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24/04/1997 | CANADA | N°[1997]_1_R.C.S._948

Canada | R. c. McDonnell, [1997] 1 R.C.S. 948 (24 avril 1997)


R. c. McDonnell, [1997] 1 R.C.S. 948

Terry McDonnell Appelant

c.

Sa Majesté la Reine Intimée

Répertorié: R. c. McDonnell

No du greffe: 24814.

1996: 6 décembre; 1997: 24 avril.

Présents: Le juge en chef Lamer et les juges La Forest, L’Heureux‑Dubé, Sopinka, Gonthier, Cory, McLachlin, Iacobucci et Major.

en appel de la cour d’appel de l’alberta

POURVOI contre un arrêt de la Cour d’appel de l’Alberta (1995), 169 A.R. 170, 97 W.A.C. 170, qui a accueilli l’appel du ministère public contre une peine. Pourvoi accuei

lli, les juges La Forest, L’Heureux‑Dubé, Gonthier et McLachlin sont dissidents.

Marvin R. Bloos, pour l’appelant.

Paul L....

R. c. McDonnell, [1997] 1 R.C.S. 948

Terry McDonnell Appelant

c.

Sa Majesté la Reine Intimée

Répertorié: R. c. McDonnell

No du greffe: 24814.

1996: 6 décembre; 1997: 24 avril.

Présents: Le juge en chef Lamer et les juges La Forest, L’Heureux‑Dubé, Sopinka, Gonthier, Cory, McLachlin, Iacobucci et Major.

en appel de la cour d’appel de l’alberta

POURVOI contre un arrêt de la Cour d’appel de l’Alberta (1995), 169 A.R. 170, 97 W.A.C. 170, qui a accueilli l’appel du ministère public contre une peine. Pourvoi accueilli, les juges La Forest, L’Heureux‑Dubé, Gonthier et McLachlin sont dissidents.

Marvin R. Bloos, pour l’appelant.

Paul L. Moreau, pour l’intimée.

Version française du jugement du juge en chef Lamer et des juges Sopinka, Cory, Iacobucci et Major rendu par

1 Le juge Sopinka — Le présent pourvoi concerne la décision de la Cour d’appel d’écarter les peines infligées par le juge du procès quant à deux chefs d’agression sexuelle simple relativement auxquels l’appelant avait plaidé coupable. La Cour d’appel a annulé la peine globale d’un an et l’a remplacée par une peine globale de cinq ans, après avoir conclu que la première agression reprochée était une [traduction] «agression sexuelle grave» au sens qu’elle avait donné à cette expression dans des affaires antérieures.

2 À mon avis, la décision de la Cour d’appel ne cadre pas avec la retenue dont les cours d’appel doivent faire preuve envers les juges qui infligent une peine. Un désaccord sur la classification de l’agression, définie par la cour d’appel, n’est pas une raison convenable d’annuler la peine infligée par le tribunal d’instance inférieure. En l’espèce, le juge qui a infligé la peine n’a commis aucune erreur de principe, n’a pas passé sous silence des facteurs pertinents et n’a pas infligé une peine qui n’était manifestement pas indiquée. En conséquence, je suis d’avis d’accueillir le pourvoi et de rétablir la peine infligée initialement par le juge du procès.

I. Les faits

3 À la suite d’une enquête préliminaire, l’appelant a plaidé coupable relativement à deux chefs d’agression sexuelle au sens de l’art. 271 du Code criminel, L.R.C. (1985), ch. C-46. La première infraction a été commise en 1986, au moment où l’appelant était âgé de 29 ans. La plaignante, alors âgée de 16 ans, était pupille du gouvernement de l’Alberta et avait été placée chez l’appelant par les services sociaux. Environ deux semaines après son arrivée chez l’appelant, la plaignante était étendue sur le dos et dormait sur le canapé du salon. L’appelant est entré chez lui en état d’ébriété. Il a défait le pantalon de la plaignante qui s’est alors retournée sur le ventre et a essayé de s’enfoncer dans le canapé. Elle a témoigné avoir agi ainsi dans l’espoir qu’il pourrait peut-être s’en aller s’il la croyait endormie. Il n’est pas parti. Au lieu de cela, il lui a enlevé son jeans et a commencé à l’embrasser sur les fesses. Elle tentait de feindre de dormir. Il lui a alors introduit le pénis dans le vagin. Elle a précisé qu’il l’avait pénétrée [traduction] «un peu», car elle serrait les jambes, qu’il essayait d’écarter. Finalement, il a dit [traduction] «Tu es trop difficile» et il a roulé sur le plancher. Il a tenté de lui remettre son jeans. Celle-ci a attendu d’être certaine que l’appelant dormait sur le plancher avant de descendre à sa chambre. À aucun moment, la plaignante n’a consenti aux gestes de l’appelant.

4 La deuxième infraction a été commise en 1993, au moment où l’appelant était âgé de 36 ans. La plaignante était âgée de 14 ans et gardait les enfants de l’appelant. Elle était étendue sur le ventre et s’était endormie sur un divan‑lit pendant qu’elle gardait les enfants. Elle a témoigné que, lorsqu’elle était allée se coucher, elle portait un tee‑shirt, un sous‑vêtement et s’était enroulée dans un sac de couchage. Quand elle s’est réveillée à 3 h 30, son sous‑vêtement était descendu et le sac de couchage était enroulé autour de ses pieds. L’appelant était sur elle, lui frottait le dos sous son tee‑shirt d’une main et lui frottait les fesses de l’autre main. Il a ensuite porté la main à son bas‑ventre et lui a fait des attouchements au bassin et au vagin. L’appelant essayait de la retourner sur le ventre. Il ne lui a pas touché les seins. Elle a crié et s’est enfuie de la résidence.

5 L’appelant a plaidé coupable relativement aux deux infractions. Le juge qui a infligé la peine a conclu que ni l’une ni l’autre des agressions sexuelles n’était grave. Elle a infligé une peine de 12 mois de détention, suivie d’une période de probation de deux ans. La Cour d’appel a accueilli l’appel du ministère public et a conclu qu’il s’agissait d’agressions sexuelles graves et a condamné l’appelant à une peine d’emprisonnement de cinq ans: (1995), 169 A.R. 170, 97 W.A.C. 170. L’appelant se pourvoit contre la décision de la Cour d’appel.

II. Les dispositions législatives pertinentes

6 Code criminel, L.R.C. (1985), ch. C-46

271. (1) Quiconque commet une agression sexuelle est coupable:

a) soit d’un acte criminel et passible d’un emprisonnement maximal de dix ans;

b) soit d’une infraction punissable sur déclaration de culpabilité par procédure sommaire.

272. Est coupable d’un acte criminel et passible d’un emprisonnement maximal de quatorze ans quiconque, en commettant une agression sexuelle, selon le cas:

. . .

c) inflige des lésions corporelles au plaignant . . .

III. Les jugements antérieurs

A. Cour provinciale de l’Alberta

7 Étant donné l’importance des conclusions particulières que le juge qui a infligé la peine a tirées relativement aux questions en litige dans le présent pourvoi, j’expose ici intégralement les motifs du juge Burch qui se rapportent à la peine:

[traduction] J’ai examiné les faits qui m’ont été présentés aujourd’hui par le ministère public et confirmés par Me Tatarchuk, et que j’ai entendus à l’enquête préliminaire relativement aux accusations portées par [la première plaignante]. J’estime que ni l’agression de [la première plaignante] ni celle de [la deuxième plaignante] ne constituaient des agressions sexuelles graves au sens de l’arrêt Regina c. Sandercock, ou même précisées par la suite.

L’agression de [la première plaignante], en 1986, a été commise sur une jeune fille de 16 ans que les services sociaux avaient placée chez M. McDonnell afin de l’aider à résoudre les problèmes qu’elle connaissait chez elle. Elle aimait les McDonnell et avait confiance en eux et n’avait aucun autre endroit où aller.

L’agression, quoique répréhensible, était un acte isolé, et il s’agissait beaucoup plus que des caresses, car l’accusé a tenté de pénétrer la victime. Toutefois, dans ce cas‑là, il n’y a eu ni violence ni menaces. Il n’y a eu ni sexe oral ni sodomie, et il y a seulement eu pénétration partielle. L’épisode a été spontané en raison de l’état d’ébriété de M. McDonnell le soir en question. Ce fut une expérience traumatisante pour la victime, mais elle avait déjà 16 ans et avait d’autres problèmes qui ont pu contribuer à son état d’esprit subséquent.

Elle aimait bien le défendeur et son épouse et elle n’a donc pas signalé l’épisode, ce qui était malheureux car M. McDonnell aurait pu cesser de boire par la suite et éviter la répétition de l’infraction dans des circonstances similaires.

En déterminant la peine de M. McDonnell relativement à cette première accusation, je suis consciente de l’arrêt R. c. R.P.T. [(1983), 7 C.C.C. (3d) 109 (C.A. Alb.)], mais ce n’est pas un cas où une simple réhabilitation suffira. Monsieur McDonnell doit s’engager à ne plus jamais boire, et dissiper ainsi toute crainte de récidive de sa part s’il agit ainsi seulement lorsqu’il boit, mais il doit aussi y avoir un élément d’exemplarité et de dissuasion générale dans ce cas.

Donc, comme on l’affirme dans Regina c. R.P.T., à la page 114, la seule solution, bien qu’imparfaite, consiste à greffer une peine visant la réhabilitation à une peine exemplaire.

Pour déterminer la peine de Terry McDonnell, je tiens compte de l’appui solide dont il jouit de la part de sa famille, de ses remords et de sa volonté de cesser de boire, mais également du traumatisme subi par la victime à une époque où elle était déjà troublée et du fait que le F.A.C.S. ne considère pas le counselling comme étant de quelque utilité pour empêcher la récidive, car M. McDonnell pourrait tout simplement récidiver s’il se retrouvait en état d’ébriété.

Enfin, je reconnais que le laps de temps écoulé depuis la perpétration de l’infraction est pertinent en ce qui concerne son effet relatif sur l’accusé et la victime.

J’estime qu’il convient d’infliger une peine de 12 mois de détention, suivie d’une période de probation de deux ans.

