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22/08/1991 | CANADA | N°[1991]_2_R.C.S._577

Canada | R. c. Seaboyer; R. c. Gayme, [1991] 2 R.C.S. 577 (22 août 1991)


R. c. Seaboyer; R. c. Gayme, [1991] 2 R.C.S. 577

Steven Seaboyer Appelant

c.

Sa Majesté la Reine Intimée

et

Le procureur général du Canada, le procureur

général du Québec, le procureur général de

la Saskatchewan, l'Association canadienne des

libertés civiles et le Fonds d'action et

d'éducation juridiques pour les femmes

et autres Intervenants

et entre

Nigel Gayme Appelant

c.

Sa Majesté la Reine Intimée

et

Le procureur général du Canada, le procureur

général du

Québec, le procureur général de

la Saskatchewan, l'Association canadienne des libertés

civiles et le Fonds d'action et d'éducation

juridiques pour les femmes et a...

R. c. Seaboyer; R. c. Gayme, [1991] 2 R.C.S. 577

Steven Seaboyer Appelant

c.

Sa Majesté la Reine Intimée

et

Le procureur général du Canada, le procureur

général du Québec, le procureur général de

la Saskatchewan, l'Association canadienne des

libertés civiles et le Fonds d'action et

d'éducation juridiques pour les femmes

et autres Intervenants

et entre

Nigel Gayme Appelant

c.

Sa Majesté la Reine Intimée

et

Le procureur général du Canada, le procureur

général du Québec, le procureur général de

la Saskatchewan, l'Association canadienne des libertés

civiles et le Fonds d'action et d'éducation

juridiques pour les femmes et autres Intervenants

Répertorié: R. c. Seaboyer; R. c. Gayme

Nos du greffe: 20666, 20835.

1991: 26, 27 mars; 1991: 22 août.

Présents: Le juge en chef Lamer et les juges La Forest, L'Heureux‑Dubé, Sopinka, Gonthier, Cory, McLachlin, Stevenson et Iacobucci.

en appel de la cour d'appel de l'ontario

POURVOIS contre un arrêt de la Cour d'appel de l'Ontario (1987), 61 O.R. (2d) 290, 20 O.A.C. 345, 37 C.C.C. (3d) 53, 58 C.R. (3d) 289, 35 C.R.R. 300, qui a accueilli l'appel du ministère public contre un jugement du juge Galligan qui avait annulé les renvois à procès des appelants relativement à des accusations d'agression sexuelle. Pourvois rejetés, les juges L'Heureux‑Dubé et Gonthier sont dissidents en partie.

Marc Rosenberg et Keith E. Wright, pour l'appelant Seaboyer.

Jan‑Paul Waldin et Allan Herman, pour l'appelant Gayme.

Jeff Casey et Rosella Cornaviera, pour l'intimée.

J. E. Thompson, c.r., et Adelyn L. Bowland, pour l'intervenant le procureur général du Canada.

Jacques Gauvin, pour l'intervenant le procureur général du Québec.

Ross MacNab, pour l'intervenant le procureur général de la Saskatchewan.

Daniel V. MacDonald, pour l'intervenante l'Association canadienne des libertés civiles.

Elizabeth Shilton et Anne Derrick, pour l'intervenant le Fonds d'action et d'éducation juridiques pour les femmes et autres.

//Le juge McLachlin//

Version française du jugement du juge en chef Lamer et des juges La Forest, Sopinka, Cory, McLachlin, Stevenson et Iacobucci rendu par

Le juge McLachlin — Ces affaires soulèvent la question de la constitutionnalité des art. 276 et 277 du Code criminel, L.R.C. (1985), ch. C-46 (auparavant art. 246.6 et 246.7) appelés communément dispositions sur la "protection des victimes de viol". Ces dispositions restreignent, dans un procès pour une infraction d'ordre sexuel, le droit de la défense de contre‑interroger et de présenter une preuve sur le comportement sexuel du plaignant à d'autres occasions. Il s'agit de déterminer si ces restrictions contreviennent aux garanties accordées à l'inculpé par la Charte canadienne des droits et libertés.

J'arrive à la conclusion que l'un de ces articles, l'art. 276, contrevient à la Charte. Si louable que soit son objet, abolir l'utilisation sexiste et dépassée de la preuve sur le comportement sexuel, son effet va au‑delà de ce qui est nécessaire ou justifié à cette fin. Par ailleurs, l'annulation de cet article ne suppose pas un retour aux anciennes règles de common law, qui permettaient la présentation d'une preuve sur le comportement sexuel du plaignant même dans les cas où cette preuve avait peu de valeur probante et risquait, au contraire, d'induire le jury en erreur. Se fondant sur les principes fondamentaux de notre droit de la preuve, les tribunaux doivent plutôt chercher un moyen terme qui offre au plaignant le maximum de protection tout en garantissant à l'accusé le respect de son droit fondamental à un procès équitable.

Ces affaires soulèvent aussi la question de la procédure à suivre lorsqu'une question constitutionnelle est soulevée à l'enquête préliminaire dont l'objet est de déterminer si la preuve est suffisante pour justifier le renvoi à procès de l'accusé. J'arrive à la conclusion que les juges chargés de l'enquête préliminaire ont eu raison de s'abstenir d'examiner la constitutionnalité des dispositions en question et que les affaires doivent être renvoyées à procès conformément aux principes relatifs à la preuve examinés dans les présents motifs.

Historique

J'examinerai tout d'abord l'affaire Seaboyer. L'accusé doit répondre à une accusation d'agression sexuelle d'une femme rencontrée dans un bar. À l'enquête préliminaire, le juge a refusé de permettre à l'accusé de contre‑interroger la plaignante relativement à son comportement sexuel à d'autres occasions. L'appelant prétend que le tribunal aurait dû lui permettre de contre‑interroger la plaignante sur d'autres relations sexuelles, susceptibles d'expliquer l'origine des meurtrissures, et sur d'autres aspects de l'état de la plaignante que le ministère public a présentés en preuve. Bien que la théorie de la défense n'ait pas été exposée en détail à cette étape initiale, on peut soutenir que cette preuve pourrait être pertinente à l'égard du consentement puisqu'elle pourrait permettre d'expliquer autrement la preuve matérielle présentée par le ministère public concernant le recours à la force contre la plaignante.

L'affaire Gayme se situe dans des circonstances différentes. La plaignante était âgée de 15 ans et l'appelant, de 18 ans. Ils étaient amis. Le ministère public prétend que la plaignante a été victime d'une agression sexuelle à l'école. Se fondant sur la défense de consentement et de croyance sincère au consentement, l'avocat de la défense prétend qu'il n'y a pas eu agression de la part de l'appelant et que l'agresseur sexuel était la plaignante. À l'appui de sa thèse, l'appelant a tenté, à l'enquête préliminaire, de contre‑interroger la plaignante sur son comportement sexuel antérieur et postérieur et de présenter des éléments de preuve à l'appui. Il a donc présenté une requête visant à faire déclarer inconstitutionnels les art. 276 et 277 du Code. Le juge a rejeté la requête pour motif d'incompétence et a ordonné le renvoi de l'appelant à son procès.

Les juges chargés des enquêtes préliminaires dans Seaboyer et Gayme n'ont pas étudié les questions proposées séparément. Les deux ont conclu que l'exclusion générale du Code criminel leur interdisait de déterminer si les questions étaient par ailleurs pertinentes et admissibles.

Seaboyer et Gayme ont demandé à la Cour suprême de l'Ontario d'ordonner l'annulation du renvoi à procès au motif que le tribunal d'instance inférieure avait excédé sa compétence et privé l'appelant de son droit de présenter une défense pleine et entière en appliquant l'art. 276 du Code criminel. Le juge Galligan jugeant que les art. 276 et 277 violaient la Charte a accordé les ordonnances et a demandé au juge chargé de l'enquête préliminaire de statuer sur les questions relatives à la preuve sans tenir compte des dispositions en question.

Dans un jugement unanime, la Cour d'appel de l'Ontario a infirmé les ordonnances rendues par le juge Galligan au motif que les juges chargés de l'enquête préliminaire n'avaient pas compétence pour se prononcer sur la constitutionnalité des articles en question: (1987), 61 O.R. (2d) 290. Ils n'avaient donc pas commis d'erreur dans l'application des articles en question et les ordonnances rejetant les renvois à procès devaient être annulées. Toutefois, la cour a examiné ensuite la constitutionnalité des art. 276 et 277 du Code criminel. Les cinq juges ont conclu que l'art. 276 pouvait dans certains cas contrevenir aux droits garantis à un inculpé par la Charte. Ils n'étaient cependant pas du même avis quant aux conséquences de cette conclusion. Le juge Grange, au nom de la majorité, a statué que l'article ne devrait pas être abrogé, mais que le juge du procès devrait refuser de l'appliquer si son application devait porter atteinte aux droits garantis par la Charte. Le juge Brooke, pour la minorité, aurait annulé l'article qu'il estimait inopérant en vertu de l'art. 52 de la Loi constitutionnelle de 1982.

Dans le présent pourvoi, les questions constitutionnelles concernent la validité des art. 276 et 277 du Code criminel.

Les questions en litige

I.La validité constitutionnelle des art. 276 et 277 du Code criminel

1.Les articles 276 et 277 contreviennent‑ils à l'art. 7 et à l'al. 11d) de la Charte?

2.Dans l'affirmative, ces articles sont‑ils sauvegardés par l'article premier?

3.La doctrine des exemptions constitutionnelles est‑elle applicable?

4.Si ces dispositions ne sont pas valides, quelles sont les règles de droit applicables?

II.La compétence du juge chargé de l'enquête préliminaire

Il faut souligner que l'admissibilité de la preuve que l'on cherche à introduire n'est pas en litige. Dans ces deux affaires, le juge chargé de l'enquête préliminaire n'a pas examiné si la preuve en question aurait été pertinente ou admissible en l'absence des art. 276 ou 277 du Code criminel.

Les dispositions législatives

L'article 276 du Code criminel:

276. (1) Dans des procédures à l'égard d'une infraction prévue aux articles 271, 272 ou 273, l'accusé ou son représentant ne peuvent présenter une preuve concernant le comportement sexuel du plaignant avec qui que ce soit d'autre que l'accusé à moins qu'il ne s'agisse:

a) d'une preuve qui repousse une preuve préalablement présentée par la poursuite et portant sur le comportement ou l'absence de comportement sexuel du plaignant;

b) de la preuve d'un rapport sexuel du plaignant présentée dans le but d'établir l'identité de la personne qui a eu avec le plaignant des rapports sexuels lors de l'événement mentionné dans l'accusation;

c) d'une preuve d'actes de conduite sexuelle qui ont eu lieu en même temps que ceux qui sont à l'origine de l'accusation dans les cas où la preuve porte sur le consentement que l'accusé croyait que le plaignant avait donné.

(2) Aucune preuve n'est admissible en vertu de l'alinéa (1)c) à moins:

a) d'une part, qu'un avis raisonnable n'ait été donné par écrit au poursuivant par l'accusé ou en son nom, de son intention de produire cette preuve, et faisant état des détails qui s'y rapportent;

b) d'autre part, qu'une copie de cet avis n'ait été déposée auprès du greffier du tribunal.

(3) Aucune preuve n'est admissible en vertu du paragraphe (1) à moins que le juge, le juge de la cour provinciale ou le juge de paix, après tenue d'une audition à huis clos en l'absence du jury et lors de laquelle le plaignant n'est pas un témoin contraignable, ne soit convaincu que les exigences énumérées au présent article ont été respectées.

L'article 277 du Code criminel:

277. Dans des procédures portant sur une infraction prévue aux articles 271, 272 ou 273, une preuve de réputation sexuelle visant à attaquer ou à défendre la crédibilité du plaignant est inadmissible.

L'article 7 et l'al. 11d) de la Charte canadienne des droits et libertés:

7. Chacun a droit à la vie, à la liberté et à la sécurité de sa personne; il ne peut être porté atteinte à ce droit qu'en conformité avec les principes de justice fondamentale.

11. Tout inculpé a le droit:

. . .

d) d'être présumé innocent tant qu'il n'est pas déclaré coupable, conformément à la loi, par un tribunal indépendant et impartial à l'issue d'un procès public et équitable;

L'article 52 de la Loi constitutionnelle de 1982:

52. (1) La Constitution du Canada est la loi suprême du Canada; elle rend inopérantes les dispositions incompatibles de toute autre règle de droit.

(2) La Constitution du Canada comprend:

a) la Loi de 1982 sur le Canada, y compris la présente loi;

b) les textes législatifs et les décrets figurant à l'annexe;

c) les modifications des textes législatifs et des décrets mentionnés aux alinéas a) ou b).

(3) La Constitution du Canada ne peut être modifiée que conformément aux pouvoirs conférés par elle.

Analyse

1.Les articles 276 et 277 du Code criminel contreviennent‑ils à l'art. 7 et à l'al. 11d) de la Charte?

a) L'étude de l'art. 7 et de l'al. 11d) de la Charte

Aux termes de l'art. 7 de la Charte, chacun a droit à la vie, à la liberté et à la sécurité de sa personne; il ne peut être porté atteinte à ce droit qu'en conformité avec les principes de justice fondamentale.

Nous n'avons pas à nous attarder à l'examen de la première partie de l'art. 7. On ne conteste pas que les art. 276 et 277 du Code criminel peuvent porter atteinte à la liberté d'une personne. Quiconque est déclaré coupable d'une infraction d'ordre sexuel peut être condamné à l'emprisonnement à perpétuité. Or, dans la mesure où les art. 276 et 277 peuvent avoir une incidence sur la déclaration de culpabilité d'une personne, ils peuvent porter atteinte à sa liberté.

La véritable question que soulève l'art. 7 est de savoir si l'atteinte possible à la liberté, par l'application des art. 276 et 277, survient en conformité avec les principes de justice fondamentale. Ces principes sont les préceptes fondamentaux de notre système juridique. Ils font partie depuis toujours des règles de droit au Canada et dans d'autres États semblables: R. c. Beare, [1988] 2 R.C.S. 387. Les articles qui suivent l'art. 7 renferment des principes particuliers de justice fondamentale, comme le droit à un procès équitable consacré à l'al. 11d): Renvoi: Motor Vehicle Act de la C.‑B., [1985] 2 R.C.S. 486. Il s'ensuit que l'examen de l'art. 7 et celui de l'al. 11d) sont inextricablement liés.

Les principes de justice fondamentale touchent toute une gamme d'intérêts qui vont des droits de l'accusé à des préoccupations sociales plus globales. On doit interpréter l'art. 7 en tenant compte de ces intérêts et "en regard des principes applicables et des politiques qui ont animé la pratique législative et judiciaire dans le domaine" (Beare, précité, le juge La Forest, à la p. 403). Il faut déterminer en définitive si le texte législatif, interprété en fonction de l'objet, respecte les préceptes fondamentaux de notre système de justice.

Une façon de présenter cette question est de se demander si, par son objet ou son effet, la loi contestée viole le droit garanti par la Charte: R. c. Big M Drug Mart Ltd., [1985] 1 R.C.S. 295. Selon ce critère, l'objet doit recevoir une définition large en fonction du but ultime de la loi. L'effet vise les véritables conséquences de la loi. Lorsque le droit garanti par la Charte est un droit de l'individu, comme dans le cas de l'art. 7, l'examen de l'effet portera nécessairement sur l'effet global de la mesure à l'intérieur du système de justice et englobera en outre l'étude de son incidence sur les individus dont les droits sont protégés par la Charte, notamment un inculpé.

Il reste un point à mentionner quant à la portée de l'art. 7 de la Charte. On prétend que l'art. 7 vise à protéger le droit des plaignants, en tant que catégorie de personnes, à la sécurité de leur personne et au même bénéfice de la loi aux termes des art. 15 et 28 de la Charte: Yola Althea Grant, "The Penetration of the Rape Shield: R. v. Seaboyer and R. v. Gayme in the Ontario Court of Appeal" (1989‑1990), 3 C.J.W.L. 592, à la p. 600. Cette perspective est compatible avec le point de vue selon lequel l'art. 7 vise à protéger toute une gamme d'intérêts sociaux et individuels. Cependant, toutes les parties en l'espèce concèdent qu'une mesure privant l'accusé du droit de présenter une défense pleine et équitable viole de toute façon l'art. 7.

b) La position des parties

(i) Les arguments en faveur des dispositions législatives

Les défenseurs des dispositions contestées prétendent qu'elles sont conformes aux principes de justice fondamentale, tant par leur objet que par leur effet, et qu'elles en favorisent même l'application.

L'objet principal de la loi est d'abolir les anciennes règles de common law qui autorisaient la présentation de preuves sur le comportement sexuel du plaignant qui avaient peu de valeur probante et visaient à induire le jury en erreur. En vertu des règles de common law, on pouvait interroger la plaignante sur son comportement sexuel antérieur, sans avoir à établir la pertinence de cette preuve à l'égard d'un point en litige. En effet, des preuves que la plaignante avait eu des relations sexuelles avec l'accusé et d'autres personnes étaient ordinairement présentées (et acceptées par les juges et les jurés) comme tendant à rendre plus probable le consentement de la plaignante et à diminuer généralement sa crédibilité. Ces inférences étaient fondées non pas sur des faits mais sur le mythe selon lequel il est plus probable qu'une femme de m{oe}urs faciles consente à des rapports sexuels et qu'elle est, de toute façon, moins digne de foi. Ce mythe double est maintenant disparu. Le fait qu'une femme ait eu des rapports sexuels à d'autres occasions n'accroît pas en soi la probabilité logique qu'elle ait consenti aux rapports sexuels avec l'accusé. Il ne s'ensuit pas non plus qu'elle ment. Pour tenter d'éliminer du droit criminel ces notions dépassées et erronées, diverses législatures aux États‑Unis, en Angleterre, en Australie et au Canada ont adopté des lois sur la protection des victimes de viol. (Je tiens à souligner que l'expression est malheureuse puisque la loi n'offre pas de protection contre le viol mais contre l'interrogation des plaignants dans le cadre de procès relatifs aux agressions sexuelles.)

On peut distinguer trois raisons subsidiaires à ce genre de dispositions législatives. La première, celle sur laquelle on a le plus insisté devant nous, est la préservation de l'intégrité du procès par l'élimination d'éléments de preuve qui ont peu de valeur probante ou n'en n'ont aucune, mais qui préviennent indûment le juge ou le jury contre le plaignant. Si nous acceptons, comme nous devons le faire, que l'objet du procès criminel est de faire connaître la vérité afin que le coupable soit condamné et l'innocent acquitté, il s'ensuit que la preuve non pertinente susceptible d'induire le jury en erreur devrait être éliminée dans toute la mesure du possible. Il n'y a pas de doute que les preuves concernant le comportement sexuel du plaignant ont souvent eu cet effet. Selon des études empiriques réalisées aux États‑Unis, les jurys ont souvent mal employé les preuves de m{oe}urs faciles ou utilisé à tort la conduite de la "victime prédisposée", notamment le fait de se rendre dans un bar ou de monter en voiture avec le défendeur, pour "pénaliser" les plaignantes dont la conduite ne correspondait pas au stéréotype de la "femme chaste", soit en déclarant le défendeur coupable d'une infraction moindre soit en l'acquittant: H. Galvin, "Shielding Rape Victims in the State and Federal Courts: A Proposal for the Second Decade" (1986), 70 Minn. L. Rev. 763, à la p. 796. Il s'ensuit que la société a un intérêt légitime à tenter d'éliminer ce type de preuve.

La deuxième raison tient à ce que ce genre de dispositions encourage le dépôt de plaintes. Bien que les statistiques n'établissent pas avec certitude qu'il y ait eu au Canada un accroissement du nombre de plaintes d'infractions d'ordre sexuel depuis l'adoption de ces dispositions, je reconnais que c'est un objectif législatif légitime que de tenter d'inciter au dépôt de plaintes en éliminant le plus possible les éléments du procès susceptibles de troubler ou de gêner le plaignant. Avec le temps, l'existence de ces dispositions étant mieux connue, il pourrait y avoir un accroissement des plaintes. Il est certain que l'omission de tenir compte de la situation du plaignant au cours du procès pourrait avoir l'effet contraire.

Enfin, une troisième raison connexe, parfois invoquée à l'appui de ce genre de dispositions, touche la protection de la vie privée du témoin. Il s'agit en réalité de l'aspect privé sur lequel se fonde l'intérêt social à l'incitation au dépôt de plaintes d'infractions d'ordre sexuel. En plus de favoriser le dépôt de plaintes, notre système de justice doit aussi veiller à empêcher toute atteinte inutile à la vie privée d'un témoin.

Les objets visés par ces dispositions législatives — l'élimination d'éléments de preuve trompeurs ou à faible valeur probante, l'incitation au dépôt de plaintes et la protection de la sécurité et de la vie privée des témoins — sont conformes à notre conception fondamentale de la justice. Ce n'est pas l'objet, louable, de ces dispositions législatives qui nous préoccupe, mais bien leur effet. J'examinerai maintenant la thèse des appelants, dont découlent ces préoccupations.

(ii) Les arguments contre les dispositions législatives

Selon les appelants, si l'objet des dispositions législatives attaquées est louable, il n'en demeure pas moins qu'elles portent atteinte à leur droit de présenter une preuve à l'appui de leur défense et violent donc leur droit à un procès équitable, l'un des plus importants des principes de justice fondamentale.

Notre système de justice repose sur le précepte selon lequel l'innocent ne doit pas être déclaré coupable. Qu'il nous suffise de mentionner la réprobation du public à l'égard de la déclaration de culpabilité injustifiée de Donald Marshall au Canada et de celle du groupe des six de Birmingham au Royaume‑Uni pour voir l'attachement profond à ce principe de justice. Voici ce que dit le juge Lamer, maintenant Juge en chef, dans le Renvoi: Motor Vehicle Act de la C.‑B., précité, à la p. 513:

Depuis des temps immémoriaux, il est de principe dans notre système juridique qu'un innocent ne doit pas être puni. Ce principe est depuis longtemps reconnu comme un élément essentiel d'un système d'administration de la justice fondé sur la foi en la dignité et la valeur de la personne humaine et en la primauté du droit.

Le juge Dickson, plus tard Juge en chef, a exprimé le même point de vue dans l'arrêt R. c. Sault Ste‑Marie, [1978] 2 R.C.S. 1299, à la p. 1310: "on répugne généralement à punir celui qui est moralement innocent".

C'est ce principe fondamental que l'innocent ne doit pas être puni que l'on invoque pour affirmer que les art. 276 et 277 violent la Charte. L'intérêt à protéger concerne à la fois l'individu, puisqu'il a des répercussions sur l'accusé, et la société, puisqu'une société juste ne saurait tolérer qu'un innocent soit déclaré coupable et puni.

À l'appui du droit de l'innocent de ne pas être déclaré coupable, la société reconnaît le droit d'un inculpé à un procès équitable, qui est expressément consacré à l'al. 11d) de la Charte. Il est depuis longtemps reconnu qu'un aspect essentiel d'un procès équitable est de donner à l'accusé "l'occasion d'exposer adéquatement sa cause": Duke c. La Reine, [1972] R.C.S. 917, qui portait sur l'al. 2e) de la Déclaration canadienne des droits. L'application de ce principe est particulièrement importante pour l'accusé qui n'a pas à sa disposition les ressources de l'État. Nos tribunaux ont donc traditionnellement hésité à exclure des éléments de preuve de la défense, si ténus soient‑ils: David H. Doherty, "`Sparing' the Complainant `Spoils' the Trial" (1984), 40 C.R. (3d) 55, à la p. 58, relativement à R. c. Wray, [1971] R.C.S. 272 et à R. v. Scopelliti (1981), 34 O.R. (2d) 524 (C.A.). C'est pourquoi nos tribunaux ont statué que le droit de l'accusé de répondre à une accusation criminelle peut même l'emporter sur le privilège relatif aux indicateurs de police et sur le secret professionnel de l'avocat: Solliciteur général du Canada c. Commission royale d'enquête (Dossiers de santé en Ontario), [1981] 2 R.C.S. 494; R. v. Dunbar and Logan (1982), 68 C.C.C. (2d) 13 (C.A. Ont.).

Dans d'autres pays, le droit de répondre à une accusation criminelle est aussi considéré comme un principe d'importance fondamentale. La Constitution américaine reconnaît le droit à l'application régulière de la loi dans les Cinquième et Quatorzième amendements et le droit de quiconque de faire face à son accusateur, dans le Sixième amendement. La Cour suprême des États‑Unis reconnaît l'importance fondamentale de ce droit: voir Davis v. Alaska, 415 U.S. 308 (1974 ); Alford v. United States, 282 U.S. 687 (1931).

Le droit de l'innocent de ne pas être déclaré coupable est lié à son droit de présenter une défense pleine et entière. Il doit donc pouvoir présenter les éléments de preuve qui lui permettront d'établir sa défense ou de contester la preuve présentée par la poursuite. Selon un auteur:

[traduction] Si on empêche l'accusé de présenter les éléments de preuve nécessaires à la constitution de sa défense, cette défense lui est déniée tout aussi sûrement que si on statuait qu'il n'a pas le droit d'invoquer cette défense.

(Doherty, précité, à la p. 67).

Bref, la dénégation du droit de présenter ou de contester une preuve équivaut à la dénégation du droit d'invoquer un moyen de défense autorisé par la loi. La défense que la loi accorde d'une main, peut être retirée de l'autre main. Des contraintes de nature procédurale rendent possible la condamnation de personnes qui, selon les règles de droit pénal, sont innocentes.

(iii) Les questions en litige

Toutes les parties reconnaissent que le droit à un procès équitable — celui qui permet au juge des faits de découvrir la vérité et de rendre une décision équitable — est un principe de justice fondamentale. Les parties ne contestent pas non plus que l'incitation au dépôt de plaintes d'infractions d'ordre sexuel et la protection de la vie privée de la plaignante constituent des objectifs légitimes à condition qu'ils ne portent pas atteinte à l'objectif principal qu'est le droit à un procès équitable. Toutefois, les parties ne s'entendent pas quant à savoir si les art. 276 et 277 du Code criminel violent le droit à un procès équitable. Les défenseurs de ces dispositions soutiennent qu'elles favorisent le droit à un procès équitable en éliminant les éléments de preuve qui ont peu de valeur ou n'en ont aucune et qui ont un effet préjudiciable important. Par contre, les appelants disent que ces dispositions vont trop loin et éliminent en fait des preuves pertinentes qui devraient être admises, nonobstant leur effet préjudiciable possible.

Cette situation soulève deux questions. Premièrement, quels principes fondamentaux régissent le droit de présenter une preuve pertinente pour la défense, mais pouvant aussi s'avérer préjudiciable? Deuxièmement, les dispositions attaquées violent‑elles ces principes?

c)Les principes régissant le droit de présenter une preuve en défense

C'est un principe fondamental de notre système de justice que les règles de preuve doivent permettre au juge et au jury de découvrir la vérité et de bien trancher les questions en litige. Cet objectif ressort du principe fondamental de la pertinence qui est à la base de toutes nos règles de preuve: voir Morris c. La Reine, [1983] 2 R.C.S. 190, et R. c. Corbett, [1988] 1 R.C.S. 670. En règle générale, rien ne doit être admis qui ne constitue pas une preuve logique d'un fait à prouver et tout ce qui est probant doit être admis, à moins de devoir être exclu pour un autre motif. Une disposition législative qui empêche le juge des faits de découvrir la vérité par exclusion d'éléments de preuve pertinents sans motif clair fondé sur un principe ou une règle de droit justifiant cette exclusion va à l'encontre de nos conceptions fondamentales de la justice et de ce qui constitue un procès équitable.

Le problème est qu'un procès est une affaire complexe qui soulève des questions très diverses. Il ne faut pas examiner la question de la pertinence en vase clos, mais plutôt par rapport à certaines des questions en litige. Une preuve peut être pertinente à l'égard d'une question, mais ne pas l'être à l'égard d'une autre et, qui pis est, elle peut induire en erreur le juge des faits sur la seconde. Ainsi, une preuve peut avoir une valeur probante à l'intérieur du procès, mais risquer de porter atteinte à l'appréciation des faits sur une autre question.

Face à ce problème, le droit de la preuve confie au juge du procès le soin de déterminer la valeur probante de la preuve par rapport à son effet préjudiciable possible. Presque tous les ressorts de common law permettent au juge du procès d'exclure une preuve si sa valeur probante a moins de poids que l'effet préjudiciable qu'elle peut avoir.

Le professeur McCormick, dans McCormick's Handbook of the Law of Evidence (2e éd. 1972), énonce ce principe, parfois appelé concept de la "pertinence juridique", aux pp. 438 à 440:

[traduction] Par conséquent, une preuve pertinente est une preuve susceptible de faire avancer l'enquête, c'est donc une preuve qui a une valeur probante et qui est de prime abord admissible. Toutefois, la pertinence ne suffit pas toujours. On peut se demander si la valeur probante l'emporte sur l'effet préjudiciable. Plusieurs facteurs peuvent amener le tribunal à exclure une preuve pertinente s'ils ont plus de poids que sa valeur probante. Voici quels sont ces facteurs par ordre d'importance. Premièrement, le danger que les faits présentés soulèvent indûment chez le jury des sentiments de préjudice, d'hostilité ou de sympathie. Deuxièmement, la possibilité que la preuve et la contre‑preuve soulèvent une question accessoire susceptible de détourner l'attention du jury des principales questions en litige. Troisièmement, le risque que la présentation de la preuve et de la contre‑preuve occupe trop de temps. Quatrièmement, le danger que la preuve présentée surprenne l'adversaire qui, n'ayant aucun motif raisonnable de la prévoir, ne serait pas en mesure de la réfuter. Certes, plusieurs de ces dangers, notamment le fait de distraire l'attention et le temps requis ou le préjudice ou l'élément de surprise, sont souvent présents. L'établissement d'un équilibre entre ces impondérables ‑ la valeur probante par rapport aux dangers ‑ est tellement une question où les juges saisis d'un problème particulier peuvent différer que l'on reconnaît généralement une certaine latitude . . .

Notre Cour a confirmé le pouvoir du juge du procès d'exclure la preuve du ministère public dont l'effet préjudiciable l'emporte sur sa valeur probante dans une affaire criminelle, mais il en est ressorti une interprétation plus restrictive que celle formulée par McCormick. Dans l'arrêt Wray, précité, à la p. 293, notre Cour a déclaré que le juge peut écarter seulement "une preuve fortement préjudiciable à l'accusé et dont la recevabilité tient à une subtilité, mais dont la valeur probante à l'égard de la question fondamentale en litige est insignifiante". Plus récemment, dans l'arrêt Sweitzer c. La Reine, [1982] 1 R.C.S. 949, à la p. 953, le ministère public avait présenté des preuves indirectes dont la recevabilité était particulièrement difficile à trancher; la Cour a affirmé que "la recevabilité de cette preuve sera fonction de sa valeur probante par rapport au préjudice causé à l'accusé par suite de son acceptation". Dans l'arrêt Morris, précité, à la p. 193, notre Cour, sans mentionner l'arrêt Sweitzer, a cité l'interprétation plus étroite adoptée dans Wray. Mais dans l'arrêt R. c. Potvin, [1989] l R.C.S. 525, le juge La Forest, avec l'appui du juge en chef Dickson, a confirmé en termes généraux "la règle selon laquelle le juge du procès peut écarter une preuve admissible si son effet préjudiciable l'emporte substantiellement sur sa valeur probante" (p. 531).

Je suis d'avis que l'interprétation la plus appropriée du pouvoir que le juge a d'écarter une preuve pertinente à cause de son caractère préjudiciable est celle adoptée dans l'arrêt Sweitzer et reconnue généralement dans les pays de common law. Il importe de signaler que l'arrêt anglais d'où provient la formule de l'arrêt Wray a été remplacé par des interprétations plus détaillées, correspondant à la formulation de l'arrêt Sweitzer.

La jurisprudence canadienne susmentionnée porte dans tous les cas sur des preuves présentées par le ministère public contre l'accusé. Il faut maintenant déterminer si le juge a aussi le pouvoir d'écarter une preuve présentée par la défense. Les tribunaux canadiens, comme ceux de la plupart des ressorts de common law, ont beaucoup hésité à restreindre le pouvoir de l'accusé de présenter une preuve à l'appui de sa défense, cette hésitation tenant du principe fondamental de notre système judiciaire selon lequel une personne innocente ne doit pas être déclarée coupable. Le juge ne pourra donc écarter une preuve pertinente relativement à une défense autorisée par une règle de droit que dans le cas où l'effet préjudiciable de cette preuve l'emporte sensiblement sur sa valeur probante.

Ces principes et procédures sont bien connus de tous ceux qui exercent devant nos tribunaux. Ces règles élémentaires fondées sur des notions fondamentales d'équité sont, à juste titre, au c{oe}ur même de notre procédure régissant les procès. Bref, elles font partie des principes de justice fondamentale consacrés à l'art. 7 de la Charte. Dans certains cas, leur application peut être limitée par d'autres règles de preuve; toutefois, comme nous le verrons plus en détail, rares sont les cas d'exclusion de preuves vraiment pertinentes et fiables, particulièrement lorsque ces preuves sont présentées à l'appui d'un moyen de défense. Dans la plupart des cas, on pourra justifier l'exclusion d'une preuve pertinente si l'effet préjudiciable que son utilisation peut avoir sur le procès l'emporte clairement sur sa valeur probante.

C'est donc en fonction de ce critère que l'on doit examiner les art. 276 et 277 du Code. Visent‑ils l'exclusion d'une preuve dont la valeur probante n'est pas nettement surpassée par son effet préjudiciable possible? Dans l'affirmative, ils violent les principes fondamentaux qui forment la base de notre système de justice et contreviennent à l'art. 7 de la Charte.

Si je comprends bien leurs thèses, les parties sont d'accord avec cette interprétation des principes de justice fondamentale. Le procureur général de l'Ontario, pour l'intimée, ne prétend pas que la Charte permet d'écarter une preuve présentant une valeur réelle pour la défense de l'accusé, mais plutôt que la valeur probante de la preuve susceptible d'être écartée par les art. 276 et 277 du Code est si insignifiante par rapport au préjudice pouvant résulter de son utilisation que son exclusion a pour effet d'augmenter plutôt que de réduire l'équité du procès. Les autres défenseurs de ces dispositions législatives sont d'avis qu'elles ne visent pas l'exclusion de preuves pertinentes pour la défense et que les exceptions qu'elles renferment, [traduction] "englobent tous les cas possibles où la preuve concernant le comportement sexuel de la plaignante avec d'autres hommes que l'accusé seraient pertinentes relativement à une défense légitime" (en italiques dans l'original): voir Grant, précité, à la p. 60l. J'examinerai maintenant ce point qui est, à mon avis, au c{oe}ur du litige.

d) L'effet des dispositions législatives — La preuve exclue

L'article 277 exclut la preuve de réputation sexuelle visant à attaquer ou à défendre la crédibilité de la plaignante. L'idée que la crédibilité de la plaignante puisse être touchée par le fait qu'elle a eu d'autres rapports sexuels est aujourd'hui universellement rejetée. Il n'existe aucun lien logique ou pratique entre la réputation sexuelle d'une femme et sa crédibilité en tant que témoin. La preuve exclue en vertu de l'art. 277 ne peut donc avoir aucune fin légitime au procès. En limitant l'exclusion d'une preuve à une fin qui est clairement illégitime, l'art. 277 ne vise pas la preuve susceptible d'être présentée à des fins valides et ne viole donc pas le droit à un procès équitable.

J'examinerai maintenant l'art. 276. Contrairement à l'art. 277, l'art. 276 ne fait pas reposer l'exclusion sur l'utilisation d'une preuve à une fin illégitime. Cet article est plutôt une interdiction générale assujettie à trois exceptions — la contre‑preuve, la preuve relative à l'identité et la preuve relative au consentement à des rapports sexuels au moment des faits qui sont à l'origine de l'accusation. La question est de savoir si cet article peut entraîner l'exclusion d'une preuve pertinente à la défense et dont la valeur probante n'est pas nettement surpassée par son effet préjudiciable possible sur le procès. En d'autres termes, peut‑on affirmer a priori, comme le prétend le procureur général de l'Ontario, que les preuves écartées par l'art. 276 auront nécessairement une valeur à ce point insignifiante par rapport à leur effet préjudiciable qu'elles peuvent être écartées en toute équité?

Je suis d'avis de répondre par la négative à cette question. La jurisprudence canadienne et américaine offre de nombreux exemples de preuve de conduite sexuelle qui serait écartée par l'art. 276, mais qui devrait clairement être utilisée dans le cadre d'un procès équitable, nonobstant la possibilité que le jury soit amené à conclure, à tort, à l'existence d'un consentement ou au manque de crédibilité de la plaignante.

Prenons par exemple la défense de croyance sincère. Ce moyen repose sur le concept que l'accusé peut sincèrement, mais par erreur (il ne s'agit pas nécessairement d'une croyance raisonnable), avoir cru que la plaignante consentait à l'acte sexuel. Si l'accusé peut soulever un doute raisonnable quant à son intention en se fondant sur cette croyance sincère, il n'est pas coupable en vertu de notre droit et il a droit à un acquittement. La croyance sincère de l'accusé au consentement de la plaignante peut reposer sur des actes sexuels de la plaignante accomplis à un autre moment ou à un autre endroit. l'art. 276 empêcherait pourtant l'accusé de présenter ce genre de preuve.

