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06/02/1997 | CANADA | N°[1997]_1_R.C.S._157

Canada | M. (A.) c. Ryan, [1997] 1 R.C.S. 157 (6 février 1997)


M. (A.) c. Ryan, [1997] 1 R.C.S. 157

A. M. Appelante

c.

Clive Ryan et Dr Kathleen Parfitt Intimés

Répertorié: M. (A.) c. Ryan

No du greffe: 24612.

1996: 2 octobre; 1997: 6 février.

Présents: Les juges La Forest, L’Heureux‑Dubé, Sopinka, Cory, McLachlin, Iacobucci et Major.

en appel de la cour d’appel de la colombie‑britannique

POURVOI contre un arrêt de la Cour d’appel de la Colombie‑Britannique (1994), 98 B.C.L.R. (2d) 1, 119 D.L.R. (4th) 19, [1995] 1 W.W.R. 677, 51 B.C.A.C. 135, 84 W.A.C. 135, 32 C.P.C. (3d) 66

, qui a accueilli en partie l’appel de l’intimée Parfitt contre une décision du juge Vickers (1993), 81 B.C.L.R. (2d) 18...

M. (A.) c. Ryan, [1997] 1 R.C.S. 157

A. M. Appelante

c.

Clive Ryan et Dr Kathleen Parfitt Intimés

Répertorié: M. (A.) c. Ryan

No du greffe: 24612.

1996: 2 octobre; 1997: 6 février.

Présents: Les juges La Forest, L’Heureux‑Dubé, Sopinka, Cory, McLachlin, Iacobucci et Major.

en appel de la cour d’appel de la colombie‑britannique

POURVOI contre un arrêt de la Cour d’appel de la Colombie‑Britannique (1994), 98 B.C.L.R. (2d) 1, 119 D.L.R. (4th) 19, [1995] 1 W.W.R. 677, 51 B.C.A.C. 135, 84 W.A.C. 135, 32 C.P.C. (3d) 66, qui a accueilli en partie l’appel de l’intimée Parfitt contre une décision du juge Vickers (1993), 81 B.C.L.R. (2d) 180, [1993] 7 W.W.R. 480, qui avait confirmé une ordonnance du protonotaire Bolton (1993), 40 A.C.W.S. (3d) 730, [1993] B.C.W.L.D. 1680, ordonnant à l’intimée Parfitt de produire une copie de ses dossiers relatifs à l’appelante. Pourvoi rejeté, le juge L’Heureux‑Dubé est dissidente.

Brian J. Wallace, c.r., et Carolyn McCool, pour l’appelante.

Christopher E. Hinkson, c.r., et William S. Clark, pour l’intimé Ryan.

Personne n’a comparu pour l’intimée Parfitt.

//Le juge McLachlin//

Version française du jugement des juges La Forest, Sopinka, Cory, McLachlin, Iacobucci et Major rendu par

1 Le juge McLachlin -- Après avoir été agressée sexuellement par l’intimé le Dr Ryan, l’appelante a consulté un psychiatre. En l’espèce, il s’agit de savoir si les notes et les dossiers du psychiatre contenant des déclarations que l’appelante a faites au cours de son traitement échappent à toute divulgation dans des poursuites civiles intentées par l’appelante contre le Dr Ryan. En principe, le droit d’une partie défenderesse à la documentation pertinente pour vérifier l’exactitude de la preuve de la partie demanderesse l’emporte‑t‑il sur l’attente de cette dernière à ce que ses communications avec son psychiatre demeurent confidentielles?

I. Les faits et l’historique des procédures judiciaires

2 L’appelante était âgée de 17 ans lorsqu’elle a été traitée par un psychiatre, le Dr Ryan. Au cours du traitement, le Dr Ryan a eu des relations sexuelles avec elle. Il a également accompli des actes de grossière indécence en sa présence. L’appelante allègue que cette conduite l’a lésée et elle poursuit le Dr Ryan en vue d’obtenir des dommages‑intérêts. Le Dr Ryan ne nie pas qu’il a adopté cette conduite sexuelle. Il affirme, toutefois, que l’appelante a consenti aux actes en question. Il fait aussi valoir que la conduite reprochée n’est pas la cause du préjudice pour lequel la demanderesse le poursuit.

3 L’appelante allègue que l’agression sexuelle et les actes de grossière indécence lui ont causé les problèmes suivants: souffrance morale et anxiété, perte de dignité et d’amour‑propre, humiliation et honte, difficultés à nouer et à entretenir des relations interpersonnelles, traumatisme psychologique et émotionnel persistant, état de crainte et d’angoisse constant, perte de chances de carrière et de se faire instruire, pertes de mémoire et incapacité d’exprimer ses émotions, tentatives répétées de suicide, grave dépression et troubles de stress post‑traumatique. Pour faire face à ces difficultés de même qu’à d’autres problèmes, l’appelante a consulté une psychiatre, le Dr Parfitt.

4 L’appelante tenait à ce que ses communications avec le Dr Parfitt demeurent confidentielles. Le Dr Parfitt lui a assuré qu’elle ferait tout son possible pour préserver la confidentialité de leurs discussions. À un moment donné, le Dr Parfitt s’est abstenue de prendre ses notes habituelles, en raison des craintes de l’appelante.

5 Les Règles de pratique de la Colombie‑Britannique permettent à chaque partie à une action en justice de procéder à l’interrogatoire préalable de l’autre partie et d’obtenir d’elle la communication de tous les documents en sa possession qui sont pertinents quant à la poursuite et qui n’échappent pas à la divulgation en raison d’un privilège ou d’une autre exception prévue par la loi. Dans le cas où une partie ne produit pas volontairement un document requis, la cour peut ordonner la production de ce document. Les Règles prévoient aussi l’obtention de documents auprès de tiers. À défaut d’une production volontaire, une demande de production peut être présentée en vertu du par. 26(11) des Règles.

6 Au cours de l’interrogatoire préalable de l’appelante, l’avocat du Dr Ryan a demandé la production des dossiers et des notes du Dr Parfitt. L’avocat de l’appelante a prévenu que ces documents ne seraient pas produits sans une ordonnance judiciaire. L’avocat du Dr Ryan a donc présenté une requête en divulgation. À l’audience devant le protonotaire Bolton, le Dr Parfitt a consenti à remettre ses rapports, mais a revendiqué un privilège à l’égard de ses notes. L’avocat de l’appelante était présent. Il a appuyé le Dr Parfitt dans son opposition à la production, mais n’a pas revendiqué formellement un privilège au nom de l’appelante.

7 Le protonotaire a conclu que le Dr Parfitt ne jouissait d’aucun privilège quant aux documents en question et en a ordonné la production au Dr Ryan. À son avis, il n’y avait aucun privilège général applicable aux communications entre un patient et son médecin. Un privilège ne pourrait être invoqué qu’en vertu des principes approuvés par notre Cour en ce qui concerne un privilège fondé sur les circonstances de chaque cas, lesquels principes sont parfois désignés sous le nom de «critère de Wigmore». Le premier volet de ce critère exige que les communications aient été transmises confidentiellement. Le protonotaire a conclu que ce n’était pas le cas en l’espèce, étant donné que l’appelante avait constamment craint que les notes de son médecin ne soient divulguées, et que le Dr Parfitt ne lui avait donné que l’assurance qu’elle ferait tout son possible pour préserver le caractère confidentiel de leurs discussions. Le protonotaire s’est ensuite demandé si le pouvoir discrétionnaire conféré par les règles de pratique l’autorisait à accéder à la demande du Dr Parfitt en matière de confidentialité. Il a conclu que les notes étaient pertinentes. Il ne restait plus qu’à décider si l’«embarras» dans lequel le Dr Parfitt serait mis s’il avait à divulguer ses notes l’emportait sur leur valeur probante. Le protonotaire a jugé que non. Tout en reconnaissant l’intérêt légitime qu’il y a à préserver la confidentialité et la liberté des discussions entre un patient et son thérapeute, il a conclu que ce n’était pas un facteur dont il pouvait tenir compte selon l’état du droit.

8 Le Dr Parfitt a interjeté appel devant la Cour suprême de la Colombie‑Britannique. Cet appel a été rejeté: (1993), 81 B.C.L.R. (2d) 180, [1993] 7 W.W.R. 480. Le juge Vickers était d’avis que les notes ne constituaient pas des documents privilégiés, non pas parce que leur contenu n’avait pas été transmis confidentiellement, comme le protonotaire l’avait conclu, mais parce que l’intérêt du public dans la bonne administration de la justice l’emportait sur les considérations de confidentialité, du fait que l’appelante avait elle‑même provoqué cette situation en engageant les poursuites judiciaires.

9 Le Dr Parfitt a interjeté appel devant la Cour d’appel de la Colombie‑Britannique. L’appel a été accueilli en partie: (1994), 98 B.C.L.R. (2d) 1, 119 D.L.R. (4th) 19, [1995] 1 W.W.R. 677, 51 B.C.A.C. 135, 84 W.A.C. 135 32, C.P.C. (3d) 66. Le juge Southin a commencé par affirmer qu’elle ne s’intéressait qu’au privilège du Dr Parfitt, et non à celui de la demanderesse, étant donné que la revendication de privilège de cette dernière n’était pas justifiée. Un médecin ne peut invoquer l’existence d’un privilège que dans le cas où la divulgation lui serait préjudiciable. Le Dr Parfitt n’avait pas établi qu’il en serait ainsi. Par conséquent, personne ne pouvait revendiquer un privilège, et l’examen de l’affaire devait reposer exclusivement sur les règles de pratique.

10 La Cour d’appel a statué que, en vertu du par. 26(11) des Règles, les documents pertinents ou «importants» doivent être produits à moins que l’ordonnance ne soit oppressive envers la demanderesse ou qu’elle n’ait sur elle un effet si préjudiciable qu’il serait injuste d’en ordonner la production. Lorsqu’elle applique ce critère, la cour doit se demander si l’atteinte en cause à la vie privée est nécessaire à la bonne administration de la justice et, dans l’affirmative, s’il y a lieu d’imposer des conditions pour limiter cette atteinte. D’une part, un demandeur ne doit pas être «découragé» d’intenter des poursuites par crainte de divulgation. D’autre part, un défendeur ne doit pas être privé d’une évaluation de la véritable perte causée par la faute alléguée. Selon la Cour d’appel, il n’y pas d’équilibre parfait à établir.

11 Le juge Southin a ordonné la divulgation des lettres de compte rendu et des notes du Dr Parfitt relatant les discussions entre elle et l’appelante. Le juge Southin n’a pas ordonné la divulgation des notes personnelles du Dr Parfitt, dont elle se sert pour tenter de comprendre ce que le patient lui dit. Ces notes n’ont pas été divulguées parce que l’appelante a donné à la cour l’assurance que le Dr Parfitt ne serait pas appelée à témoigner au procès et que, par conséquent, son diagnostic était [traduction] «sans importance» (p. 19 B.C.L.R.). La divulgation ordonnée était assujettie à quatre conditions: l’examen des documents devrait être réservé aux avocats du Dr Ryan et aux témoins experts sans que le Dr Ryan puisse lui‑même les consulter, quiconque prendrait connaissance des documents devrait s’abstenir d’en divulguer le contenu à une personne non autorisée à les examiner, les documents ne devraient être utilisés qu’aux fins du litige, et les avocats du Dr Ryan ne devraient faire qu’une seule copie des notes, laquelle devrait être transmise, si nécessaire, aux témoins experts du Dr Ryan.

12 L’appelante s’oppose à cette ordonnance de production restreinte et se pourvoit devant notre Cour.

II. Les dispositions législatives pertinentes

13 Règles de pratique de la Cour suprême de la Colombie‑Britannique, par. 26(11)

[traduction] Lorsqu’un document est en la possession ou sous le contrôle d’un tiers, la cour peut, à la suite d’un préavis donné à ce tiers et à toutes les autres parties, ordonner la production et l’examen du document ou la préparation d’une copie certifiée conforme pouvant tenir lieu de l’original. Une ordonnance fondée sur le par. 41(16) des Règles quant à une ordonnance rendue en vertu du présent paragraphe peut être délivrée si cette ordonnance comporte une reconnaissance par la personne en possession du document, ou qui en a le contrôle, qu’elle ne s’oppose pas aux conditions de l’ordonnance proposée.

III. Questions préliminaires

14 Les conclusions des tribunaux d’instance inférieure soulèvent trois questions préliminaires. La première est de savoir si la prétendue omission de l’appelante d’invoquer, devant le protonotaire, un privilège relativement aux dossiers la prive du droit de revendiquer ce privilège. En toute déférence, je suis en désaccord avec l’opinion de la Cour d’appel que c’est le cas. Si l’appelante jouissait d’un privilège à l’égard des documents, il ne pourrait être perdu que par renonciation. La conduite de l’appelante ne permet pas de conclure à l’existence d’une renonciation. Il est vrai que, dans son affidavit de documents, elle n’a pas revendiqué de privilège relativement aux notes et aux dossiers en cause. Cependant, les notes et les dossiers étaient non pas en sa possession, mais en la possession du Dr Parfitt. L’argument selon lequel ces documents étaient, en principe, sous son contrôle et que, par conséquent, ils auraient dû être mentionnés établit au mieux l’omission de revendiquer un privilège dans l’affidavit de documents, et non l’existence d’une renonciation consciente au privilège. La requête en production déposée devant le protonotaire visait non pas l’appelante, mais le Dr Parfitt. Par conséquent, l’appelante n’était pas invitée directement à invoquer un privilège quant à ces documents. Elle s’est toutefois fait représenter par un avocat et a appuyé la revendication de privilège du Dr Parfitt. Loin de renoncer au privilège, l’appelante l’a invoqué pendant toutes les procédures.

15 Une deuxième question préliminaire concerne le lien entre les règles de pratique et la règle de common law du privilège. À mon avis, le présent pourvoi doit être tranché uniquement en fonction du droit en matière de privilèges. Lorsqu’elle s’applique, la règle du privilège supplante tout pouvoir discrétionnaire résiduel qui, pourrait-on croire, par ailleurs, jouerait en faveur de la partie qui revendique un privilège. Il serait redondant et déroutant de recourir à une procédure en deux étapes qui obligerait le juge à examiner d’abord la question du privilège et ensuite celle du pouvoir résiduel visé au par. 26(11) des Règles.

16 Lorsque la personne qui s’oppose à la production est une partie à l’action et qu’un privilège est invoqué, un pouvoir discrétionnaire additionnel en vertu du par. 26(11) des Règles n’est d’aucune utilité puisque, en examinant si un privilège existe en fonction de chaque cas, le juge doit tenir compte de l’intérêt de la personne qui fait l’objet d’une demande de divulgation. Le quatrième volet du critère de Wigmore applicable pour déterminer l’existence d’un privilège exige donc que le juge examine si l’intérêt qu’il y a à soustraire les communications à la divulgation l’emporte sur celui qu’il y a à découvrir la vérité et à bien trancher le litige. Cela signifie que, pour décider si un privilège s’applique, il faut examiner et soupeser le droit à la vie privée de la plaignante et son droit de maintenir des rapports thérapeutiques productifs avec son psychiatre. Le fait que la question du droit à la vie privée de la plaignante se pose et qu’elle doive ainsi être examinée dans le contexte des rapports de cette dernière avec son psychiatre n’empêche pas que ce qui est en cause c’est son droit à la vie privée et qu’il s’agit de déterminer si, dans les circonstances de l’affaire, il devrait l’emporter sur le droit à la divulgation du défendeur. Ainsi, il devient inutile de réexaminer les mêmes questions après avoir décidé si un privilège s’applique. Une fois tranchées les questions de privilège, il ne reste plus rien à examiner selon la Règle.

