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20/06/1996 | CANADA | N°[1996]_2_R.C.S._291

Canada | R. c. R. (D.), [1996] 2 R.C.S. 291 (20 juin 1996)


R. c. R. (D.), [1996] 2 R.C.S. 291

Donald Leo R., Helen Susan R.

et Donald George W. Appelants

c.

Sa Majesté la Reine Intimée

Répertorié: R. c. R. (D.)

No du greffe: 24766.

Audition et jugement: 30 janvier 1996.

Motifs déposés: 20 juin 1996.

Présents: Le juge en chef Lamer et les juges L’Heureux-Dubé, Sopinka, Cory, McLachlin, Iacobucci et Major.

en appel de la cour d’appel de la saskatchewan

Droit criminel -- Preuve -- Ouï-dire -- Jeune enfant ayant dit à sa mère du foyer d’accueil et à un médecin

que son père l’avait agressée sexuellement -- Enfant incapable de se souvenir de l’épisode au procès -- Les déclarations extrajudici...

R. c. R. (D.), [1996] 2 R.C.S. 291

Donald Leo R., Helen Susan R.

et Donald George W. Appelants

c.

Sa Majesté la Reine Intimée

Répertorié: R. c. R. (D.)

No du greffe: 24766.

Audition et jugement: 30 janvier 1996.

Motifs déposés: 20 juin 1996.

Présents: Le juge en chef Lamer et les juges L’Heureux-Dubé, Sopinka, Cory, McLachlin, Iacobucci et Major.

en appel de la cour d’appel de la saskatchewan

Droit criminel -- Preuve -- Ouï-dire -- Jeune enfant ayant dit à sa mère du foyer d’accueil et à un médecin que son père l’avait agressée sexuellement -- Enfant incapable de se souvenir de l’épisode au procès -- Les déclarations extrajudiciaires de l’enfant étaient-elles admissibles?

Droit criminel -- Preuve -- Témoin expert -- Juge du procès empêchant l’expert de la défense en matière d’enfants victimes d’abus sexuels de témoigner au sujet des conclusions qu’il a tirées sur la fiabilité du souvenir que les enfants avaient d’événements précis -- Le témoignage de l’expert aurait-il dû être admis?

Droit criminel -- Preuve -- Contre-interrogatoire -- Crédibilité de témoins -- Enfants alléguant avoir été victimes d’abus sexuels et physiques de la part des accusés -- Thérapeute présente lors des entretiens des enfants avec la police -- Défense non autorisée à utiliser les transcriptions des entretiens pour contre-interroger la thérapeute sur les techniques d’entrevue utilisées -- Défense cherchant à montrer que les enfants pouvaient avoir été influencés ou manipulés -- Le juge du procès a-t-elle commis une erreur en limitant le contre-interrogatoire? -- La crédibilité des enfants est-elle une question accessoire?

Droit criminel -- Preuve -- Caractère suffisant -- Accusés déclarés coupables d’agression sexuelle -- Témoignage des enfants contre un accusé semblable à celui qu’ils ont présenté contre un autre accusé -- La preuve était-elle trop faible pour justifier une déclaration de culpabilité?

Droit criminel -- Procès -- Verdicts -- Juge du procès déclarant les accusés coupables d’agression sexuelle tout en les déclarant non coupables de grossière indécence -- Les conclusions du juge du procès sont‑elles incohérentes?

Droit criminel -- Procès -- Verdicts -- Motifs insuffisants -- Accusés déclarés coupables de voies de fait causant des lésions corporelles -- Juge du procès n’ayant pas traité d’éléments de preuve troublants et n’ayant pas indiqué sur quoi elle s’est fondée pour déclarer les accusés coupables -- Y a-t-il lieu d’ordonner la tenue d’un nouveau procès?

Les appelants ont été accusés de plusieurs chefs d’abus sexuels et physiques commis sur trois enfants. D.R. et H.R. sont les parents naturels des plaignants et D.W. était l’ami de H.R. Comme les parents ne s’occupaient pas adéquatement des enfants, il a fallu les placer dans la famille K. À cette époque, le fils avait sept ans et les jumelles en avaient cinq. Après que les enfants eurent passé une nuit chez D.R., Mme K. a remarqué la présence de taches de sang sur les sous‑vêtements de l’une des fillettes. Lorsqu’elle lui a demandé ce qui était arrivé, l’enfant a répondu que son père l’avait «touchée». Le lendemain, un médecin a examiné l’enfant et a conclu qu’elle avait subi des traumas non accidentels aux organes génitaux. La fillette a raconté au médecin: «mon papa [. . .] m’a donné une fessée, ensuite il m’a mis les doigts dans les fesses, ça m’a fait mal». Monsieur et madame K. ont remarqué que les trois enfants étaient hyperactifs et difficiles à maîtriser. Ils semblaient éveillés sur le plan sexuel et on les voyait souvent s’embrasser et s’étreindre, ou encore nus ensemble dans la salle de jeux. Le comportement du jeune garçon a empiré au point qu’il a dû être placé dans un deuxième foyer d’accueil où il a soutenu que lui et ses s{oe}urs avaient été victimes d’abus sexuels dans la famille K. Par conséquent, les jumelles ont été placées dans un autre foyer d’accueil. Les trois enfants ont été examinés par un médecin qui a décelé des éléments de preuve médicale pouvant laisser croire qu’ils avaient été victimes d’abus sexuels. Par la suite, les enfants ont commencé à soutenir qu’ils avaient été victimes d’abus sexuels de la part de leurs parents naturels, de D.W., de la famille K. et de nombreuses personnes ayant un lien de parenté avec la famille K. Le policier chargé d’enquêter sur ces allégations a eu avec les enfants de longs entretiens enregistrés sur bande magnétoscopique. Une thérapeute pour enfants a assisté à ces entretiens.

Au procès, les enfants ont témoigné que les appelants avaient accompli sur eux des actes sexuels et qu’ils avaient été forcés d’accomplir des actes sexuels sur les appelants. Le jeune garçon a aussi affirmé que sa mère lui avait donné des coups de couteau pour obtenir du sang et l’avait brûlé au moyen d’un briquet, et l’une des fillettes a dit que son père lui avait infligé des coupures au dos et au vagin à l’aide d’un couteau. Sa s{oe}ur a été incapable de se souvenir de l’épisode «des attouchements et de la fessée», mais le juge du procès a décidé que les déclarations qu’elle avait faites à Mme K. et au médecin étaient admissibles. Un témoin expert de la défense, qui était spécialisé dans le domaine du développement de l’enfant et des caractéristiques des mauvais traitements infligés aux enfants, a affirmé que le souvenir que les enfants avaient de leurs parents et de ce qui était survenu quand ils vivaient avec eux relevait de la mémoire verbale, qui est acquise, et non de la mémoire visuelle, qui est fondée sur l’expérience. Le juge du procès a empêché l’expert de témoigner au sujet des conclusions qu’il avait tirées sur la fiabilité du souvenir que les enfants avaient d’événements précis, concluant que cela reviendrait à usurper le rôle qui incombe à la cour de tirer des conclusions relatives à la crédibilité. Dans le but de discréditer les enfants témoins ou de prouver que les enfants avaient été influencés ou manipulés, la défense a cherché à contre‑interroger la thérapeute pour enfants sur les techniques d’entrevue utilisées durant les entretiens avec la police, en se servant de copies des transcriptions de ces entretiens. Le juge du procès a refusé que l’on se serve des transcriptions pour contre‑interroger la thérapeute, essentiellement parce qu’elles portaient sur une question accessoire, savoir la crédibilité des enfants. Le juge du procès a conclu que la preuve médicale et psychologique était compatible avec celle selon laquelle les enfants avaient, pendant un certain temps, été victimes d’abus sexuels de la part de personnes proches d’eux. Elle a examiné le témoignage des enfants et a été convaincue hors de tout doute raisonnable que les enfants avaient été victimes d’abus sexuels de la part de chacun des appelants. Cependant, il persistait chez elle un doute raisonnable quant à savoir si les enfants avaient été forcés de toucher les parties génitales des appelants et s’il y avait jamais eu des relations sexuelles. Par conséquent, elle a prononcé des déclarations de culpabilité d’agression sexuelle et a acquitté tous les appelants relativement aux chefs de grossière indécence. Elle a déclaré D.R. et H.R. coupables relativement à deux chefs de voies de fait et a acquitté tous les appelants à l’égard des autres chefs de voies de fait. Après le procès, le père de M. K. a plaidé coupable relativement à des accusations d’avoir agressé sexuellement les enfants R. En appel, les appelants ont demandé en vain l’admission comme nouvelle preuve de son certificat de déclaration de culpabilité. La Cour d’appel à la majorité a confirmé les déclarations de culpabilité prononcées contre les appelants.

Arrêt (les juges Cory et Iacobucci sont dissidents en partie et le juge L’Heureux-Dubé est dissidente): Le pourvoi est accueilli et un acquittement est prononcé dans le cas de D.W. Le pourvoi est accueilli et la tenue d’un nouveau procès est ordonnée dans le cas de D.R. et de H.R.

Le juge en chef Lamer et les juges Sopinka et Major: Le juge du procès a commis une erreur en admettant les déclarations extrajudiciaires que la fillette avait faites à Mme K. et au médecin. Ces déclarations n’étaient pas suffisamment dignes de foi pour être admissibles. Il y avait des éléments de preuve qui laissaient croire que le frère de la fillette pouvait l’avoir agressée chez D.R., à l’époque en question, et d’autres éléments de preuve que les enfants avaient tendance à mentir pour cacher les activités sexuelles auxquelles ils se livraient entre eux. En définitive, les déclarations de la fillette sont aussi compatibles avec l’hypothèse selon laquelle elle protégeait son frère qu’elles le sont avec celle voulant qu’elle ait été agressée sexuellement par D.R. Aucune garantie circonstancielle de fiabilité n’a été fournie.

Le témoignage de l’expert de la défense aurait dû être admis comme preuve sur laquelle on aurait pu s’appuyer pour juger de la crédibilité des enfants. Son témoignage était pertinent quant à la question de la fiabilité du souvenir que les enfants avaient de leurs parents naturels, souvenir qui, selon lui, avait été «acquis» et qui ne pouvait pas être évoqué séparément. La crédibilité des enfants était cruciale pour trancher l’affaire et, compte tenu de la nature du témoignage des enfants, toute explication de leur comportement par ailleurs incroyable ne pouvait qu’aider le juge des faits à bien évaluer leur crédibilité.

Compte tenu de l’importance du droit de contre‑interroger des témoins et du fait que la question de la crédibilité des enfants était non pas accessoire, mais au c{oe}ur des allégations contre les appelants, ces derniers auraient dû être autorisés à contre‑interroger la thérapeute pour enfants à l’aide des transcriptions des entretiens. Tout élément de preuve qui aurait pu susciter un doute quant à la crédibilité des enfants ou qui pourrait montrer que les enfants avaient été influencés et manipulés était un élément de preuve qui aurait été crucial pour la preuve des appelants. Il importe peu que la thérapeute ait été un expert en techniques d’entrevue, étant donné que l’étendue du contre‑interrogatoire d’un expert n’est pas restreinte à son domaine d’expertise. Le fait que les appelants auraient pu faire un autre usage des transcriptions ou les présenter en preuve est sans importance pour ce qui est de déterminer s’ils ont été limités à tort dans leur contre‑interrogatoire de la thérapeute.

En ce qui concerne la déclaration de culpabilité d’agression sexuelle prononcée contre D.W., les témoignages des enfants sur les mauvais traitements que différents appelants leur ont fait subir étaient souvent identiques. Bien que des témoignages identiques ne soient pas nécessairement indignes de foi, la similitude des témoignages est un élément à prendre en considération au moment d’en évaluer le poids. Cela est particulièrement vrai lorsque, comme c’est le cas en l’espèce, des questions se sont posées quant à l’effet que la répétition verbale pouvait avoir eu sur la mémoire des enfants. Étant donné la faiblesse de la preuve à l’appui de la déclaration de culpabilité de D.W., il faut l’acquitter. Dans le cas de D.R. et de H.R., il y avait des éléments de preuve supplémentaires qui pouvaient indiquer que les enfants avaient été victimes d’abus sexuels pendant qu’ils habitaient chez leurs parents naturels. Cependant, le témoignage des enfants qui étayait les accusations d’agression sexuelle se confondait trop avec leur témoignage à l’appui des accusations de grossière indécence pour qu’on puisse les dissocier logiquement. Le juge du procès devait ou bien croire que le témoignage des enfants était crédible et prononcer un verdict de culpabilité à la fois de grossière indécence et d’agression sexuelle, ou bien avoir un doute raisonnable compte tenu de l’ensemble de la preuve, et prononcer l’acquittement. Les conclusions du juge du procès présentent une incohérence inconciliable. Ces conclusions incohérentes résultent de l’erreur de droit commise par le juge du procès en appliquant, de manière non uniforme, une conclusion de fait à diverses questions de droit. Cette erreur n’était pas grave au point de rendre tous les verdicts déraisonnables, mais étant donné qu’une erreur de droit a été commise, il y a lieu d’ordonner, pour D.R. et H.R., la tenue d’un nouveau procès plutôt que de prononcer un acquittement relativement aux accusations d’agression sexuelle.

En ce qui concerne les déclarations de culpabilité de voies de fait causant des lésions corporelles prononcées contre D.R. et H.R., le juge du procès s’est reportée à certains éléments de preuve qui pouvaient établir l’existence de telles voies de fait, mais elle n’a pas traité des éléments de preuve bizarres et contradictoires concernant les allégations de voies de fait. Même si les juges du procès ne sont pas toujours tenus d’exposer leurs motifs, dans des cas comme la présente affaire où il y a des éléments de preuve embrouillés et contradictoires, le juge du procès devrait exposer des motifs expliquant ses conclusions. En l’espèce, le juge du procès a commis une erreur de droit en ne traitant pas des éléments de preuve troublants et en n’indiquant pas sur quoi elle s’est fondée pour déclarer D.R. et H.R. coupables de voies de fait. Il s’agit là d’une erreur de droit qui commande la tenue d’un nouveau procès.

Le juge McLachlin: Le juge du procès pouvait conclure que les enfants avaient été victimes d’agression sexuelle, tout en ayant un doute raisonnable quant à savoir si les actes de grossière indécence avaient été accomplis. Outre le témoignage des enfants, il y avait une abondante preuve médicale et psychologique à l’appui des accusations d’agression sexuelle. On ne disposait d’aucune preuve semblable à l’appui des accusations de grossière indécence. Cependant, lorsqu’elle a examiné la question cruciale de l’identité, le juge du procès a commis une erreur de droit en considérant que la preuve médicale et psychologique permettait de déduire que D.R. et H.R. étaient les auteurs des agressions sexuelles commises sur les trois enfants. La majeure partie de cette preuve ne permettait tout simplement pas de faire une telle déduction.

Les juges Cory et Iacobucci (dissidents en partie): Il y a accord avec les motifs du juge Major sauf que, au lieu d’acquitter D.W., il convient, en l’espèce, d’ordonner la tenue d’un nouveau procès pour lui et les autres appelants. Il est vrai que certains témoignages des enfants étaient bizarres et qu’ils présentaient, dans certains cas, une ressemblance douteuse. Néanmoins, compte tenu de toutes les circonstances de l’affaire, il y a, dans le témoignage des enfants, certains éléments de preuve qui sont suffisants pour justifier la tenue d’un nouveau procès plutôt que l’inscription d’un verdict d’acquittement.