Quant aux accusations d’agression de [la deuxième plaignante], la victime a été traumatisée dans ce cas, mais les actes de l’accusé entraient fort aisément dans la catégorie des «moins graves». Monsieur McDonnell est un homme de bonne moralité par ailleurs et est un membre actif de sa collectivité. Il a toujours travaillé et subvenu aux besoins de sa famille. Une longue peine supplémentaire de détention consécutive à la peine de détention infligée relativement à la première accusation ne viserait qu’à détruire l’accusé et sa famille et n’est pas nécessaire pour dissuader autrui de commettre une telle infraction.

Je vais donc le condamner à une peine de six mois d’emprisonnement à purger concurremment avec la première peine, en plus d’une période de probation de même durée.

B. Cour d’appel de l’Alberta (la cour)

8 La Cour d’appel a statué que le juge qui a infligé la peine a commis une erreur en concluant que la première agression ne constituait pas une agression sexuelle grave. Dans R. c. Sandercock (1985), 22 C.C.C. (3d) 79 (C.A. Alb.), on a jugé, à la p. 84, que l’élément essentiel d’une agression sexuelle grave est la [traduction] «culpabilité évidente du contrevenant», que traduit la mesure dans laquelle ses actes révélaient un [traduction] «mépris des sentiments et de l’intégrité personnelle de la victime». En l’espèce, la cour a statué que l’appelant a abusé de la confiance dont il jouissait en tant que parent de famille d’accueil, et ce, d’une manière qui comportait une atteinte grave à l’intégrité sexuelle et personnelle de la plaignante et qui révélait une insouciance totale à l’égard des sentiments de la jeune fille. Il y a eu pénétration partielle du pénis dans le vagin.

9 En ce qui concerne l’argument de la défense selon lequel le ministère public n’a pas prouvé l’existence du préjudice psychologique qui résulte d’une agression sexuelle grave, la cour affirme (à la p. 173):

[traduction] Nous voulons d’abord souligner que nous ne pouvons pas envisager une situation où des rapports sexuels non consensuels -- vaginaux, anaux ou oraux -- ne tomberaient pas dans la catégorie des agressions sexuelles graves. Ces actes, de par leur nature même, constituent l’atteinte la plus grave à l’intégrité sexuelle d’une femme. Et lorsqu’il est question d’agressions qui tombent dans la catégorie des agressions graves en raison de leur nature même -- et nous entendons notamment ici le viol, la tentative de viol, la fellation, le cunnilingus et la sodomie -- la violence, la force et l’intensité de l’acte sont des éléments acquis: R. c. McCraw [. . .] De plus, dans chaque cas, il existe également un risque très réel de préjudice psychologique. Par conséquent, ce qu’il faut comprendre, c’est qu’il n’est pas nécessaire que le ministère public prouve l’existence de ce genre de préjudice pour que la cour puisse qualifier de grave une agression sexuelle. L’existence d’un préjudice psychologique est présumée en l’absence de preuve contraire. C’est ce que notre cour a dit dans l’arrêt Sandercock.

La cour ajoute (aux pp. 174 et 175):

[traduction] Autrement dit, le contrevenant se voit infliger une peine fondée sur l’existence d’une agression sexuelle grave, non pas parce que des conséquences psychologiques particulières ont résulté de l’attaque, mais plutôt à cause de sa nature et du fait qu’elle engendre un risque très réel de préjudice émotionnel ou psychologique à long terme. Le fait qu’aucun préjudice de ce genre ne puisse se concrétiser, fait qu’on ne pourrait peut‑être pas connaître tant que la vie de la victime ne se sera pas déroulée au complet, n’est pas un facteur atténuant. Cependant, ceci dit, cela ne signifie pas que les conséquences d’une agression sexuelle ne sont pas pertinentes. La gravité des actes accomplis peut être évaluée en fonction des conséquences probables à long terme de l’acte prohibé. Autrement dit, lorsque le préjudice psychologique est grave, cela peut bien constituer un facteur aggravant. Naturellement, lorsqu’on évoque un préjudice dépassant ce qui serait normalement présumé dans une affaire donnée, le ministère public doit présenter des éléments de preuve à l’appui.

C’est pourquoi, pour mettre en question ce qui est présumé être le préjudice psychologique résultant d’une agression grave, il ne suffit donc pas que la défense en nie simplement l’existence. Mettre en question l’existence présumée d’un préjudice dans ce contexte signifie attirer l’attention sur une forte preuve contraire. Une telle preuve n’existait pas en l’espèce. [Souligné dans l’original.]

10 La cour a rejeté comme étant à la fois malencontreux et inexact en droit l’argument selon lequel la première victime n’a subi aucun traumatisme parce qu’elle avait déjà d’autres problèmes; ses problèmes la rendaient encore plus vulnérable. De toute façon, la victime a témoigné au procès que l’agression lui avait causé un préjudice psychologique, et l’énoncé des répercussions sur la victime, qui a été soumis au juge avec le consentement de toutes les parties, indiquait aussi l’existence d’un tel préjudice.

11 La cour a également statué que la deuxième agression était grave, et non pas mineure. Étant donné la nature de l’attaque, l’existence d’un préjudice psychologique est présumée à bon droit. Tout en reconnaissant que l’agression tombait dans la catégorie des «moins graves», le juge qui a infligé la peine a conclu que la victime était traumatisée.

12 La cour a statué que le laps de temps écoulé entre les deux épisodes n’était pas un facteur atténuant et qu’il ne convenait pas, en l’espèce, d’infliger des peines concurrentes.

13 La cour a jugé qu’elle était convaincue qu’il convenait d’infliger une peine de quatre ans en ce qui concernait la première agression sexuelle et, vu l’effet global des peines, une peine consécutive d’une année relativement à la deuxième agression. La cour a recommandé d’examiner la possibilité d’accorder une libération conditionnelle anticipée.

IV. Analyse

A. La retenue à l’égard des décisions en matière de peine

14 Le présent pourvoi concerne la détermination de la peine de l’appelant qui avait plaidé coupable relativement à deux chefs d’agression sexuelle simple. Le juge qui a infligé la peine a conclu qu’il convenait d’imposer une peine de 12 mois de détention, suivie d’une période de probation de deux ans relativement à l’infraction survenue en 1986, tandis que la deuxième infraction a entraîné une peine de six mois d’emprisonnement, concurrente à la peine d’un an, en plus d’une période de probation de même durée. La Cour d’appel a augmenté à quatre ans et à un an, respectivement, les peines de détention relatives à chaque infraction, la deuxième peine devant être purgée consécutivement. Pour évaluer la validité de l’arrêt de la Cour d’appel, il faut d’abord établir la norme de contrôle en appel des décisions en matière de peine.

15 Deux arrêts récents, R. c. Shropshire, [1995] 4 R.C.S. 227, et R. c. M. (C.A.), [1996] 1 R.C.S. 500, énoncent la norme de contrôle applicable aux décisions en matière de peine. Le juge Iacobucci affirme, au nom de la Cour, dans l’arrêt Shropshire, aux par. 45 à 50:

[Le paragraphe] 687(1) [. . .] est ainsi conçu:

687. (1) S’il est interjeté appel d’une sentence, la cour d’appel considère, à moins que la sentence n’en soit une que détermine la loi, la justesse de la sentence dont appel est interjeté et peut, d’après la preuve, le cas échéant, qu’elle croit utile d’exiger ou de recevoir:

a) soit modifier la sentence dans les limites prescrites par la loi pour l’infraction dont l’accusé a été déclaré coupable;

b) soit rejeter l’appel.

Il s’agit donc de savoir si l’examen de la «justesse» d’une peine comporte le contrôle très interventionniste de la cour d’appel, que préconise le juge Lambert. En toute déférence, je conclus que non. Une cour d’appel ne devrait pas avoir toute latitude pour modifier une ordonnance relative à la détermination de la peine simplement parce qu’elle estime qu’une ordonnance différente aurait dû être rendue. La formulation d’une ordonnance relative à la détermination de la peine est un processus profondément subjectif; le juge du procès a l’avantage d’avoir vu et entendu tous les témoins, tandis que la cour d’appel ne peut se fonder que sur un compte rendu écrit. Il n’y a lieu de modifier la peine que si la cour d’appel est convaincue qu’elle n’est pas indiquée, c’est‑à‑dire si elle conclut que la peine est nettement déraisonnable.

Je ferais mien le point de vue adopté par la Cour d’appel de la Nouvelle‑Écosse dans les arrêts R. c. Pepin (1990), 98 N.S.R. (2d) 238, et R. c. Muise (1994), 94 C.C.C. (3d) 119. Dans l’arrêt Pepin, à la p. 251, la cour conclut:

[traduction] . . . pour décider s’il y a lieu de modifier une peine, il ne s’agit pas de savoir si nous aurions infligé une peine différente; nous devons décider si le juge qui a prononcé la peine a appliqué des principes erronés ou [. . .] (si) [. . .] la peine est nettement ou manifestement excessive.

En outre, dans l’arrêt Muise, la cour tire la conclusion suivante, aux pp. 123 et 124:

[traduction] Chaque fois que notre cour a été appelée à examiner la justesse d’une peine infligée par un juge du procès, elle a constamment décidé de ne pas intervenir, sauf si la peine était nettement excessive ou inadéquate . . .

. . .

La règle de droit applicable aux appels interjetés contre une peine n’est pas complexe. Si la peine infligée n’est pas clairement excessive ou inadéquate, elle est indiquée à supposer que le juge du procès ait appliqué les bons principes et tenu compte de tous les faits pertinents. [. . .] Mon point de vue repose sur le fait que la détermination de la peine n’est pas une science exacte, tout au contraire. C’est un exercice de jugement qui tient compte des principes juridiques pertinents, des circonstances de l’infraction et du contrevenant. Tout au plus peut‑on s’attendre à ce que le juge qui prononce la peine en arrivera à une peine qui respectera des limites acceptables. À mon sens, c’est la vraie raison pour laquelle des cours d’appel examinent des peines quand il s’agit seulement de savoir si la peine est inadéquate ou excessive.

. . .

