a jugé que l'intimée, la Compagnie des chemins de fer nationaux du Canada (CN), s'est rendue coupable, en vertu de la Loi canadienne sur les droits de la personne, de discrimination envers M. Bhinder, l'un des appelants. M. Bhinder devait porter un casque de sécurité comme condition de son emploi. S'il se conformait à cette exigence, il ne pourrait pas porter de turban et cela serait contraire aux prescriptions fondamentales de sa foi, la religion sikh. En tirant cette conclusion, le tribunal a jugé que (1) la discrimination involontaire et la discrimination par suite d'un effet préjudiciable sont prohibées par les art. 7 et 10 de la Loi canadienne sur les droits de la personne et que (2) la règle du casque de sécurité n'était pas une exigence professionnelle normale, aux termes de l'al. 14a) de la Loi, parce que le CN n'avait pas rempli son obligation de faire en sorte que soient respectées les convictions religieuses de M. Bhinder.

4. Je souscris aux motifs et à la conclusion du juge McIntyre quant à la question de savoir si les art. 7 et 10 de la Loi interdisent la discrimination par suite d'un effet préjudiciable et la discrimination involontaire. Il adopte le raisonnement de l'arrêt Commission ontarienne des droits de la personne et O’Malley c. Simpsons‑Sears Ltd., [1985] 2 R.C.S. 536 (rendu simultanément par cette Cour), pour conclure que les définitions d'actes discriminatoires que donnent les art. 7 et 10 de la Loi canadienne sur les droits de la personne visent à la fois la discrimination involontaire et la discrimination par suite d'un effet préjudiciable. Le tribunal est arrivé à la même conclusion, à juste titre selon moi.

5. Avec égards, je ne puis convenir avec le juge McIntyre que le tribunal a commis une erreur de droit dans son interprétation de l'expression "exigence professionnelle normale" que l'on trouve à l'al. 14a) de la Loi. Je crois que le tribunal a eu raison de conclure que l'employeur intimé n'a pas démontré que l'acte discriminatoire en apparence, consistant à obliger un Sikh à porter un casque de sécurité, était fondé sur une exigence professionnelle normale.

II

La décision du tribunal portant qu'une obligation d'accommodement fait partie de l'exigence professionnelle normale

6. Le tribunal a d'abord dit que les lois sur les droits de la personne sont réparatrices et que les politiques établies par la Loi ne doivent être ni compromises ni restreintes, si ce n'est par une disposition expresse. L'exception du caractère normal doit être interprétée étroitement de façon à ne pas entrer en conflit avec ce à quoi la Loi vise à remédier. D'après le tribunal, l'exception du caractère normal a pour fondement "la capacité d'un employé d'exécuter ses fonctions" et la définition de ce qu'est une exigence professionnelle normale doit être établie en fonction de chaque cas selon les exigences de tâches particulières. Une politique qui établit contre une personne une distinction fondée sur la religion ne constitue pas, d'après le tribunal, une exigence professionnelle normale, à moins que les risques et les coûts auxquels s'exposera l'employeur s'il compose avec les préceptes religieux de cette personne, ne l'emportent sur le droit de l'individu de ne pas être victime de discrimination religieuse. Lorsque les pratiques religieuses d'un employé n'influent pas sur sa capacité d'exécuter les tâches de son emploi, ne mettent pas en péril la sécurité du public ou des autres employés, ni n'imposent aucune contrainte excessive à l'employeur que ce soit sur le plan pratique ou sur le plan économique, alors une politique qui limite ces pratiques n'est pas une exigence professionnelle normale.

7. Comme le juge Le Dain l'a dit en Cour d'appel fédérale, à la p. 559, le tribunal "a appliqué le principe selon lequel l'employeur a le devoir de tenir compte des pratiques religieuses d'un employé en le dispensant d'une obligation ou en la remplaçant par une autre s'il peut le faire sans imposer de contrainte excessive à l'exploitation de son entreprise". En d'autres termes, ce n'est que si autoriser M. Bhinder à porter un turban avait imposé une contrainte excessive à l'intimée que l'exigence du port d'un casque de sécurité aurait été une exigence professionnelle normale dans le cas de M. Bhinder.

8. L'interprétation que donne le tribunal de l'al. 14a) de la Loi canadienne sur les droits de la personne est, à mon avis, exacte en droit et ne devrait pas faire l'objet d'une intervention de cette Cour. L'alinéa 14a) porte:

14. Ne constituent pas des actes discriminatoires

a) les refus, exclusions, expulsions, suspensions, restrictions, conditions ou préférences de l'employeur qui démontre qu'ils sont fondés sur des exigences professionnelles normales;

En d'autres termes, la discrimination apparente en matière d'emploi, fondée sur l'un des motifs de distinction illicite énumérés à l'art. 3 de la Loi, ne constitue pas un "acte discriminatoire" pour les fins de la Loi si elle est fondée sur une exigence professionnelle normale. Ainsi, plus larges seront les paramètres de l'exigence professionnelle normale, plus étroit sera le champ de la discrimination apparente interdite par la Loi.

9. L'expression "exigence professionnelle normale", prise séparément, est élastique en ce sens qu'elle peut avoir plus d'un sens. En conséquence, il faut l'interpréter en fonction du contexte dans lequel elle se trouve et d'une manière compatible avec les fins générales de la Loi dans son ensemble. L'objet de la Loi canadienne sur les droits de la personne est exposé à son art. 2:

2. La présente loi a pour objet de compléter la législation canadienne actuelle en donnant effet, dans le champ de compétence du Parlement du Canada, aux principes suivants:

a) tous ont droit, dans la mesure compatible avec leurs devoirs et obligations au sein de la société, à l'égalité des chances d'épanouissement, indépendamment des considérations fondées sur la race, l'origine nationale ou ethnique, la couleur, la religion, l'âge, le sexe, la situation de famille ou l'état de personne graciée ou, en matière d'emploi, de leurs handicaps physiques;

Dans l'arrêt O’Malley, précité, le juge McIntyre a dit, au sujet de l'interprétation de la législation sur les droits de la personne, aux pp. 546 et 547:

Ce n'est pas, à mon avis, une bonne solution que d'affirmer que, selon les règles d'interprétation bien établies, on ne peut prêter au Code un sens plus large que le sens le plus étroit que peuvent avoir les termes qui y sont employés. Les règles d'interprétation acceptées sont suffisamment souples pour permettre à la Cour de reconnaître, en interprétant un code des droits de la personne, la nature et l'objet spéciaux de ce texte législatif ... et de lui donner une interprétation qui permettra de promouvoir ses fins générales. Une loi de ce genre est d'une nature spéciale. Elle n'est pas vraiment de nature constitutionnelle, mais elle est certainement d'une nature qui sort de l'ordinaire. Il appartient aux tribunaux d'en rechercher l'objet et de le mettre en application.

L'interprétation de l'al. 14a) de la Loi doit être compatible avec la promotion des "fins générales" de la Loi qu'énonce son art. 2. En d'autres termes, il ne faut pas donner au moyen de défense fondé sur l'exigence professionnelle normale des paramètres larges au point de déjouer l'objet même de la Loi dans laquelle elle est incluse.

10. L'interprétation de l'al. 14a) que donne le tribunal respecte le mandat conféré par l'art. 2. L'article 2 insiste sur la protection de l'individu contre toute forme de discrimination. La bonne façon d'interpréter l'al. 14a) de la Loi est celle qui assure à l'individu la meilleure protection possible contre la discrimination tout en étant "compatible avec [ses] devoirs et obligations au sein de la société". L'interprétation du tribunal, fondée sur l'incorporation d'une obligation d'accommodement à l'exigence professionnelle normale est, à mon avis, compatible avec ces exigences. L'obligation d'accommodement, qui est un aspect si essentiel en matière des droits de la personne (voir l'arrêt O’Malley, précité), est nécessaire pour assurer la protection que la Loi accorde à l'individu contre la discrimination par suite d'un effet préjudiciable. En même temps, l'interprétation que donne le tribunal de l'al. 14a) permet à l'employeur de justifier une politique en apparence discriminatoire en démontrant que l'absence d'une telle politique imposerait une contrainte excessive à son entreprise.

