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21/11/1996 | CANADA | N°[1996]_3_R.C.S._854

Canada | Cooper c. Canada (Commission des droits de la personne), [1996] 3 R.C.S. 854 (21 novembre 1996)


Cooper c. Canada (Commission des droits de la personne), [1996] 3 R.C.S. 854

David John Cooper Appelant

c.

Commission canadienne des droits de la personne Intimée

et

Lignes aériennes Canadien International Ltée Intimée

et entre

Noel Edwin Bell Appelant

c.

Commission canadienne des droits de la personne Intimée

et

Lignes aériennes Canadien International Ltée Intimée

Répertorié: Cooper c. Canada (Commission des droits de la personne)

Nos du greffe: 24135, 24134.

1996: 18 juin; 1996: 21 nov

embre.

Présents: Le juge en chef Lamer et les juges La Forest, L’Heureux‑Dubé, Sopinka, Gonthier, McLachlin et Iacobucci.

en appel de la co...

Cooper c. Canada (Commission des droits de la personne), [1996] 3 R.C.S. 854

David John Cooper Appelant

c.

Commission canadienne des droits de la personne Intimée

et

Lignes aériennes Canadien International Ltée Intimée

et entre

Noel Edwin Bell Appelant

c.

Commission canadienne des droits de la personne Intimée

et

Lignes aériennes Canadien International Ltée Intimée

Répertorié: Cooper c. Canada (Commission des droits de la personne)

Nos du greffe: 24135, 24134.

1996: 18 juin; 1996: 21 novembre.

Présents: Le juge en chef Lamer et les juges La Forest, L’Heureux‑Dubé, Sopinka, Gonthier, McLachlin et Iacobucci.

en appel de la cour d’appel fédérale

POURVOIS contre un arrêt de la Cour d’appel fédérale (1994), 22 C.H.R.R. D/90, 167 N.R. 17, 25 Admin. L.R. (2d) 275, qui a rejeté les appels contre les jugements de la Section de première instance (1992), 22 C.H.R.R. D/87, 54 F.T.R. 96, qui avait rejeté des demandes de contrôle judiciaire. Pourvois rejetés, les juges L’Heureux‑Dubé et McLachlin sont dissidentes.

David John Cooper, en personne.

Noel Edwin Bell, en personne.

René Duval et William F. Pentney, pour l’intimée la Commission canadienne des droits de la personne.

Rhys Davies et Jennifer Duprey, pour l’intimée Lignes aériennes Canadien International Ltée.

Andrew Raven et David Yazbeck, pour l’amicus curiae.

//Le Juge en chef//

Version française des motifs rendus par

Le Juge en chef --

Introduction

1 Les présents pourvois sont les derniers d’une série d’arrêts rendus par notre Cour, dans lesquels elle a examiné le pouvoir des tribunaux administratifs de se prononcer sur la constitutionnalité de leur loi habilitante. Bien que mes collègues ne soient pas d’accord sur l’issue des présents pourvois, ils s’entendent néanmoins sur la proposition de droit principale: les tribunaux qui ont le pouvoir de statuer sur des questions de droit en général ont le pouvoir de refuser d’appliquer — et par conséquent de rendre inopérantes — les lois qu’ils jugent inconstitutionnelles, puisque, selon l’art. 52 de la Loi constitutionnelle de 1982, la Constitution est la loi suprême du Canada. Je suis d’accord avec eux pour dire que cette proposition découle d’arrêts antérieurs de notre Cour et qu’elle nous lie maintenant. Cependant, j’espère qu’une formation plénière de notre Cour aura éventuellement la possibilité de réexaminer cette proposition.

2 Quoique des raisons pratiques justifient le réexamen de cette proposition, je m’attacherai surtout à examiner certaines des caractéristiques fondamentales de l’ordre constitutionnel canadien. Le Canada est une démocratie parlementaire et est donc fondé sur la conviction que ceux qui exercent le pouvoir public devraient en répondre devant l’électorat. La loi est le symbole ultime de ce pouvoir public, car elle reflète le jugement mesuré et réfléchi du législateur lui‑même sur une question d’ordre public. Au Canada, les décisions de nos institutions démocratiques sont soumises au contrôle judiciaire, qui permet aux cours de justice d’annuler les textes adoptés par ces législateurs lorsque ces textes contreviennent aux normes constitutionnelles. Bien que le contrôle judiciaire soit nécessaire pour préserver les valeurs constitutionnelles importantes, dans une démocratie comme le Canada il prête en soi à la controverse, parce qu’il confère à des représentants non élus le pouvoir de contester des décisions auxquelles on est arrivé grâce au processus démocratique. Pour ce motif, il me semble que, comme principe constitutionnel, ce pouvoir doit être réservé aux cours de justice et ne devrait pas être accordé à des organismes qui sont de simples créatures du législateur, dont les membres sont habituellement susceptibles d’être démis de leurs fonctions à chaque changement de gouvernement et dont les décisions dans certains cas sont rendues dans le cadre de lignes directrices établies par le pouvoir exécutif du gouvernement.

3 Je crains que, en cherchant à donner effet le plus possible à la promesse de la Charte canadienne des droits et libertés de protéger les droits, notre Cour ait peut‑être mal compris et dénaturé, dans ses arrêts antérieurs, le réseau de liens institutionnels entre le législatif, l’exécutif et le judiciaire qui continuent de former la base de notre système constitutionnel, même depuis l’adoption de la Charte. Cette dénaturation découle du fait d’avoir donné aux tribunaux administratifs l’accès à l’art. 52. Mais, à mon avis, seules les cours de justice du pays peuvent recourir à cet article, parce que la tâche de déclarer non valide une loi adoptée par une législature élue démocratiquement relève exclusivement du judiciaire. Je tiens à préciser très clairement dès le début de mes motifs que je ne traite pas du rôle des tribunaux administratifs en rapport avec le par. 24(1) de la Charte.

4 Je suis conscient non seulement que cette conclusion va à l’encontre de la jurisprudence établie de notre Cour, mais également que j’ai donné mon appui dans deux de ces arrêts antérieurs, Cuddy Chicks Ltd. c. Ontario (Commission des relations de travail), [1991] 2 R.C.S. 5, et Tétreault‑Gadoury c. Canada (Commission de l’emploi et de l’immigration), [1991] 2 R.C.S. 22. Toutefois, je veux indiquer très clairement la raison pour laquelle j’ai adopté ce point de vue ainsi que celle pour laquelle je veux reconsidérer la question maintenant.

5 Les principaux principes qui régissent le rapport existant entre l’art. 52 et les tribunaux administratifs ont été énoncés par notre Cour dans l’arrêt Douglas/Kwantlen Faculty Assn. c. Douglas College, [1990] 3 R.C.S. 570. La primauté de Douglas College a été soulignée par la Cour dans Cuddy Chicks, où le juge La Forest a dit, à la p. 13, que l’arrêt Douglas College:

. . . a énoncé le principe fondamental selon lequel le tribunal administratif à qui l'on a conféré le pouvoir d'interpréter la loi a aussi le pouvoir concomitant de déterminer si la loi est constitutionnelle. [Je souligne.]

Je n’ai pas pris part à la décision de notre Cour dans Douglas College. Au moment d’examiner l’application de l’arrêt Douglas College dans les arrêts Cuddy Chicks et Tétreault‑Gadoury, je me suis senti, comme il se devait, lié par cet arrêt antérieur. De plus, en l’espèce, je suis également d’avis que le juge La Forest a raison quant à l’interprétation qu’il donne et à l’application qu’il fait de Douglas College. Toutefois, j’ai toujours cru et je continue de croire que ces arrêts sont en désaccord avec certains des principes fondamentaux de la Constitution canadienne. Je fais valoir mon point de vue maintenant parce que notre Cour a pu disposer de six années pour examiner les conséquences de ces arrêts et réfléchir sur le raisonnement qui les sous‑tend. À mon avis, cette expérience indique nettement que le temps est venu pour notre Cour de réexaminer la question.

La question en litige dans le présent pourvoi

6 J’aborde ce problème conceptuel en me reportant à la question pratique que mes collègues évoquent dans le présent pourvoi — le législateur avait‑il l’intention de conférer à la Commission canadienne des droits de la personne, et aux tribunaux qui se prononcent sur la Loi canadienne sur les droits de la personne, L.R.C. (1985), ch. H-6, le pouvoir de trancher des questions de droit générales? Les juges La Forest et McLachlin sont d’accord pour dire que ce pouvoir n’a pas été octroyé expressément aux organismes en question. Cependant, ils ne partagent pas la même opinion quand il s’agit de déterminer si ces organismes ont le pouvoir implicite d’examiner des questions de droit en général. Le juge La Forest invoque la nature non décisionnelle de la Commission pour ne pas lui reconnaître le pouvoir de statuer sur les questions de droit en général, et donc sur la Charte. Il en déduit logiquement que les tribunaux constitués par la Commission ne peuvent pas examiner de contestations fondées sur la Charte de la Loi canadienne sur les droits de la personne, parce que de telles contestations n’iront pas plus loin que la Commission. En outre, il ne trouve rien dans les dispositions de la Loi qui permette de déduire que le législateur avait l’intention d’accorder à ces tribunaux le pouvoir de statuer sur les questions de droit en général. Par contre, le juge McLachlin s’appuie sur des dispositions précises de la Loi qui régissent la Commission et ses tribunaux, pour inférer l’intention du législateur que ces organismes puissent examiner les questions de droit en général, et donc les contestations de leur loi habilitante fondées sur la Charte.

7 Mais en toute déférence, cet exercice souffre d’un grave défaut, car la prémisse sur laquelle s’appuient mes collègues — à savoir que l’intention de conférer aux tribunaux administratifs le pouvoir d’interpréter des questions de droit en général implique à son tour l’intention de leur conférer le pouvoir de refuser systématiquement d’appliquer des lois qui contreviennent à la Charte — est douteuse. Et j’affirme cela, pour deux raisons. Premièrement, une telle déduction est artificielle. Un grand nombre, sinon la plupart, des tribunaux administratifs institués par le législateur fédéral et les législateurs provinciaux ont été créés avant l’adoption de la Charte en 1982. Les législateurs canadiens n’auraient pas pu envisager de conférer à ces tribunaux le pouvoir de refuser systématiquement d’appliquer des lois qui contreviennent à la Charte. Comme le mentionne Andrew J. Roman dans son article intitulé «Tribunals Deciding Charter of Rights Questions: The Trilogy of the Supreme Court of Canada — Douglas College, Cuddy Chicks, and Tétreault‑Gadoury» (1992), 1 Admin. L.R. (2d) 243, à la p. 254:

[traduction] Une enquête de ce genre risque d’être une rationalisation après coup dans le cas de presque chacun des tribunaux administratifs, car la plupart d’entre eux ont été créés bien avant l’adoption de la Charte. Comment le législateur aurait‑il pu avoir une quelconque intention en ce qui concerne la Charte? Manifestement, une telle conclusion a posteriori quant à l’existence d’une «intention du législateur» n’est que conjecture et supposition. [En italique dans l’original.]

(Voir également Debra M. McAllister, «Administrative Tribunals and the Charter: A Tale of Form Conquering Substance», dans Special Lectures of the Law Society of Upper Canada 1992: Administrative Law: Pinciples, Practice and Pluralism, à la p. 150; Margot Priest, «Charter Procedure in Administrative Cases: The Tribunal’s Perspective» (1994), 7 C.J.A.L.P. 151, à la p. 154.)

8 De plus, déduire le pouvoir de refuser systématiquement d’appliquer des lois qui contreviennent à la Charte du pouvoir d’interpréter et d’appliquer la loi en général me semble vraiment illogique. Le législateur ne pourrait avoir l’intention de conférer à un tribunal administratif le pouvoir de se prononcer sur la constitutionnalité de sa loi habilitante que s’il avait adopté sciemment une loi douteuse sur le plan constitutionnel; sinon, l’octroi du pouvoir ne serait pas nécessaire. Mais il est très difficile d’imaginer un cas où le législateur saurait qu’il est en train d’adopter une loi douteuse sur plan constitutionnel. La présomption de constitutionnalité semble plutôt indiquer que le législateur tient pour acquis que les lois qu’il adopte sont constitutionnelles. Quoi qu’il en soit, si le législateur savait qu’une loi était douteuse sur le plan constitutionnel, mais qu’il l’a néanmoins adoptée, on ne voit pas facilement pourquoi il conférerait également au tribunal auquel il attribue la responsabilité de lui donner effet le pouvoir de conclure au caractère inopérant de diverses dispositions de cette loi. Le législateur qui déciderait d’adopter une loi douteuse sur le plan constitutionnel ne sèmerait certainement pas dans cette loi les germes mêmes de sa mort.

9 Le caractère douteux de la déduction selon laquelle le pouvoir de statuer sur les questions de droit en général conduit à son tour au pouvoir de statuer sur la Charte nous oblige à retourner aux premiers principes de la Constitution, afin de bien comprendre le lien entre l’art. 52 et les tribunaux administratifs. J’examinerai ici deux de ces principes. Il s’agit de la séparation des pouvoirs et de la démocratie parlementaire.

La séparation des pouvoirs

10 L’une des caractéristiques fondamentales de la Constitution canadienne est, à mon avis, la séparation des pouvoirs. Le juge en chef Dickson a exposé ce point dans Fraser c. Commission des relations de travail dans la Fonction publique, [1985] 2 R.C.S. 455, aux pp. 469 et 470, où il a expliqué:

Il existe au Canada une séparation des pouvoirs entre les trois branches du gouvernement — le législatif, l’exécutif et le judiciaire. En termes généraux, le rôle du judiciaire est, il va sans dire, d’interpréter et d’appliquer la loi; le rôle du législatif est de prendre des décisions et d’énoncer des politiques; le rôle de l’exécutif est d’administrer et d’appliquer ces politiques.

(Voir également R. c. Power, [1994] 1 R.C.S. 601, à la p. 620.) Je suis bien conscient que notre Cour a conclu que la séparation des pouvoirs en vertu de la Constitution canadienne n’est pas absolue, en ce sens que des fonctions judiciaires, dont l’interprétation de la loi, peuvent être conférées à des organismes non judiciaires tels que des tribunaux administratifs, et que réciproquement le judiciaire peut se voir conférer des fonctions non judiciaires: Renvoi: Loi de 1979 sur la location résidentielle, [1981] 1 R.C.S. 714, à la p. 728; Douglas College, précité, à la p. 601. En effet, la montée de l’État administratif a été marquée par la création d’institutions autres que les cours de justice, auxquelles le législateur a conféré le pouvoir d’interpréter la loi, fonction qui jusqu’ici avait été exercée par le judiciaire.

11 Cependant, l’absence d’une séparation absolue des pouvoirs ne signifie pas que le droit constitutionnel canadien ne reconnaît ni n’appuie une certaine notion de séparation des pouvoirs. Cela ressort très clairement de la jurisprudence de notre Cour concernant l’art. 96 de la Loi constitutionnelle de 1867. Bien que l’on puisse déduire du libellé de cette disposition qu’elle a trait uniquement à la nomination de juges, elle en est venue, par le biais de l’interprétation judiciaire — dont l’un des éléments importants a été la reconnaissance du fait que l’art. 96 doit s’interpréter en tenant compte des art. 97 à 100 comme constituant un ensemble intégré — , à protéger la compétence fondamentale des cours supérieures contre l’empiétement du législatif. Ainsi que je l’ai fait remarquer dans MacMillan Bloedel Ltd. c. Simpson, [1995] 4 R.C.S. 725, à la p. 753:

Pour assurer le maintien de la primauté du droit à l’intérieur du système de gestion publique, il doit exister un système judiciaire qui peut garantir l’exécution de ses ordonnances ainsi que le respect de sa procédure. [Je souligne.]

Comme le précise ce passage, l’existence des cours de justice est un élément fondamental de la compréhension du constitutionnalisme au Canada. Ainsi, bien que, selon certains commentateurs, l’art. 96 concerne autant le partage des pouvoirs que la sauvegarde du rôle des cours de justice, parce qu’il vise à empêcher que les provinces minent un système judiciaire unitaire (par ex. J. M. Evans, «Administrative Tribunals and Charter Challenges» (1989), 2 C.J.A.L.P. 13), le fait que l’art. 96 lie le législateur fédéral ainsi que les législateurs provinciaux (MacMillan Bloedel, précité, à la p. 737) montre que la disposition vise principalement à préserver le rôle du judiciaire. De même, on s’est également fondé sur l’art. 96 pour constitutionnaliser le contrôle judiciaire de ceux qui prennent des décisions de nature administrative. La Cour a appliqué l’art. 96 pour annuler une loi qui tentait de conférer à un tribunal administratif d’appel le pouvoir de rendre des décisions définitives sur des questions de compétence: Crevier c. Procureur général du Québec, [1981] 2 R.C.S. 220.

12 Toutefois, les fondements constitutionnels du rôle du judiciaire ne se trouvent pas seulement aux art. 96 à 100. Comme notre Cour l’a reconnu dans Beauregard c. Canada, [1986] 2 R.C.S. 56, l’indépendance judiciaire a été incorporée dans la Constitution canadienne au moyen du préambule de la Loi constitutionnelle de 1867. Ce préambule établit que le Canada doit avoir une «constitution semblable dans son principe à celle du Royaume‑Uni». Ainsi que l’a dit le juge en chef Dickson au nom de la Cour dans Beauregard, à la p. 72:

Étant donné que l’indépendance judiciaire est depuis des siècles un principe important de la Constitution du Royaume‑Uni, on peut à juste titre déduire que ce principe a été transféré au Canada par le texte constitutionnel du préambule.

Bien que les observations de la Cour dans Beauregard se rapportent à la question de l’indépendance judiciaire, il est évident qu’un engagement constitutionnel à l’égard de l’indépendance judiciaire doit comporter un engagement constitutionnel plus fondamental à l’égard de l’existence d’un pouvoir judiciaire.