17 De plus, il serait déroutant pour les juges du procès d’obliger le juge à recourir à une méthode différente en réexaminant la question en vertu d’un pouvoir discrétionnaire conféré par le par. 26(11) des Règles. Ce qui est encore plus grave, il pourrait parfois en résulter une conclusion contradictoire. Cela correspondrait à une règle de procédure, adoptée non pas par le législateur mais par décret, qui éclipserait la common law. Pareil résultat serait entièrement inopportun.

18 Une troisième question préliminaire concerne la distinction entre, d’une part, un privilège absolu ou général et, d’autre part, un privilège partiel. Bien que les catégories de common law traditionnelles aient perçu le privilège comme étant absolu, un choix entre tout ou rien, la jurisprudence plus récente reconnaît l’à-propos d’un privilège partiel dans de nombreuses situations. La protection accordée par le privilège peut être absolue ou partielle, selon ce qui est requis pour établir l’équilibre approprié entre l’intérêt qu’il y a à soustraire la communication à la divulgation et l’intérêt qu’il y a à bien trancher le litige. L’existence d’un privilège partiel peut signifier que seuls certains documents d’une catégorie donnée doivent être produits. Les documents devraient être examinés individuellement ou par catégorie, selon les circonstances de chaque cas.

IV. Principes généraux

19 Les principes de common law qui sous‑tendent la reconnaissance d’un privilège interdisant la divulgation sont simples. Ils découlent de la proposition fondamentale selon laquelle toute personne a une obligation générale de faire un témoignage pertinent quant à la question dont le tribunal est saisi, de manière à ce que la vérité puisse être découverte. La common law permet d’apporter, à cette obligation fondamentale, certaines exceptions connues sous le nom de privilèges, lorsqu’on peut démontrer qu’elles sont requises par un [traduction] «intérêt public qui transcende le principe normalement prépondérant du recours à tous les moyens raisonnables pour découvrir la vérité»: Trammel c. United States, 445 U.S. 40 (1980), à la p. 50.

20 Même si on a déjà cru que les circonstances à l’origine d’un privilège étaient désignées par des catégories définies au cours des siècles précédents — des catégories qui ne comprennent pas les communications entre une psychiatre et sa patiente — il est maintenant reconnu que la common law permet l’existence d’un privilège dans de nouvelles situations où la raison, l’expérience et l’application des principes qui sous‑tendent les privilèges traditionnels le requièrent: Slavutych c. Baker, [1976] 1 R.C.S. 254; R. c. Gruenke, [1991] 3 R.C.S. 263, à la p. 286. Les principes applicables émanent de ceux exposés dans Wigmore on Evidence, vol. 8 (McNaughton rev. 1961), § 2285. Premièrement la communication doit avoir été transmise confidentiellement. Deuxièmement, le caractère confidentiel doit être essentiel aux rapports dans le cadre desquels la communication est transmise. Troisièmement, les rapports doivent être des rapports qui, dans l’intérêt public, devraient être «entretenus assidûment». Finalement, si toutes ces conditions sont remplies, le tribunal doit décider si l’intérêt qu’il y a à soustraire les communications à la divulgation l’emporte sur celui qu’il y a à découvrir la vérité et à bien trancher le litige.

21 Il s’ensuit que le droit en matière de privilèges peut évoluer de manière a refléter la réalité sociale et juridique contemporaine. L’un des éléments de cette réalité est le fait que le droit se préoccupe de plus en plus des torts causés par les agressions sexuelles et des graves répercussions que ces agressions ont sur la santé et la productivité des nombreux membres de la société qui en sont victimes. Un autre élément de la réalité contemporaine est le fait que le traitement médical n’est plus limité aux répercussions physiques, mais vise les séquelles mentales et émotionnelles au moyen de techniques comme la consultation d’un psychiatre. Et il y a encore un autre élément récent qui peut être pris en considération relativement aux nouvelles revendications de privilège, soit la Charte canadienne des droits et libertés adoptée en 1982: SDGMR c. Dolphin Delivery Ltd., [1986] 2 R.C.S. 573, aux pp. 592 et 593; Dagenais c. Société Radio‑Canada, [1994] 3 R.C.S. 835, aux pp. 876 et 877; Hill c. Église de scientologie de Toronto, [1995] 2 R.C.S. 1130, au par. 121.

22 Je prends ici le temps de souligner qu’en examinant la Charte il importe de garder à l’esprit la distinction que notre Cour a établi entre appliquer la Charte à la common law, d’une part, et garantir que la common law reflète les valeurs de la Charte, d’autre part. Comme le juge Cory l’affirme, aux par. 93 et 95 de l’arrêt Hill, précité:

Lorsqu’il s’agit de déterminer de quelle façon la Charte s’applique à la common law, il est important de faire la distinction entre les cas où la constitutionnalité de l’action gouvernementale est contestée, et ceux où il n’y a aucune action gouvernementale. Il y a lieu de veiller à ne pas importer dans la sphère du litige privé l’analyse que l’on effectue lorsqu’il y a action gouvernementale.

. . .

Tout ce que le particulier peut prétendre, c’est que la common law est incompatible avec les valeurs de la Charte. Il est très important d’établir une distinction entre les droits garantis par la Charte et les valeurs de la Charte. Il faut prendre soin de ne pas élargir l’application de la Charte au-delà de ce qui est établi au par. 32(1), soit en créant de nouvelles causes d’action, soit en assujettissant toutes les ordonnances judiciaires au contrôle fondé sur la Charte. Par conséquent, dans le contexte d’un litige civil qui n’oppose que des particuliers, la Charte «s’applique» à la common law dans la mesure seulement où elle est jugée incompatible avec les valeurs de la Charte. [Souligné dans l’original.]

23 Même si dans l’arrêt Hill, il était question d’une tentative d’invoquer la Charte pour contester les règles de common law en matière de diffamation, je suis d’avis que les commentaires du juge Cory sont tout autant applicables à la common law en matière de privilège dont il est question dans la présente affaire. Étant donné le caractère purement privé du litige dont nous sommes saisis en l’espèce, la Charte ne «s’applique» pas en soi. Néanmoins, pour garantir que la common law en matière de privilège évolue en conformité avec les «valeurs de la Charte», il faut examiner minutieusement les règles existantes afin d’assurer qu’elles reflètent les valeurs consacrées dans la Charte. Cela ne signifie pas que les règles du privilège peuvent être abrogées complètement et remplacées par une nouvelle forme de pouvoir discrétionnaire en matière de divulgation. Cela signifie plutôt que la structure fondamentale du privilège de common law doit demeurer intacte, même s’il faut modifier et mettre à jour certaines règles appliquées à l’intérieur de cette structure, afin de refléter de nouvelles réalités sociales.

V. Le privilège relatif aux communications entre un psychiatre et son patient

24 La première condition de l’existence d’un privilège est que les communications en cause aient été transmises confidentiellement avec l’assurance qu’elles ne seraient pas divulguées. Le protonotaire a statué que cette condition n’était pas remplie parce que tant l’appelante que le Dr Parfitt craignaient que, malgré leur désir de confidentialité, les dossiers puissent un jour faire l’objet d’une ordonnance de divulgation dans le cadre d’un litige. En toute déférence, je ne suis pas d’accord. Les communications ont été transmises confidentiellement. L’appelante a demandé qu’elles restent confidentielles et le Dr Parfitt s’est engagée à faire tout ce qu’elle pourrait pour qu’il en soit ainsi. La possibilité qu’un tribunal en ordonne éventuellement la divulgation en dépit de leur opposition ne change rien au fait que ces communications ont été transmises confidentiellement. À l’exception peut‑être des communications qui relèvent des catégories traditionnelles, il ne peut jamais y avoir de garantie absolue de confidentialité; il y a toujours la possibilité qu’un tribunal en ordonne la divulgation. Même pour les documents appartenant aux catégories traditionnelles, une divulgation accidentelle est toujours possible. Si la possibilité de divulgation annihilait le privilège, ce privilège n’existerait que rarement, voire jamais.

25 La deuxième condition — celle que le caractère confidentiel soit essentiel au maintien complet et satisfaisant de rapports entre les parties à la communication — est clairement remplie en l’espèce. On ne conteste pas que la pratique du Dr Parfitt, en général, et sa capacité d’aider l’appelante, en particulier, requéraient la confidentialité de ses discussions avec cette dernière. Le témoignage du Dr Parfitt établit que la confidentialité est essentielle à la continuité et à l’efficacité des rapports thérapeutiques entre un psychiatre et le patient qui le consulte pour des problèmes psychiatriques résultant d’une agression sexuelle. Une fois que la confidentialité entre le psychiatre et son patient est rompue et que le psychiatre intervient dans le monde extérieur du patient, le «cadre» de la thérapie est débordé. Le cas échéant, le Dr Parfitt a coutume de mettre fin à la psychothérapie d’un patient. Il en résulte de la confusion et du tort chez le patient. À un moment où ce patient devrait normalement pouvoir compter sur un soutien thérapeutique, comme durant un procès, ce soutien est absent. En définitive, il se peut que le traitement du patient prenne fin, que la méfiance de ce dernier soit à son paroxysme et que ses relations personnelles et professionnelles soient perturbées.

26 L’appelante considère elle aussi que la confidentialité est essentielle à ses rapports avec le Dr Parfitt. Elle a tenu, au départ, à ce que ses communications avec le Dr Parfitt soient confidentielles, laissant entendre par là que c’était une condition pour entreprendre et continuer un traitement. Le fait qu’elle et le Dr Parfitt aient craint qu’un tribunal ordonne éventuellement la divulgation de leurs communications ne change rien au fait que la confidentialité était essentielle «au maintien complet et satisfaisant» de leurs rapports.

27 La troisième condition — celle que les rapports soient de la nature de ceux qui, selon l’opinion de la collectivité, doivent être entretenus assidûment — est également remplie. Les victimes d’agressions sexuelles subissent souvent un grave traumatisme qui, en l’absence de traitement, peut gâcher toute leur vie. Il est généralement reconnu qu’il est dans l’intérêt de la victime et de la société qu’une telle aide soit obtenue. La santé mentale des citoyens, au même titre que leur santé physique, représente un intérêt public d’une grande importance. Tout comme il est dans l’intérêt de la victime d’une agression sexuelle de recouvrer pleinement sa santé, il est dans l’intérêt du public qu’elle réintègre sa place comme membre sain et productif de la société.

28 On peut donc conclure que les trois premières conditions de l’existence d’un privilège relatif aux communications entre un psychiatre et la victime d’une agression sexuelle sont remplies en l’espèce. Les communications ont été transmises confidentiellement. Leur confidentialité était essentielle aux rapports entre le psychiatre et sa patiente. Ces rapports en soi et le traitement qu’ils rendent possible revêtent une importance supérieure pour le public.

29 La quatrième condition veut que l’intérêt qu’il y a à soustraire les communications à la divulgation l’emporte sur celui qu’il y a à découvrir la vérité et à bien trancher le litige. Cela exige d’abord une évaluation de l’intérêt qu’il y a à soustraire les communications à la divulgation. Il y a notamment le préjudice causé à l’appelante relativement à ses rapports avec le Dr Parfitt et à son traitement futur. Il y a aussi l’effet qu’une conclusion à l’absence de privilège aurait sur la capacité d’autres personnes souffrant de traumatismes semblables d’obtenir le traitement nécessaire et sur celle des psychiatres de fournir ce traitement. L’intérêt qu’il y a à s’abstenir de divulguer doit comprendre tout effet sur la société du défaut de la part de certaines personnes d’obtenir un traitement qui leur rende la santé et leur place comme membre utile de la société. Finalement, l’intérêt qu’il y a à soustraire à la divulgation doit comprendre le droit à la vie privée de la personne qui revendique le privilège et les inégalités que risque de perpétuer l’absence de protection.

30 Comme je l’ai dit, la common law doit évoluer de manière à refléter les nouvelles valeurs consacrées par la Charte. Il s’ensuit que les facteurs soupesés en vertu du quatrième volet du critère applicable pour déterminer l’existence d’un privilège devraient être mis à jour de manière à refléter les valeurs pertinentes de la Charte. L’une de ces valeurs est le droit à la vie privée que l’art. 8 de la Charte garantit à chacun. Il y a aussi le droit à l’égalité de traitement et de bénéfice de la loi que l’art. 15 de la Charte garantit à toute personne. Une règle du privilège qui omet de préserver la confidentialité des communications entre un médecin et son patient, dans le contexte d’une action intentée à la suite d’une agression sexuelle, perpétue le désavantage que ressentent les victimes d’agression sexuelle, qui sont souvent des femmes. La nature intime de l’agression sexuelle accentue les craintes que la victime éprouve au sujet de sa vie privée et est susceptible d’augmenter la difficulté d’obtenir réparation, si la divulgation automatique est la règle. La victime d’une agression sexuelle est alors défavorisée par rapport à la victime d’un autre méfait. Il se peut alors que la victime d’une agression sexuelle n’obtienne pas l’égalité de bénéfice de la loi à laquelle elle a droit en vertu de l’art. 15 de la Charte. Elle est alors pénalisée doublement, d’abord par l’agression sexuelle elle-même, ensuite par le prix qu’elle doit payer pour demander réparation — une réparation qui, dans certains cas, peut faire partie de son programme de thérapie. Ce sont des facteurs qui peuvent être considérés à bon droit pour déterminer l’intérêt qu’il y a à soustraire à la divulgation les communications confidentielles entre le psychiatre et son patient dans des cas d’agression sexuelle.

31 Ces critères, appliqués à la présente affaire, démontrent qu’il y a un intérêt décisif à soustraire à la divulgation les communications en cause. Cependant, il faut plus que cela pour établir l’existence d’un privilège. Pour qu’un privilège existe, il faut démontrer que l’avantage tiré du privilège, si grand qu’il puisse sembler, l’emporte en fait sur l’intérêt qu’il y a à bien trancher le litige.

32 À ce stade, la cour saisie d’une demande de privilège doit soupeser une solution par rapport à l’autre. Il s’agit essentiellement de faire preuve de bon sens et de discernement. Cela dit, il importe de délimiter ce qui est acceptable. Je ne puis, quant à moi, reconnaître qu’il faudrait accepter une «injustice éventuelle» soit le prix à payer pour l’application du privilège. Il est vrai que les catégories traditionnelles du privilège, qui présentent le privilège comme étant absolu, un choix entre tout ou rien, font nécessairement courir le risque qu’une injustice soit éventuellement commise. Mais cela ne veut pas dire qu’en se fondant sur de nouveaux privilèges les tribunaux devraient tolérer à la légère l’accroissement de leur portée. Comme l’a dit le juge Scalia, dissident dans Jaffee c. Redmond, 116 S. Ct. 1923 (1996), à la p. 1941:

[traduction] Ce n’est pas peu dire que d’affirmer que, dans certains cas, nos cours fédérales seront l’instrument d’une injustice plutôt que de la découverte de la vérité lorsqu’elle peut être trouvée. La common law a décrit quelques cas où cela est tolérable. Peut‑être que le Congrès peut lui aussi conclure que cela est tolérable. [. . .] Mais la conclusion selon laquelle notre cour devrait se prononcer en faveur de la dissimulation de la vérité ne s’impose pas à l’esprit avec autant de clarté.