11. L'interprétation que donne l'intimée de l'exigence professionnelle normale n'est pas, à mon avis, compatible avec l'objet général de la Loi canadienne sur les droits de la personne. Selon l'intimée, une exigence est une exigence professionnelle normale dans la mesure où elle est [TRADUCTION] "manifestement liée à la tâche ou justifiée par les nécessités de l'entreprise". En d'autres termes, si l'exigence est vraiment d'ordre "professionnel" au sens large, cela met fin à l'investigation. Il n'est pas nécessaire, d'après l'intimée, d'évaluer l'effet de l'exigence sur l'individu contre qui elle établit une distinction, ni de prendre des mesures d'accommodement raisonnables pour éviter d'établir une telle distinction.

12. L'interprétation de l'al. 14a) que donne l'intimée a pour effet de nier l'obligation d'accommodement et, par conséquent, de réduire sensiblement la protection que la Loi offre contre la discrimination par suite d'un effet préjudiciable. Sur ce point, j'adopte le passage suivant [à la p. 560] du juge Le Dain, alors juge à la Cour d'appel fédérale:

... l'obligation de tenir compte de la situation de l'employé est un élément nécessaire pour que s'applique à un cas particulier l'exception fondée sur l'exigence professionnelle normale. La notion de conséquences préjudiciables ou de discrimination indirecte a pour corollaire que l'exception doit être examinée en fonction de l'employé visé; s'il en était autrement, l'exception pourrait rendre illusoire l'existence de la notion de discrimination indirecte. Afin de déterminer si l'exigence est justifiée vis‑à‑vis de l'employé, il est donc nécessaire, en soupesant les divers facteurs pertinents, y compris l'effet discriminatoire, de se demander si l'employeur pouvait, dans ce cas particulier et sans imposer de contrainte excessive à son entreprise, dispenser l'employé de cette exigence ou la remplacer par une autre.

13. Je ne crois pas que le législateur a voulu que l'al. 14a) de la Loi supprime l'obligation d'accommodement, réduisant ainsi sérieusement la protection que la Loi offre contre la discrimination par suite d'un effet préjudiciable. Il se dégage clairement de l'art. 2 que la Loi canadienne sur les droits de la personne a pour objet l'éradication des effets discriminatoires. Une interprétation de l'al. 14a) qui mine sensiblement l'efficacité de la Loi à réprimer la discrimination par suite d'un effet préjudiciable est donc contraire aux objets exprès et implicites de la Loi.

14. Une telle réduction de la protection de l'individu contre la discrimination par suite d'un effet préjudiciable, qu'offre la Loi, exigerait des termes clairs et précis en ce sens. Les termes de l'al. 14a) de la Loi ne sauraient suffire. L'expression "exigence professionnelle" signifie que l'exigence doit manifestement être liée à l'activité professionnelle à laquelle le plaignant s'adonne. Cependant, dès qu'il est établi qu'une exigence est "professionnelle", il doit aussi être démontré qu'elle est "normale". Une exigence en apparence discriminatoire à l'égard d'un individu, même si elle est en fait d'ordre "professionnel", n'est pas normale pour les fins de l'al. 14a) si son application à l'individu n'est pas raisonnablement nécessaire, en ce sens qu'il en résulterait une contrainte excessive pour l'employeur si on permettait de faire exception ou de substituer quelque chose à cette exigence dans le cas de cet individu. En bref, s'il est vrai que l'expression "exigence professionnelle" désigne une exigence évidente de l'emploi dans son ensemble, le qualificatif "normale" requiert de l'employeur qu'il justifie l'imposition d'une exigence professionnelle à un individu particulier lorsqu'elle a des effets discriminatoires sur celui‑ci.

15. L'interprétation que donne le tribunal de l'al. 14a) est, à mon avis, compatible avec la définition générale d'exigence professionnelle normale ou réelle que donne l'arrêt de cette Cour Commission ontarienne des droits de la personne c. Municipalité d’Etobicoke, [1982] 1 R.C.S. 202, à la p. 208:

Pour constituer une exigence professionnelle réelle, une restriction comme la retraite obligatoire à un âge déterminé doit être imposée honnêtement, de bonne foi et avec la conviction sincère que cette restriction est imposée en vue d'assurer la bonne exécution du travail en question d'une manière raisonnablement diligente, sûre et économique, et non pour des motifs inavoués ou étrangers qui visent des objectifs susceptibles d'aller à l'encontre de ceux du Code.

En l'espèce, il ne fait aucun doute que l'exigence du port d'un casque de sécurité répond à ce critère.

La Cour poursuit (à la p. 208):

Elle [l'exigence professionnelle réelle] doit en outre se rapporter objectivement à l'exercice de l'emploi en question, en étant raisonnablement nécessaire pour assurer l'exécution efficace et économique du travail sans mettre en danger l'employé, ses compagnons de travail et le public en général.

Si je comprends bien ce dernier passage, on n'y exclut pas une interprétation de l'exigence professionnelle normale qui oblige à tenir compte de l'effet discriminatoire d'une exigence professionnelle sur l'individu. Ce passage dit essentiellement que l'exigence doit être "raisonnablement nécessaire" pour assurer l'exécution efficace, économique et sans danger du travail. Il ne tranche pas la question de savoir si l'évaluation de ce qui est raisonnablement nécessaire doit être envisagée sous l'angle de la nécessité de l'exigence générale ou sous celui de la nécessité d'appliquer l'exigence générale à un individu sur qui elle aura un effet discriminatoire. En l'espèce, le tribunal a jugé que l'application d'une exigence professionnelle à un individu, qui devient victime de discrimination par suite de cette application, doit être "raisonnablement nécessaire", en ce sens que la seule autre possibilité constituerait une contrainte excessive pour l'employeur, si on veut que cette exigence soit qualifiée d'exigence professionnelle normale. Cela est, à mon avis, compatible avec le critère énoncé dans l'arrêt Etobicoke, précité.

16. Pour conclure, jusqu'à maintenant, le tribunal n'a pas commis d'erreur de droit quand il a jugé que l'exigence professionnelle normale de l'al. 14a) de la Loi (1) doit être évaluée en fonction des circonstances particulières dans lesquelles se trouve le plaignant et (2) comprend une obligation d'accommodement de la part de l'employeur. Ce résultat permet de promouvoir l'objet de la Loi et est compatible avec les termes de l'al. 14a) ainsi qu'avec l'arrêt de cette Cour Etobicoke, précité.

III

Les obligations légales du CN en matière de sécurité de ses employés

17. L'intimée soutient en outre que le tribunal des droits de la personne n'avait pas compétence pour ordonner à un employeur d'exempter un employé de porter le casque de sécurité dans des circonstances où cela enfreignait les dispositions pertinentes du Code canadien du travail, S.R.C. 1970, chap. L‑1, et ses règlements d'application. Les articles 81 et 82 du Code portent:

81. (1) Quiconque dirige une entreprise fédérale doit le faire de manière à ne pas mettre en danger la sécurité ou la santé de toute personne employée dans le cadre d'une telle entreprise.

(2) Quiconque dirige une entreprise fédérale doit adopter et suivre des méthodes et techniques raisonnables destinées à prévenir ou diminuer le risque de lésion professionnelle dans l'exploitation de cette entreprise.

82. (1) Quiconque est employé dans le cadre d'une entreprise fédérale doit, dans son travail,

a) prendre toutes les précautions raisonnables et nécessaires pour assurer sa propre sécurité et celle de ses collègues; et

b) à tous les moments opportuns, utiliser les dispositifs et porter les vêtements ou les accessoires destinés à sa protection et que lui fournit son employeur, ou que la présente Partie l'oblige à utiliser ou à porter.

L'alinéa 84(1)g) autorise le gouverneur en conseil à établir des règlements:

84. (1) Sous réserve de toute autre loi du Parlement du Canada et des règlements établis sous son régime, le gouverneur en conseil peut établir des règlements concernant la sécurité et la santé des personnes employées dans le cadre d'une entreprise fédérale, et prévoyant à cette fin des mesures de sécurité relatives au fonctionnement ou à l'utilisation des usines, machines, équipements, véhicules, matériaux, bâtiments, structures et lieux utilisés ou devant être utilisés relativement à une entreprise fédérale. Sans restreindre la généralité de ce qui précède, il peut établir des règlements:

...

g) prescrivant les normes applicables aux vêtements et accessoires protecteurs que doivent porter les employés, régissant leur utilisation et précisant qui doit les fournir;

Conformément à l'al. 84(1)g), le gouverneur en conseil a établi certains règlements concernant les vêtements de protection et la sécurité dans le domaine de l'électricité.