13 Le statut constitutionnel du judiciaire, qui résulte de la séparation des pouvoirs, exige que certaines fonctions soient exercées exclusivement par des organismes judiciaires. Quoique le judiciaire ne détienne pas le monopole de l’interprétation des questions de droit, à mon avis, il doit avoir une compétence exclusive en matière de contestations de la validité des lois en vertu de la Constitution du Canada, et notamment en vertu de la Charte. La raison en est que seules les cours de justice jouissent de l’indépendance requise pour qu’on se fie à leur examen constitutionnel des lois lorsque cet examen amène une cour de justice à déclarer non valide un texte adopté par le législateur. De simples créatures du législateur, dont l’existence même peut prendre fin d’un trait de plume de sa part, dont les membres, pendant l’existence du tribunal, sont habituellement en fonction selon le bon plaisir du gouvernement au pouvoir, et dont les décisions dans certains cas sont à juste titre régies par des lignes directrices établies par la branche exécutive du gouvernement, ne conviennent pas pour cette tâche. Cependant, je dois signaler de nouveau que les questions de ce genre se rapportent à l’art. 52 de la Loi constitutionnelle de 1982; je ne traiterai pas du par. 24(1) de la Charte.

14 Notre Cour a déjà donné une certaine consistance à la notion d’indépendance judiciaire dans Valente c. La Reine, [1985] 2 R.C.S. 673, dans le contexte de l’interprétation de l’al. 11d) de la Charte. Cette disposition garantit à «[t]out inculpé» le droit:

11. . . .

d) d’être présumé innocent tant qu’il n’est pas déclaré coupable, conformément à la loi, par un tribunal indépendant et impartial à l’issue d’un procès public et équitable.

Selon ses termes mêmes, l’al. 11d) concerne seulement les juges qui se prononcent sur des affaires criminelles. Toutefois, je suis d’avis que la définition de l’indépendance judiciaire que la Cour y a donnée indique les caractéristiques qui rendent les cours de justice aptes à se prononcer sur les questions relatives à la Charte.

15 La Cour (le juge Le Dain) a relevé trois caractéristiques qui rendent les cours de justice indépendantes ­ l’inamovibilité, la sécurité financière et l’indépendance «relativement aux questions administratives qui ont directement un effet sur l’exercice de [leurs] fonctions judiciaires» (Valente, précité, à la p. 708). Dans le contexte d’une décision rendue en vertu de la Charte, ces caractéristiques aident à mettre les cours de justice à l’abri de l’ingérence, entre autres, des législatures élues et leur permettent de sauvegarder la suprématie des droits garantis par la Charte au moyen de l’art. 52 de la Loi constitutionnelle de 1982. Inversement, l’absence de ces caractéristiques en ce qui concerne les tribunaux administratifs les rend inaptes à comparer les dispositions législatives aux exigences de la Charte et à renverser la volonté des représentants du peuple canadien élus démocratiquement.

16 Le lien existant entre la protection des droits constitutionnels et un pouvoir judiciaire indépendant a été reconnu par un certain nombre de commentateurs. Dans un article intitulé «Courts, Labour Tribunals and the Charter» (1990), 39 R.D. U.N.-B. 85, le professeur Thomas Kuttner a écrit, à la p. 95, que [traduction] «la logique des droits et libertés constitutionnalisés» exige un pouvoir judiciaire indépendant. De même, le professeur Hogg a décrit en ces mots l’importance d’avoir un pouvoir judiciaire indépendant en ce qui concerne la protection des libertés individuelles (Peter W. Hogg, Constitutional Law of Canada (3e éd. 1992), à la p. 168):

[traduction] L’indépendance des juges par rapport aux autres branches de gouvernement est tout particulièrement importante, parce qu’elle fournit l’assurance que l’État sera assujetti au principe de la primauté du droit. Si l’État pouvait compter sur les cours de justice pour ratifier toutes ses actions législatives et exécutives, même si elles ne sont pas autorisées par la loi, l’individu ne serait nullement protégé contre la tyrannie. [Je souligne.]

Le juge en chef Dickson est arrivé à la même conclusion dans Beauregard, lorsqu’il a examiné le lien étroit qui existe entre l’indépendance judiciaire et la Charte. Bien que, comme je l’ai fait remarquer ci‑dessus, il ait trouvé l’un des fondements constitutionnels de l’indépendance judiciaire dans le préambule de la Loi constitutionnelle de 1867, il a également dit, à la p. 71, que l’indépendance judiciaire «découle de plusieurs sources». L’une de ces sources est la Charte (à la p. 72):

. . . l’adoption de la Charte canadienne des droits et libertés [. . .] a conféré aux tribunaux un autre rôle vraiment important: la défense des libertés individuelles fondamentales et des droits de la personne contre les ingérences de tout palier et organe de gouvernement. Encore une fois, l’indépendance judiciaire est essentielle pour jouer ce rôle profondément constitutionnel.

17 Le fait que les cours de justice se situent au coeur des décisions traitant de constitutionnalité semble indiquer qu’aucun autre organisme ne devrait exercer cette fonction. En fait, notre Cour a reconnu ouvertement dans Cuddy Chicks qu’un tribunal administratif ne pouvait pas prononcer une déclaration d’invalidité, parce que ce n’était pas une cour de justice: Cuddy Chicks, précité, à la p. 17. Ainsi, même dans cet arrêt, on a reconnu qu’il existe une différence constitutionnelle fondamentale entre les cours de justice et les tribunaux administratifs. Cependant, tout en étant consciente de cette différence, la Cour a, dans cette affaire, rejeté l’opinion selon laquelle, lorsqu’un tribunal administratif refuse d’appliquer sa loi habilitante aux fins de la cause dont il est saisi, il prononce effectivement une déclaration d’invalidité: Cuddy Chicks, à la p. 17; voir également Douglas College, précité, à la p. 599. Toutefois, la distinction entre la déclaration d’invalidité et le refus d’appliquer la loi n’est pas facile à soutenir. Elle repose sur l’hypothèse que les décisions d’un tribunal ne lient pas un autre tribunal soumis au même régime législatif.

18 Toutefois, des auteurs ont reconnu que beaucoup de tribunaux administratifs fonctionnent suivant une doctrine informelle du précédent: Philip Anisman, «Jurisdiction of Administrative Tribunals to Apply the Canadian Charter of Rights and Freedoms», dans Special Lectures of the Law Society of Upper Canada 1992: Administrative Law: Principles, Practice and Pluralism, aux pp. 113 et 114; Larry Taman, «Jurisdiction of Administrative Tribunals to Consider Charter Arguments», dans Neil R. Finkelstein et Brian MacLeod Rogers, dir., Administrative Tribunals and the Charter (1990), à la p. 11; Roman, loc. cit., à la p. 252. La réalité de la justice administrative est très bien exposée par Robert W. Macaulay et James L. H. Sprague dans Practice and Procedure Before Administrative Tribunals (1995), à la p. 23-28:

[traduction] . . . il y a une opinion largement répandue parmi beaucoup d’offices compétents et expérimentés au Canada, selon laquelle, même si un comité constitué par un office n’est pas lié par la décision d’un autre comité constitué par le même office, chaque office devrait néanmoins être cohérent dans ses décisions et, lorsqu’il s’écarte d’une décision antérieure du même office, il devrait exposer par écrit les motifs qui l’ont incité à agir ainsi.

19 L’équivalence de fait entre le refus d’appliquer la loi et la déclaration d’invalidité montre de façon décisive que les tribunaux administratifs, lorsqu’ils refusent d’appliquer leur loi habilitante en vertu de l’art. 52 de la Loi constitutionnelle de 1982, exercent sans droit le rôle des cours de justice. Par conséquent, les arrêts de notre Cour qui autorisent les tribunaux administratifs à outrepasser leur rôle constitutionnel ont grandement besoin, à mon avis, d’être révisés. De plus, bien que le présent pourvoi ait trait au pouvoir implicite de trancher des questions relatives à la Charte, j’irais même jusqu’à dire que les tribunaux administratifs ne peuvent pas se voir conférer expressément le pouvoir d’examiner la constitutionnalité de leur loi habilitante, pour les mêmes motifs.

20 Cependant, je dois souligner que cette conclusion ne diminue pas le pouvoir de la Commission de déterminer si les plaignants sont visés par la compétence du gouvernement fédéral selon le partage des pouvoirs. Comme mon collègue le juge La Forest le mentionne dans des motifs distincts, il y a une différence conceptuelle importante entre l’interprétation par la Commission de sa loi habilitante à la lumière du partage des pouvoirs et la mise en doute par la Commission de la validité de cette loi à la lumière de la Charte. Lorsqu’elle exerce le premier rôle, la Commission détermine simplement si elle a le pouvoir de statuer sur une question, parce que l’intention claire du législateur était que la Commission agisse seulement dans les limites des pouvoirs du gouvernement fédéral.

21 En outre, rien de ce que j’ai dit ne devrait être interprété comme visant à diminuer l’obligation générale d’interpréter les lois à la lumière des valeurs exprimées dans la Charte. Comme je l’ai déclaré dans Canada (Procureur général) c. Mossop, [1993] 1 R.C.S. 554, aux pp. 581 et 582, si la signification ou la portée d’une disposition législative est ambiguë, il faudrait l’interpréter de la façon qui soit le plus compatible avec la Charte et les valeurs qui sous‑tendent ce document; voir également, par exemple: Hills c. Canada (Procureur général), [1988] 1 R.C.S. 513, à la p. 558; R. c. Nova Scotia Pharmaceutical Society, [1992] 2 R.C.S. 606, à la p. 660.

La démocratie parlementaire

22 La séparation des pouvoirs n’est pas le seul aspect de la Constitution canadienne à être dénaturé par Douglas College, Cuddy Chicks et Tétreault‑Gadoury. Ces arrêts vont également à l’encontre d’une deuxième caractéristique fondamentale de la Constitution canadienne, soit son engagement à l’égard de la démocratie parlementaire. Comme dans le cas de la séparation des pouvoirs, l’engagement à l’égard de la démocratie parlementaire a été incorporé dans la Constitution canadienne par la Loi constitutionnelle de 1867, au moyen du renvoi à une constitution «semblable dans son principe à celle du Royaume‑Uni». Il faut reconnaître que la démocratie parlementaire est régie en grande partie par convention, et il est évident que les conventions de la constitution britannique n’ont pas force de loi au Canada: Renvoi: Résolution pour modifier la Constitution, [1981] 1 R.C.S. 753. J’estime plutôt que la Loi constitutionnelle de 1867 a incorporé les aspects de la démocratie parlementaire qui ont revêtu une forme juridique.

23 L’un de ces aspects est le rapport juridique entre l’exécutif et le législatif. Un principe fondamental de ce rapport veut que l’exécutif exécute et applique les politiques qui ont été adoptées par le législatif sous forme de lois. Autrement dit, le rôle de l’exécutif consiste à réaliser l’intention du législateur. Il faut reconnaître que, parfois, cette intention peut être si générale qu’il devient difficile de parler d’une intention quelconque du législateur; de fait, il se peut que le législateur ait été délibérément vague afin de laisser beaucoup de latitude à l’exécutif pour lui permettre d’élaborer les contours d’un régime particulier de réglementation. En dernière analyse, il reste que les questions fondamentales de choix politiques sont laissées au législatif, et l’exécutif est tenu d’adhérer à ces choix.

24 C’est le respect de la démocratie qui justifie ce rapport hiérarchique dans le Canada actuel, car les législatures sont des institutions représentatives qui doivent répondre de leurs actions devant l’électorat. Le respect de la démocratie se situe également au coeur des aspects du contrôle judiciaire administratif qui visent à faire en sorte que les organismes administratifs ne dépassent pas les limites des pouvoirs qui leur sont conférés par le législateur. Le rapport hiérarchique entre l’exécutif et le législatif constitue également un autre aspect de la séparation des pouvoirs, car celle‑ci est inhérente à la démocratie parlementaire: Harvey c. Nouveau‑Brunswick (Procureur général), [1996] 2 R.C.S. 876, au par. 68.

25 La prise en charge par les tribunaux administratifs du pouvoir de statuer sur les questions relatives à la Charte ne fait rien de moins que d’inverser ce rapport hiérarchique. Au lieu de réaliser l’intention du législateur, la jurisprudence de notre Cour permet aux tribunaux administratifs de contester les décisions prises par une législature élue démocratiquement [traduction] «par l’affirmation d’une norme constitutionnelle prépondérante» (Kuttner, loc. cit., à la p. 97). Au lieu d’être soumis aux lois du législatif, l’exécutif peut les rejeter. Chaque fois que cela s’est produit, un tribunal administratif a perturbé le lien constitutionnel qui existe à bon droit entre lui et le législatif. En fait, j’irais même jusqu’à dire qu’un tribunal administratif a, dans ces circonstances, usurpé inconstitutionnellement un pouvoir qu’il n’avait pas.

26 Cette usurpation inconstitutionnelle d’un pouvoir par les tribunaux administratifs peut être illustrée par l’arrêt Cuddy Chicks rendu par notre Cour. Dans cette affaire, le Conseil des relations de travail de l’Ontario (C.R.T.O.) a conclu qu’une disposition de sa loi habilitante qui empêchait des travailleurs agricoles d’avoir accès à la négociation collective portait atteinte aux droits à l’égalité garantis par l’art. 15 de la Charte. Cette décision a été maintenue par notre Cour. Elle a eu pour effet naturellement d’étendre la compétence du C.R.T.O. de façon à ce qu’elle s’applique à une catégorie de personnes qui, selon le législateur, ne devraient pas avoir le droit de négocier une convention collective. Au lieu que le législatif détermine la compétence du C.R.T.O., celui-ci a déterminé sa propre compétence.

27 Je ne puis imaginer que les rédacteurs de la Charte aient eu l’intention de modifier aussi fondamentalement la nature du rapport entre l’exécutif et le législatif. À cet égard, j’adopte le point de vue exprimé par le juge McLachlin dans New Brunswick Broadcasting Co. c. Nouvelle‑Écosse (Président de l’Assemblée législative), [1993] 1 R.C.S. 319, où elle a décrit en ces mots, à la p. 389, les répercussions de la Charte sur la séparation des pouvoirs dans une démocratie parlementaire:

La Charte a modifié l’équilibre des forces entre la branche législative et l’exécutif, d’une part, et les tribunaux, d’autre part, en exigeant que toutes les lois et mesures gouvernementales soient conformes aux principes fondamentaux énoncés dans celle‑ci. [Je souligne.]

Bien que je n’aie pas souscrit aux motifs du juge McLachlin dans cette affaire, je n’ai pas désapprouvé ce passage de ses motifs. Ce que j’y trouve à redire, c’est que le juge McLachlin ne dit à aucun endroit que la Charte a modifié le rapport entre l’exécutif et le législatif. Cela implique manifestement que ce lien particulier était censé demeurer le même après le rapatriement de la Constitution.

Conclusion

28 En toute déférence, les arrêts rendus par notre Cour dans Douglas College, Cuddy Chicks et Tétreault‑Gadoury se trouvent à contredire deux principes fondamentaux de la Constitution canadienne — la séparation des pouvoirs et la démocratie parlementaire. En autorisant les tribunaux administratifs à déclarer inopérantes des dispositions de leur loi habilitante aux fins des instances dont ils sont saisis, notre Cour a effectivement permis à ces organismes de prononcer des déclarations d’invalidité. De plus, ce pouvoir permet également aux tribunaux administratifs d’inverser le rapport hiérarchique entre les branches exécutive et législative qui est fondamental dans une démocratie parlementaire.

29 En limitant l’application de l’art. 52 aux cours de justice, nous pouvons éviter la jurisprudence compliquée qui est pleinement illustrée dans la présente instance. Bien que nous soyons liés par les arrêts antérieurs de notre Cour, je prie instamment mes collègues de réviser ces arrêts afin d’éviter que la Charte dénature la structure profonde de la Constitution canadienne.

Dispositif

30 Pour les motifs exposés ci‑dessus, je souscris au dispositif du juge La Forest dans les présents pourvois.

\\Le juge La Forest\\

Version française du jugement des juges La Forest, Sopinka, Gonthier et Iacobucci rendu par

31 Le juge La Forest — Il s'agit de déterminer, dans les présents pourvois, si la Commission canadienne des droits de la personne ou un tribunal qu'elle constitue pour examiner une plainte a le pouvoir de se prononcer sur la constitutionnalité d'une disposition de sa loi habilitante, la Loi canadienne sur les droits de la personne, L.R.C. (1985), ch. H‑6. Plus précisément, la Commission peut-elle ne pas tenir compte de l'al. 15c) de la Loi, qui prévoit que le fait de mettre fin à l'emploi d'une personne en appliquant la règle de l'âge de la retraite en vigueur pour ce genre d'emploi ne constitue pas un acte discriminatoire?