L'article 276 permet aussi d'écarter une autre catégorie de preuve ayant trait au droit de la défense d'attaquer la crédibilité du plaignant au motif que celui‑ci avait un parti pris ou avait des raisons de fabriquer une preuve. Dans l'arrêt State v. Jalo, 557 P.2d 1359 (C.A. Or. 1976), le père d'une fillette, accusé d'avoir eu avec elle des rapports sexuels, a cherché à présenter une preuve quant à l'origine des accusations portées, savoir le fait qu'il avait découvert que la fillette et son frère avaient des relations intimes. Selon la thèse de la défense, la fille aurait, par vengeance, porté les accusations contre son père lorsque celui‑ci a mis fin à ces relations. Le père a tenté de présenter cette preuve à l'appui de sa défense. Nonobstant la très grande pertinence de cette preuve, elle serait écartée en vertu de l'art. 276. L'intimée prétend que le préjudice entraîné par l'exclusion de cette preuve ne serait pas important parce que seule la preuve des activités sexuelles des enfants serait interdite et que le père pourrait toujours établir que sa fille était fâchée contre lui. Toutefois, le père aurait beaucoup moins de chances de convaincre le jury de la validité de sa défense s'il était réduit à dire: "Ma fille était fâchée contre moi, mais je ne peux vous dire pourquoi ni produire de preuve corroborante." Comme je l'ai déjà dit, ne pas permettre au défendeur de présenter des éléments de preuve à l'appui de sa défense équivaut souvent à lui refuser cette défense.

Les exemples abondent. Les preuves de comportement sexuel exclues par l'art. 276 peuvent servir à expliquer les faits matériels sur lesquels le ministère public se fonde pour établir l'existence de rapports sexuels ou l'usage de la force, notamment le sperme, la grossesse, les blessures ou les maladies — preuves susceptibles de toucher la question même du consentement: voir Galvin, précité, aux pp. 818 à 823; J. A. Tanford et A. J. Bocchino, "Rape Victim Shield Laws and the Sixth Amendment" (1980), 128 U. Pa. L. Rev. 544, aux pp. 584 et 585; D. W. Elliott, "Rape Complainants' Sexual Experience with Third Parties", [1984] Crim. L. Rev. 4, à la p. 7; State v. Carpenter, 447 N.W.2d 436 (C.A. Minn. 1989), aux pp. 440 à 442; Commonwealth v. Majorana, 470 A.2d 80 (Pa. 1983), aux pp. 84 et 85; People v. Mikula, 269 N.W.2d 195 (C.A. Mich. 1978), aux pp. 198 et 199; State ex rel. Pope v. Superior Court, 545 P.2d 946 (Ariz. 1976), à la p. 953. Dans le cas où le tribunal peut avoir tendance à croire la version d'un jeune plaignant au motif que les détails donnés doivent certainement se rapporter au prétendu incident, il peut s'avérer pertinent de faire la preuve d'autres activités qui expliquent comment ce jeune plaignant aurait pu acquérir cette connaissance: voir R. v. LeGallant (1985), 47 C.R. (3d) 170 (C.S.C.‑B.), aux pp. 175 et 176; R. v. Greene (1990), 76 C.R. (3d) 119 (C. dist. Ont.), à la p. 122; State v. Pulizzano, 456 N.W. 2d 325 (Wis. 1990), aux pp. 333 à 335; Commonwealth v. Black, 487 A.2d 396 (Pa. Super. Ct. 1985), à la p. 400, n. 10; State v. Oliveira, 576 A.2d 111 (R.I. 1990), aux pp. 113 et 114; State v. Carver, 678 P.2d 842 (C.A.Wash. 1984); State v. Howard, 426 A.2d 457 (N.H. 1981); State v. Reinart, 440 N.W.2d 503 (N.D. 1989); Summitt v. State, 697 P.2d 1374 (Nev. 1985).

Il peut parfois être fort pertinent de présenter une preuve concernant un mode de comportement habituel. Puisque l'utilisation de cette preuve sur le comportement sexuel antérieur se fonde sur l'inférence que le comportement antérieur suppose un comportement postérieur similaire, elle ressemble beaucoup à l'utilisation interdite de la preuve et doit être examinée soigneusement, R. v. Wald (1989), 47 C.C.C. (3d) 315 (C.A. Alb.), aux pp. 339 et 340; Re Seaboyer and The Queen (1987), 61 O.R. 290 (C.A.), à la p. 300; Tanford et Bocchino, précité, aux pp. 586 à 589; Galvin, précité, aux pp. 831 à 848; Elliott, précité, aux pp. 7 et 8; A. P. Ordover, "Admissibility of Patterns of Similar Sexual Conduct: The Unlamented Death of Character for Chastity" (1977), 63 Cornell L. Rev. 90, aux pp. 112 à 119; Winfield v. Commonwealth, 301 S.E.2d 15 (Va. 1983), aux pp. 19 à 21; State v. Shoffner, 302 S.E.2d 830 (C.A. C.N. 1983), aux pp. 832 et 833; State v. Gonzalez, 757 P.2d 925 (Wash. 1988), aux pp. 929 à 931; State v. Hudlow, 659 P.2d 514 (Wash. 1983), à la p. 520. Toutefois, ce genre de preuve peut être admissible dans des affaires à caractère non sexuel en vertu de la règle des faits similaires. Est‑il juste alors de refuser à un accusé le droit de présenter ce genre de preuve simplement parce que le procès porte sur une infraction d'ordre sexuel? Examinons l'exemple donné par Tanford et Bocchino, précité, à la p. 588, qui commentent la situation aux États‑Unis:

[traduction] Une femme prétend qu'elle a été violée. L'homme qu'elle accuse soutient qu'elle est une prostituée qui, pour 20 $, a consenti aux rapports sexuels; elle l'aurait ensuite menacé de l'accuser de viol s'il ne lui remettait pas 100 $ de plus. L'homme a refusé de payer cette somme additionnelle. La femme le fait arrêter pour viol et il la fait arrêter pour extorsion. Dans le procès pour extorsion, le ministère public aurait le droit de présenter une preuve concernant le comportement sexuel antérieur de la femme — d'autres hommes pourraient témoigner qu'elle leur a extorqué de l'argent de la même façon. Toutefois, dans le procès pour viol où la femme se trouve témoin et plaignante, la preuve de ce modus operandi serait écartée dans la plupart des États. Les faits sont les mêmes dans les deux cas, de même que la question en litige, que la femme se trouve victime d'un viol ou auteur d'une prétendue extorsion. La pertinence des témoignages devrait également être la même dans les deux cas. Si le comportement sexuel antérieur de la femme est suffisamment pertinent pour être admis contre elle au cours du procès où elle est défenderesse, ayant alors droit de bénéficier des protections offertes par la Constitution, cette preuve devrait certainement être suffisamment pertinente pour être admise au cours du procès où elle est simplement un témoin, n'ayant droit à aucune protection constitutionnelle. La pertinence dépend des questions à trancher au cours du procès et non pas du crime dont la personne est accusée.

Ces exemples font clairement ressortir que l'art. 276 risque d'écarter une preuve fort pertinente pour la défense. Peut‑on honnêtement affirmer, comme le procureur général de l'Ontario, que la valeur de cette preuve sera toujours insignifiante par rapport au risque d'induire le jury en erreur? Je ne le crois pas. Ces exemples indiquent que cette preuve peut être très importante pour découvrir la vérité et déterminer si l'accusé est coupable ou innocent en vertu de la loi — l'objectif ultime du procès. En outre, ils montrent que l'art. 276, dont l'adoption visait à aider le juge et le jury à arriver au verdict juste, outrepasse le but visé puisqu'il peut avoir l'effet contraire et les empêcher de découvrir la vérité.

L'examen des répercussions de l'art. 276 sur les justifications mentionnées plus haut permet aussi de conclure que cet article va trop loin. La première et la plus importante de ces justifications est que l'art. 276 vise à empêcher le juge et le jury d'être influencés par des preuves non pertinentes d'autres activités sexuelles de la plaignante, qui les préviendront contre elle et conduiront à un verdict incorrect. On peut accepter que des preuves qui détournent l'attention du juge des faits de la véritable question en litige et diminuent les chances d'un verdict correct puissent être écartées à bon droit même si elles ont une certaine pertinence, mais le fait demeure qu'une disposition qui exclut catégoriquement une preuve sans permettre au juge du procès de déterminer si son effet préjudiciable l'emporte sur sa valeur dans le processus de découverte de la vérité risque d'avoir une trop grande portée: voir Doherty, précité, à la p. 65.

L'argument selon lequel l'art. 276 vise à inciter au dépôt de plaintes en matière d'infractions d'ordre sexuel ne permet pas non plus d'en justifier la large portée. Comme l'indique Doherty à la p. 65, il ne sert à rien d'inciter au dépôt d'une plainte au moyen d'une règle qui empêche le juge des faits d'arriver à un résultat équitable et d'établir la véracité de la plainte. Le dépôt d'une plainte n'est que la première étape du processus judiciaire, non une fin en soi. Toutefois, même si l'on suppose qu'un accroissement du nombre de plaintes puisse donner lieu à un accroissement du nombre de déclarations de culpabilité, cet argument n'est pas convaincant. Elliott, à la p. 14, écarte ce moyen de justifier l'interdiction de preuves pertinentes au motif que [traduction] "l'on franchit ainsi une ligne jamais franchie jusqu'ici pour écarter des tactiques légitimes susceptibles d'aider une personne innocente à échapper à la condamnation." Accepter que des preuves convaincantes à l'appui de la défense puissent être catégoriquement exclues parce que cette exclusion peut inciter au dépôt de plaintes et accroître le nombre de déclarations de culpabilité, c'est soutenir, comme l'indique Elliott, a) que l'on suppose que le défendeur est coupable ou b) que le défendeur doit être gêné dans sa défense pour que les véritables agresseurs sexuels puissent être condamnés. Ni l'une ni l'autre de ces affirmations n'est compatible avec nos notions de justice fondamentale.

Enfin, la protection de la vie privée du témoin ne permet pas non plus de justifier la règle stricte d'inadmissibilité prévue à l'art. 276 du Code. Premièrement, on peut soutenir que s'il est important de prendre toutes les mesures possibles pour protéger le témoin, il faut, en cas de conflit, que le droit constitutionnel à un procès équitable l'emporte. Voici ce que dit Doherty (à la p. 66):

[traduction] On doit veiller à ce que soient prises toutes les mesures procédurales possibles permettant de minimiser l'atteinte à la vie privée du témoin; toutefois, si la preuve est suffisamment forte, le témoin doit supporter un certain degré d'embarras, voire un traumatisme psychologique. Cette dure réalité doit être acceptée comme une partie du prix à payer pour que seuls les coupables soient condamnés.

Deuxièmement, l'art. 276 va au‑delà de ce qui est nécessaire pour assurer la protection de la vie privée puisqu'il ne permet pas une évaluation des répercussions de la preuve sur le témoin — importantes dans certains cas et minimes dans d'autres — par rapport à la force de la preuve.

Les lacunes de l'art. 276 sont propres au concept qu'il renferme. Les commentateurs ont conclu que les dispositions semblables à l'art. 276 comportent deux lacunes fondamentales. Premièrement, ces dispositions ne permettent pas d'établir une distinction entre les divers objets pour lesquels la preuve peut être présentée. La disposition peut définir erronément le problème comme ayant trait à la présentation d'une preuve de comportement sexuel, alors qu'en réalité le problème touche seulement la mauvaise utilisation de ce genre de preuve à des fins non pertinentes et trompeuses, savoir l'inférence que la plaignante a consenti aux rapports sexuels ou qu'elle est un témoin peu fiable. Cette description erronée du problème aboutit à l'interdiction générale de toute preuve de comportement sexuel, qu'elle soit présentée à une fin illégitime ou valide. Ce problème est relevé par le professeur Galvin dans son analyse des diverses lois en vigueur aux États‑Unis (à la p. 8l2):

[traduction] Le problème fondamental des textes législatifs visant la protection des victimes de viol est qu'ils n'établissent pas de distinction entre l'utilisation inoffensive et préjudiciable de la preuve sur le comportement sexuel. Cette lacune découle du fait que les rédacteurs ont mal perçu le problème précis que devait régler la disposition corrective. Non seulement on se retrouve avec de mauvaises règles de preuve, mais, dans de nombreux cas, surviennent des problèmes constitutionnels découlant de textes législatifs d'une portée inutilement large. Ces différents problèmes auraient pu être évités . . . si le législateur avait bien compris les concepts de preuve fondamentaux et les avait bien incorporés dans les textes législatifs visant la protection des victimes de viol.

L'article 276 interdit fondamentalement la présentation de preuve sur d'autres comportements sexuels, quelle que soit la fin ainsi recherchée. Cette interdiction est ensuite assujettie à trois exceptions: la preuve qui repousse une preuve de comportement sexuel présentée par la poursuite, la preuve présentée dans le but d'établir l'identité de l'auteur de l'acte et la preuve de comportement sexuel survenu à la même occasion, relativement au consentement. Bien que l'on reconnaisse la nécessité de permettre la présentation à des fins légitimes d'une preuve concernant le comportement sexuel, les exceptions excluent d'autres fins où la preuve ne serait pas simplement trompeuse, mais fort pertinente et utile. Dans ce cas, la disposition tombe dans le piège mentionné par le professeur Galvin.

Une deuxième critique, connexe, formulée à l'endroit de dispositions comme l'art. 276 est qu'elles préconisent une "compartimentation" des éléments de preuve, qui ne permet pas de trancher de façon appropriée le problème de preuve fondamental en cause, c'est‑à‑dire déterminer si la preuve est réellement pertinente et non simplement sans objet et trompeuse. Cela équivaut à prédire la pertinence en fonction d'une série de catégories. Les tribunaux et les commentateurs ont fréquemment parlé de l'impossibilité de prédire la pertinence au moyen d'une série de règles ou de catégories. Dans l'arrêt R. c. Morin, [1988] 2 R.C.S. 345, aux pp. 370 et 371, le juge Sopinka, au nom de la majorité, dit:

Il est difficile et peut‑on prétendre peu souhaitable de formuler des règles strictes pour servir à déterminer la pertinence d'une catégorie particulière de preuve. La pertinence dépend beaucoup des autres éléments de preuve et des autres points en litige dans une affaire. Les tentatives pour définir par le passé les critères d'admission de faits similaires n'ont pas connu beaucoup de succès. . . Le critère doit présenter suffisamment de souplesse pour s'adapter aux circonstances diverses dans lesquelles il doit être appliqué.

Des commentateurs ont critiqué les dispositions législatives sur la protection des victimes de viol qui comportent une interdiction générale assortie d'exceptions parce que, selon eux, cette méthode n'offre pas au tribunal suffisamment de latitude pour déterminer correctement la pertinence dans un cas donné. Voici ce que dit le professeur Galvin à la p. 8l4, au sujet du modèle "Michigan":

[traduction] . . . un grand nombre de ces lois ne permettent pas à l'accusé de présenter de preuve sur le comportement sexuel, qui est sans conteste pertinente et nécessaire à l'appui d'une défense légitime. D'une part, le problème est tout simplement une omission de codifier un nombre suffisant d'exceptions; la jurisprudence illustre amplement la nécessité de modifier un grand nombre de ces lois pour que puisse être admise plus souvent la preuve sur le comportement sexuel. Toutefois, il est encore plus important de signaler que les rédacteurs ne semblent pas avoir vu le lien commun entre chacune de ces utilisations pertinentes de la preuve portant sur le comportement sexuel — c'est‑à‑dire qu'il n'est jamais fait mention de la notion désobligeante de common law selon laquelle le consentement d'une femme à des rapports sexuels avec un homme laisse supposer qu'elle a consenti à des rapports avec d'autres ou qu'elle manque de crédibilité.

Bref, selon le professeur Galvin, le problème que présente une disposition comme l'art. 276 est qu'elle ne s'appuie pas sur la notion primordiale de pertinence et de validité de la fin visée mais plutôt sur des catégories de preuves admissibles qui ne peuvent jamais prévoir la multitude de situations pouvant se présenter dans des procès pour des infractions d'ordre sexuel. Doherty, précité, décrit succinctement cette lacune à la p. 57, où il dit que l'art. 276 exige [traduction] "une démarche de "compartimentation" mécanique face à la question de l'admissibilité fondée sur des critères qui, dans un cas donné, peuvent avoir peu de rapport avec la valeur potentielle de la preuve."

En résumé, l'art. 276 peut entraîner l'exclusion d'une preuve, par ailleurs admissible, susceptible dans certains cas d'être pertinente pour la défense. Il s'agit d'une interdiction absolue qui ne permet pas d'évaluer si, dans les circonstances de l'affaire, l'intégrité du procès ne serait pas mieux assurée par la réception de cette preuve que par son exclusion. Si l'on accepte qu'il peut parfois être justifié d'exclure des preuves pertinentes pour des raisons de principe, le fait demeure que l'art. 276 peut entraîner l'exclusion d'une preuve dans des cas où le principe même qui sous‑tend la disposition — découvrir la vérité et arriver au bon verdict — indiquerait que cette preuve devrait être admise. Étant donné que notre système de justice repose sur le principe qu'une personne innocente ne doit pas être déclarée coupable, son droit d'exposer sa cause ne devrait pas être restreint en l'absence d'une garantie que cette restriction est clairement justifiée par des considérations contraires encore plus importantes. Il faut une règle qui protège le droit fondamental à un procès équitable, mais qui ne permet pas de déduire sans motif légitime que la plaignante, à cause d'un comportement sexuel antérieur, est plus susceptible d'avoir consenti à l'acte ou moins susceptible de dire la vérité.

e) Les autres règles de preuve

On prétend que l'art. 276 n'est qu'une des nombreuses règles de preuve qui restreignent le droit de présenter une preuve pertinente en défense. Par exemple, les règles contre le ouï‑dire, le témoignage d'opinion et la preuve de moralité ainsi que les règles ayant trait au privilège restreignent incontestablement le droit de présenter une preuve. On allègue que l'existence même de ces règles indique qu'il n'est pas contraire aux principes de justice fondamentale ni à notre conception du procès équitable, d'interdire catégoriquement la présentation d'une preuve susceptible d'être pertinente pour la défense.

Cet argument repose sur l'hypothèse que des règles de preuve excluent fréquemment des éléments de preuve pertinents pour la défense, dont la valeur probante ne l'emporte pas sensiblement sur leur effet préjudiciable. Un examen plus attentif de ces règles permet toutefois de douter de cette proposition. En fait, la justification des règles d'exclusion de preuve est que la preuve exclue est susceptible d'avoir sur le procès un effet plus préjudiciable que salutaire. Par ailleurs, au cours des dernières années, ces règles sont devenues très souples, de sorte que le juge du procès a un pouvoir discrétionnaire important lorsqu'il s'agit d'admettre des éléments de preuve dont la valeur probante l'emporte sur le préjudice possible.

Prenons par exemple la règle du ouï‑dire. À une certaine époque, la preuve par ouï‑dire était absolument interdite, sous réserve d'un certain nombre de catégories d'exceptions strictement définies. Cette règle ressemblait à cet égard à l'art. 276 du Code criminel. Toutefois, au cours des dernières années, cette rigidité a été remplacée par une plus grande latitude laissée au juge de première instance. Dans l'arrêt Ares c. Venner, [1970] R.C.S. 608, notre Cour a statué que les anciennes catégories de preuve ne sont plus absolues et que la preuve par ouï‑dire, qui ne relève pas des exceptions traditionnelles, pouvait être admise une fois établie a) sa nécessité et b) sa fiabilité. Cette attitude a récemment été confirmée par notre Cour dans l'arrêt R. c. Khan, [1990] 2 R.C.S. 531. La raison de ce changement est simple. Les juges se sont rendu compte que les règles de preuve restreignaient injustement le droit de produire des éléments de preuve pertinents et utiles et portaient ainsi atteinte à la capacité du tribunal de découvrir la vérité et de rendre justice. Les tribunaux ont donc élargi la règle pour répondre à leur sens de la justice en permettant aux juges convaincus de la fiabilité et de l'exactitude d'une preuve de l'admettre même si elle ne relève pas des exceptions traditionnelles à la règle du ouï‑dire.

Il en est de même du privilège. Les tribunaux ont statué que le privilège à l'égard des indicateurs de police et celui du secret professionnel de l'avocat ne jouent pas lorsque leur application empêcherait la défense, dans un procès criminel, de présenter des éléments de preuve pertinents: Solliciteur général du Canada c. Commission royale d'enquête (Dossiers de santé en Ontario), précité; R. v. Dunbar and Logan, précité.

Le témoignage d'opinion est lui aussi loin d'être interdit de façon absolue. La règle à cet égard constitue moins une règle d'exclusion qu'un moyen d'établir certaines conditions de recevabilité d'une preuve qui par ailleurs pourrait ne pas être fiable — le témoignage d'opinion est habituellement incident aux questions de fait et on peut soutenir que le témoin usurpe ainsi le rôle du juge des faits de tirer des conclusions à partir des faits constatés. Si le témoin a les qualités requises pour donner une opinion et si l'opinion est pertinente et n'empiète pas indûment sur le rôle ultime du juge ou du jury, elle peut être recevable. En pratique, le juge du procès jouit d'un grand pouvoir discrétionnaire dans la pondération des considérations pertinentes dans chaque cas.

De même, la preuve de moralité peut être admise dans un procès criminel quand sa pertinence l'emporte sur le préjudice qu'elle peut causer. L'article 276 peut avoir pour effet d'exclure une telle preuve. Mentionnons la preuve relative à la conduite de l'accusé en d'autres occasions, que l'on appelle parfois la preuve de faits similaires. L'ancienne approche catégorielle à l'égard de la preuve de faits similaires a été abandonnée en droit et il est maintenant possible de présenter une preuve d'actes similaires, malgré la conclusion de prédisposition ou de moralité qu'on peut en tirer, pourvu que la pertinence de cette preuve à l'égard d'un élément particulier de l'affaire l'emporte sur son effet préjudiciable. Le juge du procès décide à cet égard suivant les faits de l'espèce. Par contre, l'art. 276 exclut catégoriquement toute preuve d'actes similaires de comportement sexuel, quelle que soit la valeur probante de cette preuve par rapport à son effet préjudiciable possible.

Les règles de common law en matière de preuve peuvent ne pas être parfaites. L'application des règles de preuve sur le comportement sexuel, que l'art. 276 a abolies, avait souvent des conséquences inéquitables. Par ailleurs, l'attitude plus souple que les tribunaux ont récemment adoptée dans des décisions en matière de preuve indique qu'ils sont particulièrement sensibles à la nécessité de recevoir une preuve d'une valeur probante réelle en l'absence d'autres considérations dominantes. Le problème de l'art. 276 est qu'il peut entraîner l'exclusion d'une preuve pertinente en l'absence d'autres considérations susceptibles de l'emporter sur sa valeur probante.

Pour ces motifs, je ne peux accepter l'argument que la démarche de la common law en matière de règles de preuve appuie la constitutionnalité de l'art. 276 du Code criminel.

f) Les autres ressorts

À l'appui de la prétention que l'art. 276 du Code ne porte pas atteinte aux principes de justice fondamentale ou au droit à un procès équitable, on allègue que des dispositions analogues à l'art. 276 ont été confirmées dans d'autres ressorts.

Le premier point à signaler est que l'art. 276 constitue la réponse la plus draconienne au problème de l'élimination d'inférences inappropriées quant au consentement et à la crédibilité tirées de la preuve concernant le comportement sexuel du plaignant. Le libellé de l'art. 276 suit le modèle dit "Michigan", c'est‑à‑dire qu'il comprend une interdiction générale assortie d'une série d'exceptions. Une disposition établie suivant ce modèle est généralement considérée comme la plus restrictive des dispositions sur la protection des victimes de viol en ce qu'elle ne laisse aux juges aucune latitude quant à l'utilisation d'une preuve pertinente qui pourrait ne pas faire partie des exceptions énumérées. En Angleterre, en Australie et dans de nombreux États américains, les tribunaux disposent généralement d'un certain pouvoir discrétionnaire leur permettant de se prononcer relativement à un cas non prévu; ils peuvent de ce fait éviter que l'exclusion d'une preuve fort pertinente pour la défense n'entraîne une situation inéquitable. Le professeur Galvin, aux pp. 876 à 902, présente trois autres types de dispositions sur la protection des victimes de viol en vigueur aux États‑Unis et ailleurs — le modèle "Texas", le modèle "fédéral" et le modèle "Californie" — qui accordent toutes aux tribunaux un certain pouvoir discrétionnaire.

C'est simplifier trop et à tort que d'affirmer que les textes législatifs rédigés selon le modèle "Michigan" ont été en grande partie maintenus. Bien que les tribunaux aient évité de les déclarer inopérants en entier, ils les ont contournés en utilisant deux techniques pour permettre la recevabilité de preuves pertinentes non visées par les exceptions. Ces techniques sont celles de "l'interprétation atténuée" et de "l'exemption constitutionnelle". Voici les commentaires du professeur Galvin à ce sujet aux pp. 773 et 774:

[traduction] En effet, ces textes législatifs ont dépouillé les tribunaux de leur pouvoir discrétionnaire de déterminer selon chaque cas la pertinence des preuves concernant le comportement sexuel. Bien que ces textes protègent fort bien les intérêts du plaignant et de l'État, ils ne permettent pas de répondre adéquatement aux besoins de l'accusé de présenter une preuve pertinente.

En fait, les tribunaux ont établi un type de réponse aux textes législatifs restrictifs de type "Michigan". Dans un nombre important de cas, les tribunaux d'appel se sont efforcés de confirmer la validité de ces lois, tout en ordonnant en même temps la présentation de preuves pertinentes concernant le comportement sexuel. Les tribunaux y sont arrivés en contournant les interdictions législatives expresses et en invoquant plutôt l'historique des dispositions et les considérations de principe sous‑jacentes. Dans quelques cas, les tribunaux ont déclaré inconstitutionnels les textes législatifs de type Michigan, en fonction des circonstances particulières de l'affaire. Certains de ces textes ont été modifiés en réaction aux décisions qui ont démontré la nécessité d'exceptions additionnelles.

Le fait que les tribunaux d'autres ressorts aient jugé nécessaire d'atténuer l'effet de dispositions semblables à l'art. 276 du Code criminel pour que l'accusé puisse présenter des preuves pertinentes à l'appui de sa défense renforce la conclusion que les dispositions contreviennent aux principes de justice fondamentale qui sont à la base d'un procès criminel équitable.

g) Résumé

Je conclus que l'art. 276 du Code criminel permet la violation de droits garantis par l'art. 7 et l'al. 11d) de la Charte. Pour atteindre son but, c'est‑à‑dire abolir l'usage sexiste et dépassé d'utiliser des preuves concernant le comportement sexuel, cet article va au‑delà de ce qui est nécessaire et rend inadmissibles des éléments de preuve qui peuvent être essentiels à la présentation d'une défense légitime et, partant, à la tenue d'un procès équitable. Pour que le juge et le jury ne puissent tirer d'inférence illégitime à partir de la preuve, l'art. 276 exige que l'on coure le risque réel de voir condamner un innocent. C'est payer trop chèrement l'avantage obtenu, et cette situation ne saurait être tolérée dans une société qui n'approuve aucunement la condamnation d'un innocent. Cette conclusion est appuyée par d'autres règles de preuve qui ont été adaptées face au risque d'exclusion arbitraire de preuves utiles, de même que par des règles de droit dans d'autres ressorts qui d'une façon ou d'une autre rejettent l'idée que les textes législatifs sur la protection des victimes de viol, aussi légitimes que soient leurs buts, soient rédigés en termes larges au point de priver l'accusé des moyens d'établir une défense légitime.

Par contre, l'art. 277 ne contrevient pas à la Charte.

2. l'art. 276 est‑il sauvegardé par l'article premier de la Charte?

L'article 276 du Code criminel est‑il justifié dans une société libre et démocratique, bien qu'il puisse donner lieu à une violation de la Charte?

La première étape de l'examen consiste à se demander si l'objectif que cherche à atteindre la loi se rapporte à des préoccupations urgentes et réelles: R. c. Oakes, [1986] 1 R.C.S. 103. Suivant l'analyse déjà faite, il faut répondre affirmativement à cette question.

En deuxième lieu, la violation des droits doit être proportionnée à l'objectif se rapportant à une préoccupation urgente. Cet examen comporte trois volets. Premièrement, on peut dire que les mesures législatives ont un lien rationnel avec l'objectif en question car l'art. 276 permet d'exclure des éléments de preuve inutiles, voire même trompeurs, concernant le comportement sexuel du plaignant. Deuxièmement, il faut se demander si la mesure législative est de nature à porter le moins possible atteinte au droit en question. On prétend que le législateur doit bénéficier d'une certaine marge de man{oe}uvre, notamment lorsqu'il tente de trouver le point d'équilibre entre des groupes concurrents dans la société: Irwin Toy Ltd. c. Québec (Procureur général), [1989] 1 R.C.S. 927. À supposer que la présente affaire, bien que de nature criminelle et opposant comme telle le ministère public et l'accusé, puisse se classer dans cette catégorie, on ne saurait quand même dire que le degré de violation que comporte l'art. 276 est suffisamment restreint. En créant des exceptions à l'exclusion de la preuve sur le comportement sexuel du plaignant à d'autres occasions, le législateur a correctement reconnu la nécessité d'une approche modérée, qui autorise la présentation d'une preuve vraiment pertinente pour la défense, quel qu'en soit l'effet préjudiciable possible. Toutefois, le législateur exclut en même temps d'autres éléments de preuve sur le comportement sexuel qui pourraient être aussi pertinents pour la défense et qui ne semblent pas avoir un effet préjudiciable plus important que celui des exceptions prévues. Dans la mesure où cet article ne permet pas à la défense de présenter une preuve pertinente dont la valeur n'est pas clairement surpassée par son effet préjudiciable, il a une portée trop large.

Enfin, je passe à l'examen du troisième aspect du critère de proportionnalité, savoir l'existence d'un équilibre entre l'importance de l'objectif et l'effet préjudiciable de la loi. En l'espèce, comme je l'ai déjà dit, l'objectif de la loi est d'empêcher que les preuves d'autres actes de comportement sexuel permettent de déduire à tort que la plaignante est plus susceptible d'avoir consenti à l'acte sexuel en question ou moins susceptible de dire la vérité. Subsidiairement, les dispositions attaquées visent à favoriser l'équité des procès, à inciter au dépôt de plaintes d'infractions d'ordre sexuel et enfin à réduire le plus possible l'atteinte à la vie privée de la plaignante. On améliore ainsi la sécurité personnelle des femmes et leur droit à la même protection et au même bénéfice de la loi. Par contre, ces dispositions ont pour effet d'exclure des preuves pertinentes pour la défense, dont la valeur l'emporte sur leur effet préjudiciable possible. Comme je l'ai indiqué dans l'analyse de l'art. 7, toutes les parties reconnaissent qu'une disposition qui écarte une preuve de la défense, dont la valeur probante n'est pas clairement surpassée par l'effet préjudiciable qu'elle peut avoir sur le procès, ne permet pas d'accorder le même poids aux droits des plaignants et à ceux des accusés. Il faut fixer la limite de façon à empêcher la tenue d'un procès inéquitable et la condamnation possible d'une personne innocente. L'article 276 ne satisfait pas à ce critère.

Je conclus que l'art. 276 n'est pas sauvegardé par l'article premier de la Charte.

3.La disposition législative est‑elle sauvegardée par l'application de la doctrine de l'exemption constitutionnelle?

La Cour d'appel à la majorité, ayant conclu que l'art. 276 violait à certains égards l'art. 7 et l'al. 11d) de la Charte, s'est abstenue de déclarer inopérant l'article en question au motif qu'il appartenait au juge du procès de refuser de l'appliquer dans les cas où son application entraînerait une violation de la Constitution, ce qui, selon la majorité, serait rare.

Ayant conclu que la disposition a une portée trop large et n'est pas sauvegardée par l'article premier de la Charte, je n'examinerai pas si la Cour peut déclarer une loi valide en partie au moyen de techniques comme celles de l'interprétation atténuée et de l'exemption constitutionnelle. À supposer, sans en décider, que c'est là une avenue possible, il faut alors déterminer si la doctrine de l'exemption constitutionnelle peut s'appliquer dans un tel cas. À mon avis, elle ne le peut pas.

Premièrement, le présent pourvoi ne se prête pas à l'application de la doctrine parce qu'elle ne permettrait pas d'atteindre le but visé, c'est-à-dire de confirmer en grande partie la disposition législative adoptée par le Parlement. Elle incorporerait dans la disposition un élément que le législateur a spécifiquement choisi d'exclure, le pouvoir discrétionnaire du juge du procès. Si l'on ajoute à ceci les nombreuses procédures proposées par les tribunaux pour procéder à la modification du texte législatif, on perd de vue l'intention du législateur. Bien que l'exemption permette peut‑être de sauvegarder la loi dans un sens, elle la modifie sensiblement dans un autre. Lorsqu'elle a pour effet de modifier la loi d'une manière aussi importante, on peut se demander s'il est utile ou approprié d'appliquer la doctrine de l'exemption constitutionnelle.

Deuxièmement, on peut s'opposer à l'application de la doctrine pour le motif qu'on arriverait essentiellement au même résultat que si le tribunal déclarait la disposition inopérante, c'est‑à‑dire l'établissement d'un régime fondé sur les notions de pertinence reconnues en common law. Comme l'indique le professeur Paciocco dans "The Charter and the Rape Shield Provisions of the Criminal Code: More About Relevance and the Constitutional Exemptions Doctrine" (1989), 21 Ottawa L. Rev. 119, à la p. 146:

[traduction] La doctrine ne servirait aucunement à résoudre les questions d'admissibilité. De par la restriction constitutionnelle, la preuve exclue par la disposition devrait être admise dans les cas où elle est pertinente et suffisamment probante pour soulever chez le juge des faits un doute raisonnable compte tenu de toutes les circonstances de l'affaire. Par conséquent, l'art. 276 ne permettrait d'exclure que les preuves non pertinentes ou non probantes. Selon les règles de preuve ordinaires, les renseignements non pertinents sont déjà écartés.

Troisièmement, cette solution est difficile d'application. En l'espèce, la doctrine déléguerait au juge du procès la tâche de déterminer quand la disposition en question ne devrait pas être appliquée. Ce qui équivaut à dire qu'elle ne devrait pas être appliquée quand elle ne devrait pas l'être à moins qu'il n'existe un critère étranger à la Charte. Si l'on se fonde sur ce raisonnement, le tribunal n'aurait jamais à déclarer une loi inopérante en vertu de l'art. 52 de la Loi constitutionnelle de 1982; on pourrait toujours trancher la question en demandant aux juges de première instance de ne pas appliquer les lois lorsqu'elles ont pour effet de violer la Charte.

Cela aurait pour effet d'imposer à l'accusé le fardeau d'établir que la décision d'exclure une preuve, par exemple, est inconstitutionnelle, fardeau que l'accusé n'aurait pas si l'article était déclaré inopérant.

Il importe de signaler que notre Cour, en ne niant pas "la possibilité d'accorder à certaines personnes, dans certains cas, une "exemption constitutionnelle" de l'application d'une loi par ailleurs valide" (R. c. Big M Drug Mart Ltd., précité, à la p. 315; R. c. Edwards Books and Art Ltd., [1986] 2 R.C.S. 713, aux pp. 783 à 785), l'a fait dans le contexte d'arguments voulant que certains groupes (p. ex., des entreprises qui, pour des motifs d'ordre religieux, observent un jour de repos autre que le dimanche) devraient être exemptés de l'application d'une loi. Cette classification établirait un critère étranger à la Charte, qui servirait à déterminer l'applicabilité et à satisfaire aux exigences de certitude et de prévisibilité de la loi. Par contre, notre Cour s'est abstenue de donner une interprétation large à une disposition législative de manière à lui prêter des critères constitutionnels: Hunter c. Southam Inc., [1984] 2 R.C.S. 145, et a rejeté la notion que la constitutionnalité d'une loi susceptible de violer des droits constitutionnels puisse être maintenue au motif que le ministère public peut, dans l'exercice de son pouvoir discrétionnaire, éviter l'atteinte aux droits constitutionnels de l'accusé. Dans R. c. Smith, [1987] 1 R.C.S. 1045, le juge Lamer, maintenant Juge en chef, dit au nom de la majorité, à la p. 1078:

À mon avis, l'article ne peut pas être sauvegardé en invoquant ce pouvoir discrétionnaire qu'a le ministère public de ne pas appliquer la loi dans les cas où il estime que son application entraînerait une violation de la Charte. Ce serait là ignorer totalement l'art. 52 de la Loi constitutionnelle de 1982 qui porte que la Constitution rend inopérantes les dispositions incompatibles de toute autre règle de droit et les tribunaux ont le devoir de déclarer qu'il en est ainsi; ils ne peuvent laisser ni au ministère public ni à personne d'autre le soin d'éviter une violation. [Je souligne.]