Le juge L’Heureux-Dubé (dissidente): Le juge du procès a eu raison d’admettre en preuve les déclarations de la fillette. Les déclarations extrajudiciaires sont admissibles comme preuve de la véracité de leur contenu, dans la mesure où elles satisfont aux critères de la «nécessité» et de la «fiabilité». En l’espèce, les déclarations étaient nécessaires parce que l’enfant ne se souvenait pas, au procès, de l’incident décrit dans celles-ci. De même, les circonstances entourant les déclarations offraient une garantie de fiabilité: ces déclarations ont été faites, très peu de temps après l’attaque reprochée, à des personnes différentes et à des occasions distinctes. Elles étaient également compatibles l’une avec l’autre et avec la preuve médicale. Les déclarations, qui indiquaient que la fillette avait été agressée sexuellement par D.R., n’étaient pas également compatibles avec l’hypothèse selon laquelle elle protégeait son frère. La preuve ne laisse pas entendre que les enfants ont déjà faussement accusé des adultes de les avoir touchés pour cacher leurs propres activités sexuelles. De plus, il s’agissait non pas de savoir si le juge du procès devait croire les déclarations de la fillette, mais bien si elle devait pouvoir les examiner. Toute possibilité que l’on ait inventé une histoire n’était pas sérieuse au point de justifier d’écarter complètement les déclarations.

Le juge du procès a également eu raison de refuser d’entendre les conclusions de l’expert de la défense sur la fiabilité du témoignage des enfants. La détermination de la crédibilité est une question qu’il appartient au juge ou au jury de trancher, et normalement, le juge des faits n’a pas besoin d’aide à ce sujet. Le juge du procès a permis à l’expert de témoigner sur la distinction théorique entre la mémoire visuelle et la mémoire verbale. Cependant, même en supposant que cette théorie tombe dans la catégorie des questions que les profanes ne pourront peut‑être pas comprendre si elles ne leur sont pas expliquées par un expert dans le domaine du développement de la mémoire chez l’enfant, le témoignage de l’expert laisse entendre que l’application de la théorie, une fois expliquée, aux témoignages recueillis ne requérait pas des compétences particulières. En l’espèce, étant donné que tous les enfants ont été contre‑interrogés sur la question de savoir s’ils pouvaient réellement se souvenir de certains événements ou s’ils en étaient venus à croire à leur existence à force de les répéter, le juge du procès était bien en mesure de déterminer par elle‑même, sans entendre les conclusions de l’expert, si les souvenirs des enfants étaient réels et si leur témoignage était digne de foi.

On peut comprendre pourquoi le juge du procès a hésité à permettre à la défense d’attaquer la crédibilité des enfants lors de son contre‑interrogatoire de la thérapeute pour enfants, du fait que la crédibilité est une question accessoire, et non un fait en litige. Les questions portant exclusivement sur la crédibilité ne peuvent être approfondies que lors du contre‑interrogatoire du témoin dont on cherche à attaquer la crédibilité. En l’espèce, cependant, les détails de la procédure suivie lors des entretiens avaient une pertinence allant au‑delà de la crédibilité des enfants. S’il existait une preuve que, pendant les entretiens, le policier enquêteur avait influencé l’identification par les enfants des auteurs des abus dont ils avaient été victimes, cela aurait une incidence directe sur la question de l’identité, un fait en litige. Le juge du procès aurait donc dû permettre à la défense de rafraîchir la mémoire de la thérapeute au moyen de documents appropriés, dont la transcription des entretiens. Cependant, il n’y a aucune chance que le verdict eût été différent si la défense avait été autorisée à lui rafraîchir la mémoire. La défense aurait cherché à déposer en preuve les transcriptions mêmes si les enfants avaient été influencés ou manipulés pendant les entretiens. Elle a refusé non seulement de le faire, mais encore de contre‑interroger le policier enquêteur à ce sujet.

Quant au caractère suffisant de la preuve relative à D.W., la similitude des descriptions d’abus données par les enfants ne constituait pas une lacune si grave qu’aucun juge raisonnable n’aurait pu déclarer D.W. coupable. Les enfants témoignaient relativement aux détails essentiels des agressions et il appartenait au juge du procès de décider si elle devait les croire. Elle a eu l’occasion de voir et d’entendre les enfants à la barre. De plus, les enfants ont été contre‑interrogés sur la question de l’altération de la mémoire, et un expert a témoigné à ce sujet. Après avoir entendu tous ces témoignages, le juge du procès avait le droit de croire hors de tout doute raisonnable que D.W. avait agressé sexuellement les enfants. En l’absence d’une erreur de droit ou d’une conclusion qui ne peut raisonnablement reposer sur la preuve, les conclusions qu’un juge du procès tire en matière de crédibilité ne seront pas écartées en appel.

Les déclarations de culpabilité d’agression sexuelle prononcées contre D.R. et H.R. ne reposent pas sur une erreur de droit et ne devraient pas être écartées. L’incohérence des verdicts serait un moyen d’appel si la combinaison de verdicts était une combinaison qu’aucun juge des faits raisonnable n’aurait rendue. Dans un tel cas, l’appel serait fondé non pas sur une erreur de droit, mais sur le caractère déraisonnable des verdicts. En l’espèce, il est clair que les verdicts ne sont pas incohérents. Selon la preuve, un juge des faits pouvait raisonnablement déclarer D.R. et H.R. coupables d’agression sexuelle, tout en les déclarant non coupables de grossière indécence. En conséquence, on ne peut attaquer leurs déclarations de culpabilité en disant qu’elles sont incohérentes. Rien ne permet non plus d’affirmer que le juge du procès a commis une erreur de droit. Aucun principe de droit n’obligeait le juge des faits à croire ou à rejeter en totalité le témoignage des enfants. Les conclusions de fait du juge du procès l’ont amenée à conclure que les appelants étaient coupables d’agression sexuelle et non coupables de grossière indécence, et il n’y avait aucun principe dominant d’«uniformité» qui exigeait que le juge du procès déclare les appelants coupables des deux infractions, ou qu’elle les acquitte relativement aux deux.

De même, les déclarations de culpabilité de voies de fait causant des lésions corporelles prononcées contre D.R. et H.R. ne devraient pas être annulées et un nouveau procès ne devrait pas être ordonné simplement parce que le juge du procès a omis, dans ses motifs, de traiter des éléments de preuve déroutants ou de distinguer la réalité de la fiction. L’absence de motifs ou une omission dans les motifs ne constitue pas en soi une erreur de droit. Puisque les motifs du juge du procès ne révèlent aucune erreur importante dans l’interprétation ou l’application de la loi, dans l’appréciation de la preuve ou dans le déroulement du procès, il n’y a aucune raison d’infirmer les déclarations de culpabilité. En réalité, le juge des faits a exposé des motifs oraux méticuleux dans lesquels elle a présenté un résumé complet de la preuve et a exposé la façon dont elle a abordé le témoignage des enfants ainsi que toutes les conclusions essentielles sur lesquelles reposent les verdicts. Bien que les motifs ne traitent pas exhaustivement de la preuve, rien n’indique qu’elle n’a pas tenu compte de certains éléments de preuve ou encore qu’elle ne les a pas appréciés.

La Cour d’appel a eu raison de statuer que le certificat de déclaration de culpabilité du père de M. K. n’était pas admissible en appel parce qu’il n’aurait pas pu raisonnablement modifier l’issue du procès.

Jurisprudence

Citée par le juge Major

Arrêts mentionnés: Palmer c. La Reine, [1980] 1 R.C.S. 759; R. c. Khan, [1990] 2 R.C.S. 531; R. c. Smith, [1992] 2 R.C.S. 915; R. c. Marquard, [1993] 4 R.C.S. 223; R. c. Burns, [1994] 1 R.C.S. 656; Attorney-General c. Hitchcock (1847), 1 Ex. 91, 154 E.R. 38; R. c. Osolin, [1993] 4 R.C.S. 595; R. c. Seaboyer, [1991] 2 R.C.S. 577; R. c. Yebes, [1987] 2 R.C.S. 168.

Citée par le juge L’Heureux-Dubé (dissidente)

R. c. Khan, [1990] 2 R.C.S. 531; R. c. Smith, [1992] 2 R.C.S. 915; R. c. B. (K.G.), [1993] 1 R.C.S. 740; R. c. Marquard, [1993] 4 R.C.S. 223; Kelliher (Village of) c. Smith, [1931] R.C.S. 672; R. c. Abbey, [1982] 2 R.C.S. 24; R. c. Lavallee, [1990] 1 R.C.S. 852; R. c. Mohan, [1994] 2 R.C.S. 9; R. c. G.B. (1988), 65 Sask. R. 134, conf. par [1990] 2 R.C.S. 30; R. c. Cargill, [1913] 2 K.B. 271; R. c. Hrechuk (1950), 10 C.R. 132; R. c. Rafael (1972), 7 C.C.C. (2d) 325; Latour c. La Reine, [1978] 1 R.C.S. 361; R. c. Cassibo (1982), 70 C.C.C. (2d) 498; R. c. W. (R.), [1992] 2 R.C.S. 122; R. c. Burns, [1994] 1 R.C.S. 656; R. c. Mulvaney (1988), 27 O.A.C. 318; R. c. Thomas (1993), 24 C.R. (4th) 249; R. c. Peterson (1996), 89 O.A.C. 60; Koury c. The Queen, [1964] R.C.S. 212; R. c. McLaughlin (1974), 2 O.R. (2d) 514; R. c. McShannock (1980), 55 C.C.C. (2d) 53; R. c. McIntyre (1992), 40 M.V.R. (2d) 178; R. c. Giovannetti, [1991] O.J. No. 47 (QL); R. c. Hynes (1994), 134 N.S.R. (2d) 134; R. c. Yuen (1996), 70 B.C.A.C.122; R. c. Morin, [1992] 3 R.C.S. 286; R. c. Smith, [1990] 1 R.C.S. 991, conf. (1989), 95 A.R. 304; R. c. C. (R.), [1993] 2 R.C.S. 226; R. c. Tortone, [1993] 2 R.C.S. 973; R. c. Barrett, [1995] 1 R.C.S. 752; R. c. Shropshire, [1995] 4 R.C.S. 227; MacDonald c. La Reine, [1977] 2 R.C.S. 665; R. c. McMaster, [1996] 1 R.C.S. 740; Harper c. La Reine, [1982] 1 R.C.S. 2; Palmer c. La Reine, [1980] 1 R.C.S. 759; R. c. L. (D.O.), [1993] 4 R.C.S. 419.

Lois et règlements cités

Code criminel, L.R.C. (1985), ch. C-46, art. 686(1)b)(iii) [mod. 1991, ch. 43, art. 9 (ann., art. 8)].

Doctrine citée

Ewaschuk, E. G. Criminal Pleadings & Practice in Canada, 2nd ed. Aurora, Ont.: Canada Law Book, 1987 (loose-leaf updated May 1996, release 28).

McGillivray, Anne. «Abused Children in the Courts: Adjusting the Scales After Bill C-15» (1990), 19 R.D. Man. 549.

Mewett, Alan W. Witnesses. Scarborough, Ont.: Carswell, 1991 (loose-leaf updated 1995, release 1).

Paciocco, David M. «The Evidence of Children: Testing the Rules Against What We Know» (1996), 21 Queen’s L.J. 345.

Phipson on Evidence, 14th ed. By M. N. Howard, Peter Crane and Daniel A. Hochberg. London: Sweet & Maxwell, 1990.

Sopinka, John, and Mark A. Gelowitz. The Conduct of an Appeal. Toronto: Butterworths, 1993.

Sopinka, John, Sidney N. Lederman and Alan W. Bryant. The Law of Evidence in Canada. Toronto: Butterworths, 1992.

POURVOI contre un arrêt de la Cour d’appel de la Saskatchewan (1995), 98 C.C.C. (3d) 353, 131 Sask. R. 81, 95 W.A.C. 81, qui a rejeté l’appel des accusés contre leurs déclarations de culpabilité de diverses infractions d’abus sexuels et physiques commis sur des enfants. Pourvoi accueilli et acquittement inscrit dans le cas de D.W., les juges L’Heureux-Dubé, Cory et Iacobucci sont dissidents. Pourvoi accueilli et tenue d’un nouveau procès ordonnée dans le cas de D.R. et de H.R., le juge L’Heureux-Dubé est dissidente.

Roger J. Kergoat, pour l’appelant D.R.

John D. Hillson, pour l’appelante H.R.

Donald L. MacKinnon, pour l’appelant D.W.

Kenneth W. MacKay, c.r., pour l’intimée.

Version française du jugement du juge en chef Lamer et des juges Sopinka et Major rendu par

1 Le juge Major — Le 30 janvier 1996, le Juge en chef a rendu le jugement suivant au nom de la Cour:

Dans l’affaire D.W., le pourvoi est accueilli et un verdict d'acquittement est inscrit. Dissidents, les juges Cory et Iacobucci auraient ordonné un nouveau procès, et le juge L'Heureux‑Dubé aurait rejeté le pourvoi.

Dans l’affaire de D.R. et de H.R., le pourvoi est accueilli et un nouveau procès est ordonné. Dissidente, le juge L'Heureux‑Dubé rejetterait le pourvoi.

Motifs à suivre.

Voici les motifs des juges majoritaires:

2 Le présent pourvoi découle du procès et de la condamnation des appelants pour abus sexuels et voies de fait commis sur les trois enfants plaignants. Donald Leo R. (D.R.) a été déclaré coupable relativement à trois chefs d'agression sexuelle et deux chefs de voies de fait causant des lésions corporelles, et acquitté relativement à deux chefs d'inceste, trois chefs de grossière indécence et deux chefs de voies de fait. Helen Susan R. (H.R.) a été déclarée coupable relativement à trois chefs d'agression sexuelle et deux chefs de voies de fait causant des lésions corporelles, et acquittée relativement à un chef d'inceste, trois chefs de grossière indécence et quatre chefs de voies de fait. Donald George W. (D.W.) a été déclaré coupable relativement à trois chefs d'agression sexuelle et acquitté relativement à deux chefs de grossière indécence et un chef de voies de fait.

I. Les faits

3 Les appelants D.R. et H.R. sont les parents naturels des plaignants, Michael R. qui est né en 1979, ainsi que Michelle R. et Kathleen (Kathy) R., des jumelles nées en 1982. L'appelant D.W. est l'ami de H.R., qui est maintenant divorcée de D.R. Tous les appelants sont sourds; seul D.W. peut parler.

4 Les appelants ont été accusés conjointement de plusieurs chefs d'agression sexuelle et de grossière indécence, ainsi que d'un chef de voies de fait, à la suite d'incidents impliquant les enfants, qui seraient survenus entre le 1er janvier 1983 et le 31 décembre 1989. Pendant cette période, l’âge des enfants variait de un à dix ans. D.R. et H.R. ont été également accusés d'inceste et de plusieurs autres chefs de voies de fait causant des lésions corporelles.