Les faits

32 Les appelants, MM. Bell et Cooper, étaient pilotes de ligne pour l'intimée Lignes aériennes Canadien International Ltée («Canadien»). Lorsqu'ils ont atteint l'âge de 60 ans, Canadien les a avisés qu'ils seraient mis à la retraite en application des dispositions de la convention collective conclue entre la société et les pilotes. Les appelants ont contesté cette mesure; ils estimaient qu'il s'agissait de discrimination fondée sur l'âge puisque, au Canada, la vaste majorité des employés ne sont pas tenus de prendre leur retraite avant l'âge de 65 ans. Par conséquent, ils ont déposé une plainte devant la Commission intimée, l'un au mois d'avril et l'autre au mois de juillet 1990, alléguant qu'ils avaient été victimes de discrimination fondée sur l'âge, en contravention des art. 7 et 10 de la Loi. Après avoir reçu les plaintes, la Commission a nommé un enquêteur en vertu de la Loi. Dans le cadre de l'enquête, Canadien a fait valoir, dans des observations soumises à l'enquêteur, qu'il n'y avait pas eu discrimination parce que la politique de mise à la retraite constituait une exigence professionnelle justifiée au sens de l'al. 15a) de la Loi et que, suivant l'al. 15c), le principe de la retraite à 60 ans était la norme en vigueur pour les pilotes de ligne. L'alinéa 15c) est ainsi conçu:

15. Ne constituent pas des actes discriminatoires:

. . .

c) le fait de mettre fin à l'emploi d'une personne en appliquant la règle de l'âge de la retraite en vigueur pour ce genre d'emploi;

33 En décembre 1990, notre Cour a rendu sa décision dans McKinney c. Université de Guelph, [1990] 3 R.C.S. 229, où elle a statué que l'al. 9a) du Code des droits de la personne, 1981 de l'Ontario, L.O. 1981, ch. 53, établissant qu'une politique de retraite obligatoire ne constituait pas de la discrimination fondée sur l'âge, contrevenait à l'art. 15 de la Charte canadienne des droits et libertés, mais se justifiait sous le régime de l'article premier. Au printemps 1991, les appelants ont fait parvenir à l'enquêteur une lettre dans laquelle ils soutenaient que l'al. 15c) de la Loi contrevenait à la Charte et que l'arrêt McKinney était inapplicable. L'enquêteur a toutefois recommandé à la Commission de rejeter les plaintes, et cette dernière a informé les appelants par écrit, le 23 octobre 1991, que l'examen des plaintes n'était pas justifié et qu'elle était liée par l'arrêt McKinney.

34 Les appelants ont saisi la Section de première instance de la Cour fédérale d'une demande de contrôle judiciaire visant à obtenir une ordonnance annulant la décision de la Commission et prescrivant à cette dernière de demander au président du Comité du tribunal des droits de la personne de constituer un tribunal pour examiner leurs plaintes. Leur requête a été rejetée par le juge Joyal, dont les conclusions ont été confirmées par la Cour d'appel fédérale.

35 Notre Cour a accordé une autorisation de pourvoi le 13 octobre 1994 ([1994] 3 R.C.S. vi), après quoi le Juge en chef a ordonné que qualité pour agir soit accordée à Canadien. Après audition des plaidoiries des parties, qui étaient toutes d'avis que la Commission disposait à tout le moins d'une compétence limitée pour examiner la constitutionnalité de la Loi, la Cour a décidé de nommer un amicus curiae pour faire valoir les arguments militant contre l'existence d'une telle compétence.

Historique des procédures judiciaires

La Section de première instance de la Cour fédérale (1992), 22 C.H.R.R. D/87

36 Le juge Joyal a estimé, aux pp. D/87 et D/88, que l'arrêt de notre Cour dans McKinney consacrait l'idée que rien ne justifie une intervention de la cour, soit en vertu des dispositions sur les droits de la personne soit pour des motifs fondés sur la Charte, lorsqu'il s'agit d'un «régime de retraite obligatoire bien fondé, historiquement respecté et probablement raisonnable». Selon le juge, à la p. D/88, notre Cour, en approuvant l'al. 9a) du Code des droits de la personne, 1981 de l'Ontario, a «effectivement approuvé la légalité de l'al. 15c) de la Loi canadienne sur les droits de la personne». Il a donc statué qu'en décidant de ne pas soumettre les plaintes à un tribunal, la Commission n'avait ni outrepassé sa compétence ni manqué aux règles de l'équité procédurale, et que sa décision n'était ni abusive ni absurde. La Commission n'avait donc pas commis d'erreur susceptible de révision, et le juge a rejeté la requête des appelants.

La Cour d'appel fédérale (1994), 22 C.H.R.R. D/90

37 Bien qu'ils aient tous deux été d'accord pour rejeter les appels, les juges Pratte et Marceau ont rédigé des motifs distincts; le juge McDonald a souscrit aux motifs de ses deux collègues.

Le juge Pratte

38 Le juge Pratte a fait remarquer que, dans la requête soumise à la Section de première instance, les appelants plaidaient principalement l'inconstitutionnalité de l'al. 15c) de la Loi, mais qu'aucun avis de question constitutionnelle n'avait été donné conformément à l'art. 57 de la Loi sur la Cour fédérale, L.R.C. (1985), ch. F-7. Les appelants n’ont pas allégué devant la Cour d’appel que l’al. 15c) était inconstitutionnel, mais ils ne seraient de toute façon pas autorisés à le faire parce qu’ils n’ont donné les avis prescrits ni à la Cour d’appel ni à la Section de première instance.

39 L'argument des appelants, tel que l'a compris le juge Pratte, était qu'en raison des différences existant entre l'al. 15c) de la Loi et l'al. 9a) du Code des droits de la personne, 1981 de l'Ontario, l'arrêt McKinney n'a pas établi la constitutionnalité de l'al. 15c) et que, si la Commission n'avait pas erronément appliqué cet arrêt, elle aurait nécessairement conclu que la question de la constitutionnalité de cette disposition n'avait pas été résolue et aurait déféré les plaintes à un tribunal. Le juge Pratte ne s'est pas rendu à cet argument pour les raisons suivantes (à la p. D/94):

Selon moi, il s'agit là d'un argument spécieux. Pour obtenir gain de cause, l'appelant doit démontrer que la décision dont il interjette appel est erronée. Puisque cette décision a confirmé la décision de la Commission canadienne des droits de la personne, il doit démontrer que la décision de la Commission était erronée. Par sa décision, la Commission a rejeté la plainte de l'appelant car elle était convaincue qu'un examen n'était pas justifié étant donné que la plainte visait nettement un acte que l'al. 15c) déclare non discriminatoire. Il est bien établi que l'al. 15c), s'il est valide, justifie la décision de la Commission. Par conséquent, pour avoir gain de cause, l'appelant ne devait pas se contenter de démontrer que l'al. 15c) était différent, à certains égards, de l'al. 9a) du Code des droits de la personne, 1981. Il devait établir le caractère inconstitutionnel de cette disposition et demander à la Cour de le déclarer invalide. Or, compte tenu de son défaut de se conformer à l'art. 57 de la Loi sur la Cour fédérale, l'appelant ne l'a pas fait et n'était pas autorisé à le faire.

Le juge Marceau

40 Le juge Marceau a conclu, comme le juge Pratte, au rejet des appels, mais pour des motifs différents. Il a estimé que la Commission n'avait d'autre choix que de rejeter les plaintes puisqu'elle était liée par les dispositions de l'al. 15c) de la Loi. Il en était ainsi parce que ni la Commission ni un tribunal constitué par elle n'avaient le pouvoir de statuer sur la constitutionnalité de leur loi habilitante.

41 Le juge a affirmé que dans les arrêts Douglas/Kwantlen Faculty Assn. c. Douglas College, [1990] 3 R.C.S. 570, Cuddy Chicks Ltd. c. Ontario (Commission des relations de travail), [1991] 2 R.C.S. 5, et Tétreault‑Gadoury c. Canada (Commission de l’emploi et de l’immigration), [1991] 2 R.C.S. 22, notre Cour a établi deux principes. Selon le premier, le pouvoir d'un tribunal administratif de refuser d'appliquer une loi fédérale pour le motif qu'elle est inconstitutionnelle doit lui être conféré par sa loi habilitante. Selon le second, l'intention du législateur de conférer ce pouvoir peut être formulée expressément ou s'inférer du mandat assigné au tribunal et, plus particulièrement, de l'obligation de trancher toutes les questions de droit nécessaires. Appliquant ces principes à la Loi, le juge Marceau a statué, à la p. D/95:

Selon moi, il est clair que le libellé de la Loi canadienne sur les droits de la personne ne contient aucune disposition qui pourrait laisser entendre, même très vaguement, que le législateur avait l'intention de permettre à la Commission des droits de la personne — dont le rôle est purement administratif (voir Syndicat des employés de production du Québec et de l'Acadie c. Canada (Commission canadienne des droits de la personne), [1989] 2 R.C.S. 879) — ou aux tribunaux des droits de la personne — qui ne doivent pas obligatoirement être présidés par des personnes qui ont une formation en droit et dont le mandat consiste strictement à «examiner la plainte» (voir l'art. 39 de la Loi) — de contester la validité constitutionnelle des dispositions législatives régissant leur fonctionnement. On peut même affirmer, dans le cas de la disposition en cause, que le libellé de la loi a exactement l'effet contraire: si la Commission déclarait discriminatoire et assujetti à son pouvoir de sanction un acte que le Parlement a formellement déclaré non discriminatoire et exclu du mandat de la Commission, celle‑ci agirait directement à l'encontre de la volonté du législateur. Il me semble absolument impossible de prétendre que le législateur avait l'intention d'assujettir sa déclaration au jugement de valeur de la Commission ou de ses tribunaux.

Les questions en litige

42 Les questions que la Cour doit trancher sont les suivantes:

1. Le Parlement a‑t‑il conféré à la Commission la compétence nécessaire pour se prononcer sur la constitutionnalité d'une disposition de sa loi habilitante?

2. Le Parlement a‑t‑il conféré à un tribunal constitué par la Commission en vertu de l'art. 49 de la Loi, la compétence nécessaire pour se prononcer sur la constitutionnalité d'une disposition de sa loi habilitante?

Analyse

43 Les parties aux présents pourvois, exception faite de l'amicus curiae, sont toutes d'avis que la Commission jouit, au minimum, d'un pouvoir limité d'examiner la constitutionnalité de sa loi habilitante. Les appelants estiment, tout comme les avocats de la Commission, que celle‑ci dispose, à tout le moins, du pouvoir de déterminer si une disposition de la Loi soulève une question constitutionnelle pouvant faire l'objet d'un débat judiciaire et, le cas échéant, de la déférer à un tribunal pour qu'il l'entende. Cet argument, il va de soi, suppose nécessairement que ce tribunal jouit du pouvoir de trancher des questions constitutionnelles. L'intimée Canadien a défendu une thèse quelque peu différente, en plaidant que si la Commission concluait à l'existence d'une question constitutionnelle susceptible de débat judiciaire, elle devrait déférer l'affaire à une cour supérieure.

44 Les parties ont longuement soutenu que ce type d'examen préalable, par la Commission, de la constitutionnalité d'une disposition de sa loi habilitante n'équivaudrait pas réellement à trancher la question constitutionnelle, mais qu'il s'agirait plutôt de la formulation d'une opinion, sans plus. Il n'en est tout simplement pas ainsi. Si la Commission avait jugé qu'il y avait matière à s'interroger sur la constitutionnalité de l'al. 15c) de la Loi et que, par la suite, elle avait déféré l'affaire à un tribunal, elle aurait, dans les faits, conclu au caractère inopérant de la disposition. En effet, si l'al. 15c) est valide, il a pour effet de nier à la Commission toute compétence pour déférer la plainte des appelants à un tribunal. Il est bien établi en droit que la Commission ne peut exercer d'autres compétences que celles qui lui sont dévolues par le législateur. Il n'y a pas de moyen terme: ou bien l'al. 15c) est applicable et la Commission n'a pas compétence puisqu'il n'y a pas d'acte discriminatoire, ou bien la disposition est inopérante et la Commission a compétence. La question que notre Cour doit trancher se pose donc simplement: la Commission et, par la suite, un tribunal constitué en vertu de la Loi, ont‑ils le pouvoir de conclure à l'inconstitutionnalité d'une disposition de la Loi et de la considérer comme inopérante?

45 Dans trois arrêts précédents, Douglas College, Cuddy Chicks et Tétreault‑Gadoury, précités, notre Cour a eu l'occasion d'analyser les principes fondant la compétence d'un tribunal administratif en matière d'examen de la constitutionnalité de sa loi habilitante. Elle y a exprimé clairement que le par. 52(1) de la Loi constitutionnelle de 1982 ne constitue pas une source indépendante de compétence pour les tribunaux administratifs. La question essentielle que doit trancher une cour de justice se rapporte plutôt à l'interprétation des lois -‑ la législature, en l'espèce, le Parlement, a‑t‑elle inclus le pouvoir de trancher des questions de droit dans la loi habilitante du tribunal administratif? La Cour, à la majorité, a fait remarquer dans Tétreault‑Gadoury, précité, à la p. 32:

Comme je l’ai souligné dans les arrêts Douglas College et Cuddy Chicks, précités, le par. 52(1) ne confère pas en soi à un tribunal administratif le pouvoir de déclarer qu’une disposition législative est incompatible avec la Charte. Il faut plutôt commencer par examiner le mandat que le législateur a donné à ce tribunal.

46 Si un tribunal administratif jouit du pouvoir d’examiner des questions de droit, il s’ensuit, par application du par. 52(1), qu’il peut se prononcer sur des questions constitutionnelles, dont celle de la constitutionnalité de sa loi habilitante. Notre Cour a clairement énoncé ce principe dans l’arrêt Cuddy Chicks, précité, aux pp. 13 et 14, où elle renvoyait à l’arrêt antérieur Douglas College, précité, dans l’extrait suivant:

Notre Cour a récemment étudié, dans l’arrêt Douglas/Kwantlen Faculty Assn. c. Douglas College, [1990] 3 R.C.S. 570, le pouvoir des tribunaux administratifs d’examiner les questions relatives à la Charte. Cette affaire portait sur la compétence d’un conseil d’arbitrage, nommé par les parties en vertu d’une convention collective et conformément au Labour Code de la Colombie‑Britannique, de se prononcer sur la constitutionnalité d’une disposition de la convention collective visant la retraite obligatoire. En statuant que l’arbitre avait la compétence voulue, notre Cour a énoncé le principe fondamental selon lequel le tribunal administratif à qui l’on a conféré le pouvoir d’interpréter la loi a aussi le pouvoir concomitant de déterminer si la loi est constitutionnelle. Cette conclusion découle du principe de la primauté de la Constitution, qui est confirmé par le par. 52(1) de la Loi constitutionnelle de 1982:

52. (1) La Constitution du Canada est la loi suprême du Canada; elle rend inopérantes les dispositions incompatibles de toute autre règle de droit.

Réduite à ses éléments essentiels, la raison pour laquelle on a décidé, dans l’arrêt Douglas College, que l’arbitre avait compétence, est que la Constitution, en sa qualité de loi suprême, doit être respectée par les tribunaux administratifs appelés à interpréter la loi.

Il importe de souligner qu’il n’est pas nécessaire de déterminer si la Commission ou un tribunal constitué en vertu de la Loi est un tribunal compétent au sens du par. 24(1) de la Charte. Ce n’est pas la question dont nous sommes saisis. Il s’impose plutôt d’examiner le mandat que la Loi confère à la Commission et aux tribunaux des droits de la personne. Il ne fait aucun doute que le pouvoir d’un tribunal administratif de statuer sur des questions de droit peut être conféré de façon expresse ou implicite. Les parties conviennent toutes qu’aucune disposition de la Loi ne confie expressément à la Commission le pouvoir général d’examiner des questions de droit. Cette absence de pouvoir explicite nous oblige à voir si le Parlement a implicitement octroyé à la Commission le pouvoir d’entendre de telles questions. Comme l’a dit notre Cour dans Cuddy Chicks, précité, à la p. 14:

La compétence du tribunal doit [. . .] lui avoir été conférée expressément ou implicitement par sa loi constitutive ou autrement. Ce principe fondamental demeure, quelle que soit la nature de la question dont est saisi le tribunal administratif. Ainsi, le tribunal administratif qui s’apprête à étudier une question ayant trait à la Charte doit déjà avoir compétence à l’égard de l’ensemble de la question qui lui est soumise, c’est‑à‑dire à l’égard des parties, de l’objet du litige et de la réparation recherchée.

47 Pour déterminer si un tribunal a compétence à l’égard des parties, de l’objet du litige et de la réparation recherchée, il convient de tenir compte de questions pratiques comme la composition et la structure du tribunal, la procédure qui est suivie devant lui, les voies d’appel existant contre les décisions qu’il rend et son expertise. Ces considérations d’ordre pratique, dans la mesure où elles font ressortir l’économie de la loi habilitante, renseignent sur le mandat que le législateur a confié au tribunal administratif. Des considérations d’ordre pratique et fonctionnel peuvent par ailleurs appuyer ou réfuter l’existence d’une compétence en matière constitutionnelle, quoique de telles considérations ne puissent jamais prendre le pas sur l’intention du législateur.

L’économie de la Loi

48 La Loi prévoit un processus complet de traitement des plaintes en matière de droits de la personne. La Commission est un rouage essentiel de ce processus. Ses pouvoirs et fonctions sont énoncés aux art. 26 et 27 et à la partie III de la Loi. En bref, la Commission jouit du pouvoir d’appliquer la Loi et, notamment, de celui d’en promouvoir le respect au moyen d’activités publiques, d’entreprendre des projets de recherche et d’examiner la législation. C’est également à elle que la Loi confie le mandat de recevoir, de gérer et de traiter les plaintes concernant des actes discriminatoires. Cette dernière fonction est décrite dans la partie III de la Loi.

49 L’article 40 prévoit qu’une plainte peut être déposée par un individu, par un groupe ou par la Commission elle‑même. Lorsqu’elle reçoit une plainte, la Commission nomme un enquêteur, qu’elle charge d’enquêter sur la plainte et de lui faire rapport (art. 43 et par. 44(1)). La Commission peut, après avoir reçu le rapport de l’enquêteur et sollicité les commentaires des parties à son sujet, prendre des mesures pour que soit constitué un tribunal pour examiner la plainte, si elle est convaincue, compte tenu des circonstances, qu’un examen est justifié (al. 44(3)a)). Elle peut également rejeter la plainte, nommer un conciliateur ou renvoyer le plaignant à l’autorité compétente (al. 44(3)b) et par. 47(1) et 44(2) respectivement).