Pour être considérée comme déraisonnable, l’ordonnance relative à la détermination de la peine doit tomber en dehors des «limites acceptables», ce qui n’est clairement pas le cas en l’espèce. Une erreur de droit suppose une situation comme celle en cause dans l’affaire R. c. Chaisson, [1995] 2 R.C.S. 1118, où le juge qui a prononcé la peine a, en rendant, en vertu de l’art. 741.2 du Code, une ordonnance enjoignant de purger la moitié de la peine avant de pouvoir bénéficier de la libération conditionnelle, inclus par erreur dans le calcul de la durée totale de l’incarcération deux infractions qui n’étaient pas énumérées dans la liste des infractions auxquelles s’appliquent les ordonnances fondées sur l’art. 741.2. [Souligné dans l’original.]

16 La méthode fondée sur la retenue, énoncée dans l’arrêt Shropshire, a été confirmée et précisée dans l’arrêt M. (C.A.), où le juge en chef Lamer affirme, au nom de la Cour, aux par. 90 à 92:

Plus simplement, sauf erreur de principe, omission de prendre en considération un facteur pertinent ou insistance trop grande sur les facteurs appropriés, une cour d’appel ne devrait intervenir pour modifier la peine infligée au procès que si elle n’est manifestement pas indiquée. Le législateur fédéral a conféré expressément aux juges chargés de prononcer les peines le pouvoir discrétionnaire de déterminer le genre de peine qui doit être infligée en vertu du Code criminel et l’importance de celle‑ci. Comme le prévoit le par. 717(1):

717. (1) Lorsqu’une disposition prescrit différents degrés ou genres de peine à l’égard d’une infraction, la punition à imposer est, sous réserve des restrictions contenues dans la disposition, à la discrétion du tribunal qui condamne l’auteur de l’infraction.

Cette norme de contrôle, qui appelle à la retenue, a de profondes justifications fonctionnelles. Comme l’a expliqué le juge Iacobucci, au par. 46 de l’arrêt Shropshire, lorsque le juge qui inflige la peine a eu l’avantage de présider le procès du délinquant, il a alors profité de l’avantage comparatif d’avoir vu et entendu les témoins du crime. Toutefois, lorsqu’il n’y a pas procès complet, dans les cas où le contrevenant a plaidé coupable à une infraction et où le juge chargé de la détermination de la peine n’a bénéficié que d’observations orales et écrites sur cette question (comme ce fut le cas dans l’arrêt Shropshire et en l’espèce), les arguments appelant à la retenue restent convaincants. Le juge qui inflige la peine jouit d’un autre avantage par rapport au juge d’appel en ce qu’il peut apprécier directement les observations présentées par le ministère public et le contrevenant relativement à la détermination de la peine. Du fait qu’il sert en première ligne de notre système de justice pénale, il possède également une qualification unique sur le plan de l’expérience et de l’appréciation. Fait peut‑être le plus important, le juge qui impose la peine exerce normalement sa charge dans la communauté qui a subi les conséquences du crime du délinquant ou à proximité de celle‑ci. De ce fait, il sera à même de bien évaluer la combinaison particulière d’objectifs de détermination de la peine qui sera «juste et appropriée» pour assurer la protection de cette communauté. La détermination d’une peine juste et appropriée est un art délicat, où l’on tente de doser soigneusement les divers objectifs sociétaux de la détermination de la peine, eu égard à la culpabilité morale du délinquant et aux circonstances de l’infraction, tout en ne perdant jamais de vue les besoins de la communauté et les conditions qui y règnent. Il ne faut pas intervenir à la légère dans l’exercice du pouvoir discrétionnaire du juge chargé de la détermination de la peine.

Il va de soi que les cours d’appel jouent un rôle important en contrôlant et en réduisant au minimum la disparité entre les peines infligées à des contrevenants similaires, pour des infractions similaires commises dans les diverses régions du Canada. [. . .] Toutefois, dans l’exercice de ce rôle, les cours d’appel doivent néanmoins faire montre d’une certaine retenue avant d’intervenir dans l’exercice du pouvoir discrétionnaire spécialisé que le législateur fédéral a expressément accordé aux juges chargés de déterminer les peines. On a à maintes reprises souligné qu’il n’existe pas de peine uniforme pour un crime donné. [. . .] La détermination de la peine est un processus intrinsèquement individualisé, et la recherche d’une peine appropriée applicable à tous les délinquants similaires, pour des crimes similaires, sera souvent un exercice stérile et théorique. De même, il faut s’attendre que les peines infligées pour une infraction donnée varient jusqu’à un certain point dans les différentes communautés et régions du pays, car la combinaison «juste et appropriée» des divers objectifs reconnus de la détermination de la peine dépendra des besoins de la communauté où le crime est survenu et des conditions qui y règnent. Pour ces motifs, conformément à la norme générale de contrôle que nous avons formulée dans Shropshire, je crois qu’une cour d’appel ne devrait intervenir afin de réduire au minimum la disparité entre les peines que dans les cas où la peine infligée par le juge du procès s’écarte de façon marquée et substantielle des peines qui sont habituellement infligées à des délinquants similaires ayant commis des crimes similaires. [Souligné dans l’original.]

17 J’ai cité longuement ces arrêts parce que, à mon avis, ils sont très importants pour la présente affaire. L’arrêt M. (C.A.) établit que, sauf erreur de principe, omission de prendre en considération un facteur pertinent ou insistance trop grande sur les facteurs appropriés, une peine ne devrait être écartée que si elle n’est manifestement pas indiquée. L’intimée a soutenu que le juge qui a infligé la peine en l’espèce n’a pas pris en considération des facteurs pertinents et que la peine n’était manifestement pas indiquée. En outre, tant l’intimée que la Cour d’appel paraissent avoir considéré que l’omission du juge qui a infligé la peine de qualifier l’infraction d’agression sexuelle grave constituait une erreur de principe. J’examinerai ces prétentions à tour de rôle.

B. Les facteurs pertinents et le caractère manifestement non indiqué

18 L’arrêt Sandercock, précité, a établi en Alberta la notion d’«agression sexuelle grave», assortie d’une peine de base («point de départ») de trois ans. Dans l’arrêt Sandercock, à la p. 84, on a affirmé que l’élément essentiel d’une agression sexuelle grave est la [traduction] «culpabilité évidente du contrevenant», que traduit la mesure dans laquelle ses actes révélaient un [traduction] «mépris des sentiments et de l’intégrité personnelle de la victime». La Cour d’appel a statué en l’espèce que le juge qui a infligé la peine a commis une erreur en ne concluant pas que la première infraction constituait une agression sexuelle grave.

19 En concluant que le juge qui a infligé la peine a mal qualifié la nature de l’agression constituant la première infraction, la Cour d’appel s’est appuyée sur plusieurs facteurs. Premièrement, elle a déclaré (à la p. 173):

[traduction] On ne saurait fermer les yeux sur un fait saillant. Il ne s’agissait pas, malgré ce que la défense a laissé entendre, d’un cas de «caresses». Il s’agissait de pénétration du pénis dans le vagin. Le fait que McDonnell n’ait réussi qu’à introduire partiellement son pénis dans le vagin de la plaignante parce que celle‑ci lui résistait ne constitue pas moins une agression sexuelle grave. Une pénétration partielle suffit. Par conséquent, cette agression correspond parfaitement à ce qui est décrit dans l’arrêt Sandercock comme un cas typique d’agression sexuelle grave.

Deuxièmement, la cour n’a pas retenu l’argument de la défense que, d’après la cour (à la p. 173), le [traduction] «juge du procès paraît avoir retenu implicitement», selon lequel la première infraction ne pouvait pas constituer une agression sexuelle grave en raison de l’absence de préjudice psychologique. La cour a statué que les rapports sexuels sans consentement comportent un risque très élevé de traumatisme, lequel risque est un indice d’agression sexuelle grave d’après l’arrêt Sandercock. De toute façon, la cour a conclu, à partir de témoignages de vive voix et de l’énoncé des répercussions sur la victime, que la plaignante dans la première affaire avait effectivement subi un préjudice psychologique. Compte tenu de ces facteurs, la cour a décidé que la première infraction était une agression sexuelle grave et que la peine infligée par le juge du procès n’était pas suffisante.

20 À mon avis, la Cour d’appel n’attire pas l’attention sur un facteur pertinent que le juge qui a infligé la peine n’a pas pris en considération et qui donnerait lieu au contrôle en appel de la peine. Le premier facteur souligné par la Cour d’appel, la pénétration partielle, a été mentionné expressément par le juge qui a infligé la peine. Cette dernière a dit:

[traduction] L’agression, quoique répréhensible, était un acte isolé, et il s’agissait beaucoup plus que des caresses, car l’accusé a tenté de pénétrer la victime. Toutefois, dans ce cas‑là, il n’y a eu ni violence ni menaces. Il n’y a eu ni sexe oral ni sodomie, et il y a seulement eu pénétration partielle. [Je souligne.]

Manifestement, le juge qui a infligé la peine a effectivement considéré que la pénétration entrait en ligne de compte au moment de fixer une peine. Donc, la prise en considération de ce facteur ne justifie aucunement de modifier la peine.

21 Le deuxième facteur auquel la Cour d’appel a fait allusion, soit le traumatisme psychologique, a aussi été pris en considération par le juge qui a infligé la peine. Le juge a affirmé:

[traduction] Ce fut une expérience traumatisante pour la victime, mais elle avait déjà 16 ans et avait d’autres problèmes qui ont pu contribuer à son état d’esprit subséquent.

Le juge a ajouté:

[traduction] Pour déterminer la peine de Terry McDonnell, je tiens compte de l’appui solide dont il jouit de la part de sa famille, de ses remords et de sa volonté de cesser de boire, mais également du traumatisme subi par la victime à une époque où elle était déjà troublée et du fait que le F.A.C.S. ne considère pas le counselling comme étant de quelque utilité pour empêcher la récidive, car M. McDonnell pourrait tout simplement récidiver s’il se retrouvait en état d’ébriété.

Il est clair, à mon avis, que le juge qui a infligé la peine n’a pas omis de prendre en considération le traumatisme causé à la plaignante lors de la première agression.