Pour ces motifs, je conclus qu'il ne convient pas d'appliquer la doctrine de l'exemption constitutionnelle aux faits de l'espèce. L'article 276 doit être déclaré inopérant en vertu de l'art. 52 de la Loi constitutionnelle de 1982. Je n'écarte pas de ce fait la possibilité d'appliquer dans d'autres situations la doctrine de l'exemption constitutionnelle.

4. Les effets de l'annulation de l'art. 276

Il faut d'abord se demander si l'annulation de l'art. 276 rétablit les anciennes règles de common law, qui permettaient la réception libérale et souvent inappropriée de preuves concernant le comportement sexuel du plaignant. Certaines utilisations inappropriées de ce genre de preuve sont interdites par l'art. 277, que je tiens pour valide. D'autres règles de common law ne sont cependant pas couvertes par l'art. 277. L'annulation de l'art. 276 les rétablit-elle?

Il faut répondre par la négative. Les règles en question sont des règles de common law et, à l'instar des autres règles de preuve en common law, elles doivent être adaptées à la situation actuelle. Comme l'ont reconnu tous les avocats dans les présents pourvois, la réalité en 1991 est que la preuve concernant le comportement sexuel et la réputation du plaignant ne peut en soi être considérée comme une preuve logique de la crédibilité ou du consentement du plaignant. Bien qu'ils puissent encore orienter la pensée d'un grand nombre, les deux mythes que l'art. 276 cherche à éliminer ne sont vraiment que des mythes et ils ne sauraient exister à l'intérieur d'un système juridique rationnel et juste. Il s'ensuit que les anciennes règles qui permettaient la preuve concernant le comportement sexuel et toléraient les inférences invalides pouvant en être tirées seulement à ces fins n'ont pas leur place dans notre droit.

Pour déterminer quelle est la situation juridique en l'absence de l'art. 276 du Code, il faut examiner les principes fondamentaux régissant le procès et l'utilisation de la preuve. Si l'on revient à la maxime de Thayer, les preuves pertinentes devraient être admises (et les preuves non pertinentes ne pas l'être) pourvu que leur valeur probante l'emporte sur l'effet préjudiciable qu'elles peuvent avoir sur le déroulement d'un procès équitable. Par ailleurs, l'accent ne doit pas être mis sur la preuve en soi, mais sur l'utilisation que l'on veut en faire. Comme l'indique le professeur Galvin, nous cherchons à [traduction] "abolir l'utilisation dépassée et sexiste des preuves concernant le comportement sexuel, tout en permettant que soient conservées les autres utilisations de ce genre de preuve.": précité, à la p. 809.

Cette définition du problème laisse supposer une méthode qui abolit les utilisations et les inférences irrégulières, tout en préservant les utilisations légitimes de ces preuves. On est généralement d'accord sur le fait qu'une interdiction générale assortie d'exceptions est vouée à l'échec à cause de l'impossibilité de prédire quelles seront les preuves pertinentes dans un cas donné: voir Galvin, Doherty et Elliott, précités. Par ailleurs, les juges ne peuvent agir par caprice. Comme le fait remarquer le professeur Vivian Berger dans son article intitulé: "Man's Trial, Woman's Tribulation: Rape Cases in the Courtroom" (1977), 77 Colum. L. Rev. 1, à la p. 69:

[traduction] Le problème est d'arriver à une attitude se situant entre des règles législatives rigides et un pouvoir judiciaire absolu: on risque, dans le premier cas, de porter atteinte aux droits des défendeurs, dans le second, d'ignorer les besoins des plaignants.

Après un examen approfondi des diverses démarches adoptées dans les différents pays à l'égard de la protection des victimes de viol, le professeur Galvin propose l'interdiction des utilisations illégitimes de la preuve et une décision du tribunal dans chaque cas qui serait prise avec l'aide de lignes directrices. Voici ce qu'elle propose (aux pp. 903 et 904):

[traduction] Comportement sexuel de la victime de viol. Dans une poursuite pour viol, la preuve que la victime a consenti à avoir des rapports sexuels avec qui que ce soit d'autre que l'accusé n'est pas admissible à l'appui de l'inférence qu'une personne qui a déjà donné un tel consentement est de ce fait plus susceptible d'avoir consenti aux rapports sexuels à l'origine de la poursuite. Toutefois, la preuve du consentement à des rapports sexuels de la part de la victime peut être admissible à d'autres fins.

(1) À titre d'illustration seulement, voici des exemples de preuve admissible en vertu de cette disposition:

(A) La preuve d'actes sexuels précis tendant à établir qu'une personne autre que l'accusé aurait infligé les blessures subies lors du viol allégué par la poursuite;

(B) La preuve d'actes sexuels tendant à établir l'existence d'un préjugé ou d'un motif de fabrication d'une preuve par la victime;

(C) La preuve d'un comportement sexuel à ce point caractéristique et ressemblant tellement à la version de l'incident en question donnée par l'accusé qu'elle tend à établir que la victime aurait pu consentir à l'acte ou s'être comportée d'une façon portant l'accusé à croire raisonnablement au consentement;

(D) La preuve d'un comportement sexuel antérieur, connu de l'accusé au moment de l'acte reproché, tendant à établir que l'accusé avait des motifs raisonnables de croire que la victime consentait à l'acte reproché;

(E) La preuve tendant à repousser une preuve préalablement présentée par la poursuite portant sur le comportement sexuel de la victime;

(F) La preuve que la victime a présenté de fausses allégations de viol.

La proposition de Galvin, à quelques modifications près, constitue une réponse appropriée au problème des inférences illégitimes tirées de la preuve sur le comportement sexuel de la plaignante, tout en préservant le droit de l'inculpé à un procès équitable. De plus, c'est une solution susceptible d'être appliquée par le juge de première instance en l'absence d'un texte législatif en la matière. Cette proposition constitue essentiellement une application des notions fondamentales de common law qui régissent la recevabilité de la preuve au cours d'un procès. L'interdiction générale quant à l'utilisation inappropriée de la preuve concernant le comportement sexuel découle du fait que le juge peut toujours faire une mise en garde contre l'utilisation d'un élément de preuve particulier pour tirer une conclusion sur une question à l'égard de laquelle cette preuve n'a aucune valeur probante. De même, confier au juge le soin de se prononcer sur la recevabilité d'une preuve correspond au rôle fondamental du juge du procès de déterminer la pertinence de la preuve et sa recevabilité en fonction de l'équilibre entre sa valeur probante et l'effet préjudiciable qu'elle peut avoir.

En ce qui concerne la façon de déterminer si la preuve concernant le comportement sexuel devrait être admissible, Galvin propose la présentation d'une requête écrite et la tenue d'une audience à huis clos (p. 904). L'affidavit préliminaire et l'audience à huis clos visent à réduire au minimum l'atteinte à la vie privée du plaignant. Si l'affidavit ne démontre pas la pertinence de la preuve, il n'y aura pas d'audience. Une fois la pertinence établie, la preuve sera présentée au cours d'une audience à huis clos et ne sera pas rendue publique si le juge conclut que l'effet préjudiciable qu'elle pourrait avoir l'emporte sur sa valeur probante. L'application de ces mesures ne nécessite pas l'intervention du législateur. On reconnaît depuis toujours qu'il appartient aux tribunaux d'établir les procédures qui permettront d'assurer un procès équitable. Par exemple, la tenue d'un voir‑dire avant qu'on puisse utiliser un aveu, est de droit prétorien.

Si j'accepte la prémisse et l'orientation générale de la proposition de Galvin, j'y proposerais quelques modifications. Il ne semble pas nécessaire d'établir, dans le contexte canadien, deux règles distinctes régissant l'utilisation de la preuve sur le comportement sexuel en vue de tirer des inférences illégitimes quant au consentement et à la crédibilité. Je me demande de nouveau si la preuve d'autres rapports sexuels avec l'accusé devrait être automatiquement admissible dans tous les cas; parfois, cette preuve pourrait n'avoir qu'une valeur probante restreinte ou nulle. Le terme "plaignant" est davantage compatible avec la présomption d'innocence de l'accusé que le terme "victime". Il y a lieu d'adapter la défense de croyance raisonnable au consentement, proposée par le professeur Galvin, puisque le caractère raisonnable de la croyance n'est pas exigé en droit canadien. On devrait aussi, selon moi, faire ressortir qu'il est nécessaire de mettre clairement le jury en garde contre l'utilisation inappropriée de la preuve présentée.

En l'absence de texte législatif, notre Cour peut proposer des lignes directrices sur la recevabilité et l'utilisation de preuves concernant le comportement sexuel. Ces lignes directrices doivent être considérées comme une tentative de décrire les conséquences de l'application des règles générales en matière de pertinence et de recevabilité de la preuve, sans plus, et non comme du droit prétorien immuable.

À mon avis, ce nouveau régime impose une double responsabilité au juge du procès. Il doit d'abord évaluer, avec la plus grande sensibilité, si la preuve présentée par la défense satisfait au critère exigeant un degré de pertinence qui l'emporte sur les préjudices et les inconvénients qui résulteraient de l'admission de cette preuve. Les exemples donnés plus haut indiquent que s'il surviendra des cas où une telle preuve aura une force probante suffisante, ces cas seront rares. Le juge du procès doit s'assurer que la preuve est présentée à une fin légitime et qu'elle appuie logiquement un moyen de défense. Les recherches à l'aveuglette qui ont malheureusement sévi dans le passé ne doivent plus être autorisées. Le juge doit exercer son pouvoir discrétionnaire pour garantir que ni les procédures à huis clos ni le procès ne deviennent le théâtre de conduite humiliante ou abusive de la part des avocats de la défense.

La deuxième responsabilité ainsi imposée au juge consiste à s'assurer très soigneusement que, dans les cas exceptionnels où les circonstances exigent l'admission de la preuve, le jury reçoit des directives complètes et correctes sur l'utilisation appropriée de cette preuve. Il faut mettre les jurés en garde contre toute inférence interdite qu'ils pourraient tirer d'une preuve relative au comportement sexuel antérieur. Si une telle preuve peut être présentée à une fin logiquement liée à l'établissement d'un moyen de défense, il peut être important de rappeler aux jurés qu'ils ne doivent pas laisser les allégations relatives à l'activité sexuelle antérieure les mener à la conclusion que le plaignant est moins digne de foi ou qu'il était plus probable qu'il ait, pour cette raison, donné son consentement. Il faut espérer que les juges, par exercice responsable et sensible de leur pouvoir discrétionnaire, réduiront ou élimineront les préoccupations qui ont donné naissance à des dispositions comme l'art. 276, tout en préservant le droit de l'accusé à un procès équitable.

Voici comment je résumerais les principes applicables:

1.Dans un procès relatif à une infraction d'ordre sexuel, la preuve que, à d'autres occasions, le plaignant a consenti à des rapports sexuels (y compris des rapports sexuels antérieurs avec l'accusé) n'est pas admissible si elle vise uniquement à appuyer l'inférence que le plaignant est de ce fait:

a) plus susceptible d'avoir consenti aux actes sexuels à l'origine du procès;

b) moins digne de foi comme témoin.

2.La preuve d'un consentement du plaignant à des rapports sexuels peut être admissible à des fins autres qu'une inférence relative au consentement ou à la crédibilité du plaignant si elle possède une valeur probante à l'égard d'un point en litige et si le danger d'effet préjudiciable de cette preuve ne l'emporte pas sensiblement sur sa valeur probante.

À titre d'illustration seulement, voici quelques exemples de preuve admissible:

(A) La preuve d'actes sexuels précis tendant à établir qu'une personne autre que l'accusé a causé les conséquences physiques du viol allégué par la poursuite;

(B) La preuve d'actes sexuels tendant à établir l'existence d'un préjugé ou d'un motif de fabrication d'une preuve par le plaignant;

(C) La preuve d'un comportement sexuel antérieur, connu de l'accusé au moment de l'acte reproché, tendant à établir que l'accusé croyait que le plaignant consentait à l'acte reproché (sans fixer de règles absolues, on peut s'attendre à ce qu'il y ait une certaine proximité dans le temps entre la conduite dont on allègue qu'elle a donné lieu à une croyance sincère et la conduite reprochée);

(D) La preuve d'un comportement sexuel antérieur qui satisfait aux normes d'admissibilité de la preuve d'actes similaires, sous réserve qu'une telle preuve ne peut être utilisée légitimement à la simple fin de démontrer que le plaignant avait donné son consentement ou n'est pas un témoin digne de foi;

(E) La preuve tendant à repousser une preuve préalablement présentée par la poursuite portant sur le comportement sexuel du plaignant.

3.Avant d'admettre une preuve de consentement de la victime à des rapports sexuels, il faut établir par la tenue d'un voir‑dire (qui peut avoir lieu à huis clos) sur affidavits ou témoignages de l'accusé ou de tiers, que l'utilisation projetée de la preuve d'un autre comportement sexuel est une utilisation valide.

4.Lorsque la preuve que le plaignant a eu des rapports sexuels à d'autres occasions est admise au cours d'un procès devant jury, le juge doit mettre le jury en garde contre la déduction de la preuve des rapports eux-mêmes que le plaignant a pu consentir à l'acte allégué ou qu'il est moins digne de foi.

II.La compétence du juge chargé de l'enquête préliminaire et la possibilité de réviser l'erreur du juge par voie de certiorari.

Dans chacune des affaires dont nous sommes saisis, le juge chargé de l'enquête préliminaire a décidé qu'il n'avait pas compétence pour décider si les art. 276 et 277 devaient être déclarés inopérants en vertu de la Charte et, après avoir exclu des éléments de preuve en application de ces articles, il a renvoyé les accusés à leur procès.

Dans chacun des cas, le juge Galligan a statué que le juge chargé de l'enquête préliminaire avait compétence pour trancher la question constitutionnelle et lui a renvoyé l'affaire pour qu'il poursuive l'enquête préliminaire en se fondant sur le fait que les art. 276 et 277 étaient inopérants.

Seaboyer a présenté au juge Galligan une demande de bref de certiorari, dont il peut être interjeté appel en vertu du Code criminel. Gayme a présenté une demande en vertu du par. 24(1), dont il ne peut être interjeté appel en vertu du Code criminel.

La Cour d'appel a statué que les juges chargés de l'enquête préliminaire ont eu raison de conclure qu'ils n'étaient pas compétents pour déterminer la validité des art. 276 et 277 du Code et, par conséquent, que le juge Galligan a commis une erreur lorsqu'il a rendu les ordonnances et renvoyé les affaires aux juges chargés de l'enquête préliminaire. Elle a ordonné la tenue des procès.

Ces faits soulèvent trois questions:

(1)Les juges chargés de l'enquête préliminaire sont‑ils habilités à déterminer la constitutionnalité d'une disposition législative portant sur la preuve?

(2)S'ils le sont et s'ils ont commis une erreur en statuant qu'ils ne l'étaient pas, cette erreur était‑elle susceptible de révision par suite de la requête présentée au juge Galligan?

(3)Le ministère public peut‑il interjeter appel de l'ordonnance rendue par le juge Galligan dans l'affaire Gayme?

J'examinerai chacune de ces questions séparément.

1.Les juges chargés de l'enquête préliminaire ont‑ils compétence pour déterminer la constitutionnalité d'une disposition législative portant sur la preuve en vertu de l'art. 52 de la Loi constitutionnelle de 1982?

Je suis d'avis de répondre à cette question par la négative au motif que le Code criminel n'autorise pas le juge qui préside une enquête préliminaire à examiner des questions constitutionnelles.

L'article 52 de la Loi constitutionnelle de 1982 ne permet pas à un tribunal de déterminer si une disposition législative est constitutionnelle. Cette compétence doit être attribuée dans la loi habilitante: Mills c. La Reine, [1986] 1 R.C.S. 863; Douglas/Kwantlen Faculty Assn. c. Douglas College, [1990] 3 R.C.S. 570.

C'est la partie XVIII du Code criminel qui précise la compétence du juge chargé d'une enquête préliminaire. Dans l'arrêt Mills, notre Cour a conclu qu'un juge qui préside une enquête préliminaire n'est pas "un tribunal compétent" au sens de l'art. 24 de la Charte et n'est donc pas habilité à accorder une réparation en vertu de cet article. La Cour, à la majorité, a statué que le magistrat chargé d'une enquête préliminaire n'est pas un tribunal compétent parce que le Code criminel ne lui confère pas "la compétence qui l'autoriserait à entendre et à juger la question de savoir s'il y a eu violation ou négation d'un droit garanti par la Charte." (le juge McIntyre, à la p. 954). Le juge La Forest, souscrivant à cette opinion, donne des détails sur la tâche du magistrat, à la p. 970:

Aux termes du Code criminel, la tâche du magistrat présidant une enquête préliminaire se limite essentiellement à établir si, à son avis, la preuve produite devant lui suffit pour que l'inculpé soit renvoyé pour subir son procès; si c'est le cas le magistrat doit ordonner le renvoi à procès, sinon l'inculpé doit être libéré.

À mon avis, rien dans la Charte ne justifie l'élargissement de la portée de la tâche précise attribuée au magistrat par le Code. De plus, d'un point de vue pratique, il me semble que cela lui compliquerait inutilement la tâche, exigerait une preuve plus abondante ou, à tout le moins, un tri plus minutieux des éléments de preuve que ce n'est le cas dans le cadre d'une enquête préliminaire et, en tout état de cause, mettrait le magistrat dans l'obligation d'examiner d'une manière différente de celle envisagée par le Code les questions dont il se trouve saisi.

À mon avis, il n'existe aucune raison de s'écarter des propos du juge McIntyre dans l'arrêt Mills, savoir que le Code criminel ne confère pas au juge chargé de l'enquête préliminaire la compétence de déterminer s'il y a eu violation ou négation d'un droit garanti par la Charte. L'interprétation législative et les principes directeurs appuient ce point de vue. En vertu du Code criminel, la tâche du juge à l'enquête préliminaire se borne à déterminer si la preuve est suffisante pour justifier une poursuite. Bien que le juge puisse rendre des décisions en matière de preuve à cette étape, ces décisions n'ont aucune incidence sur l'issue du procès ou sur la culpabilité ou l'innocence de l'accusé. Lorsqu'il détermine si la preuve est suffisante pour justifier un renvoi à procès, le juge n'a qu'à appliquer les règles de preuve existantes; la protection des droits de l'accusé n'exige pas davantage à cette étape. En ce qui concerne les principes directeurs, beaucoup d'arguments militent en faveur de laisser, dans la mesure du possible, au juge du procès le soin de se prononcer sur les contestations fondées sur la Charte. Le juge du procès aura vraisemblablement un tableau plus complet de la preuve et de son importance dans le contexte et il sera mieux placé pour trancher les questions de preuve. Par ailleurs, en admettant que le juge chargé de l'enquête préliminaire puisse trancher les questions constitutionnelles, ses décisions sont susceptibles de donner lieu, comme en l'espèce, à des appels interlocutoires sur des points restreints, dont le règlement risque de prendre des années, ce qui retarde le déroulement du procès. C'est pourquoi il est préférable de laisser au juge du procès le soin de trancher les questions constitutionnelles.

On peut facilement faire la différence entre la situation d'un juge ou magistrat à l'enquête préliminaire et celle de l'arbitre dans l'arrêt Douglas College. Dans cette affaire, la loi habilitante conférait à l'arbitre de vastes pouvoirs lui permettant de trancher à la fois les questions de fait et de droit ainsi que le différend entre les parties. Il ne pouvait s'acquitter de cette tâche sans statuer sur la contestation fondée sur la Charte. Comme l'affirme le juge La Forest dans l'arrêt Douglas College, à la p. 604: "Le citoyen, qui comparaît devant des organismes décisionnels établis pour se prononcer sur ses droits et ses devoirs, devrait pouvoir faire valoir les droits et libertés garantis par la Constitution." L'inverse est également vrai du juge chargé d'une enquête préliminaire, dont la seule tâche est de déterminer si des poursuites sont justifiées. Les droits de l'accusé n'ont pas besoin d'être déterminés à cette étape initiale et ne devraient pas l'être. Même si le juge chargé d'une enquête préliminaire n'a pas compétence pour trancher des questions constitutionnelles, l'accusé peut toujours faire valoir les droits qui lui sont garantis par la Charte; l'examen de cette question se trouve seulement retardé jusqu'à ce que l'accusé comparaisse devant l'organisme décideur chargé de se prononcer sur ses "droits et devoirs" — en l'occurrence le tribunal de première instance.

Pour ces motifs, je suis d'accord avec la Cour d'appel que les juges chargés de l'enquête préliminaire ont eu raison de conclure qu'ils n'avaient pas compétence pour statuer sur la constitutionnalité des art. 276 et 277 du Code.

2.Peut-on demander la révision de la décision des juges chargés de l'enquête préliminaire?

Si en l'espèce les juges chargés de l'enquête préliminaire avaient compétence pour trancher la question constitutionnelle, leur refus de le faire et leur décision ultérieure d'exclure la preuve d'autres rapports sexuels des plaignantes constituent‑ils une erreur de compétence donnant lieu à révision?

Compte tenu de ma réponse à la première question, il est inutile d'examiner ce point. Toutefois, étant donné le débat dont nous sommes saisis, il peut s'avérer utile de revoir les principes applicables à l'examen judiciaire fondé sur la Charte à l'étape de l'enquête préliminaire. En ce qui concerne les décisions rendues par le juge à l'enquête préliminaire, notre Cour a statué que seules les questions de perte ou d'excès de compétence pouvaient donner lieu à un appel: Forsythe c. La Reine, [1980] 2 R.C.S. 268. La Cour a aussi affirmé que les violations de la Charte ne suffisent pas en soi à faire naître une erreur de compétence: Mills, précité. Il s'ensuit que, en règle générale, en matière criminelle, l'examen fondé sur la Charte se déroulera à l'étape du procès: Mills.

La seule exception à cette règle semble être le cas où il n'y a aucune autre réparation, existante ou possible, applicable à la violation d'un droit garanti par la Charte. Dans l'arrêt Mills, le juge Lamer, maintenant Juge en chef, fait mention de cas où la réparation devrait être immédiate ou être accordée rapidement; il s'agit des demandes en vertu de l'art. 11 concernant le délai, le déni d'un cautionnement raisonnable, la tenue d'un nouveau procès et le parti pris dans les procédures. Le juge La Forest est d'accord (à la p. 972):

[B]ien que ce soit normalement la juridiction de première instance qui ait compétence pour accorder la réparation, des situations peuvent se présenter dans lesquelles le tribunal devant lequel se déroulera le procès n'a pas encore été déterminé au moment où le besoin d'une réparation se fait sentir, ou dans lesquelles il ne convient pas de demander une réparation à ce tribunal parce que celui‑ci a lui‑même contribué à porter atteinte à un droit garanti par la Constitution. Dans ces cas, le tribunal compétent doit être la cour supérieure de la province dans l'exercice de sa compétence inhérente.

Ainsi, bien que l'examen fondé sur la Charte ait normalement lieu à l'étape du procès, il est possible de chercher à l'obtenir auparavant dans les cas où il n'existe pas d'autre réparation.

Cela dit, je partage l'opinion qu'il faut décourager les appels de décisions rendues à l'enquête préliminaire. Bien que la loi doive au besoin offrir une réparation, cette réparation devrait en général être accordée dans le contexte de la procédure habituelle, savoir le procès. Cette restriction évitera qu'il y ait une pléthore d'appels interlocutoires avec les retards qu'ils entraînent nécessairement. Les tribunaux chargés de l'examen pourront ainsi avoir un meilleur aperçu de la question, en ce qu'ils disposeront d'un tableau plus complet de la preuve et de l'affaire.

3.L'ordonnance rendue à l'égard de Gayme était‑elle susceptible de révision?

Gayme prétend que le renvoi de l'affaire au juge chargé de l'enquête préliminaire, ordonné par le juge Galligan, a été effectué en vertu du par. 24(1) et qu'il n'est donc pas susceptible d'examen en vertu du Code criminel: Mills, aux pp. 959 et 960. Il a présenté une demande de certiorari et de jugement déclaratoire en vertu du par. 24(1). Le Code criminel prévoit la possibilité d'interjeter appel contre une ordonnance de révision en matière de compétence par voie de certiorari, mais non contre un jugement déclaratoire rendu en vertu de l'art. 24 de la Charte.

Bien que cette question ne soit pas très claire, les motifs du juge Galligan laissent supposer qu'il ne procédait pas en vertu du par. 24(1). En effet, il dit: [traduction] "il est inutile d'examiner la demande de jugement déclaratoire de Gayme". D'après l'ensemble du dossier, je suis convaincue que l'affaire a été traitée comme une simple demande de révision et qu'un appel pouvait être formé devant la Cour d'appel de l'Ontario.

4.Dispositif

La conclusion que les juges chargés de l'enquête préliminaire n'avaient pas compétence pour se prononcer sur la constitutionnalité des art. 276 et 277 du Code criminel a amené la Cour d'appel à décider que les renvois étaient justifiés et que les procès devaient avoir lieu. Je conviens que ces affaires ne peuvent pas être renvoyées aux juges chargés de l'enquête préliminaire qui ont épuisé leurs pouvoirs à cet égard puisque les renvois à procès ont été maintenus. Le renvoi des affaires aux juges chargés de l'enquête préliminaire n'avancerait à rien. Les éléments de preuve appropriés seront admis aux procès au cours desquels sera déterminée la culpabilité ou l'innocence des accusés.

Je tiens à ajouter que, compte tenu des conclusions de la Cour sur la question de compétence, il n'était pas strictement nécessaire pour la Cour d'appel ou notre Cour d'examiner les questions constitutionnelles. Notre Cour a décidé de le faire en raison de l'importance des questions posées et de l'analyse approfondie qui en a été faite devant les tribunaux d'instance inférieure et dans les débats des présents pourvois et aussi parce qu'il est souhaitable, dans les circonstances, de s'assurer que les procès se poursuivront sur un fondement approprié. Toutefois, compte tenu des circonstances inhabituelles qui ont donné lieu aux pourvois (dont le fait que la décision du juge Galligan qui a soulevé les questions constitutionnelles a été rendue avant l'arrêt R. c. Mills), la présente affaire ne devrait pas être invoquée comme précédent à l'appui d'une contestation constitutionnelle dans des cas où il n'est pas nécessaire de répondre à une question relative à la Charte pour trancher un litige.

Conclusion

Je suis d'avis de rejeter les pourvois et de confirmer l'ordre de la Cour d'appel portant renvoi à procès. Je suis d'avis de répondre aux questions constitutionnelles de la façon suivante:

1.L'article 246.6 [maintenant 276] ou 246.7 [maintenant 277] du Code criminel est‑il incompatible avec l'art. 7 ou l'al. 11d) de la Charte canadienne des droits et libertés?

Oui, l'art. 276 est incompatible avec l'art. 7 et l'al. 11d). L'article 277 ne l'est pas.

2.Si l'art. 246.6 ou 246.7 du Code criminel est incompatible avec l'art. 7 ou l'al. 11d) de la Charte canadienne des droits et libertés, cette incompatibilité est‑elle justifiée en vertu de l'article premier?

Non.

//Le juge L'Heureux-Dubé//

Les motifs des juges L'Heureux-Dubé et Gonthier ont été rendus par

Le juge L'Heureux-Dubé (dissidente en partie):

Introduction

Ces deux pourvois mettent en cause la pertinence, les mythes et les stéréotypes dans le contexte d'agressions sexuelles. Plus particulièrement, la preuve du comportement sexuel antérieur de la plaignante est‑elle pertinente et admissible lors du procès d'un prévenu inculpé d'une agression sexuelle? Dans ce contexte est mise en cause la constitutionnalité des art. 276 et 277 du Code criminel, L.R.C. (1985), ch. C‑46 (auparavant les art. 246.6 et 246.7), au motif que ces articles contreviendraient à l'art. 7 et à l'al. 11d) de la Charte canadienne des droits et libertés.

Les deux appelants, Seaboyer et Gayme, ont été accusés d'agression sexuelle. Au cours de l'enquête préliminaire, Gayme a cherché à présenter une preuve sur le comportement sexuel antérieur de la plaignante. Comme les art. 276 et 277 du Code interdisent l'admissibilité de cette preuve, Gayme a demandé au juge chargé de l'enquête préliminaire de déclarer inopérantes les dispositions attaquées au motif qu'elles violaient son droit à un procès équitable garanti par la Charte. Le juge a déterminé qu'il n'avait pas compétence pour appliquer l'art. 52 de la Loi constitutionnelle de 1982 et a rejeté la preuve proposée ainsi que le contre‑interrogatoire. L'appelant Gayme a été renvoyé à son procès.

L'appelant Seaboyer a été renvoyé à son procès à la fin de l'enquête préliminaire. Les appelants Gayme et Seaboyer ont tous les deux demandé à la Cour suprême de l'Ontario d'annuler le renvoi à procès. L'appelant Gayme avait aussi présenté une demande de jugement déclaratoire, mais cette demande n'a pas été examinée par la cour. Le juge Galligan a entendu les deux appels en même temps. Il a déclaré inopérants les art. 276 et 277 du Code au motif qu'ils contrevenaient à l'art. 7 et à l'al. 11d) de la Charte et a annulé les renvois à procès. Il a renvoyé les affaires aux juges chargés de l'enquête préliminaire. Les procès des appelants n'ont pas encore eu lieu.

Le ministère public a interjeté appel de l'ordonnance du juge Galligan. La Cour d'appel de l'Ontario a accueilli l'appel et rétabli les renvois à procès: (1987), 61 O.R. 290. La Cour d'appel, à la majorité, a statué que le refus du juge à l'enquête préliminaire d'autoriser le contre‑interrogatoire de la plaignante sur son comportement sexuel antérieur ne constituait pas une erreur de compétence et qu'en conséquence un certiorari ne pouvait pas être émis pour annuler les renvois à procès. En outre, la cour a affirmé que le juge à l'enquête préliminaire ne constituait pas un tribunal compétent et qu'il n'avait donc pas juridiction pour accorder à l'accusé une réparation pour violation d'un droit garanti par la Charte. Selon la cour, à la majorité, [traduction] "[o]n ne saurait dire que les juges de la Cour provinciale ont excédé leur juridiction en omettant de rendre une décision qu'ils n'étaient nullement autorisés à rendre" (à la p. 296). Même si cela suffisait pour trancher les questions en litige, la Cour d'appel a examiné le mérite de la question constitutionnelle afin de guider les juges du procès qui allaient entendre ces affaires. La cour, à la majorité, a statué que bien que ces dispositions aient un objectif valide du point de vue constitutionnel, elles pouvaient, à de rares occasions, contrevenir aux droits garantis par la Charte. La cour a, par ailleurs, jugé que ces dispositions ne pouvaient être sauvegardées par l'article premier. Plutôt que de les déclarer inopérantes, la Cour d'appel a décidé que, puisque les cas où ces dispositions auraient un effet inconstitutionnel sont rares, elles continueraient de s'appliquer, sauf dans ces circonstances limitées.

Notre Cour, statuant sur les deux appels interjetés par les accusés, les rejette et confirme la décision de la Cour d'appel de l'Ontario relativement à la compétence du juge chargé de l'enquête préliminaire. Je souscris à l'opinion de la majorité sur ce point. Notre Cour à la majorité rejette aussi l'allégation que l'art. 277 du Code est inconstitutionnel et je partage entièrement cette opinion. Toutefois, notre Cour à la majorité est également d'avis que l'art. 276 du Code criminel est inconstitutionnel en ce qu'il contreviendrait à l'art. 7 et à l'al. 11d) de la Charte canadienne des droits et libertés et ne peut être sauvegardé par l'article premier de la Charte. J'inscris mon profond désaccord avec cette conclusion.

Dans l'analyse qui suit, je m'abstiendrai d'examiner les faits de ces deux affaires qui sont en attente de procès puisqu'il appartiendra aux juges du procès de rendre les décisions pertinentes. Je n'examinerai donc que les questions constitutionnelles qui concernent l'art. 276 du Code criminel.

Les dispositions législatives

Les deux pourvois portent sur les art. 276 et 277 (auparavant les art. 246.6 et 246.7) du Code criminel. Ces dispositions touchent les accusations d'agression sexuelle, d'agression sexuelle armée, d'agression sexuelle causant des lésions corporelles ou accompagnée de menaces à une tierce personne et d'agression sexuelle grave.

Code criminel

276.(1) Dans des procédures à l'égard d'une infraction prévue aux articles 271, 272 ou 273, l'accusé ou son représentant ne peuvent présenter une preuve concernant le comportement sexuel du plaignant avec qui que soit d'autre que l'accusé à moins qu'il ne s'agisse:

a) d'une preuve qui repousse une preuve préalablement présentée par la poursuite et portant sur le comportement ou l'absence de comportement sexuel du plaignant;

b) de la preuve d'un rapport sexuel du plaignant présentée dans le but d'établir l'identité de la personne qui a eu avec le plaignant des rapports sexuels lors de l'événement mentionné dans l'accusation;

c) d'une preuve d'actes de conduite sexuelle qui ont eu lieu en même temps que ceux qui sont à l'origine de l'accusation dans les cas où la preuve porte sur le consentement que l'accusé croyait que le plaignant avait donné.

(2) Aucune preuve n'est admissible en vertu de l'alinéa (1)c) à moins:

a) d'une part, qu'un avis raisonnable n'ait été donné par écrit au poursuivant par l'accusé ou en son nom, de son intention de produire cette preuve, et faisant état des détails qui s'y rapportent;

b) d'autre part, qu'une copie de cet avis n'ait été déposée auprès du greffier du tribunal.

(3) Aucune preuve n'est admissible en vertu du paragraphe (1) à moins que le juge, le juge de la cour provinciale ou le juge de paix, après tenue d'une audition à huis clos en l'absence du jury et lors de laquelle le plaignant n'est pas un témoin contraignable, ne soit convaincu que les exigences énumérées au présent article ont été respectées.

277. Dans des procédures portant sur une infraction prévue aux articles 271, 272 ou 273, une preuve de réputation sexuelle visant à attaquer ou à défendre la crédibilité du plaignant est inadmissible.

Charte canadienne des droits et libertés

7. Chacun a droit à la vie, à la liberté et à la sécurité de sa personne; il ne peut être porté atteinte à ce droit qu'en conformité avec les principes de justice fondamentale.

11. Tout inculpé a le droit:

. . .

d) d'être présumé innocent tant qu'il n'est pas déclaré coupable, conformément à la loi, par un tribunal indépendant et impartial à l'issue d'un procès public et équitable;

15. (1) La loi ne fait acception de personne et s'applique également à tous, et tous ont droit à la même protection et au même bénéfice de la loi, indépendamment de toute discrimination, notamment des discriminations fondées sur la race, l'origine nationale ou ethnique, la couleur, la religion, le sexe, l'âge ou les déficiences mentales ou physiques.

28. Indépendamment des autres dispositions de la présente charte, les droits et libertés qui y sont mentionnés sont garantis également aux personnes des deux sexes.

Les questions en litige

Les questions constitutionnelles suivantes furent énoncées par le juge en chef Dickson le 28 septembre 1988:

1.L'article 246.6 ou 246.7 du Code criminel est‑il incompatible avec l'art. 7 ou l'al. 11d) de la Charte canadienne des droits et libertés?

2.Si l'art. 246.6 ou 246.7 du Code criminel est incompatible avec l'art. 7 ou l'al. 11d) de la Charte canadienne des droits et libertés, cette incompatibilité est‑elle justifiée en vertu de l'article premier?

Les autres questions sont les suivantes:

1.Si l'art. 246.6 ou 246.7 du Code criminel, ou les deux, sont déclarés inopérants, quelles sont alors les règles de droit applicables?

2.Si les articles sont incompatibles avec la Charte canadienne des droits et libertés et ne sont pas justifiés en vertu de l'article premier, convient‑il de déclarer une exemption constitutionnelle en faveur de l'accusé?

3.Le juge chargé de l'enquête préliminaire a‑t‑il la compétence requise pour accorder réparation en vertu de l'art. 24 de la Charte canadienne des droits et libertés ou de l'art. 52 de la Loi constitutionnelle de 1982?

4.Dans les circonstances, le redressement par voie de certiorari peut‑il être invoqué?

Analyse

Afin de répondre aux questions constitutionnelles soulevées dans le présent pourvoi, il est de toute première importance d'examiner la prévalence et l'impact des croyances discriminatoires sur le déroulement des procès pour infractions d'ordre sexuel. Ces croyances influent sur le traitement des plaintes, les règles de droit appliquées lorsque et si le procès s'instruit, le déroulement du procès et le verdict rendu. J'estime que les questions constitutionnelles doivent être examinées dans un plus large contexte politique, social et historique pour tenter d'en arriver à une analyse constitutionnelle qui ait quelque sens. Le juge Wilson a discuté de l'intérêt de cette approche dans l'arrêt Edmonton Journal c. Alberta (Procureur général), [1989] 2 R.C.S. 1326, à la p. 1352. Elle dit à la p. 1355: "Il me semble qu'une qualité de la méthode contextuelle est de reconnaître qu'une liberté ou un droit particuliers peuvent avoir une valeur différente selon le contexte."