33 Il s’ensuit que si la cour qui examine une revendication de privilège décide qu’un document ou une catégorie donnée de documents doivent être produits pour découvrir la vérité et éviter qu’un verdict injuste ne soit prononcé, elle doit en permettre la production dans la mesure requise pour éviter ce résultat. Par ailleurs, le besoin de découvrir la vérité et d’éviter une injustice n’écarte pas automatiquement la possibilité d’une protection contre une divulgation complète. Il se peut bien que, dans certains cas, la cour décide que la découverte de la vérité n’exige rien de moins qu’une production complète. Cela dit, j’irais jusqu’à dire qu’une ordonnance de privilège partiel conviendra plus souvent dans des affaires civiles où, comme en l’espèce, le droit à la vie privée est décisif. La divulgation d’un nombre limité de documents, leur révision par la cour pour en éliminer tout ce qui n’est pas essentiel et l’imposition de conditions quant à savoir qui peut prendre connaissance de ces documents ou en faire des copies sont des moyens qui peuvent être pris pour préserver le plus possible la confidentialité et causer le moins de tort possible aux rapports protégés, tout en évitant l’injustice de la dissimulation de la vérité.

34 En procédant ainsi, je me refuse, en toute déférence, à suivre la méthode du tout ou rien adoptée par les juges majoritaires de la Cour suprême des États‑Unis, qui, dans Jaffee c. Redmond, précité, ont sanctionné l’existence d’un privilège absolu relativement à tous les dossiers de psychothérapie. Dans l’arrêt de la Court of Appeals qui faisait l’objet du pourvoi, 51 F.3d 1346 (1995), on avait statué que le privilège pouvait être refusé si [traduction] «dans l’intérêt de la justice, la nécessité, sur le plan de la preuve, de divulguer le contenu des séances de consultation d’un patient l’emport[ait] sur le droit de ce patient à la protection de sa vie privée» (p. 1357). Le juge Stevens a rejeté ce point de vue, au nom de la Cour suprême à la majorité, en affirmant que subordonner la confidentialité à l’évaluation ultérieure, par le juge du procès, de l’importance relative des droits du patient à la protection de sa vie privée et du besoin de divulguer en matière de preuve ne serait [traduction] «guère mieux que l’absence totale de privilège» (p. 1932).

35 Il faut reconnaître qu’un critère applicable pour déterminer l’existence d’un privilège, qui permet à la cour de rejeter éventuellement une revendication de privilège, par ailleurs légitime, dans l’intérêt de la découverte de la vérité, ne garantit peut‑être pas aux patients que les communications avec leur psychiatre ne seront jamais divulguées. En revanche, l’assurance que la divulgation ne sera ordonnée que lorsque ce sera clairement nécessaire, et alors seulement dans la mesure nécessaire, encouragera vraisemblablement un grand nombre d’entre eux à consulter un psychiatre, alors qu’une divulgation certaine pourrait les rendre hésitants ou non disposés à le faire. C’est ce que démontrent les faits de la présente affaire. Je suis d’autant plus convaincue de la justesse de ce point de vue que le juge Scalia fait remarquer, dans les motifs de dissidence qu’il a rédigés dans Jaffee c. Redmond, que, des 50 États et du district de Columbia, qui ont adopté une forme quelconque de privilège en matière de psychothérapie, aucun ne l’a adopté sous forme absolue. Ils ont tous jugé nécessaire de préciser les circonstances dans lesquelles il ne s’appliquera pas et qui sont habituellement liées à la nécessité de découvrir la vérité dans des situations cruciales. Un privilège partiel, selon ces législateurs, peut être efficace.

36 L’opinion selon laquelle un privilège peut exister lorsque l’intérêt qu’il y a à préserver la confidentialité des dossiers est décisif et qu’il n’y a pas de risque apparent de mal trancher le litige, ou que ce risque peut être écarté au moyen d’une communication partielle ou conditionnelle, est conforme avec l’opinion de notre Cour dans l’arrêt R. c. O’Connor, [1995] 4 R.C.S. 411. Dans cet arrêt, la Cour à la majorité n’a pas nié qu’un privilège relatif à des dossiers de psychothérapie puisse exister lorsque cela est indiqué. Sans parler directement de privilège, elle a établi un critère pour la production des dossiers de nature thérapeutique ou autre qui sont en la possession d’un tiers, qui consiste à soupeser les droits opposés en fonction d’un certain nombre de facteurs, dont le droit de l’accusé à une défense pleine et entière et le droit à la vie privée du plaignant. Tout comme la justice exige que l’accusé, dans une affaire criminelle, puisse réfuter la preuve du ministère public, elle exige aussi que le défendeur, dans des poursuites civiles, puisse réfuter la preuve du demandeur. En décidant si le défendeur a droit à la production de documents confidentiels, il faut soupeser cette exigence en fonction du droit à la vie privée du plaignant. Cela dit, il se peut que le droit à la divulgation que possède un défendeur, dans des poursuites civiles, soit moins impérieux que celui que possède la personne accusée d’un crime. Le défendeur, dans des poursuites civiles, risque de perdre de l’argent et sa réputation, alors que l’accusé, dans une instance criminelle, risque de perdre sa liberté. Par conséquent, l’équilibre entre le droit à la divulgation et le droit à la vie privée du plaignant peut différer selon qu’il s’agit d’une affaire civile ou d’une affaire criminelle; il se peut que les documents produits dans une affaire criminelle ne puissent pas toujours être produits dans une affaire civile où le droit à la vie privée du plaignant peut plus facilement l’emporter sur le droit à la production que possède le défendeur.

37 Je conclus qu’il est loisible à un juge de statuer que les dossiers d’un psychiatre concernant un patient sont des documents privilégiés, lorsque cela est indiqué. Une fois que les trois premières conditions sont remplies et qu’on a établi à première vue de façon décisive qu’une protection est justifiée, il faut se concentrer sur l’évaluation prévue sous la quatrième rubrique. Un document pertinent quant à un moyen de défense ou à une revendication peut devoir être divulgué nonobstant l’intérêt majeur qu’a le demandeur à ce qu’il reste confidentiel. Par ailleurs, les documents dont la pertinence est douteuse ou qui contiennent des renseignements qui peuvent être obtenus d’autres sources peuvent être déclarés privilégiés. Tout dépend de la pondération des droits à la divulgation et à la vie privée qui s’opposent dans chaque cas. Il faut garder à l’esprit que, dans la plupart des cas, la majeure partie des communications entre un psychiatre et son patient auront peu ou n’auront pas d’incidence sur l’affaire en cause et, qu’ils peuvent, sans contredit, être exemptés de production. Les recherches à l’aveuglette ne sont pas appropriées lorsqu’un droit décisif à la vie privée est en jeu, et ce, même à l’étape de l’enquête préalable. Finalement, lorsque la justice exige que des communications soient divulguées, le tribunal devrait examiner la possibilité d’atténuer la divulgation en imposant des limites destinées à permettre à la partie adverse d’avoir l’accès que la justice requiert, tout en préservant le plus possible la nature confidentielle des documents en cause.

38 Il reste à examiner l’argument voulant qu’en engageant des procédures contre l’intimé le Dr Ryan, l’appelante ait renoncé à son droit à la confidentialité. Je reconnais qu’un plaideur doit accepter les atteintes à sa vie privée qui sont nécessaires pour permettre au juge ou au jury de découvrir la vérité et de prononcer un verdict juste. Mais je n’accepte pas qu’en demandant les dommages‑intérêts permis par la loi, un plaideur autorise la partie adverse à fouiller dans les aspects de sa vie privée qui n’ont pas besoin d’être scrutés pour bien trancher le litige.

VI. Procédure permettant de vérifier l’existence d’un privilège

39 Pour déterminer si un privilège devrait être accordé relativement à un document ou à une catégorie de documents et, le cas échéant, à quelles conditions, le juge doit examiner les circonstances dans lesquelles le privilège est invoqué, les documents en cause et l’ensemble de l’affaire. Bien que, dans une affaire civile comme celle dont nous sommes saisis en l’espèce, il ne soit pas essentiel que le juge examine chaque document, il peut le faire si cela est nécessaire à la recherche de renseignements. Par ailleurs, un juge ne commet pas nécessairement une erreur en procédant au moyen d’affidavits indiquant la nature de l’information et sa pertinence escomptée, sans examiner chaque document individuellement. L’exigence que la cour examine minutieusement des documents longs ou nombreux peut s’avérer coûteuse en temps et en argent et retarder le règlement du litige. Il faut y satisfaire si cela est nécessaire pour bien trancher la revendication de privilège. Cependant, je ne poserais pas comme règle absolue que, sur le plan du droit, le juge doit examiner personnellement tous les documents en cause dans chaque affaire. Lorsque le juge est convaincu, pour des motifs raisonnables, qu’il est possible de bien soupeser les droits en jeu sans examiner chaque document en cause, l’omission de le faire ne constitue pas une erreur de droit.

VII. Application à la présente affaire

40 La Cour d’appel a refusé d’ordonner la production des notes personnelles du Dr Parfitt pour le motif qu’elles n’étaient pas nécessaires, vu que le Dr Parfitt ne serait pas appelée à témoigner. Elle a ordonné la production des notes et des dossiers des consultations tenues avec l’appelante, mais sous réserve de conditions strictes. Bien que la Cour d’appel ne se soit pas fondée sur l’existence d’un privilège, ses ordonnances sont justifiées par les principes que j’ai tenté d’exposer en matière de privilège.

41 L’intérêt qu’il y a à préserver la confidentialité des communications ici en cause est, comme nous l’avons vu, décisif. Par contre, on pourrait s’attendre à ce que ces communications aient une incidence sur la question cruciale de la mesure dans laquelle la conduite de l’intimé le Dr Ryan est à l’origine des difficultés éprouvées par l’appelante. Un tribunal, dans une affaire comme celle dont nous sommes saisis en l’espèce, pourrait bien décider qu’il vaut mieux examiner chaque dossier individuellement afin de retirer ceux qui ne sont pas pertinents quant à ce moyen de défense. Cependant, on ne peut affirmer que la Cour d’appel a eu tort, en l’espèce, de refuser d’ordonner la production d’un groupe de documents et de fixer des conditions strictes quant aux personnes qui pourraient consulter les autres documents et quant à l’utilisation qui pourrait être faite de ceux-ci. En définitive, les seules personnes qui prendront connaissance des documents en question seront les avocats de l’intimé le Dr Ryan et ses témoins experts. Aucune copie ne sera faite et il ne sera permis d’en divulguer le contenu à personne d’autre. Bref, les confidences de la demanderesse à son psychiatre ne seront divulguées qu’à un petit groupe de professionnels fiables, d’une façon assez semblable à la divulgation qui peut être faite d’un dossier médical confidentiel en milieu hospitalier. Je ne suis pas convaincue qu’il y ait lieu de modifier l’ordonnance de la Cour d’appel.

VIII. Conclusion

42 Je suis d’avis de rejeter le pourvoi avec dépens.

//Le juge L’Heureux-Dubé//

Les motifs suivants ont été rendus par

43 Le juge L’Heureux‑Dubé (dissidente) -- Le présent pourvoi soulève la question de savoir si et dans quelle mesure les notes et dossiers d’un psychiatre, confectionnés dans le cadre du traitement d’une victime d’agression sexuelle qui a intenté une action en responsabilité civile délictuelle, échappent à la divulgation. En l’instance, la demanderesse a intenté des poursuites civiles contre l’auteur de l’agression, lui‑même psychiatre. Ce dernier avait auparavant été reconnu coupable d’«attentat à la pudeur», l’infraction applicable au moment où les agressions on été commises.

44 J’ai pris connaissance des motifs de Madame le juge McLachlin. Étant donné que ma collègue a relaté les faits et les procédures, je n’ai pas à les reprendre ici. La demanderesse invoque essentiellement son droit à la vie privée pour contester une ordonnance lui enjoignant de produire, aux fins de l’enquête préalable relative à l’action civile qu’elle a intentée en vue d’obtenir des dommages-intérêts résultant de l’agression sexuelle subie, les dossiers de la thérapeute qu’elle a consultée à la suite de l’infraction. Ce faisant, l’appelante soulève deux questions. La première a trait à la nature privilégiée des communications entre l’appelante et sa psychiatre. La deuxième concerne le droit à la protection de la vie privée de l’appelante en ce qui concerne les dossiers conservés par la psychiatre relativement à ces communications.

45 Quant à la première question, Madame le juge McLachlin conclut que l’appelante n’a aucunement renoncé à invoquer son droit à un privilège. Elle estime également que les règles de common law qui régissent le privilège doivent être mises à jour de manière à refléter la réalité moderne et les valeurs qui sous‑tendent la Charte canadienne des droits et libertés. Ma collègue conclut donc qu’un privilège partiel, une variante du privilège fondé sur les circonstances de chaque cas, est indiqué en pareil cas. Malgré mon accord de principe, je ne souscris pas au résultat auquel en arrive ma collègue ni à la procédure qu’elle approuve pour trancher adéquatement cette question. En outre, je tiens à donner des motifs additionnels et à faire davantage référence à la jurisprudence récente dans laquelle notre Cour a abordé la question des communications privilégiées dans des circonstances semblables à celles du présent pourvoi.

46 En ce qui concerne la deuxième question soulevée par l’appelante, Madame le juge McLachlin conclut qu’adapter les règles de common law régissant le privilège est le seul moyen approprié de statuer sur le présent pourvoi. Lorsqu’un privilège est revendiqué en vain, la cour ne devrait plus, selon ma collègue, avoir le pouvoir discrétionnaire de contrôler le processus de communication préalable de documents de manière à soustraire à la divulgation des dossiers privés ou des extraits de ces dossiers. Je suis totalement en désaccord avec cette conclusion. Lorsqu’une partie demanderesse invoque son droit à la confidentialité des dossiers visés par l’ordonnance de production, il faut réévaluer la façon dont le protonotaire, le juge en chambre et la Cour d’appel ont abordé, en l’espèce, la question de la communication préalable de documents. Nous devons nous assurer que leur exercice du pouvoir discrétionnaire de rendre une ordonnance de production est compatible avec les valeurs qui sous-tendent la Charte.

47 Après avoir examiné le texte des Règles de pratique de la Colombie‑Britannique qui régissent la communication préalable de documents, l’historique de cette procédure, les sources législatives et réglementaires de ces règles, ainsi que la façon dont l’exercice de ce pouvoir est abordée en common law, je conclus que chaque fois qu’une cour ordonne la production de documents, elle exerce un pouvoir discrétionnaire. Même si les tribunaux peuvent avoir développé une approche à l’égard de ce pouvoir discrétionnaire, approche qui évite de limiter indûment la production de documents sauf lorsqu’un privilège l’exige, la common law n’a pas supprimé ce pouvoir discrétionnaire. De plus, je suis d’accord avec la Cour d’appel de la Colombie‑Britannique pour dire que, par l’exercice de ce pouvoir discrétionnaire, la cour peut contrôler davantage la procédure de communication préalable de documents de manière à éviter qu’une injustice soit causée à l’une des parties.