22 Enfin, la Cour d’appel a dit (à la p. 175) qu’il était [traduction] «malencontreux» que le juge qui a infligé la peine ait considéré comme un facteur atténuant les autres problèmes personnels que la première plaignante avait à l’époque de l’agression. Je ne suis pas d’accord avec cette qualification de l’opinion que le juge qui a infligé la peine avait sur la question. Dans la première déclaration susmentionnée, le juge qui a infligé la peine me paraît avoir noté les problèmes que la plaignante avait pour expliquer en partie les problèmes personnels qu’elle avait eus après l’agression; c’est‑à‑dire que ses problèmes personnels après l’agression n’étaient pas tous attribuables à l’agression. La deuxième déclaration du juge qui a infligé la peine indique que, malgré l’existence de facteurs atténuants, les problèmes personnels de la plaignante ont vraiment eu pour effet d’aggraver l’agression. À mon avis, la Cour d’appel n’a pas interprété correctement les propos du juge qui a infligé la peine, lorsqu’elle a conclu que le juge avait mal utilisé la preuve des problèmes de la première plaignante.

23 L’argument de l’intimée voulant que le juge n’ait pas pris en considération des facteurs pertinents ne saurait, à mon avis, être retenu en ce qui concerne la première infraction. L’intimée soutient également que la peine infligée n’était manifestement pas indiquée. La peine infligée initialement pour la première infraction était d’un an, alors que la Cour d’appel a infligé une peine de quatre ans. Le «point de départ» établi dans l’arrêt Sandercock pour une agression sexuelle grave était de trois ans. Ces différences en soi ne me permettent pas de conclure que la peine infligée initialement par le juge n’était manifestement pas indiquée.

24 L’arrêt Sandercock ne vise pas à établir un tableau rigide des peines. La Cour d’appel de l’Alberta affirme, aux pp. 82 et 83:

[traduction] . . . les directives fournies [en matière de détermination de la peine] ne devraient pas être trop strictes. Des directives fixes ou un tableau (ou, en fait, même une «échelle approuvée») ne tiennent pas compte de la grande diversité des circonstances que l’on peut trouver dans différents cas où il y a déclaration de culpabilité de la même infraction. Même en faisant abstraction de la situation du contrevenant, ceux qui préconisent une forme de peines fixes ne se rendent pas compte que les définitions des crimes figurant dans le Code criminel n’énoncent que certains éléments essentiels requis pour qu’il y ait culpabilité. [. . .] L’objectif manifeste du Code criminel est de faire en sorte que le processus de détermination de la peine s’adapte aux autres facteurs importants, qu’ils soient aggravants ou atténuants. C’est la raison pour laquelle le juge qui inflige la peine dispose d’un vaste éventail de peines possibles. [Je souligne.]

En fait, je conclus, pour les raisons qui suivent, qu’il ne conviendrait pas de le faire. Fidèle à ces directives, le juge qui a infligé la peine a tenu compte de toutes les circonstances atténuantes et aggravantes pertinentes et est arrivée à ce qui, à son avis, constituait une peine adéquate. Par conséquent, le fait que la peine déroge à ce que la Cour d’appel perçoit comme le point de départ approprié n’implique pas en soi que la peine n’était manifestement pas indiquée.

25 De plus, je remarque que, dans un cas semblable à la présente affaire, la Cour d’appel de l’Alberta a infligé une peine de détention d’un an. Dans l’affaire R. c. A.B.C. (1991), 120 A.R. 106, l’accusé avait agressé sexuellement sa fille de 16 ans alors qu’elle était sous l’effet d’un sédatif, en lui caressant les seins et le vagin, et vraisemblablement en lui introduisant le pénis dans le vagin. La Cour d’appel a annulé la condamnation à une peine de deux ans avec sursis et a infligé une peine de détention d’un an. L’intimée a soutenu dans sa plaidoirie, et ma collègue le juge McLachlin paraît avoir retenu cet argument, que l’arrêt A.B.C. était fondé sur des retards en matière de procédure et sur d’autres faits particuliers, et qu’il ne devrait pas influer sur la présente analyse. Au contraire, dans la mesure où les faits particuliers de l’arrêt A.B.C. ont été déterminants quant à la peine infligée dans cette affaire, on peut également faire valoir que les faits particuliers de la présente affaire ont été déterminants quant à la peine d’un an infligée par le juge du procès pour une agression sexuelle semblable à celle dont il était question dans l’arrêt A.B.C. Vu les similitudes avec l’arrêt A.B.C., il est difficile de conclure qu’une peine d’un an n’était manifestement pas indiquée en l’espèce. Bien que cette peine se trouve au bas de l’échelle, cela ne la rend pas manifestement non indiquée. Je constate que, dans deux arrêts unanimes récents, à savoir Shropshire et M. (C.A.), notre Cour a refusé, pour des motifs de retenue judiciaire, de réduire des peines qui se trouvaient clairement à l’extrémité supérieure du spectre.

26 En résumé, en ce qui concerne la première agression, le juge du procès n’a pas omis de prendre en considération des facteurs pertinents et la peine n’était pas non plus manifestement non indiquée.

27 Quant à la deuxième infraction, la même conclusion s’applique: le juge n’a pas passé sous silence les facteurs soulevés par la Cour d’appel et rien n’indique non plus que la peine n’était manifestement pas indiquée. Comme la Cour d’appel l’a reconnu (à la p. 176), le juge qui a infligé la peine a pris en considération le traumatisme causé à la plaignante, affirmant:

[traduction] Quant aux accusations d’agression de [la deuxième plaignante], la victime a été traumatisée dans ce cas, mais les actes de l’accusé entraient fort aisément dans la catégorie des «moins graves». Monsieur McDonnell est un homme de bonne moralité par ailleurs et est un membre actif de sa collectivité. Il a toujours travaillé et subvenu aux besoins de sa famille. Une longue peine supplémentaire de détention consécutive à la peine de détention infligée relativement à la première accusation ne viserait qu’à détruire l’accusé et sa famille et n’est pas nécessaire pour dissuader autrui de commettre une telle infraction.

Je vais donc le condamner à une peine de six mois d’emprisonnement à purger concurremment avec la première peine, en plus d’une période de probation de même durée.

La Cour d’appel et l’intimée n’ont signalé aucun facteur dont le juge qui a infligé la peine n’a pas tenu compte en fixant une peine de six mois relativement à la deuxième infraction. L’intimée et la Cour d’appel n’ont exposé aucune raison de conclure qu’une peine de six mois n’était manifestement pas indiquée. La Cour d’appel a simplement mentionné son désaccord avec la peine infligée et a substitué son opinion à celle du juge qui l’avait infligée.

28 Ma collègue le juge McLachlin n’est pas d’accord avec cette analyse et affirme que les peines infligées par le juge du procès se situaient en dehors de l’échelle acceptable. Bien que l’analyse qui précède aborde de façon générale le raisonnement qu’elle a suivi, j’ajoute ici que je ne suis pas d’accord avec sa conclusion que, compte tenu de toute une gamme d’arrêts antérieurs, la peine infligée en l’espèce n’était manifestement pas indiquée. Le juge McLachlin fournit, au par. 110, une longue liste d’arrêts qui, à son avis, permettent de conclure qu’une peine inférieure à deux ans était insuffisante en l’espèce. Sans examiner chaque arrêt qu’elle invoque, je ferai remarquer que, d’après moi, il est inopportun, dans le présent contexte, de prendre en considération un bon nombre des arrêts mentionnés. Par exemple, dans l’arrêt R. c. S.G.O.R. (1991), 113 A.R. 36 (C.A.), outre d’autres infractions d’ordre sexuel qu’on y reprochait, l’accusé avait violé sa fille à plus de 20 reprises entre l’âge de quatre ans et l’âge de 12 ans. Dans l’arrêt R. c. S. (W.B.); R. c. P. (M.) (1992), 73 C.C.C. (3d) 530 (C.A. Alb.), l’accusé S. avait eu, à maintes reprises, pendant une période de deux ans, des relations sexuelles anales avec sa belle‑fille de six ans et son beau‑fils qui, à l’origine, était en troisième année. L’accusé P. avait violé par voies anale et vaginale une enfant de sept ans, tout en lui assénant des coups à la tête et au corps. L’arrêt R. c. Spence (1992), 78 C.C.C. (3d) 451 (C.A. Alb.), concernait un accusé qui avait violé sa cousine de 15 ans et l’avait battue, en plus de lui proférer des menaces. Dans l’arrêt R. c. Nicholson (1993), 145 A.R. 262 (C.A.), il était question de 20 à 30 relations sexuelles dont la plaignante avait été victime pour la première fois lorsqu’elle était âgée de 12 ans; dans le cadre de ces abus, l’accusé avait notamment fait feu en direction de la plaignante au moment où elle tentait de s’enfuir de sa résidence. D’autres arrêts cités par le juge McLachlin concernaient des enfants beaucoup plus jeunes que les plaignantes en l’espèce, tel l’arrêt R. c. Lapatak (1995), 169 A.R. 385 (C.A.), où la victime était âgée de trois ans.

29 À mon avis, dans bien des arrêts mentionnés par le juge McLachlin, il était question d’infractions beaucoup plus graves qu’en l’espèce. Bien que toute infraction d’ordre sexuel soit grave, surtout lorsque ce sont des jeunes personnes qui en sont victimes, la violence et la répétition des infractions ainsi que le très bas âge des victimes dans les cas précités les distinguent clairement de la présente affaire. En fait, j’estime que, au lieu d’étayer le point de vue du juge McLachlin, les circonstances variables des arrêts qu’elle cite font ressortir l’importance d’une détermination individualisée de la peine. De toute façon, j’estime, en toute déférence, que les peines infligées dans les affaires qu’elle cite n’amènent pas à conclure que celles infligées en l’espèce n’étaient manifestement pas indiquées. Les peines en l’espèce, quoique légères, n’étaient pas manifestement non indiquées.

