La jurisprudence francophone des Cours suprêmes


recherche avancée

18/10/1990 | CANADA | N°[1990]_2_R.C.S._1293

Canada | R. c. Chambers, [1990] 2 R.C.S. 1293 (18 octobre 1990)


R. c. Chambers, [1990] 2 R.C.S. 1293

Martin Chambers Appelant

c.

Sa Majesté la Reine Intimée

répertorié: r. c. chambers

No du greffe: 21385.

1990: 28 mai; 1990: 18 octobre.

Présents: Le juge en chef Dickson*, le juge en chef Lamer** et les juges La Forest, L'Heureux‑Dubé, Sopinka, Cory et McLachlin.

en appel de la cour d'appel de la colombie‑britannique

POURVOI contre un arrêt de la Cour d'appel de la Colombie‑Britannique (1989), 47 C.C.C. (3d) 503, qui a rejeté l'appel interjeté par l'appelant contre le verdict de c

ulpabilité rendu par le juge Trainor siégeant avec jury. Pourvoi accueilli, le juge L'Heureux‑Dubé est dissidente.

...

R. c. Chambers, [1990] 2 R.C.S. 1293

Martin Chambers Appelant

c.

Sa Majesté la Reine Intimée

répertorié: r. c. chambers

No du greffe: 21385.

1990: 28 mai; 1990: 18 octobre.

Présents: Le juge en chef Dickson*, le juge en chef Lamer** et les juges La Forest, L'Heureux‑Dubé, Sopinka, Cory et McLachlin.

en appel de la cour d'appel de la colombie‑britannique

POURVOI contre un arrêt de la Cour d'appel de la Colombie‑Britannique (1989), 47 C.C.C. (3d) 503, qui a rejeté l'appel interjeté par l'appelant contre le verdict de culpabilité rendu par le juge Trainor siégeant avec jury. Pourvoi accueilli, le juge L'Heureux‑Dubé est dissidente.

Thomas R. Berger et David Martin, pour l'appelant.

S. David Frankel, c.r., et Anne W. MacKenzie, pour l'intimée.

//Le juge Cory//

Version française du jugement du juge en chef Dickson, du juge en chef Lamer et des juges La Forest, Sopinka, Cory*** et McLachlin rendu par

LE JUGE CORY — Bien que plusieurs questions soient soulevées dans le présent pourvoi, une seule d'entre elles est cruciale pour le trancher: celle de savoir si la Cour d'appel a eu tort d'appliquer le sous‑al. 613(1)b)(iii) du Code criminel, S.R.C. 1970, ch. C‑34 (maintenant L.R.C. (1985), ch. C-46, le sous‑al. 686(1)b)(iii)), pour rejeter l'appel dans un cas où l'appelant avait été soumis à un contre‑interrogatoire irrégulier relativement à l'exercice de son droit de garder le silence et où le juge du procès avait omis de donner au jury des directives concernant ce droit.

Les faits

En décembre 1981, l'appelant a été accusé d'avoir comploté en vue d'importer un stupéfiant (de la cocaïne), contrairement à l'al. 423(1)d) du Code criminel. L'appelant exerçait alors la profession d'avocat à Vancouver. Son procès. district de celui de ses coaccusés, a débuté en 1983. La preuve produite contre l'appelant comprenait essentiellement des conversations interceptées. Le juge du procès a conclu à l'inadmissibilité des enregistrements des conversations téléphoniques et a imposé un verdict d'acquittement. La Cour d'appel a ordonné la tenue d'un nouveau procès, ordonnance qui a été maintenue par notre Cour en 1986. Voir R. c. Chambers, [1986] 2 R.C.S. 29.

Le deuxième procès de l'appelant a commencé en 1987. L'appelant a allégué pour sa défense que, bien que paraissant avoir été d'accord avec les autres conspirateurs et avoir participé avec eux au complot, il n'avait eu en réalité aucune intention d'exécuter l'entente en vue d'importer de la cocaïne au Canada. Au contraire, son but était de regagner l'affection de Zina Pocius, son ancienne maîtresse qui était du nombre des conspirateurs. À son procès, il était entendu que s'il faisait naître un doute raisonnable sur ce point, il serait acquitté pour le motif que c'était là un moyen de défense légitime qui relevait des principes énoncés par notre Cour à la majorité dans l'affaire R. v. O'Brien, [1954] R.C.S. 666. Ni devant la Cour d'appel ni au procès le ministère public n'a indiqué qu'il contesterait le bien‑fondé de l'arrêt O'Brien.

L'appelant a témoigné avoir eu avec Zina Pocius une liaison qui avait commencé en 1980. Il lui payait un appartement à Vancouver. En même temps, il louait un bureau à Dumyn qui était également du nombre des conspirateurs. Par l'intermédiaire de Dumyn, les services de l'appelant ont été retenus pour qu'il aille voir au Panama s'il pourrait faire libérer de prison Barudin, un associé de Dumyn. L'appelant a passé quelque temps au Panama au début du printemps de 1981 et a réussi à obtenir la mise en liberté de Barudin et de son compagnon de cellule, Jay Gonzalez. Chambers a dit qu'il a dû soudoyer les autorités panaméennes pour parvenir à ce résultat, mais a ajouté qu'il n'y avait rien d'inhabituel à donner des pots‑de‑vin aux fonctionnaires panaméens. D'après les communications interceptées, l'appelant avait en outre proposé que sa maîtresse, Zina Pocius, ait des rapports sexuels avec le procureur général du Panama si cela s'avérait nécessaire pour obtenir la libération de Barudin, quoique Chambers ait prétendu au procès qu'il ne faisait que blaguer.

Une fois mis en liberté, les détenus, Pocius et l'appelant se sont rendus à Miami. Il se dégage de la preuve que le complot de Barudin, Dumyn, Pocius et Gonzalez en vue d'importer de la cocaïne au Canada a été ourdi au Panama et qu'on en a discuté aussi à Miami. Le plan prévoyait le transport de la cocaïne de Miami à Vancouver où habitaient Barudin, Dumyn et Thomson. Selon le témoignage de l'appelant, à Miami il avait fait semblant d'acquiescer au complot. Il a dit l'avoir fait à seule fin de garder des liens avec Pocius qui, à ce moment‑là, avait une liaison avec Jay Gonzalez.

L'appelant est revenu par avion à Vancouver sans Pocius. Par la suite, il est retourné à Miami pour revoir Pocius et Gonzalez. Quand il les a affrontés à un pique‑nique, Gonzalez a sorti une arme à feu. L'appelant n'a rien fait d'autre à ce moment‑là, mais il a regagné Vancouver résolu à reconquérir le c{oe}ur de Pocius. Il a témoigné qu'elle l'obsédait et qu'il a fait semblant de participer au complot afin de pouvoir exiger comme condition de cette participation que Pocius lui soit rendue.

Grâce à sa participation au complot, l'appelant a appris que Gonzalez allait importer de la cocaïne à Vancouver, ce que l'appelant ne voulait pas voir se produire, a‑t‑il prétendu. C'est pourquoi il a engagé Santiez Tabbance, alias Kuko, pour intercepter Gonzalez en Floride. Kuko a échoué dans cette tentative. Gonzalez a cependant fait une escale de deux jours à Atlanta et, de là, a appelé plusieurs fois Zina Pocius. Informé par cette dernière que Gonzalez se trouvait à Atlanta, l'appelant a fait en sorte que Kuko essaie de nouveau de l'intercepter. Cette seconde tentative de Kuko à l'aéroport d'Atlanta a réussi. Gonzalez a prétendu avoir été blessé au cours de la perpétration du vol, ce qui expliquait pourquoi il éprouvait de la difficulté à parler. Kuko n'a pas été appréhendé et la cocaïne a disparu.

Malgré sa conviction que Chambers était à l'origine du vol et des voies de fait dont il avait été victime, Gonzalez est venu au Canada témoigner en sa faveur. On a accordé à Gonzalez l'immunité contre des poursuites. En le contre‑interrogeant, le substitut du procureur général a dit à Gonzalez que s'il était venu au Canada témoigner c'était uniquement à cause d'argent qu'il avait reçu de l'appelant, qu'il serait dispensé de payer par l'appelant ou que l'appelant lui paierait à une date future. Gonzalez a nié cette assertion.