48 L’exercice d’un pouvoir discrétionnaire judiciaire, peu importe qu’il tire son origine de la common law ou d’une loi, doit être compatible avec les valeurs qui sous‑tendent la Charte. Appliquant ce principe, notre Cour a récemment statué, quoique dans le contexte du droit criminel, qu’un tribunal doit exercer son pouvoir discrétionnaire d’ordonner la production de dossiers privés d’une manière compatible avec les valeurs de la Charte qui sous‑tendent les droits à la vie privée, à l’égalité et à un procès équitable. Les mêmes valeurs entrent en jeu ici, quoique dans le contexte de procédures civiles. Même s’il existe d’importantes différences entre le contexte du droit criminel et le contexte du droit civil, je conclus, néanmoins, qu’en l’espèce la Cour d’appel a exercé son pouvoir discrétionnaire sans tenir compte suffisamment des valeurs que constituent la vie privée et l’égalité. Ma collègue confirme la validité de la procédure suivie par la Cour d’appel en ce qui a trait aux notes et aux dossiers de la psychiatre en l’espèce. Vu la conclusion à laquelle j’en arrive à cet égard, il m’est impossible de souscrire à ce résultat.

I. Les principes

A. Le privilège

49 Dans l’arrêt A. (L.L.) c. B. (A.), [1995] 4 R.C.S. 536 (ci-après L.L.A.), la Cour a conclu à l’unanimité qu’une plaignante dans une affaire criminelle d’agression sexuelle peut, grâce à un privilège fondé sur les circonstances de chaque cas particulier, obtenir que des documents privés ne soient pas communiqués à la défense. Dans cette affaire, on avait ordonné à divers établissements, qui avaient fourni des services de consultation à la plaignante après l’agression alléguée, de communiquer à la défense les dossiers relatifs à ce traitement. L’ordonnance a fait l’objet d’un pourvoi devant notre Cour pour le motif que ces dossiers étaient des documents privilégiés.

50 M’exprimant au nom de la Cour à ce sujet et renvoyant aux motifs majoritaires du récent arrêt R. c. Gruenke, [1991] 3 R.C.S. 263, j’ai fait observer, aux pp. 562 et 563, que la Cour a reconnu l’existence de deux catégories de privilèges en common law, soit le privilège «générique» et le privilège «fondé sur les circonstances de chaque cas»:

Un privilège générique comporte une présomption prima facie que ces communications sont inadmissibles ou non sujettes à divulgation dans le cadre de procédures criminelles ou civiles et la partie demandant la divulgation assume le fardeau d’établir qu’un intérêt prépondérant l’exige. Pour qu’il y ait privilège, il faut qu’existent des raisons de principe contraignantes, semblables à celles qui sous‑tendent le privilège en matière de communications avocat‑client, et les relations doivent être inextricablement liées au système de justice.

Dans le cas du privilège fondé sur les circonstances particulières de chaque cas, les communications ne sont privilégiées que dans la mesure où la partie s’opposant à leur divulgation établit qu’elles devraient l’être suivant le test utilitaire à quatre volets élaboré par Wigmore (Evidence in Trials at Common Law (McNaughton rev. 1961), vol. 8, au § 2285). [Je souligne.]

1 Après avoir examiné l’évolution du droit en matière de privilèges au Canada et ailleurs, notre Cour a rejeté l’idée qu’un privilège générique protège contre la divulgation tous les dossiers privés de cette nature. Elle a tiré cette conclusion après avoir soigneusement soupesé les arguments de principe qui militent en faveur d’un privilège générique dans ce contexte, en fonction des effets préjudiciables d’un tel privilège sur l’administration de notre système de justice. Parmi les arguments de principe militant en faveur d’un privilège générique, il y avait le besoin de préserver la confidentialité de la thérapie offerte aux victimes d’agression sexuelle pour en assurer l’efficacité, l’effet dissuasif d’une divulgation éventuelle sur le recours aux services de consultation et le dépôt subséquent d’une plainte, l’absence inhérente de fiabilité de ces dossiers et la nécessité d’harmoniser la common law avec les valeurs consacrées par la Charte, en particulier celles garantissant l’égalité et la vie privée. À ces arguments s’opposent les préoccupations suivantes: la nécessité d’une information pertinente dans la recherche de la vérité, qui est à la base de notre système de justice, la possibilité que des dossiers renferment des renseignements fort pertinents, l’incidence d’une protection générale contre la divulgation d’une information pertinente sur le droit constitutionnel de l’accusé de présenter une défense pleine et entière, et la difficulté de délimiter la catégorie visée par ces rapports.

2 Après avoir soupesé ces deux séries d’arguments, la Cour a conclu, à la p. 580, que même si un privilège générique n’est pas justifié à l’égard d’un dossier privé, l’existence d’un privilège fondé sur les circonstances de chaque cas pourrait bien être établie, pourvu que l’on ait satisfait au test de Wigmore:

Étant donné la nature de la relation entre conseillers et plaignantes victimes d’agression sexuelle, les trois premiers critères seront facilement satisfaits dans la plupart des cas. [. . .] Le quatrième critère renvoie à la pondération des valeurs en jeu soit d’une part celles qui favorisent la reconnaissance d’un privilège en faveur de ces dossiers avec celles qui, d’autre part, militent en faveur de leur production dans la mesure, naturellement, où l’on juge qu’ils sont pertinents soit à une question en litige dans l’instance soit à l’habilité à témoigner (voir l’arrêt O’Connor, précité). C’est sous cet angle que les arguments favorables et défavorables à la production, dont j’ai déjà discuté, seront considérés.

Suivant le quatrième volet du test de Wigmore, la partie qui revendique un privilège doit établir que le préjudice permanent que subirait la relation en question est plus grand que le bénéfice d’une décision juste en matière civile ou criminelle. Dans l’arrêt L.L.A., précité, on a donc dégagé les différents facteurs d’intérêt public qui doivent être soupesés pour déterminer si ce volet du test est respecté. On y a aussi statué que la défense doit établir la pertinence probable des documents avant que la cour n’entreprenne la pondération requise par le quatrième volet du test de Wigmore.

3 Le privilège fondé sur les circonstances de chaque cas n’a, toutefois, pas été considéré comme une source souhaitable de protection, car sa nature ad hoc est incompatible avec l’objectif de principe qui sous-tend le privilège dans ce contexte. L’octroi d’un privilège dans ces cas serait nécessaire du fait que la garantie de confidentialité de la consultation encourage la plaignante à recourir à une thérapie et à signaler l’agression. La Cour a conclu que les restrictions procédurales en matière de divulgation, que dictent les valeurs de la Charte sous‑tendant les droits de la plaignante à la vie privée et à l’égalité, permettraient de mieux atteindre ces objectifs.

4 Dans le présent pourvoi, Madame le juge McLachlin propose une forme de privilège, fondé sur les circonstances de chaque cas, qu’elle appelle «privilège partiel». Celui‑ci permet d’appliquer le test de Wigmore non seulement à des rapports particuliers dans certaines circonstances précises, ce qui était envisagé dans l’arrêt L.L.A., précité, mais également à des catégories de dossiers, à des documents individuels ou même à des parties de ceux‑ci. En application du quatrième volet de ce test, le juge est appelé à soupeser l’intérêt servi par la non-divulgation, c’est-à-dire favoriser les rapports confidentiels dont émanent les dossiers, et celui qu’il y a à trancher correctement le litige. Ce faisant, le juge a le vaste pouvoir discrétionnaire de décider si et dans quelle mesure il y a lieu d’ordonner la divulgation de certains documents. Si les dossiers renferment des renseignements qui sont manifestement pertinents à une défense ou à une demande, sans lesquels un résultat inexact est susceptible de s’ensuivre, le juge peut ordonner leur communication. Il lui est cependant loisible de restreindre la reproduction et la diffusion des documents communiqués, de les examiner avant de les remettre à la défense et d’en supprimer les renseignements non pertinents ou inutiles.

5 Outre l’élaboration que fait ma collègue sur la façon appropriée de procéder, il ne faut pas perdre de vue deux principes que notre Cour a établis dans l’arrêt L.L.A., précité, et qui s’appliquent également mutatis mutandis en matière civile. Premièrement, pour qu’un juge puisse appliquer le quatrième volet du test de Wigmore, la défense doit établir la pertinence probable des documents, que ce soit à l’égard d’une question en litige ou de la capacité de témoigner d’une personne. Ce seuil ne saurait être franchi en se basant sur de simples conjectures quant au contenu des dossiers ou des mythes ou stéréotypes à l’égard de la partie demanderesse. Deuxièmement, pour pondérer les préoccupations d’intérêt public dans le cadre du quatrième volet du test de Wigmore, il faut prendre en considération d’autres facteurs en plus de ceux mentionnés par ma collègue. Il s’agit, notamment, de l’absence inhérente de fiabilité de ces dossiers, compte tenu des fins auxquelles ils sont établis, et de l’effet dissuasif que l’absence de protection aura sur la recherche d’une compensation civile pour le préjudice subi.

6 Madame le juge McLachlin a, néanmoins, conclu que le «privilège partiel» permettait de confirmer l’ordonnance de la Cour d’appel en l’espèce, ordonnance qui autorise la communication directe et complète, à la défense, de tous les dossiers confectionnés par le Dr Parfitt relativement à ses échanges avec l’appelante, sous réserve, toutefois, de certaines restrictions quant à leur reproduction et à leur diffusion. Seules les notes personnelles que le Dr Parfitt a prises pour fins de diagnostic ont été soustraites à l’examen de la défense. Pour déterminer quels documents devaient être visés par l’ordonnance de production, la Cour d’appel s’est appuyée sur les affidavits présentés par les parties dans le cadre de l’instance. La communication directe aux experts qui assistent la défense, y compris l’avocat de la défense, de tous les renseignements échangés pendant la thérapie constitue une atteinte très grave au droit de la demanderesse à la confidentialité de ces communications.

7 Bien que la règle du «privilège partiel» ait été considérablement élargie et mise à jour afin de refléter la réalité moderne et les valeurs de la Charte, elle demeure fondamentalement ad hoc en tant que règle de fond applicable selon les circonstances de chaque cas. En ce sens, elle ne permet pas d’atteindre adéquatement l’objectif de principe qui la sous‑tend. Dans ce contexte, la règle a pour objectif de principe de garantir que la partie demanderesse, victime d’une agression sexuelle, ne soit pas découragée de recourir à une thérapie si elle envisage d’intenter une action au civil, ni indûment dissuadée de réclamer l’indemnisation du préjudice subi dans le cas où elle aurait déjà bénéficié de services de consultation. Comme il est probable qu’en pareil cas le défendeur contestera la cause du préjudice allégué et le montant réclamé à ce titre, il pourra parfois lui être relativement facile d’établir que certains renseignements obtenus lors de séances de consultation ont une pertinence probable à l’égard d’une question en litige. Il se pourra, en même temps, qu’une grande partie de l’information contenue dans ces dossiers privés ne soit absolument pas pertinente ou que sa valeur probante soit extrêmement limitée ou très préjudiciable. S’il s’ensuit que tous les dossiers, et ainsi tous les renseignements qu’ils renferment, sont communiqués à la défense, quoique sous certaines réserves, la partie demanderesse sera dissuadée, dans bien des cas, d’engager des poursuites civiles ou d’avoir recours à une thérapie pour remédier aux séquelles de l’agression, ou les deux à la fois.

8 En outre, bien que la doctrine du privilège permette d’effectuer une certaine pondération d’intérêts, nous ne devons pas oublier qu’elle a pour objectif de soupeser l’intérêt qu’a le public à promouvoir des rapports particuliers, avec celui qu’il a à ce que les litiges devant les tribunaux soient tranchés correctement. Le quatrième volet du test de Wigmore reflète cette raison d’être. Ainsi, le droit de la partie demanderesse à la confidentialité des documents peut être protégé, mais seulement dans la mesure où il sert l’objectif supérieur de la promotion de rapports particuliers. Ces rapports doivent être suffisamment confidentiels, dépendre de cette confidentialité et leur valeur suffisante aux yeux de la collectivité pour justifier leur pondération au regard de leur incidence possible sur le procès.

9 Lorsqu’un juge décide que l’un ou la totalité des trois premiers volets du test de Wigmore ne sont pas respectés, le droit de la partie demanderesse à la vie privée n’entre plus en ligne de compte. De plus, même si ce droit est soupesé en fonction du quatrième volet, il ne l’est que dans la mesure où il a une incidence sur les rapports dans le cadre desquels les communications ont été effectuées. Cette règle ne contribue nullement à garantir la protection du droit de la partie demanderesse à la confidentialité des dossiers qui, bien qu’ils renferment des renseignements de nature très personnelle, peuvent ne pas avoir été établis dans le cadre de rapports qui remplissent les conditions strictes d’octroi d’un privilège. C’est pourquoi, vu que la demanderesse a fait valoir son droit à la confidentialité des dossiers privés indépendamment de sa revendication d’un privilège, nous devons déterminer si ce droit a reçu une attention suffisante.

B. Pondération des valeurs de la Charte

10 Outre le privilège qu’elle revendique, l’appelante invoque un droit à la confidentialité des documents. L’ordonnance judiciaire de production des documents a été rendue en fonction d’une «règle de pratique» d’origine réglementaire -- l’art. 26 des Règles -- qui accorde au tribunal un large pouvoir discrétionnaire de contrôler la procédure de communication préalable. Cette règle, que le pouvoir exécutif de la Colombie‑Britannique a autorisée par voie législative et réglementaire, vise à contrôler la procédure de communication préalable de documents dans un litige civil opposant des particuliers.

11 Comme nous le verrons plus en détail, en exerçant les pouvoirs qui leur sont conférés par cette règle, les tribunaux ont dégagé deux approches de common law quelque peu contradictoires. Même si elles divergent en ce qui concerne la mesure dans laquelle les tribunaux peuvent contrôler la production de documents, ces deux approches comportent une discrétion structurée qui sert de guide aux tribunaux qui ont à rendre une telle décision. Ainsi, dans le contexte de la communication préalable de documents en matière civile, bien que le pouvoir conféré aux tribunaux vienne de la règle d’origine réglementaire, des règles de common law ont été établies afin de contrôler et de régir l’exercice de ce pouvoir discrétionnaire. Le contexte de la communication préalable de documents peut engendrer une interaction quelque peu unique de la common law et des règles de pratique, en ce que les règles matérielles de common law, applicables pour déterminer ce qui peut ou non faire l’objet d’une communication préalable, ont dû évoluer de manière à répondre à cette procédure plutôt récente. Ceci est différent de la procédure des règles actuelles qui régissent l’admissibilité de la preuve, notamment.