C. L’erreur de principe

30 Bien que j’aie conclu que le juge qui a infligé la peine n’a passé sous silence aucun facteur et que les peines n’étaient pas non plus manifestement non indiquées, au sens des arrêts M. (C.A.) et Shropshire, le contrôle en appel d’une peine est également approprié si le juge qui l’a infligée a commis une erreur de principe. La Cour d’appel et l’intimée paraissent considérer la prétendue dérogation à l’arrêt Sandercock comme une erreur de principe. Par exemple, la Cour d’appel a statué et l’intimée a soutenu que la première agression était une «agression sexuelle grave», contrairement à la conclusion du juge qui a infligé la peine. La Cour d’appel a affirmé (aux pp. 172 et 173):

[traduction] Nous avons statué que le juge du procès a commis une erreur en concluant qu’il ne s’agissait pas d’une agression sexuelle grave. Dans R. c. Sandercock [. . .], notre cour a précisé que l’élément essentiel d’une agression sexuelle grave est la «culpabilité évidente du contrevenant», que traduit la mesure dans laquelle ses actes révélaient un «mépris des sentiments et de l’intégrité personnelle de la victime». En l’espèce, les actes accomplis par McDonnell dans le premier cas tombent clairement dans la catégorie des agressions sexuelles graves.

La cour a alors considéré qu’il s’agissait d’une erreur qui justifiait une modification de la peine, erreur qui avait consisté à considérer implicitement comme une erreur de principe l’omission de conclure à l’existence d’une agression sexuelle grave. La Cour d’appel a statué que le juge qui a infligé la peine a eu tort de refuser de conclure à l’existence d’une agression sexuelle grave en partie en raison de ce que la cour considérait comme une méprise quant aux conditions requises pour qu’il y ait agression sexuelle grave. La cour a affirmé que le juge qui a infligé la peine a paru retenir l’argument de la défense selon lequel aucun préjudice psychologique important n’avait été causé dans le premier cas et que, par conséquent, il n’y avait pas eu d’agression sexuelle grave. La cour a dit, à la p. 173, que, bien qu’on puisse généralement présumer que des rapports sexuels non consensuels causent un préjudice psychologique réel, ce n’est pas le préjudice réel, mais le risque élevé d’un préjudice découlant de la nature de l’agression qui fait qu’il y a agression sexuelle grave.

31 Je ne suis pas d’accord avec la Cour d’appel pour dire que le juge qui a infligé la peine a retenu l’argument de la défense voulant qu’aucun préjudice psychologique n’ait été causé. Comme nous l’avons vu, le juge qui a infligé la peine a conclu précisément que les plaignantes avaient subi un préjudice psychologique dans les deux cas. À mon avis, même si elle a exigé la preuve de l’existence d’un tel préjudice avant de conclure à l’existence d’une agression sexuelle grave, le juge qui a infligé la peine a paru conclure à l’existence d’un tel préjudice de sorte qu’aucune «erreur» à cet égard n’a influé sur l’issue de l’affaire.

32 De toute façon, j’estime que l’omission de situer une infraction particulière dans une catégorie d’agressions créée par les tribunaux, aux fins de la détermination de la peine, ne constitue jamais une erreur de principe en soi. Il y a deux raisons principales de tirer cette conclusion. Premièrement, deux arrêts unanimes récents de notre Cour, à savoir Shropshire et M. (C.A.), indiquent clairement qu’il y a lieu de faire preuve de retenue à l’égard de la décision qu’un tribunal d’instance inférieure a rendue en matière de peine. Si une cour d’appel pouvait simplement établir des principes susceptibles de révision en créant des catégories d’infractions, la retenue judiciaire serait diminuée d’une manière non conforme aux arrêts Shropshire et M. (C.A.). Pour contourner la retenue et permettre le contrôle en appel d’une peine particulière, un tribunal peut simplement créer une catégorie d’infractions et un «point de départ» pour ces infractions, et considérer comme une erreur de principe toute dérogation à la catégorie ainsi créée, commise en déterminant la peine. En réalité, c’est ce que la Cour d’appel de l’Alberta a fait en l’espèce. Si les catégories sont définies de façon stricte et que les dérogations à cette catégorisation sont généralement infirmées, le pouvoir discrétionnaire qui devrait être laissé aux juges du procès et aux juges qui infligent les peines est donc largement transféré aux cours d’appel.

33 Deuxièmement, rien ne justifie, en droit, la création par les tribunaux, aux fins de déterminer la peine, d’une catégorie d’infractions dans le cadre d’une infraction prévue par la loi. Comme c’est le cas depuis l’arrêt Frey c. Fedoruk, [1950] R.C.S. 517, il appartient non pas aux juges de créer des infractions criminelles, mais plutôt au législateur d’édicter de telles infractions. En créant un type d’agression sexuelle connue sous le nom d’«agression sexuelle grave» et en fondant des décisions en matière de peine sur une telle catégorisation, la Cour d’appel de l’Alberta a effectivement créé une infraction, du moins aux fins de la détermination de la peine, contrairement à l’esprit et, voire même, à la lettre de l’arrêt Frey.

34 La présente affaire montre le risque que les tribunaux empiètent sur le domaine du législateur par la création d’infractions. La Cour d’appel a paru fonder sa conclusion que la première agression constituait une «agression sexuelle grave» sur le risque de préjudice psychologique et, en fait, sur l’existence d’un préjudice réel. La cour a donc conclu que la peine devait être fondée sur l’existence d’un tel préjudice. Il y a toutefois, dans le Code criminel, une infraction spécifique qui traite de l’agression sexuelle infligeant des lésions corporelles, et il s’agit de l’al. 272c). Je constate que l’arrêt R. c. McCraw, [1991] 3 R.C.S. 72, a établi que le préjudice psychologique résultant d’une agression sexuelle peut être considéré comme étant des lésions corporelles. Étant donné l’intention du législateur de traiter, à l’al. 272c), des agressions sexuelles infligeant des lésions corporelles, il est tout particulièrement inadéquat de créer une «agression sexuelle grave» qui soit fondée, du moins en partie, sur l’existence d’un préjudice causé à la plaignante, conformément à l’art. 271. Bien que la Cour d’appel ait parfois semblé se fonder simplement sur le risque qu’un préjudice soit causé en l’espèce, dans l’arrêt Sandercock lui‑même, on a envisagé l’existence d’un préjudice réel. On peut lire, à la p. 85 de l’arrêt Sandercock: [traduction] «L’autre aspect qui est à l’origine d’une agression sexuelle grave est l’effet sur la victime.» À mon avis, si la poursuite doit être fondée sur le préjudice causé à la victime, l’accusé devrait être inculpé en vertu de l’article approprié, à savoir l’al. 272c). Il n’appartient pas aux tribunaux d’établir une sous‑catégorie d’infractions à l’art. 271 qui est fondée sur l’existence d’un préjudice.

35 La façon dont la Cour d’appel a considéré le préjudice en l’espèce pose un autre problème en ce sens qu’elle a parfois semblé établir l’existence d’une présomption de préjudice psychologique à partir d’une agression sexuelle. Certes, la cour a, à d’autres occasions, analysé le risque de préjudice psychologique découlant d’une infraction comme montrant la gravité de l’infraction plutôt que l’existence du préjudice réel lui‑même. Pour illustrer cette ambiguïté, examinons le passage suivant (à la p. 173):

[traduction] Nous voulons d’abord souligner que nous ne pouvons pas envisager une situation où des rapports sexuels non consensuels -- vaginaux, anaux ou oraux -- ne tomberaient pas dans la catégorie des agressions sexuelles graves. [. . .] De plus, dans chaque cas, il existe également un risque très réel de préjudice psychologique. Par conséquent, ce qu’il faut comprendre, c’est qu’il n’est pas nécessaire que le ministère public prouve l’existence de ce genre de préjudice pour que la cour puisse qualifier de grave une agression sexuelle. L’existence d’un préjudice psychologique est présumée en l’absence de preuve contraire. [Je souligne.]

La cour ajoute, à la p. 174:

[traduction] Autrement dit, le contrevenant se voit infliger une peine fondée sur l’existence d’une agression sexuelle grave, non pas parce que des conséquences psychologiques particulières ont résulté de l’attaque, mais plutôt à cause de sa nature et du fait qu’elle engendre un risque très réel de préjudice émotionnel ou psychologique à long terme. Le fait qu’aucun préjudice de ce genre ne puisse se concrétiser, fait qu’on ne pourrait peut‑être pas connaître tant que la vie de la victime ne se sera pas déroulée au complet, n’est pas un facteur atténuant. Cependant, ceci dit, cela ne signifie pas que les conséquences d’une agression sexuelle ne sont pas pertinentes. La gravité des actes accomplis peut être évaluée en fonction des conséquences probables à long terme de l’acte prohibé. Autrement dit, lorsque le préjudice psychologique est grave, cela peut bien constituer un facteur aggravant. Naturellement, lorsqu’on évoque un préjudice dépassant ce qui serait normalement présumé dans une affaire donnée, le ministère public doit présenter des éléments de preuve à l’appui. [Souligné dans l’original.]

36 Ces passages ne sont pas très clairs. À un moment donné, la cour semble présumer qu’un préjudice psychologique résulterait d’une agression sexuelle, tandis que, à un autre moment, la cour semble non pas présumer l’existence d’un tel préjudice, mais seulement souligner, à juste titre selon moi, le risque qu’un préjudice psychologique résulte des actes de l’accusé. L’arrêt McCraw, précité, a établi qu’une menace de commettre une agression sexuelle équivalait à une menace de commettre une agression infligeant des lésions corporelles, à cause du risque élevé qu’un préjudice psychologique résulte d’une agression sexuelle, un risque dont la Cour d’appel a reconnu l’existence en l’espèce. Un tel risque n’établit pas cependant l’existence d’une présomption légale de préjudice dans des affaires où il est question d’agression réelle, plutôt que de menaces. Si le préjudice est un élément de l’infraction, le ministère public doit en prouver l’existence hors de tout doute raisonnable.