En guise de note introductive, qui n'est pas sans importance, il y a lieu d'expliquer la terminologie qui sera utilisée dans les présents motifs. Dans les décisions publiées, une femme qui a été agressée sexuellement est la "poursuivante", la "prétendue victime" ou la "plaignante". L'utilisation du terme "poursuivante" découle du fait historique qu'il appartenait à la victime de l'agression d'intenter une poursuite civile pour obtenir réparation. À l'heure actuelle, c'est le ministère public qui intente et dirige les poursuites de cette nature; néanmoins, il arrive que ce terme soit encore utilisé. Comme il est nettement archaïque et a une connotation péjorative, j'éviterai de l'utiliser. Le choix est plus difficile lorsqu'il s'agit de qualifier la femme qui a été agressée sexuellement de "plaignante" ou de "prétendue victime". À mon avis, ces termes présentent aussi des problèmes; le premier a une connotation dure (tout particulièrement dans ce contexte), le deuxième laisse présumer que la femme n'a aucun motif de se plaindre. Toutefois, cette dernière description est exacte en droit puisqu'une personne ne peut être la victime de l'agression d'un accusé tant que celui‑ci n'a pas été déclaré coupable hors de tout doute raisonnable. En ce sens, le terme est exact (sauf bien entendu dans les cas où, à la suite d'une agression, l'accusé réussit à faire valoir sa croyance sincère mais erronée au consentement). Toutefois, en raison du caractère trop général de ce terme et de la présomption qu'il crée, j'éviterai d'utiliser l'expression la "prétendue victime" dans mes motifs. Bien que le terme "plaignante" comporte autant de lacunes que les autres, c'est néanmoins celui des trois qui en comporte le moins et je l'utiliserai donc dans mon opinion.

Enfin, les dispositions qui font ici l'objet de la contestation constitutionnelle sont communément appelées "dispositions sur la protection des victimes de viol". Cette description renferme implicitement une présomption quant à leur objet: simplement protéger la plaignante contre les rigueurs du contre‑interrogatoire au procès. Comme je l'établirai clairement, je l'espère, bien que ces dispositions visent la protection de la plaignante, il ne s'agit pas là de leur seul objet, ni nécessairement du plus important. En conséquence, je n'emploierai pas cette expression inexacte lorsque je me référerai à ces dispositions.

L'agression sexuelle

L'agression sexuelle est différente d'un autre crime. Dans la vaste majorité des cas, la cible est une femme et l'agresseur est un homme (98,7 pour 100 des personnes accusées d'agression sexuelle sont des hommes: Statistiques criminelles 1986, cité dans T. Dawson, "Sexual Assault Law and Past Sexual Conduct of the Primary Witness: The Construction of Relevance" (1988), 2 C.J.W.L. 310, note 72, à la p. 326). Contrairement aux autres crimes de nature violente, ces crimes sont en grande partie non rapportés. Toutefois, il est reconnu que les femmes continuent d'être victimisées à un rythme alarmant et il existe certaines indications que le taux déjà effroyablement élevé d'agressions sexuelles est à la hausse. En ce qui concerne les agressions sexuelles, les taux de poursuite et de déclaration de culpabilité sont parmi les moins élevés de tous les crimes violents. Peut‑être plus que dans le cas de tout autre crime, la crainte et la réalité constante de l'agression sexuelle influent sur la façon dont les femmes organisent leur vie et définissent leurs rapports avec l'ensemble de la société. L'agression sexuelle est différente d'un autre crime.

Selon des estimations prudentes, au moins une femme sur cinq, au Canada, sera agressée sexuellement pendant sa vie, (voir J. Brickman et J. Briere, "Incidence of Rape and Sexual Assault in an Urban Canadian Population" (1985), 7 Int'l J. of Women's Stud. 195). Le Rapport du Comité sur les infractions sexuelles à l'égard des enfants et des jeunes précise qu'une femme sur deux sera victime d'actes sexuels non désirés (Infractions sexuelles à l'égard des enfants (1984)). Bien que les sociologues reconnaissent que la fréquence des agressions sexuelles est élevée, ils admettent qu'il est impossible, pour diverses raisons, de mesurer avec exactitude le taux réel de victimisation. Toutefois, selon Brickman et Briere, précité, les chiffres de la police [traduction] "peuvent être multipliés entre cinq et vingt fois pour corriger la sous‑estimation du nombre de victimes". (Voir aussi LeGrand, "Rape and Rape Laws: Sexism in Society and Law" (1973), 61 Calif. L. Rev. 919, à la p. 939 et L. Clark et D. Lewis, Rape: The Price of Coercive Sexuality (1977), à la p. 57.) Bien qu'il y ait un écart important entre le nombre d'incidents rapportés et le nombre réel de victimes, il y a un écart additionnel entre ce que les chercheurs nous indiquent comme nombre réel et le nombre véritable de victimes.

Il existe nombre de raisons de nature à inciter les femmes à ne pas porter plainte: la crainte de représailles, la crainte que leur traumatisme se prolonge face à la police et au système de justice pénale, la crainte d'une perte apparente de statut et le peu d'intérêt à signaler une agression sexuelle à cause de ses répercussions typiques comme la dépression, les reproches personnels ou la perte d'estime de soi. Bien que toutes ces raisons soient significatives et importantes, le fait le plus pertinent pour nos fins est le nombre de victimes qui choisissent de ne pas porter plainte auprès des autorités parce qu'elles estiment que les institutions responsables considéreront leur plainte d'une façon stéréotypée et partiale. Dans le rapport du Solliciteur général du Canada, Sondage canadien sur la victimisation en milieu urbain: Crimes signalés et crimes non signalés (1984), les statistiques à cet égard sont précisées à la p. 10:

L'analyse des raisons pour lesquelles on n'a pas signalé les incidents confirme beaucoup des préoccupations qui ont déjà été relevées par les travailleurs de l'aide aux victimes de viol, à savoir que les femmes craignent des représailles de l'agresseur (un facteur qui intervient dans 33 % des incidents non signalés) et, fait encore plus alarmant, qu'elles s'abstiennent souvent de signaler l'incident à cause de leur appréhension concernant l'attitude de la police ou des tribunaux à l'égard de ce genre d'infraction (43 % des incidents non signalés).

(Voir aussi L. Holmstrom et A. Burgess, The Victim of Rape: Institutional Reactions (1983), à la p. 58, et P. Marshall, "Sexual Assault, The Charter and Sentencing Reform" (1988), 63 C.R. (3d) 216, à la p. 217.)

La femme qui dépose une plainte auprès des autorités voit sa situation analysée en fonction des mythes courants à l'égard du viol, c'est‑à‑dire qui elle devrait être pour que la loi reconnaisse qu'elle a été violée; qui devrait être l'agresseur pour que la loi reconnaisse qu'il peut être un violeur et quelle doit être l'ampleur des blessures qu'elle a subies pour qu'on la croit. Si la situation de la victime ne correspond pas aux mythes, il est peu probable qu'une arrestation sera effectuée ou une déclaration de culpabilité obtenue. Comme l'indiquent souvent les poursuivants et la police pour tenter de s'excuser d'avoir recours à des stéréotypes il est inutile de saisir le système de justice d'une plainte si les jurys et les juges acquitteront l'accusé en raison de leur perception stéréotypée de la "supposée victime" et de la "supposée" victimisation. K. Williams, The Prosecution of Sexual Assaults (1978), examine, à la p. 42, le taux d'élimination des plaintes d'agression sexuelle à l'intérieur du système de justice:

[traduction] . . . le groupe de travail sur le viol du D.C. s'inquiète du fait que les affaires d'agression sexuelle ne réussissent pas bien devant les tribunaux. Toutefois, il ne savait pas si ce phénomène était attribuable au taux normal d'élimination des plaintes, que l'on retrouve dans tous les dossiers, ou si les affaires de viol donnaient plus souvent lieu à des rejets. Cette dernière affirmation semble la bonne. Selon notre analyse, les affaires de viol sont moins susceptibles de donner lieu à une déclaration de culpabilité que celles de vol qualifié, de vol avec effraction et de meurtre. Le seul crime qui donne lieu à un taux d'élimination comparable est celui de voies de fait graves. On peut expliquer une grande partie du taux d'élimination des plaintes de voies de fait, mais cette explication ne s'applique pas aux affaires de viol. Dans le cas des voies de fait graves, dans plus de 60 pour 100 des plaintes rejetées lors du filtrage initial et dans plus de la moitié des rejets qui ont lieu par la suite, c'est le témoin plaignant qui cesse de coopérer avec le ministère public. L'élimination des plaintes qui découle de la décision de la victime ne permet pas d'expliquer l'élimination des plaintes de viol. Dans les affaires de viol, l'élimination des plaintes résultera plus vraisemblablement du fait que le ministère public estime que la crédibilité de la plaignante est douteuse. [. . .] Peu de dossiers [. . .] se rendent au procès [. . .] La plupart des affaire de cette nature n'atteignent pas cette étape. [Je souligne.] [Italiques dans l'original.]

Plus spécifiquement, dans la classification des plaintes comme étant "fondées" ou "non fondées", la police se base en grande partie sur les conceptions populaires de l'agression sexuelle. La plupart des corps de police semblent avoir mis au point une méthode rapide pour décider s'ils doivent ou non donner suite à une plainte donnée. Cette méthode repose à la fois sur le mythe populaire du violeur (par opposition à l'ensemble des hommes) et sur le stéréotype concernant la moralité et la sexualité des femmes. Holmstrom et Burgess, précité, aux pp. 174 à 199, présentent et expliquent la plupart de ces mythes et stéréotypes.

[traduction] 1. Résistance et emploi de la force: La femme qui défend son honneur. Il existe un mythe qu'une femme ne peut pas être violée contre sa volonté et qu'elle peut empêcher le viol si elle le désire réellement.

Le ministère public tente d'établir qu'elle a résisté ou n'a pas eu la chance de le faire et la défense tente de prouver le contraire.

Les femmes savent qu'il n'existe pas de réponse de leur part qui assurera leur sécurité. Sondage canadien sur la victimisation en milieu urbain: Les femmes victimes d'actes criminels (1985) vient confirmer l'expérience et la connaissance des femmes. Aux pp. 7 et 8 du rapport, les auteurs indiquent:

Soixante pour cent des victimes qui ont tenté de faire entendre raison à leur assaillant et 60 % de celles qui ont résisté activement en luttant avec lui ou en utilisant une arme ont été blessées. Chaque cas d'agression sexuelle est particulier et le nombre de facteurs inconnus est si élevé (taille de la victime et de l'assaillant, menaces verbales ou physiques, etc.) qu'il est impossible de recommander sans réserve une règle à suivre en toutes circonstances.

[traduction] 2. Le défendeur connu: Le violeur en tant qu'étranger. Il existe un mythe que les violeurs sont des étrangers qui sortent des buissons pour attaquer leurs victimes [. . .] c'est un point de vue répandu qu'il ne peut y avoir de viol entre amis ou parents.

La défense utilise l'existence d'un lien entre les parties pour blâmer la victime. (Selon Feild et Bienen, infra, à la p. 76, [traduction] "dans une proportion importante des viols signalés, la victime connaît l'assaillant". Voir aussi J. Check et N. Malamuth, "Sex Role Stereotyping and Reactions to Depictions of Stranger Versus Acquaintance Rape" (1983), 45 J. of Pers. and Soc. Psych. 344, aux pp. 344 et 345.)

[traduction] 3. La réputation sexuelle: Le complexe de la madone et de la prostituée. [. . .] les femmes [. . .] sont classées par types à une seule dimension: elles sont maternelles ou sexy. Elles sont bonnes ou mauvaises. Elles sont des madones ou des prostituées.

Les règles juridiques utilisent ces distinctions.

[traduction] 4. La réputation générale: Si la femme n'est pas convenable et respectable à 100 pour 100. [. . .] Le fait de bénéficier de l'aide sociale, de consommer des boissons alcoolisées ou de la drogue peut servir à attaquer la crédibilité de quiconque; toutefois, dans le cas des femmes, on se sert de ces facteurs pour insinuer que la femme a consenti aux rapports sexuels avec le défendeur ou échangé une faveur sexuelle contre de l'argent.

5. Le caractère émotif des femmes. On suppose que les femmes sont plus émotives que les hommes. Si une femme est violée, on s'attend qu'elle sera hystérique pendant l'incident et qu'elle sera visiblement troublée ensuite. Si elle est capable de "garder son sang-froid", les gens supposent qu'il ne s'est rien passé. [. . .]

6. Le dépôt d'une plainte de viol. Il existe deux attentes contradictoires en ce qui concerne le dépôt des plaintes de viol. Premièrement, si une femme a été violée, elle sera trop bouleversée et honteuse pour déposer une plainte, c'est pourquoi la plupart de ces crimes ne sont pas signalés. Deuxièmement, si une femme est violée, elle sera si troublée qu'elle voudra déposer une plainte. Ces deux attentes existent simultanément.

7. La femme est inconstante et rancunière. Un autre stéréotype est que la femme est tout particulièrement méchante. On considère que les femmes sont inconstantes et rancunières à l'égard de leurs anciens amants.

8. La femme sous surveillance: La victime essaie‑t‑elle d'échapper à une peine? [. . .] On suppose que le comportement sexuel de la femme, dépendant de son âge, est surveillé par ses parents ou son mari et plus généralement par la collectivité. Si une femme dit qu'elle a été violée, la défense prétend alors qu'elle a consenti à des rapports sexuels qu'elle n'était pas supposée avoir. Elle s'est fait prendre et veut se racheter aux yeux de la personne qui la surveillait.

9. Contestation de l'existence des rapports sexuels. Un autre stéréotype répandu est que les femmes se laissent aller à des fantasmes sur le viol. On présume que les femmes inventent des récits de rapports sexuels, lorsqu'en fait il ne s'est rien passé. [. . .] On croit aussi que les femmes fabriquent des récits de comportement sexuel non pas dans le cadre de fantasmes, mais par rancune.

10. Le stéréotype du violeur. Le stéréotype du violeur est qu'il est un étranger qui sort des buissons pour attaquer sa victime et s'enfuit ensuite. [. . .] on peut utiliser les stéréotypes du violeur pour blâmer la victime. Elle raconte ce qu'il lui a fait. Puisqu'il arrive souvent que le récit de la victime ne correspond pas à l'idée que les jurés se font d'un violeur, le comportement de ce dernier joue contre elle.

Un corollaire de ce mythe est que le violeur n'est pas "normal" et qu'il est un "malade mental".

Notre Cour a déjà examiné l'application des mythes et des stéréotypes à l'égard des femmes dans le contexte du droit criminel. Dans l'arrêt R. c. Lavallee, [1990] 1 R.C.S. 852, notre Cour a examiné l'incidence négative des stéréotypes concernant les femmes battues et a conclu à la p. 890 que "[l]a preuve d'expert peut aider le jury en détruisant ces mythes." L. Vandervort, "Mistake of Law and Sexual Assault: Consent and Mens Rea" (1987), 2 C.J.W.L. 233, à la p. 258, note 43, suggère que [traduction] "[l]e système de justice pénale peut jouer un rôle important en vue de remplacer les mythes de l'agression sexuelle et les définitions sociales fondées sur ces mythes par des opinions fondées sur les faits et les résultats d'études empiriques."

Cette liste des conceptions stéréotypées sur les femmes et l'agression sexuelle n'est nullement exhaustive. Comme la plupart des stéréotypes, elles sont une façon, si imparfaite soit‑elle, de comprendre le monde et, comme la plupart de ces conceptions, opèrent à un niveau de conscience qui les rend difficiles à éliminer et à attaquer directement. Cette mythologie influence la police dans sa décision de classifier une plainte comme "fondée ou non fondée", le ministère public dans sa décision d'intenter ou non des poursuites, la perception que le juge ou le juré a de la culpabilité ou de l'innocence de l'accusé et de la "bonté" ou de la "méchanceté" de la victime, et enfin a réussi à se tailler une place dans les règles de preuve et de fond régissant le procès en cette matière.

En ce qui concerne l'utilisation de ces croyances par la police, Clark et Lewis, dans leur étude des pratiques de la police, (A Study of Rape in Canada: Phases `C' and `D': Report to the Donner Foundation of Canada, 1976 (inédit)), cités dans M. Stanley, Les victimes de viol et la justice pénale avant le projet de loi C‑127 (1985), à la p. 19), affirment à la p. 57:

[traduction] Le cheminement d'une affaire de viol dans le système judiciaire pénal suit un processus d'élimination hautement sélectif. Seule une fraction de tous les viols est déclarée; de ce nombre, seule une fraction est classifiée comme étant fondée; et sur ce nombre, seule une fraction des plaintes fondées conduit à une arrestation; enfin, seul un petit nombre de suspects est condamné.

Comme je l'ai déjà dit, les mythes entourant le viol servent fréquemment à éliminer les dossiers qui ne méritent pas qu'on y donne suite. Que la police utilise ces croyances consciemment ou non pour évaluer, avant le procès, la preuve par rapport aux mythes existants dans une tentative d'obtenir une proportion convenable de déclarations de culpabilité, il est évident que très peu de plaintes déposées auprès de la police sont classées comme fondées. Clark et Lewis, précité, estiment que [traduction] "l'on donne suite seulement aux "meilleurs" dossiers parmi les plaintes jugées fondées" (p. 22). Bien qu'il y ait un accroissement du nombre de plaintes jugées fondées, une plainte d'agression sexuelle est encore [traduction] "trois fois plus susceptible d'être considérée comme non fondée qu'une autre dans le cas de la plupart des autres infractions" (Renner et Sahjpaul, "The New Sexual Assault Law", aux pp. 408 et 409, cité dans T. Dawson, précité, à la p. 327). M. Stanley, précité, aux pp. 34 et 35, fait un sommaire surprenant des conclusions de Clark et Lewis, précité, en ce qui concerne le type de plainte le plus susceptible d'être considérée comme fondée:

En examinant les facteurs qui influent sur la classification faite par la police des plaintes en deux catégories, "fondées" et "non fondées" on a pu dégager un profil de femmes qui, selon Clark et Lewis, ne "peuvent pas être violées". [Ils] ont conclu que le facteur le plus important pour déterminer qu'une enquête aura lieu ou non à la suite d'une plainte est fondé sur la moralité de la victime. Si elle est ivre lorsqu'elle est interrogée par la police la première fois, ou s'il agit d'une adolescente en fuite qui ne vivait pas à la maison et était sans emploi, si elle était âgée entre 30 et 40 ans, et si elle était séparée, divorcée, si elle vivait en concubinage ou si elle était "dés{oe}uvrée", en chômage ou bénéficiaire de l'aide sociale, ou si elle recevait des soins psychiatriques, la police laissait tomber la plainte. En outre, si la victime n'était pas hystérique quand elle a porté plainte, ou si elle avait attendu trop longtemps pour porter plainte, ou si elle connaissait l'agresseur, si elle l'avait volontairement accompagné à son domicile, ou si elle a accepté de monter dans sa voiture, il est probable que la police ne donnerait pas suite à la plainte. S'il y a des preuves de violence, spécialement si une arme a été utilisée, si d'autres crimes ont été commis outre le viol, ou s'il y avait plus d'un agresseur, les policiers étaient plus enclins à poursuivre l'enquête.

Holmstrom et Burgess, précité, aux pp. 43 et 44 arrivent à peu près à la même conclusion:

[traduction] Bref, la police a dans l'esprit une image de la victime idéale et du dossier idéal de viol. Elle est fort enthousiaste lorsqu'il s'agit de donner légalement suite à un dossier "solide". Si l'on met ensemble les critères de la police pour tracer un portrait "type idéal", on peut affirmer qu'un dossier serait parfait si la police possède tous les renseignements suivants: des policiers ont été témoins du crime; la victime peut fournir une bonne description de l'agresseur; il existe des preuves médicales à l'appui, notamment du sperme et des blessures; la version donnée de l'incident demeure constante et inchangée; la victime a été forcée d'accompagner l'agresseur; au moment de l'incident, la victime s'occupait de son affaire, était vierge, sobre, et émotivement stable; elle a été bouleversée par le viol, elle ne connaissait pas le contrevenant; l'agresseur possède un casier judiciaire et il doit déjà répondre à une longue liste d'accusations.

L'effet de ce processus de filtrage devient évident lorsqu'on examine le résultat final: le taux de déclarations de culpabilité. Clark et Lewis, dans Rape: The Price of Coercive Sexuality, précité, cité dans C. Backhouse et L. Schoenroth, "A Comparative Survey of Canadian and American Rape Law" (1983), 6 Can.‑U.S. L.J. 48, note 278, à la p. 81, nous fournissent une estimation du taux réel de déclarations de culpabilité dans les dossiers de viol. En se fondant sur un taux de plaintes de 40 pour 100 (soit l'une des estimations les plus élevées à cet égard), un taux de plaintes fondées de 36 pour 100, un taux d'arrestations de 75 pour 100 et un taux de déclarations de culpabilité de 51 pour 100, les auteurs concluent que seulement 7 pour 100 des violeurs seront vraisemblablement déclarés coupables. Bien que leurs conclusions soient fondées sur les statistiques du crime à Toronto pour l'année 1970, leurs données et leurs conclusions font voir l'utilité restreinte des statistiques qui n'utilisent que les plaintes signalées pour estimer les taux de fréquence, d'arrestations et de déclarations de culpabilité. Par ailleurs, des données plus récentes viennent appuyer leurs conclusions. D'après H. Feild et L. Bienen, Jurors and Rape (1980), à la p. 95, [traduction] "selon les récentes statistiques sur la criminalité, un individu qui commet un viol a seulement environ quatre chances sur cent d'être arrêté, poursuivi et déclaré coupable d'une infraction quelconque". Le taux de déclarations de culpabilité pour les individus qui sont effectivement arrêtés et poursuivis est un peu plus élevé. Williams, précité, affirme à la p. 19:

[traduction] Les dossiers d'agression sexuelle donnent rarement lieu à une déclaration de culpabilité. Du nombre d'arrestations ayant atteint l'étape du jugement final lors de notre analyse, il y avait eu déclaration de culpabilité dans 22 pour 100 des cas — pour certaines accusations. Non seulement ce taux est faible, mais il est beaucoup moins élevé que dans le cas des autres crimes où il se situe entre 30 et 35 pour 100 [. . .] le taux de déclaration de culpabilité est peu élevé, quel que soit l'âge ou le sexe de la victime.

Les statistiques canadiennes ne sont pas plus encourageantes. Selon Statistique Canada, en 1973, le taux de déclarations de culpabilité pour tous les crimes contre la personne a été de 66,7 pour 100 contre 39,3 pour 100 pour le viol.

L'analyse que je viens de faire des taux de plaintes, d'arrestations et de déclarations de culpabilité ainsi que des pratiques policières en matière de classification des plaintes d'agression sexuelle nous permet d'avoir une estimation du nombre de femmes qui sont réellement victimisées. Cette analyse nous révèle également quelque chose sur l'éclat que les préjugés peuvent jeter sur ce qui se passe réellement; toutefois, elle ne nous renseigne pas beaucoup sur un effet connexe peut‑être encore plus important. En effet, qu'une femme ait ou non été victime d'une agression sexuelle, le taux élevé d'agressions influe sur la façon dont toutes les femmes organisent leur vie quotidienne. Le fait demeure que de nombreuses femmes, sinon la plupart, vivent dans la crainte de la victimisation. Cette crainte peut devenir si constante qu'elle passe largement inaperçue et n'est, malheureusement, pas remarquée. Dans leur étude de ce phénomène, M. Gordon et S. Riger, The Female Fear (1989), concluent que [traduction] ". . . les femmes restreignent leurs activités — vont même jusqu'à s'isoler — afin d'éviter d'être blessées." Ce point est présenté d'une façon saisissante, aux pp. 1 à 3 du Sondage canadien sur la victimisation en milieu urbain: Les femmes victimes d'actes criminels, précité:

Nous savons maintenant, d'après de récentes recherches sur la peur du crime, qu'une expérience de victimisation de première main ne constitue qu'une dimension de la peur. [. . .] Il existe un facteur particulièrement pertinent à la compréhension de la peur chez les femmes: les genres de violence auxquels les femmes sont les plus vulnérables, et particulièrement l'expérience et les effets de la violence domestique et de la violence sexuelle. Certaines femmes vivent sous le coup de menaces d'agression de la part d'un membre de leur propre ménage, et de nombreuses femmes vivent avec la crainte plus générale d'une agression sexuelle, crainte qui se manifeste rarement dans la vie des hommes.

. . . Toute forme d'agression sexuelle peut contribuer à alimenter les craintes des femmes, en les sensibilisant à la possibilité d'une attaque violente. Les sondages sur la victimisation ne peuvent de toute évidence pas se pencher sur tous les éléments qui peuvent rappeler subtilement aux femmes leur vulnérabilité.

. . . Même si le fait d'éviter les situations présentant des risques élevés peut se révéler un élément important de la prévention de la victimisation, il y a des contraintes et des coûts évidents rattachés à une telle stratégie. [. . .] Même une diminution modérée des activités sociales pour prévenir une victimisation violente peut réduire le sens de l'autonomie personnelle et avoir des répercussions négatives sur la qualité de la vie dans son ensemble.

Dans ses motifs de l'arrêt R. c. Keegstra, [1990] 3 R.C.S. 697, le juge en chef Dickson examine ce phénomène aux pp. 746 et 747, dans le contexte des groupes minoritaires visés par la propagande haineuse. Ses propos sont instructifs:

La dérision, l'hostilité et les injures encouragées par la propagande haineuse ont en conséquence un profond effet négatif sur l'estime de soi et sur le sentiment d'être accepté. Cet effet peut amener les membres du groupe cible à des réactions extrêmes, à éviter peut‑être les activités qui les mettent en contact avec des personnes n'appartenant pas à ce groupe ou à adopter des attitudes et des comportements qui leur permettront de se confondre avec la majorité. Ces conséquences sont graves dans une nation dont la fierté est d'être tolérante et de favoriser la dignité humaine . . .

Ceci nous amène davantage à reconnaître l'incidence des réactions sociales et juridiques à la victimisation sexuelle des femmes.

Si l'on oublie pour un instant le microcosme du système de justice pénale, on ne doit pas perdre de vue que le traitement des plaintes est effectué par des individus qui sont le produit de l'ensemble de la société. Bien que, de toute évidence, ceux qui sont ainsi impliqués aient des croyances stéréotypées au sujet des femmes et du viol, cela ne devrait pas vouloir dire pour autant qu'ils sont, peut‑être de par leur association étroite avec la question, uniques à cet égard. Dans un rapport rédigé par Informa Inc. pour le compte de la Direction générale de la condition féminine de l'Ontario en 1988, "Sexual Assault: Measuring the Impact of the Launch Campaign", les auteurs ont vérifié dans quelle mesure certaines croyances stéréotypées et discriminatoires étaient répandues chez les Ontariens. Selon les résultats, un nombre étonnant de personnes entretiennent les mêmes stéréotypes: les hommes agresseurs ne sont pas des hommes normaux, le mythe du "violeur fou"; les femmes provoquent ou s'attirent souvent l'agression sexuelle; les femmes sont agressées par des étrangers; les femmes acceptent souvent d'avoir des rapports sexuels, mais se plaignent ensuite de viol et enfin, existe le mythe connexe que les hommes sont souvent déclarés coupables à partir du faux témoignage de la plaignante, que les femmes peuvent autant que les hommes commettre une agression sexuelle et que quand une femme dit non, cela ne veut pas nécessairement dire non. Ce sont là des stéréotypes que nous partageons tous. (Voir aussi Feild et Bienen, précité.)

Il est absolument essentiel, pour comprendre la nature et l'objet des dispositions ici contestées et des questions constitutionnelles en jeu, de se rendre compte comment les stéréotypes et les mythes à l'égard du viol sont répandus, malgré leur inexactitude.

Les appelants prétendent que nous sommes devenus, en tant que société, plus éclairés, et que nous pouvons avoir confiance que le ministère public, la police, les juges et les jurés s'acquitteront de leurs tâches sans se laisser influencer par les opinions discriminatoires sur les femmes, qui se manifestent dans les mythes qui entourent le viol. Malheureusement, selon les données sociologiques, tel n'est pas le cas. Les mythes entourant le viol présentent encore des obstacles considérables pour les plaignantes dans leurs rapports avec le système même qui a pour mission de découvrir la vérité. L'expérience des plaignantes est illustrée dans ces remarques provenant d'articles fort récents:

[traduction] Les femmes qui disent non ne veulent pas toujours dire non. Ce n'est pas seulement le fait pour la femme de dire non qui compte, mais c'est plutôt la façon dont elle le dit, comment elle présente sa réponse. Si elle ne consent pas, elle n'a qu'à se croiser les jambes et il ne pourrait y avoir de rapports sexuels sans emploi de la force; dans ce cas, il y aurait des marques du recours à la force.

(Juge David Wild, Cambridge Crown Court, 1982, cité dans Elizabeth Sheehy, "Canadian Judges and the Law of Rape: Should the Charter Insulate Bias?" (1989), 21 Ottawa L. Rev. 741 (à la p. 741.)

Sauf si vous n'avez pratiquement aucune expérience, vous reconnaîtrez avec moi que les femmes résistent occasionnellement au début, mais qu'elles cèdent ensuite à la persuasion ou à leurs propres instincts.

(Juge Frank Allen, Cour provinciale du Manitoba, 1984, cité dans Sheehy, précité, à la p. 741.)

. . . c'est facile pour un homme absorbé par ses propres désirs de se méprendre quant aux intentions d'une femme ou d'une fille qui peut aussi se trouver dans deux dispositions d'esprit différentes quant à ce qu'elle doit faire. Même si l'homme ne se méprend pas, il arrive qu'une femme puisse ensuite prendre peur ou, pour toute autre raison, regretter ce qui s'est passé et chercher à se justifier rétroactivement en portant une accusation de viol contre l'homme.

(Howard, Criminal Law (3e éd. 1977), à la p. 149.)

Les psychiatres contemporains ont étudié à fond le comportement des jeunes filles et des jeunes femmes itinérantes qui se présentent devant les tribunaux dans des affaires de toutes sortes. Leurs complexes psychiques sont très variés, déformés en partie par leurs lacunes inhérentes, par leur esprit malade ou des instincts anormaux, par un mauvais environnement social, et par des conditions psychologiques ou émotionnelles passagères. Une manifestation de ces complexes est de porter les femmes à accuser faussement des hommes d'infractions sexuelles.

(Wigmore, Evidence in Trials at Common Law, vol. 3A (1970), à la p. 736.)

Malheureusement, ces remarques démontrent que plusieurs dans la société entretiennent des croyances stéréotypées fausses et les appliquent lorsque l'occasion se présente.

Feild et Bienen, précité, mentionnent à la p. 139 que [traduction] "[l]es résultats mentionnés dans cette étude viennent confirmer ce que de nombreux auteurs et chercheurs ayant étudié la question du viol ont soutenu: des facteurs étrangers à la preuve influent sur l'issue des procès pour viol." Lorsque l'on fournit aux jurys certains types de renseignements sur la plaignante, notamment des preuves concernant son comportement sexuel antérieur, ils apprécient la preuve en utilisant les mythes et les stéréotypes examinés ci‑dessus et se fondent sur eux pour "résoudre" les questions en litige. Bien que ces chercheurs soient d'avis que l'incidence des preuves concernant le comportement sexuel soit beaucoup plus complexe qu'initialement prévu, ils font remarquer aux pp. 118 et 119:

[traduction] À l'instar de la race du défendeur, l'expérience sexuelle de la victime s'est avérée avoir une incidence importante sur la prise de décision par juré puisque ce facteur a joué un rôle dans quatre des sept interactions importantes. L'existence même de ces interactions vient appuyer l'opinion des réformateurs quant à l'élimination des preuves ayant trait à des rapports sexuels avec des tierces personnes.

. . .

Dans notre recherche, l'agresseur dans le cas de l'agression non contributive a reçu une peine plus sévère que dans le cas de l'agression contributive, ce qui indique que les jurés semblent blâmer la victime lorsqu'on allègue que son comportement a contribué à l'agression. Plusieurs auteurs (Frederick et Luginbuhl 1976; Jones et Aronson 1973; Landy et Aronson 1969) ont fait état d'effets similaires. Brooks, Doob et Kirshenbaum (1975) ont dit qu'il y avait plus de chances que les jurés déclarent coupable un défendeur accusé du viol d'une femme de bonnes m{oe}urs que dans le cas où il serait accusé d'avoir agressé une prostituée. Les renseignements sur la "bonne" ou "mauvaise" réputation de la victime semblent influencer la décision des jurés; à cet égard, on définira probablement d'une façon large la "bonne" ou "mauvaise" réputation. [Je souligne.]

De même, Borgida et White, "Social Perception of Rape Victims: The Impact of Legal Reform" (1978), 2 Law and Hum. Behav. 339 affirment à la p. 349:

[traduction] . . . si des preuves spécifiques concernant le comportement sexuel de la victime sont admises dans une affaire de viol dans laquelle la défense allègue le consentement [. . .] les jurés infèrent le consentement de la victime, examinent soigneusement et défavorablement sa crédibilité et sa moralité et ont tendance à lui attribuer une plus grande responsabilité [. . .] Bien que la crédibilité du défendeur entre en ligne de compte, sa moralité générale est beaucoup moins prise en considération que celle de la victime.

. . . Les jurés hésitent à déclarer le défendeur coupable dans le cas où celui‑ci, à l'appui de sa défense fondée sur le consentement, présente un témoignage sur le comportement sexuel de la victime.

. . . L'admission de cette preuve semble accroître la probabilité que les jurés départagent la responsabilité personnelle et attribuent une plus grande responsabilité à la victime du viol. Les jurés ont également plus tendance à conclure à l'existence du consentement de la victime lorsque des témoignages sur le comportement sexuel sont présentés. [Je souligne.]

G. La Free, qui a effectué des recherches poussées sur la question, estime que les recherches sont compatibles avec la conclusion qu'il y aura vraisemblablement plus d'acquittements s'il y a allégation "d'inconduite" de la part de la victime ("Variables Affecting Guilty Pleas and Convictions in Rape Cases: Toward a Social Theory of Rape Precessing" (1980), 58 Soc. Forces 833). Dans l'étude en question, La Free a examiné tous les dossiers de viol avec emploi de force, dans une ville du Midwest américain. Pour les fins de son étude, l'inconduite peut être de nature sexuelle, la victime a des enfants illégitimes ou couche avec son petit ami, ou de nature non sexuelle, la victime est une fugueuse ou a fait le trafic de drogues. Comme l'indique La Free, si l'on tient compte du fait que les affaires d'agression sexuelle donnent lieu à un filtrage minutieux avant le procès, c'est‑à‑dire qu'on les examine par rapport aux mythes existants, il est étonnant de constater qu'il reste encore un comportement "anormal" susceptible de déclencher l'application des stéréotypes et des mythes au cours du procès.

Dans une étude ultérieure réalisée par La Free (G. La Free, B. Reskin et C.A. Visher, "Jurors' Responses to Victims' Behavior and Legal Issues in Sexual Assault Trials" (1985), 32 Soc. Prob. 389), les auteurs ont procédé, après le procès, à des entrevues auprès des jurés dans des affaires d'agression sexuelle avec emploi de force. À la p. 392, ils affirment que [traduction] "[s]elon nos observations au cours du procès, une façon importante de contester la victimisation de la plaignante dans les affaires où il y a allégation de consentement et dans les affaires à caractère non sexuel consiste à inciter les jurés à examiner attentivement la "moralité" de la plaignante." Ils soutiennent aussi à la p. 400 que [traduction] "le comportement non traditionnel de la victime peut servir de catalyseur, en ce que l'attitude des jurés à l'égard de ce que devrait être le comportement des femmes peut influer sur le jugement qu'ils porteront dans certaines conditions." Pour nos fins, sont également pertinentes les conclusions des auteurs, à la p. 397, concernant les cas où la question en litige consiste à déterminer si l'acte a eu lieu ou s'il y a eu consentement:

[traduction] Les conclusions relatives à la preuve sont particulièrement intéressantes. On pourrait croire qu'une preuve établissant qu'une femme a été forcée d'avoir des rapports sexuels contre son gré (y compris les cas où il y a eu utilisation d'une arme ou blessures) puisse persuader les jurés de la culpabilité du défendeur, mais ces variables n'ont pas influé sensiblement sur leur jugement . . .

Par contre, les jurés ont été influencés par la "moralité" de la victime. En effet, ils sont moins susceptibles de croire à la culpabilité du défendeur dans les cas où la victime a eu des relations sexuelles extraconjugales, consommé des boissons alcoolisées ou utilisé des drogues ou si elle avait déjà rencontré le défendeur — même brièvement — avant la prétendue agression. [Je souligne.]