12 Notre Cour a statué qu’on n’invalidera pas une disposition, un règlement ou encore une règle de common law qui établit un pouvoir discrétionnaire en des termes qui permettent aux tribunaux d’agir dans le respect de la Charte: R. c. Swain, [1991] 1 R.C.S. 933, le juge L’Heureux‑Dubé, dissidente; R. c. Beare, [1988] 2 R.C.S. 387, le juge La Forest, au nom de la Cour, à la p. 410; voir également Slaight Communications Inc. c. Davidson, [1989] 1 R.C.S. 1038, le juge Lamer (maintenant Juge en chef), à la p. 1078. En fait, un pouvoir discrétionnaire résiduel peut être requis, dans certains cas, pour garantir qu’une disposition législative ou une règle de common law ne viole pas la Charte: Baron c. Canada, [1993] 1 R.C.S. 416. C’est plutôt sur l’exercice du pouvoir discrétionnaire que portera l’examen du tribunal.

13 Dans bien des cas, l’exercice d’un pouvoir discrétionnaire, notamment par la délivrance d’une ordonnance, ne constituera pas une action directe de l’État et ne pourra donc pas être soumis au même contrôle constitutionnel qu’une loi ou un acte d’un représentant de l’État. Le cas échéant, notre Cour a, néanmoins, conclu que l’exercice d’un pouvoir discrétionnaire doit refléter adéquatement les valeurs qui sous‑tendent la Charte. En matière criminelle, une pondération proportionnelle de l’incidence sur les droits garantis par la Charte est requise: R. c. O’Connor, [1995] 4 R.C.S. 411; L.L.A., précité; voir aussi R. c. Salituro, [1991] 3 R.C.S. 654, et R. c. Park, [1995] 2 R.C.S. 836. Dans les cas où une compétence autre qu’une compétence en matière de droit criminel est exercée dans le cadre d’une loi ayant un objectif public ou de toute autre mesure semblable prise par l’État, le tribunal doit également pondérer les valeurs de la Charte lorsqu’il exerce un pouvoir discrétionnaire découlant de la loi ou de la common law: Dagenais c. Société Radio‑Canada, [1994] 3 R.C.S. 835, le juge en chef Lamer, au nom de la majorité, à la p. 875; Baron c. Canada, précité; Hills c. Canada (Procureur général), [1988] 1 R.C.S. 513, à la p. 558.

14 Le fait que le pouvoir discrétionnaire exercé en l’espèce se rapporte à des droits d’ordre procédural dans un litige civil opposant des particuliers, plutôt que dans un procès criminel, ne modifie pas fondamentalement l’analyse. Il existe un certain nombre d’affaires civiles opposant des particuliers où on a statué que l’exercice du pouvoir discrétionnaire conféré par la loi ou par une règle de common law doit être compatible avec les valeurs qui sous‑tendent la Charte: SDGMR c. Dolphin Delivery Ltd., [1986] 2 R.C.S. 573, le juge McIntyre, à la p. 603; Young c. Young, [1993] 4 R.C.S. 3, le juge L’Heureux‑Dubé, dissidente, aux pp. 71 et 92; Hill c. Église de scientologie de Toronto, [1995] 2 R.C.S. 1130. Dans les affaires de ce genre, toutefois, il se peut que la pondération des valeurs soit un peu plus souple que dans celles où l’État est partie au litige: Hill, précité, le juge Cory, aux par. 94 et 97. Dans le présent pourvoi, l’appelante a donc le droit de contester l’exercice du pouvoir discrétionnaire par le juge de première instance et la Cour d’appel pour le motif qu’il ne reflète pas une pondération adéquate des valeurs de la Charte.

15 Une analyse en trois étapes s’impose pour déterminer si l’appelante peut avoir gain de cause. Premièrement, il faut rechercher la source du pouvoir discrétionnaire exercé qui découle de la common law ou d’une loi. Deuxièmement, il faut déterminer quelles sont les valeurs de la Charte qui sont en jeu ou qui sont touchées par l’exercice de ce pouvoir discrétionnaire. Enfin, il faut décider si et de quelle façon l’exercice du pouvoir discrétionnaire doit être modifié pour refléter une pondération adéquate de ces valeurs de la Charte. En l’espèce, nous bénéficions grandement, en ce qui concerne les deuxième et troisième étapes, de l’analyse que notre Cour a déjà entreprise, dans l’arrêt O’Connor, précité, relativement à un pouvoir discrétionnaire semblable en matière de procédure, quoique dans le contexte de poursuites criminelles.

(i) Le pouvoir discrétionnaire

16 Suivant la façon traditionnelle d’aborder, en common law, le pouvoir des tribunaux d’ordonner la production de documents à des fins de communication préalable dans des procédures civiles, [traduction] «tous les documents pertinents qui ne sont pas des documents privilégiés doivent être produits»: Beverley M. McLachlin et James P. Taylor, British Columbia Practice (2e éd. 1996 (feuilles mobiles)), vol. 1, à la p. 26‑1. En Colombie Britannique, la portée de ce pouvoir discrétionnaire judiciaire suscite néanmoins une certaine controverse:

[traduction] Le paragraphe 26(10) des Règles prévoit que la cour «peut» ordonner la production de documents pour qu’une partie ou la cour elle‑même les examine et en tire des copies «au moment, à l’endroit et de la manière qu’elle estime indiqués». Une interprétation du terme «peut» veut que l’ordonnance soit rendue, à certaines conditions, s’il est démontré que les documents sont pertinents et si l’existence d’aucun privilège n’est établie. Selon une autre interprétation, le terme «peut» confère un pouvoir discrétionnaire plus large.

(McLachlin et Taylor, op. cit., à la p. 26‑115.)

Selon Madame le juge McLachlin et le professeur Taylor, l’arrêt de la Cour d’appel en l’espèce, (1994), 98 B.C.L.R. (2d) 1, indique que la deuxième interprétation gagne en popularité quoique cet arrêt soit fondé sur le par. 26(11) des Règles, qui porte sur les ordonnances relatives à des documents en la possession d’un tiers, et n’examine pas précisément la portée du pouvoir discrétionnaire conféré par le terme [traduction] «peut» à l’un ou l’autre des par. 26(10) et 26(11) des Règles. Je partage leur point de vue car la Cour d’appel, dans cette affaire, parle d’un pouvoir discrétionnaire plus large qui s’applique peu importe que la personne qui a sous sa garde les documents soit partie au litige ou soit un tiers.

17 Ma collègue opte pour la première façon, traditionnelle, d’interpréter le pouvoir de la cour de contrôler la communication de documents. Ce faisant, elle rejette la méthode employée par la Cour d’appel, tout en confirmant le résultat obtenu. Je préfère confirmer la qualification, par la Cour d’appel, de ses pouvoirs, pour les raisons que je vais exposer, pour ensuite déterminer si le pouvoir discrétionnaire exercé par le juge de première instance et la Cour d’appel est compatible avec les valeurs de la Charte. Pour m’acquitter de cette dernière tâche, je m’inspire de la jurisprudence récente de notre Cour. Cependant, peu importe la façon dont nous choisissons de qualifier leurs pouvoirs, le protonotaire, le juge en chambre et la Cour d’appel ont manifestement exercé un pouvoir discrétionnaire d’ordonner la production de documents à des fins de communication préalable. La ligne directrice qu’ils ont demandée quant à la façon appropriée d’exercer ces pouvoirs découle de la méthode définie dans la jurisprudence qui applique les règles de pratique discrétionnaires. Ainsi, on ne saurait se soustraire à la tâche consistant à déterminer si l’exercice du pouvoir discrétionnaire s’accorde avec les valeurs de la Charte. Je ne vois aucune raison d’établir une distinction entre la présente affaire et celles où notre Cour a statué que la procédure judiciaire discrétionnaire établie en common law ou dans une loi doit être conforme aux valeurs de la Charte. Le pouvoir discrétionnaire exercé par le protonotaire, le juge en chambre et la Cour d’appel peut faire l’objet de la contestation engagée par l’appelante.

18 Un examen des sources de la procédure moderne en matière de communication préalable de documents appuie cette conclusion. Cette procédure tire son origine de l’equity. Les tribunaux d’equity anglais ont établi une procédure rudimentaire de divulgation réciproque afin de résoudre le problème que causait aux tribunaux de common law le fait qu’une partie recoure abusivement au procès au détriment de l’autre partie. L’objectif de la communication préalable de documents était, et demeure, la réalisation d’une justice plus efficace et accessible pour les parties à une action. Dans les provinces canadiennes, y compris la Colombie‑Britannique, la procédure qui s’applique de nos jours n’est pas simplement une réplique de celle qui existe en equity, car elle s’est considérablement développée par voie de réforme législative ou réglementaire. À cet égard, les provinces canadiennes ont généralement suivi l’exemple du Royaume‑Uni. Il existe des différences entre les provinces, plus particulièrement la Colombie‑Britannique et la Nouvelle‑Écosse où la procédure de communication préalable de documents est plus récente; néanmoins, toutes les procédures prévues ont des points communs qui découlent de la procédure d’equity initiale. Voir G. Cudmore, Choate on Discovery (2e éd. 1993 (feuilles mobiles)), aux pp. 1‑1 à 1‑6.

19 Pour interpréter les règles d’origine réglementaire qui régissent la communication préalable de documents, les tribunaux ont tendance à se reconnaître une «grande latitude» dans l’exercice des pouvoirs discrétionnaires dont ils sont investis, et ce, dans le but de favoriser la réalisation des objectifs de principe globaux des réformes procédurales. Ces objectifs sont, notamment, de clarifier les questions en litige et de vérifier la solidité de la cause de chacune des parties, d’abréger les procès en évitant les «pièges» ou surprises et d’encourager le règlement hors cour. Compte tenu de ces objectifs, même si les règles peuvent leur accorder un large pouvoir discrétionnaire de contrôler la communication de documents, les tribunaux ont pris soin d’éviter de circonscrire indûment les procédures. Voir Cudmore, op. cit., aux pp. 1‑6 à 1‑9.

20 Une autre façon d’interpréter le pouvoir discrétionnaire créé par les Règles de pratique de la Colombie‑Britannique consiste à le délimiter de manière à assurer que la procédure de communication préalable de documents ne cause pas d’injustice, même lorsqu’un privilège a été revendiqué en vain et qu’il semble que l’information contenue dans les documents soit pertinente à l’égard d’une question en litige. C’est le principe que la Cour d’appel a appliqué en l’espèce. Le juge Southin a affirmé, au nom de la Cour d’appel, à la p. 19, que, pour exercer le pouvoir discrétionnaire d’ordonner la production d’un document à des fins de communication préalable, peu importe que le document soit entre les mains de l’une des parties ou d’un tiers, le tribunal

[traduction] doit se demander si cette atteinte particulière à la vie privée est nécessaire à la bonne administration de la justice et, dans l’affirmative, s’il convient de fixer certaines conditions pour limiter cette atteinte.

21 Selon moi, cette méthode de common law est plus compatible avec le texte des règles de la Colombie‑Britannique régissant la communication préalable de documents, les origines de la procédure, les règles discrétionnaires de common law régissant l’information concernant des tiers et l’incidence de la Charte sur l’exercice du pouvoir discrétionnaire émanant de la common law et de la loi dans des procédures civiles. Comme je l’ai déjà mentionné, le pouvoir discrétionnaire d’ordonner la production de documents, envisagé aux par. 26(10) et 26(11) des Règles, est large. Il ressort essentiellement du texte de ces règles que les tribunaux ont le pouvoir de contrôler la production et l’examen des documents selon la façon qu’ils estiment juste.

22 Cette référence à la justice est tout à fait compatible avec la source historique de la procédure. La procédure rudimentaire de communication préalable de documents constituait une réponse des tribunaux d’equity à l’injustice découlant du recours, par certaines parties, aux procédures devant les tribunaux de common law. Vu que cette procédure tire son origine de l’equity et qu’elle a depuis longtemps pour objectif de faciliter plutôt que d’entraver la justice, il convient que les tribunaux conservent le pouvoir discrétionnaire général d’assurer l’équité de la communication préalable. Tout en accordant la plus grande latitude possible à la partie qui demande la production de certains documents, les tribunaux doivent garder à l’esprit que l’application de la procédure peut se révéler préjudiciable à l’une des parties.

23 Le pouvoir que devraient avoir les tribunaux d’adapter la procédure pour assurer la protection contre les conséquences oppressives est aussi étayé par la méthode établie par les tribunaux de la Colombie‑Britannique relativement aux documents qui se trouvent en la possession d’un tiers. Dans Dufault c. Stevens (1978), 6 B.C.L.R. 199, à la p. 204, notamment, la Cour d’appel de la Colombie‑Britannique a conclu que, en rendant une ordonnance fondée sur le par. 26(11) des Règles, le juge devrait contraindre à produire les documents susceptibles d’être pertinents [traduction] «à moins qu’il n’existe de sérieux motifs de ne pas le faire», mentionnant, à titre d’exemples, les documents privilégiés ou ceux dont la production serait préjudiciable au point d’être injuste. C’est en partie sur cet arrêt que la Cour d’appel s’est fondée pour rendre son ordonnance en l’espèce. Dans l’arrêt Frenette c. Métropolitaine (La), Cie d’assurance‑vie, [1992] 1 R.C.S. 647, à la p. 686, notre Cour décrit une façon semblable d’aborder le pouvoir discrétionnaire conféré par des dispositions québécoises équivalentes en matière de procédure.

24 Enfin, étant donné que, même dans le contexte d’une instance civile, l’exercice d’un pouvoir discrétionnaire de common law peut faire l’objet d’un examen pour assurer qu’il s’accorde avec les valeurs qui sous‑tendent la Charte, la délimitation du pouvoir discrétionnaire est justifiée en l’espèce pourvu qu’elle assure un respect suffisant de ces valeurs.

25 Les motifs de ma collègue semblent refléter jusqu’à un certain point le principe voulant que la procédure au moyen de laquelle un juge ordonne la production et l’examen de documents puisse être adaptée afin d’éviter qu’une injustice soit causée à l’une des parties. Telle est la raison d’être du pouvoir d’un juge d’imposer des restrictions à la reproduction et à la diffusion des documents communiqués. Madame le juge McLachlin retient néanmoins l’essentiel de la façon traditionnelle d’aborder le pouvoir discrétionnaire lorsqu’elle conclut que la communication de documents ou parties de documents qui ne sont pas considérés comme privilégiés ne peut être refusée à la défense, quelle que soit l’incidence de cette communication sur le droit à la vie privée de la demanderesse. Quoi qu’il en soit, la question que notre Cour doit trancher est de savoir si le pouvoir discrétionnaire exercé, en l’espèce, par le protonotaire, le juge en chambre et la Cour d’appel est conforme aux valeurs qui sous‑tendent à la Charte.

26 Ma collègue a décrit mon approche relativement à ce point particulier comme «totalement inappropriée» au motif qu’on pourrait en déduire qu’une règle de procédure pourrait supplanter la common law. Je ne suis pas d’accord. Premièrement, l’exercice de pouvoir discrétionnaire ici en jeu n’a pas trait à la doctrine du privilège, mais concerne plutôt la règle discrétionnaire de common law applicable pour déterminer quels documents devraient faire l’objet d’une ordonnance de production à des fins de communication préalable. Si la doctrine du privilège n’existait pas et que la règle discrétionnaire de common law prévoyait simplement que tous les documents dont on aura démontré qu’ils renferment des renseignements importants feront l’objet d’une ordonnance de production, l’appelante ne pourrait‑elle pas ici soutenir qu’une telle mesure ne reflète pas une pondération adéquate des valeurs de vie privée, d’égalité et de procès équitable qui sont consacrées dans la Charte? Tout ce qui a été ajouté à l’approche traditionnelle, c’est que le privilège empêchera aussi un tribunal de rendre une ordonnance de production de document.