37 Dans la mesure où la Cour d’appel a conclu que le ministère public n’a pas à prouver l’existence d’un préjudice psychologique dans certains cas, mais plutôt que l’existence d’un tel préjudice peut être présumée, elle a commis une erreur. Comme nous l’avons vu, si le ministère public veut invoquer l’existence d’un préjudice psychologique, il devrait, à mon avis, porter des accusations fondées sur l’article du Code qui envisage le préjudice, soit l’al. 272c), et prouver l’existence de l’infraction. Si l’existence d’un élément de l’infraction, les lésions (psychologiques) corporelles, est présumée, le ministère public est déchargé à tort d’une partie du fardeau de la preuve, ce qui est contraire à la présomption d’innocence. Reconnaissant que le préjudice peut être un facteur aggravant en vertu de l’art. 271, notre Cour a conclu, dans l’arrêt R. c. Gardiner, [1982] 2 R.C.S. 368, que, dans une audience relative à la détermination de la peine, l’existence de chaque facteur aggravant doit être prouvée hors de tout doute raisonnable. Un tel point de vue a été confirmé par le législateur dans le nouvel al. 724(3)e) du Code criminel (modifié par L.C. 1995, ch. 22, art. 6). Si l’existence d’un préjudice psychologique peut être présumée, le ministère public se trouve dégagé à tort du fardeau de prouver l’existence d’un préjudice en tant que facteur aggravant, et l’accusé a alors le fardeau de réfuter le préjudice.

38 En l’espèce, une présomption de préjudice est inutile. Le juge qui a infligé la peine est arrivée à la conclusion de fait que chaque plaignante en l’espèce avait été traumatisée. La peine a été fixée après examen du préjudice qui résultait des infractions. Ainsi, l’analyse de la présomption de préjudice à laquelle s’est livrée la Cour d’appel était, à mon avis, à la fois erronée et inutile; il existait un préjudice et il en a été tenu compte au moment de fixer la peine.

39 La Cour d’appel a paru suggérer que le juge du procès avait commis deux autres erreurs de principe. Je remarque que l’intimée n’a pas soulevé expressément l’existence de ces prétendues erreurs dans l’argumentation écrite qu’elle a soumise à notre Cour, mais qu’elle ne l’a soulevée expressément que dans sa plaidoirie. L’une des erreurs alléguées par la Cour d’appel était que le juge du procès s’était fondée à tort sur l’arrêt R. c. R.P.T. (1983), 7 C.C.C. (3d) 109 (C.A. Alb.). La cour a affirmé que, bien que les principes qu’elle avait énoncés aient été réexaminés dans l’arrêt R. c. S. (W.B.); R. c. P. (M.), précité, l’arrêt R.P.T. était en fait inapplicable parce qu’en l’espèce il n’y avait pas de famille susceptible d’être rétablie. À mon avis, la cour a commis une erreur en concluant que le juge du procès s’est appuyée sur l’arrêt R.P.T. en ce qui concernait le rétablissement de la famille. Il est statué, à la p. 114 de l’arrêt R.P.T., que, même lorsqu’il y a une famille à rétablir, si l’agression sexuelle commise sur un membre de la famille par une personne tenant lieu de parent était grave, [traduction] «[l]a seule solution, bien qu’imparfaite [. . .] consiste[rait] à greffer une peine visant la réhabilitation à une peine exemplaire». Si l’agression était moins grave et s’il y avait une famille à rétablir, on pourrait infliger une peine moindre; en effet, si les circonstances étaient [traduction] «moins importantes» (p. 115), une peine avec sursis pourrait convenir.

40 En l’espèce, le juge qui a infligé la peine a affirmé que, même si elle était consciente de l’arrêt R.P.T., [traduction] «ce n’[était] pas un cas où une simple réhabilitation suffira[it]». Elle a dit qu’il fallait greffer une peine visant la réhabilitation à une peine exemplaire. Elle s’est ainsi fondée apparemment sur le passage de l’arrêt R.P.T. où on a conclu que, malgré l’existence d’une famille, il faut recourir à la fois à une peine exemplaire et à une peine visant la réhabilitation lorsque l’agression est grave. Contrairement au point de vue adopté par la Cour d’appel, elle ne s’est pas fondée sur le passage de l’arrêt R.P.T. où il est déclaré que le rétablissement de la famille devrait constituer un facteur atténuant dans les cas où l’agression est moins grave. Étant donné que le juge qui a infligé la peine n’a pas suivi l’arrêt R.P.T. pour invoquer le rétablissement de la famille afin d’atténuer la peine, la Cour d’appel n’a pas signalé que le juge avait commis une erreur de principe en ce qui concernait l’arrêt R.P.T.

41 Une autre erreur relevée par la Cour d’appel était que le juge qui a infligé la peine avait invoqué à tort le laps de temps écoulé [traduction] «entre les première et deuxième infractions (et la détermination de la peine)» (p. 177). Le juge qui a infligé la peine n’a nullement invoqué le laps de temps écoulé entre les première et deuxième infractions. Elle n’a pas non plus invoqué le laps de temps écoulé entre la première infraction et la détermination de la peine elle‑même, mais a plutôt affirmé que [traduction] «le laps de temps écoulé depuis la perpétration de l’infraction est pertinent en ce qui concerne son effet relatif sur l’accusé et la victime». Je suppose que le juge qui a infligé la peine parlait de l’effet des actes sur l’accusé depuis la perpétration de l’infraction, ce qui comprenait, notamment, les remords et la volonté de cesser de boire, et de l’effet des actes sur la victime depuis la perpétration de l’infraction, à savoir notamment le préjudice psychologique que la victime avait manifesté depuis la perpétration de l’infraction. Ces facteurs peuvent être pertinents et le juge qui a infligé la peine n’a commis aucune erreur de principe en les mentionnant.

42 Je constate que ma collègue le juge McLachlin dit convenir que l’omission de ranger l’infraction dans une catégorie particulière d’agression, créée par les tribunaux, ne constitue pas une erreur de principe qui justifierait un contrôle en appel. Toutefois, je crains que, bien qu’elle dise qu’elle ne considère pas cette omission comme une telle erreur, elle la traite effectivement, sinon comme une erreur de principe, du moins comme une erreur donnant lieu à un contrôle en appel. Elle affirme, au par. 109:

Tel qu’indiqué précédemment, le «point de départ» est non pas un principe de droit, mais plutôt un moyen de déterminer l’échelle de peines appropriée pour un certain type d’infraction. L’omission de faire allusion au point de départ ou à l’échelle appropriés ne constitue pas une erreur de principe au sens où cette expression est utilisée dans l’arrêt M. (C.A.), précité. Si le juge du procès ne mentionne pas le point de départ ou l’échelle appropriés, pour, à la fin, infliger une peine située dans l’échelle de peines acceptable pour l’infraction en cause et adaptée à la situation particulière du contrevenant, une cour d’appel ne devrait pas intervenir. Par ailleurs, si la peine se situe en dehors de l’échelle appropriée, la cour d’appel doit intervenir: Shropshire, précité.

Cet énoncé, conjugué à l’accent que le juge McLachlin met sur les points de départ dans l’analyse du caractère manifestement non indiqué qu’elle fait en l’espèce, me porte à croire qu’elle traite en réalité l’omission de qualifier une agression correctement comme une erreur permettant l’intervention de la cour d’appel relativement à la détermination de la peine. Autrement dit, l’omission de qualifier l’agression correctement ne constitue pas une erreur de principe, mais les cours d’appel peuvent intervenir si la peine infligée à la suite de cette erreur n’est pas identique ou très semblable à la peine qui aurait été infligée si la mauvaise qualification n’avait pas eu lieu. À mon avis, cela signifie effectivement que, bien qu’elles doivent permettre aux juges qui infligent les peines de se tromper en qualifiant l’infraction en cause, les cours d’appel peuvent intervenir, malgré la retenue dont elles doivent par ailleurs faire preuve, si la mauvaise qualification du juge du procès a influé sensiblement sur la peine imposée. Étant donné que des opinions différentes quant à la nature de l’agression mèneraient presque inévitablement à des peines différentes, j’estime que le juge McLachlin considère la mauvaise qualification comme une erreur qui mène souvent à une intervention des cours d’appel. À mon avis, comme nous l’avons vu, la mauvaise qualification de l’infraction selon des catégories créées par les tribunaux ne constitue pas une erreur de principe et ne devrait pas non plus être traitée comme telle. En toute déférence, le juge McLachlin adopte une interprétation trop permissive de l’intervention des cours d’appel, qui est incompatible avec les arrêts Shropshire et M. (C.A.).

43 J’ajoute que je ne suis pas en désaccord avec le juge McLachlin lorsqu’elle affirme que les cours d’appel peuvent établir des peines comme point de départ pour guider les tribunaux d’instance inférieure. De plus, le point de départ peut bien être un facteur à prendre en considération pour déterminer si une peine n’est manifestement pas indiquée. S’il y a une grande disparité entre le point de départ fixé pour l’infraction et la peine infligée, en supposant alors que la Cour d’appel a établi un point de départ raisonnable, ce point de départ laisse sûrement entendre, sans être déterminant à ce sujet, que la peine n’est manifestement pas indiquée. Selon moi, le point de vue adopté par le juge McLachlin en l’espèce met trop l’accent sur l’effet d’une dérogation au point de départ fixé. À moins qu’il n’y ait par ailleurs un motif de modifier la peine, au sens de l’arrêt Shropshire ou de l’arrêt M. (C.A.), une peine ne saurait être modifiée en appel, malgré l’existence d’une dérogation à un point de départ. La dérogation à un point de départ peut entrer en ligne de compte en examinant si une peine est manifestement non indiquée, mais elle n’a pas l’importance que lui prête le juge McLachlin.

D. Les peines concurrentes ou consécutives

44 La Cour d’appel a non seulement substitué son opinion en ce qui concernait la peine convenable pour chaque infraction en l’espèce, mais elle a également conclu que les peines devraient être purgées consécutivement et non pas concurremment comme l’avait ordonné le juge qui les avait infligées. La Cour d’appel dit (à la p. 177):

[traduction] Ce n’était pas non plus un cas où il convenait d’infliger des peines concurrentes [. . .] Ces deux infractions n’avaient aucun rapport entre elles. Il y avait deux victimes différentes, et un délai de sept ans s’était écoulé entre les deux infractions.