Bien qu'il soit plus difficile d'obtenir des données canadiennes sur le sujet, les études existantes viennent confirmer les données américaines. En fait, le contraire serait quelque peu étonnant. Dans une étude canadienne (K. Catton, "Evidence Regarding the Prior Sexual History of an Alleged Rape Victim — Its Effect on the Perceived Guilt of the Accused" (1975), 33 U.T. Fac. L. Rev. 165), on a demandé aux participants de lire une description d'un cas de viol hypothétique. La nature des restrictions quant à la preuve sur le comportement sexuel de la plaignante variait d'une description à l'autre. À la p. 173, Catton analyse les résultats de l'étude:

[traduction] . . . dans les cas où l'on a communiqué aux jurés des renseignements sur le comportement sexuel antérieur de la prétendue victime de viol avec des personnes nommées, que ces renseignements aient été confirmés ou niés, ils affaiblissaient la perception que les jurés se faisaient de la culpabilité de l'accusé par rapport aux cas où ils n'étaient pas mis au courant de la supposée vie sexuelle antérieure de la victime. Ce changement de perception était directement relié à la "quantité" de renseignements négatifs présentés au sujet de la victime.

Bien que l'on n'ait pas réussi aussi bien que prévu dans les cas où il y avait absence de renseignements, [. . .] l'accusé était quand même considéré plus fréquemment coupable dans les cas où les jurés ne possédaient aucun renseignement sur le comportement sexuel antérieur de la victime. Tout renseignement laissant sous‑entendre un comportement sexuel antérieur de la victime avait pour effet d'affaiblir la perception que les jurés avaient de la culpabilité de l'accusé, que ces renseignements aient été confirmés ou non. [Je souligne.]

Fait important, Catton conclut que même dans le cas où le comportement sexuel antérieur de la plaignante est nié ou non confirmé, la perception que le jury se fait de la culpabilité de l'accusé est affaiblie.

Il est donc évident que, depuis le dépôt de la plainte initiale jusqu'au jugement rendu au procès, les stéréotypes et les mythes ont une grande influence en ce qu'ils contribuent à réduire le nombre de plaintes, à influencer la police dans ses décisions de donner suite à une plainte, diminuant ainsi le taux d'arrestation, et enfin à dénaturer les questions en litige et, forcément, les résultats. Le professeur Catharine MacKinnon affirme qu'aux États-Unis:

[traduction] Ce n'est pas seulement le fait que les femmes sont les principales cibles du viol, dont presque la moitié, selon des estimations prudentes, sont victimes au moins une fois dans leur vie. Ce n'est pas seulement le fait que plus du tiers des femmes sont sexuellement molestées par des membres plus âgés de sexe masculin de leur famille en qui elles ont confiance, des amis ou des personnes en situation d'autorité lors d'une rencontre sexuelle interpersonnelle, servant peut‑être d'initiation. [. . .] Tout cela vient documenter l'étendue et l'importance de l'abus sexuel ainsi que l'agression sexuelle réellement illimitée et systématique par moins de la moitié de la population contre plus de la moitié de l'autre. Ce qui laisse sous‑entendre que c'est fondamentalement permis.

(C. MacKinnon, Toward a Feminist Theory of the State (1989), aux pp. 142 et 143.)

L'ensemble du contexte juridique

Jusqu'à maintenant, j'ai principalement examiné la fréquence des agressions sexuelles dans notre société ainsi que le rôle des stéréotypes à l'égard de cette question. Il ressort clairement de cet examen que les mythes entourant les femmes et l'agression sexuelle ont une incidence sur la perception que l'on se fait de la culpabilité de l'agresseur ainsi que de la moralité et, partant, de la crédibilité de la plaignante, ce qui influe sur le jugement final. Bien que tous ces faits soient pertinents dans l'examen de l'ensemble du contexte des dispositions législatives contestées, je me limiterai ici à examiner l'utilisation de ces croyances discriminatoires dans l'élaboration des principes juridiques applicables aux procès pour infractions d'ordre sexuel ainsi que les efforts déployés par le gouvernement pour lutter contre ces croyances.

La common law s'est toujours montrée soupçonneuse et méfiante à l'égard des victimes d'agression sexuelle, ce qui a entraîné l'élaboration des règles de preuve particulières. Dans un procès pour agression sexuelle, la plaignante était traitée différemment des autres plaignants. En effet, dans le cas d'agressions sexuelles, la common law "consacrait" les mythes et les stéréotypes en formulant des règles qui rendaient extrêmement difficile pour la plaignante d'établir sa crédibilité et donc de repousser toute question et spéculation quant à sa "moralité" ou à sa "réputation". Ce point est présenté succinctement par H. Galvin, "Shielding Rape Victims in the State and Federal Courts: A Proposal for the Second Decade" (1986), 70 Minn. L. Rev. 763, aux pp. 792 et 793:

[traduction] L'idéologie traditionnelle soutenait aussi que les femmes de m{oe}urs faciles devenaient rancunières ou susceptibles d'avoir des fantasmes sur le viol et qu'elles avaient tendance à porter de fausses accusations de viol contre des hommes. Cette croyance était fondée sur la notion qu'il était anormal pour les femmes d'avoir des relations sexuelles extraconjugales. [. . .] Le manque de confiance et le mépris à l'égard de l'accusatrice de m{oe}urs faciles ont été concrétisés par l'adoption de toute une série de règles juridiques propres aux affaires de viol. La règle la plus frappante autorisait l'utilisation au cours du procès de preuves de la conduite non chaste de la plaignante. Ces règles ont fait que l'objet principal du procès criminel est passé de l'examen de la conduite du contrevenant à celui de la moralité de la plaignante. [Je souligne.]

En common law, la preuve du comportement sexuel antérieur de la plaignante était admissible relativement à deux questions, l'une substantielle et l'autre incidente. On croyait que la question des "m{oe}urs faciles" était pertinente en ce qui concerne la question substantielle du consentement et la question incidente de la crédibilité. En d'autres termes, on considérait que les femmes qui avaient consenti à des rapports sexuels extraconjugaux avaient une double propension: premièrement, à consentir généralement aux rapports sexuels et deuxièmement, à mentir. Le Rapport du groupe de travail fédéral‑provincial sur l'uniformisation des règles de preuve (1983) résume ce qui était admissible en common law aux pp. 76 et 77:

Les éléments de preuve sur le comportement sexuel de la victime, que la common law jugeait pertinents au consentement, comprenaient (1) les autres rapports sexuels qu'elle a eus avec l'accusé, (2) l'opinion d'un témoin selon laquelle elle était une prostituée et les cas précis où elle s'est livrée à la prostitution, (3) sa réputation générale de professionnel de la prostitution, (4) la notoriété de ses m{oe}urs faciles ou [traduction] "la notoriété de son caractère peu enclin à la chasteté", et (5) des éléments de preuve qui établissent qu'elle [traduction] "a l'habitude de livrer son corps à quiconque, sans distinction, pour de l'argent ou non." La pertinence d'une telle preuve par rapport au consentement se fonderait sur le jugement moral selon lequel il serait plus probable que ce genre de femme ait consenti à l'acte que l'on reproche à l'accusé.

L'absence de consentement de la victime était considérée comme un élément essentiel de l'infraction de viol ou d'attentat à la pudeur. Ainsi, la common law permettait à l'accusé de contre‑interroger la victime en lui posant des questions jugées pertinentes au consentement et contraignait celle‑ci à y répondre. Comme il importait de trancher la question du consentement, le juge de première instance n'avait pas le pouvoir de permettre à la victime de refuser de répondre à ces questions pour le motif que celles‑ci étaient dégradantes. Si elle niait, l'accusé pouvait la démentir. Si elle refusait de répondre, l'accusé pouvait faire la preuve des faits alléguées.

Il était possible, en vertu de la common law, de contre‑interroger un témoin sur tout comportement, y compris le comportement sexuel, qui ferait douter de sa crédibilité. La common law présumait qu'une femme de m{oe}urs faciles ne pouvait probablement pas être un témoin digne de foi. Conséquemment, l'accusé pouvait, lors d'un procès pour viol ou pour attentat à la pudeur, contre‑interroger la victime sur son comportement sexuel afin de mettre sa crédibilité en doute. Ce droit reconnu à l'accusé comportait deux restrictions. D'abord, le juge de première instance pouvait, dans une certaine mesure, permettre à la victime de refuser de répondre à des questions dégradantes. Deuxièmement, si la victime niait ou refusait de répondre, avec ou sans l'approbation du juge, l'accusé ne pouvait pas citer des témoins pour prouver son allégation puisqu'elle portait sur une question incidente, à savoir la crédibilité de la victime.

Sous le couvert d'une application conforme aux principes du concept juridique de la pertinence, la common law permettait à l'accusé d'examiner à fond la moralité de la plaignante par la présentation en preuve d'un comportement sexuel "pertinent". Nous avons déjà analysé en détail l'incidence préjudiciable de cet examen. La nature et l'objet véritables de cet examen du comportement sexuel sont révélés par l'effet préjudiciable qui s'ensuit et du fait que ces concepts n'étaient applicables qu'à l'égard des infractions d'ordre sexuel et, de plus, n'étaient pas jugés pertinents relativement à la crédibilité de l'accusé de sexe masculin.

L'application du concept de pertinence n'a pas été la seule façon pour la common law d'incorporer les stéréotypes et les mythes dans les procès pour infractions d'ordre sexuel. La doctrine de la plainte immédiate et les règles en matière de corroboration faisaient également partie, entre autres, de cet ensemble unique de règles de preuve. Ces concepts de preuve reposaient aussi sur les stéréotypes que la preuve présentée par la plaignante devait être assortie d'une preuve indépendante et, en outre, d'une preuve qu'elle avait soulevé la "clameur publique" après l'agression. Il importe de signaler que les règles de la plainte immédiate et celles de la corroboration constituaient des exceptions aux règles de preuve générales.

La preuve d'une plainte immédiate dans les affaires d'agression sexuelle constitue une exception à la règle générale que les déclarations intéressées ne sont pas admissibles en preuve. Cette preuve est décrite comme superflue dans Cross on Evidence, (7e éd. 1990), à la p. 281 [traduction] "puisque les déclarations d'un témoin doivent en règle générale être considérées comme véridiques tant que l'on n'a pas un motif particulier de les écarter parce que fausses." Toutefois, dans le cas des infractions d'ordre sexuel, l'absence de plainte immédiate ou son inadmissibilité, exigeait que le juge des faits en tire une inférence négative quant à la crédibilité de la plaignante. S'il existait une preuve de plainte immédiate, la plaignante devait surmonter des exigences strictes relativement à l'admissibilité de cette preuve. Dans le cas où cette preuve était jugée admissible, elle servait à démontrer que le témoignage de la plaignante était cohérent, mais elle n'était pas admise pour en établir la véracité. L'importance de cette règle de common law ne tient pas au fait qu'elle permet d'accroître la crédibilité de la plaignante, mais plutôt au fait qu'elle permet de réfuter la présomption que la plaignante ment. (Voir l'arrêt Timm c. La Reine, [1981] 2 R.C.S. 315, dans lequel on examine en profondeur les principe régissant cette doctrine.) Par conséquent, dans une large mesure, le mythe que, dans une affaire d'agression sexuelle, la plaignante fabrique ses allégations venait renforcer la doctrine de la plainte immédiate.

Les règles de corroboration constituaient aussi des exceptions aux principes traditionnels en matière de preuve. En règle générale, [traduction] "le tribunal peut agir sur la foi d'un témoignage non corroboré; les exigences comme celles qui existent à l'égard d'une pluralité de témoins ou la nécessité d'une certaine confirmation d'un témoignage individuel sont exceptionnelles" (Cross, précité, à la p. 224). Certaines catégories de témoins étaient considérées comme peu fiables, notamment les enfants en bas âge, les complices et, fait intéressant, les victimes d'infractions d'ordre sexuel, presque toujours des femmes. La corroboration peut prendre l'une de deux formes. Dans le cas de certaines infractions, la corroboration était nécessaire pour qu'une personne soit déclarée coupable alors que dans d'autres, le jury devait être averti du risque de déclarer une personne coupable en l'absence de toute corroboration. La justification de la corroboration trouve aussi son origine dans le fait que l'on doutait de la véracité de la version donnée par la plaignante dans le cas d'infractions d'ordre sexuel. J. Hoskins, "The Rise and Fall of the Corroboration Rule in Sexual Offence Cases" (1983), 4 Can. J. Fam. L. 173, arrive à la même conclusion et affirme, aux p. 177 et 178, que [traduction] "[b]ien que la règle exigeant la corroboration ou tout au moins un avertissement du risque de déclarer coupable une personne en l'absence de toute corroboration soit relativement récente, depuis longtemps en droit on fait preuve de beaucoup de méfiance à l'endroit des plaignantes dans les affaires d'infractions d'ordre sexuel." La Commission de réforme du droit du Canada s'interroge également sur "la perfidité des prémisses sur lesquelles reposent à l'heure actuelle nos règles de corroboration" (Corroboration: Document préliminaire de la Section de recherche sur le droit de la preuve (1975), à la p. 7).

Il est difficile de comprendre la préoccupation du droit à l'égard de la crédibilité de la plaignante dans ces cas ainsi que les stéréotypes flagrants selon lesquels ces plaignantes ne sont pas dignes de foi. Comme nous l'avons vu, l'agression sexuelle est, parmi tous les crimes violents, l'infraction qui donne lieu au moins grand nombre de plaintes. Même après le dépôt d'une plainte, la police et la poursuite éliminent un nombre important de plaintes selon qu'elles correspondent ou non au mythe et au stéréotype entourant le viol. Logiquement, il semblerait y avoir, dans ce contexte, peu de risques de plaintes non fondées comparativement à la plupart des crimes. En fait, il n'existe pas de preuve du contraire.

La position de la common law à l'égard de l'admission d'une preuve sur le comportement sexuel antérieur de la plaignante s'inscrit donc dans un contexte juridique plus large. Un certain nombre d'autres règles furent élaborées qui accordaient une reconnaissance juridique à des stéréotypes entourant à la fois les plaignantes et la nature des agressions sexuelles. On doit situer l'intervention du législateur dans ce vaste contexte.

Le législateur fédéral est intervenu à deux reprises de façon notable, toutes deux pertinentes ici. En 1976, le Parlement abrogeait l'art. 142 alors en vigueur du Code criminel, S.R.C. 1970, ch. C‑34 et adoptait une disposition destinée à atténuer certains des problèmes causés par l'examen pratiquement illimité du comportement sexuel antérieur de la plaignante, autorisé par la common law (Loi de 1975 modifiant le droit criminel, S.C. 1974‑75‑76, ch. 93, art. 8). Ce nouvel article se lisait:

142. (1) Toute personne inculpée d'une infraction aux articles 144 ou 145 ou aux paragraphes 146(1) ou 149(1) ou son représentant ne doivent poser de questions sur le comportement sexuel de la plaignante avec une autre personne

a) que si le prévenu ou son représentant ont donné par écrit, à la partie demanderesse, un avis raisonnable de leur intention de poser ces questions, dont copie a été déposée auprès du greffier de la cour accompagné d'un exposé de leur valeur probante; et

b) que si le juge, le magistrat ou le juge de paix, après tenue d'une audition à huis clos, en l'absence du jury, sont convaincus de la valeur de la preuve au point que l'exclure empêcherait toute décision équitable d'une controverse sur un point de fait et notamment sur le crédit accordé à la plaignante.

(2) Il est interdit de diffuser dans un journal ou à la radio l'avis donné conformément à l'alinéa (1)a), la preuve avancée, les renseignements donnés ou les observations faites lors d'une audition mentionnée à l'alinéa (1)b).

(3) Quiconque, sans excuse légitime dont la preuve lui incombe, ne se conforme pas au paragraphe (2) est coupable d'une infraction punissable sur déclaration sommaire de culpabilité.

(4) Au présent article, "journal" a le même sens qu'à l'article 261.

(5) Au présent article et à l'article 442, "plaignante" désigne la victime de la présumée infraction.

Quoique les objectifs du législateur aient été louables, l'interprétation donnée à cet article par les tribunaux a contrecarré les avantages qu'il aurait pu entraîner pour les plaignantes. En fait, selon cette interprétation, cette disposition offrait à la plaignante moins de protection que la common law, ce qui constitue un résultat étonnant si l'on considère que, en l'adoptant, le législateur avait l'intention de corriger un problème évident.

Mentionnons plus spécifiquement l'arrêt Forsythe c. La Reine, [1980] 2 R.C.S. 268, dans lequel notre Cour a statué, à la p. 279, que la plaignante est un témoin contraignable à l'audition à huis clos pour que le juge du procès puisse déterminer s'il est nécessaire de recueillir des témoignages au procès même:

D'abord, l'audition à huis clos a notamment pour but de permettre au juge ou au magistrat de se convaincre du poids de la preuve, et je ne peux voir comment il peut y parvenir sans se faire une opinion des témoins cités à comparaître, opinion qui tiendra compte de leur attitude, de leur connaissance des événements sur lesquels ils sont interrogés, de la cohérence de leur témoignage, etc. Deuxièmement, le par. 142(2) établit selon moi de façon incontestable que des témoignages peuvent (non doivent) être recueillis à l'audition à huis clos. [. . .] À mon avis, le juge ou le magistrat qui préside l'audition à huis clos peut décider, après avoir entendu les plaidoiries ou les observations des avocats, qu'il n'a pas besoin d'entendre de témoignages. . .

Si des témoignages sont recueillis à l'audition à huis clos, il faut considérer les témoins que l'on se propose de citer comme contraignables, et la plaignante, dont le crédit est une question de fait spécifiée à l'al. 142(1)b), doit l'être également, devenant, cependant, le témoin de l'accusé si elle est citée à l'audition à huis clos.

Non seulement la plaignante était‑elle un témoin contraignable lorsque citée par l'accusé à l'audition à huis clos, mais, en outre, notre Cour a décidé, contrairement à la position de la common law, que la crédibilité devenait, compte tenu du libellé de l'al. 142(1)b), une question substantielle. Par conséquent, en ce qui concerne les questions relatives à son "inconduite" sexuelle avec d'autres personnes que l'accusé, la plaignante ne pouvait plus refuser d'y répondre et, de plus, l'accusé pouvait présenter une preuve visant à contredire son témoignage.

En common law, la plaignante pouvait être interrogée sur des actes spécifiques de conduite sexuelle avec des personnes nommées autres que l'accusé, mais elle ne pouvait être contredite puisque cette preuve visait seulement la crédibilité, une question accessoire. (Voir Laliberté v. The Queen (1877), 1 R.C.S. 117, à la p. 130, et Gross v. Brodrecht (1897), 24 O.A.R. 687, à la p. 689, pour un énoncé de la règle à cet égard.) Cette conclusion contraire semble avoir été fondée sur la préoccupation d'établir un "équilibre" entre les droits de l'accusé et la nouvelle "protection" offerte à la plaignante. Après avoir expliqué que le législateur avait tenté, en adoptant l'art. 142, d'atténuer le traumatisme de la plaignante (bien qu'il soit évident que ce n'était pas là le seul objet de cette disposition), le juge en chef Laskin examine cette question, à la p. 274:

[On a] fait allusion à ce que [vise] [. . .] l'art. 142, savoir, atténuer le traumatisme, l'humiliation et la gêne causés à une plaignante par une enquête sur son comportement sexuel passé avec d'autres personnes que l'accusé. Cependant, la disposition tient également compte des intérêts de l'accusé parce qu'en vertu du droit antérieur, si la plaignante niait toute inconduite sexuelle avec d'autres personnes, cela empêchait toute autre enquête sur ce qui était considéré comme une question accessoire.

Pour établir clairement la position de la plaignante aux termes de l'art. 142, le juge en chef Laskin développe, à la p. 275, la question de l'effet de cette "compensation":

Dans sa défense, l'accusé n'est pas limité au contre‑interrogatoire de la plaignante pour faire ressortir la fausseté d'une dénégation de relations sexuelles avec d'autres personnes (si elle les nie), mais peut faire comparaître d'autres témoins [. . .] pour attaquer le crédit à accorder à la plaignante. [Je souligne.]

On pourrait prétendre que non seulement notre Cour a cru à tort nécessaire d'établir un "équilibre" entre la "protection" de la plaignante et les "restrictions" imposées à l'accusé, mais qu'elle a aussi fait pencher la balance en faveur de l'accusé. C'est là un résultat curieux si l'on tient compte du fait que ce sont les lacunes de la common law qui avaient incité le législateur à intervenir. Il est déplorable que la plaignante se soit retrouvée avec moins de droits qu'elle n'en avait auparavant. (C'est également l'opinion du juge Wilson (dissidente) dans l'arrêt R. c. Konkin, [1983] 1 R.C.S. 388, dans lequel elle affirme, à la p. 396: "En réalité, l'art. 142, loin de minimiser l'embarras que peuvent éprouver les plaignantes, l'augmente.") Le Rapport du Groupe de travail fédéral‑provincial sur l'uniformisation des règles de preuve, précité, critique également la position de notre Cour dans l'arrêt Forsythe, précité, et conclut, à la p. 83, à raison selon moi, que "[c]ette interprétation va à l'encontre de l'objet principal de la disposition". Le caractère particulier de l'"équilibre" établi par notre Cour est commenté par C. Boyle, "Section 142 of the Criminal Code: A Trojan Horse?" (1981), 23 Crim. L.Q. 253, aux pp. 258 et 259:

[traduction] Cela démontre une attitude déplorable et inutile de donnant, donnant à l'égard du droit prétorien; inutile puisque dans le droit prétorien antérieur à 1975 on ne percevait pas la nécessité d'autoriser la présentation de preuves contradictoires et rien ne s'est produit depuis qui établit que les accusés ne bénéficiaient pas alors d'un procès équitable. . .

. . . Il ne peut y avoir d'équivalence entre l'élimination de certaines questions non pertinentes et la présentation d'autres éléments de preuve non pertinents. [Je souligne.]

En somme, les tribunaux ont adopté à l'égard de l'art. 142 une position qui ne concordait incontestablement pas avec une reconnaissance du caractère discriminatoire de la common law ni avec les larges objectifs visés par le législateur lors de l'adoption de la disposition. De toute évidence, la réponse des tribunaux n'a pas eu pour effet d'atténuer les problèmes de la common law, et le législateur a dû se remettre à la tâche.

Avant de passer à l'analyse de la seconde tentative du législateur, j'examinerai brièvement une réforme qui a accompagné l'adoption de l'art. 142 puisqu'elle fait partie du contexte juridique et constitue aussi une indication encore plus évidente des objectifs visés par le législateur lorsqu'il est intervenu dans ce domaine du droit.

L'article 142, dont je viens de discuter, remplaçait l'ancien art. 142 qui prévoyait un avertissement discrétionnaire. Le nouvel article n'a pas repris cet avertissement qui prévoyait que lorsqu'un prévenu était inculpé d'une certaine infraction d'ordre sexuel (rapports sexuels avec une personne du sexe féminin âgée de moins de quatorze ans, rapports sexuels avec une personne du sexe féminin âgée de quatorze à seize ans, viol, tentative de viol et attentat à la pudeur d'une personne du sexe féminin), si la seule preuve qui impliquait le prévenu était le témoignage non corroboré de la plaignante, le juge devait informer le jury qu'il n'était pas prudent de le déclarer coupable en l'absence de corroboration, mais qu'il avait le droit de le faire. J'ai déjà discuté de cette vision stéréotypée des plaignantes dans les affaires d'agression sexuelle, qui venait donner de la force à ces règles de corroboration. Il restait alors à déterminer si l'abrogation par le législateur de la nécessité de l'avertissement au jury rétablissait le règle de common law exigeant la corroboration dans le cas des infractions d'ordre sexuel. Bien que la plupart des tribunaux aient répondu négativement à cette question (voir R. v. Camp (1977), 36 C.C.C. (2d) 511 (C.A. Ont.) et R. v. Firkins (1977), 37 C.C.C. (2d) 227 (C.A.C.‑B.), autorisation de pourvoi refusée, [1977] 2 R.C.S. vii), ils ont néanmoins décidé que le juge avait la latitude d'informer le jury des dangers de déclarer un prévenu coupable sur la déposition d'un seul témoin. Dans une certaine mesure, l'objet de la disposition n'a donc pas été réalisé. L'abrogation de la règle de la corroboration obligatoire, prévue à l'art. 139 du Code, a été remise à plus tard. Néanmoins, ce premier effort de réforme constitue une importante tentative de la part du Parlement d'éliminer certaines règles et pratiques discriminatoires dans les procès pour infractions d'ordre sexuel.

Comme je l'ai déjà indiqué, le fait que les tribunaux n'ont pas reconnu et mis en {oe}uvre les objectifs visés par le Parlement à l'égard de cette disposition ainsi que les critiques quant à la façon dont les plaignantes d'infractions d'ordre sexuel étaient traitées ont donné lieu à toute une série de réformes importantes en 1982. L'honorable Jean Chrétien, alors ministre de la Justice et procureur général du Canada, a énoncé les principes sous‑jacents à cette deuxième grande réforme:

L'iniquité de la loi actuelle place un poids injuste sur les femmes victimes d'agression sexuelle. Elle augmente le traumatisme, l'opprobre et la gêne qui résultent d'une agression sexuelle; et à cause de cela, un grand nombre de victimes décident de ne pas déclarer ce crime grave à la police [. . .] Le projet C‑53 porte une solution à ce problème.

. . .

Je remarque avec satisfaction qu'on appuie en général les principes fondamentaux contenus dans le projet de loi, à savoir la protection de l'intégrité de la personne; la protection de l'enfant et de certains autres groupes de personnes; la défense des bonnes m{oe}urs; et l'élimination de la discrimination sexuelle. [Je souligne]

(Comité permanent de la justice et des questions juridiques, Procès‑verbaux et témoignages, précité, à la p. 77:29.)

En outre, lors de discussions et débats antérieurs, M. Ron Irwin, secrétaire parlementaire du ministre de la Justice et ministre d'État chargé du développement social, avait examiné plus en détail l'importance du quatrième principe:

La justice la plus élémentaire [. . .] demande [l'élimination de la discrimination sexuelle en droit pénal] [. . .] Mais, de même qu'il faut protéger les droits des accusés, il faut protéger ceux de la victime.

(Débats de la Chambre des communes, le 7 juillet 1981, à la p. 11300.)

Toute analyse des dispositions législatives doit tenir compte de ces grands objectifs de la réforme.

La Loi modifiant le Code criminel en matière d'infractions sexuelles et d'autres infractions contre la personne et apportant des modifications corrélatives à d'autres lois, S.C. 1980‑81‑82‑83, ch. 125, a considérablement modifié le droit à de nombreux égards. Mentionnons tout d'abord "l'abrogation" des règles relatives à la plainte immédiate (art. 246.5). Toutefois, restaient certaines questions quant à la portée et à l'effet de cet article; les exceptions de res gestae et de fabrication récente à la règle contre le témoignage narratif pourraient‑elles en pratique rétablir l'exception de la plainte immédiate, et quelles sont les infractions visées par la disposition en question? L'examen des grands objectifs visés par le législateur lors de l'adoption de l'art. 246.5 peut certainement nous aider à répondre à ces questions. Compte tenu de ces objectifs, il ne serait pas normal d'interpréter cet article de façon étroite. (Voir C. Boyle, Sexual Assault (1984), à la p. 154.) L'interprétation correcte de cet article n'est toutefois pas en litige ici.

Ce qui est important pour nous ici est le lien entre cet article et ses objectifs et les dispositions directement en jeu dans la présente affaire. Comme je l'ai déjà mentionné, puisqu'elle constituait un obstacle important à l'établissement de la crédibilité, l'application de la doctrine de la plainte immédiate désavantageait les plaignantes et, cette règle trouvant son fondement dans les stéréotypes existants à l'égard des plaignantes, son abrogation est compatible avec les objectifs énoncés par le Parlement.

Le législateur s'est aussi penché sur la corroboration obligatoire, règle qui n'avait pas été abrogée par la série de modifications de 1976. Cette règle, prévue au par. 139(1) du Code, exigeait une corroboration dans les cas de rapports sexuels avec une personne faible d'esprit, d'inceste, de séduction d'une personne du sexe féminin de m{oe}urs antérieurement chastes âgée de 16 à 18 ans, de séduction sous promesse de mariage, de rapports sexuels avec sa belle‑fille, sa fille adoptive, sa pupille ou son employée, de séduction de passagères à bord de navires ou de déflorement par le père, la mère ou le tuteur. (Signalons toutefois que certaines de ces infractions ont été abrogées.) Au cours de la deuxième série de réformes, le Parlement a abrogé l'art. 139 et adopté l'art. 246.4 qui dispose que la corroboration n'est pas nécessaire pour déclarer coupable une personne accusée d'inceste, de grossière indécence ou de l'une des diverses formes d'agression sexuelle. En outre, le juge ne doit pas alors informer le jury qu'il n'est pas prudent de déclarer l'accusé coupable en l'absence de corroboration. Ces changements rectifient la situation qui existait avant l'abrogation de l'art. 142 dont il est fait mention ci-dessus, savoir que le juge du procès pouvait toujours informer le jury des "dangers" de déclarer une personne coupable sur la foi d'une seule déposition non corroborée.

La modification relative aux poursuites pouvant être intentées contre un conjoint qui agresse sexuellement sa femme constitue une autre étape importante vers la protection de l'intégrité de la personne et l'élimination de la discrimination sexuelle. L'article 246.8 prévoit qu'un conjoint peut être inculpé de l'une ou l'autre des infractions d'agression sexuelle contre l'autre conjoint, peu importe s'ils cohabitaient ou non au moment où l'infraction a été commise. Avant ces modifications, commettait un viol "[U]ne personne de sexe masculin [. . .] ayant des rapports sexuels avec une personne du sexe féminin qui n'est pas son épouse". Afin de donner effet à cette modification, le Parlement a dû modifier la Loi sur la preuve au Canada et éliminer l'inhabilité d'un conjoint ainsi que les obstacles à la non‑contraignabilité d'un conjoint à l'égard de ces infractions. De l'avis de Ron Irwin, alors secrétaire parlementaire du ministre de la Justice et ministre d'État chargé du développement social, grâce à ce changement: "[t]ous jouiront d'une protection égale devant la loi" (Débats de la Chambre des communes, le 7 juillet 1981, à la p. 11301).

Le législateur a également modifié les dispositions pré‑existantes qui protégeaient l'identité de la plaignante dans une affaire d'infraction d'ordre sexuel. Les modifications confèrent à la plaignante un statut indépendant pour demander une ordonnance enjoignant de ne pas publier son identité ou des renseignements qui permettraient de l'identifier, et le juge doit dans ce cas rendre cette ordonnance. En outre, les modifications imposent au juge le devoir d'aviser la plaignante de son droit de demander une ordonnance. (Ces dispositions ont été analysées dans l'arrêt Canadian Newspapers Co. c. Canada (Procureur général), [1988] 2 R.C.S. 122, dont je discuterai plus loin.)

Cette série de réformes a entraîné l'abrogation de l'art. 142 mentionné ci‑dessus ainsi que l'adoption des art. 246.6 et 246.7 (maintenant les art. 276 et 277), que j'ai reproduits au début de mon opinion. J'analyserai plus loin la signification et la portée de ces dispositions. Qu'il me suffise pour l'instant d'indiquer que ces articles s'inscrivent clairement dans la lignée des vastes objectifs du programme de réforme. Bien qu'ils soient compatibles avec ces objectifs plus larges, notamment la tentative d'éliminer la discrimination sexuelle, ces articles ont aussi été considérés comme entraînant un certain nombre d'autres changements plus spécifiques. Un objectif additionnel visait la rationalisation des procès pour infractions d'ordre sexuel en restreignant la possibilité pour l'accusé de présenter des preuves envahissantes et préjudiciables sur le comportement sexuel antérieur et sur la réputation sexuelle de la plaignante, sauf dans les cas où la preuve en question était suffisamment liée aux questions juridiques soulevées. En outre, ces dispositions, peut‑être à cause de leur incidence immédiate sur les procès, permettraient d'atteindre un autre objectif, soit l'accroissement des plaintes d'agression sexuelle. Voici à cet égard l'opinion exprimée par le ministre de la Justice d'alors:

Si on veut éliminer ces questionnaires interminables sur la réputation d'une personne, c'est que, très souvent, c'est ce qui a amené les femmes à refuser de porter plainte dans des cas de viol. [. . .] Lorsqu'on aura une accusation de viol qui s'appellera assaut grave ou moins grave, ce sera l'acte lui‑même qui sera débattu et non pas ce qui a pu se passer dans les années antérieures. [Je souligne.]

(Comité permanent de la justice et des questions juridiques, Procès verbaux et témoignages, précité, à la p. 77:46.)

Enfin, les dispositions ont un avantage considérable tant sur la common law que sur la loi antérieure, avantage particulièrement pertinent dans ce domaine du droit, savoir une certitude accrue. En soi, la certitude a une valeur incommensurable dans ce domaine, mas elle contribue également à la réalisation des autres objectifs des dispositions législatives.

Conjointement avec mon analyse antérieure sur l'agression sexuelle, cette discussion de l'état du droit pertinent avant et après l'intervention du législateur et des objectifs législatifs à la base de la réforme fournit le cadre juridique global nécessaire à l'examen des questions constitutionnelles soulevées en l'espèce. J'estime que cette analyse contextuelle est essentielle pour bien comprendre le rôle des dispositions législatives contestées en l'espèce, et pour permettre de répondre adéquatement aux questions constitutionnelles posées ultimement.

Pertinence et admissibilité en common law et en vertu des dispositions législatives

Comme un grand nombre d'autres règles et principes juridiques qui ont une incidence dans les procès de personnes inculpées d'infractions d'ordre sexuel, le concept de pertinence a été imprégné de notions stéréotypées concernant les plaignantes et l'agression sexuelle. Ce fait ressort clairement de la common law qui reconnaissait que la preuve des "m{oe}urs faciles" était pertinente à la fois au consentement et à la crédibilité. Tout lien entre la preuve que l'on cherchait à présenter et le fait ou la question dont la preuve était supposée en établir la véracité devait reposer sur un stéréotype (savoir que les femmes "de m{oe}urs faciles" mentent et qu'elles consentent aveuglément aux rapports sexuels); sinon, ces propositions n'ont aucun sens. Bien que certains puissent croire que ce sont là des exemples ultimes de l'utilisation de stéréotypes, il est bon de se rappeler que ce genre de détermination de la pertinence d'une preuve existe encore, bien que le mythe à la base de cette détermination puisse être mieux dissimulé ou, comme ces croyances sont bien ancrées, soit appliqué de façon systématique.

Parmi les définitions traditionnelles de la pertinence figurent: [traduction] "tout ce qui est en accord avec le bon sens" (McWilliams, Canadian Criminal Evidence (3e éd. 1990), à la p. 3-5); [traduction] "deux faits sont dits pertinents s'ils sont, en temps normal, tellement liés l'un à l'autre que l'un de ces faits pris isolément ou en rapport avec d'autres permet de prouver ou de rendre probable l'existence ou la non‑existence passée, actuelle ou future d'un autre fait" (Stephen's A Digest of the Law of Evidence (12e éd., 1946), art. 1), et enfin, le critère de la [traduction] "preuve logique" de Thayer, la pertinence constituant [traduction] "une affaire de logique et non de droit", test adopté par notre Cour dans l'arrêt Morris, infra.

Quel que soit le test, qu'il soit fondé sur l'expérience, le bon sens ou la logique, c'est là une décision particulièrement perméable aux préjugés. Quelle que soit la définition utilisée, la décision que prendra le juge quant à la pertinence sera fondée sur son expérience, son bon sens ou sa logique, ou sur les trois à la fois. Dans la majorité des cas, on s'entendra généralement sur ce qui est pertinent, et la détermination de la pertinence ne posera pas de problème. Toutefois, il existe certains domaines où l'expérience, le bon sens et la logique sont alimentés par des stéréotypes et des mythes. Comme je l'ai déjà indiqué clairement, on a été tout particulièrement enclin, dans ce domaine du droit, à utiliser des stéréotypes aux fins de déterminer ce qui est pertinent et cela, comme je l'ai déjà démontré, paraît aller malheureusement de soi à l'intérieur d'une société qui, en grande partie, partage ces préjugés. Il semble également que la reconnaissance du rôle important que jouent les stéréotypes dans le cadre de la détermination de la pertinence a eu fort peu d'incidence dans ce domaine du droit. Le juge Marshall observe dans l'arrêt R. v. Oquataq (1985), 18 C.C.C. (3d) 440 (C.S.T.N.‑O.), à la p. 450:

[traduction] Maintenant, en toute logique, est‑ce que la satisfaction sexuelle en dehors du mariage ou de rapports établis (que l'on pourrait peut‑être encore appeler manque de chasteté) constitue une preuve logique du consentement à une occasion donnée? Ce fait rend‑il le consentement plus harmonieux avec l'ensemble de toutes les circonstances et incite‑t‑il le juge à conclure à l'existence d'une prépondérance des probabilités? Cela signifie‑t‑il que la femme a plus vraisemblablement donné son consentement?

Ou en termes simples. Est‑ce qu'une femme qui satisfait à ses désirs sexuels en dehors du mariage ou de rapports établis donnera plus vraisemblablement son consentement? L'antithèse serait: est‑ce qu'une femme qui ne satisfait jamais à ses désirs sexuels en dehors du mariage ou de rapports établis est aussi susceptible d'avoir consenti aux rapports sexuels? Si l'on applique le critère que nous utilisons pour établir la vérité judiciaire, je crois que l'on ne peut répondre que par la négative. À mon avis, l'antithèse pourrait aussi être logiquement probante, quoique non concluante, mais logiquement probante.