18. Le tribunal a décidé que la législation fédérale et ses règlements d'application devaient être interprétés et appliqués de manière à être compatibles avec la Loi canadienne sur les droits de la personne. Ainsi, si la politique d'un employeur est discriminatoire selon la Loi, elle ne sera pas rendue non discriminatoire simplement parce qu'il existe une obligation légale de suivre cette politique. En fait, le tribunal a jugé que la législation fédérale est inopérante dans la mesure où elle est incompatible avec la Loi canadienne sur les droits de la personne.

19. J'estime que le tribunal a eu raison de tirer cette conclusion. Dans l'arrêt Winnipeg School Division No. 1 c. Craton, [1985] 2 R.C.S. 150, cette Cour est arrivée à une conclusion semblable au sujet d'une disposition concernant la retraite obligatoire. Le juge McIntyre, s'exprimant au nom de la Cour, affirme à la p. 156:

L'article 50 de The Public Schools Act de 1980 ne saurait être considéré comme un texte ultérieur ayant pour effet de créer une exception aux dispositions du par. 6(1) de The Human Rights Act.

Quoi qu'il en soit, je partage l'avis du juge en chef Monnin lorsqu'il dit:

[TRADUCTION] Une loi sur les droits de la personne est une loi d'application générale d'intérêt public et fondamentale. S'il y a conflit entre cette loi fondamentale et une autre loi particulière, à moins qu'une exception ne soit créée, la loi sur les droits de la personne doit prévaloir.

Cela est conforme au point de vue exprimé par le juge Lamer dans l'arrêt Insurance Corporation of British Columbia c. Heerspink, [1982] 2 R.C.S. 145. Une loi sur les droits de la personne est de nature spéciale et énonce une politique générale applicable à des questions d'intérêt général. Elle n'est pas de nature constitutionnelle, en ce sens qu'elle ne peut pas être modifiée, révisée ou abrogée par la législature. Elle est cependant d'une nature telle que seule une déclaration législative claire peut permettre de la modifier, de la réviser ou de l'abroger, ou encore de créer des exceptions à ses dispositions.

20. Dans le présent pourvoi, les dispositions du Code canadien du travail et de ses règlements d'application ne créent pas d'exception aux dispositions de la Loi canadienne sur les droits de la personne. Le port du casque de sécurité par les Sikhs, une exigence qui a un effet discriminatoire en apparence, est une question régie par la Loi canadienne sur les droits de la personne et non par le Code canadien du travail, lorsque les exigences des deux lois entrent en conflit. Ainsi, même si la politique du port d'un casque de sécurité est nécessaire en vertu du Code canadien du travail et de ses règlements d'application, il ne s'ensuit pas que cette politique est par le fait même une exigence professionnelle normale pour les fins de la Loi canadienne sur les droits de la personne. En conséquence, le tribunal avait compétence pour ordonner à l'employeur d'exempter M. Bhinder de l'application de la politique du port d'un casque de sécurité pour le motif que cette politique ne satisfaisait pas aux exigences de l'al. 14a) de la Loi.

IV

Exempter M. Bhinder du port du casque de sécurité aurait‑il pour effet d'imposer une contrainte excessive au CN?

21. Le tribunal a conclu que l'intimée ne subirait pas une contrainte excessive si elle exemptait M. Bhinder du port d'un casque de sécurité. L'intimée ne pouvait donc invoquer avec succès le moyen de défense fondé sur l'exigence professionnelle normale. Le tribunal commence par dire "qu'il ne suffit pas que la religion d'un employé crée certains ennuis à un employeur pour justifier automatiquement un acte discriminatoire fondé sur ce motif. L'employeur doit démontrer que le fait de tenir compte des croyances ou des pratiques religieuses de l'employé lui imposerait une contrainte excessive". Il poursuit: "Dans la présente affaire, rien n'indique que le Canadien national subirait quelque contrainte que ce soit s'il tenait compte des croyances religieuses de M. Bhinder, du moins du point de vue pratique. Aucune difficulté administrative ne serait à prévoir si M. Bhinder continuait de travailler sans casque de sécurité."

22. Le tribunal a fondé sa décision sur un certain nombre de conclusions de fait concernant les conséquences éventuelles du refus de M. Bhinder de porter un casque de sécurité. On les résume ainsi:

1. Il n'y avait pas pénurie d'électriciens d'entretien;

2. M. Bhinder n'était pas un employé unique ou spécialisé;

3. La politique de l'intimée en matière de sécurité ne serait pas mise en péril si l'on accordait une exemption à M. Bhinder;

4. M. Bhinder consentait à être affecté à un poste où le casque de sécurité n'est pas nécessaire, même s'il n'était pas disposé à exercer d'autres fonctions que celles d'électricien d'entretien;

5. M. Bhinder était en mesure de travailler de manière efficace et efficiente sans casque de sécurité;

6. Ni les collègues de travail de M. Bhinder, ni le public en général ne seraient lésés par le refus de M. Bhinder de porter le casque de sécurité;

7. Le danger que M. Bhinder soit blessé s'il ne portait pas de casque de sécurité était négligeable.

23. L'immixtion dans les conclusions de fait du tribunal n'est permise que si, en vertu de l'al. 28(1)c) de la Loi sur la Cour fédérale, le tribunal "a fondé sa décision ou son ordonnance sur une conclusion de fait erronée, tirée de façon absurde ou arbitraire ou sans tenir compte des éléments portés à sa connaissance". L'intimée fait valoir que la conclusion du tribunal, selon laquelle l'accroissement du danger que courrait M. Bhinder s'il ne portait pas de casque de sécurité est négligeable, n'est pas appuyée par la preuve et est, en fait, contraire à certains éléments de preuve. Je suis d'accord avec le juge Le Dain de la Cour fédérale pour dire que, même si on tient pour acquis que le tribunal a commis une erreur sur ce point, l'erreur n'était pas du genre de celle décrite à l'al. 28(1)c) de la Loi sur la Cour fédérale. Règle générale, la cour qui procède à un contrôle judiciaire devrait hésiter énormément à modifier les conclusions de fait d'un tribunal administratif. Les tribunaux administratifs ont l'avantage d'être en mesure d'évaluer la crédibilité des témoins ainsi que d'autres facteurs qui ne sont pas apparents lorsqu'on passe en revue la transcription des témoignages. Même en présumant, pour les fins de la discussion, que le tribunal a mal évalué le facteur sécurité, je ne crois pas que cette erreur ait été commise "de façon absurde ou arbitraire ou sans tenir compte des éléments portés à [la] connaissance [du tribunal]". Cette Cour ne devrait pas modifier les conclusions de fait du tribunal.

24. Quant à la contrainte que subirait le CN sur le plan financier si jamais M. Bhinder était blessé parce qu'il n'a pas porté de casque de sécurité, le tribunal a conclu que les coûts supplémentaires éventuels d'une exemption du port d'un casque de sécurité en faveur du plaignant et des Sikhs en général, étaient minimes et ne constituaient donc pas une contrainte excessive. D'après le tribunal:

[L'] employeur figure à l'annexe 2 de la Workmen's Compensation Act, c'est‑à‑dire qu'il verse directement des indemnités aux employés blessés. Par conséquent, si un employé court plus de risques de se blesser, il a plus de chance de réclamer des indemnités et l'employeur voit s'accroître son obligation d'en verser. Donc, si M. Bhinder est exempté du port du casque de sécurité, les frais que devra peut‑être absorber le mis en cause ne seront pas minimes en termes quantitatifs. Étant donné toutefois la taille des employeurs qui figurent à l'annexe 2 et la nature de leurs opérations, nous estimons que ces frais sont pour eux minimes.

Le tribunal ajoute que, même si les coûts supplémentaires n'étaient pas minimes, le danger que courrait M. Bhinder, s'il ne portait pas de casque de sécurité, est inhérent à son emploi puisque l'autre solution permettant d'éviter ce danger aurait constitué une dénégation de liberté religieuse. La politique qui sous‑tend le plan d'indemnisation des travailleurs consiste à assurer que la responsabilité à l'égard du risque inhérent à un emploi soit assumée par les employeurs. Cette responsabilité n'aurait donc pas constitué une contrainte excessive pour l'intimée.