5 D.R. et H.R. se sont mariés en 1979 alors qu'elle était âgée de 21 ans et lui, de 48 ans. Elle avait un problème de consommation d'alcool et leur mariage était instable. Le couple éprouvait de la difficulté à élever ses enfants. Le ministère du Bien‑être social est intervenu dès 1983, lorsque les jumelles ont été hospitalisées pour malnutrition. Dès 1986, H.R. passait la majeure partie de son temps à l'extérieur du foyer et a entamé une liaison avec D.W. C'est donc à D.R. qu'il incombait d'assurer les soins primaires des enfants. Comme il ne s'en occupait pas adéquatement, il a fallu placer les enfants dans la famille d'accueil K., en février 1987. À cette époque, Michael avait sept ans et les jumelles en avaient cinq. Les enfants ont souvent effectué, jusqu'en septembre 1987, des visites non surveillées chez D.R. Ils n’effectuaient que sporadiquement des visites surveillées chez H.R. et D.W.

6 Monsieur et madame K. ont remarqué que les trois enfants étaient hyperactifs et difficiles à maîtriser. Ils semblaient éveillés sur le plan sexuel et on les voyait souvent s'embrasser et s'étreindre, ou encore nus ensemble dans la salle de jeux. Madame Garnet Francis a enseigné à Michael, de septembre 1986 jusqu'au printemps 1989, dans une classe spéciale pour enfants difficiles et elle a remarqué qu'il avait un comportement sexuel agressif qui consistait, notamment, à se livrer à des attouchements inconvenants sur les autres enfants, à se dévêtir et à inviter les autres enfants et les membres du personnel à avoir des relations sexuelles avec lui. On a observé un comportement semblable chez les jumelles, qui ont, par la suite, fréquenté la même école.

7 En septembre 1987, les enfants sont allés passer la nuit chez D.R. À leur retour dans la famille K., Mme K. a remarqué la présence de taches de sang sur les sous‑vêtements de Michelle. Lorsqu'elle lui a demandé ce qui était arrivé, l'enfant a répondu que son père l'avait [traduction] «touchée». Le lendemain, Mme K. a emmené Michelle chez le Dr McKenna pour qu'elle subisse un examen médical. Le Dr McKenna a conclu que Michelle avait subi des traumas non accidentels aux organes génitaux. Michelle a raconté au médecin: [traduction] «mon papa sourd m'a donné une fessée, ensuite il m'a mis les doigts dans les fesses, ça m’a fait mal». Au procès, Michelle a été incapable de se rappeler quoi que ce soit de l'incident.

8 Dès le 12 décembre 1989, le comportement de Michael avait empiré au point que la famille K. ne pouvait plus s'en occuper. Il a été retiré de ce foyer et confié à la garde nourricière de M. et Mme T. Quelque temps après son arrivée chez les T., Michael a soutenu que lui et ses s{oe}urs avaient été victimes d'abus sexuels dans la famille K. Par conséquent, les jumelles ont été placées chez les T. le 29 mai 1990. Le 5 juin 1990, les trois enfants ont été examinés par le Dr Yelland, qui a décelé certains éléments de preuve médicale pouvant laisser croire qu'ils avaient été victimes d'abus sexuels.

9 Par la suite, les enfants ont commencé à soutenir qu'ils avaient été victimes d'abus sexuels de la part de leurs parents naturels, de D.W., de la famille K. et de nombreuses personnes ayant un lien de parenté avec la famille K. En outre, les enfants ont prétendu que, pendant qu'ils étaient sous la garde de leurs parents naturels, ils avaient assisté ou participé à des scènes où des bébés avaient été tués et mangés et où on avait consommé des matières fécales et bu du sang et de l'urine. À cette époque, les enfants ont commencé à être traités par Mme Carol Bunko‑Ruys, thérapeute pour enfants.

10 Le sergent Dueck, un policier de Saskatoon chargé d'enquêter sur ces allégations, a eu avec les enfants de longs entretiens enregistrés sur bande magnétoscopique. La thérapeute a assisté à ces entretiens qui se sont déroulés pendant les mois d'octobre et de novembre 1990.

11 Le Dr Yelland a examiné de nouveau les enfants le 31 mai 1991 et a découvert d'autres traces de blessures qui, croyait‑il, pouvaient résulter du genre d'abus physiques et sexuels allégués par les enfants.

12 Compte tenu de la preuve médicale et à la suite de l'enquête policière, les appelants ont été accusés d'avoir abusé physiquement et sexuellement des enfants. Monsieur et madame K., ainsi que plusieurs membres de leur famille, dont le père de M. K., Peter K., ont été accusés séparément d'infractions découlant des allégations d'agression sexuelle des enfants. Après le procès des appelants, Peter K., qui avait déjà été reconnu coupable d'avoir agressé sexuellement deux jeunes filles du voisinage, épisode sans rapport avec la présente affaire, a plaidé coupable relativement à des accusations d'avoir agressé sexuellement les enfants R. Les autres accusations portées contre la famille K. ont été soit retirées soit suspendues.

13 Les appelants ont subi leur procès devant un juge seul, à savoir le juge Batten. Lors du procès, qui a duré 22 jours, les trois enfants ont témoigné sous serment. L'accusé D.R. a également témoigné. Il a été déclaré coupable relativement à trois chefs d'agression sexuelle et deux chefs de voies de fait causant des lésions corporelles, et acquitté relativement à deux chefs d'inceste, deux chefs de voies de fait et trois chefs de grossière indécence.

14 H.R. a été déclarée coupable relativement à trois chefs d'agression sexuelle et deux chefs de voies de fait causant des lésions corporelles, et acquittée relativement à un chef d'inceste, quatre chefs de voies de fait et trois chefs de grossière indécence.

15 D.W. a été déclaré coupable relativement à trois chefs d'agression sexuelle, et acquitté relativement à deux chefs de grossière indécence et un chef de voies de fait.

16 Toutes les déclarations de culpabilité ont fait l'objet d'un appel devant la Cour d'appel de la Saskatchewan qui, à la majorité, a rejeté les appels: (1995), 98 C.C.C. (3d) 353, 131 Sask. R. 81, 95 W.A.C. 81. Le juge Vancise était dissident. Les appelants se pourvoient de plein droit en fonction de cette dissidence.

II. Les juridictions inférieures

A. La Cour du Banc de la Reine de la Saskatchewan

17 Le juge du procès a accepté la preuve que les enfants s’extériorisaient et avaient un comportement sexuel agressif à l'école et au foyer de la famille K. Elle a également accepté en preuve les déclarations extrajudiciaires de Michelle voulant que son père l'ait «touchée». Elle a étudié les résultats des deux examens que le Dr Yelland avait fait subir aux enfants, ainsi que l'historique des rapports que les enfants avaient eu avec leurs parents naturels. Elle a accepté les témoignages d'expert du Dr Santa Barbara et du Dr Elterman, en ce qui concernait leur description du comportement des enfants victimes d'abus sexuels.

18 Le juge du procès a conclu que la preuve médicale et psychologique était compatible avec celle selon laquelle les enfants avaient, pendant un certain temps, été victimes d'abus sexuels de la part de personnes proches d'eux. Elle a examiné le témoignage des enfants et l'a évalué en fonction de la preuve d'expert concernant la mémoire des enfants et en fonction de l'âge des enfants au moment du procès, de leur traumatisme, de leur âge à l'époque où étaient survenus les incidents allégués et de leur comportement pendant leurs dépositions. Elle a analysé en profondeur le témoignage de chacun des trois enfants, dont celui de Michael voulant que sa mère lui ait donné des coups de couteau pour obtenir du sang et l'ait brûlé au moyen d'un briquet, celui de Kathy voulant que son père lui ait infligé des coupures au dos et au vagin à l’aide d’un couteau, et celui des trois enfants voulant que les appelants aient accompli sur eux des actes sexuels et que les enfants aient été forcés, à leur tour, d'accomplir des actes sexuels sur les appelants.

19 Le juge du procès a conclu que les enfants avaient fait un récit exact et crédible des souvenirs qu'ils avaient des attouchements répréhensibles. Elle a cependant fait remarquer que les enfants avaient parfois inventé des réponses et des détails pour régler des questions qu'on leur avait posées au procès et que les détails entourant les abus, comme le moment et la fréquence, étaient souvent incertains et vagues. Elle a été incapable de dire, quant à plusieurs croyances des enfants, si elles étaient conformes à la réalité ou s’il s’agissait de méprises de leur part, mais elle a conclu que le témoignage de D.R. aidait à expliquer certains témoignages bizarres des enfants. Par exemple, D.R. a témoigné que les enfants croyaient qu'ils étaient en train de consommer des matières fécales et de boire de l'urine, alors que ce n'était pas le cas. Tout en acceptant le témoignage de D.R. voulant que les enfants se soient trompés sur ce point, le juge du procès a rejeté le reste de sa déposition.

20 Le juge du procès était convaincue hors de tout doute raisonnable que les enfants avaient été victimes d'abus sexuels de la part de chacun des accusés. Cependant, il persistait chez elle un doute raisonnable quant à savoir si les enfants avaient été forcés de toucher les parties génitales des accusés et s'il y avait jamais eu des relations sexuelles. Par conséquent, elle a prononcé des déclarations de culpabilité d'agression sexuelle et a acquitté les accusés relativement aux chefs de grossière indécence et d'inceste. Elle a déclaré D.R. et H.R. coupables relativement à deux chefs de voies de fait et a acquitté tous les accusés à l'égard des autres chefs de voies de fait.

B. La Cour d'appel de la Saskatchewan

(1) Le juge Cameron, au nom de la majorité

21 Le juge Cameron a conclu que le juge du procès n'avait pas eu tort d’empêcher les appelants de contre‑interroger Mme Bunko‑Ruys à l’aide des transcriptions des entretiens entre les enfants et le sergent Dueck, qui avaient été enregistrés sur bande magnétoscopique. Il a déclaré que, comme Mme Bunko‑Ruys n'était pas qualifiée pour exprimer une opinion sur les techniques d'entrevue utilisées et leur influence possible sur la mémoire des enfants, elle ne pouvait pas être contre‑interrogée sur ces points.

22 Le juge Cameron a statué que les déclarations extrajudiciaires de Michelle étaient admissibles puisqu'elles étaient nécessaires. Il a également conclu que l'évaluation par le juge du procès de la fiabilité des déclarations était fondée sur ses conclusions de fait, qu'il ne pouvait pas modifier. Même si on avait eu tort d'admettre ces déclarations, leur exclusion n'aurait rien changé à l'issue du procès alors que le juge Cameron aurait invoqué le sous‑al. 686(1)b)(iii) du Code criminel, L.R.C. (1985), ch. C-46.

23 Quant à savoir si l'interrogatoire de l'expert des appelants, le Dr Elterman, avait été limité indûment, le juge Cameron s'est dit d'accord avec le juge du procès pour affirmer que ce n'était pas le cas, étant donné que le Dr Elterman avait laissé entendre clairement ce qui lui avait été interdit de déclarer expressément.

24 Le juge Cameron a décidé que les conclusions du juge du procès relatives à la crédibilité n'étaient pas déraisonnables, compte tenu de la grande déférence dont il faut faire preuve envers les juges du procès et des limites inhérentes auxquelles un tribunal d'appel est astreint en examinant des décisions relatives à la crédibilité. Le juge Cameron a conclu que les verdicts rendus en l'espèce n'étaient pas déraisonnables.

25 Enfin, le juge Cameron a conclu que la preuve concernant le certificat de déclaration de culpabilité de Peter K. n'était pas admissible parce qu'elle ne satisfaisait pas à tous les critères énoncés dans Palmer c. La Reine, [1980] 1 R.C.S. 759. Il a notamment conclu que l'admission de la preuve n'aurait pas influé sur l'issue du procès.

(2) Le juge Vancise, dissident

26 Au sujet de la nouvelle preuve, le juge Vancise a paru croire que le certificat confirmant la déclaration de culpabilité de Peter K. était admis comme nouvelle preuve durant l'appel. Il a déclaré que la nouvelle preuve concernait directement la question de l'identité de l'auteur des agressions sexuelles.

27 Le juge Vancise a conclu que les déclarations extrajudiciaires de Michelle étaient nécessaires, mais pas suffisamment dignes de foi. Il s'est reporté à la preuve indiquant que l'auteur des voies de fait subies par Michelle aurait pu être Michael et il a jugé que les déclarations de Michelle pouvaient être interprétées autant comme visant à protéger Michael qu'à dire la vérité.

28 Quant au témoignage du Dr Elterman, le juge Vancise a conclu qu'il était admissible comme preuve sur laquelle le juge du procès pouvait s'appuyer pour se prononcer sur la crédibilité.

29 Le juge Vancise a statué que le juge du procès avait commis une erreur en limitant le contre‑interrogatoire de Mme Bunko‑Ruys, étant donné que la question de la crédibilité des enfants n'était pas accessoire, mais représentait la principale question en l'espèce.

30 Le juge Vancise a alors fait remarquer que rien dans les motifs du juge du procès n'indiquait sur quoi elle s'était fondée pour conclure à la culpabilité des appelants. De plus, la preuve qui aurait pu mener aux déclarations de culpabilité d'agression sexuelle et de voies de fait était contredite par d'autres éléments de preuve, et le juge du procès n'a pas examiné les éléments de preuve contradictoires ni les circonstances improbables entourant les allégations visées par le témoignage des enfants.

31 Il a conclu que la preuve d'agression sexuelle se confondait trop avec la preuve de grossière indécence pour que le juge du procès puisse avoir un doute raisonnable au sujet de la grossière indécence en prononçant le verdict de culpabilité d'agression sexuelle. Les verdicts n'étaient pas raisonnables. Le juge Vancise aurait annulé les déclarations de culpabilité.

III. Les questions en litige

1.Les déclarations extrajudiciaires de Michelle étaient‑elles suffisamment dignes de foi pour être admises au procès?

2.Le Dr Elterman aurait‑il dû être autorisé à témoigner au sujet du type de souvenir que les enfants conservaient de cas précis où des abus auraient été commis?

3.Les appelants avaient‑ils le droit de contre‑interroger Mme Bunko‑Ruys à l'aide des transcriptions des entretiens enregistrés sur bande magnétoscopique?

4.La preuve était-elle suffisante pour justifier la déclaration de culpabilité d’agression sexuelle prononcée contre D.W.?

5.Les conclusions que le juge du procès a tirées au sujet de D.R. et H.R. étaient‑elles incohérentes relativement aux infractions d’ordre sexuel?

6.Les motifs du juge du procès étaient-ils insuffisants en ce qui concernait les déclarations de culpabilité de voies de fait prononcées contre D.R. et H.R.?

7.Le certificat confirmant la déclaration de culpabilité d'agression sexuelle prononcée contre Peter K. aurait‑il dû être admis comme nouvelle preuve?

IV. Analyse

A. Les déclarations extrajudiciaires

32 Lorsque les enfants R. sont retournés dans la famille d'accueil K. après avoir passé une nuit sans surveillance chez D.R. en septembre 1987, Mme K. a remarqué la présence de sang sur la petite culotte de Michelle. Elle lui a demandé ce qui était arrivé, et Michelle a répondu: [traduction] «papa m'a touchée». Le lendemain, Mme K. a emmené Michelle chez le Dr McKenna pour qu'elle subisse un examen. Le médecin a témoigné que Michelle lui avait dit: [traduction] «mon papa sourd m'a donné une fessée, ensuite il m'a mis les doigts dans les fesses, ça m’a fait mal». La question de l'admissibilité de ces déclarations s'est posée parce que Michelle a été incapable de se rappeler quoi que ce soit de l'incident.