Le lendemain de sa déposition, Gonzalez a été conduit par l'appelant à la frontière américaine. Une fouille pratiquée sur Gonzalez a permis de découvrir presque 10 000 $ cachés dans ses vêtements. Au cours du contre‑interrogatoire de l'appelant, le substitut du procureur général s'est fondé sur ce fait pour affirmer encore une fois que l'appelant avait acheté le témoignage de Gonzalez, ce que l'appelant a nié lui aussi.

Au terme d'un procès qui a duré une cinquantaine de jours, le jury s'est retiré vers midi pour décider du verdict à rendre. Le lendemain, à 18 h 30, le jury a rendu contre Chambers un verdict de culpabilité.

La Cour d'appel

L'appel a été entendu par un banc de cinq juges. On a soulevé six questions, dont cinq ont été soumises à notre Cour. Il s'agit des questions suivantes:

[TRADUCTION]

(1)Le juge du procès a‑t‑il commis une erreur en libérant, sans audience, un juré tombé malade?

(2)Le juge du procès a‑t‑il commis une erreur en permettant un contre‑interrogatoire portant sur la subornation et en omettant de donner au jury des directives concernant l'usage limité qu'il pouvait faire d'une telle preuve?.

(3)Le juge du procès a‑t‑il commis une erreur en admettant une preuve d'actes criminels ou immoraux qu'aurait commis Chambers mais qui n'avaient aucun rapport avec l'infraction qui lui était imputée?

(4)Le juge du procès a‑t‑il commis une erreur en permettant au substitut du procureur général de conduire le procès d'une façon incendiaire, privant ainsi l'appelant d'un procès équitable?

(5)Le juge du procès a‑t‑il commis une erreur: a) en permettant au substitut du procureur général de contre‑interroger Chambers sur la raison pour laquelle il n'a pas fait de déclaration aux autorités lors de son arrestation ou a attendu au procès pour informer une personne en autorité du moyen de défense qu'il allait invoquer, et b) en omettant de donner au jury des directives concernant l'usage très limité qu'il pouvait faire de cette preuve? Cette conduite, a-t-on allégué, a violé le droit de l'appelant de garder le silence.

Le juge Hinkson, s'exprimant au nom de trois membres de la cour, le juge Esson, dans des motifs concordants distincts, et le juge Lambert, dissident en partie, ont tous estimé que l'appel devait être rejeté quant aux quatre premières questions. Je souscris à la décision de la Cour d'appel sur ces questions.

En ce qui concerne la dernière question, le juge Hinkson, s'exprimant au nom de la majorité, a reconnu l'existence du droit d'un accusé de garder le silence, tant au stade de l'enquête qu'au procès. Il a convenu que l'avocat de l'appelant s'était fié à la déclaration du juge du procès qu'il dirait au jury de ne tirer aucune conclusion du fait qu'antérieurement au procès l'appelant n'avait pas fait de déclaration à une personne en autorité. Il a concédé que l'omission du juge du procès de donner des directives à ce sujet constituait une absence de directive équivalant à une directive erronée. Se fondant néanmoins sur le sous‑al. 613(1)b)(iii), maintenant le sous‑al. 686(1)b)(iii), il a conclu que l'omission du juge du procès n'avait entraîné aucun tort important ni aucune erreur judiciaire grave.

Dans ses motifs concordants, le juge Esson a convenu que la preuve que l'accusé n'avait pas répondu après avoir reçu la mise en garde de la police n'était admissible que s'il y avait une question à laquelle cette preuve était pertinente. Il était toutefois convaincu que l'appelant n'avait subi aucun préjudice résultant des questions et des réponses qui violaient son droit de garder le silence.

Le juge Lambert, dissident, a conclu que les questions posées portaient atteinte au droit de l'appelant de garder le silence et que cette atteinte, conjuguée à l'omission du juge du procès de donner la directive promise de ne pas tenir compte de ces questions et réponses, constituait une erreur tellement grave que le sous‑al. 613(1)b)(iii) ne pouvait être invoqué. Il aurait ordonné la tenue d'un nouveau procès. C'est cette conclusion qui doit l'emporter, d'après moi.

L'application de l'arrêt R. v. O'Brien

Avant d'aborder les questions soulevées par l'appelant, il faut dire un mot concernant l'argument du ministère public voulant que l'arrêt R. v. O'Brien de notre Cour soit erroné.

Il s'agissait dans cette affaire d'une accusation d'avoir comploté de commettre l'acte criminel d'enlèvement. Le ministère public prétendait que les deux accusés s'étaient entendus pour commettre un enlèvement. L'un des accusés alléguait avoir fait semblant de se joindre au complot, sans avoir jamais eu l'intention d'exécuter le plan. Le juge du procès a dit au jury que le seul fait de s'entendre pour commettre l'enlèvement constituait un motif suffisant pour justifier une déclaration de culpabilité de complot. Cet aspect de l'exposé du juge a été contesté par O'Brien. Notre Cour, par une majorité de trois contre deux, a statué que le juge du procès avait commis une erreur. Quant aux juges dissidents, ils se sont dits d'avis qu'une simple réserve mentale faite au moment d'accepter de participer à un complot ne constituait pas un motif suffisant pour acquitter l'accusé. La majorité, par contre, a dit, par l'intermédiaire du juge Rand, à la p. 670:

[TRADUCTION] . . . pour qu'il y ait complot, il doit y avoir une intention réelle de la part des deux participants au moment où ils s'entendent pour participer à l'acte projeté; de simples paroles emportant apparemment acquiescement à l'acte projeté, sans aucune intention de le commettre, ne suffisent pas.

Le ministère public a dit que notre Cour devrait réexaminer son arrêt O'Brien en vue d'écarter la théorie de la "double intention". Or, il ne convient pas d'entreprendre ce réexamen en l'espèce. En effet, par suite d'autres instances, le ministère public savait environ cinq ans avant le deuxième procès que l'appelant allait invoquer le principe de la double intention et que ce serait là le moyen de défense qu'il opposerait à l'accusation. Le ministère public n'a jamais indiqué antérieurement au procès qu'il pourrait éventuellement contester le bien‑fondé de l'arrêt en question. Le moyen de défense avancé reposait entièrement sur la position énoncée par la Cour à la majorité dans l'affaire O'Brien. Au procès, le ministère public a concédé que si l'appelant faisait naître un doute raisonnable grâce à ce moyen de défense, il devrait être acquitté. De même, le ministère public n'a pas manifesté en Cour d'appel l'intention de contester l'arrêt. En fait, le ministère public n'a soulevé la question de son bien‑fondé qu'après réception du mémoire de l'appelant. Compte tenu de la position adoptée par le ministère public tout au cours de l'instance, il serait injuste envers l'appelant de permettre au ministère public de contester l'arrêt O'Brien aussi tardivement. Cela ne veut toutefois pas dire que le ministère public est tenu dans tous les cas d'aviser l'accusé antérieurement au procès qu'il contestera le bien‑fondé d'un de nos arrêts. Dans les circonstances de la présente affaire cependant, il est injuste envers l'appelant d'invoquer un tel argument à ce stade‑ci.

La libération du juré

Un matin, environ six semaines après le début du procès, l'officier du shérif a fait savoir au juge que l'un des jurés, un nommé Bishop, se sentait mal et était parti voir son médecin avant que la cour ne soit en séance. À l'ouverture de la cour, le juge du procès a mis tout le monde, y compris les autres jurés, au courant de la situation. La séance a alors été suspendue en attendant le rapport du médecin. Plus tard dans le courant de la matinée, la séance a repris. Le juge du procès a dit à ce moment‑là avoir reçu un coup de téléphone du médecin de M. Bishop, qui lui a appris que ce dernier ne serait pas disponible [TRADUCTION] "pendant au moins une semaine et peut‑être davantage". Le juge a indiqué ensuite qu'il était convaincu que M. Bishop devait être libéré conformément au par. 573(1) du Code criminel (maintenant le par. 644(1)). Le médecin, a ajouté le juge, confirmerait par écrit l'état de M. Bishop. Ni l'un ni l'autre avocat ne s'est opposé à cette façon de procéder ni n'a présenté d'observations concernant la décision du juge.

L'appelant soutient que le juge du procès aurait dû tenir en sa présence une enquête visant à déterminer s'il y avait lieu de libérer le juré.

L'article 577 du Code criminel, maintenant l'art. 650, dispose que l'accusé doit être présent pendant toute la durée de son procès. C'est là un droit fondamental en matière de procès criminel. Le paragraphe 573(1) autorise un juge à libérer un juré pour cause de maladie ou pour d'autres motifs raisonnables. Ce paragraphe est ainsi conçu:

573. (1) Lorsque, au cours d'un procès, le juge est convaincu qu'un juré ne devrait pas, par suite de maladie ou pour une autre cause raisonnable, continuer à siéger, il peut le libérer.