27 Comme je l’ai déjà dit, le privilège ne tient compte que du droit à la vie privée d’une partie demanderesse dans une affaire civile, dans la mesure où ce droit se rapporte à des rapports jugés d’importance publique suffisante. À mon avis, la partie demanderesse qui revendique en vain un privilège risque encore de subir une grave atteinte à sa vie privée, atteinte injustifiée vu l’avantage potentiellement limité ou inexistant de la divulgation de certains renseignements pour l’équité du procès. Compte tenu de ce résultat, notre Cour doit examiner la façon d’aborder ce pouvoir discrétionnaire en common law, pour s’assurer qu’elle permet de soupeser adéquatement les valeurs de la Charte qui sont en jeu dans ce contexte. Cette démarche n’a aucune incidence sur la revendication d’un privilège par une partie demanderesse puisqu’elle ne vise que les documents jugés non privilégiés.

28 Bien que j’aie mentionné la source des par. 26(10) et (11) des Règles, et ses répercussions sur leur libellé, ce n’était que pour démontrer l’objet de la communication préalable de documents, qui est de rendre le procès plus expéditif et équitable. Cependant, mon premier souci ne porte pas sur les règles de pratique, mais plutôt sur l’approche ou la règle discrétionnaire que les tribunaux ont établie afin de régir l’exercice de leurs pouvoirs relatifs à la communication préalable de documents. À mon avis, si nous décidons que le pouvoir discrétionnaire exercé par la Cour d’appel ne reflète pas suffisamment les valeurs de la Charte, il incombe à notre Cour de modifier cette approche. En outre, si, malgré sa mise à jour visant à refléter les valeurs de la Charte, la doctrine du privilège ne permet pas de prendre adéquatement en considération le droit à la vie privée invoqué par la demanderesse, la façon traditionnelle d’aborder le pouvoir discrétionnaire exercé par le protonotaire et le juge en chambre doit être également modifiée. Non seulement un tel résultat serait opportun, mais la justice n’exigerait rien de moins dans les circonstances.

(ii) Les valeurs de la Charte: vie privée, procès équitable et égalité

29 Dans l’arrêt récent O’Connor, précité, notre Cour était appelée à déterminer si, dans une affaire criminelle d’agression sexuelle, la Charte protégeait le droit d’une plaignante à la confidentialité de dossiers privés. Notre Cour a conclu que l’art. 7 de la Charte confère un tel droit à l’égard de ce qu’elle a appelé, à la p. 477, des «dossiers privés», soit tout dossier «qui devrait normalement être protégé en raison de son caractère privé». Il peut s’agir, notamment, de dossiers de nature médicale ou thérapeutique, de dossiers scolaires, de journaux intimes et de carnets d’activités rédigés par des travailleurs sociaux.

30 J’ai conclu, au nom de la Cour sur ce point, que les droits à la liberté et à la sécurité de la personne garantis à l’art. 7 de la Charte englobent le droit à la vie privée. Cette conclusion se fondait sur une évolution jurisprudentielle de notre Cour. Dans les arrêts qu’elle a rendus relativement à l’art. 7, notre Cour s’est montrée fort sympathique à l’idée que la liberté et la sécurité de la personne comportent des droits à la vie privée. On a également reconnu que la vie privée est essentielle à la dignité humaine, qui est une valeur fondamentale de la Charte. On a jugé que le droit à la sécurité de la personne consacré à l’art. 7 inclut la protection contre le traumatisme psychologique pouvant résulter d’une atteinte à la vie privée. Il est certain que l’atteinte à la vie privée d’une demanderesse victime d’agression sexuelle nuit gravement à son bien‑être psychologique. Il ressort également de l’art. 8 que la Charte est nettement fondée sur le respect du droit à la vie privée de chacun. Enfin, les délits de diffamation et d’intrusion qui existent en common law confirment aussi la validité de la revendication, par un particulier, du droit fondamental à la vie privée.

31 Notre Cour a également établi qu’un tel droit n’est pas absolu et qu’il «doit être pondér[é] en tenant compte des besoins légitimes de la société» (O’Connor, précité, à la p. 485). Elle a confirmé qu’une telle pondération doit être effectuée au moyen d’une évaluation de l’attente raisonnable en matière de protection de la vie privée qu’a le particulier en question, et d’une pondération de cette attente en regard de la nécessité légitime de l’intervention de l’État: le juge L’Heureux‑Dubé, s’exprimant au nom de la Cour à ce sujet, à la p. 485, en citant l’arrêt Hunter c. Southam Inc., [1984] 2 R.C.S. 145. On a statué que les dossiers en cause dans l’arrêt O’Connor révélaient clairement l’existence d’une attente raisonnable en matière de protection de la vie privée, attente digne d’être protégée en vertu de l’art. 7 de la Charte. Cette conclusion est fondée non pas sur l’existence d’un intérêt public considérable à l’égard des rapports dont émanaient les dossiers, mais plutôt sur la nature de ces dossiers, les renseignements qu’ils renfermaient et l’incidence de leur communication sur la personne qui invoquait ses attentes en matière de vie privée. La préoccupation ou la valeur qui sous‑tend le droit à la vie privée, consacré dans la Charte, diffère donc considérablement de celles sous‑jacentes à la doctrine du privilège.

32 Comme la vie privée, de par sa nature même, ne peut plus être recouvrée une fois qu’on y a porté atteinte, on a statué qu’il y avait lieu de protéger l’attente raisonnable en matière de protection de la vie privée au stade de la divulgation. C’est ainsi que la Cour conclut, à la p. 487, que:

l’art. 7 de la Charte exige un système raisonnable d’«autorisation préalable» pour justifier les intrusions sanctionnées par le tribunal dans les dossiers privés de témoins dans des poursuites judiciaires.

33 Comme les dossiers dont il est question en l’espèce sont de même nature que ceux mentionnés dans l’arrêt O’Connor, je conclus que l’appelante a établi l’existence d’une attente raisonnable en matière de protection de la vie privée à l’égard de ces documents. La partie intimée fait valoir que l’appelante a renoncé à son droit à la vie privée en soulevant la question de son bien‑être psychologique au procès. Je ne suis pas d’accord. Comme ma collègue Madame le juge McLachlin le conclut, l’appelante n’a pas renoncé à la protection de sa vie privée du seul fait d’avoir intenté une action. Elle s’est plutôt engagée dans une démarche où l’attente raisonnable en matière de protection de la vie privée doit être pondérée en regard de la nécessité, pour la société, d’assurer le déroulement équitable et efficace d’un tel litige. Cela peut signifier que le respect des valeurs de la Charte, dans la procédure de communication préalable de documents, admet un meilleur accès à certains renseignements, mais non que l’appelante a renoncé de quelque manière à son attente raisonnable en matière de protection de sa vie privée. À mon avis, l’appelante a établi l’existence d’une telle attente. Par conséquent, cette attente doit être soupesée en fonction des autres droits que met en jeu la communication préalable de documents dans une affaire civile.

34 Dans l’arrêt O’Connor, le droit à la vie privée de la plaignante a été soupesé en fonction du droit à une défense pleine et entière que la Charte garantissait à l’accusé. Ce droit est un élément essentiel des principes de justice fondamentale qui doivent régir les procédures criminelles. En matière civile, bien que le défendeur n’ait à exercer aucun droit conféré directement par la Charte, et que sa liberté ou sa sécurité ne soit nullement menacée, des valeurs semblables sont en jeu. Une erreur judiciaire pourrait être commise si l’absence des renseignements pertinents nécessaires était susceptible de mener un juge du procès ou un jury à un résultat inexact. En pareil cas, la valeur consacrée dans la Charte en faveur d’un procès équitable pour toutes les parties à un litige est en cause à titre de principe de justice fondamentale, et peut être soupesée en fonction du droit à la vie privée de la partie appelante. Toutefois, à l’instar des droits de l’accusé dans l’arrêt O’Connor, ces droits ne sont pas plus absolus que ceux de la demanderesse. L’affirmation que je fais, à la p. 480, s’applique autant dans ces circonstances:

Il n’y a pas de doute que le droit de présenter une défense pleine et entière ne peut pas aller jusqu’à permettre à la défense de se livrer à une partie de pêche dans la vie personnelle d’autrui.

35 Dans cet arrêt, on a également discuté de l’exigence que tout pouvoir discrétionnaire en matière de procédure, dans les affaires d’agression sexuelle, reflète la valeur de l’égalité, vu que (à la p. 487):

[c]ontrairement à presque toute autre infraction du Code criminel, l’agression sexuelle est un crime qui touche avant tout les femmes, les enfants et les handicapés.

La même observation peut être formulée à l’égard de l’agression sexuelle en tant que délit civil. Étant donné la nature exceptionnelle de ces affaires, il ne doit pas être permis que des mythes et stéréotypes fondés sur l’âge ou le sexe de la partie demanderesse entachent la procédure. En fait, ce risque peut être d’autant plus grand que ce qui est réclamé est l’indemnisation monétaire du préjudice subi. Il se peut bien que l’on tire des conclusions biaisées selon lesquelles le préjudice n’est pas aussi important ni aussi digne d’indemnisation que le préjudice résultant d’autres formes d’agression auxquelles on accorde traditionnellement une plus grande attention tant en droit criminel qu’en droit civil.

36 Dans l’affaire O’Connor, notre Cour était appelée à déterminer si le pouvoir discrétionnaire du juge d’ordonner la communication à la défense de dossiers privés avant la tenue du procès criminel avait été exercé de manière compatible avec les valeurs de la vie privée, du procès équitable et de l’égalité consacrées dans la Charte. Comme dans le présent pourvoi, aucune action directe de l’État n’était en cause. Même si le pouvoir discrétionnaire était exercé dans le contexte de poursuites criminelles, la common law n’exigeait pas que la cour agisse d’une manière particulière. Aux pages 479 et 480, on a jugé que les principes suivants, tirés de l’arrêt Dagenais, précité, étaient applicables:

. . . la nature, la portée et l’étendue d’une ordonnance de divulgation dépendront, en définitive, d’un équilibre entre les divers droits garantis par la Charte de sorte que les effets préjudiciables à un droit soient proportionnels aux effets bénéfiques visés par l’objectif constitutionnel: Dagenais, à la p. 890.

Appliquant cette méthode, notre Cour a établi un certain nombre de garanties procédurales applicables à toute ordonnance de production de dossiers privés, ce sur quoi je vais maintenant me pencher étant donné que, selon moi, ces principes s’appliquent également à un procès civil où il est question de produire des dossiers privés.

II. La procédure

37 Compte tenu des principes énoncés dans l’arrêt Dagenais, précité, et dans le but de pondérer adéquatement les valeurs de vie privée, de procès équitable et d’égalité qui sont consacrées dans la Charte, notre Cour a établi, dans l’arrêt O’Connor, un certain nombre de garanties procédurales applicables à toute ordonnance de production de dossiers privés. Celles-ci comportent un test à deux étapes qui peut être appliqué une fois que la défense a avisé toutes les parties ayant intérêt à ce que les documents demeurent confidentiels. Lors de la première étape de la décision du juge, la défense doit établir la pertinence probable des documents. Il faut plus que de simples conjectures ou déductions tendancieuses concernant la plaignante victime d’agression sexuelle. Une minorité des juges de notre Cour a particulièrement insisté sur le risque d’hypothèses tendancieuses et a exigé que la défense établisse, au moyen d’une preuve par affidavit, l’existence de motifs indépendants d’affirmer que les renseignements contenus dans les documents étaient probablement pertinents quant aux questions en litige ou à la capacité d’une personne à témoigner.

38 Une fois franchi le seuil initial de la pertinence probable des documents, le tribunal ordonne la production des documents jugés probablement pertinents, mais uniquement afin de les examiner seul. À ce stade, le tribunal est appelé à déterminer quels documents ou parties de documents renferment des renseignements probablement pertinents, et à soupeser les effets de leur production sur le plaignant et sur l’accusé. Un certain nombre de facteurs à prendre en considération ont été énumérés. Je souligne, en outre, que dans les arrêts O’Connor et L.L.A., précités, on n’a pas écarté la possibilité de revendiquer un privilège à l’égard de ces documents. Même lorsqu’un privilège est revendiqué en vain, le tribunal est, néanmoins, tenu d’exercer son pouvoir discrétionnaire en conformité avec les valeurs de la Charte tout au long des procédures précédentes.

39 En l’espèce, il nous faut déterminer si et de quelle manière le pouvoir discrétionnaire exercé par un tribunal dans une affaire civile, par opposition à une affaire criminelle, doit être modifié de manière à être conforme aux valeurs de la Charte. Bien qu’il existe des différences fondamentales entre les deux contextes, les facteurs les plus importants qui ont donné lieu à l’établissement de la procédure de l’arrêt O’Connor demeurent présents dans le contexte de poursuites civiles. L’examen de ces différences et points communs permet d’identifier une procédure de communication préalable de documents qui soit compatible avec les valeurs de la Charte qui sont en jeu dans le présent pourvoi.

40 Une différence importante entre la communication préalable en matière civile et la divulgation dans des poursuites criminelles tient au choix qu’a la partie demanderesse, dans les poursuites civiles, de participer ou non aux procédures engagées. Une autre distinction est liée à l’avantage que peut tirer la partie demanderesse de la communication préalable de documents. En fait, elle peut avoir grand intérêt à régler l’affaire pour éviter de subir l’expérience traumatisante du procès. Une troisième différence est que, selon les circonstances, il peut parfois être plus facile d’établir la pertinence probable des dossiers à l’égard des questions en litige. Dans la présente affaire, le Dr Parfitt est le seul thérapeute qui ait traité l’appelante après l’agression, de sorte qu’elle est le seul professionnel à avoir une connaissance approfondie de l’importance du préjudice allégué, c.‑à‑d. le préjudice psychologique et ses conséquences pour l’appelante. Un juge peut tenir compte de ces circonstances lorsqu’il se prononce initialement sur la pertinence probable des documents. Une dernière distinction réside dans le fait que l’État n’était pas partie à l’action lorsque la question de l’ordonnance de production s’est présentée.

41 Il nous faut aussi reconnaître que, vu la nature de l’enquête préalable et le contexte particulier d’une action civile intentée à la suite d’une agression sexuelle, la procédure de communication préalable de documents risque d’entraîner une dérogation beaucoup plus grave aux attentes raisonnables de la demanderesse en matière de protection de la vie privée que dans toute autre affaire de responsabilité délictuelle. Ces circonstances sont quelque peu exceptionnelles. Comme on le fait remarquer, aux pp. 487 et 488 de l’arrêt O’Connor, précité, la faute commise, en l’occurrence l’agression sexuelle, peut rendre nécessaire le recours à une aide thérapeutique pour permettre à la victime de retrouver une vie normale. Comme en témoignent les affidavits du Dr Parfitt, pour être efficace la consultation exige que le patient communique librement au thérapeute les détails les plus intimes de sa vie ainsi que ses pensées, craintes et sentiments les plus profonds. En même temps, le thérapeute doit souvent consigner dans un dossier ce qui est ressorti de ses rencontres avec le patient. Ce dernier peut également tenir un journal intime de ses expériences, pensées et sentiments.