33 Dans l'arrêt R. c. Khan, [1990] 2 R.C.S. 531, on a jugé que, pour que des déclarations extrajudiciaires soient admises comme preuve de la véracité de leur contenu, elles doivent être à la fois nécessaires et dignes de foi.

34 L'exigence de fiabilité a été formulée dans R. c. Smith, [1992] 2 R.C.S. 915. Pour que les déclarations soient admises, il n'est pas nécessaire qu’elles soient absolument dignes de foi, mais il doit y avoir une garantie circonstancielle de fiabilité. Elles seront inadmissibles si la preuve par ouï‑dire est également compatible avec d'autres hypothèses.

35 À mon avis, les déclarations de Michelle n'étaient pas suffisamment dignes de foi pour être admises. Il y avait des éléments de preuve qui laissaient croire que Michael pouvait avoir agressé Michelle chez D.R., à l'époque en question. Michael a notamment admis avoir eu des relations sexuelles avec ses deux s{oe}urs dans la salle de bains de D.R., lors de la visite en question. D.R. a témoigné qu'il avait trouvé Michelle et Michael ensemble dans la salle de bains, le jour même où Mme K. a remarqué la présence de taches de sang sur la petite culotte de Michelle. De même, il a été prouvé que les enfants avaient tendance à mentir pour cacher les activités sexuelles auxquelles ils se livraient entre eux. En définitive, les déclarations de Michelle sont aussi compatibles avec l'hypothèse selon laquelle elle protégeait Michael qu'elles le sont avec celle voulant qu'elle ait été agressée sexuellement par D.R. Aucune garantie circonstancielle de fiabilité n'a été fournie. Le juge du procès a commis une erreur en admettant ces déclarations.

B. Le témoignage du Dr Elterman

36 La défense a appelé à témoigner le Dr Elterman, qui était un expert reconnu dans le domaine du développement de l'enfant et des caractéristiques des mauvais traitements infligés aux enfants. Le Dr Elterman a témoigné que les enfants ont deux types de mémoire: une mémoire visuelle, qui est fondée sur l'expérience, et une mémoire verbale, qui est acquise. Il a affirmé que le souvenir que les enfants avaient de leurs parents et de ce qui était survenu quand ils vivaient avec eux relevait de la mémoire verbale. Il a dit:

[traduction] . . . il était tout à fait clair pour moi, après avoir parlé aux trois enfants, que le souvenir qu'ils avaient de leurs parents naturels et de ce qui s'y était passé relevait de ce qu'on pourrait appeler la mémoire verbale. Autrement dit, c’est ce qu’ils affirment parce qu'ils disent: «Je sais que ça s'est produit, mais je ne puis m'en souvenir», tandis que, lorsqu'ils parlent de ce qui s'est produit chez [les K.], ils peuvent à la fois — ils peuvent à la fois le dire et s'en souvenir, et ils ont aussi des souvenirs visuels. Et j'ai demandé à Michael s'il avait des images dans sa tête, s'il avait des souvenirs visuels de choses qui ont eu lieu chez ses parents, et il a dit non. Donc, le souvenir qu'il a de ce qui s'est produit est un souvenir de renseignements.

37 Les appelants ont voulu obtenir d'autres renseignements du Dr Elterman relativement à ce que les plaignants lui avaient dit pouvoir se souvenir visuellement ou verbalement au sujet d'événements précis. Le juge du procès a empêché le Dr Elterman de témoigner au sujet des conclusions qu'il avait tirées sur la fiabilité du souvenir que les enfants avaient d'événements précis, concluant que cela reviendrait à usurper le rôle qui incombe à la cour de tirer des conclusions relatives à la crédibilité.

38 Dans l'arrêt R. c. Marquard, [1993] 4 R.C.S. 223, notre Cour a examiné les principes à appliquer dans le cas d’un témoignage d'expert présenté pour expliquer le comportement humain. Le juge McLachlin affirme, au nom de la majorité, à la p. 249:

. . . il est de plus en plus largement reconnu que, si le témoignage d'expert sur la crédibilité d'un témoin n'est pas admissible, le témoignage d'expert sur le comportement humain et les facteurs psychologiques et physiques qui peuvent provoquer un certain comportement pertinent quant à la crédibilité, est admissible, pourvu qu'il aille au‑delà de l'expérience ordinaire du juge des faits.

39 Le témoignage d'expert est admissible même s'il se rapporte directement à la question à laquelle le juge des faits doit répondre en définitive. Dans l'arrêt R. c. Burns, [1994] 1 R.C.S. 656, à la p. 666, le juge McLachlin affirme, au nom de la Cour:

Même s'il faut veiller à ce que ce soit le juge ou le jury, et non l'expert, qui prenne une décision définitive sur toutes les questions en litige, il est admis depuis longtemps que la preuve d'expert sur des questions de fait ne devrait pas être écartée simplement parce qu'elle suggère des réponses aux questions qui sont au c{oe}ur du litige soumis au tribunal . . .

40 Le témoignage du Dr Elterman était pertinent quant à la question de la fiabilité du souvenir que les enfants avaient de leurs parents naturels, souvenir qui, selon lui, avait été «acquis» et qui ne pouvait pas être évoqué séparément. La crédibilité des enfants était cruciale pour trancher l'affaire et, compte tenu de la nature du témoignage des enfants, toute explication de leur comportement par ailleurs incroyable ne pouvait qu'aider le juge des faits à bien évaluer leur crédibilité. Le témoignage du Dr Elterman aurait dû être admis comme preuve sur laquelle on aurait pu s'appuyer pour juger de la crédibilité des enfants.

C. Le contre‑interrogatoire de Mme Bunko‑Ruys

41 Madame Bunko‑Ruys était la thérapeute des enfants. C'était un expert reconnu dans le domaine des caractéristiques comportementales, sociales et affectives des enfants victimes d'abus sexuels. Madame Bunko‑Ruys avait assisté aux entretiens que le sergent Dueck avait eus avec les enfants et qui avaient été enregistrés sur bande magnétoscopique. Les appelants ont cherché à contre‑interroger Mme Bunko‑Ruys sur les techniques d'entrevue utilisées durant ces entretiens, en se servant de copies non mises en preuve des transcriptions de ces entretiens. Ils cherchaient à discréditer les enfants témoins ou à prouver que les enfants avaient été influencés ou manipulés. Ils n'ont pas cherché à faire admettre les transcriptions en preuve et n'ont pas non plus interrogé le sergent Dueck ou le Dr Elterman sur les techniques d'entrevue utilisées. Le juge du procès a refusé que l'on se serve des transcriptions pour contre‑interroger Mme Bunko‑Ruys. Elle s'inquiétait de ce que, si cette preuve était utilisée pour montrer que les enfants avaient été influencés ou manipulés, elle serait de nature accessoire.

42 Le critère applicable pour déterminer si une question est accessoire a été établi par le baron en chef Pollock dans Attorney-General c. Hitchcock (1847), 1 Ex. 91, 154 E.R. 38, à la p. 42:

[traduction] . . . le critère applicable pour déterminer si la question est accessoire est le suivant: si la réponse d'un témoin porte sur un point que vous seriez autorisé à présenter en preuve ‑- si cela a un tel lien avec la question en litige que vous seriez autorisé à le présenter en preuve ‑- alors c'est un point sur lequel vous pouvez le contredire.

43 La crédibilité des enfants était au c{oe}ur de la preuve qui pesait contre les appelants. Ces derniers auraient eu le droit de produire une preuve concernant l'effet des techniques d'entrevue sur la mémoire des enfants et ils satisfaisaient donc au critère énoncé dans l'arrêt Hitchcock. Tout élément de preuve qui aurait pu susciter un doute quant à la crédibilité des enfants ou qui pourrait montrer que les enfants avaient été influencés et manipulés était un élément de preuve qui aurait été crucial pour la preuve des appelants.

44 Le contre‑interrogatoire est un aspect fondamental d'un procès équitable: voir R. c. Osolin, [1993] 4 R.C.S. 595. Ce principe a également été reconnu dans l'arrêt R. c. Seaboyer, [1991] 2 R.C.S. 577, où le juge McLachlin affirme, au nom de la majorité, à la p. 608:

Le droit de l'innocent de ne pas être déclaré coupable est lié à son droit de présenter une défense pleine et entière. Il doit donc pouvoir présenter les éléments de preuve qui lui permettront d'établir sa défense ou de contester la preuve présentée par la poursuite.

45 Ainsi, compte tenu de l'importance du droit de contre‑interroger des témoins et du fait que la question de la crédibilité des enfants était au c{oe}ur des allégations contre les accusés, le juge du procès a commis une erreur en limitant le contre‑interrogatoire de Mme Bunko‑Ruys. Il importe peu que Mme Bunko‑Ruys ait été un expert en techniques d'entrevue, étant donné que l'étendue du contre‑interrogatoire d'un expert n'est pas restreinte à son domaine d'expertise. Le fait que les appelants auraient pu faire un autre usage des transcriptions ou les présenter en preuve est sans importance pour ce qui est de déterminer si les appelants ont été limités à tort dans leur contre‑interrogatoire de Mme Bunko‑Ruys. Les appelants auraient dû être autorisés à contre‑interroger Mme Bunko‑Ruys à l'aide des transcriptions des entretiens.

D. Caractère suffisant de la preuve

46 Les trois appelants ont été déclarés coupables d'agression sexuelle. La preuve médicale et psychologique présentée au procès a établi que les enfants avaient été victimes d'abus sexuels, mais de la part de qui?

47 Les témoignages des enfants sur les mauvais traitements que différents appelants leur ont fait subir étaient souvent identiques. Par exemple, le juge du procès a mentionné le témoignage de Michael selon lequel D.R. [traduction] «a mis son pénis dans mes fesses, et j'ai mis mon pénis dans ses fesses, et ensuite il m'a fait sucer son pénis». Puis, elle a mentionné le témoignage de Michael selon lequel D.W. [traduction] «a mis son pénis dans mes fesses, et j'ai mis mon pénis dans ses fesses, et ensuite j'ai sucé son pénis». Bien que des témoignages identiques ne soient pas nécessairement indignes de foi, la similitude des témoignages est un élément à prendre en considération au moment d'en évaluer le poids. Cela est particulièrement vrai dans les circonstances de la présente affaire, où des questions s'étaient posées quant à l'effet que la répétition verbale pouvait avoir eu sur la mémoire des enfants. L'autre témoignage invoqué à l'appui de la déclaration de culpabilité d'agression sexuelle prononcée contre D.W. était semblable à celui décrit ci‑dessus et n'était pas, d'après les faits de l'affaire, susceptible de justifier une déclaration de culpabilité.

E. Incohérence des conclusions

48 Contrairement à ce qui s'était produit concernant D.W., dans le cas de D.R. et de H.R., il y avait, au procès, au moins quelques éléments de preuve supplémentaires, de la part de Mme K. et de Mme Francis, qui pouvaient indiquer que les enfants avaient été victimes d'abus sexuels pendant qu'ils habitaient chez leurs parents naturels.

49 Le juge du procès a dit qu'elle était convaincue que les enfants avaient fait un récit exact et crédible des souvenirs qu'ils avaient des attouchements répréhensibles. Elle a accepté le témoignage des enfants relativement aux actes sexuels accomplis sur eux par les appelants, mais elle avait un doute raisonnable quant à savoir si les enfants avaient été forcés d'accomplir des actes sexuels sur les appelants. Elle a déclaré les appelants coupables d’agression sexuelle tout en les déclarant non coupables de grossière indécence. Cependant, le témoignage des enfants qui étayait les accusations d'agression sexuelle se confondait trop avec leur témoignage à l'appui des accusations de grossière indécence pour qu'on puisse les dissocier logiquement. Dans leur témoignage, les enfants ne distinguaient pas les souvenirs qu'ils avaient des infractions commises; au contraire, leurs souvenirs liaient la perpétration des infractions d'agression sexuelle à celle des infractions de grossière indécence. Dans les circonstances de la présente affaire, le juge du procès devait ou bien croire que le témoignage des enfants était crédible et prononcer un verdict de culpabilité à la fois de grossière indécence et d'agression sexuelle, ou bien avoir un doute raisonnable compte tenu de l'ensemble de la preuve, et prononcer l'acquittement. Les conclusions du juge du procès présentent une incohérence inconciliable.

50 Dans ses motifs, ma collègue le juge L’Heureux-Dubé affirme que des conclusions incohérentes ne constituent un moyen d’appel que si les verdicts sont déraisonnables. Je ne suis pas de cet avis. Il y a des cas où des conclusions incohérentes sont suffisamment sérieuses pour rendre un verdict déraisonnable, et où un acquittement sera alors prononcé. Il y a également des cas où des conclusions incohérentes ne rendent pas un verdict déraisonnable, mais résultent d’une erreur de droit du juge du procès, nécessitant la tenue d’un nouveau procès. À mon avis, la présente affaire est un exemple d’erreur de droit. En l’espèce, les conclusions incohérentes résultent de l’erreur de droit commise par le juge du procès en appliquant, de manière non uniforme, une conclusion de fait à diverses questions de droit. Pour déterminer si on avait établi l’existence des éléments des infractions d’agression sexuelle et de grossière indécence, le juge du procès a appliqué, de manière non uniforme, à ces questions ses conclusions en matière de crédibilité. Cette erreur n’était pas grave au point de rendre tous les verdicts déraisonnables, compte tenu du critère applicable pour déterminer le caractère raisonnable, formulé dans l’arrêt R. c. Yebes, [1987] 2 R.C.S. 168. Cependant, vu qu’une erreur de droit a été commise, il y a lieu d’ordonner, pour D.R. et H.R., la tenue d’un nouveau procès plutôt que de prononcer un acquittement relativement aux accusations d’agression sexuelle.

F. Motifs insuffisants

51 Le juge du procès a déclaré H.R. coupable relativement à deux chefs de voies de fait ayant causé des lésions corporelles à Michael R. D.R. a été déclaré coupable relativement à un chef de voies de fait ayant causé des lésions corporelles à Kathy R., et à un chef de voies de fait ayant causé des lésions corporelles à Michelle R. Malheureusement, le juge du procès n'a pas indiqué les éléments de preuve sur lesquels elle se fondait pour prononcer ces déclarations de culpabilité.

52 Le juge du procès s'est reportée à certains éléments de preuve qui pouvaient établir l'existence de voies de fait ayant causé des lésions corporelles. En particulier, elle s'est reportée au témoignage de Michael voulant que sa mère lui ait donné des coups de couteau pour obtenir du sang et qu'elle seule l'ait brûlé au moyen d'un briquet. Elle a souligné que l'examen médical que le Dr Yelland avait effectué en 1991 révélait la présence sur le corps de Michael de cicatrices qui pouvaient correspondre à des brûlures guéries ainsi qu’à des blessures guéries résultant de coups de couteau. Le juge du procès a aussi mentionné le témoignage de Kathy voulant que son père lui ait infligé des coupures au vagin et au dos à l’aide d’un couteau. L'examen que le Dr Yelland a effectué sur Kathy a révélé la présence dans le dos d'une cicatrice de sept centimètres en forme de «S» qui pouvait correspondre à une coupure guérie causée par un objet tranchant, tel un couteau. Le juge du procès a également fait remarquer que l'examen que le Dr Yelland a effectué sur Michelle a révélé la présence de cicatrices pouvant correspondre à des coupures et des brûlures au deuxième degré et au troisième degré qui étaient alors guéries.