Notre Cour a déjà statué qu'un accusé ne doit pas être privé à la légère du droit d'être jugé par un jury de douze personnes. Voir l'arrêt Basarabas c. La Reine, [1982] 2 R.C.S. 730, motifs du juge Dickson (plus tard Juge en chef), à la p. 741. En outre, le droit de l'accusé d'être présent pendant tout son procès revêt une grande importance. Le juge Martin de la Cour d'appel a reconnu, dans l'arrêt R. v. Hertrich, Stewart and Skinner (1982), 67 C.C.C. (2d) 510, que ce droit fondamental repose sur deux préceptes. D'abord, un accusé a le droit d'entendre la totalité de la preuve produite contre lui de manière à pouvoir présenter une défense pleine et entière. Ensuite, les concepts de l'équité et de la transparence représentent des valeurs fondamentales dans le système de justice criminelle. La présence de l'accusé est requise à toutes les étapes du procès afin qu'il puisse apprendre de première main tout ce qui se passe au cours de l'instance. Il semblerait donc que l'accusé devrait être présent lorsque la décision est prise de libérer un juré pour des raisons de santé. Toutefois, bien qu'il puisse être préférable de procéder ainsi, ce n'est pas absolument nécessaire. Certaines procédures auxquelles on a recours en l'absence de l'accusé peuvent en effet être légitimement excusées.

Dans l'affaire Hertrich, le juge Martin fait un examen érudit de la jurisprudence américaine. Ces décisions, constate‑t‑il, font une distinction entre les situations où l'on taxe un juré de partialité et celles où un juré se fait libérer pour cause de difficultés particulières ou de maladie. La conclusion prépondérante dans la jurisprudence américaine est que l'accusé a certainement le droit d'assister à toute enquête sur la partialité d'un juré, mais que sa présence n'est pas nécessaire aux audiences relatives à la libération d'un juré pour cause de difficultés particulières ou de maladie. Le juge Martin conclut que le même principe devrait s'appliquer au Canada. Sa revue de la jurisprudence et ses conclusions sur ce point sont citées et approuvées par le juge en chef Dickson dans l'arrêt R. c. Barrow, [1987] 2 R.C.S. 694, spécialement aux pp. 706 et 707.

Dans l'arrêt Hertrich, le juge Martin souligne que ce ne sont pas toutes les communications pouvant avoir lieu entre le juge et le jury ou un juré au cours du procès qui font effectivement partie de ce procès. Il mentionne, à titre d'exemple, que lorsque le juge décide et annonce en l'absence de l'accusé que le dîner ou le souper sera servi aux membres du jury, cette décision administrative ne devrait pas constituer une partie du procès. Le juge Martin explique la situation dans les termes suivants, à la p. 529: [TRADUCTION] ". . . au cours du procès certains événements peuvent se produire qui, quoique en un sens ils fassent partie du procès, ne peuvent raisonnablement être considérés comme en faisant partie pour les fins du présent principe, parce qu'on ne peut raisonnablement considérer qu'ils ont un effet sur la conduite du procès en soi, ou sur la question de la culpabilité ou de l'innocence." Ces raisons sont citées et approuvées dans l'arrêt Vézina et Côté c. La Reine, [1986] 1 R.C.S. 2.

L'appelant a soutenu que le véritable fondement des décisions américaines était la pratique, suivie aux États‑Unis, de pourvoir des jurés suppléants. Il a fait valoir que, comme il n'existe pas de jurés suppléants au Canada, le raisonnement adopté dans la jurisprudence américaine ne devrait pas s'appliquer chez nous. Je ne puis accepter cet argument. Ce n'est ni sur la présence ni sur l'absence de jurés suppléants que reposent les décisions américaines. Ce qui est fondamental est plutôt la conclusion que la libération d'un juré pour cause de maladie ou de difficultés particulières ne peut raisonnablement être considérée comme influant sur la conduite du procès en soi ou sur la culpabilité ou l'innocence de l'accusé. C'est là un principe qui s'applique tout autant au Canada qu'aux États‑Unis.

En résumé, l'accusé ne jouit pas d'un droit absolu d'être présent à une audience tenue pour examiner s'il y a lieu de libérer un juré pour des raisons de santé. Toutefois, vu l'importance d'une telle mesure, il vaudrait mieux que le juge du procès informe les avocats, en cour et en présence de l'accusé, de la nature du problème de santé ou des difficultés particulières et qu'il les invite à présenter des observations s'ils le désirent. Il n'est pas nécessaire que ce processus comporte toutes les formalités d'une audience en règle où des témoins sont tenus de déposer sous serment relativement à la question, car cela pourrait entraîner des retards injustifiés et causer inutilement des difficultés aux jurés, à leurs familles et à leurs conseillers médicaux. Au contraire, il peut suffire dans bien des cas que le juge explique le problème et qu'il donne aux avocats la possibilité de présenter des observations. Un tel procédé permettrait de souligner l'importance de la décision tout en garantissant qu'elle ne soit prise qu'au terme d'un examen consciencieux.

En l'espèce, ni le rapport de l'officier du shérif ni l'appel téléphonique du médecin de M. Bishop au juge du procès ne constituait une partie du procès nécessitant la présence de l'accusé. Ils n'avaient rien à voir avec l'établissement de la culpabilité ou de l'innocence de l'accusé, pas plus qu'ils n'influaient sur la conduite du procès en soi. De plus, il ressort de la transcription que ni le substitut du procureur général ni l'avocat d'expérience qui agissait pour le compte de l'appelant ne s'est dit intéressé à ce que le juge du procès tienne une audience relativement à la libération de M. Bishop. Ils n'ont pas demandé non plus à présenter des observations sur cette question, quoiqu'ils aient eu la possibilité de le faire. Bien que cela ne soit pas déterminant, c'est un facteur qui peut être pris en considération.

Il s'ensuit, dans les circonstances, que l'omission de tenir une audience en règle relativement à la libération du juré ne revêtait pas une importance fondamentale pour la conduite du procès et ce moyen d'appel ne saurait être retenu.

Les allégations de subornation

Selon l'appelant, le substitut du procureur général a agi irrégulièrement en demandant à l'appelant et à Gonzalez, au cours de leurs contre‑interrogatoires, si Chambers avait suborné Gonzalez afin qu'il témoigne en sa faveur. L'appelant prétend que le substitut du procureur général n'était aucunement justifié de procéder à de tels contre‑interrogatoires et qu'ils étaient en conséquence entachés d'irrégularité. Le juge du procès, a‑t‑il soutenu, aurait dû les interdire ou, à tout le moins, donner au jury des directives concernant l'inopportunité pour le ministère public de procéder à ces contre‑interrogatoires.

Cet argument ne doit pas être retenu. Le ministère public avait des motifs valables de procéder à ce genre de contre‑interrogatoire. Rappelons que, d'après l'appelant, bien qu'il ait paru acquiescer au complot et que ses paroles et ses gestes aient été de nature à faire croire aux coconspirateurs à sa participation active, il n'a jamais eu l'intention d'y participer. C'est là un argument qui mettait en cause la crédibilité de l'appelant.

Il ne faut pas oublier que Gonzalez avait été attaqué, gravement blessé à la bouche et délesté d'une quantité de cocaïne à l'aéroport d'Atlanta. Celui‑ci a dit soupçonner que Chambers était à l'origine de l'agression et du vol. De plus, il le savait obsédé par Pocius. Pourtant, en dépit de tout cela, il est allé à Vancouver témoigner en faveur de Chambers. Le lendemain de sa déposition, l'appelant l'a conduit à la frontière. On a trouvé caché sur Gonzalez presque 10 000 $. Les faits sont bizarres. Le désir de Gonzalez d'aider l'appelant semble dans les circonstances plutôt invraisemblable. Compte tenu de cette situation, il était certainement raisonnable que le ministère public infère qu'il ait pu y avoir subornation et, cela étant, Gonzalez et Chambers pouvaient légitimement être contre‑interrogés à ce sujet.