25. Cette Cour ne devrait pas modifier les conclusions du tribunal concernant une éventuelle contrainte financière qui résulterait de l'abstention par M. Bhinder de porter un casque de sécurité. À mon avis, le tribunal n'a commis ni erreur de droit ni erreur de fait, pour les fins de l'art. 28 de la Loi sur la Cour fédérale, en concluant qu'une hausse éventuelle du coût de l'indemnisation des travailleurs était minime pour un employeur aussi important que le CN, et ne lui imposait donc pas une contrainte excessive. Comme la décision du tribunal repose sur la conclusion que le coût d'une exemption accordée à M. Bhinder à l'égard de la politique du port d'un casque de sécurité était minime, il n'est pas nécessaire, à mon avis, d'examiner la façon dont le tribunal interpréterait la loi si ce coût n'était pas minime.

26. En règle générale, cette Cour doit hésiter à s'immiscer dans l'interprétation que donne de la "contrainte excessive" un tribunal administratif aux fins de déterminer si une exigence professionnelle normale a été satisfaite, à moins qu'il n'y ait eu une erreur de droit manifeste ou une conclusion de fait erronée donnant ouverture à l'al. 28(1)c) de la Loi sur la Cour fédérale. Je conviens avec le juge Le Dain de la Cour d'appel fédérale, à la p. 562, que:

... la Cour ne devrait pas intervenir à la légère dans ce qui constitue essentiellement une question de politique en matière de droits de la personne, portant sur l'application des principes ou critères que les tribunaux des droits de la personne ont élaborés sous forme d'un courant jurisprudentiel distinct dans un domaine relativement nouveau du droit.

Ce commentaire était approprié dans le cas de la décision du tribunal portant que l'intimée ne subirait pas de contrainte financière excessive si M. Bhinder était exempté de se soumettre à la règle du port d'un casque de sécurité. Se fondant sur l'ensemble de la preuve, le tribunal est arrivé à la conclusion qu'exempter M. Bhinder du port d'un casque de sécurité n'imposerait pas une contrainte excessive à l'intimée. Donc, parce qu'elle n'avait pas composé avec M. Bhinder en l'autorisant à travailler sans casque de sécurité, l'intimée ne pouvait pas invoquer le moyen de défense fondé sur l'exigence professionnelle normale. En arrivant à cette décision, le tribunal n'a commis aucune erreur de droit ou de fait qui justifierait une cour exerçant un contrôle judiciaire de modifier sa décision.

V

Conclusion

27. La politique de l'intimée visant le port du casque de sécurité n'est pas une exigence professionnelle normale dans la mesure où elle s'applique à M. Bhinder. En conséquence, je suis d'avis d'accueillir le pourvoi avec dépens dans toutes les cours, et de rétablir l'ordonnance du tribunal des droits de la personne.

Version française des motifs des juges Beetz et Wilson rendus par

28. Le Juge Wilson—J'ai eu l'avantage de prendre connaissance des motifs du juge McIntyre et de ceux du Juge en chef; la différence entre eux, me semble‑t‑il, tient avant tout au sens qu'il faut donner au terme "normales" employé à l'al. 14a) de la Loi. Si le terme "normales" est employé dans l'article simplement pour désigner une exigence professionnelle réelle, c.‑à‑d. que le port d'un casque de sécurité est, en tant que question de fait objective, une condition d'emploi de l'appelant, alors il me semble que le tribunal a implicitement conclu que c'était le cas. Le tribunal cependant, et le Juge en chef partage cet avis, a conclu que ce n'était pas là ce que le législateur entendait par "normales". Celui‑ci a voulu que le caractère normal, dans le cas d'une exigence professionnelle, soit évalué en fonction de chaque employé. La même exigence professionnelle pourrait être normale dans le cas de X, mais non dans celui d'Y. En adoptant ce point de vue, on pourrait évidemment arriver au même résultat, tout comme si cet article ne se trouvait pas dans la Loi, puisque sans cet article l'employeur est obligé de composer avec l'employé tant qu'il n'en résulte pas pour lui une contrainte excessive, même si l'exigence est une exigence professionnelle normale: voir Commission ontarienne des droits de la personne et O’Malley c. Simpsons‑Sears Ltd., [1985] 2 R.C.S. 536 (arrêt prononcé concurremment). Si l'employeur ne le fait pas, il se rend coupable de discrimination au sens de la Loi. Le tribunal conclut que, si l'employeur omet de le faire, son exigence professionnelle n'est pas normale vis‑à‑vis de cet employé, au sens de l'al. 14a).

29. Avec égards, je ne pense pas qu'il nous soit permis, en vertu de la Loi, de donner au terme "normales" un sens qui aurait pour effet d'annuler une disposition qui dit qu'un employeur n'est pas coupable d'un acte discriminatoire si l'exigence qu'il attache à un emploi est une exigence réelle de cet emploi. L'alinéa 14a) me semble avoir pour objet de faire prévaloir les exigences d'un emploi sur celles de l'employé. Il supprime toute obligation d'accommodement en disant qu'il ne s'agit pas là d'un acte discriminatoire. Je suis d'accord avec le juge McIntyre pour dire que la discrimination est en soi liée à la victime, mais que l'exigence professionnelle est, quant à elle, liée à l'emploi. C'est pourquoi, à mon avis, l'al. 14a) dispose qu'une exigence professionnelle réelle ne constitue pas un acte discriminatoire, au lieu d'en faire un moyen de défense opposable à une accusation de discrimination, qui permettrait à l'employeur de démontrer qu'il a satisfait à son obligation de composer avec le plaignant en question, jusqu'au point de la contrainte excessive.

30. J'estime que le législateur, en rétrécissant le champ de la discrimination, a permis le maintien d'exigences réellement liées à un emploi, même si elles ont pour effet d'écarter certains individus de ces tâches. C'était une ligne de conduite qu'il était libre d'adopter dans la Loi et, à mon avis, il l'a fait sans créer de conflit avec l'objet déclaré de la Loi, que mentionne le Juge en chef. L'alinéa 2a) de la Loi dit fort clairement que ce qui ne sera pas toléré en vertu de cette loi, ce sont les "actes discriminatoires". Le législateur a expressément prévu, à l'al. 14a), qu'assortir un emploi d'une exigence professionnelle normale ne constitue pas un acte discriminatoire. Je ne crois pas qu'il appartient aux tribunaux de mettre en doute sa sagesse à cet égard.

31. Pour ces motifs et pour ceux donnés par mon collègue le juge McIntyre, je suis d'avis de statuer sur ce pourvoi de la façon qu'il propose.

Version française du jugement des juges Estey, Chouinard et McIntyre rendu par

32. Le Juge McIntyre—Le présent pourvoi a été formé par K.S. Bhinder et la Commission canadienne des droits de la personne contre un arrêt de la Cour d'appel fédérale, [1983] 2 C.F. 531, en date du 13 avril 1983, qui a annulé la décision d'un tribunal des droits de la personne constitué en vertu de la Loi canadienne sur les droits de la personne, 1976‑77 (Can.), chap. 33. Dans cette décision, le tribunal avait jugé que la Compagnie des chemins de fer nationaux du Canada (CN) s'était rendue coupable de discrimination religieuse envers l'appelant Bhinder en lui imposant, contrairement aux préceptes de sa foi, le port d'un casque de sécurité comme condition d'emploi.

33. Bhinder est entré au service du CN en avril 1974. Il a occupé pendant plus de quatre ans le poste d'électricien d'entretien du turbotrain au centre de triage de Toronto. Il travaillait de 23 heures à 7 heures. Le 30 novembre 1978, le CN a annoncé qu'à partir du 1er décembre 1978 tous les employés du centre de triage de Toronto devraient porter au travail un casque de sécurité. Bhinder, un Sikh dont la religion lui interdit de porter sur la tête autre chose qu'un turban, a refusé de porter le casque de sécurité. Le contremaître en chef l'a avisé par lettre, en date du 5 décembre 1978, que personne ne pouvait être dispensé de porter le casque de sécurité et qu'à partir du 6 décembre 1978, il devrait se conformer à la règle et porter le casque pour être autorisé à travailler. Comme il ne voulait pas accepter d'autre poste que celui d'électricien et que tous les postes d'électricien étaient assujettis à l'exigence du port du casque de sécurité, son emploi au CN a pris fin le 5 décembre 1978.