53 Toutefois, le juge du procès n'a pas traité des éléments de preuve bizarres et contradictoires concernant les allégations de voies de fait. Par exemple, lorsque Kathy a témoigné que son père lui avait infligé des coupures au dos, elle a d'abord prétendu qu'elle avait dû recevoir des points de suture et passer la nuit à l'hôpital. Elle a ensuite témoigné que son séjour à l'hôpital avait duré trois semaines. Cependant, il n'existe aucun dossier attestant d'un tel séjour à l'hôpital. En outre, il n'y avait aucune preuve médicale que Kathy ou Michelle ait jamais été pénétrée d’un couteau. Monsieur K. a témoigné que Michael avait avoué avoir essayé d'introduire un couteau à beurre dans le vagin de Kathy. Il y avait une preuve que les enfants, et Michael en particulier, avaient l'habitude de jouer avec le feu et des couteaux. Michael a témoigné que Mme K., ses s{oe}urs et le grand‑père V. avaient l'habitude de le brûler. Michael a également témoigné que, lorsque sa mère lui a infligé une coupure avec un couteau, elle l'avait attaché à un poteau à l'extérieur, lui avait infligé une coupure, avait recueilli cinq gouttes de sang et l'avait laissé aller. Elle avait ensuite essayé de l'attacher de nouveau, mais il s'était enfui dans la maison, où tout était redevenu normal.

54 À mon avis, le juge du procès a commis une erreur de droit en ne traitant pas des éléments de preuve déroutants et en ne distinguant pas la réalité de la fiction. Dans l'arrêt Burns, précité, le juge McLachlin affirme, au nom de la Cour, à la p. 665:

Il n'y a pas lieu d'interpréter cet énoncé comme imposant au juge du procès l'obligation positive de démontrer, dans ses motifs, qu'il a apprécié entièrement chaque aspect de la preuve pertinente. Il vise non pas le cas où le juge du procès n'a pas fait allusion à des difficultés posées par la preuve, mais plutôt celui où les motifs du juge du procès démontrent qu'il n'a pas saisi un point important ou qu'il a choisi de ne pas en tenir compte, ce qui amènerait à conclure que le juge des faits n'a pas rendu un verdict raisonnable.

55 Dans l’arrêt Burns, le juge McLachlin a exposé clairement le droit relatif à l’obligation des juges du procès d’exposer leurs motifs. Cependant, il y a lieu de se rappeler que, dans cette affaire, la Cour d’appel a reconnu que le juge du procès disposait d’une preuve qui lui permettait de tirer la conclusion à laquelle il est arrivé, mais qu’elle a annulé le verdict en raison de l’absence de motifs. Le passage ci‑dessus ne signifie pas que les juges du procès ne sont jamais tenus d'exposer leurs motifs. Il ne veut pas dire non plus qu'ils sont toujours tenus de le faire. Selon les circonstances d'une affaire donnée, il peut être souhaitable que le juge du procès explique ses conclusions. Les tribunaux d'appel n'interviendront pas lorsque les motifs montrent que le juge du procès a examiné les questions importantes d'une affaire, ou lorsque les motifs du juge du procès ressortent clairement du dossier ou que la preuve est telle qu'il n'est pas nécessaire d'exposer des motifs. De même, dans des cas comme la présente affaire, où il y a des éléments de preuve embrouillés et contradictoires, le juge du procès devrait exposer des motifs expliquant ses conclusions. Le juge du procès ne l'a pas fait en l'espèce. Elle n'a pas traité des éléments de preuve troublants et elle n'a pas indiqué sur quoi elle s'est fondée pour déclarer D.R. et H.R. coupables de voies de fait. Il s’agit là d’une erreur de droit qui commande la tenue d’un nouveau procès.

G. Admission d'une nouvelle preuve

56 Après le procès des appelants, Peter K., le père de M. K., a plaidé coupable à des accusations d'avoir agressé sexuellement chacun des enfants R. Les appelants ont cherché à faire admettre son certificat de déclaration de culpabilité comme nouvelle preuve.

57 Le critère applicable à l'admission d'une nouvelle preuve a été formulé dans l’arrêt Palmer, précité, et demeure approprié. Comme le présent pourvoi a été tranché en fonction d'autres moyens, il n'est pas nécessaire d'examiner cette question.

V. Dispositif

58 Mon collègue le juge L’Heureux-Dubé souligne que les abus sexuels commis sur des enfants sont fréquents dans notre société et que les poursuites s’y rapportant sont difficiles à mener à bien. Si je me vois incapable de souscrire à sa façon de statuer sur le pourvoi, ce n’est pas que je ne reconnais pas l’existence de ces problèmes, mais plutôt que j’hésite à déroger à la présomption d’innocence et à l’exigence d’une preuve hors de tout doute raisonnable.

59 En définitive, je suis d'avis d'accueillir le pourvoi. Étant donné la faiblesse de la preuve à l'appui de sa déclaration de culpabilité d'agression sexuelle, je suis d'avis d'acquitter D.W. Je suis d'avis d'ordonner que D.R. et H.R. subissent un nouveau procès relativement aux accusations d'agression sexuelle et de voies de fait causant des lésions corporelles, à l'égard desquelles ils ont été déclarés coupables.

Les motifs suivants ont été rendus par

Le juge L’Heureux‑Dubé (dissidente) —

I. Introduction

60 Les appelants, Donald Leo R. (D.R.), Helen Susan R. (H.R.) et Donald George W. (D.W.) ont été déclarés coupables relativement à diverses infractions de voies de fait, y compris des agressions sexuelles, pour des abus commis sur les trois enfants de D.R. et de H.R., entre 1983 et 1989, au moment où l’âge des enfants variait de un à dix ans. La Cour d’appel de la Saskatchewan a confirmé les déclarations de culpabilité, le juge Vancise étant dissident. Le pourvoi de plein droit formé par les appelants devant notre Cour a été accueilli à l’audience, avec motifs à suivre. Voici les raisons pour lesquelles j’ai enregistré ma dissidence.

61 Les faits sont exposés dans les motifs du juge Major et n’ont pas à être repris en détail. Qu’il me suffise de dire qu’il n’y a jamais eu aucun doute que les plaignants ont été victimes d’abus. Lors du procès, la preuve médicale a clairement établi que Michael R. (né en 1979), Michelle R. (née en 1982) et Kathy R. (née en 1982) avaient été victimes d’abus sexuels et physiques graves. Les enfants ont été traumatisés gravement par cette épreuve et ils ont eu beaucoup de difficultés à témoigner au procès.

62 Au procès, la preuve médicale était si convaincante que l’identité a été la seule question en litige relativement à plusieurs accusations. À l’issue d’un procès de 22 jours, madame le juge Batten a conclu que les enfants, malgré les lacunes dans leur témoignage, avaient au moins identifié correctement les appelants comme étant les auteurs des abus dont ils avaient été victimes. Par conséquent, elle a déclaré les appelants coupables quant à la plupart des chefs de voies de fait, y compris ceux d’agression sexuelle. Comme elle avait un doute raisonnable quant à savoir si les enfants avaient été forcés de faire des attouchements sexuels sur les appelants et s’il y avait eu relations sexuelles et certains autres actes, elle a acquitté les appelants relativement aux chefs de grossière indécence et d’inceste, de même qu’à l’égard de certains chefs de voies de fait.

63 Mes collègues sont d’avis que les déclarations de culpabilité doivent être infirmées. Le juge Major, au nom de la majorité, réfère à trois décisions prétendument incorrectes en ce qui concerne la preuve. J’estime, pour ma part, que deux de ces décisions ne sont aucunement erronées et que la troisième comporte une erreur négligeable qui n’a aucunement pour effet d’invalider les déclarations de culpabilité.

64 Le juge Major reproche en outre au juge du procès sa confiance dans le témoignage des enfants. Selon mon collègue, aucun juge présidant un procès n’aurait pu raisonnablement ajouter foi au témoignage des enfants quant à D.W. parce que leur description des abus était trop conforme à leur témoignage relativement à D.R. De même, le juge Major affirme que, selon le droit, le témoignage des enfants contre D.R. et H.R. devait être considéré ou bien entièrement crédible ou bien non crédible. J’adopte, cependant, un point de vue différent. Après avoir entendu le long témoignage des enfants du début à la fin et l’abondante preuve médicale et autre à l’appui du récit des enfants, le juge du procès avait le droit d’ajouter foi au témoignage des enfants, au moins en partie. Ni le fait que les enfants aient soutenu avoir été maltraités de la même façon par les deux appelants de sexe masculin, ni le fait qu’une partie de leur témoignage n’ait pas été crue, ne faisait en sorte qu’il était déraisonnable ou erroné en droit pour le juge du procès de déclarer D.R., H.R. et D.W. coupables sur la foi de la preuve qui avait été crue.

65 Finalement, mon collègue affirme que le juge du procès a commis une erreur de droit en ne donnant pas de motifs suffisants. Nous n’avons jamais, pourtant, décidé que le verdict d’un juge du procès peut être porté en appel uniquement parce qu’il y a une omission dans les motifs exposés. Le verdict prononcé au procès ne peut être infirmé que si une erreur importante a été commise dans l’interprétation ou l’application de la loi, dans l’appréciation de la preuve ou dans le déroulement du procès. Puisque les motifs du juge du procès ne révèlent aucune erreur de cette nature, il n’y a aucune raison d’infirmer les déclarations de culpabilité.

66 J’examinerai, en premier lieu, les trois décisions en matière de preuve qui, selon le juge Major, sont erronées.

II. Les décisions sur l’admissibilité de la preuve

A) Les déclarations extrajudiciaires de Michelle

67 Sont contestées en l’espèce deux déclarations faites par Michelle en 1987, alors qu’elle était âgée de cinq ans. Michelle venait de retourner dans la famille d’accueil de M. et Mme K. après avoir passé la nuit chez D.R. Madame K. a remarqué la présence de ce qui paraissait être du sang sur la petite culotte de Michelle et, lorsqu’elle lui a demandé ce qui était arrivé, Michelle a répondu: [traduction] «papa m’a touchée». Madame K. a emmené Michelle chez le Dr McKenna qui l’a examinée et déterminé qu’elle avait subi des traumas non accidentels aux organes génitaux. Michelle a raconté au médecin que D.R. [traduction] «m’a donné une fessée, ensuite il m’a mis les doigts dans les fesses, ça m’a fait mal». Le juge du procès a décidé que ces deux déclarations étaient admissibles comme preuve de la véracité de leur contenu.

68 Dans le passé, les déclarations de Michelle auraient pu être écartées automatiquement en vertu de la règle interdisant le ouï‑dire. Cependant, dans les arrêts R. c. Khan, [1990] 2 R.C.S. 531, R. c. Smith, [1992] 2 R.C.S. 915, et R. c. B. (K.G.), [1993] 1 R.C.S. 740, une nouvelle approche a été formulée. Selon cette nouvelle approche, les déclarations extrajudiciaires sont admissibles comme preuve de la véracité de leur contenu, dans la mesure où elles satisfont aux critères de la «nécessité» et de la «fiabilité». Comme le Juge en chef le fait remarquer dans B. (K.G.), à la p. 787, la fiabilité n’a pas à être établie avec certitude:

Ce que vise l’élément fiabilité de l’analyse fondée sur des principes de la règle de l’exclusion du ouï‑dire, c’est un seuil de fiabilité, et non la fiabilité absolue ou indiscutable.

En l’espèce, les déclarations étaient clairement nécessaires parce que Michelle ne se souvenait pas, au procès, de l’incident décrit dans celles-ci. De même, les circonstances entourant les déclarations offraient une garantie de fiabilité: ces déclarations ont été faites très peu de temps après l’attaque reprochée; les deux déclarations, faites à des occasions distinctes et à des personnes différentes, étaient compatibles l’une avec l’autre; elles étaient également compatibles avec la preuve médicale qui indiquait clairement que Michelle avait été agressée.

69 Malgré ces indices de fiabilité, le juge Major soutient que ces déclarations n’étaient pas dignes de foi et n’auraient pas dû être admises. Mon collègue attire l’attention sur la preuve selon laquelle il se pouvait que Michelle ait été agressée par Michael pendant la nuit qu’elle avait passée en visite, et sur celle voulant que les enfants aient eu tendance à mentir pour cacher les activités sexuelles auxquelles ils se livraient entre eux. Il conclut, au par. 35, que les déclarations de Michelle sont «aussi compatibles avec l’hypothèse selon laquelle elle protégeait Michael qu’elles le sont avec celle voulant qu’elle ait été agressée sexuellement par D.R.»

70 Toutefois, selon mon interprétation du dossier de première instance, l’hypothèse subsidiaire du juge Major n’est pas fondée. La preuve ne laisse pas entendre que les enfants ont déjà faussement accusé des adultes de les avoir touchés pour cacher leurs propres activités sexuelles. L’avocat de la défense a longuement contre‑interrogé Michael et Michelle sur les activités sexuelles auxquelles ils se livraient, et leurs réponses indiquent qu’ils niaient simplement avoir fait quoi que ce soit lorsqu’ils voulaient dissimuler leurs activités sexuelles: transcription, aux pp. 316, 348 et 349, 365 et 366, ainsi que 1631.

71 De plus, il importe de se rappeler que le juge du procès se prononçait sur l’admissibilité des déclarations et non sur la question de savoir si elles étaient dignes de foi. Il s’agissait non pas de savoir si le juge du procès devait croire les déclarations, mais bien si elle devait pouvoir les examiner. Commentant l’arrêt de la Cour d’appel en l’espèce, le professeur Paciocco s’est demandé si le point de vue adopté par le juge dissident (et maintenant par mon collègue le juge Major) est conforme à ce fait: D. M. Paciocco, «The Evidence of Children: Testing the Rules Against What We Know» (1996), 21 Queen’s L.J. 345, à la p. 377. En l’espèce, la possibilité que l’on ait inventé une histoire n’est pas sérieuse au point de justifier d’écarter complètement les déclarations. L’arrêt Khan de notre Cour fait ressortir la nécessité «d’une plus grande souplesse dans l’interprétation de la règle du ouï‑dire pour permettre l’admission en preuve des déclarations faites par des enfants à d’autres personnes au sujet d’abus sexuels»: Khan, précité, à la p. 543. Le juge du procès a eu raison de décider que les déclarations étaient admissibles.

B) Le témoignage du Dr Elterman

72 Le Dr Elterman, psychologue, était un témoin de la défense qualifié pour témoigner «dans le domaine du développement de l’enfant et des caractéristiques des mauvais traitements infligés aux enfants». Le juge du procès lui a permis de témoigner sur la distinction entre la mémoire «visuelle» et la mémoire «verbale». Essentiellement, la mémoire visuelle résulte du fait d’avoir vu ou vécu l’événement décrit, et marque la capacité de se rappeler véritablement l’événement en question. La mémoire verbale n’est guère plus qu’une croyance acquise que l’événement s’est produit, sans en avoir un souvenir véritable. Lorsque le Dr Elterman a commencé à parler de ses entretiens avec les enfants et de sa conclusion qu’ils avaient une mémoire acquise plutôt qu’un souvenir véritable, le juge du procès a fait droit à une objection du ministère public et a décidé que le Dr Elterman ne serait pas autorisé à témoigner relativement à ses conclusions sur la fiabilité de la mémoire des enfants.