45 Le juge qui a infligé la peine s’est demandé s’il fallait infliger des peines consécutives ou des peines concurrentes et elle a conclu qu’il convenait d’infliger des peines concurrentes, affirmant:

[traduction] Une longue peine supplémentaire de détention consécutive à la peine de détention infligée relativement à la première accusation ne viserait qu’à détruire l’accusé et sa famille et n’est pas nécessaire pour dissuader autrui de commettre une telle infraction.

46 À mon avis, la décision d’infliger des peines concurrentes ou des peines consécutives devrait être traitée avec la même retenue que celle dont les cours d’appel doivent faire preuve envers les juges qui ont infligé des peines en ce qui concerne la durée de ces peines. La raison d’être de la retenue à l’égard de la durée de la peine, qui a été clairement exposée dans les deux arrêts Shropshire et M. (C.A.), s’applique également à la décision d’infliger des peines concurrentes ou des peines consécutives. Lorsqu’il fixe la durée et le genre de peine, le juge du procès exerce son pouvoir discrétionnaire en fonction de sa connaissance directe de l’affaire; une cour d’appel n’a pas à intervenir en l’absence d’une erreur de principe, à moins que le juge qui a infligé la peine n’ait pas tenu compte de certains facteurs ou qu’il n’ait infligé une peine qui, dans l’ensemble, n’est manifestement pas indiquée. La Cour d’appel, en l’espèce, n’a pas exposé de raison légitime de modifier l’ordonnance du juge du procès, fixant des peines concurrentes; la cour a simplement exprimé son désaccord avec le résultat de l’exercice du pouvoir discrétionnaire du juge qui a infligé les peines, ce qui est insuffisant pour intervenir.

V. Conclusion et dispositif

47 L’appelant a soulevé diverses questions en l’espèce, outre celles qui ont été examinées dans les présents motifs. Étant donné l’analyse que je viens d’effectuer, il n’est pas nécessaire d’étudier ces autres moyens d’appel. À mon avis, il y a lieu d’accueillir le pourvoi et de rétablir les peines infligées par le juge du procès.

Version française des motifs des juges La Forest, L’Heureux-Dubé, Gonthier et McLachlin rendus par

48. Le juge McLachlin (dissidente) — La peine juste est celle qui reflète la gravité du crime et s’accorde avec la situation personnelle du contrevenant. Les cours d’appel d’un certain nombre de provinces ont réagi à la nécessité de concilier ces deux objectifs et d’éliminer la tension qui peut exister entre les deux, en introduisant la notion de peines constituant un «point de départ». Il s’agit, en l’espèce, de déterminer si la méthode du «point de départ» en matière de détermination de la peine va à l’encontre des garanties de justice fondamentale en matière de procédure, qui sont consacrées dans la Charte canadienne des droits et libertés.

49. Je considère que, bien interprétée et appliquée, la méthode du point de départ en matière de détermination de la peine ne viole pas la Charte. Elle représente plutôt une façon pratique et équitable de fixer une peine juste qui reflète à la fois la situation personnelle du contrevenant et la gravité de l’infraction. J’estime que la Cour d’appel n’a pas commis d’erreur en appliquant cette méthode. Je suis donc d’avis de rejeter le pourvoi.

I. Les faits

50. L’appelant a plaidé coupable relativement à deux accusations d’agression sexuelle. La première agression a été commise, en 1986, sur une jeune fille placée en famille d’accueil chez l’appelant. L’appelant et la jeune fille étaient âgés de 29 ans et de 16 ans, respectivement. L’épisode est survenu environ deux semaines après l’arrivée de la jeune fille dans la famille. L’appelant est entré chez lui en état d’ébriété et a aperçu la victime qui dormait, étendue sur le dos, sur le canapé du salon. Il a défait le jeans de la jeune fille. Elle s’est retournée sur le ventre et a essayé de s’enfoncer dans le canapé dans l’espoir qu’il s’en aille. Il n’est pas parti. Au lieu de cela, il lui a enlevé son jeans et a commencé à l’embrasser sur les fesses. Il lui a introduit le pénis dans le vagin. Elle serrait les jambes, qu’il a essayé d’écarter. Néanmoins, il l’a pénétrée [traduction] «un peu». À la fin, l’appelant a dit [traduction] «Tu es trop difficile» et il a roulé sur le plancher. La jeune fille a attendu d’être certaine que l’appelant dormait sur le plancher avant de descendre à sa chambre. À aucun moment, elle n’a consenti aux gestes de l’appelant.

51. La deuxième agression est survenue en 1993, au moment où l’appelant était âgé de 36 ans. La victime était âgée de 14 ans et gardait les enfants de l’appelant. Elle était étendue sur le ventre et s’était endormie sur un divan‑lit pendant qu’elle gardait les enfants. Elle portait un tee‑shirt, un sous‑vêtement et s’était enroulée dans un sac de couchage. Quand elle s’est réveillée à 3 h 30, son sous‑vêtement était descendu et le sac de couchage était enroulé autour de ses pieds. L’appelant était sur elle, lui frottait le dos sous son tee‑shirt d’une main et lui frottait les fesses de l’autre main. Il a ensuite porté la main à son bas‑ventre et lui a fait des attouchements au bassin et au vagin. Il a essayé de la retourner sur le ventre. Elle a crié et s’est enfuie de la résidence.

52. Il est ressorti de la preuve que les deux victimes ont subi un préjudice psychologique à la suite des agressions. La première victime a témoigné à l’enquête préliminaire que l’acte en question [traduction] «[lui] a causé un mal psychologique». L’énoncé des répercussions sur la victime, contenu dans la documentation relative à la détermination de la peine, attestait que l’agression sexuelle lui avait causé un préjudice. Quant à la deuxième victime, le juge du procès a conclu qu’elle a été, selon ses propres termes, [traduction] «traumatisée» par l’agression.

II. Les décisions

53. Le juge du procès ne s’est pas demandé si l’une ou l’autre agression sexuelle tombait dans la catégorie des agressions sexuelles graves, qui commande un «point de départ» de trois ans d’emprisonnement. Comme le juge du procès n’a pas fait clairement la différence entre les facteurs qui servaient à déterminer si l’agression sexuelle était grave et ceux qui individualisaient la peine, il est difficile de déterminer ce qu’elle a pris en considération pour décider que ni l’une ni l’autre des agressions ne constituait une agression sexuelle grave. Cependant, en déclarant que la première agression n’était pas grave, elle a mentionné le fait qu’il s’agissait d’un acte isolé, qu’il n’y avait eu que pénétration partielle, qu’aucune violence n’avait été utilisée, qu’il n’y avait eu ni sexe oral ni sodomie, qu’il s’agissait d’un épisode [traduction] «spontané en raison de l’état d’ébriété de [l’appelant]» et que, bien que ce fût une expérience traumatisante pour la victime, elle avait d’autres problèmes qui ont pu contribuer à l’état d’esprit dans lequel elle se trouvait. Quant à la deuxième agression, elle a dit simplement que, bien que la victime ait été «traumatisée», [traduction] «les actes de l’accusé entraient fort aisément dans la catégorie des "moins graves"». Elle a ensuite examiné la bonne moralité de l’appelant et l’effet destructeur qu’une longue peine d’incarcération aurait sur lui et sa famille.

54. Après avoir conclu que ni l’une ni l’autre des agressions n’était grave, le juge du procès a reconnu qu’il fallait infliger une peine reflétant l’exemplarité et l’objectif de dissuasion générale. Elle a déclaré que la peine doit viser plus que la simple réhabilitation. Par ailleurs, elle a souligné la volonté de l’appelant de cesser de boire, l’appui solide dont il jouissait de la part de sa famille et de la collectivité, le fait que le traumatisme de la première victime a été subi à une époque où elle était déjà troublée, et le fait que le counselling ne serait d’aucune utilité pour empêcher la récidive. Ces facteurs et l’effet qu’une longue peine d’incarcération aurait sur l’accusé et sa famille l’ont amenée à infliger une peine d’incarcération de 12 mois pour la première infraction et de six mois pour la deuxième, à purger concurremment.

55. La Cour d’appel de l’Alberta a conclu que le juge du procès avait commis une erreur en ne considérant pas que les agressions étaient graves et a remplacé la peine de 12 mois assortie d’une période de probation par une peine de quatre ans pour la première agression, suivie d’une année supplémentaire pour la deuxième agression, ce qui représentait en tout cinq années d’emprisonnement: (1995), 169 A.R. 170, 97 W.A.C. 170. Selon la Cour d’appel, la première agression était un cas «typique» d’agression sexuelle grave et rendait applicable un «point de départ» de trois ans. L’appelant avait abusé de la confiance dont il jouissait en tant que parent de famille d’accueil. Il l’avait fait d’une manière qui comportait une atteinte grave à l’intégrité sexuelle et personnelle de la victime et qui révélait une insouciance totale à l’égard des sentiments de la jeune fille. L’agression comportait une pénétration. Dans le cas d’une telle agression, on peut présumer ou déduire l’existence d’un préjudice, même en l’absence de preuve. Mais même s’il n’en était pas ainsi, il y avait preuve de l’existence d’un traumatisme en l’espèce. Il n’est pas nécessaire d’avoir un traumatisme grave pour qu’il y ait «agression sexuelle grave», bien que cela puisse constituer un facteur aggravant. Le temps écoulé, bien que pertinent, n’a pas été utile à l’appelant. Le laps de temps écoulé n’était pas long et, loin de mener une vie irréprochable dans l’intervalle, l’appelant avait récidivé. Comme les infractions n’avaient aucun rapport entre elles, il ne convenait pas d’infliger des peines concurrentes. La cour a infligé une peine de quatre ans pour la première infraction, suivie d’une peine d’un an pour la deuxième, en tenant compte de l’effet global des peines et de la gravité moindre de la deuxième agression.

III. La question en litige

56. La Cour d’appel a‑t‑elle commis une erreur en écartant la peine d’un an infligée par le juge du procès et en la remplaçant par une peine cumulative de cinq ans pour les deux infractions? L’appelant fait valoir, à l’appui de sa thèse, que la méthode du point de départ utilisée par la cour viole ses droits, que la Cour d’appel a, en fait, créé une nouvelle infraction connue sous le nom d’agression sexuelle grave, que la Cour d’appel a commis une erreur en présumant l’existence d’un préjudice psychologique et, enfin, que la Cour d’appel a empiété à tort sur le pouvoir discrétionnaire du juge du procès et a substitué de façon inacceptable sa propre opinion sur la question.