50 Si la Commission conclut qu’il conviendrait de constituer un tribunal, le président du Comité du tribunal des droits de la personne y procède à sa demande (art. 49). Le tribunal examine la plainte en offrant à chaque partie l’occasion de comparaître devant lui, en personne ou par l’intermédiaire d’un avocat (art. 50). À l’issue de l’enquête, le tribunal peut rejeter la plainte en vertu du par. 53(1) ou, s’il la juge fondée, imposer l’une des mesures de redressement prévues à l’art. 53 de la Loi. Ces mesures comprennent l’ordonnance enjoignant de mettre fin à l’acte discriminatoire, d’accorder à la victime les droits, chances ou avantages dont l’acte l’a privée ou d’indemniser la victime des pertes de salaire et des dépenses entraînées par l’acte et, dans les cas où cela est justifié, de verser une amende à la victime. Enfin, si le tribunal était composé de moins de trois membres, une partie peut interjeter appel de sa décision devant un tribunal d’appel, composé de trois membres, sur toute question de droit ou de fait ou toute question mixte de droit et de fait (art. 55 et 56).

51 Les parties peuvent se prévaloir également du droit de demander le contrôle judiciaire de la décision de la Commission ou du tribunal, lequel droit n’est pas établi par la Loi mais par les art. 18 et 18.1 de la Loi sur la Cour fédérale. Ces articles prévoient que la demande de contrôle judiciaire est déposée devant la Section de première instance de la Cour fédérale et que la décision de celle‑ci peut être portée en appel devant la Cour d’appel fédérale. C’est après avoir suivi cette voie que nous sont parvenus les présents pourvois.

La compétence de la Commission

52 À une exception près, dont il sera question plus loin, la Loi ne renferme aucune disposition conférant expressément à la Commission le pouvoir de statuer sur des questions de droit. Rien non plus dans l’économie de la Loi ne permet d’inférer que la Commission dispose de ce pouvoir. Si l’on considère la Loi dans son ensemble, il appert clairement que le rôle de la Commission consiste à recevoir les plaintes et à en faire un examen préalable afin qu’elles soient traitées comme il convient. Dans Canada (Procureur général) c. Mossop, [1993] 1 R.C.S. 554, j’ai décrit, à la p. 584, les pouvoirs et les limites de la Commission dans les termes suivants:

La Commission canadienne des droits de la personne remplit certainement de nombreuses fonctions utiles qui visent à sensibiliser, à informer et à conseiller le gouvernement, le public et les cours de justice dans le domaine des droits de la personne (art. 27). La Commission a également une procédure de dépôt, d’enquête et de règlement volontaire des plaintes en matière de droits de la personne.

53 La Commission n’est pas un organisme décisionnel; cette fonction est remplie par les tribunaux constitués en vertu de la Loi. Lorsqu’elle détermine si une plainte devrait être déférée à un tribunal, la Commission procède à un examen préalable assez semblable à celui qu’un juge effectue à une enquête préliminaire. Il ne lui appartient pas de juger si la plainte est fondée. Son rôle consiste plutôt à déterminer si, aux termes des dispositions de la Loi et eu égard à l’ensemble des faits, il est justifié de tenir une enquête. L’aspect principal de ce rôle est alors de vérifier s’il existe une preuve suffisante. Le juge Sopinka a souligné ce point dans Syndicat des employés de production du Québec et de L’Acadie c. Canada (Commission canadienne des droits de la personne), [1989] 2 R.C.S. 879, à la p. 899:

L’autre possibilité est le rejet de la plainte. À mon avis, telle est l’intention sous‑jacente à l’al. 36(3)b) pour les cas où la preuve ne suffit pas pour justifier la constitution d’un tribunal en application de l’art. 39. Le but n’est pas d’en faire une décision aux fins de laquelle la preuve est soupesée de la même manière que dans des procédures judiciaires; la Commission doit plutôt déterminer si la preuve fournit une justification raisonnable pour passer à l’étape suivante.

54 Si la Commission invalidait l’al. 15c), ce qu’elle ferait en l’espèce si elle déférait la plainte à un tribunal, elle exercerait en fait une fonction décisionnelle pour laquelle elle n’a reçu aucun mandat. Lorsque le législateur s’abstient de conférer une telle compétence à un organisme administratif (comme il l’a fait en l’espèce), il n’y a pas lieu pour les cours de justice de créer cette compétence. Les organismes et tribunaux administratifs sont créés par la loi; il importe de respecter la volonté que le législateur a exprimée dans le texte de loi.

55 Malgré l’économie générale de la Loi, les appelants et la Commission invoquent des dispositions particulières de celle‑ci, notamment les art. 27, 40 et 41, qui d’après eux indiquent que le législateur avait l’intention que la Commission tranche des questions de droit. Ces articles, toutefois, n’énoncent rien de plus que le pouvoir de la Commission d’interpréter et d’appliquer sa loi habilitante. Il ne s’ensuit donc pas qu’elle soit habilitée à se prononcer sur des questions de droit générales. Les organismes administratifs doivent tous, à des degrés variables, disposer du pouvoir d’interpréter et d’appliquer leur loi habilitante, sinon ils seraient à la merci des parties comparaissant devant eux et ne seraient jamais maîtres du déroulement des instances. Le pouvoir de refuser de recevoir une plainte, de rejeter une demande ou de refuser d’accomplir une des nombreuses fonctions dont peut être chargé un organisme administratif n’équivaut pas au pouvoir de trancher des questions de droit décrit dans les arrêts Douglas College, Cuddy Chicks et Tétreault‑Gadoury. Conclure autrement reviendrait à accepter que les organismes et tribunaux administratifs ont tous compétence pour examiner la constitutionnalité de leur loi habilitante, thèse que notre Cour a toujours rejetée.

56 L’avocat de la Commission a centré son argumentation sur l’obligation faite à la Commission, à l’al. 41c) de la Loi, de refuser de statuer sur une plainte qui n’est pas de sa compétence et sur le pouvoir que la disposition lui confère à cet égard. Plus particulièrement, il a fait valoir que, parce qu’elle est souvent appelée, dans l’exercice de ce pouvoir, à déterminer si une plainte relève d’un champ de compétence fédéral conformément au partage constitutionnel des pouvoirs, il s’ensuit que la Commission a compétence pour examiner des questions constitutionnelles en général.

57 Je ne puis me rendre à cet argument. Lorsqu’elle détermine si une plainte ressortit à sa compétence, la Commission doit respecter les limites que sa loi habilitante impose à cette compétence. Ainsi, il est reconnu que la Commission n’a compétence à l’égard d’une plainte que lorsque celle‑ci a trait à une activité ou entreprise de nature fédérale. Pour décider de cette question, la Commission doit, de toute évidence, se reporter au partage constitutionnel des pouvoirs. De la même façon, le par. 40(1) de la Loi limite la compétence de la Commission aux plaintes concernant des actes qui seraient discriminatoires. Pour déterminer ce qui constitue un acte discriminatoire, la Commission est liée par l’al. 15c), lequel dispose que le fait de mettre fin à un emploi à l’âge de la retraite en vigueur n’est pas un acte discriminatoire. La démarche suivie par la Commission, lorsqu’elle détermine si elle a compétence sur une plainte donnée en se reportant aux dispositions de la Loi, diffère conceptuellement de celle qui consiste à examiner les dispositions de cette loi sous l’angle de la Charte. La première démarche constitue l’application de l’intention du législateur telle qu’elle ressort de la Loi, tandis que la seconde revient à ne pas tenir compte de cette intention.

58 Les fonctions d’administration et d’examen préalable qui sont dévolues à la Commission et l’absence de rôle important et décisionnel indiquent manifestement que le législateur n’avait pas l’intention de conférer à cet organisme le pouvoir d’examiner des questions de droit. Il n’y a tout simplement rien dans la Loi qui puisse permettre de conclure que la Commission a le mandat qui, d’après elle et d’après les appelants, lui aurait été dévolu. Le juge Marceau a directement et succinctement examiné ce point dans ses motifs. Il s’est exprimé ainsi, à la p. D/95:

Selon moi, il est clair que le libellé de la Loi canadienne sur les droits de la personne ne contient aucune disposition qui pourrait laisser entendre, même très vaguement, que le législateur avait l’intention de permettre à la Commission des droits de la personne — dont le rôle est purement administratif [. . .] -- de contester la validité constitutionnelle des dispositions législatives régissant [son] fonctionnement.

Considérations d’ordre pratique

59 Il faut reconnaître d’entrée de jeu que les considérations d’ordre pratique ne peuvent dicter l’issue de la question dont la Cour est saisie. Comme je l’ai déjà souligné, l’examen de la Cour doit porter principalement sur le mandat que le législateur a confié à la Commission. Ces considérations peuvent, dans un tel examen, servir à mettre en lumière l’intention du législateur, mais elles ne sont pas déterminantes. Ainsi, notre Cour a jugé, dans Tétreault‑Gadoury, précité, que le conseil arbitral établi en vertu de la Loi de 1971 sur l’assurance‑chômage, S.C. 1970-71-72, ch. 48, n’avait pas compétence pour statuer sur la constitutionnalité de sa loi habilitante, même si certains avantages pratiques militaient en faveur de l’octroi d’une telle compétence au conseil.

60 En l’espèce, les avantages pratiques qui pourraient découler du pouvoir de la Commission d’examiner la constitutionnalité de sa loi habilitante sont limités. Premièrement, n’étant pas un organisme décisionnel, la Commission ne peut être considérée comme un forum approprié pour l’examen de questions constitutionnelles fondamentales. Comme notre Cour en a déjà décidé, les parties devant la Commission ne peuvent exiger plus qu’une audition sur dossier. Bien que je sois tout à fait prêt à reconnaître que l’absence de formalisme et le caractère accessible du processus suivi par les organismes administratifs puissent constituer des avantages importants pour une partie par rapport au système judiciaire habituel, j’estime que ces organismes ne disposent tout simplement pas des mécanismes nécessaires pour examiner correctement des questions constitutionnelles complexes. Par exemple, la Commission n’est pas liée par les règles de preuve ordinaires. Elle peut donc recevoir les dépositions de témoins non assermentés, la preuve par ouï‑dire et de simples témoignages d’opinion. Il se peut fort bien que ce flux non endigué de renseignements convienne à la détermination de la question préliminaire que doit trancher la Commission, mais il est incompatible avec celle de la constitutionnalité d’une disposition législative. Il est souhaitable, dans ce dernier cas, de mettre en place des garanties appropriées en matière de preuve. Se greffe de plus à ce problème la crainte qu’en permettant aux parties de soulever des questions constitutionnelles devant la Commission, on nuise à l’un des objets de cet organisme, qui est de traiter les plaintes en matière de droits de la personne d’une façon qui soit accessible, efficace et diligente. En effet, ce genre de questions suppose nécessairement un processus plus complexe et plus long que celui qui existe actuellement. À mon avis, le législateur fédéral n’avait pas l’intention que cet examen préalable par la Commission devienne si compliqué.

61 Un deuxième problème, plus significatif, se pose, celui de l’absence d’expertise de la Commission. Dans Tétreault‑Gadoury, précité, à la p. 34, j’ai fait remarquer qu’un arbitre nommé en vertu de la Loi sur l’assurance‑chômage était un juge de la Cour fédérale, qui veillerait à ce que «la question constitutionnelle s[oit] tranchée avec compétence». De la même façon, l’expertise des commissions des relations du travail et l’aide qu’elles pouvaient apporter à la résolution des questions constitutionnelles ont été reconnues dans Douglas College et Cuddy Chicks, précités. En revanche, notre Cour a clairement exprimé, dans Mossop, précité, aux pp. 584 et 585, et réitéré dans Gould c. Yukon Order of Pioneers, [1996] 1 R.C.S. 571, aux pp. 599 et 600, qu’un tribunal des droits de la personne, contrairement à un arbitre ou à un conseil des relations du travail, n’a pas d’expertise particulière en ce qui a trait aux questions de droit. Ce qui est vrai pour un tribunal des droits de la personne l’est encore plus pour la Commission qui, comme notre Cour l’a signalé dans Mossop, n’a pas le rôle décisionnel d’un tribunal des droits de la personne.

62 Selon moi, les considérations d’ordre pratique pertinentes ne militent pas en faveur de l’existence d’un pouvoir de la Commission d’examiner des questions relevant de la Charte. Il ne fait aucun doute qu’au premier coup d’oeil, la possibilité que la Commission statue d’abord sur les questions constitutionnelles paraît attrayante et efficace, du moins pour les plaignants. Il en sera toutefois toujours ainsi et, en l’espèce, j’estime que la réalité serait tout autre. Il est probable que dans une affaire comme celle qui nous est soumise, la décision de la Commission sur la validité d’une disposition de la Loi au regard de la Charte ferait l’objet d’une demande de contrôle judiciaire devant la Cour fédérale. Il serait plus efficace, pour les parties et pour le système en général, que le plaignant demande à la Cour fédérale ou à une cour supérieure provinciale de rendre un jugement déclaratoire d’inconstitutionnalité. Dans un tel cadre la question peut être examinée comme il convient et sa solution peut bénéficier de l’expertise nécessaire.

La compétence d’un tribunal constitué en vertu de la Loi

63 Il découle logiquement de ma conclusion selon laquelle la Commission n’a pas compétence pour examiner la constitutionnalité de sa loi habilitante, qu’un tribunal constitué en vertu de la Loi et, en fait, un tribunal d’appel formé en vertu de l’art. 56, sont également dépourvus de la compétence pour déclarer inconstitutionnelle une disposition limitative de la Loi. Prenons l’exemple de la présente espèce: si la Commission doit appliquer la Loi telle qu’elle est énoncée, la plainte des appelants ne pourra être déférée à un tribunal, puisqu’il faudrait pour cela que l’al. 15c) soit déclaré inopérant. Il en irait de même de toute plainte qui nécessiterait que la Commission tranche une question constitutionnelle avant de pouvoir conclure qu’il est justifié de déférer la plainte à un tribunal pour qu’il fasse enquête. Il serait quelque peu paradoxal que le législateur confère aux tribunaux constitués en vertu de la Loi une compétence qu’ils ne pourraient jamais exercer.

64 Comme pour la Commission, la Loi ne confère pas expressément à ces tribunaux le pouvoir d’examiner des questions de droit. Pris ensemble, les par. 50(1) et 53(2) de la Loi disposent qu’un tribunal examine l’objet de la plainte qui lui est déférée par la Commission pour déterminer si elle est fondée. Il s’agit d’abord et avant tout d’une enquête portant sur l’appréciation des faits, qui vise à établir si oui ou non un acte discriminatoire a été commis. Au cours d’une telle enquête, un tribunal peut effectivement examiner des questions de droit. Comme dans le cas de la Commission, ces questions porteront souvent essentiellement sur l’interprétation à donner à la loi habilitante. Cependant, contrairement à ce qui en est pour la Commission, l’économie de la loi pose implicitement qu’un tribunal possède une compétence plus générale de statuer sur les questions de droit. Ainsi, on a reconnu aux tribunaux administratifs le pouvoir d’interpréter d’autres lois que leur loi habilitante (voir Canada (Procureur général) c. Druken, [1989] 2 C.F. 24 (C.A.)) et d’examiner des questions constitutionnelles autres que celles mentionnées ci‑dessus. En particulier, il est bien établi qu’un tribunal administratif a le pouvoir d’examiner des questions portant sur le partage des compétences constitutionnelles (Public Service Alliance of Canada c. Qu’Appelle Indian Residential Council (1986), 7 C.H.R.R. D/3600 (T.C.D.P.)), et sur la validité d’un motif de discrimination visé dans la Loi (Nealy c. Johnston (1989), 10 C.H.R.R. D/6450 (T.C.D.P.)), et on peut envisager qu’un tribunal puisse entendre une argumentation fondée sur la Charte quant à la constitutionnalité des recours disponibles dans une affaire donnée (voir Canada (Commission des droits de la personne) c. Taylor, [1990] 3 R.C.S. 892). Cependant, même dans ce cas, la règle de la retenue judiciaire ne s’appliquera pas aux conclusions juridiques formulées. C’est ce que notre Cour a fermement établi dans Mossop, précité, à la p. 585:

L’expertise supérieure d’un tribunal des droits de la personne porte sur l’appréciation des faits et sur les décisions dans un contexte de droits de la personne. Cette expertise ne s’étend pas aux questions générales de droit comme celle qui est soulevée en l’espèce. Ces questions relèvent de la compétence des cours de justice et font appel à des concepts d’interprétation des lois et à un raisonnement juridique général, qui sont censés relever de la compétence des cours de justice.

65 J’ajouterais une mise en garde pratique en ce qui concerne le pouvoir d’un tribunal des droits de la personne d’examiner des arguments fondés sur la Charte. Premièrement, comme il en a déjà été fait état, un tel tribunal ne dispose pas toujours d’une expertise particulière, exception faite du domaine de l’appréciation des faits dans un contexte de droits de la personne. Deuxièmement, les gains en efficacité que semble à première vue procurer la voie permettant d’éviter le système judiciaire disparaissent lorsque les inévitables demandes de contrôle judiciaire sont déposées devant la Cour fédérale. Troisièmement, si la capacité absolue de recevoir toute preuve jugée utile peut convenir pour trancher une plainte en matière de droits de la personne, elle n’est pas appropriée lorsqu’il s’agit de se prononcer sur la constitutionnalité d’une disposition législative. Enfin, la raison peut‑être la plus déterminante est que la complexité, les coûts et les délais accrus qui découleraient de la possibilité pour les tribunaux des droits de la personne d’entendre des questions constitutionnelles mineraient, dans une large mesure, l’objectif principal poursuivi par la création de ces tribunaux, savoir le traitement efficace et diligent des plaintes en matière de droits de la personne.

66 Compte tenu de tous ces facteurs, j’estime que, bien qu’il puisse avoir la compétence d’examiner des questions de droit et des questions constitutionnelles d’ordre général, un tribunal des droits de la personne ne peut logiquement avoir la compétence qui lui permettrait de mettre en cause la constitutionnalité d’une disposition limitative de la Loi.