42 Ainsi, en raison de sa nature même, cette faute civile engendre une situation où les détails les plus intimes de la vie de la partie demanderesse seront consignés dans un dossier. Les documents en cause peuvent aussi constituer un dossier unique quant au préjudice allégué. Par la même occasion, comme Madame le juge McLachlin le souligne, bon nombre des renseignements contenus dans les dossiers auront très peu d’utilité au procès. Il en est également ainsi de tout dossier privé qui fait état des pensées, des sentiments et des expériences de la partie demanderesse concernant l’agression. Dans ce contexte, la méthode traditionnelle de communication préalable de documents, où la partie demanderesse doit s’en remettre à la protection ad hoc assurée par l’octroi d’un privilège, aura grandement pour effet de la dissuader de tenter d’obtenir l’indemnisation du préjudice subi. L’échange de renseignements entre les parties afin d’accélérer, dans leur intérêt commun, la recherche de la justice devient alors susceptible d’empêcher une partie demanderesse de solliciter une indemnisation devant les tribunaux ou de favoriser un règlement prématuré et injuste du litige afin d’éviter une trop grande divulgation des documents privés. Un tel résultat ne saurait être compatible avec notre notion de justice, d’autant plus que cette notion repose sur les valeurs de vie privée et d’égalité qui sont consacrées dans la Charte. De toute évidence, une procédure plus prévisible s’impose, une procédure qui tienne compte des difficultés exceptionnelles auxquelles fait face la partie demanderesse dans ces circonstances.

43 Même si la procédure établie dans l’arrêt O’Connor n’est pas parfaitement indiquée dans des poursuites civiles, un certain nombre de traits qui la caractérisent s’appliquent tout autant dans ce contexte. L’aspect le plus important de cette procédure est l’«autorisation préalable». Cette mesure s’impose en raison de la nature fondamentale du droit à la protection de la vie privée. Une protection suffisante du droit à la vie privée exige le recours à des mesures de contrôle utiles au stade de la divulgation. Dans l’arrêt O’Connor, j’ai conclu, au nom de la Cour à ce propos, que le meilleur moyen de protéger ce droit est d’empêcher l’atteinte à la vie privée, car la vie privée ne peut plus être recouvrée une fois qu’on y a porté atteinte. Dans le contexte de poursuites criminelles, ce facteur requérait qu’on franchisse le seuil de la «pertinence probable» et l’obligation, pour le tribunal, d’examiner les documents avant de les communiquer à la défense. Cet aspect de la protection de la vie privée est sûrement aussi pertinent dans des poursuites civiles que dans des poursuites criminelles.

44 L’examen des documents se justifie également par la conclusion que, très souvent, une bonne partie des renseignements contenus dans des dossiers privés n’a aucune pertinence pour la défense ou n’a qu’une valeur probante très limitée vu le contexte dans lequel ces renseignements ont été obtenus. Ces considérations jouent aussi en matière civile. La pondération entreprise dans l’affaire O’Connor est également justifiée en l’espèce, étant donné qu’il faut soupeser les droits conférés aux parties par la Charte. De plus, les facteurs dont le juge doit tenir compte en examinant les documents, suivant le test de l’arrêt O’Connor, sont tout aussi importants dans des poursuites civiles, sauf que c’est le droit du défendeur à un procès équitable et l’intérêt qu’a la société en la matière qui doivent être soupesés, et non le droit à une défense pleine et entière que la Charte confère à l’accusé.

45 Étant donné que, dans certains cas, la pertinence probable des documents peut être plus facile à établir initialement au moyen de cette procédure, l’examen des documents s’impose d’autant plus dans des poursuites civiles. Cela est attribuable en partie à la nature du préjudice subi. Le préjudice psychologique est une notion très large. On pourrait soutenir, théoriquement, que presque toutes les expériences qu’une personne a vécues au cours de sa vie ont contribué à diminuer son bien‑être psychologique. Il se pourrait également que bon nombre de ces facteurs éventuels aient un caractère très personnel. En même temps, il se peut bien que la lecture attentive des documents révèle l’absence de lien logique avec le préjudice allégué. En pareil cas, l’information ne devrait pas être communiquée à la défense.

46 À titre d’exemple, une demanderesse pourrait révéler à son thérapeute que, pour des raisons médicales, son mari et elle ne peuvent avoir d’enfants. Il s’agit d’une information de nature très personnelle qui peut, théoriquement, sembler liée aux problèmes conjugaux allégués par la demanderesse. L’examen des documents peut bien révéler que cette question n’a été mentionnée que brièvement au thérapeute, que le couple n’a jamais eu l’intention d’avoir des enfants ou que cela ne les a tout simplement pas préoccupés pendant leur mariage. Dans ces circonstances, le juge peut vouloir supprimer toute mention de ce fait dans le dossier.

47 Compte tenu de ces caractéristiques distinctives et communes des contextes criminel et civil au chapitre de la production de dossiers privés, la procédure suivante me semble opportune aux fins de la communication préalable de documents en matière civile. La partie qui demande la production doit en informer les personnes ayant intérêt à ce que les dossiers demeurent confidentiels. Pour qu’un tribunal puisse ordonner la communication préalable de dossiers privés à la défense, il doit tout d’abord déterminer quels documents ont une pertinence probable relativement à une question en litige. Pour s’acquitter de cette tâche, le tribunal doit disposer des renseignements nécessaires. En matière civile, les renseignements nécessaires sont fournis au moyen de l’affidavit dans lequel la partie qui demande l’ordonnance expose les raisons pour lesquelles la production des documents en question est requise. Le tribunal doit ensuite ordonner que les documents ayant une pertinence probable lui soient remis pour qu’il puisse les examiner et y supprimer tout renseignement qui, selon lui, n’a aucune pertinence probable ou doit par ailleurs échapper à la production après pondération des droits en cause.

48 Dans cette démarche, les facteurs énoncés par notre Cour relativement à des poursuites criminelles s’appliquent également, sous réserve des légères modifications qui s’imposent pour satisfaire aux exigences des poursuites civiles. Le tribunal devrait tenir compte des considérations suivantes: la nécessité du dossier pour assurer la tenue d’un procès équitable, la valeur probante du dossier, la nature et la portée des attentes raisonnables en matière de confidentialité du dossier, la question de savoir si la production du dossier reposerait sur une croyance discriminatoire, et le préjudice que la divulgation pourrait causer à la dignité, à la vie privée et à la sécurité de la personne de la partie demanderesse. Il faut également prendre en considération les facteurs supplémentaires que représentent l’avantage que les deux parties pourront éventuellement tirer d’une procédure équitable de communication préalable des documents, le choix qu’a la partie demanderesse d’engager ou non des poursuites civiles et l’effet dissuasif que cette procédure risque d’avoir sur la partie demanderesse dans des poursuites civiles relatives à une agression sexuelle.

49 À mon avis, en soupesant ces considérations, le juge devrait rechercher une communication préalable qui corresponde à ce qu’elle doit être, soit un échange juste et réciproque. Les deux parties devraient avoir accès aux documents ou aux parties de documents qui permettront de bien circonscrire les questions en litige, d’éviter toute surprise au procès et, éventuellement, d’obtenir un règlement hors cour équitable.

50 Comme l’État n’est pas partie à de telles affaires, la pondération peut être un peu plus souple que celle décrite dans l’arrêt Dagenais, précité. Dans cette affaire, l’accent mis sur la proportionnalité des effets visait à mettre à exécution l’essence de l’article premier de la Charte: Dagenais, précité, le juge en chef Lamer, au nom de la Cour à la majorité, à la p. 878. On peut soutenir que ce mode de pondération n’est pas, à strictement parler, applicable dans les litiges privés: Hill, précité, le juge Cory, s’exprimant au nom de notre Cour quant au résultat, aux par. 94 et 97. Cependant, aucune hiérarchie des valeurs ne saurait être créée. On ne peut pas présumer que les valeurs de vie privée et d’égalité ont moins d’importance que celle du procès équitable pour déterminer si et dans quelle mesure il y a lieu d’ordonner la production de documents privés. Cette souplesse devrait viser à garantir le déroulement d’un processus de communication préalable avantageux pour les deux parties.

51 Un juge peut également demander à la personne qui a la garde des documents de faire l’«inventaire» de ceux qui sont en sa possession afin d’en faciliter l’examen. Cela est compatible avec la procédure établie dans les arrêts O’Connor et L.L.A. J’estime qu’il serait également loisible au juge de demander, dans le cadre de cet inventaire, d’indiquer de façon générale le contenu de chacun des documents, de regrouper les documents en question selon leur contenu ou d’aider autrement à les trier. Un tel inventaire ne devrait pas être remis à l’autre partie à ce stade des procédures.

52 Ma collègue affirme que cette procédure supplémentaire sera déroutante pour les juges du procès. Je ne suis pas d’accord. Rien, dans un litige civil, ne devrait empêcher que les deux demandes soient faites et prises en considération. Dans bien des cas, comme celui dont nous sommes saisis, le juge statuera sur la revendication de privilège à partir d’une preuve par affidavit. Certains documents seront jugés privilégiés et d’autres non privilégiés. Ce ne sont que ces derniers qui seront soumis à l’examen. Il pourrait, toutefois, y avoir confusion si un juge décidait que l’examen des documents pourrait être nécessaire afin de satisfaire au quatrième volet du test de Wigmore. En pareil cas, étant donné que la procédure que j’ai décrite permet de tenir compte plus directement et uniformément du droit de la demanderesse à la vie privée, je recommanderais d’appliquer le quatrième volet du test de Wigmore à toute la catégorie de documents, prise globalement, avec ou sans l’aide d’un examen. Une fois tranchée la question de la revendication de privilège, le juge s’attaquerait à l’examen susmentionné des documents non privilégiés, à la condition que leur pertinence probable ait été établie.

III. Application à la présente affaire

53 Le protonotaire qui a initialement entendu la requête en divulgation a ordonné la production à la défense de la totalité des notes et dossiers du Dr Parfitt, étant donné que les communications qu’ils contenaient n’avaient pas satisfait au premier volet du test de Wigmore et n’étaient donc pas privilégiées. Il a refusé de pondérer les droits invoqués par la demanderesse pour le motif que, selon lui, la loi ne permettait pas de le faire à l’époque. Le juge en chambre a confirmé la décision et l’ordonnance du protonotaire Bolton, concluant, de façon similaire, quoique pour des motifs différents, que le privilège n’avait pas été revendiqué avec succès. Encore là, aucune autre pondération des droits de la demanderesse à l’égalité ou à la vie privée n’a été effectuée.

54 En l’espèce, la Cour d’appel a accueilli l’appel en partie, après avoir tenté de soupeser jusqu’à un certain point le droit à la vie privée de la demanderesse et le droit à un procès équitable. Conséquemment, elle a soustrait à la divulgation les notes prises à des fins de diagnostic et a limité la diffusion et la reproduction des dossiers communiqués. Elle n’a cependant pas examiné les documents avant d’en ordonner la production. Selon moi, une telle procédure ne tient pas dûment compte de la pondération qui s’impose à l’égard des valeurs de la Charte que met en jeu la communication préalable de documents.

55 En fait, dans ces circonstances particulières, compte tenu de la nature du préjudice allégué et de l’information requise par la défense, la protection accordée aux dossiers privés en cause est loin d’être suffisante. Si la partie demanderesse sait qu’en pareilles circonstances tout le contenu de ses échanges avec son thérapeute ou de tout autre dossier privé peut être divulgué aux avocats ou aux témoins experts du défendeur, il se peut fort bien qu’elle soit dissuadée de demander réparation au civil. Si personne n’examine les documents afin d’y supprimer tout renseignement personnel ou non pertinent ou qui a très peu de valeur probante, une ordonnance de production de documents constitue une atteinte grave à la vie privée tout en étant susceptible de ne procurer qu’un avantage limité à la défense. Une hiérarchie des valeurs de la Charte est créée, une hiérarchie qui avantage considérablement la défense, alors qu’elle peut avoir un effet très préjudiciable sur la partie demanderesse. La pondération appropriée des valeurs de la Charte n’admet pas une telle hiérarchie. L’arrêt de la Cour d’appel doit donc être réexaminé. Quoique l’approche de la Cour d’appel ait généralement été exacte et compte tenu du fait que les arrêts O’Connor et L.L.A. n’avaient pas encore été rendus au moment où cet arrêt a été prononcé, la procédure qu’elle a adoptée ne saurait, néanmoins, être appropriée.

IV. Conclusion et dispositif

56 En ce qui concerne la première question en litige, celle du caractère privilégié des communications entre l’appelante et le Dr Parfitt, je suis d’accord avec Madame le juge McLachlin pour dire que l’existence d’un privilège a clairement été établie à l’égard des dossiers soustraits à la divulgation. Je confirme aussi la conclusion générale de la Cour d’appel qu’elle avait un large pouvoir discrétionnaire de contrôler la communication préalable des autres documents afin d’assurer qu’elle ne cause pas d’injustice à l’une des parties.

57 L’exercice du pouvoir discrétionnaire sur lequel l’ordonnance est fondée n’a pas soupesé adéquatement les valeurs de vie privée, d’égalité et de procès équitable consacrées dans la Charte. En omettant d’examiner les dossiers privés en de telles circonstances, la cour établit une hiérarchie des valeurs de la Charte, qui fait en sorte que les droits à la vie privée et à l’égalité peuvent faire l’objet d’une grave atteinte en échange de dossiers ou de parties de ceux‑ci qui peuvent tout au plus procurer un avantage très minime à la défense, ou être inutiles pour garantir l’équité des procédures. Il convient de recourir à une procédure qui soit adaptée au contexte de l’enquête préalable en matière civile, selon les principes dégagés par notre Cour dans l’arrêt O’Connor.

58 J’accueillerais le pourvoi avec dépens. L’arrêt de la Cour d’appel devrait être infirmé, sauf en ce qui concerne les notes qui n’ont pas été divulguées, et l’affaire devrait être renvoyée devant le protonotaire pour qu’il rende une décision compatible avec les présents motifs.

Pourvoi rejeté avec dépens, le juge L’Heureux‑Dubé est dissidente.

Procureur de l’appelante: The British Columbia Public Interest Advocacy Centre, Vancouver.

Procureurs de l’intimé Ryan: Harper Grey Easton, Vancouver.

Procureurs de l’intimée Parfitt: Alexander, Holburn, Beaudin & Lang, Vancouver.


Synthèse
Référence neutre : [1997] 1 R.C.S. 157 ?
Date de la décision : 06/02/1997
Sens de l'arrêt : Le pourvoi est rejeté

Analyses

Preuve - Divulgation - Dossiers de consultation - Poursuites civiles intentées par la victime pour le préjudice que lui aurait causé la conduite sexuelle du défendeur - Demande du défendeur visant à obtenir la production des notes et des dossiers de consultation du psychiatre - Ces documents sont‑ils privilégiés? - Les dossiers et les notes devraient‑ils être produits? - British Columbia Supreme Court Rules, art. 26(11).