73 Selon le juge Major, le juge du procès a commis une erreur en écartant cette partie du témoignage du Dr Elterman parce que «toute explication [du] comportement [des enfants] par ailleurs incroyable ne pouvait qu’aider le juge des faits à bien évaluer leur crédibilité» (par. 40).

74 Cependant, il est établi depuis longtemps que la détermination de la crédibilité est une question qu’il appartient au juge ou au jury de trancher. Normalement, le juge des faits n’a pas besoin d’aide à ce sujet, et on n’autorise donc pas habituellement des experts à témoigner sur la crédibilité. C’est ce que le juge McLachlin fait remarquer, au nom de la majorité, dans l’arrêt R. c. Marquard, [1993] 4 R.C.S. 223, à la p. 248:

La crédibilité doit toujours être le résultat de l’opinion du juge ou du jury sur les divers éléments perçus au procès, de son expérience, de sa logique et de son intuition à l’égard de l’affaire: voir R. c. B. (G.) (1988), 65 Sask. R. 134 (C.A.), à la p. 149 [. . .] La question de la crédibilité relève de la compétence des profanes. Les gens ordinaires jugent quotidiennement si une personne ment ou dit la vérité. L’expert qui témoigne sur la crédibilité n’est pas tenu par la lourde tâche du juge ou du juré. De plus, il se peut que l’opinion de l’expert repose sur des éléments qui ne font pas partie de la preuve en vertu de laquelle le juge et le juré sont tenus de rendre un juste verdict. Enfin, la crédibilité est un problème notoirement complexe, et l’opinion d’un expert risque d’être beaucoup trop facilement acceptée par un jury frustré pour faciliter la résolution de ses difficultés. Toutes ces considérations ont donné naissance à la sage politique en droit qui consiste à rejeter le témoignage d’expert sur la sincérité des témoins.

75 Exceptionnellement, une preuve d’expert sera admissible si elle porte sur un sujet sur lequel des gens ordinaires ne pourront probablement pas porter un jugement exact sans l’aide de personnes possédant des connaissances particulières: Kelliher (Village of) c. Smith, [1931] R.C.S. 672, à la p. 684; R. c. Abbey, [1982] 2 R.C.S. 24, à la p. 42; R. c. Lavallee, [1990] 1 R.C.S. 852, à la p. 870; Marquard, précité, à la p. 249, le juge McLachlin, et à la p. 265, le juge L’Heureux‑Dubé; R. c. Mohan, [1994] 2 R.C.S. 9, à la p. 23. Par exemple, les tribunaux ont reconnu qu’une aide spéciale sera parfois nécessaire pour apprécier le témoignage d’enfants. Dans Marquard, précité, le juge McLachlin affirme, aux pp. 248 et 249:

En revanche, il se peut que certaines parties de la déposition d’un témoin dépassent la capacité d’un profane de comprendre, et justifient donc le recours au témoignage d’expert. C’est le cas en particulier pour les témoignages d’enfants. Par exemple, dans le cas d’un enfant qui omet de se plaindre sans tarder d’une agression sexuelle, on pourrait ordinairement conclure que l’enfant invente un récit après coup, poussé par la malice ou un autre stratagème calculé. Des témoignages d’experts ont été à bon droit présentés pour expliquer pourquoi il arrive fréquemment que de jeunes victimes d’agression sexuelle ne portent pas plainte immédiatement. Ces témoignages sont utiles et peuvent même être essentiels à un juste verdict.

Le témoignage du Dr Elterman sur la théorie de la mémoire est loin de ressembler au type d’opinion d’expert qui est ordinairement admis relativement au témoignage d’enfants — une opinion d’expert [traduction] «sur les états psychologiques et physiques fréquemment manifestés par les enfants victimes d’agression sexuelle»: R. c. G.B. (1988), 65 Sask. R. 134 (C.A.), à la p. 149, le juge Wakeling, conf. par [1990] 2 R.C.S. 30; Marquard, précité, à la p. 267, le juge L’Heureux‑Dubé, et à la p. 249, le juge McLachlin. Cependant, puisque le juge du procès n’a pas écarté cette partie du témoignage du Dr Elterman, je suis disposée à accepter, pour les fins de la discussion, que la distinction théorique entre la mémoire visuelle et la mémoire verbale tombe dans la catégorie des questions que les profanes ne pourront peut‑être pas comprendre si elles ne leur sont pas expliquées par un expert dans le domaine du développement de la mémoire chez l’enfant.

76 On ne peut pas en dire autant des conclusions du Dr Elterman quant à savoir si les enfants R. avaient une mémoire verbale ou visuelle des incidents survenus chez leurs parents naturels. La description que le Dr Elterman a faite des entretiens laisse entendre que l’application de la théorie, une fois expliquée, aux témoignages recueillis était très simple et ne requérait pas des connaissances ou des compétences particulières: voir la transcription, aux pp. 2833 à 2835. Au procès même, tous les enfants ont été contre‑interrogés sur la question de savoir s’ils pouvaient réellement se souvenir de certains événements ou s’ils en étaient venus à croire à leur existence à force de les répéter: voir, par exemple, la transcription, aux pp. 274 et 275, 279 à 283, 305, 805 et 806, 850 et 1664. Le juge du procès était bien en mesure de déterminer par elle‑même, sans l’aide du Dr Elterman, si les souvenirs des enfants étaient réels et si leur témoignage était digne de foi. Elle n’a pas commis d’erreur en refusant d’entendre les conclusions du D­r Elterman sur ce point.

C) Le contre‑interrogatoire de Mme Bunko‑Ruys

77 Madame Bunko‑Ruys, thérapeute appelée à témoigner par le ministère public, était un expert reconnu dans le domaine «des caractéristiques comportementales, sociales et affectives des enfants victimes d’abus sexuels». Ses opinions étaient fondées en partie sur les observations qu’elle avait faites des enfants pendant que le policier enquêteur, le sergent Dueck, s’était entretenu avec eux. Selon Mme Bunko‑Ruys, les enfants avaient été victimes d’abus sexuels et traumatisés tôt dans leur développement affectif.

78 La défense a contre‑interrogé Mme Bunko‑Ruys relativement à ces questions et à la procédure suivie lors des entretiens. L’une des théories de la défense était que le récit des enfants pouvait avoir été influencé, peut‑être par inadvertance, par la façon dont les questions leur avaient été posées lors de ces entretiens. Au moment où Mme Bunko‑Ruys s’est trouvée incapable de se souvenir de certains détails des entretiens, l’avocat de la défense a cherché à lui «rafraîchir la mémoire» en lui en montrant une transcription. Cependant, le juge du procès a statué que cette transcription ne pouvait pas être utilisée, essentiellement parce qu’elle portait sur une question accessoire, savoir la crédibilité des plaignants.

79 On peut facilement comprendre pourquoi madame le juge Batten a hésité à permettre à la défense d’attaquer la crédibilité des enfants lors de son contre‑interrogatoire de Mme Bunko‑Ruys. La crédibilité est une question accessoire, et non un fait en litige. Sous réserve de quelques exceptions inapplicables en l’espèce, les questions portant exclusivement sur la crédibilité d’un témoin ne peuvent être approfondies que lors du contre‑interrogatoire du témoin dont on cherche à attaquer la crédibilité: R. c. Cargill, [1913] 2 K.B. 271 (C.C.A.); R. c. Hrechuk (1950), 10 C.R. 132 (C.A. Man.), à la p. 135; R. c. Rafael (1972), 7 C.C.C. (2d) 325 (C.A. Ont.), à la p. 330; Latour c. La Reine, [1978] 1 R.C.S. 361, à la p. 367; R. c. Cassibo (1982), 70 C.C.C. (2d) 498 (C.A. Ont.), à la p. 506; Phipson on Evidence (14e éd. 1990), à la p. 263; J. Sopinka, S. N. Lederman et A. W. Bryant, The Law of Evidence in Canada (1992), aux pp. 883 et 884; A. W. Mewett, Witnesses (1991 (feuilles mobiles)), à l’al. 11.1a) et b); E. G. Ewaschuk, Criminal Pleadings & Practice in Canada (2e éd. 1987 (feuilles mobiles)), vol. 1, au par. 16:12010. En d’autres termes, on ne pouvait attaquer la crédibilité des enfants qu’en les contre‑interrogeant personnellement.

80 Cependant, selon les faits de la présente affaire, il appert que les détails de la procédure suivie lors des entretiens avaient une pertinence allant au‑delà de la crédibilité des enfants. S’il existait une preuve que, pendant les entretiens, le sergent Dueck avait influencé l’identification par les enfants des auteurs des abus dont ils avaient été victimes, cela aurait une incidence directe sur la question de l’identité, un fait en litige. En conséquence, le juge du procès a eu raison de permettre à la défense d’interroger Mme Bunko‑Ruys afin de démontrer que, pendant les entretiens, les enfants avaient été influencés ou manipulés dans leur identification des appelants. De même, au moment où Mme Bunko‑Ruys s’est trouvée incapable de se souvenir des détails des entretiens, le juge du procès aurait dû permettre à la défense de lui rafraîchir la mémoire au moyen de documents appropriés, dont la transcription des entretiens.

81 Cependant, je suis convaincue que rafraîchir la mémoire de Mme Bunko‑Ruys n’aurait pas eu la moindre incidence sur le verdict. La défense avait en sa possession la transcription des entretiens et elle aurait sûrement cherché à la déposer en preuve si les enfants avaient été influencés ou manipulés pendant les entretiens. En fait, la défense a refusé non seulement de déposer la transcription, mais encore de contre‑interroger le sergent Dueck, qui s’était entretenu avec les enfants, au sujet de la question de savoir s’il y avait eu influence ou manipulation. Je ne puis que conclure que rafraîchir la mémoire de Mme Bunko‑Ruys n’aurait abouti à rien d’autre qu’à des questions et à des réponses hors contexte tirées de la transcription alors que, dans les faits, il n’y avait eu aucune influence ni aucune manipulation lors des entretiens. À mon avis, il n’y a aucune chance que le verdict eût été différent si la défense avait été autorisée à rafraîchir la mémoire de Mme Bunko‑Ruys.

D) Conclusion sur les décisions relatives à la preuve

82 Il n’est pas étonnant que les appelants, qui ont été déclarés coupables d’infractions très graves, aient tenté de saisir la moindre irrégularité dans le déroulement du procès dans l’espoir de faire infirmer leurs déclarations de culpabilité. Cependant, madame le juge Batten a été extrêmement consciencieuse. Malgré la durée et la complexité du procès, mon collègue le juge Major n’a mis en question que trois des décisions que madame le juge Batten a rendues au procès. À mon avis, une seule de ces décisions était incorrecte, et cette erreur technique n’a eu aucune incidence sur les verdicts.

III. L’appréciation de la preuve par le juge du procès

83 Outre les trois décisions relatives à la preuve, le juge Major soutient que le juge du procès a commis des erreurs en appréciant la crédibilité des enfants.

84 Au départ, je fais remarquer que les cours d’appel hésitent énormément à modifier les conclusions d’un juge du procès sur la crédibilité. Dans l’arrêt R. c. W. (R.), [1992] 2 R.C.S. 122, à la p. 131, le juge McLachlin explique la règle en ces termes:

Le critère demeure le même: un jury ou un juge ayant reçu des directives appropriées et agissant raisonnablement aurait‑il pu déclarer l’accusé coupable? Cela étant dit, dans l’application de ce critère, la cour d’appel devrait faire preuve d’un grand respect envers les conclusions tirées au procès quant à la crédibilité des témoins. À maintes reprises, notre Cour a souligné combien il était important de tenir compte de la position privilégiée du juge des faits relativement à des questions de crédibilité: White c. The King, [1947] R.C.S. 268, à la p. 272; R. c. M. (S.H.), [1989] 2 R.C.S. 446, aux pp. 465 et 466. Le juge de première instance a l’avantage, que n’a pas la cour d’appel, de voir et d’entendre les témoins.

En l’absence d’une erreur de droit ou d’une conclusion qui ne peut raisonnablement reposer sur la preuve, les conclusions qu’un juge du procès tire en matière de crédibilité ne seront pas écartées en appel.

85 En l’espèce, il faut nettement faire preuve de retenue envers les conclusions du juge du procès. Au cours des 22 jours du procès, madame le juge Batten a vu et entendu plus d’une douzaine de témoins, y compris les parents nourriciers actuels et antérieurs des enfants, les enseignants des enfants, le policier qui a fait enquête sur les abus, et les médecins et autres professionnels qui ont travaillé avec les enfants ou les ont examinés. Qui plus est, elle a entendu longuement les enfants qui ont subi un contre‑interrogatoire complet sur chaque faiblesse de leur témoignage. Vu que les enfants ont éprouvé beaucoup de stress et de gêne en témoignant, l’occasion que le juge du procès a eue d’observer leur comportement non verbal a constitué un avantage inestimable dans l’appréciation de leur témoignage. Nous devrions hésiter énormément à modifier, sur la foi d’un examen ex post facto de la transcription, les conclusions du juge du procès quant à la crédibilité.

A) Le caractère suffisant de la preuve relative à D.W.

86 Selon le juge Major, la preuve pesant contre D.W. était trop faible pour justifier une déclaration de culpabilité pour agression sexuelle. Mon collègue semble préoccupé par le fait que le témoignage des enfants contre D.W. ressemble à leur témoignage contre D.R. Le juge Major est d’avis qu’aucun juge raisonnable ne déclarerait D.W. coupable en raison de cette faiblesse, et il l’acquitterait donc.

87 Je ne partage pas la préoccupation de mon collègue quant à la forme du témoignage des enfants contre les appelants de sexe masculin. Il est vrai que le témoignage des enfants s’est souvent fait sous forme d’allégations que l’accusé [traduction] «a mis son pénis dans mes fesses, et j’ai mis mon pénis dans ses fesses, et ensuite j’ai sucé son pénis». Cependant, les enfants témoignaient relativement aux détails essentiels des agressions, et je suis absolument incapable d’imaginer quelles variantes mon collègue aurait préféré constater dans leurs récits respectifs. Si un enfant est agressé sexuellement par deux personnes, et décide de signaler ces agressions, doit‑il varier sa description des deux agressions pour éviter de ne pas être cru?

88 Dans l’arrêt W. (R.), précité, à la p. 133, notre Cour a reconnu que l’appréciation des témoignages d’enfants exige de tenir compte des caractéristiques particulières des enfants:

D’autre part, l’attitude du droit envers les témoignages d’enfants a récemment changé en ce qu’on estime maintenant qu’il est peut‑être erroné de leur appliquer les mêmes critères qu’à ceux des adultes en matière de crédibilité. On porte maintenant plus attention aux perspectives particulières des enfants.

Par exemple, il se peut que des enfants ayant une expérience et des compétences linguistiques limitées ne racontent pas leur expérience comme un adulte le ferait et, notamment, qu’ils ne changent pas la structure ou la formulation de leur récit chaque fois qu’ils le racontent.