Conclusion

67 En conclusion, la Loi canadienne sur les droits de la personne ne donne pas à la Commission canadienne des droits de la personne compétence pour examiner la constitutionnalité de ses dispositions. La compétence de la Commission est circonscrite par les prescriptions de la Loi. De la même façon, un tribunal constitué à la demande de la Commission n’a pas non plus compétence pour se prononcer sur la constitutionnalité de dispositions limitatives de la Loi.

68 Je suis donc d’avis de rejeter les pourvois. Il n’y aura pas d’ordonnance quant aux dépens.

\\Le juge McLachlin\\

Version française des motifs des juges L’Heureux-Dubé et McLachlin rendus par

Le juge McLachlin (dissidente) —

I. Introduction

69 En 1977, le Parlement du Canada a édicté la Loi canadienne sur les droits de la personne, S.C. 1976-77, ch. 33 (maintenant L.R.C. (1985), ch. H-6), afin de promouvoir l'égalité de traitement au travail et dans d'autres secteurs d'activité. En 1982, le pays a adopté la Charte canadienne des droits et libertés, un document constitutionnel qui garantit l'égalité de traitement dans la loi à tous les Canadiens. La Loi constitutionnelle de 1982 déclare, à l’art. 52, que les lois qui violent les garanties constitutionnelles sont inopérantes. Les appelants soutiennent que la disposition de la Loi canadienne sur les droits de la personne qui permet la mise à la retraite d'un employé lorsque celui‑ci a atteint «l'âge de la retraite en vigueur pour [le] genre d'emploi» qu'il occupe est incompatible avec la Charte et donc inconstitutionnelle. Personne ne conteste qu’il est important pour les appelants et pour les Canadiens en général de savoir si l’art. 15 de la Charte et l’art. 52 de la Loi constitutionnelle de 1982 rendent nulle une disposition de la Loi canadienne sur les droits de la personne, adoptée en 1978. Personne ne conteste non plus que la Charte a préséance sur la Loi canadienne sur les droits de la personne si cette dernière va à l'encontre des exigences prévues par la Charte. Pourtant, la Cour, à la majorité, est d'avis que la Commission canadienne des droits de la personne n'a pas compétence pour examiner l'argument des appelants selon lequel le moyen de défense fondé sur l'âge de la retraite en vigueur dans l'industrie visée est inconstitutionnel. Elle affirme que la Commission est obligée de faire comme si la Charte n'existait pas et comme si la validité de la Loi n'avait pas été contestée et doit, par conséquent, rejeter la plainte des appelants, qui pourrait bien être fondée si l'art. 52 de la Loi constitutionnelle de 1982 dit bien ce qu'il exprime. Pourquoi la Commission est‑elle contrainte de ne pas prendre en considération la question juridique essentielle soulevée par les présents pourvois et de procéder de façon aussi artificielle? Parce que, de l'avis des juges majoritaires, elle n'a pas le pouvoir d'examiner des questions relevant de la Charte.

70 J'estime, en toute déférence, que cette opinion des juges majoritaires ne rend pas justice au libellé de l'art. 52 de la Loi constitutionnelle de 1982, qu'elle complique l'exécution du mandat de la Commission des droits de la personne et qu'elle impose aux victimes de discrimination qui veulent faire reconnaître leur droit à l'égalité un fardeau que le législateur ne pouvait avoir envisagé. Si la Loi et les règles de droit ont clairement cet effet, alors il faut l’accepter, quelque illogique, injuste et inadéquat qu'il puisse être. Cependant, contrairement aux juges de la majorité, je ne crois pas que ce soit le cas. J'estime que tout tribunal qui est appelé à trancher des questions de droit dispose des pouvoirs afférents à cette tâche. Le fait que la question de droit porte sur les effets de la Charte ne change rien. La Charte n'est pas un texte sacré que seuls les initiés des cours supérieures peuvent aborder. C'est un document qui appartient aux citoyens, et les lois ayant des effets sur les citoyens ainsi que les législateurs qui les adoptent doivent s'y conformer. Les tribunaux administratifs et les commissions qui ont pour tâche de trancher des questions juridiques ne sont pas soustraits à cette règle. Ces organismes déterminent les droits de beaucoup plus de justiciables que les cours de justice. Pour que les citoyens ordinaires voient un sens à la Charte, il faut donc que les tribunaux administratifs en tiennent compte dans leurs décisions. Le législateur peut très bien exprimer clairement que la compétence d'un tribunal administratif donné se limite aux seules questions de fait, mais s'il lui confère le pouvoir de trancher des questions de droit, il faut présumer, en l'absence d'indication contraire, que ce pouvoir s'étend à la Charte et à la question de savoir si, au regard de celle‑ci, certaines dispositions de sa loi habilitante sont inconstitutionnelles.

71 La présente espèce illustre bien les principes en jeu. Les appelants soutiennent qu'ils sont victimes de discrimination fondée sur l'âge. Comme beaucoup de ceux qui déposent une plainte devant un tribunal des droits de la personne, ils ne sont pas représentés par avocat. Ils ont demandé, comme c'est habituellement le cas, que la Commission examine leur plainte et la défère à un tribunal pour qu’il fasse enquête et tienne une audience. La Loi, en conformité avec son objet consistant à aider les personnes désavantagées, établit des mesures pour que ce processus se déroule à peu de frais, sinon sans frais, pour les plaignants.

72 Tous ceux qui ont comparu devant notre Cour, exception faite de l'amicus curiae qu'elle a désigné, ont convenu que la Commission devrait pouvoir prendre des procédures pour que soit déterminée la constitutionnalité de l'exception prévue par la Loi relativement à «l'âge de la retraite en vigueur». Les appelants, qui ont franchi toutes les étapes judiciaires jusqu'à notre Cour sans avocat, soutiennent que la Commission devrait déférer leur plainte à un tribunal pour que celui‑ci procède à l'examen des questions de fait et de droit. L'employeur intimé, Lignes aériennes Canadien International, fait valoir que la Commission devrait pouvoir soumettre les questions juridiques à la Cour fédérale, ce qui lui permettrait, après avoir obtenu les réponses, de déterminer si la plainte paraît suffisamment fondée pour justifier la constitution d'un tribunal. La Commission canadienne des droits de la personne prétend pour sa part que, du fait de ses fonctions d'examen préalable, elle a le pouvoir de prendre en considération les questions constitutionnelles, à titre de questions préliminaires, et soit de constituer un tribunal s'il juge que la plainte, compte tenu du droit et des faits, mérite d'être instruite, soit de refuser de le faire s'il parvient à la conclusion inverse. Selon la Commission, un tribunal ainsi constitué serait habilité à examiner et à trancher tous les aspects de l'affaire, notamment l'argument selon lequel l'art. 52 de la Loi constitutionnelle de 1982 rend inopérante l'exception relative à «l'âge de la retraite en vigueur». Les parties déboutées pourraient se prévaloir des droits d'appel devant les tribunaux judiciaires prévus par la Loi canadienne sur les droits de la personne.

73 Il incombe à notre Cour de se demander pourquoi tous les intéressés, dans le présent pourvoi, exhortent la Cour à conclure que la Commission des droits de la personne peut trancher, d'une façon ou d'une autre, la question de la constitutionnalité de l'exception relative à «l'âge de la retraite en vigueur». Je me permets de proposer comme réponse que c'est parce que cette solution est celle qui permet le mieux de régler les différends en matière de droits de la personne de façon économique et efficace et qui sert le mieux les valeurs inscrites dans la Loi canadienne sur les droits de la personne et dans la Charte.

74 La conclusion selon laquelle la Commission n'a pas d'autre choix que de s'abstenir d'examiner la contestation fondée sur la Charte et de traiter la plainte comme si la loi était valide est extrêmement préjudiciable pour des requérants comme les appelants. Ils doivent d'abord déposer leur plainte devant la Commission des droits de la personne en sachant qu'il ne s'agit là que d'une étape pro forma inutile et, lorsque inévitablement celle‑ci est rejetée, ils doivent se tourner vers la Cour fédérale et demander le prononcé d'un jugement déclaratoire portant que la disposition en cause de la Loi canadienne sur les droits de la personne n’est pas valide parce qu'elle contrevient à la Charte. Cette étape pro forma obligée ne peut que décourager les plaignants de contester la constitutionnalité d'une disposition de la Loi canadienne sur les droits de la personne. De plus, la Commission elle‑même peut être incapable de saisir la cour de la question de la constitutionnalité d'une disposition de cette loi: Re Rosen, [1987] 3 C.F. 238, où la Cour d’appel fédérale a statué qu’elle n’avait pas compétence pour connaître d’un renvoi de la Commission canadienne des droits de la personne concernant une question qui, pourrait-on prétendre, serait semblable à celle dont nous sommes saisis en l’espèce.

75 Le processus envisagé par les juges majoritaires ne sert pas non plus l'employeur. Bien que celui‑ci puisse être plus en mesure que les appelants de supporter les frais juridiques afférents à un détour procédural, il risque de ne jamais obtenir de réponse à la question de la conformité de sa politique à la Loi canadienne sur les droits de la personne. En effet, il ne saura quelle politique adopter pour se conformer à la loi et à la Charte que si les plaignants privés rassemblent assez de courage et d'argent pour entreprendre une procédure judiciaire connexe contestant la Loi canadienne sur les droits de la personne.

76 En dernier lieu, le processus proposé par les juges majoritaires dessert également les intérêts des citoyens canadiens car des organismes administratifs comme la Commission canadienne des droits de la personne devront déterminer les droits des plaignants comme si la Charte n'avait jamais été adoptée, à moins que des parties privées ne l'invoquent avec succès devant une cour de justice. Dans l'hypothèse où une action fondée sur la Charte est intentée, la décision rendue sera détachée de la réalité. En effet, le processus de l'action déclaratoire devant la Cour fédérale, que proposent les juges majoritaires, fait que la cour devra déterminer si la disposition contestée de la Loi canadienne sur les droits de la personne contrevient à la Charte, sans disposer d'un dossier factuel ou des conclusions d'un tribunal.

77 Pourquoi alors, peut‑on se demander, faut‑il conclure, à l'encontre des arguments de toutes les parties, que la Commission canadienne des droits de la personne n'a pas compétence, ne serait‑ce qu'en sa qualité restreinte d'organisme d'examen préalable, pour étudier la question de savoir si la Charte a pu invalider le moyen de défense fondé sur «l'âge de la retraite en vigueur»? À mon avis, cette conclusion ne s'impose pas. La jurisprudence, selon moi, propose un processus plus efficace, qui ne dresse pas d'obstacle inutile devant des plaignants comme les appelants. La Commission canadienne des droits de la personne ne cherche qu'à s'acquitter de l'obligation que sa loi habilitante lui impose: effectuer un examen préalable des plaintes et, dans les cas où cela est justifié, constituer un tribunal pour les examiner et tenir une audience.

II. Les principes applicables

78 Deux principes connexes d'application générale régissent les questions dont notre Cour est saisie. Aux termes du premier, les organismes décisionnels, qu'il s'agisse de tribunaux judiciaires ou administratifs, sont tenus d'appliquer la loi du pays. Pour ce faire, ils doivent appliquer toute la loi du pays, y compris la Charte. Comme notre Cour l'a affirmé dans Douglas/Kwantlen Faculty Assn. c. Douglas College, [1990] 3 R.C.S. 570, sous la plume du juge La Forest, il ne saurait y avoir une loi pour les tribunaux administratifs et une autre pour les cours de justice. L'article 52 de la Loi constitutionnelle de 1982 déclare que la Constitution est la «loi suprême» du Canada. Les citoyens peuvent attendre de l'appareil administratif, tout autant que du législateur, des fonctionnaires ou de la police, qu'ils suivent et appliquent cette loi. Si l'État crée un organisme doté de pouvoirs touchant les citoyens, ceux‑ci peuvent à bon droit escompter que cet organisme appliquera la Charte.

79 Tous les tribunaux ont l'obligation d'appliquer la loi du pays, mais le législateur peut limiter les pouvoirs susceptibles d'être exercés dans l'exécution de cette obligation. Exception faite des cours supérieures, qui jouissent d'une compétence inhérente, les tribunaux n'ont de pouvoirs que ceux qui leur sont dévolus dans leur loi habilitante. Certains tribunaux doivent se limiter à l'examen de questions de fait, et d'autres sont habilités à se prononcer sur des questions de fait et sur des questions de droit.

80 Les questions de droit englobent l'interprétation des dispositions particulières de la loi régissant un tribunal. Elles comprennent également d'autres types de questions juridiques, comme celle du conflit entre la loi habilitante d'un tribunal et d'autres textes de loi ou, comme en l'espèce, celle du conflit entre la loi habilitante d'un tribunal et la loi fondamentale du pays, la Charte.

81 Notre Cour a statué à maintes reprises que les tribunaux administratifs investis du pouvoir de trancher des questions de droit ont compétence pour examiner des questions relevant de la Charte: Douglas College, précité, Cuddy Chicks Ltd. c. Ontario (Commission des relations de travail), [1991] 2 R.C.S. 5, Tétreault‑Gadoury c. Canada (Commission de l’emploi et de l’immigration), [1991] 2 R.C.S. 22, et Weber c. Ontario Hydro, [1995] 2 R.C.S. 929. Cette conclusion est conforme au principe voulant que les tribunaux doivent appliquer la loi du pays dans sa totalité. Le pouvoir de trancher des questions de droit, dont un tribunal peut être investi, ne s'exerce pas à l'égard de parties de la loi du pays mais de toute la loi et, à moins d’indication que le législateur a eu l'intention d'exclure les questions relevant de la Charte de la compétence d'un tribunal, les cours de justice ne devraient pas les exclure par ordonnance judiciaire.

82 L'organisation judiciaire prescrite par la Constitution du Canada confirme l'obligation générale qu'assument les tribunaux habilités à trancher des questions de droit d'appliquer la Charte et de rendre des décisions conformes à celle‑ci. La Constitution canadienne, contrairement à celle de nombreux pays, comme l'Allemagne ou la France, n'établit pas une cour constitutionnelle distincte jouissant d'une compétence exclusive à l'égard des questions relevant de la constitution. Ces régimes interdisent expressément aux tribunaux administratifs et cours de justice d’instance inférieure de trancher de telles questions, qui doivent être déférées à la cour constitutionnelle. Comme notre Cour l'a signalé dans les arrêts Mills c. La Reine, [1986] 1 R.C.S. 863, et Douglas College, précité, la Constitution canadienne en général et la Charte en particulier tracent une autre voie: les instances inférieures sont tenues d'appliquer la Charte. La justesse de leurs décisions quant à la Charte est examinée, avec toutes les autres questions, dans le cadre de l'appel de la décision dans son ensemble. À moins d'indication contraire, les cours de justice et tribunaux administratifs d’instance inférieure devraient, en règle générale, examiner les questions relatives à la Charte qui leur sont soumises.

83 Le second principe d'application générale pertinent en l'espèce veut que la décision d'un tribunal selon laquelle une règle de droit contrevient à la Charte n'est, en dernière analyse, rien d'autre que l'application de la loi du pays, et notamment de sa loi fondamentale, la Constitution. On dit communément des cours de justice ou des tribunaux administratifs qu'ils invalident des dispositions législatives ou réglementaires ou annulent des actions gouvernementales, suggérant par là que ce type de décision transcende la simple application de la loi et devrait donc être réservée aux cours supérieures. J'estime, en toute déférence, que cette perception de la Charte est inexacte. La Charte n'investit pas les juges ou les tribunaux administratifs du pouvoir d'invalider des lois. Cependant, la Loi constitutionnelle de 1982 énonce que toute loi incompatible avec ses dispositions est inopérante. Les dispositions législatives ne sont pas inopérantes du fait d’ordonnances judiciaires mais en raison de l'opération de la Charte et de l'art. 52 de la Loi constitutionnelle de 1982. Le juge ou le décideur doit déterminer s'il y a incompatibilité entre la loi contestée et la Charte et, le cas échéant, la portée de cette incompatibilité. Mon propos n'est pas de diminuer l'importance et la portée de ce rôle mais de signaler que l'on commet une erreur si l'on perçoit la Charte comme un document habilitant certains organismes décisionnels à trancher des questions relevant de la Charte et refusant cette capacité à d'autres. La Loi constitutionnelle de 1982 ne fait pas mention d’organismes qui auraient le pouvoir d'invalider des lois. Elle déclare inopérantes les lois incompatibles avec la Charte. Lorsque, dans la Charte, il est question d'organismes décisionnels, ce n'est pas en rapport avec l'invalidité des lois incompatibles avec la Charte, mais uniquement en rapport avec les recours. Le paragraphe 24(1) dispose qu'une personne dont les droits ont été violés ou niés, peut «s'adresser à un tribunal compétent» pour obtenir réparation, et le par. 24(2) permet d'écarter des éléments de preuve obtenus en violation de la Charte. Le fait que l'invalidation des lois sous le régime de la Charte soit liée à l’incompatibilité et non à l'action d'une cour de justice donnée contredit l'idée que cette fonction est l'apanage d'une cour particulière.

84 Ces considérations générales donnent à penser que tout tribunal habilité à se prononcer sur des questions de droit devrait pouvoir statuer sur la question juridique de l'incompatibilité d'une disposition avec la Charte si ce point lui est soumis. La jurisprudence de notre Cour étaye une telle position. Elle confirme l'existence d'une distinction entre l'obligation d'un tribunal administratif d'appliquer la Constitution dans l'exécution du mandat que le législateur lui a confié et le pouvoir d'accorder une réparation sous le régime de l'art. 24. La question de la compétence du tribunal ne se pose que dans ce dernier cas. Dans le premier, le tribunal a l'obligation d'examiner et d'appliquer la Charte.