34. Bhinder a porté plainte auprès de la Commission canadienne des droits de la personne le 7 décembre 1978. La Commission a constitué un tribunal des droits de la personne le 3 octobre 1979 (composé du professeur Peter Cumming ainsi que de Mmes Mary Eberts et Joan Wallace). Les audiences, qui ont duré plusieurs jours, ont eu lieu en décembre 1979. De nombreux éléments de preuve dont des témoignages d'experts ont été présentés et des plaidoiries ont eu lieu. Le tribunal a rendu sa décision le 22 septembre 1981. Il a jugé que le CN avait commis un acte discriminatoire contrairement aux dispositions de la Loi canadienne sur les droits de la personne (la Loi), et il a accordé à Bhinder une indemnité de 14 500 $ pour perte de salaire. En outre, il a ordonné sa réintégration, s'il le souhaitait, dans ses fonctions antérieures d'électricien d'entretien, et ce, en le dispensant de l'obligation de porter le casque de sécurité et en lui reconnaissant l'ancienneté et le salaire dont il aurait joui s'il avait conservé son emploi après le 5 décembre 1978. Se fondant sur les dispositions de l'art. 28 de la Loi sur la Cour fédérale, S.R.C. 1970 (2e Supp.), chap. 10, le CN, intimé devant cette Cour, a demandé à la Cour d'appel fédérale l'examen et l'annulation de la décision du tribunal. Le 13 avril 1983, la Cour d'appel fédérale (les juges Heald et Le Dain et le juge suppléant Kelly (le juge Le Dain étant dissident)) a fait droit à la demande adressée en vertu de l'art. 28, a annulé la décision du tribunal et lui a renvoyé l'affaire pour qu'il rende une décision en considérant que l'obligation faite à Bhinder par le CN de porter le casque de sécurité au centre de triage de Toronto, ne constitue pas un acte discriminatoire au sens de la Loi canadienne sur les droits de la personne.

35. Le pourvoi en cette Cour est formé par suite de l'autorisation accordée le 6 juin 1983. Ont été autorisés à intervenir à l'audition du pourvoi, les commissions des droits de la personne de la Sas‑ katchewan et de l'Alberta, l'Association canadienne pour les déficients mentaux, la Coalition of Provincial Organizations of the Handicapped et le Congrès juif canadien, qui ont tous produit des mémoires appuyant les appelants. Le procureur général du Canada est intervenu en faveur de l'intimée.

36. Il est nécessaire de mentionner certaines dispositions de la Loi canadienne sur les droits de la personne. La Loi vise à éliminer les actes discriminatoires et son objet est exposé à l'art. 2 qui se lit ainsi:

objet

2. La présente loi a pour objet de compléter la législation canadienne actuelle en donnant effet, dans le champ de compétence du Parlement du Canada, aux principes suivants:

a) tous ont droit, dans la mesure compatible avec leurs devoirs et obligations au sein de la société, à l'égalité des chances d'épanouissement, indépendamment des considérations fondées sur la race, l'origine nationale ou ethnique, la couleur, la religion, l'âge, le sexe, la situation de famille ou l'état de personne graciée ou, en matière d'emploi, de leurs handicaps physiques;

b) les individus ont droit à la vie privée et ils ont droit d'accès aux dossiers qui contiennent des renseignements personnels les concernant à toutes fins, notamment pour s'assurer qu'ils sont complets et que les renseignements qu'ils contiennent sont exacts, et ce dans toute la mesure compatible avec l'intérêt public.

L'article 3 énumère les motifs de distinction illicite en ces termes:

3. Pour l'application de la présente loi, les motifs de distinction illicite sont ceux qui sont fondés sur la race, l'origine nationale ou ethnique, la couleur, la religion, l'âge, le sexe, la situation de famille ou l'état de personne graciée et, en matière d'emploi, sur un handicap physique.

La plainte examinée en l'espèce est fondée sur les art. 7 et 10 de la Loi.

7. Constitue un acte discriminatoire le fait

a) de refuser d'employer ou de continuer d'employer un individu, ou

b) de défavoriser un employé,

directement ou indirectement, pour un motif de distinction illicite.

10. Constitue un acte discriminatoire le fait pour l'employeur ou l'association d'employés

a) de fixer ou d'appliquer des lignes de conduite, ou

b) de conclure des ententes, touchant le recrutement, les mises en rapport, l'engagement, les promotions, la formation, l'apprentissage, les mutations ou tout autre aspect d'un emploi présent ou éventuel

pour un motif de distinction illicite, d'une manière susceptible d'annihiler les chances d'emploi ou d'avancement d'un individu ou d'une catégorie d'individus.

L'alinéa 14a) revêt une importance particulière en l'espèce. Il dispose:

14. Ne constituent pas des actes discriminatoires

a) les refus, exclusions, expulsions, suspensions, restrictions, conditions ou préférences de l'employeur qui démontre qu'ils sont fondés sur des exigences professionnelles normales;

D'autres dispositions, notamment les art. 81, 82 et l'al. 84(1)g) du Code canadien du travail, S.R.C. 1970, chap. L‑1, et certains articles du Règlement du Canada sur les vêtements et l’équipement protecteurs, C.R.C., chap. 1007, et du Règlement du Canada sur la protection contre les dangers de l’électricité, C.R.C., chap. 998, ont été cités pour soutenir que la règle du casque de sécurité avait force de loi. Vu mon opinion en l'espèce, il n'est pas nécessaire de les reproduire ici, ni de traiter plus amplement de cet argument.

37. Le tribunal a conclu que le CN avait adopté sa règle du casque de sécurité sans avoir l'intention d'établir une distinction contre les Sikhs ou d'autres personnes et que Bhinder, en refusant de s'y conformer, suivait honnêtement les préceptes de sa religion. Il a aussi constaté que si la règle était également applicable à tous les employés, elle avait toutefois un effet discriminatoire sur Bhinder parce que son respect l'obligeait à composer avec ses principes religieux. Les employés qui n'étaient pas sikhs n'étaient pas ainsi touchés. Bhinder avait donc prouvé de façon suffisante jusqu'à preuve contraire l'existence de discrimination. Le tribunal a ensuite jugé qu'en ce qui concernait Bhinder la règle du casque de sécurité ne constituait pas une exigence professionnelle normale au sens de l'al. 14a) de la Loi et que, par conséquent, le CN avait le devoir de faire en sorte que la position de Bhinder soit respectée à moins qu'une contrainte excessive n'en résulte dans l'exploitation de son entreprise, et a conclu qu'on n'avait pas démontré l'existence d'une contrainte excessive. Malgré ces conclusions, il a jugé que, si Bhinder n'avait pas à se conformer à la règle, celui‑ci courrait un risque plus grand de subir des blessures — quoique seulement légèrement plus grand — que s'il s'y conformait. Toutefois, comme son non‑respect de la règle n'avait pas pour effet d'exposer les autres à un danger plus grand, toute décision d'accepter ce risque plus grand devait être laissée à Bhinder lui‑même. On a reconnu qu'une exception dans le cas de Bhinder signifierait une exemption pour tous les Sikhs et qu'il en résulterait une hausse des coûts pour le CN en tant qu'employeur visé par l'annexe 2 de la Loi sur les accidents du travail, L.R.O. 1980, chap. 539; cependant, a‑t‑on dit, une telle hausse constituerait non pas une contrainte excessive, mais simplement une portion des dépenses au titre de l'emploi visées par le régime d'indemnisation des travailleurs.

38. En accueillant l'appel du CN, le juge Heald, s'exprimant au nom de la Cour d'appel à la majorité, a conclu que seule la discrimination volontaire est interdite par la Loi. La règle du casque de sécurité n'est pas discriminatoire puisqu'elle est également applicable à tous les employés. Tout effet particulier qu'elle peut avoir dans le cas de Bhinder n'est qu'accidentel et involontaire, et ne peut constituer de la discrimination au sens de l'art. 7 ou de l'art. 10 de la Loi. Cette règle constitue une exigence professionnelle normale au sens de l'al. 14a) de la Loi, selon le critère énoncé dans l'arrêt Commission ontarienne des droits de la personne c. Municipalité d’Etobicoke, [1982] 1 R.C.S. 202. De plus, la notion d'obligation d'accommodement n'est pas prévue par la Loi et ne peut être implicite.