. . .

À mon avis, ce qui offense le plus notre sens de la justice est qu'il est injuste, et non concluant, d'établir un rapport entre le manque de chasteté et la probabilité d'un consentement dans un cas donné. Il faut comprendre toutefois que notre critère de la vérité judiciaire se fonde sur des probabilités, ce qui est à la fois faillible et imparfait. Cela peut aussi faire montre, dans une affaire donnée, d'un préjudice lié au rang; toutefois, nous l'utilisons quand même. [Italiques dans l'original.][Je souligne.]

Il semble bizarre de reconnaître l'utilisation des stéréotypes dans le "critère de la vérité judiciaire" et de néanmoins conclure que l'on a satisfait au critère de la "vérité". Si la seule chose qui rend la détermination de la pertinence compréhensible est le stéréotype sous‑jacent, il semblerait contradictoire alors de conclure que la "vérité" a été découverte. [traduction] "Le juge [. . .] tente d'apprécier les questions de fait, ce qui comprend la recherche de la vérité, appréciation qui ne peut que devenir erronée si les éléments de preuve "pertinents" reposent sur des croyances culturelles dont le bien-fondé n'a pas été établi" (Sheehy, précité à la p. 755). Il est également quelque peu inopportun d'affirmer qu'une application objective du droit de la preuve exige l'admission de preuves qui démontrent l'existence d'un "préjudice lié au rang". Ceci semble exclure à la fois l'examen et la responsabilité de la prise de décision individuelle. Le point important est bien entendu la reconnaissance que l'application de la "logique" et du "bon sens" peut, dans un cas donné, faire montre d'un "préjudice lié au rang". Comme l'affirme à juste titre Dawson, précité, à la p. 316, [traduction]"non seulement [les critères juridiques] constituent des mécanismes neutres visant à faciliter les débats de fond, mais ils s'inscrivent dans le cadre d'une structure normative." Ils peuvent à ce titre être utilisés pour perpétuer le "préjudice lié au rang". Quoique la détermination de ce qui est pertinent se fonde souvent sur un critère neutre, appliqué objectivement, tant l'histoire que l'ampleur du préjudice causé laissent toutefois supposer que ce n'est pas le cas:

[traduction] La définition de la réalité est une façon que les systèmes juridiques utilisent pour rendre inhabiles et opprimer des segments dépendants d'une population hétérogène. L'application d'une règle "neutre" ne constitue pas du tout un obstacle; elle peut plutôt faciliter la discrimination en désamorçant les pressions visant une application "égale" de la loi. Seuls les effets d'un système juridique fournissent une preuve importante de sa discrimination ou non-discrimination. [Notes en bas de pages omises.][Je souligne.]

[L. Vandervort, précité, à la p. 262.]

J'ai examiné dès le départ de façon fort détaillée les effets dans ce domaine du droit et j'ai conclu qu'ils constituent une "preuve importante" de discrimination.

Lorsque l'on a établi que la détermination de la pertinence dans ce domaine du droit est fondée sur des mythes (ce que j'analyserai plus à fond plus loin), on se rend bien compte de la non‑pertinence d'une grande partie de la preuve portant sur le comportement sexuel antérieur. Néanmoins, le législateur a laissé ouvertes de larges avenues où cette preuve sera admissible en édictant des exceptions à la règle générale, exceptions prévues à l'art. 246.6 (maintenant l'art. 276). Du reste, toute la preuve du comportement sexuel antérieur de la plaignante avec l'accusé est prima facie admissible aux termes de ces dispositions. Les preuves qui sont exclues par ces dispositions sont simplement non pertinentes dans un contexte de prise de décision non fondée sur les mythes et les stéréotypes.

La première exception mentionnée à l'al. (1)a) peut entraîner l'admission de toute une gamme de preuves sur le comportement sexuel antérieur. Elle englobe les cas où le ministère public présente directement ou indirectement une preuve sur le comportement sexuel de la plaignante. Si le ministère public choisit de procéder de cette façon, la défense pourra présenter une contre‑preuve. Ainsi, la défense pourrait présenter des preuves sur le comportement sexuel pour expliquer la présence de sperme, la grossesse, l'existence de blessures ou de maladies qui, selon le ministère public, seraient une conséquence de l'infraction. Toutefois, la preuve en question ne doit viser qu'à repousser la prétention explicite ou implicite du ministère public. L'alinéa (1)b) prévoit la recevabilité d'une preuve dans le but d'établir l'identité de la personne qui a eu avec le plaignant des rapports sexuels lors de l'événement en question. Cet alinéa et l'al. (1)a) se chevauchent dans une certaine mesure en ce que la contre‑preuve concernant les conséquences physiques de l'agression serait, en fonction des circonstances de l'affaire, admissible en vertu de l'un ou l'autre de ces alinéas. Toutefois, fait important, l'al. (1)b) indique clairement que cette preuve doit être présentée dans le but d'établir l'identité de la personne qui a eu avec le plaignant des rapports sexuels lors de l'événement mentionné dans l'acte d'accusation. Bien que ces dispositions soient fondamentalement larges, elles doivent néanmoins demeurer fidèles au texte de l'exception, sinon elles auront peu d'incidence. En ce qui concerne la dernière exception, l'al. (1)c) permet la recevabilité d'une preuve pertinente et immédiate sur le comportement sexuel, qui porte sur le fait que l'accusé croyait honnêtement que la plaignante avait donné son consentement. Bref, comme le juge Grange l'a fait remarquer (à la p. 307), au nom de la Cour d'appel à la majorité, [traduction] "[n]os dispositions législatives n'ont rien de surprenant ou d'unique".

En ce qui concerne l'art. 246.7 (maintenant l'art. 277), il exclut simplement la preuve concernant la réputation sexuelle visant à attaquer ou à défendre la crédibilité du plaignant. On ne saurait appuyer la notion que la réputation de "m{oe}urs faciles" est pertinente relativement à la crédibilité, et l'exclusion de cette preuve par le législateur n'est pas contestée. Par ailleurs, la preuve concernant la réputation sexuelle en soi est peu fiable. En raison de la nature de l'activité qui en constitue l'objet, la réputation alléguée n'est souvent fondée que sur la [traduction] "spéculation et l'exagération", (voir Galvin, précité, à la p. 801 et A. P. Ordover, "Admissibility of Patterns of Similar Sexual Conduct: The Unlamented Death of Character for Chastity" (1977), 63 Cornell L. Rev. 90, à la p. 105). En fait, l'appelant Seaboyer et l'intervenante, l'Association canadienne des libertés civiles, reconnaissent que l'exclusion prévue par l'art. 277 n'est pas contestée. Ma collègue en arrive à la même conclusion à la p. 000 de ses motifs.

La doctrine et la jurisprudence dans le domaine sont riches d'exemples de supposées preuves pertinentes exclues par l'art. 276. Toutefois, dans la plupart des cas, ces preuves "pertinentes" se révèlent, après examen des principes, non pertinentes; toute apparence de pertinence dépend en grande partie de l'acceptation de stéréotypes sur les femmes et le viol. La plupart des autres preuves sont admissibles en vertu de la disposition. Toutefois, on hésite à bâtir une thèse fondée sur les scénarios hypothétiques présentés. Un grand nombre de ces scénarios sont tout à fait irréels et ne trouvent absolument aucun fondement dans la vie ou l'expérience. Ce genre de spéculation dépend, dans une certaine mesure, de l'acceptation de stéréotypes sur les femmes et l'agression sexuelle et du désir de les répandre. Ce point est bien présenté par Sheehy, précité, aux pp. 755 à 757:

[traduction] Les exceptions indéterminées [que la preuve du comportement sexuel est généralement non pertinente] soulevées par l'arrêt Wald constituent une invitation ouverte à "l'imagination pornographique" dont nous sommes tous culturellement dotés. Les croyances qui découlent de cette imagination collective ne sont pas seulement sans fondement empirique: elles enlèvent systématiquement contrôle et crédibilité à ceux qui ne s'identifient pas à la culture dominante. Le fait que ces croyances sont insidieuses est encore plus inquiétant car elles sont considérées comme admises et sont donc pratiquement impérieuses pour le juge des faits qui s'est empreint de notre culture. . .

En fait, les exemples utilisés par les avocats de la défense, les universitaires et les juges pour illustrer les cas où la preuve du comportement sexuel antérieur serait très "pertinente" ressemblent [. . .] à des "vignettes pornographiques". [. . .] Ces faits hypothétiques influent sur les suppositions internes au sujet de ce que les femmes veulent réellement et de ce que les hommes souhaitent comme scénarios sexuels. [. . .] Ils soulèvent des réactions fort émotives qui n'ont aucun rapport avec la "vérité" et réveillent en nous les pires instincts. [Notes en bas de page omises.][Je souligne.]

Je suis également entièrement d'accord avec les prétentions de l'intervenante, le Fonds d'action et d'éducation juridiques pour les femmes et autres, aux pp. 17 et 18 de son mémoire:

[traduction] . . . dans toutes les situations hypothétiques mentionnées dans le mémoire des appelants, la preuve concernant le comportement sexuel ou la réputation sexuelle ou les deux soit est totalement non pertinente, admissible en vertu des exceptions prévues à l'art. 276, soit encore possède une valeur probante très faible et porte considérablement préjudice aux intérêts de l'administration de la justice. [Je souligne.]

Je résisterai donc autant que possible au désir d'entreprendre une polémique à ce niveau et me limiterai à une analyse peut‑être plus générale de l'effet de ces dispositions.

Comme je l'ai déjà mentionné, un bon nombre des exemples donnés par ceux qui contestent ces dispositions sont fondés sur une appréciation erronée de la portée des exceptions; à cet égard, certaines décisions antérieures déclarant ces dispositions inopérantes sont, malheureusement, entachées de la même erreur. Dans les arrêts R. v. Coombs (1985), 23 C.C.C. (3d) 356 (C.S. 1re inst. T.‑N.), et R. v. Oquataq, précité, la défense désirait présenter une preuve sur le comportement sexuel antérieur en réponse à la preuve de blessures subies par la plaignante, présentée par le ministère public. Dans les deux cas, ces preuves auraient été admissibles en vertu de l'art. 276. Dans l'arrêt Coombs, précité, le juge du procès a statué que cette preuve n'était pas admissible en vertu de la disposition et, comme cette preuve était pertinente et nécessaire pour permettre à l'accusé de présenter une défense pleine et entière, que les dispositions l'excluant étaient inconstitutionnelles. Dans l'arrêt Oquatak, précité, le même genre de preuve a aussi été jugé inadmissible en vertu de l'al. (1)a), entraînant ainsi le même résultat sur le plan constitutionnel. De nombreux exemples de preuve "pertinente" exclue par l'art. 276, présentés par les appelants, ont donné lieu à la même interprétation erronée.

J'examinerai maintenant plus particulièrement les catégories de preuve pertinente qui, selon les prétentions des appelants, sont exclues par la disposition. Je me pencherai seulement sur les catégories fréquemment mentionnées dans la doctrine. J'analyserai ensuite les ramifications possibles de la Charte canadienne des droits et libertés.

Plusieurs prétendent que l'argument le plus convaincant à l'appui de la thèse que la disposition est rédigée en termes trop étroits provient de ce qu'on appelle la "preuve de faits similaires" ou "preuve d'un mode de comportement", c'est‑à‑dire que la plaignante a consenti à des rapports sexuels dans des circonstances qui ressemblent beaucoup à celles entourant la perpétration de l'agression alléguée et que cette preuve servirait à établir le consentement. Je suis fermement d'avis que cette preuve est presque toujours non pertinente et que, de toute façon, elle ne constitue rien de plus qu'un argument interdit quant à la propension d'une personne, en plus de porter un préjudice considérable à l'intégrité et à l'équité du procès.

La force de ces arguments est liée à la notion que les femmes consentent à avoir des rapports sexuels, selon des considérations accessoires comme l'endroit, la race, l'âge ou la profession du prétendu agresseur ou d'autres éléments comme la nature de l'acte sexuel. Bien qu'il paraisse quelque peu bizarre de devoir énoncer explicitement cette proposition, le consentement se rattache à la personne et non à une circonstance. L'utilisation des expressions "mode de comportement" ou "faits similaires" ne tient pas compte de cette réalité. Ces arguments se fondent implicitement sur la notion que les femmes, dans les circonstances appropriées, donneront leur consentement à quiconque et, plus fondamentalement, que les femmes de "m{oe}urs faciles" auront une propension à consentir. Bien que ma collègue prétende que cette proposition est "maintenant disparu[e]" (à la p. 000) et "ne saur[ait] exister à l'intérieur d'un système juridique rationnel et juste" (à la p. 000), elle conclut néanmoins que l'exclusion de la preuve sur le "mode de comportement" est inconstitutionnelle. À mon avis, comme ces arguments reposent sur l'existence de mythes, ils ne sauraient être pertinents.

Bien que Galvin, précité, arrive à une conclusion qui, à mon avis, est erronée, soit que la preuve d'un "mode de comportement" peut être pertinente si elle est interprétée restrictivement, elle analyse néanmoins avec précision les problèmes inhérents à ce type de preuve. Elle dit à la p. 834:

[traduction] Dans le contexte d'un procès pour viol, la preuve que la plaignante a déjà couché avec des vedettes du rock ou avec des hommes qu'elle a rencontrés dans des bars pour célibataires ne pourrait qu'établir sa propension à consentir aux rapports sexuels dans ce genre de circonstances; son identité n'est pas une question en litige. L'exception [. . .] de "plan ou projet commun" à la règle de la propension n'est pas non plus applicable dans ce contexte parce que l'on ne saurait vraisemblablement affirmer que la tendance aux rencontres sexuelles similaires est le fruit d'un plan ou d'un projet établi au préalable par la plaignante. Par ailleurs, comme pour toutes les preuves de propension, le risque de préjugé de la part du jury est élevé; en effet, il pourrait être d'avis que la plaignante est une femme "facile" qui "mérite ce qui lui est arrivé", quel que fût son comportement lors de l'occasion en question.

Par ailleurs, si une preuve de cette nature peut en toute légitimité prétendre à la pertinence, ce qui est déjà une proposition fort contestable en soi, elle se trouve amplement visée par le fait que la preuve de rapports sexuels antérieurs entre l'accusé et la plaignante est admissible en vertu de cette disposition.

Un autre argument souvent avancé a trait au comportement "habituel" afin de tenter de faire admettre une preuve relative au "mode de comportement" ou à la "propension". À cet égard, je cite McCormick on Evidence (3e éd. 1984), section 195, aux pp. 574 et 575, (cité dans Galvin, précité, à la p. 778):

[traduction] L'habitude [. . .] est plus spécifique [que la moralité]. Elle dénote une réponse habituelle à une situation répétée. [. . .] Par exemple, une personne peut avoir l'habitude de descendre un escalier en sautant deux ou trois marches à la fois, de se rendre dans un bar particulier chaque jour après le travail ou de conduire son automobile sans porter sa ceinture de sécurité. [Notes en bas de page omises.]

À mon avis, il est impossible d'établir une analogie entre ce comportement et un comportement sexuel dépendant de la volonté. La justification à la base de l'admissibilité de la preuve d'un comportement "habituel" ne saurait être appliquée dans ce contexte.

Un argument similaire, souvent invoqué à l'appui de la prétention que la preuve sur le comportement sexuel antérieur est pertinente et admissible, mais exclue par la disposition, est fondée sur une interprétation large du raisonnement de la Cour d'appel de l'Ontario dans l'arrêt R. v. Scopelliti (1981), 63 C.C.C. (2d) 481. Dans cette affaire, la Cour d'appel a statué à la p. 492:

[traduction] De toute évidence, la preuve des actes antérieurs de violence commis par le défunt, que ne connaissait pas l'accusé, n'est pas pertinente pour illustrer le caractère raisonnable de la crainte d'une attaque imminente chez l'accusé. Toutefois, il existe un appui marquant en faveur de la proposition selon laquelle, dans le cas où une question de légitime défense est soulevée, la preuve du tempérament violent de l'accusé (la disposition) est admissible pour illustrer la probabilité que le défunt aurait pu être l'agresseur et soutenir le témoignage de l'accusé qu'il a été attaqué par le défunt. [Je souligne.]

Présumant que l'analyse de la Cour d'appel de l'Ontario est correcte et que cette analyse s'applique de façon générale, l'adoption de cet argument dans le présent contexte viendrait appuyer la proposition fondée sur le stéréotype que les femmes de "m{oe}urs faciles" ont une propension à consentir. Je dois admettre que j'ai de la difficulté à saisir comment un comportement violent et un comportement sexuel entre personnes consentantes soient analogues. Par ailleurs, des antécédents de conduite violente sont moins susceptibles de soulever des stéréotypes au sujet de l'auteur d'un tel comportement. Quand même, il est intéressant de constater que l'admissibilité de la preuve de la propension du défunt à la violence dans les procès pour meurtre soulève une certaine controverse puisqu'il est fort risqué que les jurés fassent une utilisation erronée de cette preuve pour blâmer à tort le défunt. (Voir McCormick, précité, aux pp. 571 à 573, cité dans Galvin, précité, à la p. 782.) Pour tous ces motifs, la règle établie dans l'arrêt Scopelliti, précité, ne saurait recevoir application dans le présent contexte.

Une seconde catégorie de preuve dite pertinente est souvent présentée comme démontrant de façon concluante la faiblesse de cette disposition; il s'agit de la preuve d'une croyance erronée au consentement. De nouveau, je suis fermement d'avis que la disposition contestée en l'espèce n'entraîne pas l'exclusion d'une preuve pertinente relative à la défense de croyance sincère mais erronée au consentement.

Bien qu'au Canada la défense en est une de croyance sincère et non de croyance raisonnable, l'exception prévue à l'al. (1)c) laisse amplement place à ce moyen de défense. Dans l'arrêt R. c. Bulmer, [1987] 1 R.C.S. 782, notre Cour a examiné l'effet du par. 244(4) (maintenant le par. 265(4)), qui codifie cette défense, sur la défense de croyance sincère mais erronée au consentement que nous avons énoncée dans l'arrêt Pappajohn c. La Reine, [1980] 2 R.C.S. 120. Pour plus de clarté, je reproduis ce paragraphe:

265. . . .

(4) Lorsque l'accusé allègue qu'il croyait que le plaignant avait consenti aux actes sur lesquels l'accusation est fondée, le juge, s'il est convaincu qu'il y a une preuve suffisante et que cette preuve constituerait une défense si elle était acceptée par le jury, demande à ce dernier de prendre en considération, en évaluant l'ensemble de la preuve qui concerne la détermination de la sincérité de la croyance de l'accusé, la présence ou l'absence de motifs raisonnables pour celle‑ci.

Notre Cour a conclu que la défense énoncée dans "Pappajohn" n'a pas été modifiée par le législateur. Bien que l'on puisse alors se demander pourquoi le Parlement a inclus cette défense dans l'ensemble de ses réformes, la décision de notre Cour dans l'arrêt Bulmer, précité, n'emporte pas la conclusion que l'al. 276(1)c) exclut des preuves pertinentes. Le juge McIntyre, s'exprimant au nom de la majorité dans l'arrêt Bulmer, précité, a statué aux pp. 790 et 791 qu'avant que le moyen de défense de croyance sincère mais erronée au consentement puisse être soumis au jury, le juge du procès doit conclure que la défense possède une "apparence de vraisemblance":

Il n'y aura pas d'apparence de vraisemblance à la simple affirmation "je croyais qu'elle consentait" sans que ce ne soit appuyé dans une certaine mesure par d'autres éléments de preuve ou circonstances de l'affaire [. . .] La question à laquelle il [le juge du procès] doit répondre est la suivante. Vu toutes les circonstances de l'espèce, le moyen de défense paraît‑il vraisemblable?

Lorsque la défense d'erreur de fait, ou d'ailleurs tout autre moyen de défense, est soulevée, deux étapes distinctes doivent être franchies. La première étape exige que le juge du procès décide si le moyen de défense devrait être soumis au jury. C'est à l'égard de cette question, comme je l'ai déjà dit, que le critère de l'"apparence de vraisemblance" s'applique.

En outre, lorsque le juge des faits passe à l'examen de la question de la croyance sincère le juge McIntyre affirme à la p. 792:

Cet article [par. 244(4), maintenant le par. 265(4)], à mon avis, ne modifie pas le droit appliqué dans l'arrêt Pappajohn. Il n'exige pas que la croyance erronée soit raisonnable ou jugée raisonnable. Il établit simplement de manière précise que, dans l'examen de la question de la sincérité de la croyance, la présence ou l'absence de motifs raisonnables à l'appui de cette croyance sont des facteurs pertinents que le jury doit prendre en considération.

À mon avis, en supposant que le juge des faits et le juge du droit {oe}uvrent à l'intérieur d'un environnement intellectuel libre de tout mythe entourant le viol et de tout stéréotype sur les femmes, les éléments de preuve exclus par ce paragraphe ne satisferaient pas au critère de l'"apparence de vraisemblance" qui doit accompagner cette défense et ne seraient pas assortis de motifs raisonnables que le jury pourrait prendre en considération dans la détermination de la sincérité de la croyance. La structure de l'exception prévue à l'al. 276(1)c) n'écarte donc pas la possibilité d'invoquer cette défense.

La disposition exclut avec raison toute preuve d'actes antérieurs de prostitution ou d'allégations de prostitution. À mon avis, cette preuve n'est jamais pertinente et, en plus, est très préjudiciable. Je m'inscris en faux contre la prétention de l'appelant Seaboyer que "la plupart des prostituées consentent plus facilement à avoir des rapports sexuels et sont des témoins moins dignes de foi à cause de leur mode de vie", (à la p. 21 de son mémoire où il cite le Groupe de travail fédéral‑provincial, précité.) Je ne comprends pas bien non plus le phénomène selon lequel on demande à un grand nombre de plaignantes, dans les affaires d'agression sexuelle, si elle sont des prostituées. (Voir par exemple, Z. Adler, "The Relevance of Sexual History Evidence in Rape: Problems of Subjective Interpretation", [1985] Crim. L.R. 769, à la p. 778.)

On prétend également que la disposition ne permet pas de présenter des preuves établissant l'existence d'un motif de fabrication ou d'un préjugé. De toute évidence, la plupart de ces prétendus motifs ou préjugés ne trouveront pas leur fondement dans le comportement sexuel antérieur de la plaignante. Par ailleurs, la pertinence de la plupart de ces éléments de preuve repose sur certaines visions stéréotypées des femmes, savoir qu'elles mentent au sujet d'une agression sexuelle et qu'elles allèguent souvent la perpétration d'une agression sexuelle pour se racheter aux yeux de ceux qui peuvent surveiller de près leur comportement sexuel. De nouveau, la réfutation des stéréotypes porte atteinte au fond même de l'argument. En ce qui concerne la preuve qu'une plaignante a déjà fait de fausses allégations d'agression sexuelle, elle est admissible en vertu de la disposition existante car elle ne comporte pas l'admission de son comportement sexuel antérieur.

Comme je l'ai mentionné au début, la preuve qui est exclue par la disposition est simplement non pertinente. Elle est fondée sur des croyances discriminatoires sur les femmes et l'agression sexuelle. En outre, la disposition attaquée offre de grandes possibilités de présenter une preuve de comportement sexuel qui soit pertinente. Paradoxalement, certaines des exceptions peuvent être libellées en termes trop larges, ce qui entraîne le résultat malheureux qu'un grand nombre de preuves pourraient bien être admises à tort sur la base d'allégations spécieuses de pertinence.

Si j'ai tort de conclure que la disposition attaquée n'exclut pas de preuve pertinente sur le comportement sexuel, je suis d'avis que, s'il y a exclusion, c'est à juste titre compte tenu de l'effet extrêmement préjudiciable de cette preuve sur le déroulement du procès concernant les questions juridiques.

Dans l'arrêt Morris c. La Reine, [1983] 2 R.C.S. 190, notre Cour a analysé la notion de la pertinence. Le juge Lamer (maintenant juge en chef) examine à la p. 201 la nature du concept ainsi que les circonstances où une preuve, quoique pertinente, pourrait néanmoins être exclue:

Le principe de droit qui s'applique encore au Canada a été ainsi formulé par Thayer:

[traduction] (1) que rien ne doit être admis qui ne constitue pas une preuve logique d'un fait qui doit être prouvé; et (2) que tout ce qui constitue une telle preuve doit être admis, à moins qu'un motif de principe ou de droit n'entraîne manifestement son exclusion.

À cette déclaration générale doit être ajouté le pouvoir discrétionnaire qu'ont les juges d'exclure certains éléments de preuve logiquement pertinents:

[traduction] . . . à cause de leur trop faible importance ou en raison de leur lien excessivement conjectural et indirect; d'autres, à cause de leur effet dangereux sur le jury qui est susceptible d'en faire un mauvais usage ou d'en surestimer la valeur; d'autres encore parce qu'ils sont impolitiques ou hasardeux pour des raisons d'intérêt public; d'autres simplement par l'application d'un précédent. [. . .] c'est ce genre de chose — le rejet, pour un motif quelconque d'ordre pratique, de ce qui a une véritable valeur probante — qui caractérise le droit de la preuve et qui en fait le fruit du système de jurys. [Notes en bas de page omises.] [Je souligne.]

Il est significatif dans notre contexte que le juge du procès a un pouvoir discrétionnaire reconnu depuis longtemps d'exclure une preuve normalement pertinente. Par conséquent, la détermination qu'une preuve est pertinente ne permet pas de répondre à l'autre question, soit s'il existe, quelle que soit la pertinence de la preuve, une règle ou une considération de principe qui, néanmoins, exige l'exclusion de la preuve présentée. Ainsi, Cross on Evidence, précité, à la p. 60, citant Wigmore, observe que [traduction] "l'admissibilité signifie que le fait donné est pertinent et en outre — qu'il répond aussi à tous les critères accessoires et à toutes les politiques extrinsèques." En fait, une preuve fort pertinente susceptible de favoriser grandement l'accusé pourrait bien, à l'intérieur de notre système juridique actuel, être exclue tout comme une preuve susceptible de contribuer à la "découverte de la vérité" par le juge. Quoique énoncés d'une façon générale, des exemples mieux connus de preuves pertinentes qui seront exclues incluent: le ouï‑dire, le témoignage d'opinion, la moralité, la conduite à d'autres occasions, la règle relative aux faits incidents qui traite comme finales les réponses données par des témoins à des questions concernant des faits incidents, le privilège de ne pas s'incriminer, une preuve obtenue d'une manière qui viole un droit ou une liberté garanti par la Charte canadienne des droits et libertés, le privilège du secret professionnel de l'avocat et d'autres rapports professionnels susceptibles de bénéficier à l'occasion d'un privilège similaire (pour un examen plus approfondi de ce type de privilège, voir S. Schiff, Evidence in the Litigation Process (3e éd. 1988), vol. 2, à la p. 1010), les communications entre conjoints, les renseignements gouvernementaux dont la divulgation porterait "atteinte à l'intérêt public" etc.

Il existe de nombreux motifs pour lesquels une preuve pertinente peut être exclue, et ces exclusions jouent un rôle significatif et important dans l'application des règles traditionnelles en matière de preuve. Certaines preuves sont exclues pour la protection de valeurs qui sont chères à notre société. D'autres peuvent l'être parce qu'elles sont peu fiables en soi. D'autres enfin le seront si elles dénaturent la recherche de la vérité au lieu de la favoriser. McCormick, McCormick's Handbook of the Law of Evidence (2e éd. 1972), aux pp. 439 et 440, cité dans J. A. Tanford et A. J. Bocchino, "Rape Victim Shield Laws and the Sixth Amendment" (1980), 128 U. Pa. L. Rev. 544, à la p. 569, énonce quatre raisons d'exclure ce type de preuve "préjudiciable":

[traduction] Premièrement, le danger que les faits présentés soulèvent indûment chez le jury des sentiments de préjudice, d'hostilité ou de sympathie. Deuxièmement, la possibilité que la preuve et la contre‑preuve soulèvent une question accessoire susceptible de détourner l'attention du jury des principales questions en litige. Troisièmement, le risque que la présentation de la preuve et de la contre‑preuve occupe trop de temps. Quatrièmement, le danger que la preuve présentée surprenne l'adversaire qui, n'ayant aucun motif raisonnable de la prévoir, ne serait pas en mesure de la réfuter.

Chacune de ces quatre raisons semble englober la preuve concernant le comportement sexuel antérieur. Comme l'indique le juge La Forest (dissident pour d'autres motifs) dans l'arrêt R. c. Corbett, [1988] 1 R.C.S. 670, à la p. 714:

Les principes fondamentaux du droit de la preuve peuvent être formulés simplement. Tout élément de preuve pertinent est admissible, sous réserve du pouvoir discrétionnaire d'exclure tout ce qui risque de causer un préjudice indu, d'induire en erreur ou d'embrouiller le juge des faits, de prolonger démesurément les procédures, ou ce qui devrait par ailleurs être exclu pour des motifs clairs de droit ou de principe.

Comme je l'ai mentionné au départ, ce type de preuve possède un effet dénaturant important au procès puisqu'elle [traduction] "soulève [chez le jury] un sentiment d'horreur, provoque chez lui un instinct de punition ou déclenche d'autres réactions de comportement humain", J. Weinstein et M. Berger, Weinstein's Evidence (1976), cité dans Ordover, précité, à la p. 108. Cette preuve permet d'introduire des stéréotypes et des mythes dans l'équation et de s'écarter de la recherche de la vérité. Elle donne lieu à un résultat plus compatible avec les stéréotypes qu'avec la vérité:

[traduction] Les avocats de la défense dans les affaires de viol ont également utilisé la preuve du comportement de la victime pour tenter de laisser entendre que la victime du viol a "eu ce qu'elle méritait". La véritable situation devient dissimulée par l'antipathie envers la victime et les systèmes de croyance qui attribuent la "faute" à la victime, quelle que soit la façon dont a été perpétrée l'infraction. Le fait que cette preuve a une incidence émotive importante sur les juges des faits et peut donner lieu à un verdict erroné est bien documenté et reconnu même par les juges. [Notes en bas de page omises.][Je souligne.]

(Sheehy, précité, aux pp. 774 et 775.)

Plutôt que d'avoir une incidence négative sur la culpabilité et l'innocence, l'exclusion de la preuve d'un comportement sexuel rationalise ce genre de détermination. Mon analyse au début de mon opinion démontre de façon concluante que la preuve sur le comportement sexuel antérieur empêche une prise de décision réfléchie. Il vaut la peine de citer de nouveau les propos de Catton, précité, à la p. 173:

[traduction] Tout renseignement laissant sous‑entendre un comportement sexuel antérieur de la victime avait pour effet d'affaiblir la perception que les jurés avaient de la culpabilité de l'accusé, que ces renseignements aient été confirmés ou non.

La détermination de la culpabilité ou de l'innocence est transformée en une évaluation visant à déterminer si la plaignante devrait bénéficier de la protection des dispositions relatives à l'agression sexuelle. À mon avis, il est incontestable que cette preuve a ce genre d'effet préjudiciable. Un grand nombre d'avocats de la défense connaissent l'effet de ce genre de preuve et font tout leur possible pour la faire admettre. En fait, au cours du débat à la Chambre des communes entourant le premier effort du Parlement pour rationaliser le droit dans ce domaine, un député, M. Jarvis a fait les commentaires suivants:

. . . on semble croire impossible qu'une "femme" de mauvaise réputation soit violée. [. . .] Nous avons aussi à détruire le mythe voulant que la parole d'une "femme" de mauvaise réputation soit immédiatement suspecte. Je n'ai jamais compris ce que cela voulait dire. En tant qu'avocat, tout ce que je savais c'est qu'il était avantageux de lancer autant de boue que possible à une telle femme dans l'espoir qu'il y en aurait un peu qui collerait et que le jury ne la croirait pas. [Je souligne.]

(Débats de la Chambres des communes, le 19 novembre 1975, à la p. 9252.)

Si nous sommes réellement à la recherche de la vérité, ce résultat est répugnant et la preuve qui l'entraîne est à bon droit inadmissible.

Les questions constitutionnelles

Par souci de commodité, je reproduis les articles de la Charte canadienne des droits et libertés pertinents pour disposer des présents pourvois:

7. Chacun a droit à la vie, à la liberté et à la sécurité de sa personne; il ne peut être porté atteinte à ce droit qu'en conformité avec les principes de justice fondamentale.

11. Tout inculpé a le droit:

. . .

d) d'être présumé innocent tant qu'il n'est pas déclaré coupable, conformément à la loi, par un tribunal indépendant et impartial à l'issue d'un procès public et équitable;

15. (1) La loi ne fait acception de personne et s'applique également à tous, et tous ont droit à la même protection et au même bénéfice de la loi, indépendamment de toute discrimination, notamment des discriminations fondées sur la race, l'origine nationale ou ethnique, la couleur, la religion, le sexe, l'âge ou les déficiences mentales ou physiques.

28. Indépendamment des autres dispositions de la présente charte, les droits et libertés qui y sont mentionnés sont garantis également aux personnes des deux sexes.

Dans l'analyse des questions constitutionnelles, je considérerai l'al. 11d) comme un exemple des principes de justice fondamentale mentionnés à l'art. 7; je n'aurai donc pas à analyser séparément ces deux dispositions. Par ailleurs, puisque je souscris à l'opinion exprimée par ma collègue le juge McLachlin que l'art. 277 est constitutionnel, je limiterai mon analyse à l'art. 276.

À mon avis, ni la notion d'"équité" ni les "principes de justice fondamentale" ne justifient de déclarer inconstitutionnel l'art. 276. Il faut plutôt confirmer cette disposition dans toute sa vigueur pour réaliser l'équité et assurer le déroulement des procès conformément aux préceptes fondamentaux du droit pénal. Les propos de C. Boyle, "Section 142 of the Criminal Code: A Trojan Horse?", précité, à la p. 265, offrent une introduction appropriée à l'examen de ces questions:

[traduction] Il y a eu une tendance regrettable à comparer les droits de l'accusé et ceux du témoin et à considérer que toute amélioration apportée à la situation du témoin devait être contrebalancée. Toutefois, ce dont il s'agit réellement c'est de favoriser la déclaration de culpabilité des personnes coupables et non pas d'embrouiller les choses par des preuves sur des questions incidentes qui risquent de prévenir indûment le juge des faits. C'est là une question sérieuse d'ordre public, non pas une lutte entre les féministes et les avocats de la défense. [Je souligne.]

La question constitutionnelle posée en l'espèce est de savoir si, malgré le fait qu'ait été établi le caractère non pertinent ou préjudiciable, ou les deux, de la preuve exclue par la disposition contestée, un accusé a néanmoins le droit constitutionnel de présenter une telle preuve. Selon ma perception de la portée de ces garanties constitutionnelles, il faut catégoriquement répondre par la négative à cette question.

Il est incontestable qu'un accusé n'a pas un droit constitutionnel de présenter une preuve non pertinente. Dans la mesure où la majeure partie, sinon la totalité, de la preuve exclue par la disposition contestée en l'espèce n'est pas pertinente, il n'y a pas de question constitutionnelle. Par ailleurs, à mon avis, un accusé n'a pas non plus le droit en vertu de la Charte, que ce soit en invoquant le droit à un procès équitable ou le droit à une défense pleine et entière, de présenter une preuve qui entrave et dénature l'appréciation des faits au procès. Comme corollaire, les notions de "procès équitable" ou de "défense pleine et entière" ne reconnaissent pas non plus à l'accusé un droit de présenter toute preuve qui pourrait donner lieu à un acquittement. De telles propositions confèrent à l'art. 7 et à l'al. 11d) une interprétation très restrictive et enlèvent un contenu significatif aux notions d'"équité" et de "principes de justice fondamentale". Je suis d'accord avec la critique que Sheehy, précité, aux p. 774 et 775, fait de cette interprétation étroite des garanties constitutionnelles:

[traduction] . . . l'argument d'"équité" invoqué par l'accusé laisse supposer non seulement que la preuve est objectivement "pertinente", mais aussi qu'elle peut être utilisée à juste titre pour découvrir la vérité sur ce qui s'est passé entre l'accusé et la victime. [. . .] De toute évidence, la diffamation de la victime comme défense a eu un succès considérable dans les cas où la preuve sur le comportement de la victime peut être utilisée à l'appui de stéréotypes culturels négatifs.

. . .

. . . [il existe une] nécessité de faire un effort réaliste et intelligent pour comprendre l'"équité" par rapport aux réalités concrètes du processus pénal et à la vie des femmes et des hommes concernés, plutôt qu'à des atteintes théoriques aux droits garantis par la Charte. [Je souligne.]