85 Cette distinction a été établie dans Douglas College, précité, par le juge La Forest, qui se prononçait au nom de la majorité sur cette question. Il s'agissait, dans ce pourvoi, de déterminer si un arbitre pouvait, dans le cadre de l'application d'une convention collective régie par le Labour Code de la Colombie‑Britannique, R.S.B.C. 1979, ch. 212, examiner l'argument selon lequel des dispositions du Code relatives à la retraite obligatoire contrevenaient à la Charte. La question qui se posait était la même qu'en l'espèce, à la différence près que l'organisme décisionnel était un arbitre nommé en vertu du Labour Code, dans l'affaire précitée, et non la Commission canadienne des droits de la personne, constituée en vertu de la Loi canadienne sur les droits de la personne, comme en l'espèce.

86 Le juge La Forest a commencé son analyse de la compétence de l'arbitre en matière d'application de la Charte en signalant que la Cour d'appel, en concluant à l'existence de cette compétence, a affirmé qu'il n'y avait pas lieu d'examiner la question de savoir si l'arbitre était «un tribunal compétent» puisque aucune réparation n'était demandée en vertu du par. 24(1) (à la p. 587). Dans son analyse fouillée de la jurisprudence, il a écrit, à la p. 591, que l’«opinion prédominante des tribunaux est que, dans l'exercice du mandat conféré par la loi, un tribunal a le pouvoir de se prononcer sur la validité constitutionnelle d'une loi qu'il est appelé à appliquer». Plus loin, à la p. 594, il a émis l'opinion qu'un tribunal qui «faisait ce qu'il avait le pouvoir de faire en vertu de la loi [. . .] avait non seulement le pouvoir d'interpréter les dispositions législatives pertinentes, mais aussi celui de décider si la loi avait été adoptée validement» (je souligne). Il a précisé relativement à l'art. 52 de la Constitution:

Le paragraphe 52(1) de la Loi constitutionnelle de 1982 prévoit que la Constitution -‑ la loi suprême du Canada -‑ rend inopérantes les dispositions incompatibles de toute autre règle de droit. Un tribunal doit respecter la Constitution de sorte que, s'il conclut que la loi qu'on lui demande d'appliquer est invalide, il doit la traiter comme si elle était inopérante. [Je souligne.]

Il a ajouté que si l'on demandait à un tribunal de statuer sur une question relative à la Charte qui ne relevait pas de son mandat, par exemple l'octroi d'une réparation visée au par. 24(1), le résultat pourrait être différent. Il a conclu en soulignant «[l]a distinction [. . .] entre l'exercice du pouvoir conféré par le par. 24(1) de la Charte et l'obligation d'un tribunal d'appliquer la Constitution dans le cadre de l'exécution du mandat conféré par la loi» (p. 595). Les juges Wilson et L'Heureux‑Dubé, qui ont souscrit aux motifs du juge La Forest, ont établi la même distinction. Finalement, la Cour a statué à l'unanimité que l'arbitre avait, pour rendre sa décision sur la plainte contre la retraite obligatoire, le pouvoir d'examiner si les dispositions du Code en cette matière contrevenaient à la Charte.

87 Notre Cour a appliqué les mêmes principes dans Tétreault‑Gadoury, précité. Cette affaire portait, elle aussi, sur une plainte de discrimination fondée sur l'âge et sur la compétence d'un tribunal d'examiner si une loi violait le droit à l'égalité garanti par la Charte. La loi en cause, cette fois, était la Loi de 1971 sur l'assurance‑chômage, S.C. 1970-71-72, ch. 48, qui excluait de son régime de prestations les personnes âgées de plus de 65 ans. Le conseil arbitral qui a entendu l'appel interjeté contre l'exclusion des prestations a refusé d'examiner la question relative à la Charte. La Cour d'appel fédérale a statué que le conseil arbitral avait commis une erreur en n'acceptant pas d'examiner cette question. Notre Cour, sous la plume du juge La Forest, a infirmé cette décision parce que la loi ne donnait pas au conseil le pouvoir de statuer sur des questions de droit. C'était un autre tribunal administratif créé sous le régime de cette loi qui pouvait exercer ce pouvoir, savoir le juge‑arbitre. D'après le critère établi dans les arrêts Douglas College et Cuddy Chicks, c'était au juge‑arbitre qu'il revenait d'interpréter la loi et d'appliquer la Charte. Le juge La Forest a souligné les avantages pratiques liés au fait de permettre aux tribunaux administratifs d'appliquer la Charte (aux pp. 35 et 36): «l'un des principaux avantages [. . .] est l'accessibilité relative de ces organismes comparativement au système judiciaire normal». Un autre avantage dont il fait état (à la p. 36) est «celui de pouvoir compter sur l'expertise du tribunal. Grâce à sa vaste expérience de l'économie de la loi, le juge‑arbitre apportera un éclairage qui rendra précieuse sa contribution à la décision sur la question constitutionnelle». Selon le juge La Forest, c'est le fait de permettre au juge‑arbitre d'appliquer la Charte qui préserve ces avantages dans le régime visé.

88 Notre Cour a appliqué les mêmes principes dans Cuddy Chicks, et elle a conclu que la Commission des relations de travail de l’Ontario avait le pouvoir d'appliquer la Charte pour déterminer si une disposition de la Loi sur les relations de travail, L.R.O. 1980, ch. 228, portait atteinte à la liberté d'association garantie par la Charte. Le juge La Forest, après avoir constaté que la Commission était habilitée par la loi à trancher des questions de droit, s'est exprimé ainsi (à la p. 15): «Il s'agit [. . .] de déterminer si ce pouvoir à l'égard des questions de droit peut s'étendre à la question de savoir si une loi viole la Charte. Il me paraît évident qu'une question concernant la Charte est une question de droit; en effet, la Charte fait partie de la loi suprême du Canada» (je souligne).

89 Les arrêts Douglas College, Tétreault‑Gadoury et Cuddy Chicks établissent deux principes connexes. Premièrement, un tribunal administratif qui dispose du pouvoir de statuer sur des questions de droit est habilité à se prononcer sur la validité de dispositions législatives particulières au regard de la Charte. Deuxièmement, dans la mesure où il exerce une fonction qui lui a été dévolue par sa loi habilitante, il peut examiner et trancher des questions relatives à la Charte. En corollaire, ces arrêts énoncent un troisième principe, savoir qu'il n'est pas nécessaire que le pouvoir d'examiner des questions constitutionnelles soit conféré en termes explicites au tribunal pour que celui‑ci puisse appliquer la Charte.

90 Notre Cour n'a jamais infirmé ces arrêts ni limité la portée des principes qu'ils établissent. Ce sont donc ces principes qui régissent la question dont nous sommes saisis en l'espèce: la question de savoir si la Commission canadienne des droits de la personne a le pouvoir d'examiner la constitutionnalité du moyen de défense fondé sur «l'âge de la retraite en vigueur» prévu par la Loi canadienne sur les droits de la personne.

III. Application du droit en l'espèce

91 Je suis d'avis que la Commission canadienne des droits de la personne a compétence pour examiner des questions de droit, et que la question relevant de la Charte soulevée en l'espèce entre dans le mandat qui lui incombe en vertu de la Loi canadienne sur les droits de la personne. Je conclus donc qu’un tribunal constitué par la Commission a le pouvoir d'appliquer la Charte et de déterminer si le par. 52(1) de la Loi constitutionnelle de 1982 rend inopérant le moyen de défense fondé sur «l'âge de la retraite en vigueur». La question de savoir si le tribunal est un «tribunal compétent» ne se pose pas puisque aucune demande de réparation fondée sur l'art. 24 n'a été présentée.

92 C'est en partant du principe que les tribunaux administratifs habilités à trancher des questions de droit ont compétence pour statuer sur des questions relevant de la Charte que j'aborde le présent pourvoi.

93 Il faut d'abord se pencher sur les dispositions de la Loi canadienne sur les droits de la personne. La Loi n'énonce pas expressément que la Commission a le pouvoir d'examiner des questions de droit, mais ce pouvoir peut s'inférer de ses termes. Un grand nombre des obligations que le législateur a assignées à la Commission ne pourraient être exécutées si cette dernière n'avait pas le pouvoir d'examiner des questions de droit en général et, plus particulièrement, celui d'examiner les effets de la Charte sur les dispositions législatives en matière de droits de la personne.

94 L'article 26 de la Loi pourvoit à la constitution d'un organisme, la «Commission canadienne des droits de la personne». Aux termes de l'art. 27, la Commission veille à l'application de la partie I de la Loi, relative à la prévention de la discrimination et à la promotion de l'égalité, et de la partie III, relative aux plaintes. L'article 27 prévoit également des fonctions particulières, dont l'élaboration de programmes d'information, la liaison avec d'autres organismes en vue d'éviter les conflits dans l'instruction des plaintes, l'examen et la formulation de recommandations en matière de droits de la personne, l'examen de règlements, règles, décrets, arrêtés et autres textes établis en vertu d'une loi fédérale et il énonce, de façon générale, que la Commission tente «par tous les moyens qu'elle estime indiqués, d'empêcher la perpétration des actes discriminatoires».

95 Ces dispositions contredisent toute idée que la Commission n'est qu'une enveloppe vide n'existant que pour appliquer sans discussion les directives émanant du législateur. Si la Commission a pour fonction d'examiner des propositions et des requêtes en matière de droits de la personne et de faire rapport au Parlement sur l'opportunité d'apporter des modifications (al. 27(1)e)), il faut présumer qu'elle a le pouvoir d'interpréter les lois déjà adoptées et d'en examiner la validité. De la même façon, si elle doit faire des études sur les droits et libertés de la personne et formuler des recommandations (al. 27(1)f)), elle doit pouvoir interpréter les lois. Encore une fois, pour que l'examen des lois et des règlements par la Commission ait un sens et pour que la Commission puisse «les commenter [. . .] dans les cas où elle les juge incompatibles avec le principe énoncé à l'article 2» (promouvoir l'égalité des chances et empêcher la perpétration d'actes discriminatoires) (al. 27(1)g)), celle‑ci doit pouvoir interpréter les dispositions de la Loi relatives à la discrimination. On ne peut en effet juger de la compatibilité et des effets de dispositions législatives sans les interpréter.

96 Le paragraphe 27(2) va dans le même sens. Il confère expressément à la Commission le pouvoir d'interpréter les dispositions de la Loi. Il lui permet, «sur demande ou de sa propre initiative», «[d]ans un cas ou une catégorie de cas donnés [. . .] de préciser, par ordonnance, les limites et les modalités de l'application de la présente loi». La préparation de ces ordonnances suppose essentiellement des fonctions d'interprétation juridique, savoir la délimitation de la portée large ou étroite à donner aux termes de dispositions précises pour déterminer si elles visent ou non des situations particulières.

97 Il s'agit donc de déterminer si la Commission, à qui il incombe d'interpréter la loi pour les fins de la partie I de la Loi, doit s'acquitter des fonctions relatives aux plaintes qui lui sont conférées par la partie III sans pouvoir exercer de pouvoir d'interprétation. À mon avis, cela ne pouvait être l'intention du législateur. Si la Commission, en exerçant ses pouvoirs d'interprétation, établit par ordonnance la portée de la partie I de la Loi, elle peut certainement appliquer ces ordonnances pour déterminer s'il convient de déférer une plainte à un tribunal pour que celui‑ci l'examine, entende les parties et rende une décision sous le régime de la partie III. Si tel est le cas, comme ce devrait l'être, la Commission jouit d'un pouvoir d'interprétation pour déterminer s'il y a lieu de déférer une plainte à un tribunal ou de la rejeter.

98 Aux termes de la Loi, le tribunal constitué pour examiner une plainte et en décider dispose lui aussi du pouvoir de prendre en considération et de trancher des questions de droit. Le tribunal a le pouvoir de recevoir «des éléments de preuve ou des renseignements [. . .] indépendamment de leur admissibilité devant un tribunal judiciaire» -- al. 50(2)c). Il doit donner aux parties la possibilité pleine et entière de présenter des éléments de preuve «ainsi que leurs observations» -- par. 50(1). Ces dispositions indiquent que le tribunal tient une audience complète qui ne porte pas uniquement sur les faits mais également sur le droit. Toutefois, la Loi ne nous contraint pas à la devinette. Elle précise, dans les dispositions relatives au droit d'appel contre la décision d'un tribunal, les pouvoirs qu'exercent les tribunaux d'appel, en énonçant qu'ils «sont investis des mêmes pouvoirs» que les tribunaux des droits de la personne -- par. 56(2). Elle prévoit également que le «tribunal d'appel peut entendre les appels fondés sur des questions de droit ou de fait ou des questions mixtes de droit et de fait» -- par. 56(3) (je souligne). Si les tribunaux des droits de la personne ne statuaient que sur les faits, les tribunaux d'appel n'auraient aucune raison d'examiner des questions de droit ou des questions mixtes de droit et de fait. Ces dispositions n'ont de sens que si l'on accepte que les tribunaux des droits de la personne ont compétence pour trancher des questions de droit. Lorsqu'ils statuent sur des questions de droit ou sur des questions mixtes de droit et de fait, ils sont assujettis au pouvoir de révision des tribunaux d'appel.

99 Le second principe établi dans Douglas College, Tétreault‑Gadoury et Cuddy Chicks énonce qu'un tribunal peut examiner la Charte dans l'exécution du mandat que lui confère le législateur. Les dispositions de la Loi étudiées ci‑dessus étayent la conclusion non seulement que la Commission canadienne des droits de la personne est habilitée à examiner des questions de droit mais également qu'elle doit le faire pour s'acquitter de son mandat. Suivant ces arrêts, cette obligation englobe la possibilité pour les organismes et les tribunaux constitués en vertu de lois sur les droits de la personne de conclure à l'invalidité de dispositions législatives. Cette possibilité a souvent été présumée sans contestation (voir, par exemple, Insurance Corporation of British Columbia c. Heerspink, [1982] 2 R.C.S. 145. La question du pouvoir d’instances inférieures de juger que des lois ne sont pas valides dans l'exécution de leur mandat s'apparente à la question qui a été examinée dans Re Shewchuk and Ricard (1986), 28 D.L.R. (4th) 429 (C.A.C.-B.), à la p. 439. Dans cette affaire, le juge Macfarlane, s'exprimant au nom de la majorité, a conclu, aux pp. 439 et 440, que les tribunaux judiciaires provinciaux avaient compétence pour examiner tous les aspects pertinents de la Charte:

[traduction] Il est avéré que le pouvoir de rendre un jugement déclaratoire sur la validité constitutionnelle des lois adoptées par le Parlement ou l'une des législatures ressortit à la compétence exclusive des instances supérieures.

Mais il est également avéré que si une personne comparaît devant un tribunal à la suite d'une inculpation, d'une plainte ou d'un autre acte de procédure qui relève régulièrement de la compétence de ce dernier, il s'ensuit que le tribunal a compétence d'une part, pour juger que la loi sur laquelle repose l'inculpation, la plainte ou l'autre acte de procédure est inopérante du fait des dispositions de la Charte canadienne des droits et libertés, et d'autre part, pour rejeter l'inculpation, la plainte ou l'autre acte de procédure. Le prononcé d'un jugement déclaratoire portant que la loi contestée est inopérante n'est, dans ce contexte, rien de plus qu'une décision sur une question juridique dont le tribunal est régulièrement saisi. Cela n'empiète aucunement sur le droit exclusif des instances supérieures d'accorder un redressement par voie de bref de prérogative, y compris un jugement déclaratoire.

L'analyse que le juge Macfarlane fait à l'égard des cours provinciales s'applique également aux tribunaux administratifs, dans la mesure où ceux‑ci ont reçu du législateur le pouvoir de se prononcer sur des questions de droit.

100 Ce principe a été appliqué à des tribunaux constitués en vertu de la Loi canadienne sur les droits de la personne dans Canada (Procureur général) c. Druken, [1989] 2 C.F. 24 (C.A.). Cette affaire portait sur le refus d’accorder des prestations d'assurance‑chômage à des femmes qui avaient été employées par leur mari ou par des sociétés dont leur mari contrôlait plus de 40 pour 100 des actions avec droit de vote. Ces dernières avaient déposé une plainte fondée sur la Loi canadienne sur les droits de la personne, alléguant qu'elles avaient été victimes de discrimination. La Commission a déféré la plainte à un tribunal, qui a conclu que les dispositions de la Loi sur l'assurance‑chômage qui prescrivaient ce traitement discriminatoire étaient incompatibles avec la Loi canadienne sur les droits de la personne et qu'elles étaient donc inopérantes. Le procureur général du Canada a soutenu que le tribunal n'avait pas compétence pour statuer de façon déclaratoire sur la validité de dispositions législatives. Après avoir cité le passage de Re Shewchuk rapporté ci‑dessus, la Cour d'appel fédérale, sous la plume du juge Mahoney, a affirmé que le principe voulant qu'une instance inférieure puisse conclure à l’invalidité d'une disposition législative incompatible avec la Charte dans le cadre de la prise d'une décision que le législateur lui a donné le pouvoir de rendre, s'appliquait également à un tribunal des droits de la personne constitué en vertu de la Loi canadienne sur les droits de la personne. Selon le juge Mahoney (à la p. 35), ce tribunal était habilité à conclure que la disposition législative en cause «a été implicitement abrogée par l'adoption de la Loi sur les droits de la personne».

101 En l'espèce, on fait valoir que c'est une disposition de la Loi canadienne sur les droits de la personne -‑ la disposition relative au moyen de défense fondé sur «l'âge de la retraite en vigueur» ‑- qui a été implicitement abrogée par la Charte. Du point de vue de la compétence de la Commission, toutefois, il n'existe pas de distinction entre la présente espèce et l'affaire Druken. Si les appelants ont raison, l'art. 52 de la Loi constitutionnelle de 1982 a implicitement abrogé ce moyen de défense. Pour décider si une plainte est valide, la Commission doit déterminer si cet argument est bien fondé. Suivant le principe établi dans Douglas College et appliqué dans Re Shewchuk et Druken, la Commission a le pouvoir d'examiner cette question dans l'exécution de son mandat consistant à décider s'il convient de rejeter la plainte ou de la déférer à un tribunal.