La crédibilité de Chambers et de Gonzalez revêtait une importance capitale pour le moyen de défense avancé par l'appelant. Il était donc tout à fait légitime de permettre au ministère public de procéder au contre‑interrogatoire attaqué et le jury pouvait tout aussi légitimement tirer des faits les conclusions qu'il jugeait appropriées. Qui plus est, le substitut du procureur général a dit aux jurés dans son exposé final, peut‑être dans des termes indûment favorables à la défense, qu'en raison de la règle de la preuve incidente il ne pouvait faire autrement qu'accepter les réponses des témoins et ne pouvait essayer d'en prouver la fausseté. Cette observation, pour erronée qu'elle ait pu être, a certainement dû atténuer tout effet qu'a pu avoir le contre‑interrogatoire. Ce moyen d'appel ne saurait donc être retenu. Quant à la nécessité de donner au jury des directives sur cette question, j'en traiterai ultérieurement sous la rubrique de la preuve de mauvaise moralité.

L'allégation selon laquelle le substitut du procureur général a mené l'affaire d'une façon incendiaire

a)Le ministère public ne cite que des témoins véridiques

Dans son exposé au jury, le substitut du procureur général a affirmé que le ministère public ne cite que des témoins sur lesquels, de l'avis du substitut, on peut compter pour dire la vérité. Il a ajouté que si le ministère public ne peut citer que des témoins véridiques, il n'en va pas de même de la défense.

Cette malheureuse observation est à juste titre qualifiée dans les motifs de la majorité en Cour d'appel de [TRADUCTION] "déclaration sans fondement" et d'[TRADUCTION] "assertion dénuée de sens". Il ne fait aucun doute que le substitut du procureur général ne pouvait légitimement exprimer une opinion personnelle sur la véracité des témoins. Il eût été préférable que le juge du procès en avise le jury. On ne doit cependant pas s'attendre à ce qu'un exposé au jury atteigne à la perfection ni exiger qu'il le fasse. De toute façon, le juge du procès a dit aux jurés qu'il leur appartenait exclusivement de tirer des conclusions de fait et, dans l'exercice de cette fonction, d'apprécier la crédibilité des témoins. Voilà qui suffisait pour neutraliser l'effet des déclarations malheureuses du substitut du procureur général. Cet argument ne saurait en conséquence être retenu.

b)Le substitut du procureur général a indiqué qu'il n'ajoutait pas foi au témoignage de l'appelant

En contre‑interrogeant l'appelant, le substitut du procureur général lui a demandé s'il disait la vérité. L'appelant a répondu par l'affirmative. Le substitut du procureur général a alors dit [TRADUCTION] "Passons. Mais n'allez surtout pas croire que j'accepte cela." Cette observation, nettement hors de propos, a été reconnue comme tel par la Cour d'appel. On doit toutefois la situer dans son contexte. Le contre‑interrogatoire a duré plusieurs jours. L'effet de l'observation a donc dû être dilué simplement en raison du grand nombre des questions. De plus, le substitut du procureur général a indiqué aux jurés dans son exposé qu'ils ne devaient pas tenir compte de son opinion.

L'appelant a néanmoins fait valoir qu'une des observations du juge du procès souligne l'importance des opinions des avocats. Le juge dit en effet à un moment donné dans son exposé:

[TRADUCTION] Je crois certainement que vous devriez prendre sérieusement en considération les opinions exprimées par moi ou par les avocats relativement à la preuve, mais vous êtes parfaitement en droit de ne pas partager nos avis et de ne pas accepter notre souvenir de la preuve.

L'argument de l'appelant sur ce point insiste indûment sur une déclaration malheureuse du substitut du procureur général et sur une petite partie de l'exposé du juge au jury prise hors de son contexte. Il n'y a rien à redire à ces propos tenus par le juge du procès. On ne saurait oublier que ce dernier a pris soin, à juste titre, de dire aux jurés qu'il leur appartenait de tirer les conclusions de fait et, en ce faisant, d'apprécier la crédibilité des témoins. L'argument de l'appelant selon lequel ces irrégularités commises par le substitut du procureur général, ajoutées à l'omission du juge du procès de donner au jury des directives s'y rapportant, constituent une erreur donnant lieu à réformation ne peut être retenu. Dans les circonstances qui se présentent en l'espèce, on ne saurait affirmer qu'une erreur judiciaire en a résulté et il convient d'appliquer le sous‑al. 613(1)b)(iii).

La preuve de mauvaise moralité

L'appelant allègue que le juge du procès a commis une erreur en omettant de donner au jury des directives concernant l'usage limité qu'il pouvait faire de la preuve de mauvaise moralité. Il soutient plus précisément que le juge du procès aurait dû dire au jury que la preuve de mauvaise moralité ne pouvait être utilisée qu'aux fins d'apprécier la crédibilité et non pas pour fonder une conclusion que l'appelant était une personne susceptible d'avoir commis l'infraction dont il était inculpé.

La preuve produite par le ministère public se composait en grande partie des conversations interceptées qui avaient eu lieu entre l'appelant et les coconspirateurs. Il s'en dégageait que Chambers consommait lui‑même des stupéfiants, qu'il était adultère, qu'il était tout à fait prêt à soudoyer le procureur général du Panama afin d'obtenir la mise en liberté de détenus dans ce pays, et que si cette tentative de corruption échouait il allait encourager sa maîtresse Pocius à séduire le procureur général pour obtenir la libération de Barudin et de Gonzalez. En outre, il semblait ressortir du contre‑interrogatoire de Gonzalez et de Chambers que ce dernier avait eu recours à la subornation afin d'amener Gonzalez à témoigner. L'appelant convient que cette preuve était admissible quant à la question de la crédibilité. J'ajouterais qu'il se peut qu'elle ait été légitimement admise à titre de preuve se rapportant aux détails du complot lui‑même ainsi qu'à l'association des coconspirateurs et aux rapports existant entre eux. Reste néanmoins à déterminer si c'est à tort que le juge du procès a omis de donner aux jurés des directives quant à l'usage limité qu'ils pouvaient faire de cette preuve.

Il ne fait aucun doute que si une preuve de la mauvaise moralité d'un accusé est admise, elle ne doit en règle générale être prise en considération que relativement à la question de la crédibilité générale de l'accusé et non pas pour justifier une conclusion quant à la culpabilité ou à l'innocence. Il s'ensuit que le juge doit dire au jury qu'il ne peut se fonder sur la preuve de mauvaise moralité pour conclure que l'accusé est une mauvaise personne qui, en conséquence, est plus susceptible d'avoir commis l'infraction reprochée. Voir, par exemple, R. v. McNamara (No. 1) (1981), 56 C.C.C. (2d) 193 (C.A. Ont.). À mon avis, le juge du procès aurait dû donner de telles directives. L'omission de le faire ne constitue toutefois pas en l'espèce une erreur donnant lieu à réformation.

Rappelons que l'appelant a reconnu qu'il paraissait associé au complot. C'est ce qu'auraient cru ses coconspirateurs ou quelqu'un qui écoutait leurs conversations. Sa situation de conspirateur apparent n'était donc pas en cause et la preuve de mauvaise moralité ne pouvait servir à établir sa participation au complot. Il a pu se dégager de la preuve que Chambers n'était pas une personne agréable ni vraisemblablement une personne qu'on présenterait comme un modèle de vertu. Toutefois, du moment que Chambers reconnaissait qu'il avait fait en sorte que l'on croie qu'il s'associait au complot, la preuve de mauvaise moralité ne pouvait être utilisée pour trancher cette question.

Par conséquent, le jury n'aurait pu se servir de cette preuve qu'aux fins de l'appréciation de la crédibilité de l'appelant. C'était là une utilisation permise de la preuve en question. Il eût certes été préférable qu'on donne au jury des directives sur l'usage limité qu'il pouvait en faire. Cependant, dans les circonstances particulières de la présente affaire, à savoir que la crédibilité de l'appelant constituait l'unique question en litige au procès, l'omission de donner des directives sur cette question n'a pu entraîner d'erreur judiciaire. Ce moyen d'appel ne peut en conséquence être retenu.

Le droit de garder le silence

Par suite des motifs de dissidence du juge Lambert de la Cour d'appel, cette question est soulevée par l'appelant de plein droit.

Selon l'appelant, il fallait absolument en l'espèce que le juge du procès donne au jury des directives concernant le droit de l'appelant de garder le silence. Voilà la question cruciale qui se pose ici, particulièrement compte tenu de la manière dont elle a été soulevée au procès.