39. Le juge Le Dain était dissident. Il a conclu que c'est l'art. 10 de la Loi, non pas l'art. 7, qui interdit la discrimination par suite d'un effet préjudiciable. Il a jugé aussi qu'on ne pouvait considérer les conclusions de fait du tribunal comme ayant été "tirée[s] de façon absurde ou arbitraire ou sans tenir compte des éléments portés à sa connaissance". La Cour d'appel fédérale ne pouvait donc les examiner en vertu de l'art. 28 de la Loi sur la Cour fédérale. Il a aussi exprimé l'avis que la cour ne devrait pas intervenir à la légère dans les questions de politique en matière de droits de la personne dégagées par les tribunaux des droits de la personne dans un domaine relativement nouveau du droit.

40. En cette Cour, les appelants ont soutenu que la Cour d'appel avait eu tort de limiter la portée de la Loi à la discrimination volontaire, que la notion d'exigence professionnelle normale de l'al. 14a) devrait être examinée en fonction de chaque cas et qu'il ne s'agissait pas, dans le cas de Bhinder du moins, d'une exigence professionnelle normale. On a aussi soutenu que c'était une erreur de dire qu'il n'existe aucune obligation d'accommodement.

41. Dans l'arrêt Commission ontarienne des droits de la personne et O’Malley c. Simpsons‑Sears Ltd., [1985] 2 R.C.S. 536, rendu en même temps que celui‑ci, nous étions saisis d'une affaire régie par le Code ontarien des droits de la personne, R.S.O. 1970, chap. 318, où étaient en cause les mêmes points qu'en l'espèce. Vu la similarité des objets et des fins du Code ontarien des droits de la personne et de la Loi canadienne sur les droits de la personne, je m'appuie sur le raisonnement de l'arrêt O’Malley pour conclure que les définitions d'actes discriminatoires des art. 7 et 10 de la Loi canadienne sur les droits de la personne visent à la fois la discrimination involontaire et la discrimination par suite d'un effet préjudiciable. Les faits en l'espèce et ceux de l'affaire O’Malley sont identiques en principe, la seule différence importante entre les deux lois qui les régissent, pour ce qui est de l'espèce présente, étant la présence dans la Loi canadienne sur les droits de la personne de l'al. 14a) qui crée le moyen de défense fondé sur l'exigence professionnelle normale. La question fondamentale, dont doit dépendre le sort de l'espèce, est donc de savoir si la règle du casque de sécurité constitue une exigence professionnelle normale et, dans l'affirmative, quel effet faut‑il donner à l'al. 14a) de la Loi? L'alinéa 14a) est de nouveau reproduit ici pour en faciliter la consultation:

14. Ne constituent pas des actes discriminatoires

a) les refus, exclusions, expulsions, suspensions, restrictions, conditions ou préférences de l'employeur qui démontre qu'ils sont fondés sur des exigences professionnelles normales;

La Cour a déjà examiné ce concept de l'exigence professionnelle normale ou réelle dans l'arrêt Commission ontarienne des droits de la personne c. Municipalité d’Etobicoke, précité, et le critère applicable est énoncé en ces termes à la p. 208:

Pour constituer une exigence professionnelle réelle, une restriction comme la retraite obligatoire à un âge déterminé doit être imposée honnêtement, de bonne foi et avec la conviction sincère que cette restriction est imposée en vue d'assurer la bonne exécution du travail en question d'une manière raisonnablement diligente, sûre et économique, et non pour des motifs inavoués ou étrangers qui visent des objectifs susceptibles d'aller à l'encontre de ceux du Code. Elle doit en outre se rapporter objectivement à l'exercice de l'emploi en question, en étant raisonnablement nécessaire pour assurer l'exécution efficace et économique du travail sans mettre en danger l'employé, ses compagnons de travail et le public en général.

On remarquera que l'affaire Etobicoke était régie par le Code ontarien des droits de la personne, R.S.O. 1970, chap. 318, qui depuis a été modifié. Cette loi parlait, en son par. 4(6), d'une [TRADUCTION] "exigence et qualification professionnelles réelles", alors que l'al. 14a) de la Loi canadienne sur les droits de la personne ne parle que "des exigences professionnelles normales". Personne n'a soutenu devant nous qu'il y a quelque différence importante entre le terme "exigence" et le terme "qualification". Je ne tiens pas à analyser longuement ce point, mais je suis convaincu que, bien qu'il n'ait pas nécessairement la portée du terme "qualification", le terme "exigence" utilisé à l'al. 14a) vise clairement la règle du casque de sécurité adoptée par le CN. Je suis donc d'avis que le critère de l'arrêt Etobicoke est applicable à l'espèce. D'ailleurs, aucune des parties n'a contesté ce critère. Les appelants soutiennent qu'il pourrait être appliqué mais font valoir qu'il devrait l'être en fonction de chaque cas qui se présente, de sorte que ce qui satisferait au critère de l'exigence professionnelle normale varierait selon les caractéristiques propres à chaque plaignant et les circonstances spéciales de son cas. Le CN intimé a soutenu que l'exigence en cause était une exigence professionnelle générale qui satisfait au critère.

42. L'appelant a prouvé de façon suffisante jusqu'à preuve contraire l'existence de discrimination. Le fardeau de la preuve passe donc à l'intimée qui doit démontrer que la règle du casque de sécurité constitue une exigence professionnelle normale. À la lecture des motifs de la décision du tribunal, il semble qu'on a satisfait au critère. Plus particulièrement, le tribunal a conclu que la règle du casque de sécurité n'était pas une exigence professionnelle normale dans la mesure où elle visait Bhinder et, en conséquence, les autres Sikhs. Ce faisant, il acceptait la façon de procéder en fonction de chaque cas particulier proposée par l'appelant. Toutefois, il ressort clairement de ses motifs et des références que fait le tribunal à la preuve administrée qu'il était d'avis que la règle était une exigence professionnelle normale dans la mesure où elle s'appliquait à d'autres personnes que des Sikhs. Il a été reconnu que le CN avait adopté la règle pour des raisons d'affaires véritables, sans intention de porter atteinte aux principes de la Loi. Le tribunal a jugé que la règle était utile, qu'elle était raisonnable en ce qu'elle permettait d'accroître la sécurité en réduisant le risque de blessures et, plus particulièrement, que le risque que courait Bhinder en portant un turban plutôt qu'un casque de sécurité était accru, quoique très légèrement. La seule conclusion que l'on peut tirer des motifs de la décision, est que, sauf en ce qui concerne son application particulière à Bhinder, la règle du casque de sécurité est une exigence professionnelle normale. D'ailleurs il serait difficile, étant donné les faits, d'arriver à une autre conclusion.

43. Lorsque l'employeur démontre qu'il y a exigence professionnelle normale, il n'est pas difficile d'appliquer l'al. 14a). En l'espèce cependant, nous nous trouvons devant la conclusion que, dans le cas d'un employé à tout le moins, une certaine condition de travail ne constitue pas une exigence professionnelle normale. Nous devons alors nous demander si une telle application, à un individu, d'une exigence professionnelle normale est permise ou possible. La Loi parle d'"exigence professionnelle". Cela doit s'entendre d'une exigence de la profession, non d'une exigence limitée à un individu. Elle doit s'appliquer à tous les membres du groupe d'employés concerné, car c'est une exigence d'application générale concernant la sécurité des employés. Les employés doivent se conformer à cette exigence pour occuper leur poste. Le tribunal a cherché à démontrer que l'exigence doit être raisonnable, ce qui est incontestable, mais il a ensuite conclu qu'aucune exigence ayant pour effet d'établir une distinction fondée sur la religion ne pouvait être raisonnable. Cela, en fait, revenait à dire que la règle du casque de sécurité ne pouvait constituer une exigence professionnelle normale puisqu'elle était discriminatoire. C'est là, à mon avis, une conclusion inacceptable. Une condition de travail ne perd pas son caractère d'exigence professionnelle normale parce qu'elle peut être discriminatoire. Au contraire, si on démontre qu'une condition de travail est une exigence professionnelle normale, la discrimination qui peut s'ensuivre est permise ou, sans doute plus précisément, n'est pas considérée en vertu de l'al. 14a) comme un acte discriminatoire.