L’appelante était âgée de 17 ans lorsqu’elle a été traitée par un psychiatre, l’intimé R. Au cours du traitement, R a eu des relations sexuelles avec elle. Il a également accompli des actes de grossière indécence en sa présence. L’appelante allègue que cette conduite l’a lésée et elle poursuit R en vue d’obtenir des dommages‑intérêts. Pour faire face aux difficultés qui lui auraient été causées par l’agression sexuelle et les actes de grossière indécence, ainsi qu’à d’autres problèmes, l’appelante a consulté une psychiatre, l’intimée P. L’appelante tenait à ce que ses communications avec P demeurent confidentielles, et P lui a assuré qu’elle ferait tout son possible pour qu’il en soit ainsi. À un moment donné, P s’est abstenue de prendre ses notes habituelles, en raison des craintes de l’appelante. À l’audition devant le protonotaire de la requête en divulgation de R, P a consenti à remettre ses rapports, mais a revendiqué un privilège à l’égard de ses notes. L’avocat de l’appelante était présent. Il a appuyé P dans son opposition à la production, mais n’a pas revendiqué formellement un privilège au nom de l’appelante. Le protonotaire a conclu que P ne jouissait d’aucun privilège quant aux documents en question et en a ordonné la production à R. La Cour suprême de la Colombie‑Britannique a confirmé cette décision. L’appel de P devant la Cour d’appel a été accueilli en partie. La cour a ordonné la divulgation des lettres de compte rendu et des notes de P relatant les discussions entre elle et l’appelante. La divulgation ordonnée était assujettie à quatre conditions: l’examen des documents devrait être réservé aux avocats de R et aux témoins experts sans que R puisse lui‑même les consulter, quiconque prendrait connaissance des documents devrait s’abstenir d’en divulguer le contenu à une personne non autorisée à les examiner, les documents ne devraient être utilisés qu’aux fins du litige, et les avocats de R ne devraient faire qu’une seule copie des notes, laquelle devrait être transmise, si nécessaire, aux témoins experts de R.

Arrêt (le juge L’Heureux‑Dubé est dissidente): Le pourvoi est rejeté.

Les juges La Forest, Sopinka, Cory, McLachlin, Iacobucci et Major: Les principes de common law qui sous‑tendent la reconnaissance d’un privilège interdisant la divulgation découlent de la proposition fondamentale selon laquelle toute personne a une obligation générale de faire un témoignage pertinent quant à la question dont le tribunal est saisi, de manière à ce que la vérité puisse être découverte. La common law permet d’apporter, à cette obligation fondamentale, certaines exceptions connues sous le nom de privilèges, lorsqu’on peut démontrer qu’elles sont requises par un intérêt public qui transcende le principe normalement prépondérant du recours à tous les moyens raisonnables pour découvrir la vérité. La common law permet l’existence d’un privilège dans de nouvelles situations où la raison, l’expérience et l’application des principes qui sous‑tendent les privilèges traditionnels le requièrent. Il s’ensuit que le droit en matière de privilèges peut évoluer de manière a refléter la réalité sociale et juridique contemporaine, dont la Charte canadienne des droits et libertés. Les trois premières conditions de l’existence d’un privilège relatif aux communications entre un psychiatre et la victime d’une agression sexuelle sont remplies en l’espèce, étant donné que les communications ont été transmises confidentiellement, que leur confidentialité était essentielle aux rapports entre le psychiatre et sa patiente, et que ces rapports en soi et le traitement qu’ils rendent possible revêtent une importance supérieure pour le public. La quatrième condition veut que l’intérêt qu’il y a à soustraire les communications à la divulgation l’emporte sur celui qu’il y a à découvrir la vérité et à bien trancher le litige.

Si la cour qui examine une revendication de privilège décide qu’un document ou une catégorie donnée de documents doivent être produits pour découvrir la vérité et éviter qu’un verdict injuste ne soit prononcé, elle doit en permettre la production dans la mesure requise pour éviter ce résultat. Par ailleurs, le besoin de découvrir la vérité et d’éviter une injustice n’écarte pas automatiquement la possibilité d’une protection contre une divulgation complète. Une ordonnance de privilège partiel conviendra plus souvent dans des affaires civiles où, comme en l’espèce, le droit à la vie privée est décisif. La divulgation d’un nombre limité de documents, leur révision par la cour pour en éliminer tout ce qui n’est pas essentiel et l’imposition de conditions quant à savoir qui peut prendre connaissance de ces documents ou en faire des copies sont des moyens qui peuvent être pris pour préserver le plus possible la confidentialité et causer le moins de tort possible aux rapports protégés, tout en évitant l’injustice de la dissimulation de la vérité. Bien qu’un critère applicable pour déterminer l’existence d’un privilège, qui permet à la cour de rejeter éventuellement une revendication de privilège, par ailleurs légitime, dans l’intérêt de la découverte de la vérité, ne garantisse peut‑être pas aux patients que les communications avec leur psychiatre ne seront jamais divulguées, l’assurance que la divulgation ne sera ordonnée que lorsque ce sera clairement nécessaire, et alors seulement dans la mesure nécessaire, encouragera vraisemblablement un grand nombre d’entre eux à consulter un psychiatre, alors qu’une divulgation certaine pourrait les rendre hésitants ou non disposés à le faire.

Il est loisible à un juge de statuer que les dossiers d’un psychiatre concernant un patient sont des documents privilégiés, lorsque cela est indiqué. Pour déterminer si un privilège devrait être accordé relativement à un document ou à une catégorie de documents et, le cas échéant, à quelles conditions, le juge doit examiner les circonstances dans lesquelles le privilège est invoqué, les documents en cause et l’ensemble de l’affaire. Bien que, dans une affaire civile, il ne soit pas essentiel que le juge examine chaque document, il peut le faire si cela est nécessaire à la recherche de renseignements. Un tribunal, dans un cas comme la présente affaire, pourrait bien décider qu’il vaut mieux examiner chaque dossier individuellement afin de retirer ceux qui ne sont pas pertinents quant à ce moyen de défense. Cependant, on ne peut affirmer que la Cour d’appel a eu tort de refuser d’ordonner la production d’un groupe de documents et de fixer des conditions strictes quant aux personnes qui pourraient consulter les autres documents et quant à l’utilisation qui pourrait être faite de ceux‑ci, et il n’y a pas lieu de modifier sa décision à ce sujet.

La prétendue omission de l’appelante d’invoquer, devant le protonotaire, un privilège relativement aux dossiers ne la prive pas du droit de revendiquer ce privilège. Si l’appelante jouissait d’un privilège à l’égard des documents, il ne pourrait être perdu que par renonciation, et la conduite de l’appelante ne permet pas de conclure à l’existence d’une renonciation.

Lorsqu’elle s’applique, la règle du privilège supplante tout pouvoir discrétionnaire résiduel qui, pourrait‑on croire, par ailleurs, jouerait en faveur de la partie qui revendique un privilège. Il serait redondant et déroutant de recourir à une procédure en deux étapes qui obligerait le juge à examiner d’abord la question du privilège et ensuite celle du pouvoir résiduel visé au par. 26(11) des Règles.

Le juge L’Heureux‑Dubé (dissidente): La communication directe, à l’avocat de la défense et aux experts qui assistent la défense, de tous les renseignements échangés pendant la thérapie constitue une atteinte très grave au droit de la demanderesse à la confidentialité de ces communications. Si le droit de la partie demanderesse à la confidentialité des documents peut être protégé en vertu de la règle du privilège, il en est ainsi seulement dans la mesure où il sert à atteindre l’objectif supérieur de la promotion de rapports ayant une valeur suffisante aux yeux du public. Il y a accord avec la façon dont le juge McLachlin aborde le privilège partiel, mais ce privilège ne saurait supplanter le pouvoir discrétionnaire résiduel d’ordonner la production de documents de manière à soupeser adéquatement les valeurs de la Charte qui sont en jeu dans le pourvoi. La source de ce pouvoir discrétionnaire est une règle discrétionnaire de common law régissant l’exercice des pouvoirs conférés en vertu des Règles de pratique de la Colombie‑Britannique. Étant donné que l’appelante a fait valoir son droit à la confidentialité de dossiers privés indépendamment de sa revendication d’un privilège, il est nécessaire de déterminer si ce droit a reçu une attention suffisante.

Suivant la façon traditionnelle d’aborder, en common law, le pouvoir des tribunaux d’ordonner la production de documents à des fins de communication préalable dans des procédures civiles, tous les documents pertinents qui ne sont pas des documents privilégiés doivent être produits. Une autre façon de procéder, celle adoptée par la Cour d’appel en l’espèce, consiste à délimiter le pouvoir discrétionnaire de manière à assurer que la procédure de communication préalable de documents ne cause pas d’injustice, même lorsqu’un privilège a été revendiqué en vain et qu’il semble que l’information contenue dans les documents soit pertinente à l’égard d’une question en litige. Cette dernière méthode est plus compatible avec le texte des règles de pratique régissant la communication préalable de documents, les origines de la procédure, les règles discrétionnaires de common law régissant l’information concernant des tiers et l’incidence de la Charte sur l’exercice du pouvoir discrétionnaire émanant de la common law et de la loi dans des procédures civiles. Quoi qu’il en soit, la cour doit s’assurer que la méthode suivie reflète une pondération adéquate des valeurs qui sous‑tendent la Charte.

Comme les dossiers dont il est question en l’espèce sont de même nature que ceux mentionnés dans l’arrêt O’Connor, l’appelante a établi l’existence d’une attente raisonnable en matière de protection de la vie privée à l’égard de ces documents. Au lieu de renoncer à son droit à la vie privée en intentant une action, l’appelante s’est engagée dans une démarche où l’attente raisonnable en matière de protection de la vie privée doit être pondérée en regard de la nécessité, pour la société, d’assurer le déroulement équitable et efficace d’un tel litige. En pareil cas, la valeur consacrée dans la Charte en faveur d’un procès équitable pour toutes les parties à un litige est également en cause à titre de principe de justice fondamentale, et doit être soupesée en fonction du droit à la vie privée de la partie appelante. La valeur d’égalité doit aussi guider la procédure de communication préalable dans les affaires de responsabilité civile délictuelle résultant d’une agression sexuelle.

Compte tenu des caractéristiques distinctives et communes des contextes criminel et civil au chapitre de la production de dossiers privés, la procédure suivante semble opportune aux fins de la communication préalable de documents en matière civile. La partie qui demande la production doit en informer les personnes ayant intérêt à ce que les dossiers demeurent confidentiels. Pour qu’un tribunal puisse ordonner la communication préalable de dossiers privés à la défense, il doit tout d’abord déterminer quels documents ont une pertinence probable relativement à une question en litige. En matière civile, les renseignements nécessaires sont fournis au moyen de l’affidavit de la partie qui demande l’ordonnance. Le tribunal doit ensuite ordonner que les documents ayant une pertinence probable lui soient remis pour qu’il puisse les examiner et y supprimer tout renseignement qui, selon lui, n’a aucune pertinence probable ou doit par ailleurs échapper à la production après pondération des droits en cause. Un certain nombre de facteurs devant guider cette évaluation sont proposés. Un juge peut également demander à la personne qui a la garde des documents de faire l’inventaire de ceux qui sont en sa possession afin d’en faciliter l’examen.

Cette procédure supplémentaire ne sera pas déroutante pour les juges du procès. Dans bien des cas, comme celui dont nous sommes saisis, le juge statuera sur la revendication de privilège à partir d’une preuve par affidavit. Même lorsque l’examen peut être requis, il y a lieu d’appliquer le quatrième volet du test de Wigmore à l’ensemble des documents. Une fois tranchée la question de la revendication de privilège, le juge s’attaquerait à l’examen susmentionné des documents non privilégiés, à la condition que leur pertinence probable ait été établie.

En l’espèce, la Cour d’appel n’a pas examiné les documents avant d’en ordonner la production. En omettant d’examiner les dossiers privés en de telles circonstances, la cour établit une hiérarchie inacceptable des valeurs de la Charte, qui fait en sorte que les droits à la vie privée et à l’égalité peuvent faire l’objet d’une grave atteinte en échange de dossiers ou de parties de ceux‑ci qui peuvent tout au plus procurer un avantage très minime à la défense, ou être inutiles pour garantir l’équité des procédures. L’arrêt de la Cour d’appel devrait être infirmé, sauf en ce qui concerne les notes qui n’ont pas été divulguées, et l’affaire devrait être renvoyée devant le protonotaire pour qu’il rende une décision compatible avec les présents motifs.


Parties
Demandeurs : M. (A.)
Défendeurs : Ryan

Références :

Jurisprudence
Citée par le juge McLachlin
Arrêt non suivi: Jaffee c. Redmond, 116 S. Ct. 1923 (1996), conf. 51 F.3d 1346 (1995)
arrêts mentionnés: Trammel c. United States, 445 U.S. 40 (1980)
Slavutych c. Baker, [1976] 1 R.C.S. 254
R. c. Gruenke, [1991] 3 R.C.S. 263
SDGMR c. Dolphin Delivery Ltd., [1986] 2 R.C.S. 573
Dagenais c. Société Radio‑Canada, [1994] 3 R.C.S. 835
Hill c. Église de scientologie de Toronto, [1995] 2 R.C.S. 1130
R. c. O’Connor, [1995] 4 R.C.S. 411.
Citée par le juge L’Heureux‑Dubé (dissidente)
A. (L.L.) c. B. (A.), [1995] 4 R.C.S. 536
R. c. Gruenke, [1991] 3 R.C.S. 263
R. c. Swain, [1991] 1 R.C.S. 933
R. c. Beare, [1988] 2 R.C.S. 387
Slaight Communications Inc. c. Davidson, [1989] 1 R.C.S. 1038
Baron c. Canada, [1993] 1 R.C.S. 416
R. c. O’Connor, [1995] 4 R.C.S. 411
R. c. Salituro, [1991] 3 R.C.S. 654
R. c. Park, [1995] 2 R.C.S. 836
Dagenais c. Société Radio‑Canada, [1994] 3 R.C.S. 835
Hills c. Canada (Procureur général), [1988] 1 R.C.S. 513
SDGMR c. Dolphin Delivery Ltd., [1986] 2 R.C.S. 573
Young c. Young, [1993] 4 R.C.S. 3
Hill c. Église de scientologie de Toronto, [1995] 2 R.C.S. 1130
Dufault c. Stevens (1978), 6 B.C.L.R. 199
Frenette c. Métropolitaine (La), Cie d’assurance‑vie, [1992] 1 R.C.S. 647
Hunter c. Southam Inc., [1984] 2 R.C.S. 145.
Lois et règlements cités
British Columbia Supreme Court Rules, art. 26(10), (11).
Charte canadienne des droits et libertés, art. 1, 7, 8, 15.
Doctrine citée
Cudmore, Gordon D. Choate on Discovery, 2nd ed. Scarborough, Ont.: Carswell, 1992 (loose-leaf updated 1993).
McLachlin, Beverley M., and James P. Taylor. British Columbia Practice, 2nd ed., vol. 1. Vancouver: Butterworths, 1979 (loose‑leaf updated September 1996, issue 26).
Wigmore, John Henry. Evidence in Trials at Common Law, vol. 8. Revised by John T. McNaughton. Boston: Little, Brown, 1961.

Proposition de citation de la décision: M. (A.) c. Ryan, [1997] 1 R.C.S. 157 (6 février 1997)


Origine de la décision
Date de l'import : 06/04/2012
Identifiant URN:LEX : urn:lex;ca;cour.supreme;arret;1997-02-06;.1997..1.r.c.s..157 ?
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