102 La Commission est le gardien du processus du tribunal. Il est donc impossible, comme le proposent les juges majoritaires, qu’elle soit empêchée d’examiner des questions de droit que le tribunal peut examiner. Aucune question ne peut être déférée au tribunal si la Commission ne l’a pas d’abord étudiée. La démarche adoptée par les juges majoritaires a pour effet pratique de permettre à des intimés d’utiliser la Constitution comme bouclier, tout en faisant en sorte que les plaignants ne puissent contester la validité de moyens de défense conférés par la loi.

103 Je conclus que la Commission a le pouvoir d'examiner la question de savoir si la Charte invalide le moyen de défense fondé sur «l'âge de la retraite en vigueur». Comme sa fonction ne consiste qu'à effectuer un examen préalable de la plainte, la Commission n'a pas à rendre de décision définitive; elle doit seulement déterminer s'il existe une possibilité raisonnable que la plainte soit accueillie. Dans le contexte des fonctions que lui attribue la Loi canadienne sur les droits de la personne, la Commission a l’expertise nécessaire à cet égard. Si elle conclut à l'existence de cette possibilité, elle doit alors déférer la question à un tribunal, qui tient une audience complète et rend sa décision en conséquence. La décision du tribunal sur la question de droit est susceptible de révision par un tribunal d'appel. La décision du tribunal d'appel peut, à son tour, être déposée au greffe de la Cour fédérale comme décision de cette cour et faire l'objet d'un appel devant la Cour d'appel fédérale.

IV. La Commission a‑t‑elle commis une erreur en rejetant la plainte?

104 La Commission a agi en présumant qu'elle avait le pouvoir d'examiner si le moyen de défense fondé sur «l'âge de la retraite en vigueur» prévu par la Loi canadienne sur les droits de la personne contrevenait à l'art. 15 de la Charte et était, par conséquent, inopérant par application de l'art. 52 de la Loi constitutionnelle de 1982. Elle a justifié sa décision de rejeter les plaintes des appelants en affirmant que la décision de notre Cour dans McKinney c. Université de Guelph, [1990] 3 R.C.S. 229, avait maintenu le principe de la retraite obligatoire et, partant, le moyen de défense fondé sur «l'âge de la retraite en vigueur».

105 L'intimée Lignes aériennes Canadien International soutient que la Commission a conclu à bon droit que l'arrêt McKinney répond entièrement aux prétentions des appelants. Dans cet arrêt, notre Cour a jugé que l'établissement à 65 ans de l'âge de la retraite obligatoire applicable aux professeurs d'université contrevenait à la garantie d'égalité énoncée à l’art. 15 de la Charte, mais qu'il s'agissait d'une limite raisonnable dont la justification pouvait se démontrer dans une société libre et démocratique, conformément à l'article premier de la Charte. Pour Lignes aériennes Canadien International, cette position repose sur la conclusion de la Cour selon laquelle 65 ans constitue, pour les professeurs d'université, l'âge de la retraite «en vigueur». Il s'ensuit, d'après elle, qu'une disposition législative prévoyant la mise à la retraite à l'âge en vigueur pour l'emploi visé est justifiée aux termes de l'article premier de la Charte.

106 J'estime, en toute déférence, que cet argument procède d'une simplification à outrance du processus que suppose l'article premier de la Charte. Même en acceptant l'affirmation douteuse selon laquelle la conclusion voulant que la violation en cause dans le pourvoi McKinney ait été jugée justifiée au regard de l'article premier de la Charte pour le seul motif qu'il s'agissait de l'âge de la retraite en vigueur, on ne saurait conclure que ce seul facteur suffirait, dans tous les cas, à justifier une contravention à l'art. 15. L'article premier fait intervenir beaucoup plus qu'un usage habituel ou «en vigueur». Il se peut qu'un usage habituel soit injustifiable en raison de l'énormité de la violation ou du peu d'importance des objectifs qu'il est censé poursuivre. Il faut examiner chaque affaire en fonction de ses propres circonstances. On peut facilement imaginer des cas où les normes appliquées dans l'industrie en matière de retraite pourront être déraisonnables. Par exemple, si une société de logiciels décide de mettre à la retraite tous ses employés âgés de plus de 40 ans en soutenant qu'après cet âge la créativité humaine décline, l'argument voulant que ce soit l’usage «en vigueur» suffirait‑il à démontrer qu'il est justifiable sans autre examen? Je ne le crois pas.

107 Je ne crois pas non plus que le fait que les syndicats aient participé à la détermination de la norme «en vigueur» en garantisse le caractère justifiable. Comme les appelants le soulignent, de nombreuses raisons peuvent expliquer pourquoi un syndicat ne défend pas une cause particulière. Il se peut qu'elle n'intéresse qu'un nombre minime de membres ou que le syndicat ait d'autres points plus importants à discuter à la table de négociation. De plus, même s'il décidait de s'attaquer à une question comme l'âge de la retraite obligatoire, il se peut qu’il soit incapable d'obtenir ce qu'il propose. En matière de négociation collective, comme dans toute négociation, les parties n'obtiennent pas tout ce qu'elles veulent.

108 Selon moi, la Commission a commis une erreur en concluant que l'arrêt McKinney répond entièrement aux prétentions des appelants. Elle aurait dû conclure que l'âge de la retraite en vigueur ne constitue pas nécessairement une défense à une plainte de discrimination fondée sur l'âge et déférer la plainte à un tribunal pour qu'il l'examine, qu'il tienne une audience et qu'il rende une décision statuant, notamment, sur la question constitutionnelle. Bien entendu, lorsqu’elle défère à un tribunal la plainte qui comporte une question relevant de la Charte, comme celle qui est soulevée en l’espèce, la Commission doit en aviser le procureur général conformément à l’art. 57 de la Loi sur la Cour fédérale, L.R.C. (1985), ch. F-7.

V. Conclusion

109 Je suis d'avis d'accueillir les pourvois et d'ordonner à la Commission de déférer la question à un tribunal.

Pourvois rejetés, les juges L’Heureux‑Dubé et McLachlin sont dissidentes.

David John Cooper, en personne.

Noel Edwin Bell, en personne.

Procureur de l’intimée la Commission canadienne des droits de la personne: Commission canadienne des droits de la personne, Ottawa.

Procureurs de l’intimée Lignes aériennes Canadien International Ltée: Davis & Company, Vancouver.

Procureurs de l’amicus curiae: Raven, Jewitt & Allen, Ottawa.


Synthèse
Référence neutre : [1996] 3 R.C.S. 854 ?
Date de la décision : 21/11/1996
Sens de l'arrêt : Les pourvois sont rejetés

Analyses

Droit administratif - Commissions et tribunaux administratifs - Droit de trancher des questions de droit, y compris des questions constitutionnelles - Allégation de discrimination fondée sur l’âge examinée par la Commission des droits de la personne - Loi disposant qu’il n’y a pas discrimination fondée sur l’âge si l’âge de la retraite obligatoire est établie suivant la norme en vigueur dans le secteur - Recommandation de l’enquêteur nommé par la Commission que la plainte ne soit pas déférée devant un tribunal - La disposition permettant la discrimination fondée sur l’âge est‑elle contraire aux dispositions sur l’égalité de l’art. 15 de la Charte canadienne des droits et libertés? - La Commission a‑t‑elle le pouvoir implicite de déférer l’affaire à un tribunal et de se prononcer ainsi en substance sur la constitutionnalité de la disposition? - Charte canadienne des droits et libertés, art. 1, 15, 24(1) - Loi constitutionnelle de 1982, art. 52 - Loi canadienne sur les droits de la personne, L.R.C. (1985), ch. H‑6, art. 15c).

Les appelants, qui devaient être mis à la retraite comme pilotes de ligne à l’âge de 60 ans conformément à leur convention collective, ont allégué la discrimination fondée sur l’âge, étant donné que la plupart des employés au Canada sont tenus de prendre leur retraite seulement à l’âge de 65 ans. Ils ont déposé des plaintes auprès de la Commission canadienne des droits de la personne en avril et en juillet 1990 et un enquêteur a été nommé. L’employeur a fait valoir qu’il n’y avait pas eu discrimination parce que la politique d’emploi constituait une exigence professionnelle justifiée. L’enquêteur a recommandé que la Commission rejette les plaintes des appelants. L’alinéa 15c) de la Loi canadienne sur les droits de la personne (la Loi), qui dispose qu’il n’y a pas discrimination si la mise à la retraite intervient à un âge normal selon les normes en vigueur dans le secteur, serait dans les faits invalidé par la Commission comme contraire à la Charte si cette dernière soumettait l’affaire à l’examen d’un tribunal. Les appelants ont saisi la Section de première instance de la Cour fédérale d’une demande de contrôle judiciaire visant à obtenir une ordonnance annulant la décision de la Commission et prescrivant à cette dernière de demander au président du Comité du tribunal des droits de la personne de constituer un tribunal pour examiner leurs plaintes. La requête a été rejetée et cette décision a été confirmée en appel. L’employeur a obtenu qualité pour agir après que l’autorisation de pourvoi eut été accordée. Après audition des plaidoiries des parties, qui étaient toutes d’avis que la Commission disposait à tout le moins d’une compétence limitée pour examiner la constitutionnalité de la Loi, la Cour a nommé un amicus curiae pour faire valoir les arguments militant contre l’existence d’une telle compétence. Il s’agissait de savoir si la Commission canadienne des droits de la personne ou un tribunal constitué par elle pour enquêter sur une plainte ont le pouvoir de statuer sur la constitutionnalité d’une disposition de leur loi habilitante. En particulier, la Commission pouvait‑elle ne pas tenir compte de l’al. 15c) de la Loi?

Arrêt (les juges L’Heureux‑Dubé et McLachlin sont dissidentes): Les pourvois sont rejetés.

Les juges La Forest, Sopinka, Gonthier et Iacobucci: La Loi ne donne pas à la Commission canadienne des droits de la personne compétence pour examiner la constitutionnalité de ses dispositions. La compétence de la Commission est circonscrite par les prescriptions de la Loi. De la même façon, un tribunal constitué à la demande de la Commission n’a pas non plus compétence pour se prononcer sur la constitutionnalité d’une disposition limitative de la Loi.

Le paragraphe 52(1) de la Loi constitutionnelle de 1982 ne constitue pas une source indépendante de compétence pour les tribunaux administratifs. La cour de justice doit donc, en faisant appel à l’interprétation des lois, se demander si, explicitement ou implicitement, le Parlement a inclus le pouvoir de trancher des questions de droit dans la loi habilitante du tribunal administratif. Dans l’affirmative, le tribunal peut, par application du par. 52(1), se prononcer sur des questions constitutionnelles, dont celle de la constitutionnalité de sa loi habilitante. Il n’est pas nécessaire de déterminer si la Commission ou un tribunal constitué en vertu de la Loi est un tribunal compétent au sens du par. 24(1) de la Charte.

Pour déterminer si un tribunal administratif a le pouvoir de se prononcer sur des questions de droit, diverses questions pratiques comme la composition et la structure du tribunal, la procédure qui est suivie devant lui, les voies d’appel existant contre les décisions qu’il rend et son expertise peuvent à bon droit être prises en considération. Ces considérations d’ordre pratique, dans la mesure où elles font ressortir l’économie de la loi habilitante, renseignent sur le mandat que le législateur a confié au tribunal administratif. Des considérations d’ordre pratique et fonctionnel peuvent par ailleurs appuyer ou réfuter l’existence d’une compétence en matière constitutionnelle, quoique de telles considérations ne puissent jamais prendre le pas sur l’intention du législateur.

La Loi prévoit un processus complet de traitement des plaintes en matière de droits de la personne. La Commission est un rouage essentiel de ce processus. La Loi ne renferme aucune disposition conférant expressément à la Commission le pouvoir de statuer sur des questions de droit et rien non plus dans l’économie de la Loi ne permet d’inférer que la Commission dispose de ce pouvoir. Si l’on considère la Loi dans son ensemble, le rôle de la Commission consiste à recevoir les plaintes et à en faire un examen préalable afin qu’elles soient traitées comme il convient. La Commission n’est pas un organisme décisionnel; cette fonction est remplie par les tribunaux constitués en vertu de la Loi. Si la Commission invalidait l’al. 15c) de la Loi (ce qu’elle ferait si elle déférait la plainte à un tribunal), elle exercerait en fait une fonction décisionnelle pour laquelle elle n’a reçu aucun mandat. Les organismes et tribunaux administratifs sont créés par la loi; il importe de respecter la volonté que le législateur a exprimée dans le texte de loi. Les fonctions d’administration et d’examen préalable qui sont dévolues à la Commission et l’absence de rôle décisionnel important indiquent manifestement que le législateur n’avait pas l’intention de conférer à cet organisme le pouvoir d’examiner des questions de droit.

Les articles 27, 40 et 41 de la Loi ne font qu’habiliter la Commission à interpréter et à appliquer sa loi habilitante. Il ne s’ensuit donc pas qu’elle soit habilitée à se prononcer sur des questions de droit générales. Les organismes administratifs doivent tous, à des degrés variables, disposer du pouvoir d’interpréter et d’appliquer leur loi habilitante. Déterminer la question de la compétence sur une plainte donnée en se reportant aux dispositions de la Loi procède d’une démarche conceptuellement différente de celle qui consiste à examiner les dispositions de cette loi sous l’angle de la Charte. La première démarche constitue l’application de l’intention du législateur telle qu’elle ressort de la Loi, tandis que la seconde revient à ne pas tenir compte de cette intention.

Les avantages pratiques qui pourraient découler du pouvoir de la Commission d’examiner la constitutionnalité de sa loi habilitante sont limités. Premièrement, n’étant pas un organisme décisionnel, la Commission ne peut être considérée comme un forum approprié pour l’examen de questions constitutionnelles fondamentales. Permettre aux parties de soulever des questions de cette nature suppose nécessairement un processus plus complexe et plus long qui entraverait le processus d’examen préalable de la Commission. Deuxièmement, la Commission n’a pas d’expertise particulière en ce qui a trait aux questions de droit. Il serait plus efficace, pour les parties et pour le système en général, que le plaignant demande à la Cour fédérale ou à une cour supérieure provinciale de rendre un jugement déclaratoire d’inconstitutionnalité, étant donné que toute décision de la Commission sur la validité constitutionnelle d’une disposition de la Loi ferait l’objet d’une demande de contrôle judiciaire. Dans un tel cadre, la question peut être examinée comme il convient et sa solution peut bénéficier de l’expertise nécessaire.

Vu la compétence limitée de la Commission, il en découle logiquement qu’un tribunal constitué en vertu de la Loi est également dépourvu de la compétence pour déclarer inconstitutionnelle une disposition limitative de la Loi. Le législateur ne peut avoir eu l’intention de conférer aux tribunaux constitués en vertu de la Loi une compétence qu’ils ne pourraient jamais exercer.

Les paragraphes 50(1) et 53(2) de la Loi confèrent au tribunal constitué en vertu de ses dispositions le pouvoir d’examiner l’objet de la plainte qui lui est déférée par la Commission. Il s’agit d’abord et avant tout d’une enquête portant sur l’appréciation des faits. Au cours d’une telle enquête, un tribunal a compétence pour examiner des questions de droit, dont des questions relevant de l’interprétation des lois et des questions constitutionnelles. Lorsqu’il formule des conclusions juridiques, le tribunal n’a pas droit à l’application de la règle de la retenue judiciaire par la cour de justice siégeant en appel.

Le juge en chef Lamer: Bien que le contrôle judiciaire soit nécessaire pour préserver les valeurs constitutionnelles importantes, il prête en soi à la controverse dans une démocratie comme le Canada, parce qu’il confère à des représentants non élus le pouvoir de contester des décisions auxquelles on est arrivé grâce au processus démocratique. Comme principe constitutionnel, ce pouvoir doit en conséquence être réservé aux cours de justice et ne devrait pas être accordé à des organismes qui sont de simples créatures du législateur, dont les membres sont habituellement susceptibles d’être démis de leurs fonctions à chaque changement de gouvernement et dont les décisions dans certains cas sont rendues dans le cadre de lignes directrices établies par le pouvoir exécutif du gouvernement. Dans ses arrêts antérieurs, notre Cour a peut‑être mal compris et dénaturé le réseau de liens institutionnels entre le législatif, l’exécutif et le judiciaire en donnant aux tribunaux administratifs l’accès à l’art. 52 de la Loi constitutionnelle de 1982. L’application de cet article devrait être réservée aux cours de justice parce que la tâche de déclarer non valide une loi adoptée par une législature élue démocratiquement relève exclusivement du judiciaire. (La question du rôle des tribunaux administratifs en rapport avec le par. 24(1) n’a pas été abordée.)

La prémisse sur laquelle s’appuient les autres membres de la Cour — à savoir que l’intention de conférer aux tribunaux administratifs le pouvoir d’interpréter des questions de droit en général implique l’intention de leur conférer le pouvoir de refuser systématiquement d’appliquer des lois qui contreviennent à la Charte — est douteuse. Premièrement, une telle déduction est artificielle. Un grand nombre, sinon la plupart, des tribunaux administratifs institués par le législateur fédéral et les législateurs provinciaux ont été créés avant l’adoption de la Charte en 1982. Les législateurs canadiens n’auraient pas pu envisager de conférer à ces tribunaux le pouvoir de refuser systématiquement d’appliquer des lois qui contreviennent à la Charte. Deuxièmement, cette déduction est vraiment illogique. Le législateur ne pourrait avoir l’intention de conférer à un tribunal administratif le pouvoir de se prononcer sur la constitutionnalité de sa loi habilitante que s’il avait adopté sciemment une loi douteuse sur le plan constitutionnel; sinon, l’octroi du pouvoir ne serait pas nécessaire. Le législateur n’adopterait pas sciemment une loi douteuse sur le plan constitutionnel. La présomption de constitutionnalité semble indiquer que le législateur tient pour acquis que les lois qu’il adopte sont constitutionnelles. Quoi qu’il en soit, si le législateur savait qu’une loi était douteuse sur le plan constitutionnel, mais qu’il l’a néanmoins adoptée, on ne voit pas facilement pourquoi il conférerait également au tribunal auquel il attribue la responsabilité de lui donner effet le pouvoir de conclure au caractère inopérant de diverses dispositions de cette loi.