44. On a dit dans l'arrêt Etobicoke que, selon le Code ontarien des droits de la personne, la non‑discrimination était la règle, la discrimination étant l'exception. Cela est également vrai en ce qui concerne la Loi canadienne sur les droits de la personne. Le tribunal a été d'avis qu'il fallait donner une interprétation libérale aux dispositions interdisant la discrimination et une interprétation étroite aux exceptions. Même si cela est exact, il faut néanmoins noter que, lorsqu'il s'applique, l'al. 14a) dit en des termes on ne peut plus clairs et précis que, lorsqu'il est démontré qu'il s'agit d'une exigence professionnelle normale, il ne s'agit pas d'un acte discriminatoire. Conclure alors que ce qui constituerait par ailleurs une exigence professionnelle normale ne peut s'appliquer à un employé, en raison des caractéristiques spéciales de cet employé, revient non pas à donner une interprétation étroite à l'al. 14a), mais tout simplement à ne tenir aucun compte de ce qu'il dit clairement. Appliquer une exigence professionnelle normale à chaque individu avec des résultats variables, selon les différences personnelles, c'est la dépouiller de sa nature d'exigence professionnelle et faire perdre tout leur sens aux dispositions claires de l'al. 14a). À mon avis, le tribunal a commis une erreur de droit quand, après avoir constaté l'existence d'une exigence professionnelle normale, il a exempté l'appelant de son application.

45. Il s'ensuit que je ne suis pas d'accord avec la Cour d'appel à la majorité lorsqu'elle conclut que la Loi canadienne sur les droits de la personne ne vise que la discrimination volontaire. Je suis d'avis, pour les motifs qui précèdent, que la Loi vise également la discrimination involontaire et la discrimination par suite d'un effet préjudiciable. Cependant, je suis d'accord avec la Cour d'appel à la majorité pour dire que la commission a commis une erreur de droit en statuant sur la question de l'exigence professionnelle normale et sur l'application de l'al. 14a). Je rejette donc le pourvoi et renvoie l'affaire au tribunal pour qu'il statue sur celle‑ci conformément aux présents motifs.

46. Je ne puis cependant terminer sans mentionner l'affaire O’Malley. Dans des circonstances à toutes fins identiques à celles de l'espèce, Mme O'Malley a obtenu protection contre la discrimination religieuse dont elle se plaignait et Bhinder ne l'a pas obtenue. La différence entre ces deux cas résulte de la différence entre les deux lois. Le Code ontarien des droits de la personne en vigueur dans l'affaire O’Malley interdisait la discrimination fondée sur la religion, mais ne comportait aucune exception d'exigence professionnelle normale au profit de l'employeur. La Loi canadienne sur les droits de la personne comporte une interdiction similaire, mais son al. 14a) énonce de façon on ne peut plus claire le moyen de défense fondé sur l'exigence professionnelle normale. Comme je viens de le dire, aucune méthode d'interprétation ne peut permettre de contourner les termes irréductibles de l'al. 14a) et le pourvoi de Bhinder doit en conséquence échouer. Il s'ensuit aussi qu'il n'y a pas lieu en l'espèce de prendre en considération l'obligation d'accommodement dont il est question dans l'affaire O’Malley et qu'invoquent les appelants. Il y a obligation d'accommodement dans des cas où, comme l'affaire O’Malley, il y a discrimination religieuse par suite d'un effet préjudiciable et où il n'y a aucun moyen de défense fondé sur une exigence professionnelle normale. L'obligation d'accommodement est l'obligation, imposée à l'employeur, de prendre des mesures raisonnables, sans que cela ne cause une contrainte excessive, pour composer avec les pratiques religieuses de l'employé qui est victime de discrimination en raison d'une règle ou condition de travail. Le moyen de défense fondé sur l'exigence professionnelle normale, énoncé à l'al. 14a), ne laisse aucune place à une obligation de ce genre car il ressort clairement de cet alinéa que, lorsqu'il existe une exigence professionnelle normale, il n'y a pas d'acte discriminatoire. Selon sa formulation dans la Loi canadienne sur les droits de la personne, le moyen de défense fondé sur l'exigence professionnelle normale, lorsqu'il est établi, exclut toute obligation d'accommodement.

47. En Grande‑Bretagne, des problèmes semblables se sont posés dans le cas des dispositions de la Road Traffic Act 1972, 1972 (U.K.), chap. 20, qui imposaient aux motocyclistes le port du casque protecteur. Le cas des Sikhs qui, pour des motifs religieux, ne peuvent porter autre chose qu'un turban sur la tête, a été réglé par l'adoption de la Motor‑Cycle Crash Helmet (Religious Exemption) Act, 1976, 1976 (U.K.), chap. 62, dont l'art. 1 dispose:

[TRADUCTION] 1. À l'article 32 de la Road Traffic Act 1972, sera inséré, après le paragraphe 2, le nouveau paragraphe suivant:—

"(2A) aucune obligation imposée par règlement pris en application de cet article (à quelque moment qu'elle soit imposée) ne s'appliquera aux adhérents de la religion sikh, s'ils portent un turban."

Il n'appartient pas à cette Cour de décider si une modification législative qui créerait une exemption similaire applicable au lieu de travail, est souhaitable au Canada, et je suis d'avis qu'elle ne saurait créer une telle exemption judiciairement. Je suis donc d'avis de statuer sur le pourvoi comme je l'ai indiqué précédemment. Il n'y aura pas d'adjudication de dépens en l'espèce.

Pourvoi rejeté, le juge en chef Dickson et le juge Lamer sont dissidents.

Procureurs de l’appelant K.S. Bhinder: Cameron, Brewin & Scott, Toronto.

Procureur de l’appelante la Commission canadienne des droits de la personne: Russell G. Juriansz, Ottawa.

Procureur de l’intimée: Lawrence L. Band, Toronto.

Procureur de l’intervenant le procureur général du Canada: Roger Tassé, Ottawa.

Procureur des intervenantes la Commission des droits de la personne du Manitoba et la Commission des droits de la personne de la Saskatchewan: Milton C. Woodward, Saskatoon.

Procureur de l’intervenante la Commission des droits de la personne de l’Alberta: R. G. Philp, Edmonton.

Procureur de l’intervenante l’Association canadienne pour les déficients mentaux: David Baker, Toronto.


Synthèse
Référence neutre : [1985] 2 R.C.S. 561 ?
Date de la décision : 17/12/1985
Sens de l'arrêt : Le pourvoi est rejeté

Analyses

Libertés publiques - Emploi - Condition générale d’emploi - Condition en conflit avec les préceptes religieux de l’employé - Congédiement de l’employé pour non‑respect de la condition - La condition de travail constituait‑elle un acte discriminatoire dans le cas de cet employé, contrairement à la Loi canadienne sur les droits de la personne? - Loi canadienne sur les droits de la personne, 1976‑77 (Can.), chap. 33, art. 2, 3, 7, 10, 14a).

Le CN a posé comme condition d'emploi que tous ses employés portent un casque de sécurité en un lieu particulier de travail. Bhinder, un employé sikh, a refusé d'obtempérer parce que sa religion lui interdit de porter autre chose sur la tête qu'un turban. Bhinder a perdu son emploi parce que la compagnie refusait de faire des exceptions à la règle et que Bhinder refusait d'accepter un autre travail n'exigeant pas le port du casque de sécurité. Le Tribunal canadien des droits de la personne a jugé que le CN avait commis un acte discriminatoire et a ordonné la réintégration de l'employé et une indemnisation pour perte de salaire. La Cour d'appel fédérale, par suite d'une demande fondée sur l'art. 28, a annulé la décision du tribunal et lui a renvoyé l'affaire pour qu'il rende une décision en considérant que la condition de travail ne constituait pas un acte discriminatoire. Il s'agit de savoir en l'espèce si la règle du casque de sécurité est une exigence professionnelle normale et, si c'est le cas, quel effet on doit donner à l'al. 14a) de la Loi canadienne sur les droits de la personne.