Au cours de sa déposition, l'appelant a témoigné concernant l'arrangement pris entre lui et Kuko en vue de voler la cocaïne à Gonzalez avant qu'il ne prenne l'avion pour Vancouver. En réponse à une question, Chambers a affirmé spontanément qu'il n'avait jamais discuté avec qui que ce soit de ses arrangements avec Kuko, si ce n'est quelques mois avant le début de son deuxième procès. Comme l'appelant avait lui‑même soulevé ce point, le substitut du procureur général a tenté de démontrer que le preuve relative à Kuko était une invention récente. Il a lancé son attaque de la manière suivante:

[TRADUCTION]

Q.Je serai franc avec vous, M. Chambers. Je vous dis que votre défense a été forgée de toutes pièces; c'est un mensonge. Cela ne s'est pas passé de la façon dont vous l'avez décrit et vous avez mis au point une défense pendant les six dernières années et cette histoire de Kuko, cette histoire de Kuko vous est venue à l'esprit au dernier moment?

R.Ce n'est pas vrai, Me DeBou.

Plus tard au cours du procès, le substitut du procureur général est revenu à la charge et a demandé à l'appelant pourquoi il n'avait pas fait de déclaration lors de son arrestation.

[TRADUCTION]

Q.M. Chambers, si c'est le cas, pourquoi n'avez‑vous pas dit aux autorités dès votre arrestation que les choses paraissaient mal, mais que vous pouviez en fournir une explication? Pourquoi ne l'avez‑vous pas fait?

R.Me DeBou, en tant qu'avocat je ne parlerais jamais aux autorités dans une situation où elles ont porté des accusations de complot et où elles ont arrêté tout un groupe de gens.

Encore plus tard, le substitut du procureur général a demandé à l'appelant pourquoi il n'avait pas fait de déclaration à des personnes en autorité avant le procès.

[TRADUCTION]

Q.N'est‑ce pas la première fois, Monsieur, ici devant la cour, dans le cadre de la présente instance, que vous racontez à quelqu'un en autorité votre version des événements?

Me RUBIN:Je crois que cela est tout à fait inexact. Mon confrère connaît l'histoire. Si vous voulez la passer en revue en l'absence du jury, j'y consens, mais elle a déjà été discutée à fond en cour. La cour a entendu une demande de procès séparé et toutes sortes d'autres questions.

Me DEBOU:Mon confrère a complètement tort. Je crois, votre seigneurie, qu'il s'agit d'une objection irrégulière.

Me RUBIN:Peut‑être que cela devrait se faire en l'absence du jury.

Me DEBOU:Il s'immisce maintenant dans le contre‑inter­rogatoire. Il ne se réfère pas à une déclaration de Martin Chambers. Je demande explicitement si c'est la première fois que Martin Chambers . . .

LA COUR:C'était là la question. Si M. Chambers — si c'est la première fois que M. Chambers a . . .

Me RUBIN:Mais ce n'est pas une question.

LA COUR:C'est la question qui a été posée.

Me RUBIN:Très bien.

Me DEBOU:N'est‑ce pas exact?

LA COUR:Et je ne sais pas si c'était là une erreur. Je croyais que c'était à cela que vous vous opposiez. Prétendez‑vous que c'était erroné?

Me RUBIN:Je conteste l'inférence que c'est la première fois que l'explication a été offerte, mais je laisse au témoin le soin de répondre. Je suis désolé, je m'excuse.

Me DEBOU:

Q.M. Chambers, n'est‑ce pas la première fois que vous avez raconté à une personne en autorité la vraie histoire de ce qui s'est passé d'après vous?

R.Oui.

Plus tard, les propos suivants ont été échangés:

Q.. . . M. Chambers, c'est quand la première fois que vous avez mentionné à quelqu'un cette histoire de Kuko? Vous ne comprenez peut‑être pas la question? Je fais allusion au fait que vous vous seriez arrangé pour que Kuko s'empare des stupéfiants à l'aéroport d'Atlanta. Quand est‑ce que vous lui avez mentionné cela pour la première fois?

R.À mon avocat.

Q.Je vous demande "quand?", Monsieur.

R.Avant 19 — avant mon procès en 1983. Probablement vers le — Je ne puis vous le dire exactement, mais c'était relativement à la demande de procès séparé, je crois.

Me DEBOU:Mais, encore une fois, est‑il exact de dire que vous n'en avez pas parlé avec une personne en autorité, un policier ou un avocat du ministère public, avant le début du présent procès?

Me RUBIN:Je m'oppose à cette question, votre seigneurie. On pourra l'aborder ultérieurement en l'absence du jury ou maintenant. C'est à vous de décider quand vous voulez l'aborder. Je soulève une objection. Jusqu'ici j'ai essayé de ne pas interrompre mon confrère.

LA COUR:L'objection se rapporte‑t‑elle à la définition d'une personne en autorité?

Me RUBIN:Bien, elle — Il s'agit d'une objection qui doit être débattue en l'absence du jury. Libre à vous de décider si cela doit se faire immédiatement ou plus tard.

LA COUR:Que le jury se retire.

Ce qui a suivi revêt une importance capitale. Quand le jury s'est retiré, l'avocat de la défense s'est opposé énergiquement pendant deux heures au genre de questions posées. Le juge du procès a mis ce point en délibéré. Fait très important, la question a été soulevée de nouveau au moment où l'appelant devait être réinterrogé par son avocat. On disposait d'une preuve documentaire qui démontrait que cinq ans auparavant, dans le cadre de sa demande de procès séparé, Chambers avait indiqué qu'il alléguerait pour sa défense qu'il avait certes fait semblant de participer au complot, mais qu'il n'avait jamais eu l'intention de s'y associer. Il n'est pas certain à la lecture des parties de la transcription qui nous ont été présentées si la preuve relative à Kuko avait été communiquée au ministère public lors de la demande de procès séparé. D'après la transcription des plaidoiries de l'avocat, le ministère public paraît à tout le moins avoir été au courant de l'histoire de Kuko en janvier, avant le procès qui a débuté le 6 février. Cela a pu ressortir de la transcription du témoignage de Gonzalez recueilli par voie de commission rogatoire avant que l'immunité ne lui soit accordée et qu'il ne vienne témoigner au procès. Quoi qu'il en soit, on a fait clairement savoir au ministère public plusieurs années avant le début du procès que Chambers invoquerait son moyen de défense fondé sur la double intention. Il s'ensuit que ce moyen de défense ne pouvait être considéré comme une invention récente.

Le substitut du procureur général a finalement paru se rallier au point de vue de l'avocat de l'appelant. Les deux avocats ont demandé au juge du procès de dire au jury de faire complètement abstraction des questions et des réponses relatives au silence de l'appelant, non seulement sur la question de la culpabilité ou de l'innocence mais également sur celle de la crédibilité de l'appelant. Le juge du procès s'est engagé à donner ces directives. C'est pour ce motif que l'avocat de la défense a dit qu'il ne réinterrogerait pas l'appelant sur les questions touchant son droit de garder le silence. Quoique le juge du procès ait confirmé qu'il lui incombait de donner ces directives au jury, il a négligé de le faire. Ni l'un ni l'autre avocat ne lui a rappelé son engagement à la fin de son exposé au jury. Les avocats doivent donc partager avec le juge du procès la responsabilité de l'omission de donner cette directive importante. Voilà qui nous amène à la question de savoir si cette omission constitue une erreur donnant lieu à réformation.

Il est maintenant généralement reconnu qu'un inculpé jouit d'un droit de garder le silence qu'il peut légitimement exercer aux stades d'enquête d'une instance. Le fondement de ce droit est énoncé par le juge Lamer (maintenant Juge en chef), dans les motifs de dissidence qu'il a rédigés dans l'affaire Rothman c. La Reine, [1981] 1 R.C.S. 640, à la p. 683:

Au Canada, le droit d'un suspect de ne rien dire à la police ne découle pas d'un droit de ne pas s'incriminer, mais n'est que l'exercice, de sa part, du droit général dont jouit toute personne de ce pays de faire ce qui lui plaît, de dire ce qui lui plaît ou de choisir de ne pas dire certaines choses à moins que la loi ne l'y oblige. C'est parce qu'aucune loi ne dit qu'un suspect, sauf dans certaines circonstances, doit dire quelque chose à la police que nous disons qu'il a le droit de garder le silence; c'est une façon positive d'expliquer que la loi ne l'oblige pas à agir autrement.

L'importance de ce principe a été soulignée par le juge Martin dans l'arrêt R. v. Symonds (1983), 9 C.C.C. (3d) 225 (C.A. Ont.), à la p. 227:

[TRADUCTION] Il est fondamental qu'une personne accusée d'une infraction criminelle ait le droit de garder le silence et un jury n'a pas le droit de tirer une conclusion défavorable à l'accusé parce qu'il a choisi d'exercer ce droit.