Il faut retourner aux principes premiers de la Constitution pour bien comprendre le lien entre l’art. 52 et les tribunaux administratifs.

Les arrêts Douglas College, Cuddy Chicks et Tétreault‑Gadoury sont contraires au principe constitutionnel de la séparation des pouvoirs qui est l’une des caractéristiques fondamentales de la Constitution canadienne. Bien que la séparation des pouvoirs en vertu de la Constitution canadienne ne soit pas absolue, le droit constitutionnel canadien reconnaît une certaine notion de séparation des pouvoirs. L’existence des cours de justice découle de la séparation des pouvoirs tel qu’il appert de la jurisprudence concernant l’art. 96 de la Loi constitutionnelle de 1867 et de l’interprétation jurisprudentielle du préambule de la Loi constitutionnelle de 1867, qui établit que le Canada doit avoir une «constitution semblable dans son principe à celle du Royaume‑Uni».

Le statut constitutionnel du judiciaire, qui résulte de la séparation des pouvoirs, exige que certaines fonctions soient exercées exclusivement par des organismes judiciaires. Quoique le judiciaire ne détienne pas le monopole de l’interprétation des questions de droit, il doit néanmoins avoir une compétence exclusive en matière de contestations de la validité des lois en vertu de la Constitution du Canada, et notamment en vertu de la Charte. Seules les cours de justice jouissent de l’indépendance requise pour qu’on se fie à leur examen constitutionnel des lois lorsque cet examen amène une cour de justice à déclarer non valide un texte adopté par le législateur. De simples créatures du législateur, dont l’existence même peut prendre fin d’un trait de plume de sa part, dont les membres sont habituellement en fonction selon le bon plaisir du gouvernement au pouvoir, et dont les décisions dans certains cas sont à juste titre régies par des lignes directrices établies par la branche exécutive du gouvernement, ne conviennent pas pour cette tâche. L’indépendance des tribunaux se caractérise par l’inamovibilité, la sécurité financière et l’indépendance relativement aux questions administratives qui ont directement un effet sur l’exercice de leurs fonctions judiciaires. Dans le contexte d’une décision rendue en vertu de la Charte, ces caractéristiques aident à mettre les cours de justice à l’abri de l’ingérence, entre autres, des législatures élues et leur permettent de sauvegarder la suprématie des droits garantis par la Charte au moyen de l’art. 52.

La jurisprudence s’appuie sur une distinction entre le refus d’appliquer la loi et la déclaration d’invalidité pour affirmer que les tribunaux administratifs n’empiètent pas sur le rôle du judiciaire. Beaucoup de tribunaux administratifs, toutefois, fonctionnent suivant une doctrine informelle du précédent. L’équivalence de fait entre le refus d’appliquer la loi et la déclaration d’invalidité montre de façon décisive que les tribunaux administratifs, lorsqu’ils refusent d’appliquer leur loi habilitante en vertu de l’art. 52 de la Loi constitutionnelle de 1982, exercent sans droit le rôle des cours de justice. Les arrêts de notre Cour qui autorisent les tribunaux administratifs à outrepasser leur rôle constitutionnel ont par conséquent grandement besoin d’être révisés. Et pour les mêmes motifs, les tribunaux administratifs ne peuvent pas se voir conférer expressément le pouvoir d’examiner la constitutionnalité de leur loi habilitante.

Cette conclusion ne diminue pas le pouvoir de la Commission de déterminer si les plaignants sont visés par la compétence du gouvernement fédéral selon le partage des pouvoirs. Il existe une différence conceptuelle importante entre l’interprétation par la Commission de sa loi habilitante à la lumière du partage des pouvoirs et la mise en doute par la Commission de la validité de cette loi à la lumière de la Charte. Lorsqu’elle exerce le premier rôle, la Commission détermine simplement si elle a le pouvoir de statuer sur une question, parce que l’intention claire du législateur était qu’elle agisse seulement dans les limites des pouvoirs du gouvernement fédéral. En outre, ces remarques ne devraient être interprétées comme visant à diminuer l’obligation générale d’interpréter les lois à la lumière des valeurs exprimées dans la Charte.

Les arrêts Douglas College, Cuddy Chicks et Tétreault‑Gadoury vont également à l’encontre d’une deuxième caractéristique fondamentale de la Constitution canadienne, soit son engagement à l’égard de la démocratie parlementaire. La Loi constitutionnelle de 1867 a incorporé les aspects de la démocratie parlementaire qui ont revêtu une forme juridique. L’un de ces aspects est le rapport juridique entre l’exécutif et le législatif. Le rôle de l’exécutif consiste à réaliser l’intention du législateur. C’est le respect de la démocratie qui justifie ce rapport hiérarchique dans le Canada actuel, car les législatures sont des institutions représentatives qui doivent répondre de leurs actions devant l’électorat. La prise en charge par les tribunaux administratifs du pouvoir de statuer sur les questions relatives à la Charte inverse toutefois ce rapport hiérarchique. Au lieu de réaliser l’intention du législateur, la jurisprudence de notre Cour permet aux tribunaux administratifs de contester les décisions prises par une législature élue démocratiquement. Un tribunal administratif a, dans ces circonstances, usurpé inconstitutionnellement un pouvoir qu’il n’avait pas. Les rédacteurs de la Charte n’avaient pas l’intention de modifier aussi fondamentalement la nature du rapport entre l’exécutif et le législatif.

Les juges L’Heureux‑Dubé et McLachlin (dissidentes): Tout tribunal appelé à trancher des questions de droit dispose des pouvoirs afférents à cette tâche. Le fait que la question de droit porte sur les effets de la Charte ne change rien.

Deux principes connexes d’application générale s’appliquent. Premièrement, les organismes décisionnels, qu’il s’agisse de tribunaux judiciaires ou administratifs, sont tenus d’appliquer la loi, y compris la Charte. Deuxièmement, la décision d’un tribunal selon laquelle une règle de droit contrevient à la Charte n’est rien d’autre que l’application de la loi.

Les arrêts Douglas College, Tétreault‑Gadoury et Cuddy Chicks établissent deux principes connexes. Premièrement, un tribunal administratif qui dispose du pouvoir de statuer sur des questions de droit est habilité à se prononcer sur la validité de dispositions législatives particulières au regard de la Charte. Deuxièmement, dans la mesure où il exerce une fonction qui lui a été dévolue par sa loi habilitante, un tribunal administratif peut examiner et trancher des questions relatives à la Charte. En corollaire, ces arrêts énoncent un troisième principe, savoir qu’il n’est pas nécessaire que ce pouvoir lui soit conféré en termes explicites pour que le tribunal puisse appliquer la Charte.

Le pouvoir de la Commission d’examiner des questions de droit n’est pas prévu expressément dans la Loi, mais il peut s’inférer de ses termes. Un grand nombre de ses obligations ne pourraient être exécutées sans le pouvoir d’examiner des questions de droit en général et, plus particulièrement, celui d’examiner les effets de la Charte sur les dispositions législatives en matière de droits de la personne. Le législateur n’a pas voulu que la Commission, à qui il incombe d’interpréter la loi pour les fins de la partie I de la Loi (Motifs de distinction illicite), s’acquitte des fonctions qui lui sont conférées par la partie III (Actes discriminatoires et dispositions générales) sans exercer de pouvoir d’interprétation. La Commission jouit par conséquent d’un pouvoir d’interprétation pour déterminer s’il y a lieu de rejeter une plainte ou de la déférer à un tribunal. Aux termes de la Loi, le tribunal constitué pour examiner une plainte et en décider dispose lui aussi du pouvoir de prendre en considération et de trancher des questions de droit.

Un tribunal peut examiner la Charte dans l’exécution du mandat que lui confère le législateur. Diverses dispositions de la Loi étayent la conclusion non seulement que la Commission canadienne des droits de la personne est habilitée à examiner des questions de droit mais également qu’elle doit le faire. Cette obligation englobe la possibilité pour les organismes et les tribunaux constitués en vertu de lois sur les droits de la personne de conclure à l’invalidité de dispositions législatives. Cette possibilité a souvent été présumée sans contestation. La Commission est la gardienne du processus du tribunal et elle ne peut donc pas être empêchée d’examiner des questions de droit que le tribunal peut examiner puisqu’elle doit d’abord les étudier.

La Commission a par conséquent le pouvoir d’examiner la question de savoir si la Charte invalide le moyen de défense fondé sur «l’âge de la retraite en vigueur». Comme sa fonction ne consiste qu’à effectuer un examen préalable de la plainte, la Commission n’a pas à rendre de décision définitive; elle doit seulement déterminer s’il existe une possibilité raisonnable que la plainte soit accueillie. Dans le contexte des fonctions que lui attribue la Loi, la Commission a l’expertise nécessaire à cet égard. Si elle conclut à l’existence de cette possibilité, elle doit alors déférer la question à un tribunal, qui tient une audience complète et rend sa décision en conséquence. La décision du tribunal sur la question de droit est susceptible de révision par un tribunal d’appel. La décision du tribunal d’appel peut, à son tour, être déposée au greffe de la Cour fédérale comme décision de cette cour et faire l’objet d’un appel devant la Cour d’appel fédérale.

L’argument selon lequel l’arrêt McKinney c. Université de Guelph (où on a jugé qu’une disposition établissant à 65 ans l’âge de la retraite obligatoire contrevenait à l’art. 15 de la Charte, mais était justifiée par l’article premier) reposait sur la conclusion de la Cour selon laquelle 65 ans constituait l’âge de la retraite «en vigueur» pour l’emploi en cause et qu’il s’ensuivait qu’une disposition législative prévoyant la mise à la retraite à l’âge en vigueur pour l’emploi visé devait également être justifiée aux termes de l’article premier, procède d’une simplification à outrance du processus que suppose l’article premier de la Charte. L’article premier fait intervenir beaucoup plus qu’un usage habituel ou «en vigueur». Il se peut qu’un usage habituel soit injustifiable en raison de l’énormité de la violation ou du peu d’importance des objectifs qu’il est censé poursuivre. Il faut examiner chaque affaire en fonction de ses propres circonstances.


Parties
Demandeurs : Cooper
Défendeurs : Canada (Commission des droits de la personne)

Références :

Jurisprudence
Citée par le juge La Forest
Arrêts appliqués: Douglas/Kwantlen Faculty Assn. c. Douglas College, [1990] 3 R.C.S. 570
Cuddy Chicks Ltd. c. Ontario (Commission des relations de travail), [1991] 2 R.C.S. 5
Tétreault‑Gadoury c. Canada (Commission de l’emploi et de l’immigration), [1991] 2 R.C.S. 22
arrêts mentionnés: McKinney c. Université de Guelph, [1990] 3 R.C.S. 229
Canada (Procureur général) c. Mossop, [1993] 1 R.C.S. 554
Syndicat des employés de production du Québec et de L’Acadie c. Canada (Commission canadienne des droits de la personne), [1989] 2 R.C.S. 879
Gould c. Yukon Order of Pioneers, [1996] 1 R.C.S. 571
Canada (Procureur général) c. Druken, [1989] 2 C.F. 24
Public Service Alliance of Canada c. Qu’Appelle Indian Residential Council (1986), 7 C.H.R.R. D/3600
Nealy c. Johnston (1989), 10 C.H.R.R. D/6450
Canada (Commission des droits de la personne) c. Taylor, [1990] 3 R.C.S. 892.
Citée par le juge en chef Lamer
Arrêts critiqués: Cuddy Chicks Ltd. c. Ontario (Commission des relations de travail), [1991] 2 R.C.S. 5
Tétreault‑Gadoury c. Canada (Commission de l’emploi et de l’immigration), [1991] 2 R.C.S. 22
Douglas/Kwantlen Faculty Assn. c. Douglas College, [1990] 3 R.C.S. 570
arrêts mentionnés: Fraser c. Commission des relations de travail dans la Fonction publique, [1985] 2 R.C.S. 455
R. c. Power, [1994] 1 R.C.S. 601
Renvoi: Loi de 1979 sur la location résidentielle, [1981] 1 R.C.S. 714
MacMillan Bloedel Ltd. c. Simpson, [1995] 4 R.C.S. 725
Crevier c. Procureur général du Québec, [1981] 2 R.C.S. 220
Beauregard c. Canada, [1986] 2 R.C.S. 56
Valente c. La Reine, [1985] 2 R.C.S. 673
Canada (Procureur général) c. Mossop, [1993] 1 R.C.S. 554
Hills c. Canada (Procureur général), [1988] 1 R.C.S. 513
R. c. Nova Scotia Pharmaceutical Society, [1992] 2 R.C.S. 606
Renvoi: Résolution pour modifier la Constitution, [1981] 1 R.C.S. 753
Harvey c. Nouveau-Brunswick (Procureur général), [1996] 2 R.C.S. 876
New Brunswick Broadcasting Co. c. Nouvelle‑Écosse (Président de l’Assemblée législative), [1993] 1 R.C.S. 319.
Citée par le juge McLachlin (dissidente)
Re Rosen, [1987] 3 C.F. 238
Douglas/Kwantlen Faculty Assn. c. Douglas College, [1990] 3 R.C.S. 570
Cuddy Chicks Ltd. c. Ontario (Commission des relations de travail), [1991] 2 R.C.S. 5
Tétreault‑Gadoury c. Canada (Commission de l’emploi et de l’immigration), [1991] 2 R.C.S. 22
Weber c. Ontario Hydro, [1995] 2 R.C.S. 929
Mills c. La Reine, [1986] 1 R.C.S. 863
Insurance Corporation of British Columbia c. Heerspink, [1982] 2 R.C.S. 145
Re Shewchuk and Ricard (1986), 28 D.L.R. (4th) 429
Canada (Procureur général) c. Druken, [1989] 2 C.F. 24
McKinney c. Université de Guelph, [1990] 3 R.C.S. 229.
Lois et règlements cités
Charte canadienne des droits et libertés, art. 1, 11d), 15, 24(1), (2).
Code des droits de la personne, 1981, L.O. 1981, ch. 53, art. 9a).
Labour Code, R.S.B.C. 1979, ch. 212.
Loi canadienne sur les droits de la personne, L.R.C. (1985), ch. H‑6, art. 7, 10, 15a), c), 26, 27(1)e), f), g), (2), 40, 41c), 43 [par. (2), abr. & rempl. L.R.C. (1985), ch. 31 (1er suppl.), art. 63], 44(1), (2), (3)a), b) [abr. & rempl., ibid., art. 64], 47(1), 49 [abr. & rempl., ibid., art. 66], 50, 50(1), (3), 53(1), (2)c), 55, 56(2), (3).
Loi constitutionnelle de 1867, art. 96, 97, 98, 99, 100.
Loi constitutionnelle de 1982, art. 52.
Loi sur la Cour fédérale, L.R.C. (1985), ch. F‑7, art. 18 [abr. & rempl. 1990, ch. 8, art. 4], 18.1 [aj. ibid., art. 5], 57 [abr. & rempl. ibid., art. 19].
Loi de 1971 sur l’assurance‑chômage, S.C. 1970‑71‑72, ch. 48.
Loi sur les relations de travail, L.R.O. 1980, ch. 228.
Doctrine citée
Anisman, Philip. «Jurisdiction of Administrative Tribunals to Apply the Canadian Charter of Rights and Freedoms». In Special Lectures of the Law Society of Upper Canada 1992: Administrative Law: Principles, Practice and Pluralism. Scarborough, Ont.: Carswell, 1992.
Evans, J. M. «Administrative Tribunals and Charter Challenges» (1989), 2 C.J.A.L.P. 13.
Hogg, Peter W. Constitutional Law of Canada (3rd ed. 1992). Scarborough, Ont.: Carswell, 1992.
Kuttner, Thomas. «Courts, Labour Tribunals and the Charter» (1990), 39 R.D. U.N.-B. 85.
Macaulay, Robert W. and James L. H. Sprague. Practice and Procedure Before Administrative Tribunals, vol. 2. Toronto: Carswell, 1995 (loose-leaf).
McAllister, Debra M. «Administrative Tribunals and the Charter: A Tale of Form Conquering Substance». In Special Lectures of the Law Society of Upper Canada 1992: Administrative Law: Principles, Practice and Pluralism. Scarborough, Ont.: Carswell, 1992.
Priest, Margot. «Charter Procedure in Administrative Cases: The Tribunal’s Perspective» (1994), 7 C.J.A.L.P. 151.
Roman, Andrew J. «Tribunals Deciding Charter of Rights Questions: The Trilogy of the Supreme Court of Canada — Douglas College, Cuddy Chicks, and Tétreault‑Gadoury» (1992), 1 Admin. L.R. (2d) 243.
Taman, Larry. «Jurisdiction of Administrative Tribunals to Consider Charter Arguments». In Neil R. Finkelstein and Brian MacLeod Rogers, eds., Administrative Tribunals and the Charter. Toronto: Carswell, 1990.

Proposition de citation de la décision: Cooper c. Canada (Commission des droits de la personne), [1996] 3 R.C.S. 854 (21 novembre 1996)


Origine de la décision
Date de l'import : 06/04/2012
Identifiant URN:LEX : urn:lex;ca;cour.supreme;arret;1996-11-21;.1996..3.r.c.s..854 ?
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