Dans le Renvoi: Motor Vehicle Act de la C.‑B., [1985] 2 R.C.S. 486, notre Cour a statué à la p. 503 que les principes de justice fondamentale "se trouvent dans les préceptes fondamentaux de notre système juridique." Il est donc évident que les propositions étroites susmentionnées conduisent à une interprétation erronée de la portée de l'art. 7 et de l'al. 11d). En fait, les paramètres élaborés en common law, qui restreignent l'admissibilité de la preuve, visent davantage à protéger l'équité que ne le fait leur absence. Comme l'a proposé le juge La Forest dans l'arrêt Corbett, précité, à la p. 744 "le principe de la pertinence, contribue à assurer un procès équitable dans le cadre duquel justice est rendue." La pertinence et les autres règles d'exclusion élaborées en common law ont grandement contribué à la détermination de la notion de l'"équité". Bien que je ne partage pas son opinion concernant la pertinence de la preuve relative au comportement sexuel antérieur, je suis néanmoins d'accord avec l'argument de D. Haxton, "Rape Shield Statutes: Constitutional Despite Unsconstitutional Exclusions of Evidence" (1985), Wis. L. Rev. 1219, aux pp. 1271 et 1272:

[traduction] La meilleure façon de déterminer si la Constitution exige l'admission d'une preuve est d'appliquer les règles de preuve habituelles du ressort à la preuve présentée sur le comportement sexuel. Puisque les règles de preuve habituelles reposent sur des principes généraux élaborés au cours de nombreuses années, les exclusions de preuve établies en vertu de ces règles sont presque toujours justifiées sur le plan constitutionnel.

En l'espèce, puisque la disposition exclut seulement la preuve non pertinente ou préjudiciable, elle est acceptable du point de vue constitutionnel. Dans le cadre de toute interprétation significative et fondée sur l'objet des droits en question, l'accusé n'a pas le droit de présenter cette preuve. Plutôt que [traduction] "de rendre inapplicables les règles de preuve ordinaires [. . .] [et de mettre] la personne inculpée d'une agression sexuelle dans une situation distincte et pire que celle d'une personne accusée d'autres crimes graves" (le juge Brooke, dissident en partie, en Cour d'appel, aux pp. 310 et 311), les articles visent à assurer l'application des règles de preuve ordinaires. Le législateur n'a écarté aucune preuve qui ne l'avait pas déjà été à juste titre par la common law et la Charte.

En outre, les droits garantis à un accusé en vertu de l'art. 7 et de l'al. 11d) protègent, à mon avis, non seulement l'intérêt de l'accusé de présenter toute preuve disculpatoire mais aussi d'autres intérêts:

Certes, l'art. 11 de la Charte consacre dans la Constitution le droit d'un accusé, et non pas celui de l'État, à un procès équitable devant un tribunal impartial. Mais "l'équité" implique, commande même à mon avis, qu'entrent également en ligne de compte les intérêts de l'État en tant que représentant du public. De même, les principes de justice fondamentale ont pour effet de protéger l'intégrité du système lui‑même, car ils reconnaissent les intérêts légitimes non seulement de l'accusé, mais aussi de l'accusateur. [Je souligne.]

(Motifs du juge La Forest (dissident pour d'autres motifs), dans l'arrêt Corbett, précité, à la p. 745.)

La proposition que les droits garantis par les art. 7 et 11 comportent l'examen d'intérêts autres que ceux de l'accusé a été acceptée par notre Cour à la majorité dans l'arrêt R. c. Askov, [1990] 2 R.C.S. 1199. Dans l'analyse de la nature des intérêts protégés par l'al. 11b) de la Charte, le juge Cory, s'exprimant au nom de la majorité, dit à la p. 1219:

Bien que le but premier de l'al. 11b) soit la protection des droits individuels et la prestation de la justice fondamentale aux accusés, il comporte aussi implicitement, selon moi, un droit collectif ou social.

Il mentionne aussi à la p. 1221:

Tout citoyen est donc en droit de s'attendre à ce que le système de justice fonctionne de façon équitable, efficace et avec une célérité raisonnable. [ . . .] En plus de déterminer la culpabilité ou l'innocence de l'accusé, le procès donne à la société l'assurance que les crimes graves font l'objet d'enquêtes et que ceux qui les commettent sont traduits en justice et traités selon la loi.

Un appui additionnel en faveur d'une analyse plus large des droits invoqués ici par les appelants nous est fourni par l'art. 28 de la Charte. Dans le contexte de la présente affaire, cet article semble justifier une analyse constitutionnelle qui reconnaîsse l'incidence sur les femmes de l'interprétation étroite de l'art. 7 et de l'al. 11d) préconisée par les appelants et qui en tienne compte.

Bien que la nature exacte des autres intérêts concernés dépende de la nature et de l'aspect du droit visé, il ressort clairement de ce qui précède que l'analyse constitutionnelle dans ce cas n'est pas limitée aux seuls intérêts de l'accusé. (Voir aussi les arrêts R. c. Lyons, [1987] 2 R.C.S. 309, aux pp. 327 à 329, R. c. Beare, [1988] 2 R.C.S. 387, aux pp. 403 à 407, les motifs du juge La Forest dans Thomson Newspapers Ltd. c. Canada (Directeur des enquêtes et recherches, Commission sur les pratiques restrictives du commerce), [1990] 1 R.C.S. 425, à la p. 539 et R. c. Swain, [1991] 1 R.C.S. 933, le juge L'Heureux‑Dubé est dissidente.)

En l'espèce, les autres intérêts envisagés par l'art. 7 et l'al. 11d) ne sont pas différents de ceux articulés par le juge Cory dans l'arrêt Askov, précité. Les plaignantes, d'ailleurs l'ensemble de la collectivité, ont un intérêt dans le dépôt des plaintes et dans la poursuite des infractions d'ordre sexuel. Elles ont également un intérêt légitime à ce que les procès dans ce domaine se déroulent d'une façon qui ne subordonne pas l'appréciation des faits à des mythes et à des stéréotypes. Toutefois, il n'est pas strictement nécessaire de procéder à un examen des intérêts ici en jeu de la collectivité ou de groupes puisqu'il est clair que l'intérêt opposé dans cette affaire, soit garantir que les procès et donc les verdicts soient fondés sur des faits et non sur des stéréotypes et des mythes, n'appartient pas seulement à un groupe ou à une collectivité, mais qu'il constitue un intérêt inhérent au système; il maintient l'intégrité et la légitimité du déroulement des procès. Cet intérêt se rapproche si étroitement des intérêts des plaignants et de la collectivité que la distinction pourrait bien ne pas être importante en réalité:

[traduction] Compte tenu des données des sciences sociales [. . .] on devrait reconnaître que ces dispositions éliminent les préjugés dans le processus d'appréciation des faits, préjugés qui défavorisent spécifiquement les femmes en tant que plaignantes individuelles et que groupe social. [Je souligne.]

(Dawson, précité, à la p. 333.)

La reconnaissance et la réalisation des objectifs de l'art. 7 et de l'al. 11d) quant au maintien de l'intégrité du procès assurent également la protection de ces intérêts peut‑être plus "sociaux".

Quels que soient les effets de la protection de cet intérêt, il est clair qu'il faut en tenir compte dans l'analyse constitutionnelle. La démarche contraire, soit la reconnaissance d'un droit absolu de l'accusé de présenter tout élément de preuve pertinent, constitue une interprétation sérieusement défectueuse de l'expression "principes de justice fondamentale". Il est évident que l'évolution de ces principes s'est faite en fonction de valeurs et d'intérêts qui vont au‑delà de ceux de l'accusé (voir l'analyse précédente des règles de pertinence et d'exclusion); ces valeurs et intérêts sont donc pertinents dans le cadre d'une analyse constitutionnelle comme celle‑ci. La démarche contraire rend vides de sens les droits d'un accusé à un procès équitable et à une défense pleine et entière.

En arrivant à cette conclusion, je ne suis pas indifférente aux cas où les exclusions de preuve établies par la common law ont été jugées inapplicables dans des situations où elles empiètent sur la capacité d'un accusé d'établir son innocence; nonobstant l'importance des autres intérêts, le droit de l'accusé de présenter une preuve visant à établir son innocence a été jugé fondamental et a été maintenu. (Par exemple, le privilège à l'égard des indicateurs de police qui protège l'identité de l'indicateur, sauf dans les cas où la divulgation de l'identité de l'indicateur pourrait aider à démontrer l'innocence de l'accusé; le privilège du secret professionnel de l'avocat peut être écarté dans les mêmes circonstances que celui à l'égard des indicateurs de police. À cet égard, voir respectivement Solliciteur général du Canada c. Commission royale d'enquête (Dossiers de santé en Ontario), [1981] 2 R.C.S. 494 et R. v. Dunbar and Logan (1982), 68 C.C.C. (2d) 13 (C.A. Ont.).) Toutefois, la Charte n'invalide pas de prime abord la série d'exceptions à la règle générale que toutes les preuves pertinentes sont admissibles. Le juge Sopinka, s'exprimant au nom de la majorité dans l'arrêt Dersch c. Canada (Procureur général), [1990] 2 R.C.S. 1505, analyse l'étendue du droit de l'accusé à une défense pleine et entière, à la p. 1515:

Le droit à une défense pleine et entière ne signifie pas qu'un accusé peut obtenir, en vertu de la Charte, une révision de l'ensemble du droit de la preuve qui aille jusqu'à rendre admissible une affirmation qui ne le serait pas, par exemple en vertu des règles du ouï‑dire, parce qu'elle tend à prouver son innocence.

Par ailleurs, la situation diffère ici fondamentalement des cas susmentionnés. Dans la majorité des cas, la disposition contestée exclut seulement les éléments de preuve non pertinents. La faible catégorie de preuve sur le comportement sexuel antérieur qui est pertinente, mais non admissible en vertu des exceptions prévues, est exclue pour un certain nombre de raisons, notamment parce qu'il a été établi qu'elle dénature le déroulement du procès. La preuve sur le comportement sexuel antérieur exclue par la disposition est soit non pertinente soit tellement préjudiciable que son effet dénaturant l'emporte sur sa valeur probante minimale. Cette preuve sert de catalyseur pour invoquer des stéréotypes au sujet des femmes et du viol d'une façon qui dénature tout le déroulement du procès et bouleverse l'équité, dans le plein sens du terme. Par conséquent, l'argument selon lequel un accusé ne peut présenter toutes les preuves pertinentes servant à établir son innocence n'a que peu de valeur dans la présente analyse et doit céder le pas à d'autres considérations:

[traduction] Les résultats des recherches en sciences sociales viennent contredire les allégations que la preuve concernant le comportement sexuel contribue à l'appréciation des faits ou à l'application du critère de la "vérité judiciaire". Loin de garantir une audience "équitable" ou une défense pleine et entière, la présentation d'une preuve sur le comportement sexuel peut favoriser l'accusé d'une façon qui n'a aucun lien avec l'innocence. Ce genre de preuve a sur le procès une incidence qui n'est pas neutre. [Je souligne.]

(Dawson, précité, à la p. 330.)

Sauf si l'on admet la prétention paradoxale qu'un accusé a droit à un verdict partial ou que les principes de justice fondamentale constitutionnalisent l'application discriminatoire de la loi, les dispositions ici en cause sont incontestables sur le plan constitutionnel. À mon avis, interpréter les garanties de la Charte d'une façon qui empêche systématiquement de considérer le préjudice entraîné par la preuve que l'accusé tente de présenter peut, paradoxalement, saper et banaliser les notions d'équité.

L'article premier

Bien qu'il ne me soit, à proprement parler, pas nécessaire de procéder à l'analyse en vertu de l'article premier, je ferai néanmoins certains commentaires succincts afin d'établir clairement que la disposition du Code, même si déclarée inconstitutionnelle de par son effet, est justifiée.

Dans l'arrêt R. c. Oakes, [1986] 1 R.C.S. 103, aux pp. 138 et 139, notre Cour propose l'analyse qui doit être effectuée pour déterminer si la justification d'une restriction peut se démontrer.

En termes succincts, la partie qui tente de justifier la disposition en question doit démontrer que: a) l'objectif que vise à servir la restriction est suffisamment important pour justifier la suppression d'un droit garanti par la Constitution; et b) les moyens choisis sont raisonnables et leur justification peut se démontrer, c'est‑à‑dire que (1) les mesures conçues pour atteindre l'objectif législatif doivent avoir un lien rationnel avec cet objectif, (2) le moyen choisi doit être de nature à porter le moins possible atteinte au droit ou à la liberté en question, et (3) il doit y avoir proportionnalité entre les effets des mesures choisies et l'objectif législatif.

Comme je l'ai déjà dit, la disposition contestée s'inscrit dans le cadre d'un effort de réforme beaucoup plus large de la part du législateur. Celui‑ci a énoncé quatre principes qui animent cette réforme: la protection de l'intégrité de la personne; la protection de l'enfant et de certains autres groupes de personnes; la défense des bonnes m{oe}urs et l'élimination de la discrimination sexuelle. Pour ce qui est de la disposition ici en litige, il est évident que le législateur visait à supprimer la discrimination sexuelle dans les procès pour infraction d'ordre sexuel par l'élimination des preuves non pertinentes ou préjudiciables, ou les deux, concernant le comportement sexuel antérieur. Un autre objectif législatif, étroitement lié au premier, est d'inciter les femmes à signaler les agressions dont elles sont victimes. Dans mon analyse de l'agression sexuelle au début, je fais ressortir clairement que, dans les procès pour infraction d'ordre sexuel, l'admission de preuves sur le comportement sexuel antérieur constitue un facteur qui a joué un rôle de premier plan dans la décision des femmes de ne pas porter plainte, dans le nombre de plaintes classées comme "fondées" par la police et dans le taux élevé d'acquittements. De telles preuves ont déclenché l'application de croyances et de stéréotypes discriminatoires au sujet des femmes et du viol. Tenter d'éliminer la discrimination des règles de droit dans ce domaine, et tenter d'inciter au dépôt de plaintes relativement à un crime malheureusement fort répandu dans notre société sont évidemment des objectifs législatifs suffisamment importants pour justifier la suppression d'un droit de l'accusé.

Quoiqu'à mon avis, il soit clair que le législateur avait, lors de l'adoption de la disposition en question, des objectifs suffisamment importants pour justifier de restreindre les droits d'un l'accusé, l'harmonie des objectifs poursuivis par le législateur avec les autres valeurs de la Charte vient renforcer cette conclusion. Comme l'indique le juge Wilson dans l'arrêt Singh c. Ministre de l'Emploi et de l'Immigration, [1985] 1 R.C.S. 177, à la p. 218:

Je pense qu'en déterminant si une limite donnée constitue une limite raisonnable prescrite par la loi et "dont la justification puisse se démontrer dans le cadre d'une société libre et démocratique", il est important de se rappeler que les tribunaux effectuent cette enquête tout en veillant au respect des droits et libertés énoncés dans les autres articles de la Charte.

J'ai clairement indiqué tout au long de ces motifs que la réforme de l'ensemble des dispositions en matière d'agression sexuelle, et plus particulièrement de l'art. 276, a été suscitée par un engagement d'éliminer la discrimination sexuelle dans les poursuites relatives aux infractions d'ordre sexuel. Les articles 15 et 28 de la Charte canadienne des droits et libertés reflètent les valeurs qui ont incité le Parlement à intervenir. Ces valeurs jouent un rôle légitime dans l'enquête en vertu de l'article premier:

. . . la constitutionnalisation de la garantie de l'égalité a des effets qui vont au‑delà des cas où cette garantie peut être invoquée par un individu contre l'État. Pour autant qu'il manifeste l'engagement de notre société à la promotion de l'égalité, l'art. 15 est en outre pertinent pour évaluer en vertu de l'article premier les objets [des dispositions] du Code criminel.

. . .

. . . favoriser l'égalité est un engagement essentiel d'une société libre et démocratique [. . .] Les principes sous‑tendant l'art. 15 de la Charte sont donc partie intégrante de l'analyse en vertu de l'article premier.

. . .

Compte tenu de l'engagement envers l'égalité manifesté dans la Charte et reflété à l'article premier, l'objet visé par la disposition législative contestée prend une importance accrue dans la mesure où elle est destinée à assurer l'égalité de tous dans la société canadienne.

(Motifs du juge en chef Dickson dans l'arrêt R. c. Keegstra, précité, aux pp. 755 et 756.)

L'importance des objectifs du Parlement dans le cadre de la réforme des dispositions législatives en matière d'agression sexuelle est amplifiée par la nature du préjudice causé (que j'ai analysé en détail au début de ces motifs) et par le fait que les efforts du législateur ont permis de faire ressortir les valeurs qui sont importantes à l'intérieur d'une société libre et démocratique. Comme l'affirmait le juge McIntyre dans l'arrêt Andrews c. Law Society of British Columbia, [1989] 1 R.C.S. 143, à la p. 171:

Il est clair que l'art. 15 a pour objet de garantir l'égalité dans la formulation et l'application de la loi. Favoriser l'égalité emporte favoriser l'existence d'une société où tous ont la certitude que la loi les reconnaît comme des êtres humains qui méritent le même respect, la même déférence et la même considération. Il comporte un aspect réparateur important.

Les objectifs qui sous‑tendent l'art. 276 franchissent facilement la première étape de l'analyse en vertu de l'article premier.

La prochaine étape de l'analyse nécessite un examen de la proportionnalité des mesures et, comme à l'égard de la première question, il faut se demander si les mesures ont un lien rationnel avec l'objectif en question. Encore une fois, l'analyse que j'ai faite de l'effet manifeste que la preuve d'un comportement sexuel a sur les juges des faits illustre bien que la disposition du Code a un lien rationnel avec l'objectif du Parlement. La disposition du Code exclut la preuve qui suscite l'application de stéréotypes au sujet des femmes et de l'agression sexuelle. Ce genre de preuve incite les juges des faits à déterminer dans quelle mesure la plaignante correspond aux stéréotypes entourant les femmes et aux mythes relatifs au viol. Il s'agit là d'un fait irréfutable. Comme mon analyse antérieure le démontre, il est également irréfutable que cette preuve influe négativement sur le taux des plaintes et sur celui des plaintes jugées "fondées" et accroît le taux d'acquittements. À toutes les étapes de l'enquête entourant la plainte, des décisions sont prises pour savoir si l'on doit y donner suite. La réponse à toutes ces étapes, comme le démontrent également mes propos antérieurs, réside dans l'aptitude de la plaignante à se conformer à ces croyances discriminatoires. Souvent, afin de justifier ce processus de filtrage, on fait allusion au fait que ces croyances seront appliquées au cours du procès, "justifiant" ainsi les décisions de découvrir avant le procès toutes les plaignantes peu méritantes. Il n'est que raisonnable alors de conclure que les efforts déployés par le Parlement pour exclure, lors du procès, la preuve sur le comportement sexuel, preuve qui est en grande partie non pertinente et néanmoins partiale, ont un lien rationnel avec les objectifs mentionnés visant à faire disparaître du droit dans ce domaine les croyances discriminatoires et à inciter au dépôt de plaintes relativement à ces infractions.

J'estime que ces dispositions, en plus d'avoir un lien rationnel avec les objectifs, portent le moins possible atteinte aux droits d'un accusé. Les propos du juge en chef Dickson, s'exprimant au nom de la majorité dans le Renvoi relatif à l'art. 193 et à l'al. 195.1(1)c) du Code criminel (Man.), [1990] 1 R.C.S. 1123, aux pp. 1137 et 1138 sont particulièrement pertinents:

Il est légitime de tenir compte du fait que certaines lois antérieures et d'autres solutions envisagées ont été jugées moins efficaces que la disposition législative actuellement contestée. Lorsque le Parlement a commencé son examen de la question de la sollicitation de rue [. . .] lui ont présenté un éventail de points de vue et de façons différentes d'aborder la question. En choisissant d'adopter l'al. 195.1(1)c) tel qu'il existe actuellement, le Parlement a dû tenter d'établir un équilibre entre sa décision de criminaliser les éléments de nuisance de la sollicitation de rue et sa volonté de tenir compte des arguments de politique concernant les effets de la criminalisation d'un aspect de la prostitution. L'histoire législative de la disposition actuelle et, en général, de la législation qui vise la sollicitation de rue est à la fois longue et complexe. Le régime législatif finalement mis en {oe}uvre et maintenant contesté n'a pas à être le régime "parfait" que notre Cour ou toute autre cour pourrait imaginer. Il suffit qu'il soit adéquatement et soigneusement adapté au contexte du droit qui est violé. [Je souligne.]

J'ai déjà analysé en détail les efforts législatifs déployés par le Parlement pour lutter contre l'application discriminatoire de la loi dans les procès pour infraction d'ordre sexuel. Mentionnons l'abrogation de certaines doctrines discriminatoires élaborées en common law et exigences discriminatoires imposées aux plaignantes aux termes de dispositions législatives ainsi que la tentative de rendre compatibles les règles concernant l'admission de la preuve sur le comportement sexuel antérieur et les principes traditionnels en matière de preuve élaborés en common law. La résistance manifestée à l'égard des efforts législatifs et l'utilisation continue de croyances stéréotypées ont nécessité une seconde intervention du Parlement. C'est cette seconde intervention qui a donné lieu à l'adoption des dispositions contestées en l'espèce.

Dans le cadre de l'élaboration du texte législatif qui allait remplacer l'infructueux art. 142, de nombreux groupes d'intérêt ont présenté leurs points de vue sur la question et le Parlement a sollicité des opinions relativement à certains des changements proposés. Le Parlement ne s'est pas seulement fié aux observations extérieures pour élaborer des solutions de rechange mais il a aussi procédé de lui‑même à des travaux de recherche afin de tenter d'établir un équilibre entre les intérêts en présence. Parmi les nombreuses options qui se présentaient à lui, le Parlement a retenu celle que nous sommes actuellement en train d'analyser. Face à la disposition législative antérieure émasculée par les tribunaux et, de ce fait, à l'application continue des stéréotypes, la réponse mesurée et réfléchie du Parlement fut de codifier les cas où la preuve concernant le comportement sexuel antérieur peut être à la fois pertinente et suffisamment probante pour en justifier l'admission. Le législateur a fait montre d'une méfiance marquée, et justifiée, à l'égard de l'aptitude des tribunaux à promouvoir et à atteindre une application non discriminatoire des règles de droit dans ce domaine. Vu l'historique des tentatives du gouvernement, le préjudice entraîné par le fait de confier aux juges du procès un pouvoir discrétionnaire et l'inaptitude démontrée des tribunaux à changer leurs pratiques discriminatoires, le choix du législateur était justifié. Les efforts que j'ai faits pour illustrer le caractère tenace des croyances discriminatoires et leur acceptation à tous les échelons de la société font clairement ressortir que l'exercice du pouvoir discrétionnaire par les juges est à l'opposé des objectifs du Parlement.

Bien que l'on doive accorder un certain degré de latitude au choix du législateur compte tenu du contexte historique qui a entouré ce choix, le fait qu'il devait choisir entre les intérêts de groupes concurrents nécessite aussi une telle approche. Il ne s'agit pas là d'une situation typique où le gouvernement et les personnes accusées sont en situation opposée ou encore où le gouvernement devient "plutôt ce qu'on pourrait appeler l'adversaire singulier de l'individu dont le droit a été violé." (Irwin Toy Ltd. c. Québec (Procureur général), infra). Il est clair plutôt que le législateur, pour en arriver à sa décision, a tenu compte des revendications de divers groupes et qu'il a tenté d'établir un équilibre qui correspondait le mieux aux divers intérêts en jeu. En raison des circonstances ayant entouré cette décision législative, il faut accorder aux dispositions contestées une importance spéciale dans le cadre de l'analyse en vertu de l'article premier:

Ainsi, en faisant correspondre les moyens et les fins, et en se demandant s'il a été porté le moins possible atteinte aux droits ou aux libertés, le législateur en arbitrant entre les revendications de groupes concurrents, sera encore obligé de trouver le point d'équilibre sans pouvoir être absolument certain d'où il se trouve. Les groupes vulnérables vont revendiquer la protection du gouvernement alors que les autres groupes et individus affirmeront que le gouvernement ne doit pas intervenir. Dans l'arrêt Edwards Books and Art Ltd., précité, le juge en chef Dickson a exprimé une préoccupation importante en ce qui concerne la situation des groupes vulnérables (à la p. 779):

Je crois que lorsqu'ils interprètent et appliquent la Charte, les tribunaux doivent veiller à ce qu'elle ne devienne pas simplement l'instrument dont se serviront les plus favorisés pour écarter des lois dont l'objet est d'améliorer le sort des moins favorisés.

. . . Ainsi, lorsque les tribunaux sont appelés à contrôler les résultats des délibérations du législateur, surtout en matière de protection de groupes vulnérables, ils doivent garder à l'esprit la fonction représentative du pouvoir législatif.

(Motifs du juge en chef Dickson, au nom de la majorité dans l'arrêt Irwin Toy Ltd. c. Québec (Procureur général), [1989] 1 R.C.S. 927, à la p. 993.)

En raison des préoccupations sous‑jacentes à l'adoption du texte législatif en question et des importants efforts déployés par le Parlement pour évaluer la viabilité d'un certain nombre de moyens, il ne s'agit pas d'un cas où les tribunaux sont en meilleure position ni même dans une position aussi avantageuse que le Parlement pour déterminer si les "moyens les moins radicaux" ont été choisis. Le critère approprié d'examen à cette étape de l'analyse de la proportionnalité doit donc être celui du caractère raisonnable, savoir si le gouvernement avait un fondement raisonnable pour conclure que la solution législative choisie portait le moins possible atteinte au droit en question compte tenu d'un besoin urgent et réel. Il ressort clairement de mes motifs que le choix retenu par le législateur se situe, tout au moins, dans les limites du raisonnable.

J'ai déjà rejeté l'argument que les moyens auraient été mieux circonscrits en laissant un pouvoir discrétionnaire aux juges. Comme je l'ai déjà dit, le nature du problème avec lequel se trouvait aux prises le législateur fédéral ne permettait pas une solution prévoyant l'exercice d'un pouvoir discrétionnaire par les juges du procès. L'histoire démontre que c'est l'exercice du pouvoir discrétionnaire par les juges du procès qui a saturé de stéréotypes les règles de droit dans ce domaine. Mon analyse antérieure illustre que nous ne sommes pas tout à coup une société débarrassée de ces croyances et, par conséquent, l'exercice d'un pouvoir discrétionnaire dans ce contexte est tout à fait à l'opposé de la réalisation de l'objectif urgent et réel du gouvernement.

Notre Cour a, dans une autre affaire, analysé la décision du législateur de retirer aux juges du procès le pouvoir discrétionnaire dans le cadre de certaines dispositions du programme de réforme. Dans l'arrêt Canadian Newspapers Co. précité, notre Cour a analysé l'interdiction de publication prévue à l'art. 442 du Code criminel. Sur demande du plaignant ou du poursuivant, le juge du procès doit rendre une ordonnance enjoignant de ne pas publier l'identité du plaignant ou tout renseignement qui permettrait de la découvrir. Le juge Lamer (maintenant juge en chef), au nom de la Cour, examine l'argument que les juges du procès devraient bénéficier d'un certain pouvoir discrétionnaire de façon à réduire au minimum les atteintes au droit ou à la liberté en question. Aux pp. 131 à 133, le juge Lamer rejette cet argument:

Au vu de l'ensemble de la preuve produite par l'appelante, il appert que, parmi les crimes très graves, l'agression sexuelle est l'un de ceux qui est le moins souvent signalé. D'après les personnes qui se sont abstenues de dénoncer cette infraction, les principales raisons en sont la crainte quant au traitement que leur réserverait la police ou la poursuite, la crainte des procédures judiciaires ainsi que la crainte de la publicité ou de l'humiliation. Le paragraphe 442(3) est l'une des mesures qu'a adoptées le Parlement pour remédier à cette situation. L'idée est de faire en sorte qu'une victime qui craint la publicité puisse être certaine, lorsqu'elle décide si elle va ou non dénoncer le crime, que le juge est tenu d'interdire sur demande la publication de l'identité du plaignant ou de renseignements permettant de la découvrir. De toute évidence, comme la crainte de la publication est l'un des facteurs qui influent sur la dénonciation d'agressions sexuelles, la certitude de la non‑publication qu'on peut avoir au moment où l'on décide de dénoncer le crime joue un rôle primordial dans cette décision. Cela étant, une disposition accordant au juge un pouvoir discrétionnaire de décider s'il imposera ou non l'interdiction de publication se révélerait inefficace [. . .] À supposer qu'il y eût une atteinte moins grave à la liberté de la presse si la disposition contestée ne conférait qu'un pouvoir discrétionnaire, il est évident, selon moi, qu'une mesure à cet effet contrarierait toutefois l'objectif visé par le législateur.

. . . force est de reconnaître que ce n'est que par une interdiction absolue de publication que l'objectif visé peut être atteint. [. . .] le pouvoir discrétionnaire de prononcer l'interdiction [. . .] n'est pas une solution puisque ce n'est pas un moyen efficace d'atteindre le but urgent visé par le législateur fédéral. [Je souligne.]

On peut en grande partie reprendre les mêmes propos à l'égard de la disposition attaquée en l'espèce. Afin de lutter efficacement contre la discrimination sexuelle et d'inciter au dépôt de plaintes, le législateur a, au moyen de la disposition en question, tenté d'éliminer l'application de croyances discriminatoires au cours des procès pour infractions d'ordre sexuel. La démarche traditionnelle, qui accordait aux juges des procès le pouvoir discrétionnaire de se prononcer sur l'admissibilité d'une preuve sur le comportement sexuel antérieur, fut à juste titre rejetée. Comme l'a fait remarquer le Groupe de travail fédéral‑provincial sur l'uniformisation des règles de preuve, précité, à la p. 84, les dispositions qui laissent aux juges du procès un pouvoir discrétionnaire "se sont révélées sans grand effet. Elles n'ont pas réussi à accroître la protection que la common law assurait à la victime." Sheehy, précité, fait également ressortir ce point à la p. 782:

[traduction] Il est évident [. . .] qu'aucun système de pouvoir discrétionnaire de common law ne peut permettre d'atteindre les objectifs législatifs. [ . . .] Nous pouvons tout au mieux espérer que l'on donnera des interprétations différentes aux circonstances où certaines preuves sont "pertinentes" et constituent une "exemption constitutionnelle". Ces interprétations varieront d'un juge du procès à l'autre à l'intérieur du pays. Le pire serait une interprétation large de la "pertinence" qui porterait atteinte aux femmes à la fois individuellement et collectivement. Ceci est particulièrement inquiétant puisque ce sont les antécédents abominables de la magistrature canadienne sous le régime de la common law et de la common law modifiée de l'ancien article 142 qui ont suscité la révocation par le législateur du pouvoir discrétionnaire des juges. [Je souligne.]

Le législateur était en présence d'un dossier démontrant que ce pouvoir discrétionnaire avait été exercé de façon abusive et discriminatoire par les juges des procès et d'importantes recherches en sciences sociales établissant que les choses n'avaient pas changé. Dans ce contexte, la notion selon laquelle le législateur aurait pu, en invoquant l'atteinte minimale, accorder un pouvoir discrétionnaire aux juges du procès ne tient aucun compte de l'objectif qui a été jugé urgent et réel. Selon le juge en chef Lamer dans l'arrêt R. c. Chaulk, [1990] 3 R.C.S. 1303, à la p. 1341: "lorsqu'on examine les solutions de rechange à la disposition du législateur, il importe de se demander si un moyen moins envahissant permettrait soit d'atteindre le "même" objectif, soit d'atteindre le même objectif de façon aussi efficace." Il est donc évident que le législateur a fait un choix que lui permettait la Constitution lors de l'adoption des art. 276 et 277.

La dernière étape de l'analyse en vertu de l'article premier consiste à déterminer si les effets préjudiciables de la mesure sont trop importants par rapport à l'objectif. À mon avis, l'exclusion d'une preuves sur le comportement sexuel qui est en grande partie non pertinente et qui est hautement préjudiciable n'empiète pas de manière importante sur le droit de l'accusé à un procès équitable ou sur son droit à une défense pleine et entière. La disposition en question permet de bien d'autres façons à l'accusé de présenter des preuves sur le comportement sexuel qui sont pertinentes et suffisamment probantes pour que leur effet discriminatoire n'en écarte pas l'admission. Le fait de limiter l'accusé à présenter ce genre de preuve contribue peu à la conclusion que la dernière étape du critère de la proportionnalité n'a pas été respectée. Le législateur a accordé plus que l'importance requise aux droits constitutionnels de l'accusé lors de l'adoption de l'art. 276. À mon avis, il s'ensuit que la disposition législative dans la mesure où elle est inconstitutionnelle (si elle l'est) de par son effet, se justifie facilement en vertu de l'article premier.

Bref, la preuve concernant le comportement sexuel antérieur exclue par l'art. 276 du Code criminel est dans la plupart des cas non pertinente et, de plus, elle est tellement préjudiciable que son exclusion est justifiée tant par la common law que par la Charte canadienne des droits et libertés. Ni l'article 7 ni l'al. 11d), après une analyse fondée sur les principes, ne permettent d'arriver à une conclusion différente. Toutefois, même en supposant que l'art. 276 soit inconstitutionnel de par son effet, il se justifie facilement en vertu de l'article premier. À mon avis, lorsque les questions constitutionnelles sont analysées dans ce large contexte, les conclusions que je tire en l'espèce sont tout à fait incontestables.

Bien qu'à mon avis les questions de l'application de la doctrine de l'exemption constitutionnelle et de l'effet de l'annulation de l'art. 276 ne se posent pas, je ferai néanmoins quelques commentaires à ce sujet avant de terminer.

Ma collègue, le juge McLachlin énonce trois motifs pour lesquels la "doctrine de l'exemption constitutionnelle" ne peut recevoir application en l'espèce: (1) elle ne permettrait pas substantiellement de confirmer la disposition législative et elle rendrait de plus en plus obscure l'intention du législateur; (2) l'application de cette doctrine aurait le même résultat que l'annulation de la disposition, et (3) cette doctrine serait difficile d'application en l'espèce. Il me semble que ces mêmes motifs mettent en relief les lacunes des lignes directrices que propose la Cour, à la majorité, en ce qui concerne l'admission de la preuve concernant le comportement sexuel antérieur. Plus particulièrement, les lignes directrices ne permettent pas d'atteindre les objectifs visés par le législateur lors de l'adoption de la disposition législative, objectifs que j'ai déjà soulignés. Le point de vue selon lequel les objectifs du législateur et les valeurs de la Charte seront ainsi mieux servis ignore le contexte plus global dans lequel les lignes directrices seront appliquées. Par ailleurs, comme l'illustre l'examen détaillé de ce contexte, il serait malavisé d'envisager avec optimisme que les lignes directrices seront appliquées efficacement et uniformément d'une façon qui tienne compte des objectifs du législateur et des lacunes de la common law. Finalement, mon objection à ces lignes directrices, comme l'indique mon analyse antérieure, tient au fait qu'elles sont beaucoup trop vagues et appuient les stéréotypes et les mythes qu'elles sont censées faire disparaître.

Dispositif et réponses aux questions constitutionnelles

Pour ces motifs, je suis d'avis de rejeter les pourvois et de répondre ainsi aux questions constitutionnelles:

Question 1:L'article 246.6 ou 246.7 du Code criminel est‑il incompatible avec l'art. 7 ou l'al. 11d) de la Charte canadienne des droits et libertés?

Réponse:Non.

Question 2:Si l'art. 246.6 ou 246.7 du Code criminel est incompatible avec l'art. 7 ou l'al. 11d) de la Charte canadienne des droits et libertés, cette incompatibilité est‑elle justifiée en vertu de l'article premier?

Réponse:Oui.

Il n'y a pas lieu de répondre aux autres questions soulevées dans les présents pourvois.

Pourvois rejetés, les juges L'Heureux‑Dubé et Gonthier sont dissidents en partie.

Procureur de l'appelant Seaboyer: Keith E. Wright, Toronto.

Procureurs de l'appelant Gayme: Waldin, de Kenedy, Toronto.

Procureur de l'intimée: Le procureur général de la province d'Ontario, Toronto.

Procureur de l'intervenant le procureur général du Canada: Le sous‑procureur général du Canada, Ottawa.

Procureur de l'intervenant du procureur général du Québec: Le ministère de la Justice, Ste‑Foy.

Procureur de l'intervenant le procureur général de la Saskatchewan: Le sous‑procureur général, Regina.

Procureurs de l'intervenante l'Association canadienne des libertés civiles: McMillan, Binch, Toronto.

Procureurs de l'intervenant le Fonds d'action et d'éducation juridiques pour les femmes et autres: Cavalluzzo, Hayes & Shilton, Toronto.


Synthèse
Référence neutre : [1991] 2 R.C.S. 577 ?
Date de la décision : 22/08/1991
Sens de l'arrêt : Les pourvois sont rejetés; toutefois, l'art. 276 du Code criminel est incompatible avec l'art. 7 et l'al. 11d) de la Charte et cette incompatibilité n'est pas justifiée en vertu de l'article premier de la Charte. L'article 277 n'est pas incompatible avec la Charte

Analyses

Droit constitutionnel - Charte des droits - Justice fondamentale - Les articles 276 et 277 du Code criminel violent‑ils l'art. 7 de la Charte? - Dans l'affirmative, cette violation se justifie‑t‑elle en vertu de l'article premier de la Charte? - Les dispositions peuvent‑elles être sauvegardées par l'application de la doctrine de l'exemption constitutionnelle? - Code criminel, L.R.C. (1985), ch. C‑46, art. 276, 277 - Charte canadienne des droits et libertés, art. 1, 7.