De plus, le droit de garder le silence est maintenant reconnu comme un principe fondamental de notre système juridique et il bénéficie à ce titre de la protection de la Charte canadienne des droits et libertés. En tant que principe fondamental de notre droit, il relève de l'art. 7 de la Charte. Voir R. v. Woolley (1988), 40 C.C.C. (3d) 531 (C.A. Ont.), et particulièrement l'arrêt Hebert c. La Reine, [1990] 2 R.C.S. 151. Il s'ensuit qu'un inculpé a le droit de garder le silence aussi bien au stade de l'enquête qu'au procès.

Il a été reconnu en outre que, comme il y a un droit de garder le silence, ce serait tendre un piège que de prévenir l'accusé qu'il n'est pas tenu de répondre aux questions du policier, pour ensuite soumettre en preuve que l'accusé s'est manifestement prévalu de son droit en gardant le silence face à une question tendant à établir sa culpabilité. Dans l'affaire R. v. Robertson (1975), 21 C.C.C. (2d) 385 (C.A. Ont.), on a soulevé précisément cette question et la cour a examiné si l'accusation portée par un policier et le silence subséquent de l'accusé pouvaient être admis en preuve. Le juge Dubin (alors juge de la Cour d'appel), dissident en partie, affirme, à la p. 395:

[TRADUCTION] À mon avis, le prétendu résumé des faits exposés par l'inspecteur Lyle, combiné avec la réponse "rien" donnée à la suite de la mise en garde, était à ce point préjudiciable que je ne suis pas convaincu que l'exposé du juge du procès au jury pouvait neutraliser l'effet préjudiciable de ces éléments de preuve sur le jury. Je ne puis m'empêcher de croire que la plupart des jurys supposeraient qu'un homme innocent serait porté à nier toute fausse accusation portée contre lui, et son omission de le faire tendrait à confirmer la croyance à la véracité des accusations.

Il poursuit, à la p. 400:

[TRADUCTION] En l'absence d'une question soulevée par la défense, le seul silence d'un accusé au cours d'un interrogatoire policier ne saurait être considéré comme favorisant la thèse du ministère public. Cela ne peut constituer un pas vers l'établissement de la culpabilité de l'accusé. Le silence n'a alors aucune pertinence, selon moi, relativement à une question en litige, quelle qu'elle soit. Si le ministère public prouvait notamment que l'accusé a exercé le droit de garder le silence que lui reconnaît la common law, le silence deviendrait un piège du moment qu'il serait produit en preuve contre lui à son procès.

Le juge Martin, s'exprimant au nom de la cour à la majorité, a convenu que de telles questions et réponses ne pourraient être admises en preuve que si elles se rapportaient à une question en litige. Il n'a toutefois pas partagé l'avis du juge Dubin quant à la pertinence des déclarations dans cette affaire. Il écrit, à la p. 420:

[TRADUCTION] En fait, le juge du procès était disposé à exclure ces éléments de preuve en l'espèce pour le motif qu'ils étaient sans valeur probante, sauf qu'il avait déjà conclu que les déclarations faites par l'accusé après la mise en garde étaient admissibles en raison de leur caractère volontaire. Dans ces circonstances, a‑t‑il estimé, les éléments de preuve en question étaient pertinents aux fins de démontrer que l'accusé avait reçu une mise en garde avant de faire ces déclarations. Je souscris à cette conclusion.

Le juge Martin a également tenu pour très important le fait que le juge du procès dans cette affaire avait, immédiatement après avoir admis la déclaration en preuve et de nouveau dans son exposé, indiqué on ne peut plus clairement au jury qu'aucune conclusion défavorable à l'accusé ne pouvait être tirée du fait qu'il avait gardé le silence. C'était en raison de la pertinence des déclarations et en raison des mises en garde non équivoques faites à deux reprises par le juge du procès que le juge Martin a admis la déclaration en preuve.

Le juge Martin énonce son point de vue encore une fois dans l'arrêt R. v. Symonds, précité. Il s'agit là d'une affaire dans laquelle le ministère public a produit des éléments de preuve établissant que l'accusé avait refusé de parler à la police après avoir reçu une mise en garde. Plus tard, en contre‑interrogeant l'accusé, le substitut du procureur général lui a demandé à maintes reprises pourquoi il n'avait pas donné à la police avant le procès son explication des événements qui faisait ressortir son innocence. Le juge du procès n'a pas dit au jury qu'il ne devrait tirer de cet élément de preuve aucune conclusion défavorable. La question en litige était de savoir si l'admission de l'élément de preuve et l'omission du juge du procès de donner au jury des directives appropriées constituaient une erreur donnant lieu à réformation. À la page 227, le juge Martin écrit:

[TRADUCTION] Il est fondamental qu'une personne accusée d'une infraction criminelle ait le droit de garder le silence et un jury n'a pas le droit de tirer une conclusion défavorable à l'accusé parce qu'il a choisi d'exercer ce droit. Nous croyons que cette preuve est inadmissible en l'absence, dans l'affaire, d'une question qui rende pertinente à celle‑ci la déclaration d'un accusé qu'il n'a rien à dire suite à la mise en garde. En l'espèce, il n'y avait pas de question à laquelle était pertinente l'omission de répondre de l'appelant et la preuve n'aurait pas dû être présentée: voir R. v. Robertson (1975), 21 C.C.C. (2d) 385, 29 C.R.N.S. 141.

La cour a ordonné la tenue d'un nouveau procès.

À mon avis, ni les questions posées par les agents enquêteurs ni la preuve quant au silence de l'accusé face à ces questions ne doivent être admis, à moins que le ministère public ne puisse établir une pertinence réelle et une justification légitime de leur admission.

En l'espèce, le ministère public a convenu que le juge du procès aurait dû dire aux jurés qu'ils ne devaient tenir compte ni des questions ni des réponses. On peut donc considérer qu'il n'y avait aucun motif pertinent de poser ces questions. Les questions étaient déplacées et la preuve inadmissible. L'omission du juge du procès de donner au jury des directives en ce sens, conformément à son engagement, a aggravé l'erreur et, je le crains, a causé à la défense un préjudice irréparable.

En outre, je souscris à la conclusion du juge Lambert de la Cour d'appel qu'on ne saurait recourir au sous‑al. 613(1)b)(iii) pour corriger la situation. Je m'attendrais en effet à ce qu'en l'absence d'une directive du juge du procès un juré, fût‑il le plus raisonnable et le plus impartial, puisse quand même inférer que l'appelant aurait dû dire, lors de son arrestation ou du moins bien avant le procès, quelque chose au sujet de Kuko à des personnes en autorité. On ne pouvait s'attendre à ce qu'un juré comprenne que, dans le cours normal des choses, ni les questions ni les réponses se rapportant à des situations dans lesquelles s'applique le droit de garder le silence ne devraient être admises en preuve. Dans ces circonstances, il serait impossible au ministère public de prouver, comme il doit le faire, qu'en dépit de l'erreur l'issue serait nécessairement la même. Voir Colpitts v. The Queen, [1965] R.C.S. 739.

L'effet de l'omission a été aggravé par les circonstances de ce procès. Compte tenu de l'engagement du juge de donner des directives à ce sujet, l'avocat de la défense n'a pas procédé à un réinterrogatoire. Ce réinterrogatoire lui‑même aurait pu avoir un effet important. Il aurait démontré que l'appelant avait révélé quelques années avant le procès le moyen de défense qu'il entendait invoquer. L'absence de réinterrogatoire, conjuguée à l'omission de donner les directives qui s'imposaient à cet égard, n'a pu qu'entraîner une grave injustice. Le jury a été privé d'éléments de preuve qui auraient établi que le moyen de défense dit de la double intention auquel se rapportait la preuve relative à "Kuko" n'était pas une invention récente. Par suite du contre‑interrogatoire mené par le ministère public, le jury aurait bien pu croire, à tort, que Chambers était tenu de relater l'histoire de Kuko à une personne en autorité. L'omission de révéler en temps utile un moyen de défense d'alibi peut être prise en considération en appréciant la crédibilité de ce moyen de défense, mais c'est là un cas exceptionnel. En règle générale, l'accusé n'est pas tenu de divulguer le moyen de défense qu'il invoquera ni les détails de ce moyen de défense, avant que le ministère public n'ait terminé la présentation de sa preuve. L'appelant n'était manifestement pas tenu de révéler au ministère public ou à une personne en autorité son moyen de défense fondé sur la double intention ni l'histoire de Kuko. L'omission du juge du procès de donner des directives écartant toute impression contraire a fait du droit de garder le silence un piège pour l'appelant. Il est impossible de dire qu'en l'absence d'une directive de ne pas tenir compte de ces questions et réponses le verdict rendu aurait nécessairement été le même.