89 Quoi qu’il en soit, il appartenait au juge du procès de décider si elle devait croire les enfants. Le juge du procès a eu l’occasion de voir et d’entendre les enfants à la barre, avantage que nous ne pouvons espérer reproduire au moyen d’une simple lecture de la transcription du procès. De plus, les enfants ont été contre‑interrogés sur la question de l’altération de la mémoire, et un expert a témoigné au sujet de cette possibilité: transcription, aux pp. 274 et 275, 279 à 283, 305, 805 et 806, 850, 1664, et 2792 à 2940. Après avoir entendu tous ces témoignages, le juge du procès avait le droit de croire hors de tout doute raisonnable que D.W. avait agressé sexuellement les enfants. Contrairement au juge Major, je ne crois pas que la similitude des descriptions d’abus données par les enfants constituait une lacune si grave qu’aucun juge raisonnable n’aurait pu déclarer D.W. coupable.

90 À maintes reprises, et tout récemment dans l’arrêt R. c. Burns, [1994] 1 R.C.S. 656, à la p. 663, nous avons statué que «la cour d’appel ne doit pas substituer son opinion à celle du juge du procès, ni prendre prétexte des doutes qu’elle peut avoir pour ordonner un nouveau procès». Une cour d’appel peut encore moins substituer un verdict d’acquittement en raison de pareils doutes.

B) L’incohérence des conclusions concernant D.R. et H.R.

91 La Cour à la majorité infirmerait également les déclarations de culpabilité d’agression sexuelle prononcées contre D.R. et H.R., quoique mes collègues les juges Major et McLachlin ne s’accordent pas sur les raisons de le faire. Alors que le juge Major conclut à l’incohérence des conclusions tirées par le juge du procès, le juge McLachlin, pour sa part, affirme que la preuve médicale et psychologique ne permettait pas de déduire que D.R. et H.R. avaient agressé sexuellement les enfants.

92 Selon le juge Major, le témoignage des enfants a été présenté de telle façon que «le juge du procès devait ou bien croire que le témoignage des enfants était crédible et prononcer un verdict de culpabilité à la fois de grossière indécence et d’agression sexuelle, ou bien avoir un doute raisonnable compte tenu de l’ensemble de la preuve, et prononcer l’acquittement» (par. 49). Le juge Major conclut qu’en ajoutant foi à une partie seulement du témoignage des enfants, le juge du procès a tiré des «conclusions incohérentes» et a commis une erreur de droit. Il ordonnerait la tenue d’un nouveau procès.

93 Cependant, un juge du procès commet une erreur de droit s’il erre concernant un principe de droit ou quant à l’effet juridique de faits non contestés: R. c. Morin, [1992] 3 R.C.S. 286, aux pp. 294 à 296. Il est évident qu’il n’est pas question ici de faits non contestés. De plus, aucun principe de droit n’exige qu’un juge des faits croie ou rejette en totalité le témoignage d’une personne. En fait, le contraire semble incontestable: un juge des faits peut ajouter foi à la totalité ou à une partie du témoignage d’une personne, ou ne pas y ajouter foi du tout. Voir, par exemple, R. c. Mulvaney (1988), 27 O.A.C. 318 (C.A.); R. c. Thomas (1993), 24 C.R. (4th) 249 (C.A.C.‑B.), à la p. 253; R. c. Peterson (1996), 89 O.A.C. 60 (C.A.). En conséquence, rien ne permet d’affirmer que le juge du procès a commis une erreur de droit.

94 Je conviens que l’incohérence des verdicts — un ensemble de verdicts qu’aucun juge du procès raisonnable n’aurait prononcés compte tenu de la preuve -- serait un moyen d’appel. Cependant, dans un tel cas, l’appel serait fondé non pas sur une erreur de droit, mais sur le caractère déraisonnable des verdicts. Notre Cour a reconnu ce principe dans l’arrêt Koury c. La Reine, [1964] R.C.S. 212; cependant, c’est la formulation du juge Evans dans l’arrêt R. c. McLaughlin (1974), 2 O.R. (2d) 514 (C.A.), à la p. 519, qui est devenue universellement acceptée:

[traduction] Si les verdicts sont extrêmement discordants et si les mêmes éléments de base sont communs aux deux accusations, il y aura alors annulation de la déclaration de culpabilité, mais, il incombera à l’appelant de démontrer qu’aucun jury raisonnable, ayant pris soin d’examiner la preuve, n’aurait pu arriver à cette conclusion.

Voir R. c. McShannock (1980), 55 C.C.C. (2d) 53 (C.A. Ont.), aux pp. 55 et 56; Mulvaney, précité; R. c. McIntyre (1992), 40 M.V.R. (2d) 178 (C.A. Man.), aux pp. 181 et 182; R. c. Giovannetti, [1991] O.J. No. 47 (C.A.); R. c. Hynes (1994), 134 N.S.R. (2d) 134 (C.A.), à la p. 136; Peterson, précité; R. c. Yuen (1996), 70 B.C.A.C. 122.

95 Si on applique ce principe au présent pourvoi, il devient clair que les verdicts ne sont pas le moindrement incohérents. Comme le juge McLachlin l’affirme dans ses motifs, il y avait une abondante preuve médicale et autre preuve corroborant les accusations d’agression sexuelle, dont la preuve matérielle des cicatrices et la preuve psychologique d’un comportement hypersexualisé attribuable à des abus sexuels prolongés dont une personne a été victime depuis son enfance. Par contre, les accusations de grossière indécence reposaient entièrement sur le témoignage des enfants voulant qu’ils aient été forcés de faire des attouchements sexuels sur D.R. et H.R. La corroboration n’est aucunement nécessaire pour pouvoir conclure à la crédibilité; néanmoins, l’existence d’une preuve indépendante établissant que les enfants avaient été agressés sexuellement ne pourrait que renforcer la preuve du ministère public relativement aux accusations d’agression sexuelle. Selon la preuve produite à l’audience, un juge du procès raisonnable pourrait déclarer les appelants coupables d’agression sexuelle, tout en entretenant des doutes qu’ils aient accompli des actes de grossière indécence.

96 En conséquence, il n’est pas étonnant que le juge Major s’abstienne de conclure que les déclarations de culpabilité prononcées contre D.R. et H.R. sont déraisonnables. Le juge Major affirme néanmoins que les conclusions tirées sont incohérentes; toutefois, si un juge des faits bien instruit en droit pouvait raisonnablement prononcer une combinaison contestée de verdicts, je ne vois pas comment on peut dire qu’ils sont incohérents.

97 Selon le juge Major, l’«incohérence» résulte d’une erreur de droit que le juge du procès a commise «en appliquant, de manière non uniforme, une conclusion de fait à diverses questions de droit» (par. 50). Cet argument n’a pas été soulevé par le juge dissident en Cour d’appel ni par aucun des appelants devant notre Cour, et de surcroît, il n’est pas fondé. Comme le fait observer le juge Major lui-même, le juge du procès a tiré les conclusions de fait suivantes: «[e]lle a accepté le témoignage des enfants relativement aux actes sexuels accomplis sur eux par les appelants, mais elle avait un doute raisonnable quant à savoir si les enfants avaient été forcés d'accomplir des actes sexuels sur les appelants» (par. 49). Appliquant le droit à ces deux conclusions de fait, le juge du procès a, à juste titre, déclaré les appelants coupables de l’infraction comportant l’accomplissement d’actes sexuels sur les enfants -- l’agression sexuelle --, et non coupables de l’infraction de grossière indécence, qui nécessitait la preuve que les enfants avaient été forcés d’accomplir des actes sexuels sur les appelants. Quand les conclusions de fait d’un juge du procès amènent à conclure que l’accusé est coupable d’une infraction et non coupable d’une autre infraction, il n’y a pas de principe dominant d’«uniformité» qui exige que le juge du procès déclare l’accusé coupable des deux infractions, sinon qu’il l’acquitte relativement aux deux.

98 Pour sa part, ma collègue le juge McLachlin n’affirme pas que les conclusions du juge du procès sont incohérentes. Elle écrit plutôt que la preuve médicale et psychologique «ne permettait [. . .] pas de déduire que D.R. et H.R. étaient les auteurs des agressions sexuelles», et elle conclut que le juge du procès «a commis une erreur en se fondant sur la preuve médicale et psychologique pour conclure non seulement que les agressions sexuelles avaient eu lieu, mais encore que D.R. et H.R. en étaient les auteurs» (par. 118). Le juge McLachlin semble affirmer, à l’instar de la majorité dans le cas de D.W., que la preuve qui pesait contre D.R. et H.R. était insuffisante pour justifier la conclusion qu’ils étaient coupables d’agression sexuelle. Si le juge McLachlin est d’avis que la preuve «ne permet pas» de justifier les déclarations de culpabilité, on ne voit pas clairement pourquoi elle ne pousse pas cette analyse à sa conclusion logique pour prononcer des verdicts d’acquittement à l’égard de D.R. et H.R.

99 En fait, il y avait une abondante preuve à l’appui de la conclusion du juge du procès que les appelants étaient coupables d’agression sexuelle. Le juge du procès ne s’est pas fondée uniquement sur la preuve médicale et psychologique pour établir l’identité des auteurs de ces agressions. Elle a plutôt déclaré les appelants coupables parce qu’elle croyait le témoignage dans lequel les enfants décrivaient les agressions et identifiaient les appelants comme en étant les auteurs. Comme pour tout autre témoignage, le témoignage des enfants au sujet des agressions sexuelles était plus crédible parce qu’il était corroboré par une preuve médicale, dont les observations effectuées par le Dr McKenna après que les enfants eurent passé la nuit chez D.R., et par une preuve psychologique qui indiquait, comme l’a fait observer le juge McLachlin, l’existence d’«un comportement hypersexualisé qui, dit-on, résulte presque toujours des abus sexuels prolongés dont une personne a été victime depuis son enfance» (par. 117). Le juge du procès n’a commis aucune erreur en traitant cette preuve corroborante ou en concluant à la crédibilité du témoignage des enfants au sujet des agressions sexuelles. Le juge du procès avait donc le droit de conclure que D.R. et H.R. étaient coupables d’agression sexuelle.

C) Motifs insuffisants

100 Enfin, le juge Major annulerait les déclarations de culpabilité de voies de fait causant des lésions corporelles prononcées contre D.R. et H.R. et ordonnerait un nouveau procès pour le motif que le juge du procès a omis de «trait[er] des éléments de preuve déroutants» et de «distingu[er] la réalité de la fiction» (par. 54), c’est‑à‑dire de spécifier à quelles parties de la preuve on n’ajoutait pas foi. Cependant, nous n’avons jamais statué qu’un nouveau procès puisse être ordonné simplement parce que les motifs ne traitent pas des faiblesses de la preuve. L’affirmation de mon collègue va à l’encontre de notre arrêt unanime Burns, précité, où le juge McLachlin affirme, à la p. 664:

Ce qui a principalement préoccupé la Cour d’appel, ce n’était pas le fait que la preuve était insuffisante pour justifier les verdicts de culpabilité, ni celui que ces verdicts étaient déraisonnables, mais le fait qu’il ne ressortait pas des motifs du juge du procès que celui‑ci avait tenu compte de certaines faiblesses du témoignage de la plaignante . . .

L’omission d’indiquer expressément que tous les facteurs pertinents ont été considérés pour en arriver à un verdict ne constitue pas une raison d’admettre un appel en application de l’al. 686(1)a). Cela est conforme à la règle générale selon laquelle le juge du procès ne commet pas une erreur du seul fait qu’il ne motive pas sa décision sur des questions problématiques . . .

Bien que nous ayons souvent reconnu la sagesse d’exposer des motifs, nous ne nous sommes jamais écartés du principe voulant que l’absence de motifs ou une omission dans les motifs ne constitue pas en soi une erreur de droit. Voir, par exemple, les arrêts unanimes de notre Cour R. c. Smith, [1990] 1 R.C.S. 991, conf. (1989), 95 A.R. 304 (C.A.); Morin, précité, à la p. 296; R. c. Barrett, [1995] 1 R.C.S. 752, à la p. 753; R. c. Shropshire, [1995] 4 R.C.S. 227, à la p. 251, et R. c. McMaster, [1996] 1 R.C.S. 740, au par. 27, le juge en chef Lamer, et au par. 40, le juge L’Heureux-Dubé, de même que nos arrêts MacDonald c. La Reine, [1977] 2 R.C.S. 665, à la p. 672; R. c. C. (R.), [1993] 2 R.C.S. 226, et R. c. Tortone, [1993] 2 R.C.S. 973, à la p. 985.

101 Le juge Major dérogerait à cette règle en faisant de l’insuffisance des motifs un moyen d’appel dans les cas où les éléments de preuve sont «embrouillés». Il est ironique que mon collègue ne donne aucune raison, encore moins une raison impérieuse, de changer ainsi le droit.

102 En fait, il y a de bonnes raisons de conserver la règle traditionnelle. Le juge McLachlin en décrit quelques‑unes dans l’arrêt Burns, précité, à la p. 664:

Cette règle est logique. Obliger les juges du procès qui sont appelés à présider de nombreux procès criminels à traiter, dans leurs motifs, de tous les aspects de chaque affaire ralentirait incommensurablement le système de justice. Les juges du procès sont censés connaître le droit qu’ils appliquent tous les jours. S’ils formulent leurs conclusions avec concision et si ces conclusions s’appuient sur la preuve, il n’y a pas lieu d’infirmer le verdict simplement parce qu’ils n’ont pas analysé des aspects accessoires de l’affaire.

103 Cette règle reflète également [traduction] «la prémisse fondamentale du droit applicable à l’examen en appel», savoir qu’un appel est interjeté contre une ordonnance et non contre les motifs de l’ordonnance: J. Sopinka et M. A. Gelowitz, The Conduct of an Appeal (1993), à la p. 4. Il a toujours été loisible à une cour d’appel de faire, à partir des motifs du juge du procès, des déductions sur la validité d’un verdict ou d’une ordonnance. Par exemple, si des faits importants ne figurent pas dans les motifs — des faits si importants qu’un juge ne les aurait laissés tomber que s’ils avaient été oubliés ou soustraits à l’examen —, une cour d’appel pourrait bien alors déduire de leur absence que la décision a été prise sans tenir compte d’un fait substantiel. Subsidiairement, dans les cas où la conclusion du juge du procès semble déraisonnable a priori, une cour d’appel peut examiner les motifs dans le but de trouver une explication susceptible de la convaincre que le verdict n’était pas déraisonnable. Voir, par exemple, MacDonald, précité, à la p. 672, le juge en chef Laskin, Harper c. La Reine, [1982] 1 R.C.S. 2, à la p. 14, le juge Estey, et Burns, précité, à la p. 665, le juge McLachlin. Cependant, dans chacun de ces cas, la seule question essentielle est de savoir si le verdict est juste en soi, car «[l]e point pertinent est le caractère raisonnable de la décision et non l’absence de motifs ou leur insuffisance»: Barrett, précité, à la p. 753.

104 À tout événement, il est incorrect de laisser entendre que le juge du procès n’a pas motivé ses conclusions en l’instance. Au contraire, elle a donné des motifs oraux méticuleux à l’appui de ses verdicts. Dans l’arrêt R. c. Smith (1989), 95 A.R. 304 (C.A.), le juge Côté, dont l’opinion a été adoptée à l’unanimité par notre Cour ([1990] 1 R.C.S. 991), a expliqué la nature des motifs oraux. Voici ce qu’il affirme, aux pp. 313 et 314:

[traduction] Lorsque le juge du procès a exposé des motifs oraux, il ne se livrait pas à une discussion; il avait décidé quel était le droit applicable. Il n’a pas présenté un traité de droit dans son jugement oral. Il expliquait sans doute à un certain nombre de profanes dans la salle d’audience, plus particulièrement à l’accusé, ce qui avait motivé sa décision. Tous ses propos étaient sous forme télégraphique, et il a laissé aux avocats, qui ont une formation juridique, le soin de compléter le tout à l’aide de leur connaissance de l’argumentation qu’ils venaient d’entendre, du droit et de ce qui était ressorti pendant le procès.