Arrêt (le juge en chef Dickson et le juge Lamer sont dissidents): Le pourvoi est rejeté.

Les juges Estey, McIntyre et Chouinard: La règle du casque de sécurité constitue une exigence professionnelle normale qui satisfait au critère de l'arrêt Etobicoke: une exigence imposée honnêtement en vue d'assurer l'exécution du travail d'une manière raisonnablement diligente, sûre et économique, et non pour des motifs étrangers qui visent des objectifs susceptibles d'aller à l'encontre du Code. Le critère ne varie pas selon les caractéristiques propres au plaignant et les circonstances spéciales de son cas. Une condition d'emploi ne perd pas son caractère d'exigence professionnelle normale parce qu'elle peut être discriminatoire. Au contraire, s'il s'agit d'une exigence professionnelle normale, la discrimination qui peut s'ensuivre est permise. Comme l'al. 14a) de la Loi canadienne sur les droits de la personne dit clairement que lorsqu'il est démontré qu'il s'agit d'une exigence professionnelle normale, il ne s'agit pas d'un acte discriminatoire, appliquer une telle exigence à chaque individu avec des résultats variables, ce serait la dépouiller de sa nature d'exigence professionnelle et ne pas tenir compte de ce que dit clairement la disposition. Il n'y avait pas d'obligation d'accommodement puisque l'al. 14a) dit qu'il n'y a pas acte discriminatoire lorsqu'il s'agit d'une exigence professionnelle normale.

Les juges Beetz et Wilson: Si le caractère normal d'une exigence professionnelle doit être évalué en fonction de chaque employé, l'al. 14a) devient effectivement inutile dans la Loi puisque, même sans cet article, l'employeur est obligé de composer avec l'individu tant qu'il n'en résulte pas pour lui une contrainte excessive, même si l'exigence est une exigence professionnelle normale.

L'alinéa 14a) a pour objet de faire prévaloir les exigences d'un emploi sur celles de l'employé. Il supprime toute obligation d'accommodement en disant que l'imposition d'une exigence réellement liée à un emploi ne constitue pas un acte discriminatoire.

Le législateur, en rétrécissant le champ de ce qui constitue un "acte discriminatoire", a permis le maintien d'exigences réellement liées à un emploi même si elles ont pour effet d'écarter certains individus de ces tâches. L'alinéa 14a) n'est pas incompatible avec l'objet déclaré de la Loi qui est d'empêcher les "actes discriminatoires".

Le juge en chef Dickson et le juge Lamer, dissidents: L'alinéa 14a) de la Loi canadienne sur les droits de la personne n'a pas pour objet de supprimer l'obligation d'accommodement et de réduire ainsi sérieusement la protection que la Loi offre contre la discrimination par suite d'un effet préjudiciable. La Loi a pour objet l'éradication des effets discriminatoires et toute interprétation de l'al. 14a) qui minerait sensiblement l'efficacité de la Loi à réprimer la discrimination par suite d'un effet préjudiciable est contraire aux objets exprès et implicites de la Loi. Une telle réduction de la protection de l'individu contre la discrimination par suite d'un effet préjudiciable, qu'offre la Loi, exigerait des termes clairs et précis en ce sens. Les termes de l'al. 14a) ne sauraient suffire.

L'expression "exigence professionnelle" désigne une exigence manifestement liée à l'emploi dans son ensemble. Le qualificatif "normale" requiert de l'employeur qu'il justifie l'imposition d'une exigence professionnelle à un individu particulier lorsqu'elle a des effets discriminatoires sur celui‑ci. Une exigence en apparence discriminatoire à l'égard d'un individu, même si elle est d'ordre professionnel, n'est pas normale pour les fins de l'al. 14a) si son application à l'individu n'est pas raisonnablement nécessaire, en ce sens qu'il en résulterait une contrainte excessive pour l'employeur si on permettait de faire exception ou de substituer quelque chose à cette exigence dans le cas de l'individu touché.

Le critère de l'exigence professionnelle normale, énoncé dans l'arrêt Commission ontarienne des droits de la personne c. Municipalité d’Etobicoke, n'exclut pas une interprétation de l'exigence professionnelle normale qui oblige à tenir compte de l'effet discriminatoire d'une exigence professionnelle sur l'individu. Le critère de l'arrêt Etobicoke n'a pas réglé la question de savoir si l'évaluation de ce qui est raisonnablement nécessaire doit être envisagée sous l'angle de la nécessité de l'exigence générale ou sous celui de la nécessité d'appliquer l'exigence générale à un individu sur qui elle aura un effet discriminatoire. Le tribunal n'a donc pas dérogé au critère de l'arrêt Etobicoke, ni aux termes de l'al. 14a), lorsqu'il a décidé que l'exigence professionnelle normale (1) doit être évaluée en fonction des circonstances particulières entourant la plainte et (2) comprend une obligation d'accommodement de la part d'un employeur.

En fait, le tribunal a eu raison de juger que la législation fédérale est inopérante dans la mesure où elle est incompatible avec la Loi canadienne sur les droits de la personne. Le Code canadien du travail et ses règlements d'application ne créent pas d'exception à la Loi canadienne sur les droits de la personne. Lorsque les deux lois entrent en conflit, la question est régie par la Loi canadienne sur les droits de la personne. Le port du casque de sécurité par les Sikhs, une exigence qui a un effet discriminatoire en apparence, est donc une question régie par la Loi canadienne sur les droits de la personne et non par le Code canadien du travail. Même si la politique du port d'un casque de sécurité est nécessaire en vertu du Code canadien du travail et de ses règlements d'application, il ne s'ensuit pas que cette politique est par le fait même une exigence professionnelle normale pour les fins de la Loi canadienne sur les droits de la personne. Le tribunal pouvait donc ordonner à l'employeur d'accorder à un employé une exemption, parce que cette politique générale ne satisfaisait pas aux exigences de l'al. 14a).

Cette Cour ne doit pas modifier les conclusions de fait du tribunal concernant les conséquences, sur le plan de la sécurité, du refus de porter le casque de sécurité. Cette Cour ne doit pas non plus modifier la conclusion du tribunal que l'intimée ne subirait pas de contrainte excessive si elle exemptait M. Bhinder de l'application de la règle du casque de sécurité.


Parties
Demandeurs : Bhinder
Défendeurs : CN

Références :

Jurisprudence
Citée par la majorité
Arrêt appliqué: Commission ontarienne des droits de la personne c. Municipalité d’Etobicoke, [1982] 1 R.C.S. 202
distinction faite d'avec l'arrêt: Commission ontarienne des droits de la personne et O’Malley c. Simpsons‑Sears Ltd., [1985] 2 R.C.S. 536.
Citée par la minorité
Commission ontarienne des droits de la personne et O’Malley c. Simpsons‑Sears Ltd., [1985] 2 R.C.S. 536
Commission ontarienne des droits de la personne c. Municipalité d’Etobicoke, [1982] 1 R.C.S. 202
Winnipeg School Division No. 1 c. Craton, [1985] 2 R.C.S. 150.
Lois et règlements cités
Code canadien du travail, S.R.C. 1970, chap. L‑1, art. 81(1), (2), 82(1)a), b), 84(1)g).
Code ontarien des droits de la personne, R.S.O. 1970, chap. 318, art. 4(6).
Loi canadienne sur les droits de la personne, 1976‑77 (Can.), chap. 33, art. 2, 3, 7a), b), 10a), b), 14a).
Loi sur la Cour fédérale, S.R.C. 1970 (2e Supp.), chap. 10, art. 28.
Loi sur les accidents du travail, L.R.O. 1980, chap. 539.
Motor‑Cycle Crash Helmet (Religious Exemption) Act, 1976, 1976 (U.K.), chap. 62, art. 1.
Règlement du Canada sur la protection contre les dangers de l’électricité, C.R.C., chap. 998.
Règlement du Canada sur les vêtements et l’équipement protecteurs, C.R.C., chap. 1007.
Road Traffic Act 1972, 1972 (U.K.), chap. 20.

Proposition de citation de la décision: Bhinder c. CN, [1985] 2 R.C.S. 561 (17 décembre 1985)


Origine de la décision
Date de l'import : 06/04/2012
Identifiant URN:LEX : urn:lex;ca;cour.supreme;arret;1985-12-17;.1985..2.r.c.s..561 ?
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