L'avocat de la défense ne s'est pas opposé à l'omission. C'est là un facteur pouvant légitimement être pris en considération aux fins d'apprécier la gravité de l'omission et de déterminer les conséquences qu'elle devrait entraîner. Cette seule omission ne peut toutefois jamais être déterminante et elle ne devrait pas venir empêcher que la tenue d'un nouveau procès soit ordonnée dans un cas comme celui‑ci où une injustice grave a été causée. Il y a lieu d'ordonner la tenue d'un nouveau procès en l'espèce.

Ce n'est pas sans passablement de regret que j'arrive à cette conclusion. Le procès a été très long. Du début à la fin, la conduite du juge a été exemplaire. La majeure partie de son exposé au jury est irréprochable. Néanmoins, l'omission de donner des directives sur cette question constitue, dans les circonstances de la présente affaire, une erreur judiciaire grave qui nécessite une ordonnance de nouveau procès.

Dispositif

En définitive, le pourvoi est accueilli et la tenue d'un nouveau procès est ordonnée.

//Le juge L'Heureux-Dubé//

Version française des motifs rendus par

LE JUGE L'HEUREUX‑DUBÉ (dissidente) — J'ai eu l'avantage de lire les motifs de mon collègue le juge Cory et, en toute déférence, je ne saurais être d'accord avec la façon dont il propose de trancher ce pourvoi. Quoique je partage entièrement son opinion sur les quatre premières questions en litige qu'il a examinées à fond, je ne peux souscrire à l'analyse et à la conclusion de mon collègue relativement au dernier moyen d'appel qui a trait à l'allégation de l'accusé que son droit au silence a été violé et qu'il ne saurait être remédié à cette violation par application du sous‑al. 613(1)b)(iii) du Code criminel, S.R.C. 1970, ch. C‑34 (maintenant le sous‑al. 686(1)b)(iii)).

Sur cette question j'adopte les motifs du juge Esson (maintenant juge en chef de la Cour suprême de la Colombie‑Britannique) en Cour d'appel (1989), 47 C.C.C. (3d) 503. En raison des circonstances particulières de l'espèce et du contexte dans lequel cette affaire a pris naissance, je suis d'accord pour dire que l'accusé n'a pas subi de préjudice indû par suite de l'interrogatoire irrégulier et de l'absence de directive au jury sur ce point particulier. Comme l'a exprimé le juge Esson, à la p. 560:

[TRADUCTION] La question irrégulière, soit pourquoi Chambers n'a pas fourni d'explication aux autorités dès qu'il a été arrêté, a été bien située dans son contexte propre par la réponse de Chambers selon laquelle, en tant qu'avocat, il savait qu'il serait futile de parler aux autorités qui venaient tout juste de déposer des accusations de complot et de l'arrêter en vertu de ces accusations.

Il y a eu, le lendemain, une ou deux autres questions concernant son silence après l'arrestation, mais le substitut du procureur général a rapidement mis fin à ce genre de questions. Lorsqu'il a délibéré plus d'un mois plus tard, le jury a pu attacher une certaine importance au témoignage de Chambers au cours de l'interrogatoire principal, suivant lequel il n'avait raconté cette étrange histoire à personne si ce n'est peu avant le second procès. C'était un point que le jury était en droit d'apprécier. Mais, à mon avis, il n'est pas raisonnablement possible que le jury ait attaché de l'importance aux questions relatives au silence après l'arrestation. Étant donné le très long intervalle écoulé et la montagne d'éléments de preuve et d'arguments qui se sont accumulés entre le moment de la question irrégulière et l'exposé du juge, cela peut bien être par charité envers l'accusé qu'il n'a rien dit. Le fait que l'avocat de la défense n'ait formulé aucune objection à l'omission du juge de donner la directive promise montre qu'à ce stade elle avait cessé d'être une question brûlante pour qui que ce soit.

En toute déférence, je suis d'accord avec cette position. Tout bien considéré, je ne puis conclure qu'un tort important a été causé ou qu'une erreur judiciaire grave a été commise dans ces circonstances. Il s'agit donc d'un cas où il convient d'appliquer le sous‑al. 613(1)(b)(iii) du Code criminel, comme l'a fait la Cour d'appel.

Par conséquent, je suis d'avis de rejeter le pourvoi.

Pourvoi accueilli, le juge L'HEUREUX‑DUBÉ est dissidente.

Procureur de l'appelant: Thomas R. Berger, Vancouver.

Procureur de l'intimée: John C. Tait, Ottawa.

* Juge en chef à la date de l'audition.

** Juge en chef à la date du jugement.

*** Voir Erratum [1997] 1 R.C.S. iv


Synthèse
Référence neutre : [1990] 2 R.C.S. 1293 ?
Date de la décision : 18/10/1990
Sens de l'arrêt : Le pourvoi est accueilli

Analyses

Droit criminel - Droit de garder le silence - Preuve du silence de l'accusé devant une question incriminante - Omission du juge du procès d'accéder à la demande des deux avocats de donner au jury la directive de ne pas tenir compte de la preuve relative au silence de l'accusé - Y a‑t‑il eu violation du droit de garder le silence?.

Procès - Procédure - Jurys - Juge du procès informé de la maladie d'un juré - Libération du juré - Le juge du procès a‑t‑il commis une erreur en libérant le juré sans tenir d'audience? -- Code criminel, S.R.C. 1970, ch. C‑34, art. 573(1), 577.

Preuve - Preuve de mauvaise moralité et d'actes immoraux - Apartés et observations malheureux du ministère public au cours du contre‑interrogatoire - L'unique question en litige est la crédibilité - Le juge du procès a‑t‑il commis une erreur en permettant que l'appelant soit contre‑interrogé relativement à ses actes immoraux et en omettant de donner au jury des directives concernant l'usage limité qui pouvait être fait d'une telle preuve? - Le juge du procès a‑t‑il commis une erreur en admettant la preuve des actes immoraux de l'appelant alors que ceux‑ci n'avaient aucun rapport avec l'infraction? - La conduite incendiaire du substitut du procureur général a‑t‑elle privé l'appelant d'un procès équitable?.

L'appelant a été accusé de complot en vue d'importer de la cocaïne. À son deuxième procès, il a allégué pour sa défense n'avoir eu aucune intention d'exécuter l'entente malgré l'apparence de sa participation active au complot. Il a soutenu au contraire que son but était de regagner l'affection de son ancienne maîtresse qui était du nombre des conspirateurs. À son procès, il était entendu que s'il faisait naître un doute raisonnable sur ce point, il serait acquitté pour le motif que c'était là un moyen de défense légitime qui relevait des principes énoncés dans l'arrêt R. v. O'Brien, [1954] R.C.S. 666.

Au cours du procès, il a été allégué que l'appelant avait soudoyé des fonctionnaires panaméens et fait en sorte que l'on vole de la cocaïne à l'un des conspirateurs. On a laissé entendre en outre que la déposition favorable d'un témoin avait été achetée. Il y a eu également des insinuations et des apartés concernant la fiabilité des témoins de la défense. Le substitut du procureur général s'en est pris au silence gardé par l'appelant lors de son arrestation. Les deux avocats ont finalement demandé au juge du procès de dire au jury de faire complètement abstraction des questions et des réponses relatives au silence de l'appelant, sur la question de la culpabilité ou de l'innocence et sur celle de la crédibilité. Le juge du procès a négligé de donner ces directives dans son exposé au jury et ni l'un ni l'autre avocat ne lui a rappelé son engagement.

Environ six semaines après le début du procès, un juré est tombé malade et le médecin traitant a fait savoir à la cour que ce dernier ne serait pas disponible pendant au moins une semaine. Le juge l'a donc libéré conformément au par. 573(1) du Code criminel, sans que l'un ou l'autre avocat ne s'y oppose.