Droit constitutionnel - Charte des droits - Présomption d'innocence - Les articles 276 et 277 du Code criminel violent‑ils l'al. 11d) de la Charte? - Dans l'affirmative, cette violation se justifie‑t‑elle en vertu de l'article premier de la Charte? - Les dispositions peuvent‑elles être sauvegardées par l'application de la doctrine de l'exemption constitutionnelle? - Code criminel, L.R.C. (1985), ch. C‑46, art. 276, 277 - Charte canadienne des droits et libertés, art. 1, 11d).

Droit criminel - Infractions sexuelles - Preuve - Les dispositions sur la "protection des victimes de viol" restreignent le droit de la défense de contre‑interroger et de présenter des preuves sur le comportement sexuel du plaignant à d'autres occasions - Les dispositions violent‑elles l'art. 7 ou l'al. 11d) de la Charte canadienne des droits et libertés? - Dans l'affirmative, cette violation se justifie‑t‑elle en vertu de l'article premier de la Charte, ou les dispositions peuvent‑elles être sauvegardées par l'application de la doctrine de l'exemption constitutionnelle? - Code criminel, L.R.C. (1985), ch. C‑46, art. 276, 277.

Droit criminel - Enquête préliminaire - Compétence - Le juge chargé de l'enquête préliminaire est‑il compétent pour statuer sur la constitutionnalité des dispositions en matière de preuve?.

En l'espèce, il s'agit de savoir si les dispositions du Code criminel sur la "protection des victimes de viol" (L.R.C. (1985), ch. C‑46, art. 276 et 277) portent atteinte aux principes de justice fondamentale ou au droit à un procès équitable garantis par l'art. 7 et l'al. 11d) de la Charte canadienne des droits et libertés. Ces dispositions restreignent le droit de la défense de contre‑interroger et de présenter une preuve sur le comportement sexuel du plaignant à d'autres occasions.

Seaboyer doit répondre à une accusation d'agression sexuelle d'une femme rencontrée dans un bar. À l'enquête préliminaire, le juge a refusé de permettre à l'accusé de contre‑interroger la plaignante relativement à son comportement sexuel à d'autres occasions. L'appelant prétend qu'il aurait dû être autorisé à contre‑interroger la plaignante sur d'autres relations sexuelles, susceptibles d'expliquer l'origine des meurtrissures, et sur d'autres aspects de la condition de la plaignante que le ministère public a présentés en preuve. On peut soutenir que cette preuve pourrait être pertinente en ce qui concerne le consentement puisqu'elle pourrait permettre d'expliquer autrement la preuve matérielle présentée par le ministère public à l'appui du recours à la force contre la plaignante.

L'affaire Gayme se situe dans des circonstances différentes. La plaignante était âgée de 15 ans et l'appelant, de 18 ans. Ils étaient amis. Le ministère public prétend que la plaignante aurait été victime d'une agression sexuelle à l'école. Se fondant sur la défense de consentement et de croyance sincère au consentement, l'avocat de la défense prétend qu'il n'y a pas eu d'agression et que l'agresseur sexuel était la plaignante. À l'appui de sa thèse, l'appelant, lors de l'enquête préliminaire, a tenté de contre‑interroger la plaignante sur son comportement sexuel antérieur et postérieur et de présenter des éléments de preuve à l'appui. Il a présenté une requête visant à faire déclarer inconstitutionnels les art. 276 et 277 du Code. Le juge a rejeté la requête au motif qu'il n'avait pas compétence et a ordonné le renvoi de l'appelant à son procès.

Seaboyer et Gayme ont demandé à la Cour suprême de l'Ontario d'ordonner l'annulation du renvoi à procès au motif que le tribunal d'instance inférieure avait excédé sa compétence et privé l'appelant de son droit de présenter une défense pleine et entière en appliquant l'art. 276 du Code criminel. Les ordonnances ont été accordées au motif que les art. 276 et 277 contrevenaient à la Charte et les affaires ont été renvoyées aux juges chargés de l'enquête préliminaire pour qu'ils statuent sur les questions relatives à la preuve sans tenir compte des dispositions en question. L'appel interjeté en Cour d'appel de l'Ontario a été accueilli au motif que les juges chargés de l'enquête préliminaire n'avaient pas compétence pour se prononcer sur la constitutionnalité des articles en question. Ils n'avaient donc pas commis d'erreur dans l'application des articles en question et les ordonnances rejetant les renvois à procès devaient être annulées. La Cour d'appel a ensuite examiné la constitutionnalité des art. 276 et 277 du Code criminel et a conclu que ces articles pouvaient dans certains cas contrevenir aux droits garantis à un inculpé par la Charte. La Cour d'appel a statué que, bien que ces dispositions aient un objectif valide du point de vue constitutionnel, elles n'étaient pas sauvegardées par l'article premier. La Cour d'appel a décidé que, puisque les cas où ces dispositions auraient un effet inconstitutionnel sont rares, elles continueraient de s'appliquer, sauf dans ces circonstances limitées.

Les questions constitutionnelles formulées en notre Cour visent à déterminer si les art. 276 et 277 contreviennent à l'art. 7 et à l'al. 11d) de la Charte et, dans l'affirmative, s'il sont sauvegardés par l'article premier, et à déterminer également si, advenant le cas où les dispositions seraient déclarées inconstitutionnelles, la doctrine des exemptions constitutionnelles s'appliquerait et quelles seraient alors les règles de droit applicables? En ce qui concerne la compétence du juge chargé de l'enquête préliminaire, la preuve que l'on cherche à introduire n'est pas en litige en l'espèce. Dans ces deux affaires, le juge chargé de l'enquête préliminaire n'a pas examiné si la preuve en question aurait été pertinente ou admissible en l'absence des art. 276 ou 277 du Code criminel.

Arrêt (les juges L'Heureux‑Dubé et Gonthier sont dissidents en partie): Les pourvois sont rejetés; toutefois, l'art. 276 du Code criminel est incompatible avec l'art. 7 et l'al. 11d) de la Charte et cette incompatibilité n'est pas justifiée en vertu de l'article premier de la Charte. L'article 277 n'est pas incompatible avec la Charte.

Le juge en chef Lamer et les juges La Forest, Sopinka, Cory, McLachlin, Stevenson et Iacobucci: C'est un principe fondamental de notre système de justice que les règles de preuve doivent permettre au juge et au jury de découvrir la vérité et de bien trancher les questions en litige. Rien ne doit être admis qui ne constitue pas une preuve logique d'un fait à prouver et tout ce qui est probant doit être admis à moins de devoir être exclu pour un autre motif. Une disposition législative qui empêche le juge des faits de découvrir la vérité par exclusion d'éléments de preuve pertinents sans motif clair fondé sur un principe ou une règle de droit justifiant cette exclusion va à l'encontre de nos conceptions fondamentales de la justice et de ce qui constitue un procès équitable. Le juge du procès doit déterminer la valeur probante de la preuve par rapport à son effet préjudiciable possible. Presque tous les ressorts de common law permettent au juge du procès d'exclure une preuve si sa valeur probante a moins de poids que l'effet préjudiciable qu'elle peut avoir. Le juge ne pourra donc écarter une preuve pertinente relativement à une défense autorisée par une règle de droit que dans le cas où l'effet préjudiciable de cette preuve l'emporte sensiblement sur sa valeur probante.

Les articles 276 et 277 du Code doivent être examinés en fonction de ce critère. Ces articles peuvent porter atteinte à la liberté d'une personne et ils violent les principes fondamentaux à la base de notre système de justice s'ils visent l'exclusion d'une preuve dont la valeur probante n'est pas nettement surpassée par son effet préjudiciable possible.

L'article 277 exclut la preuve de réputation sexuelle visant à attaquer ou à défendre la crédibilité du plaignant. L'idée que la crédibilité de la plaignante puisse être touchée par le fait qu'elle a eu d'autres rapports sexuels est aujourd'hui universellement rejetée. Il n'existe aucun lien logique ou pratique entre la réputation sexuelle d'une femme et sa crédibilité en tant que témoin. L'article 277 exclut une preuve qui ne peut avoir aucune fin légitime dans le procès, mais il ne vise pas la preuve susceptible d'être présentée à des fins valides. Il ne viole donc pas le droit à un procès équitable.

L'article 276 peut entraîner l'exclusion de preuves pertinentes pour la défense et dont la valeur probante n'est pas nettement surpassée par son effet préjudiciable possible sur le procès. Cet article est plutôt une interdiction générale assujettie à trois exceptions — la contre‑preuve, la preuve relative à l'identité et la preuve relative au consentement à des rapports sexuels au moment des faits qui sont à l'origine de l'accusation. La valeur de la preuve exclue ne sera pas toujours insignifiante par rapport au risque d'induire le jury en erreur.

L'article 276 renferme deux lacunes fondamentales. Premièrement, il ne permet pas d'établir une distinction entre les divers objets pour lesquels la preuve peut être présentée. La disposition définit erronément le problème comme ayant trait à la présentation d'une preuve de comportement sexuel, alors qu'en réalité le problème touche seulement la mauvaise utilisation de ce genre de preuve à des fins non pertinentes et trompeuses, savoir l'inférence que la plaignante a consenti aux rapports sexuels ou qu'elle est un témoin peu fiable. Cette description erronée du problème aboutit à l'interdiction générale de présenter toute preuve de comportement sexuel, qu'elle soit présentée à une fin illégitime ou valide. Deuxièmement, ce genre de disposition adopte une démarche de "compartimentation" des éléments de preuve, qui ne permet pas de trancher de façon appropriée le problème de preuve fondamental en cause, c'est‑à‑dire déterminer si la preuve est réellement pertinente et non simplement sans objet et trompeuse. Cela équivaut à prédire la pertinence en fonction d'une série de catégories.

L'article 276 peut entraîner l'exclusion d'une preuve, par ailleurs admissible, susceptible d'être fort pertinente pour la défense. Il s'agit d'une interdiction absolue qui ne permet pas d'évaluer si, dans les circonstances de l'affaire, l'intégrité du procès ne serait pas mieux assurée par l'utilisation de cette preuve plutôt que par son exclusion. Étant donné que notre système de justice repose sur le principe qu'une personne innocente ne doit pas être déclarée coupable, son droit d'exposer sa cause ne devrait pas être restreint en l'absence d'une garantie que cette restriction est clairement justifiée par des considérations contraires encore plus importantes.

L'existence d'autres règles d'exclusion de preuve n'appuie pas la prétention que ces règles ne sont pas contraires aux principes de justice fondamentale ni à notre conception du procès équitable. La justification de ces règles est que la preuve exclue est susceptible d'avoir sur le procès un effet plus préjudiciable que salutaire. Par ailleurs, ces règles sont devenues très souples, de sorte que le juge du procès a un pouvoir discrétionnaire important lorsqu'il s'agit d'admettre des éléments de preuve dont la valeur probante l'emporte sur le préjudice possible.

Les tribunaux d'autres ressorts ont jugé nécessaire d'atténuer l'effet de dispositions semblables à l'art. 276 du Code criminel pour que l'accusé puisse présenter des preuves pertinentes à l'appui de sa défense. Ce fait renforce la conclusion que les dispositions contreviennent aux principes de justice fondamentale qui sont à la base d'un procès criminel équitable.

L'article 276 permet de porter atteinte aux droits garantis par l'art. 7 et l'al. 11d) de la Charte. Pour atteindre son but, c'est‑à‑dire abolir l'usage sexiste et dépassé d'utiliser des preuves concernant le comportement sexuel, cet article va au‑delà de ce qui est nécessaire et rend inadmissibles des éléments de preuve qui peuvent être essentiels à la présentation d'une défense légitime et, partant, à la tenue d'un procès équitable. Pour que le juge et le jury ne puissent tirer d'inférence illégitime à partir de la preuve, l'art. 276 exige que l'on coure le risque réel de voir condamner un innocent. C'est payer trop chèrement l'avantage obtenu, et cette situation ne saurait être tolérée dans une société qui n'approuve aucunement la condamnation d'un innocent.

L'article 276 n'est pas sauvegardé par l'article premier de la Charte. Il se rapporte à des préoccupations urgentes et réelles, mais la violation des droits n'est pas proportionnée à l'objectif se rapportant à une préoccupation urgente. L'article 276 a un lien rationnel avec l'objectif car il permet d'exclure des éléments de preuve inutiles, voire même trompeurs, concernant le comportement sexuel du plaignant. Toutefois, l'article n'est pas de nature à porter le moins possible atteinte au droit en question. À supposer que la présente affaire, bien que de nature criminelle et opposant comme telle le ministère public et l'accusé, puisse se classer dans la catégorie dans laquelle l'État bénéficie d'une plus grande marge de man{oe}uvre pour trouver le point d'équilibre entre des intérêts opposés, le degré de violation que comporte l'art. 276 n'est pas suffisamment restreint. Cet article ne permet pas à la défense de présenter une preuve pertinente dont la valeur n'est pas clairement surpassée par son effet préjudiciable et a donc une portée trop large. Il n'existe pas d'équilibre entre l'importance de l'objectif et l'effet préjudiciable de la loi. Une disposition qui écarte une preuve de la défense, dont la valeur probante n'est pas clairement surpassée par l'effet préjudiciable qu'elle peut avoir sur le procès, ne permet pas d'accorder le même poids aux droits des plaignants et à ceux des accusés. Il faut fixer la limite de façon à empêcher la tenue d'un procès inéquitable et la condamnation possible d'une personne innocente.

La doctrine de l'exemption constitutionnelle ne devrait pas s'appliquer en l'espèce. Bien que l'exemption permette peut‑être de sauvegarder la loi dans un sens, elle la modifie sensiblement dans un autre. L'application de la doctrine ne permettrait pas d'atteindre le but visé, c'est‑à‑dire de confirmer en grande partie la disposition législative adoptée par le Parlement. Elle incorporerait dans la disposition un élément que le législateur a spécifiquement choisi d'exclure, le pouvoir discrétionnaire du juge du procès. On perd encore davantage de vue l'intention du législateur si l'on ajoute à ceci les nombreuses procédures proposées par les tribunaux pour procéder à la modification du texte législatif. Le résultat serait l'établissement d'un régime fondé sur le pouvoir discrétionnaire et sur les notions de pertinence reconnues en common law, essentiellement le même résultat que si le tribunal déclarait la disposition inopérante. Enfin, cette solution déléguerait au juge du procès la tâche de déterminer quand la disposition en question ne devrait pas être appliquée. L'application de cette doctrine imposerait aussi à l'accusé le fardeau d'établir que la décision d'exclure une preuve est inconstitutionnelle.

L'annulation de l'art. 276 ne rétablit pas les anciennes règles de common law qui permettaient la preuve d'actes de conduite sexuelle et toléraient les inférences invalides susceptibles d'en être tirées. Ces règles, à l'instar des autres règles de preuve en common law, doivent être adaptées à la situation actuelle. La preuve concernant le comportement sexuel et la réputation du plaignant ne peut en soi être considérée comme une preuve logique de la crédibilité ou du consentement du plaignant. Les deux mythes que l'art. 276 cherche à éliminer ne sont vraiment que des mythes et ils ne sauraient exister à l'intérieur d'un système juridique rationnel et juste.

Pour déterminer quelle est la situation juridique en l'absence de l'art. 276 du Code, il faut examiner les principes fondamentaux régissant le procès et l'utilisation de la preuve. Les utilisations légitimes devraient être maintenues et les utilisations irrégulières abolies. Une interdiction générale assortie d'exceptions est vouée à l'échec à cause de l'impossibilité de prédire quelles seront les preuves pertinentes dans un cas donné. Les juges du procès ne peuvent agir à la légère.

Les principes suivants s'appliquent:

1. Dans un procès relatif à une infraction d'ordre sexuel, la preuve que, à d'autres occasions, le plaignant a consenti à des rapports sexuels (y compris des rapports sexuels antérieurs avec l'accusé) n'est pas admissible si elle vise uniquement à appuyer l'inférence que le plaignant est de ce fait: a) plus susceptible d'avoir consenti aux actes sexuels à l'origine du procès; b) moins digne de foi comme témoin.

2. La preuve d'un consentement du plaignant à des rapports sexuels peut être admissible à des fins autres qu'une inférence relative au consentement ou à la crédibilité du plaignant si elle possède une valeur probante à l'égard d'un point en litige et si le danger d'effet préjudiciable de cette preuve ne l'emporte pas sensiblement sur sa valeur probante.

3. Avant d'admettre une preuve de consentement de la victime à des rapports sexuels, il faut établir par la tenue d'un voir‑dire (qui peut avoir lieu à huis clos) sur affidavits ou témoignages de l'accusé ou de tiers, que l'utilisation projetée de la preuve d'un autre comportement sexuel est une utilisation valide.

4. Lorsque la preuve que le plaignant a eu des rapports sexuels à d'autres occasions est admise au cours d'un procès devant jury, le juge doit mettre le jury en garde contre la déduction de la preuve de ces rapports sexuels que le plaignant a pu consentir à l'acte allégué ou qu'il est moins digne de foi.

L'article 52 de la Loi constitutionnelle de 1982 ne confère pas à un tribunal le pouvoir de déterminer si une disposition législative est constitutionnelle. Cette compétence doit être attribuée dans la loi habilitante. C'est la partie XVIII du Code criminel qui précise la compétence du juge chargé d'une enquête préliminaire. Un juge qui préside une enquête préliminaire n'est pas "un tribunal compétent" au sens de l'art. 24 de la Charte et n'est donc pas habilité à accorder une réparation en vertu de cet article. Le Code criminel ne lui confère pas la compétence qui l'autoriserait à entendre et à juger la question de savoir s'il y a eu violation ou négation d'un droit garanti par la Charte. Les juges chargés de l'enquête préliminaire ont eu raison de conclure qu'ils n'avaient pas compétence pour statuer sur la constitutionnalité des art. 276 et 277 du Code criminel.

Il est inutile d'examiner si le refus par les juges chargés de l'enquête préliminaire de trancher la question constitutionnelle constituait une erreur de compétence donnant lieu à révision.

En ce qui concerne les décisions des juges chargés de l'enquête préliminaire, seules les questions de perte ou d'excès de compétence peuvent donner lieu à un appel. Les violations de la Charte ne suffisent pas en soi à faire naître une erreur de compétence. En règle générale, en matière criminelle, l'examen fondé sur la Charte se fera à l'étape du procès. La seule exception à cette règle semble être le cas où il n'y a aucune autre réparation, existante ou possible, applicable à la violation d'un droit garanti par la Charte.

Il faut décourager les appels de décisions rendues à l'enquête préliminaire. Bien que la loi doive offrir une réparation quand il en faut une, cette réparation devrait en général être accordée dans le contexte de la procédure habituelle, savoir le procès. Cette restriction évitera qu'il y ait une pléthore d'appels interlocutoires avec les retards qu'ils entraînent nécessairement. Les tribunaux chargés de l'examen pourront ainsi avoir un meilleur aperçu de la question, en ce qu'ils disposeront d'un tableau plus complet de la preuve et de l'affaire.

Les juges L'Heureux‑Dubé et Gonthier (dissidents en partie): L'agression sexuelle est différente d'un autre crime. Ces crimes sont en grande partie non rapportés et les taux de poursuite et de déclaration de culpabilité sont parmi les moins élevés de tous les crimes violents. L'analyse révèle également quelque chose sur l'éclat que les préjugés peuvent jeter sur ce qui se passe réellement. Les mythes entourant le viol présentent encore des obstacles considérables pour les plaignantes dans leurs rapports avec le système même qui a pour mission de découvrir la vérité. Depuis le dépôt de la plainte initiale jusqu'au jugement rendu au procès, les stéréotypes et les mythes ont une grande influence en ce qu'ils contribuent à réduire le nombre de plaintes, à influencer la police dans ses décisions de donner suite à une plainte, diminuant ainsi le taux d'arrestation, et enfin à dénaturer les questions en litige et, forcément, les résultats.

Le législateur fédéral est intervenu à deux reprises de façon notable. Premièrement, il a abrogé l'art. 142 du Code et adopté une disposition destinée à atténuer certains des problèmes causés par l'examen pratiquement illimité du comportement sexuel antérieur de la plaignante, autorisé par la common law. L'interprétation donnée à cet article par les tribunaux a contrecarré les avantages qu'il aurait pu entraîner pour les plaignantes. En fait, selon cette interprétation, cette disposition offrait à la plaignante moins de protection que la common law. Deuxièmement, une réforme importante a vu le jour en 1982 visant à assurer la protection de l'intégrité de la personne, la protection de l'enfant et de certains autres groupes de personnes, la défense des bonnes m{oe}urs et l'élimination de la discrimination sexuelle. Les articles 246.6 et 246.7 (maintenant les art. 276 et 277) analysés ici ont été adoptés dans le cadre de cette réforme.

Le concept de pertinence a été imprégné de notions stéréotypées concernant les plaignantes et l'agression sexuelle. Ce fait ressort clairement de la common law qui reconnaissait que la preuve des "m{oe}urs faciles" était pertinente à la fois au consentement et à la crédibilité. Tout lien entre la preuve que l'on cherchait à présenter et le fait ou la question dont la preuve était supposée établir la véracité devait reposer sur un stéréotype (savoir que les femmes "de m{oe}urs faciles" mentent et qu'elles consentent aveuglément aux rapports sexuels) pour avoir du sens.

Toute décision quant à la pertinence est particulièrement perméable aux préjugés, quelle qu'en soit la définition, qu'elle soit fondée sur l'expérience, le bon sens ou la logique. La détermination de la pertinence ne posera généralement pas de problème. Toutefois, il existe certains domaines où l'expérience, le bon sens et la logique sont alimentés par des stéréotypes et des mythes. On a été tout particulièrement enclin, dans ce domaine du droit, à utiliser des stéréotypes aux fins de déterminer ce qui est pertinent et cela paraît aller malheureusement de soi à l'intérieur d'une société qui, en grande partie, partage ces préjugés. La reconnaissance du rôle important que jouent les stéréotypes dans le cadre de la détermination de la pertinence a eu fort peu d'incidence dans ce domaine du droit.

Il est contradictoire de conclure que la "vérité" a été découverte si la seule chose qui rend la détermination de la pertinence compréhensible est le stéréotype sous‑jacent. Il est inopportun d'affirmer qu'une application objective du droit de la preuve exige l'admission de preuves qui démontrent l'existence d'un "préjudice lié au rang". On exclut l'examen et la responsabilité de la prise de décision individuelle. L'application de la "logique" et du "bon sens" peut, dans un cas donné, faire montre d'un "préjudice lié au rang".

La non‑pertinence d'une grande partie de la preuve portant sur le comportement sexuel antérieur est évidente lorsque l'on a établi que la détermination de la pertinence dans ce domaine du droit est fondée sur des mythes. Néanmoins, le législateur a laissé ouvertes de larges avenues où cette preuve sera admissible en édictant à l'art. 276 des exceptions à la règle générale. Du reste, toute la preuve du comportement sexuel antérieur de la plaignante avec l'accusé est prima facie admissible aux termes de ces dispositions. Les preuves qui sont exclues par ces dispositions sont simplement non pertinentes dans un contexte de prise de décision non fondée sur les mythes et les stéréotypes.

L'exclusion de la preuve sur le "mode de comportement" n'est pas inconstitutionnelle; puisque ces arguments reposent sur l'existence de mythes, ils ne sauraient être pertinents. La "preuve d'un mode de comportement" se présente habituellement lorsque la plaignante a consenti à des rapports sexuels dans des circonstances qui ressemblent beaucoup à celles entourant la perpétration de l'agression alléguée. Cette preuve est presque toujours non pertinente. Elle porte un préjudice considérable à l'intégrité et à l'équité du procès et, de toute façon, ne constitue rien de plus qu'un argument interdit quant à la propension d'une personne. La force de ces arguments est liée à la notion que les femmes consentent à avoir des rapports sexuels, selon des considérations accessoires comme l'endroit, la race, l'âge ou la profession du prétendu agresseur ou d'autres éléments comme la nature de l'acte sexuel. Le consentement se rattache à la personne et non à une circonstance; l'utilisation des expressions "mode de comportement" ou "faits similaires" ne tient pas compte de cette réalité. Ces arguments se fondent implicitement sur la notion que des femmes, dans les circonstances appropriées, donneront leur consentement à quiconque et, plus fondamentalement, que les femmes de "m{oe}urs faciles" auront une propension à consentir.

La preuve caractérisée comme un comportement habituel, étant plus spécifique que la moralité et dénotant une réponse habituelle à une situation répétée, est également inadmissible. L'adoption de cet argument dans le présent contexte viendrait appuyer la proposition fondée sur le stéréotype que les femmes de "m{oe}urs faciles" ont une propension à consentir. Il est impossible d'établir une analogie entre ce comportement et un comportement sexuel dépendant de la volonté.

La preuve d'une croyance erronée au consentement ne démontre pas de façon concluante la faiblesse de cette disposition. La disposition contestée en l'espèce n'entraîne pas l'exclusion d'une preuve pertinente relative à la défense de croyance sincère mais erronée au consentement. En supposant que le juge des faits et le juge du droit {oe}uvrent à l'intérieur d'un environnement intellectuel libre de tout mythe entourant le viol et de tout stéréotype sur les femmes, les éléments de preuve exclus par ce paragraphe ne satisferaient pas au critère de l'"apparence de vraisemblance" qui doit accompagner cette défense et ne seraient pas assortis de motifs raisonnables que le jury pourrait prendre en considération dans la détermination de la sincérité de la croyance. La structure de l'exception prévue à l'al. 276(1)c) n'écarte donc pas la possibilité d'invoquer cette défense.

La disposition exclut avec raison toute preuve d'actes antérieurs de prostitution ou d'allégations de prostitution. Cette preuve n'est jamais pertinente et, en plus, est très préjudiciable. Une prostituée ne consent pas plus facilement à avoir des rapports sexuels et n'est pas un témoin moins digne de foi à cause de son mode de vie. Il n'existe aucun motif compréhensible pour lequel on demande aux plaignantes, dans les affaires d'agression sexuelle, si elle sont des prostituées.

La réfutation des stéréotypes porte atteinte au fond même de l'argument que l'art. 276 ne permet pas de présenter des preuves établissant l'existence d'un motif de fabrication ou d'un préjugé. De toute évidence, la plupart de ces prétendus motifs ou préjugés ne trouveront pas leur fondement dans le comportement sexuel antérieur de la plaignante. Par ailleurs, la pertinence de la plupart de ces éléments de preuve repose sur certaines visions stéréotypées des femmes, savoir qu'elles mentent au sujet d'une agression sexuelle et qu'elles allèguent souvent la perpétration d'une agression sexuelle pour se racheter aux yeux de ceux qui peuvent surveiller de près leur comportement sexuel. Toutefois, la preuve qu'une plaignante a déjà fait de fausses allégations d'agression sexuelle est admissible en vertu de la disposition existante car elle ne comporte pas l'admission de son comportement sexuel antérieur.

La preuve qui est exclue par la disposition est simplement non pertinente parce qu'elle est fondée sur des croyances discriminatoires sur les femmes et l'agression sexuelle. Cette disposition offre de grandes possibilités de présenter une preuve de comportement sexuel qui soit pertinente. Paradoxalement, certaines des exceptions peuvent être libellées en termes trop larges, ce qui entraîne le résultat malheureux qu'un grand nombre de preuves pourraient bien être admises à tort sur la base d'allégations spécieuses de pertinence. Même si une preuve pertinente sur le comportement sexuel est exclue, cette exclusion est appropriée compte tenu de l'effet extrêmement préjudiciable de cette preuve sur le déroulement du procès concernant les questions juridiques. Le juge du procès a un pouvoir discrétionnaire reconnu depuis longtemps d'exclure une preuve normalement pertinente. Par conséquent, la détermination qu'une preuve est pertinente ne permet pas de répondre à l'autre question, soit s'il existe, quelle que soit la pertinence de la preuve, une règle ou une considération de principe qui, néanmoins, exige l'exclusion de la preuve présentée.

Il existe de nombreux motifs pour lesquels une preuve pertinente peut être exclue, et ces exclusions jouent un rôle significatif et important dans l'application des règles traditionnelles en matière de preuve. Certaines preuves sont exclues pour la protection de valeurs qui sont chères à notre société. D'autres peuvent l'être parce qu'elles sont peu fiables en soi. D'autres enfin le seront si elles dénaturent la recherche de la vérité au lieu de la favoriser. Plutôt que d'avoir une incidence négative sur la culpabilité et l'innocence, l'exclusion de la preuve d'un comportement sexuel rationalise ce genre de détermination. La détermination de la culpabilité ou de l'innocence est transformée en une évaluation visant à déterminer si la plaignante devrait bénéficier de la protection des dispositions relatives à l'agression sexuelle.

Ni la notion d'"équité" ni les "principes de justice fondamentale" ne justifient de déclarer inconstitutionnel l'art. 276. Il faut plutôt confirmer cette disposition dans toute sa vigueur pour réaliser l'équité et assurer le déroulement des procès conformément aux préceptes fondamentaux du droit pénal.

L'accusé n'a pas le droit constitutionnel de présenter une preuve non pertinente et dans la mesure où la majeure partie, sinon la totalité, de la preuve exclue par la disposition contestée en l'espèce n'est pas pertinente, il n'y a pas de question constitutionnelle. Par ailleurs, un accusé n'a pas non plus le droit en vertu de la Charte, que ce soit en invoquant le droit à un procès équitable ou le droit à une défense pleine et entière, de présenter une preuve qui entrave et dénature l'appréciation des faits au procès. Les notions de "procès équitable" ou de "défense pleine et entière" ne reconnaissent pas non plus à l'accusé un droit de présenter toute preuve qui pourrait donner lieu à un acquittement. De telles propositions confèrent à l'art. 7 et à l'al. 11d) une interprétation très restrictive et enlèvent un contenu significatif aux notions d'"équité" et de "principes de justice fondamentale".

Puisque l'art. 276 exclut seulement la preuve non pertinente ou préjudiciable, il est acceptable du point de vue constitutionnel. Dans le cadre de toute interprétation significative et fondée sur l'objet des droits en question, l'accusé n'a pas le droit de présenter cette preuve. Plutôt que de rendre inapplicables les règles de preuve ordinaires et de mettre la personne inculpée d'une agression sexuelle dans une situation distincte et pire que celle d'une personne accusée d'autres crimes graves, l'article vise à assurer l'application des règles de preuve ordinaires. Le législateur n'a écarté aucune preuve qui ne l'avait pas déjà été à juste titre par la common law et la Charte.

L'article 7 et l'al. 11d) protègent non seulement l'intérêt de l'accusé mais aussi d'autres intérêts. La nature exacte des autres intérêts concernés dépend de la nature et de l'aspect du droit visé. Les plaignantes, d'ailleurs l'ensemble de la collectivité, ont un intérêt dans le dépôt des plaintes et dans la poursuite des infractions d'ordre sexuel. Elles ont également un intérêt légitime à ce que les procès dans ce domaine se déroulent d'une façon qui ne subordonne pas l'appréciation des faits à des mythes et à des stéréotypes. Toutefois, il n'est pas strictement nécessaire de procéder à un examen des intérêts ici en jeu de la collectivité ou de groupes puisqu'il est clair que l'intérêt opposé dans cette affaire, soit garantir que les procès et donc les verdicts soient fondés sur des faits et non sur des stéréotypes et des mythes, n'appartient pas seulement à un groupe ou à une collectivité, mais qu'il constitue un intérêt inhérent au système; il maintient l'intégrité et la légitimité du déroulement des procès. Cet intérêt se rapproche si étroitement des intérêts des plaignants et de la collectivité que la distinction pourrait bien ne pas être importante en réalité.

La reconnaissance d'un droit absolu de l'accusé de présenter tout élément de preuve pertinent, constitue une interprétation sérieusement défectueuse de l'expression "principes de justice fondamentale". Il est évident que l'évolution de ces principes s'est faite en fonction de valeurs et d'intérêts qui vont au‑delà de ceux de l'accusé et ces valeurs et intérêts sont donc pertinents dans le cadre de toute analyse constitutionnelle. L'argument selon lequel un accusé ne peut présenter toutes les preuves pertinentes servant à établir son innocence n'a que peu de valeur dans la présente analyse et doit céder le pas à d'autres considérations. La preuve sur le comportement sexuel antérieur exclue par la disposition est soit non pertinente soit tellement préjudiciable que son effet dénaturant l'emporte sur sa valeur probante minimale sur le déroulement du procès. Cette preuve sert de catalyseur pour invoquer des stéréotypes au sujet des femmes et du viol.

La disposition du Code, même si elle est déclarée inconstitutionnelle de par son effet, est justifiée en vertu de l'article premier de la Charte.

Le législateur visait à supprimer la discrimination sexuelle dans les procès pour infraction d'ordre sexuel par l'élimination des preuves non pertinentes ou préjudiciables, ou les deux, concernant le comportement sexuel antérieur. Un autre objectif législatif, étroitement lié au premier, est d'inciter les femmes à signaler les agressions dont elles sont victimes. L'importance des objectifs du Parlement dans le cadre de la réforme des dispositions législatives en matière d'agression sexuelle est amplifiée par la nature du préjudice causé et par le fait que les efforts du législateur ont permis de faire ressortir les valeurs qui sont importantes à l'intérieur d'une société libre et démocratique.

Les mesures sont proportionnées. Les efforts déployés par le Parlement pour exclure, lors du procès, la preuve sur le comportement sexuel, preuve qui est en grande partie non pertinente et néanmoins partiale, ont un lien rationnel avec les objectifs mentionnés visant à faire disparaître du droit dans ce domaine les croyances discriminatoires et à inciter au dépôt de plaintes relativement à ces infractions.

Les mesures portent atteinte le moins possible aux droits de l'accusé. Le législateur a tenu compte des revendications de divers groupes et il a tenté d'établir un équilibre qui correspondait le mieux aux divers intérêts en jeu. Les tribunaux ne sont pas en meilleure position ni même dans une position aussi avantageuse que le Parlement pour déterminer si les "moyens les moins radicaux" ont été choisis. Le critère approprié d'examen à cette étape de l'analyse de la proportionnalité doit donc être celui du caractère raisonnable, savoir si le gouvernement avait un fondement raisonnable pour conclure que la solution législative choisie portait le moins possible atteinte au droit en question compte tenu d'un besoin urgent et réel. Le choix retenu par le législateur se situe, tout au moins, dans les limites du raisonnable.

La nature du problème avec lequel se trouvait aux prises le législateur fédéral ne permettait pas une solution prévoyant l'exercice d'un pouvoir discrétionnaire par les juges du procès. C'est l'exercice du pouvoir discrétionnaire par les juges du procès qui a saturé de stéréotypes les règles de droit dans ce domaine. L'exercice d'un pouvoir discrétionnaire dans ce contexte est tout à fait à l'opposé de la réalisation de l'objectif urgent et réel du gouvernement.

Enfin, les effets préjudiciables de la mesure ne sont pas trop importants par rapport à l'objectif. L'exclusion d'une preuve sur le comportement sexuel qui est en grande partie non pertinente et qui est hautement préjudiciable n'empiète pas de manière importante sur le droit de l'accusé à un procès équitable ou sur son droit à une défense pleine et entière. La disposition en question permet de bien d'autres façons à l'accusé de présenter des preuves sur le comportement sexuel qui sont pertinentes et suffisamment probantes pour que leur effet discriminatoire n'en écarte pas l'admission.

Il est inutile d'examiner l'application de la doctrine de l'exemption constitutionnelle; toutefois, les mêmes justifications qui rendent la doctrine inapplicable font ressortir les lacunes des lignes directrices proposées par la Cour à la majorité.


Parties
Demandeurs : Sa Majesté la Reine
Défendeurs : Seaboyer; R.

Références :

Jurisprudence citée
Par le juge McLachlin
Arrêt suivi: Sweitzer c. La Reine, [1982] 1 R.C.S. 949
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Par le juge L'Heureux‑Dubé (dissidente en partie)
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Lois et règlements cités
Charte canadienne des droits et libertés, art. 1, 7, 11d), 15, 24(1), 28.
Code criminel, S.R.C. 1970, ch. C‑34 [mod. 1980‑81‑82‑83, ch. 125, art. 19], art. 139(1), 142, 246.4, 246.5, 246.6, 246.7, 246.8.
Code criminel, L.R.C. (1985), ch. C‑46, art. 276, 277.
Loi constitutionnelle de 1982, art. 52.
Loi de 1975 modifiant le droit criminel, S.C. 1974‑75‑76, ch. 93, art. 8.
Loi modifiant le Code criminel en matière d'infractions sexuelles et d'autres infractions contre la personne et apportant des modifications corrélatives à d'autres lois, S.C. 1980‑81‑82‑83, ch. 125, art. 19.
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Proposition de citation de la décision: R. c. Seaboyer; R. c. Gayme, [1991] 2 R.C.S. 577 (22 août 1991)


Origine de la décision
Date de l'import : 06/04/2012
Identifiant URN:LEX : urn:lex;ca;cour.supreme;arret;1991-08-22;.1991..2.r.c.s..577 ?
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