. . .

Un juge du procès qui siège seul n’a pas à exposer les motifs pour lesquels il n’ajoute pas foi à la preuve de la défense: R. c. Soo (1965), 56 W.W.R. (N.S.) 189 (C.A.C.‑B.), et la jurisprudence qui y est citée. L’existence de motifs très brefs ne constitue pas non plus un moyen d’appel: ibid.

Madame le juge Batten a dit aux avocats qu’elle s’était efforcée de ramener à des dimensions pratiques l’énorme quantité d’éléments de preuve. Néanmoins, ses motifs sont beaucoup plus que «télégraphiques». Le résumé de 15 pages que le juge du procès a fait de la preuve est admirablement complet et pertinent, et la façon dont elle aborde le témoignage des enfants ainsi que toutes les conclusions essentielles sur lesquelles reposent les verdicts sont exposées soigneusement dans le reste de ses motifs. Bien entendu, il est vrai que les motifs ne traitent pas exhaustivement de la preuve ou n’indiquent pas expressément que le juge du procès n’a pas ajouté foi au témoignage «bizarre» dont parle mon collègue au par. 53. Cependant, les observations que fait le juge Major dans l’arrêt Tortone, précité, à la p. 985, sont tout aussi applicables en l’espèce:

Bien que le juge du procès n’ait pas examiné exhaustivement la preuve pour en arriver à sa décision, il n’y a aucune raison de conclure qu’il n’était pas en mesure de l’apprécier. Au contraire, le juge du procès a fondé ses conclusions sur la preuve. Cela était adéquat étant donné, particulièrement, que le juge du procès n’est pas tenu de faire des commentaires sur l’ensemble de la preuve dans ses motifs de jugement: R. c. Morin, [1992] 3 R.C.S. 286, à la p. 296; R. c. C. (R.), [1993] 2 R.C.S. 226.

En l’espèce, les conclusions du juge du procès sont justes et rien n’indique qu’elle n’a pas tenu compte de certains éléments de preuve ou encore qu’elle ne les a pas appréciés. Au contraire, elle s’est basée sur la preuve pour motiver longuement ses conclusions. Je ne vois rien, dans ses motifs, qui justifie d’infirmer les déclarations de culpabilité.

IV. Admissibilité d’une nouvelle preuve en appel

105 Parmi les personnes accusées d’infractions sexuelles relativement aux agressions commises sur les plaignants, il y avait le père de M. K., Peter K. À la suite du procès des appelants, Peter K. a plaidé coupable relativement à des accusations d’avoir agressé sexuellement les plaignants. Les appelants se sont fondés sur l’arrêt Palmer c. La Reine, [1980] 1 R.C.S. 759, pour demander, lors de l’appel, l’admission en preuve du certificat de déclaration de culpabilité.

106 Parce qu’il tranche le présent pourvoi en fonction d’autres moyens, le juge Major n’estime pas nécessaire d’examiner cette question. Pour ma part, je suis d’accord avec le juge Cameron de la Cour d’appel pour dire que la nouvelle preuve n’est pas admissible en appel parce qu’elle n’aurait pas pu raisonnablement modifier l’issue du procès. Le juge du procès savait que Peter K. avait été accusé d’avoir agressé sexuellement les plaignants et qu’il avait déjà été déclaré coupable d’avoir déjà agressé deux fillettes du voisinage. Il suffit que le juge du procès ait tenu compte de ce fait et de tous les autres éléments de preuve pour décider si les appelants étaient coupables des actes qui leur étaient reprochés.

V. Conclusion et dispositif

107 Les abus sexuels commis sur des enfants représentent, malheureusement, l’un des crimes les plus répandus dans notre société: R. c. L. (D.O.), [1993] 4 R.C.S. 419, à la p. 439, le juge L’Heureux-Dubé; Paciocco, loc. cit., à la p. 346. De plus, les poursuites relatives à ce crime sont notoirement difficiles à mener à bien. En raison de l’inégalité du rapport de force entre la victime et l’assaillant et du fait qu’il n’y a habituellement aucun témoin du crime autre que l’assaillant et la jeune victime, on a qualifié ce crime de «crime parfait»: L. (D.O.), précité, à la p. 442, le juge L’Heureux‑Dubé. Voir aussi A. McGillivray, «Abused Children in the Courts: Adjusting the Scales After Bill C‑15» (1990), 19 R.D. Man. 549, aux pp. 550, 551 et 572.

108 En conséquence, le présent pourvoi se démarque non seulement en raison de la gravité des abus dont ont été victimes les plaignants, mais aussi en raison de la force de la preuve à charge qui pèse contre les appelants. Le ministère public a eu la chance de disposer d’une preuve médicale établissant que les enfants avaient été victimes d’abus sexuels et physiques, et d’une preuve psychologique et d’autre nature qui laissait entendre que les abus s’était échelonnés sur une longue période alors que les enfants étaient en bas âge. Le ministère public a également eu la chance de voir les enfants disposés à témoigner, et capables de le faire, relativement à ce dont ils avaient été victimes. Bien que le juge Major mette en doute la fiabilité du témoignage des enfants, il n’y a aucune raison de croire que les enfants auraient faussement identifié leurs parents et l’ami de leur mère comme étant les personnes qui les avaient agressés pendant de si nombreuses années.

109 En fait, le dossier révèle que toutes les personnes impliquées dans l’affaire ont bien pris soin de ne rien faire qui aurait pu influer sur le récit des enfants. Par exemple, lorsque les enfants ont fait, pour la première fois, des allégations d’abus, leurs parents nourriciers ont scrupuleusement évité de [traduction] «corriger» le récit des enfants, de leur [traduction] «laisser entendre» que certaines parties de leur récit n’étaient pas dignes de foi, ou de faire quoi que ce soit qui pourrait gâter l’affaire: transcription, aux pp. 1718 et 1719, et 1890 à 1893. Plus tard, on a dit aux enfants de ne pas lire la transcription du témoignage qu’ils ont présenté à l’enquête préliminaire et de ne pas discuter des abus entre eux: transcription, aux pp. 1605 à 1608.

110 Compte tenu de la force de la preuve à charge et de toutes les précautions qui ont été prises à l’égard du témoignage des enfants, il n’est guère étonnant que madame le juge Batten ait été, à la fin du procès, convaincue hors de tout doute raisonnable que les appelants étaient coupables d’avoir agressé les enfants.

111 En toute déférence, je ne souscris pas à la décision de mes collègues d’infirmer les déclarations de culpabilité. L’appréciation que le juge du procès a faite de la crédibilité des enfants était fort raisonnable, et les critiques que le juge Major formule au sujet des verdicts prononcés se fondent sur des principes de droit pour lesquels il n’existe ni précédent ni justification. En ce qui concerne les trois prétendues erreurs relatives à la preuve, j’ai conclu qu’une seule de ces décisions était erronée. Cette erreur n’a eu aucune incidence sur le verdict et, par conséquent, il ne servirait à rien de faire subir aux enfants le supplice d’un autre procès. C’est un cas où il convient d’appliquer le sous‑al. 686(1)b)(iii) du Code criminel, L.R.C. (1985), ch. C-46.

112 En définitive, je rejetterais le pourvoi.

Version française des motifs rendus par

113 Les juges Cory et Iacobucci (dissidents en partie) -- Nous souscrivons aux motifs du juge Major sauf que, au lieu d'acquitter D.W., nous ordonnerions la tenue d'un nouveau procès pour lui ainsi que pour D.R. et H.R.

114 Le juge du procès a déclaré D.W. coupable d'avoir agressé sexuellement les enfants, mais il l'a acquitté relativement aux accusations de grossière indécence. Comme le juge Major le fait observer, la déclaration de culpabilité se fondait uniquement sur le témoignage des enfants. Le juge Major estime que le juge du procès a commis des erreurs de droit et, en raison de la faiblesse de la preuve à l'appui de la déclaration de culpabilité qu’elle a prononcée, il est d'avis d'acquitter D.W. Il est vrai que certains témoignages des enfants étaient bizarres et qu'ils présentaient, dans certains cas, une ressemblance douteuse. Il reste, pourtant, que les enfants ont été victimes d'abus sexuels. Il s'agissait uniquement de savoir qui était l'auteur de ces abus. Les raisons que le juge du procès a données pour déclarer l'accusé D.W. coupable de ces accusations graves en fonction de ces témoignages étaient insuffisantes, et la déclaration de culpabilité ne saurait être maintenue. Néanmoins, compte tenu de toutes les circonstances de la présente affaire, il reste, du témoignage des enfants, certains éléments de preuve qui, à notre avis, sont suffisants pour justifier la tenue d'un nouveau procès plutôt que l'inscription d'un verdict d'acquittement. À cet égard, le juge du procès a considéré que le témoignage des enfants était suffisamment convaincant pour déclarer D.W. coupable d'agression sexuelle. Dans ces circonstances, nous croyons qu'il convient davantage d'ordonner la tenue d'un nouveau procès pour D.W. et les autres appelants que de les acquitter.

Version française des motifs rendus par

115 Le juge McLachlin — Bien que je souscrive à la façon dont le juge Major statue sur le pourvoi, je qualifierais de façon quelque peu différente l’erreur commise par le juge du procès en déclarant D.R. et H.R. coupables d’agression sexuelle.

116 Le juge Major laisse entendre que le juge du procès a commis une erreur de droit en n’appliquant pas uniformément sa conclusion relative à la crédibilité des enfants. Le juge Major affirme que le juge du procès était forcée d’en arriver au même verdict relativement aux deux accusations, vu sa conclusion que le témoignage des enfants était crédible et étant donné que leur témoignage concernant les épisodes d’agression sexuelle ne pouvait pas logiquement être séparé de celui concernant les épisodes de grossière indécence. Suivant cette théorie, la seule application uniforme de la conclusion relative à la crédibilité aurait consisté à déclarer D.R. et H.R. coupables à la fois d’agression sexuelle et de grossière indécence.

117 Le point de vue du juge Major suppose que la seule preuve pertinente concernant les accusations d’agression sexuelle et de grossière indécence était le témoignage des enfants. En fait, il y avait une abondante preuve médicale et psychologique à l’appui des accusations d’agression sexuelle. Cette preuve consistait en des signes physiques comme des cicatrices, ainsi qu’en un comportement hypersexualisé qui, dit-on, résulte presque toujours des abus sexuels prolongés dont une personne a été victime depuis son enfance. On ne disposait d’aucune preuve semblable à l’appui des accusations de grossière indécence. Le juge du procès aurait donc pu conclure que les enfants avaient été victimes d’agression sexuelle, tout en ayant un doute raisonnable quant à savoir si les actes de grossière indécence avaient été accomplis.

118 Après avoir conclu que les enfants avaient été victimes d’agression sexuelle, il restait au juge du procès à examiner la question cruciale de l’identité. En toute déférence, je suis d’avis qu’à ce stade le juge du procès a commis une erreur en se fondant sur la preuve médicale et psychologique pour conclure non seulement que les agressions sexuelles avaient eu lieu, mais encore que D.R. et H.R. en étaient les auteurs. La majeure partie de cette preuve ne permettait tout simplement pas de déduire que D.R. et H.R. étaient les auteurs des agressions sexuelles.

119 À l’origine, les allégations d’abus des enfants visaient la famille K. où ils avaient vécu à partir de février 1987 jusqu’à la fin 1989 ou début 1990. Par la suite, ces allégations en sont venues à viser également D.R. et H.R. avec qui les enfants n’étaient pas entrés en contact non surveillé depuis la mi-octobre 1987. Ainsi, il y avait essentiellement deux périodes distinctes pendant lesquelles des abus auraient été commis. La difficulté que posait presque toute la preuve médicale et psychologique était qu’elle pouvait laisser croire que les abus avaient été commis autant par la famille K. que par D.R. et H.R. Le Dr Yelland a examiné les enfants en 1990 et en 1991 et il a découvert des signes d’abus sexuels et physiques. Compte tenu de son estimation de l’âge des diverses cicatrices et brûlures constatées sur le corps des enfants, le Dr Yelland a témoigné qu’il ne pouvait pas écarter la possibilité que [traduction] «tout se soit produit après que les enfants eurent été placés dans [. . .] le foyer d’accueil [K.]».

120 Le témoignage de Mme Francis, l’enseignante de Michael, était pertinent quant à la période pendant laquelle les enfants ont vécu avec leurs parents. Elle a affirmé avoir remarqué chez Michael, pendant l’année scolaire 1986-1987, un comportement sexuel agressif, une absence de maturité et un goût pour le travestisme. Malgré une certaine amélioration constatée après qu’il eut été placé dans la famille K. le comportement de Michael s’est détérioré, à partir de septembre 1987, à ce point qu’il n’a pas terminé l’année scolaire 1988-1989. Même si ce témoignage pouvait permettre de déduire que ce sont les parents de Michael qui sont les auteurs des abus sexuels dont il a été victime, il ne précise rien quant à l’identité de l’auteur ou des auteurs des agressions sexuelles commises sur les deux jeunes filles. Cela laisse supposer que le juge du procès a commis une erreur en identifiant D.R. et H.R. comme étant les auteurs des agressions sexuelles sur les jeunes filles, et peut-être bien une autre erreur en identifiant ces deux mêmes personnes comme étant les auteurs des agressions sexuelles dont Michael avait été victime.

121 Je conclus que le juge du procès a commis une erreur de droit en considérant que la preuve médicale et psychologique permettait de déduire que D.R. et H.R. étaient les auteurs des agressions sexuelles commises sur les trois enfants. En conséquence, je statuerais sur le pourvoi de la manière proposée par le juge Major.

Pourvoi accueilli et acquittement prononcé dans le cas de D.W., les juges L’Heureux-Dubé, Cory et Iacobucci sont dissidents. Pourvoi accueilli et tenue d’un nouveau procès ordonnée dans le cas de D.R. et de H.R., le juge L’Heureux‑Dubé est dissidente.

Procureurs de l’appelant D.R.: Ebert, Sim, Crookshanks & Associates, Saskatoon.

Procureurs de l’appelante H.R.: Hillson, Lawrence, Cooper & Soder, North Battleford.

Procureurs de l’appelant D.W.: Quon Ferguson MacKinnon Walters, Saskatoon.

Procureur de l’intimée: Le Bureau du procureur général de la Saskatchewan, Regina.


Synthèse
Référence neutre : [1996] 2 R.C.S. 291 ?
Date de la décision : 20/06/1996

Parties
Demandeurs : Sa Majesté la Reine
Défendeurs : R. (D.)
Proposition de citation de la décision: R. c. R. (D.), [1996] 2 R.C.S. 291 (20 juin 1996)


Origine de la décision
Date de l'import : 06/04/2012
Identifiant URN:LEX : urn:lex;ca;cour.supreme;arret;1996-06-20;.1996..2.r.c.s..291 ?
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