Les cinq questions dont la Cour est saisie sont de savoir (1) si le juge du procès a commis une erreur en libérant, sans audience, un juré tombé malade, (2) s'il a commis une erreur en permettant un contre‑interrogatoire portant sur la subornation et en omettant de donner au jury des directives concernant l'usage limité qui pouvait être fait d'une telle preuve, (3) s'il a commis une erreur en admettant une preuve d'actes criminels ou immoraux qu'aurait commis l'appelant mais qui n'avaient aucun rapport avec l'infraction qui lui était imputée, (4) s'il a commis une erreur en permettant au substitut du procureur général de conduire le procès d'une façon incendiaire, privant ainsi l'appelant d'un procès équitable, et (5) si l'appelant a subi une violation de son droit de garder le silence du fait que le juge du procès aurait commis une erreur: a) en permettant au substitut du procureur général de contre‑interroger l'appelant sur la raison pour laquelle il n'a pas fait de déclaration aux autorités lors de son arrestation ou a attendu au procès pour informer une personne en autorité du moyen de défense qu'il allait invoquer, et b) en omettant de donner au jury des directives concernant l'usage très limité qu'il pouvait faire de cette preuve.

La Cour d'appel a rejeté l'appel quant aux quatre premières questions. En ce qui concerne la dernière question, la cour à la majorité a décidé qu'aucun tort important ni aucune erreur judiciaire grave n'avait résulté de l'omission du juge du procès d'attirer l'attention du jury sur le fait qu'aucune conclusion ne devait être tirée du silence de l'appelant.

Arrêt (le juge L'Heureux‑Dubé est dissidente): Le pourvoi est accueilli.

Le juge en chef Dickson, le juge en chef Lamer et les juges La Forest, Sopinka, Cory et McLachlin: Il ne convient pas que la Cour réexamine en l'espèce son arrêt O'Brien en vue d'écarter la théorie de la "double intention". Le ministère public savait que la défense allait invoquer le principe de la double intention et il n'a pourtant jamais indiqué antérieurement au procès, au cours du procès ou en appel qu'il pourrait éventuellement contester le bien‑fondé de l'arrêt en question. Contester l'arrêt O'Brien aussi tardivement serait injuste envers l'appelant.

L'accusé ne jouit pas d'un droit absolu d'être présent à une audience tenue pour examiner s'il y a lieu de libérer un juré pour des raisons de santé. Il ne doit toutefois pas être privé à la légère du droit d'être jugé par un jury de douze personnes ni du droit d'être présent en cour pendant tout son procès. Enfin, le juge du procès pourrait informer les avocats, en cour et en présence de l'accusé, de la nature du problème de santé ou des difficultés particulières et les inviter à présenter des observations s'ils le désirent. Il n'est pas nécessaire que ce processus comporte toutes les formalités d'une audience en règle. Le rapport de l'officier du shérif et l'appel téléphonique du médecin du juré au juge du procès n'avaient rien à voir avec l'établissement de la culpabilité ou de l'innocence de l'accusé et ne constituaient donc pas une partie du procès nécessitant la présence de ce dernier.

Le substitut du procureur général a agi régulièrement en demandant à l'appelant et au témoin, au cours de leurs contre‑interrogatoires, si l'appelant avait suborné le témoin afin qu'il dépose en sa faveur. Leur crédibilité revêtait une importance capitale pour le moyen de défense invoqué par l'appelant.

L'opinion personnelle du substitut du procureur général sur la véracité des témoins était illégitime et il eût été préférable que le juge du procès en avise le jury. La directive du juge du procès aux jurés selon laquelle il leur appartenait exclusivement de tirer des conclusions de fait et, par conséquent, d'apprécier la crédibilité des témoins suffisait pour neutraliser les effets de ces observations malheureuses.

C'est à tort que le juge du procès a omis de donner aux jurés des directives quant à l'usage limité qu'ils pouvaient faire de la preuve de la conduite immorale ou criminelle qu'aurait eue l'appelant. La preuve de la mauvaise moralité d'un accusé ne doit, en règle générale, être prise en considération que relativement à la question de la crédibilité générale de l'accusé et non pas pour justifier une conclusion à la culpabilité ou à l'innocence.

Le jury n'aurait pu se servir de la preuve de mauvaise moralité qu'aux fins de l'appréciation de la crédibilité de l'appelant après que celui‑ci eut reconnu qu'il avait fait en sorte que l'on croie qu'il s'associait au complot. On aurait dû donner au jury des directives sur l'usage limité qu'il pouvait faire de cette preuve, mais l'omission de donner des directives sur cette question n'a pas entraîné d'erreur judiciaire puisque la crédibilité de l'appelant constituait l'unique question en litige au procès.

Le droit de garder le silence peut être légitimement exercé par l'inculpé aux stades d'enquête d'une instance ainsi qu'au procès et il constitue un principe fondamental de notre système juridique, qui relève de l'art. 7 de la Charte canadienne des droits et libertés. Ce serait tendre un piège que de prévenir l'accusé qu'il n'est pas tenu de répondre aux questions du policier, pour ensuite soumettre en preuve que l'accusé s'est prévalu de ce droit face à une question tendant à établir sa culpabilité. En l'espèce, le ministère public n'a établi ni la pertinence réelle ni la justification légitime nécessaires pour admettre en preuve les questions concernant le silence de l'accusé. L'omission du juge du procès de dire aux jurés, comme le lui avaient demandé les deux avocats, qu'ils ne devaient tenir compte ni des questions ni des réponses a aggravé l'erreur et a causé à la défense un préjudice irréparable.

On ne saurait recourir au sous‑al. 613(1)b)(iii) pour corriger la situation. En l'absence d'une directive du juge du procès, un juré, fût‑il le plus raisonnable et le plus impartial, pourrait quand même inférer que l'appelant aurait dû dire quelque chose. Le ministère public n'a pu prouver qu'en dépit de l'erreur l'issue serait nécessairement la même. Le fait que l'avocat de la défense ne s'est pas opposé à l'omission est un facteur pouvant légitimement être pris en considération aux fins d'apprécier la gravité de cette omission et de déterminer les conséquences qu'elle devrait entraîner. Cependant, une telle omission ne devrait pas empêcher que la tenue d'un nouveau procès soit ordonnée dans un cas où une injustice grave a été causée.

Le juge L'Heureux‑Dubé (dissidente): Il y a accord avec l'opinion du juge Cory sur les quatre premières questions en litige. En ce qui concerne la cinquième, l'accusé n'a pas subi de préjudice indû par suite de l'interrogatoire irrégulier et de l'absence de directive au jury sur ce point particulier. Comme il n'y a eu aucun tort important ni aucune erreur judiciaire grave, il convient d'appliquer le sous‑al. 613(1)b)(iii) du Code criminel.


Parties
Demandeurs : Sa Majesté la Reine
Défendeurs : Chambers

Références :

Jurisprudence
Citée par le juge Cory
Arrêts examinés: R. v. Hertrich, Stewart and Skinner (1982), 67 C.C.C. (2d) 510: R. v. Robertson (1975), 21 C.C.C. (2d) 385
arrêts mentionnés: R. c. Chambers, [1986] 2 R.C.S. 29
R. v. O'Brien, [1954] R.C.S. 666
Basarabas c. La Reine, [1982] 2 R.C.S. 730
R. c. Barrow, [1987] 2 R.C.S. 694
Vézina et Côté c. La Reine, [1986] 1 R.C.S. 2
R. v. McNamara (No. 1) (1981), 56 C.C.C. (2d) 193
Rothman c. La Reine, [1981] 1 R.C.S. 640
R. v. Symonds (1983), 9 C.C.C. (3d) 225
R. v. Woolley (1988), 40 C.C.C. (3d) 531
Hebert c. La Reine, [1990] 2 R.C.S. 151
Colpitts v. The Queen, [1965] R.C.S. 739.
Lois et règlements cités
Charte canadienne des droits et libertés, art. 7.
Code criminel, S.R.C. 1970, ch. C‑34, art. 423(1)d), 573(1), 577, 613(1)b)(iii).

Proposition de citation de la décision: R. c. Chambers, [1990] 2 R.C.S. 1293 (18 octobre 1990)


Origine de la décision
Date de l'import : 06/04/2012
Identifiant URN:LEX : urn:lex;ca;cour.supreme;arret;1990-10-18;.1990..2.r.c.s..1293 ?
Association des cours judiciaires suprmes francophones
Organisation internationale de la francophonie
Juricaf est un projet de l'AHJUCAF, l'association des Cours suprêmes judiciaires francophones. Il est soutenu par l'Organisation Internationale de la Francophonie. Juricaf est un projet de l'AHJUCAF, l'association des Cours suprêmes judiciaires francophones. Il est soutenu par l'Organisation Internationale de la Francophonie.
Logo iall 2012 website award