IV. Analyse

A. La méthode du point de départ en matière de détermination de la peine

(1) Qu’est‑ce que la méthode du point de départ en matière de détermination de la peine?

57. La difficulté que me posent le point de vue de l’appelant et les motifs du juge Sopinka émane surtout d’une compréhension différente de la nature et de l’effet de la méthode du «point de départ» en matière de détermination de la peine. Il est donc nécessaire d’exposer, dès le début, ma conception de cette méthode.

58. La méthode du point de départ en matière de détermination de la peine comporte deux étapes. Premièrement, le juge détermine l’échelle de peines applicable à un cas type. À l’aide de cette échelle comme point de départ, le juge du procès ajuste alors la peine à la hausse ou à la baisse selon des facteurs qui se rapportent à l’infraction et au contrevenant en cause: R. c. Hessam (1983), 43 A.R. 247 (C.A.), R. c. Sandercock (1985), 22 C.C.C. (3d) 79 (C.A. Alb.). Cette méthode se distingue de la méthode du tableau en matière de détermination de la peine, qui ne tient pas compte de la situation personnelle du contrevenant: C. C. Ruby, Sentencing (4e éd. 1994), à la p. 479. La méthode du tableau tient compte seulement de la nature de l’infraction. Par contre, la méthode du point de départ exige que l’on prenne en considération des facteurs aggravants et des facteurs atténuants qui concernent directement l’accusé lui‑même. De cette façon, la méthode du point de départ conjugue des facteurs généraux ayant trait au crime commis à des facteurs personnalisés ayant trait au contrevenant en cause et aux circonstances particulières de l’agression.

59. La première étape de la méthode du point de départ consiste à déterminer l’échelle de peines convenable pour une infraction de ce genre dans un cas type, en supposant que le contrevenant est une personne de bonne moralité qui ne possède pas de casier judiciaire. En cas d’agression sexuelle, le juge examine la façon dont l’agression a été commise (par exemple avec violence, ou sous l’effet de menaces ou d’une supercherie), la nature de l’activité sexuelle et, ce qui est fort important, si ce type d’infraction risque de causer un préjudice émotionnel ou psychologique permanent. [traduction] «[L’]élément essentiel [. . .] d’une agression sexuelle grave est la culpabilité évidente du contrevenant», le [traduction] «mépris des sentiments et de l’intégrité personnelle de la victime»: Sandercock, précité, à la p. 84. L’analyse à ce stade, je le répète, est générale et objective. La tâche du juge consiste alors à déterminer la culpabilité d’un contrevenant qui commet le genre d’infraction en cause dans un cas type. Comme l’analyse est générale à ce moment‑là, elle repose sur certaines hypothèses. La question qui se pose en ce qui concerne le préjudice est non pas de savoir si un traumatisme réel a été causé, mais si ce genre d’acte criminel risquerait de causer un traumatisme émotionnel ou psychologique permanent. Quant au contrevenant, on présume qu’il est de bonne moralité et qu’il n’a aucun casier judiciaire. Voir Sandercock, précité.

60. Le choix d’un point de départ de cette façon ressemble à la pratique de longue date qui consiste à établir une échelle de peines afin d’arriver à une peine juste et convenable qui reflète à la fois le crime et les circonstances particulières qui l’ont entouré, et la situation personnelle du contrevenant. Comme le fait remarquer Ruby, op. cit., à la p. 482, [traduction] «[c]e n’est sûrement pas une nouvelle méthode de détermination de la peine». Le point de départ peut être considéré comme étant situé au milieu de l’échelle traditionnelle de peines applicable à un genre particulier de crime.

61. Le choix d’un point de départ est seulement — comme l’expression l’indique clairement — un point de départ. Étant donné qu’il repose sur des hypothèses quant au préjudice qui risque de résulter d’un cas type d’acte criminel et de la bonne moralité de l’accusé, il ne pourrait pas en toute équité ou en principe servir d’indice final de la peine convenable dans un cas particulier. Comme on l’a fait remarquer dans l’arrêt Sandercock, précité, chaque cas a ses propres caractéristiques et chaque contrevenant a ses propres antécédents. Les objectifs de la détermination de la peine — dissuasion, châtiment et réhabilitation — jouent un rôle différent selon l’enchaînement particulier des circonstances présentes dans chaque cas. Bref, la peine doit être individualisée en fonction du crime reproché et du contrevenant qui comparaît devant le tribunal. Après avoir établi un point de départ, le juge doit examiner ces facteurs et leur effet sur la peine convenable. Les facteurs propres au cas particulier et au contrevenant qui comparaît devant le tribunal peuvent avoir un effet atténuant, entraînant ainsi une peine moindre que le cas type reflété par le point de départ. Ou encore ils peuvent avoir un effet aggravant, entraînant ainsi une peine plus sévère que celle qui serait infligée dans le cas type.

(2) Pourquoi a-t-on conçu la méthode du point de départ?

62. La méthode du point de départ a été conçue afin d’incorporer dans le processus de détermination de la peine le double aspect de la gravité de l’infraction et de la nécessité de tenir compte de la situation personnelle du contrevenant. Elle représente une reformulation de la pratique de longue date des juges chargés de prononcer les peines, qui consiste à tenir compte d’abord de l’échelle de peines qui a été établie pour des actes criminels analogues, et ensuite des facteurs propres à l’affaire dont ils sont saisis et au contrevenant qui comparaît devant eux.

63. Malgré la pratique courante qui consiste d’abord à établir une échelle et ensuite à individualiser la peine, la jurisprudence portant sur la bonne façon d’aborder la détermination de la peine n’est pas aussi claire qu’on pourrait le souhaiter. Dans son rapport préparé pour la Commission canadienne sur la détermination de la peine et intitulé Élaboration de lignes directrices en matière de la détermination de la peine: le rôle d’une cour d’appel (1988), le professeur A. Young fait un historique utile de la théorie de la détermination de la peine au Canada et du défaut des tribunaux de relever convenablement le défi de concevoir une méthode de détermination de la peine qui soit cohérente et fondée sur des principes.

64. Le contrôle en appel des peines a commencé seulement en 1921, ce qui explique l’absence de principes de longue date dont les juges du procès pourraient s’inspirer. Avant 1921, les juges du procès imposaient la peine qu’ils estimaient convenable, et l’affaire s’arrêtait là. Au cours des années qui ont suivi 1921, les tribunaux n’ont pas contribué non plus «à l’élaboration de principes de détermination de la peine destinés à aider les tribunaux inférieurs [. . .] Ce n’est qu’au cours des dernières années que les cours d’appel ont commencé à exprimer leur mécontentement à l’égard de la nature subjective des décisions relatives à la peine» (Young, op. cit, à la p. 7). La maxime voulant que le châtiment soit adapté au crime pouvait s’appliquer dans un contexte théâtral, mais devant les tribunaux, il fallait que «la peine [soit] adaptée au contrevenant» (Young, à la p. 8). Les précédents et la théorie n’ont pas joué un grand rôle dans le processus de détermination de la peine. «Dans un modèle de détermination des peines axé sur la personne, il n’est pas vraiment nécessaire de s’appuyer sur des précédents qui ne se limitent pas aux seules caractéristiques du contrevenant» (Young, à la p. 8). La Cour d’appel de la Saskatchewan expose ainsi l’opinion stéréotypée, dans R. c. Natanson (1927), 49 C.C.C. 89, à la p. 90:

[traduction] Il ne serait pas possible et, si ce l’était, il ne serait pas souhaitable, d’établir une règle générale quant au châtiment à infliger pour une catégorie particulière d’infractions. Il faut traiter chaque cas selon ses propres faits et circonstances.

De même, dans l’arrêt R. c. Connor and Hall (1957), 118 C.C.C. 237, la Cour d’appel de l’Ontario exprime l’avis suivant, à la p. 238:

[traduction] Il ne sert à peu près à rien à la cour de savoir quelles peines ont été infligées dans d’autres pays ou ressorts ou par d’autres tribunaux.

65. L’idée traditionnelle que la détermination de la peine est surtout une question d’impression pour le juge qui l’inflige et seulement accessoirement une question de principe a commencé à être mise en doute par les tribunaux au milieu des années 60. Derrière le défi, il y a la reconnaissance croissante du fait qu’une certaine uniformité s’imposait dans un processus de détermination de la peine qui non seulement était juste mais encore était perçu comme tel. Dans l’arrêt R. c. Baldhead, [1966] 4 C.C.C. 183 (C.A. Sask.), il a été jugé qu’une peine était susceptible de contrôle si elle représentait une [traduction] «dérogation marquée aux peines infligées habituellement dans le même ressort pour le même crime ou un crime semblable» (p. 187).

66. L’arrêt Baldhead n’a fait que conférer une respectabilité judiciaire à un consensus général émergent selon lequel la loi devrait prévoir des peines similaires pour des crimes similaires, sous réserve d’adaptation en fonction des facteurs propres à chaque cas. Les peines peuvent bien varier quelque peu d’un cas à l’autre afin de refléter des facteurs propres à l’acte et au contrevenant qui font l’objet du procès. Mais il ira à l’encontre des notions de justice fondées sur le bon sens que des gens qui ont commis le même acte criminel reçoivent des peines complètement différentes. Il n’est ni juste et ni équitable qu’une personne languisse en prison pendant des années alors qu’une autre, qui a commis un acte similaire, a été remise en liberté. L’arrêt Baldhead exprimait l’opinion de plus en plus répandue qu’une certaine uniformité, modérée mais non réduite à néant par des considérations propres à chaque cas, doit constituer un objectif fondamental du droit relatif à la détermination de la peine.

67. Depuis l’arrêt Baldhead, bien des tribunaux ont adopté l’objectif d’uniformité comme facteur à prendre en considération en déterminant la peine. Toutefois, le lien entre l’objectif d’uniformité en matière de détermination de la peine et celui d’infliger une peine qui reflète les circonstances d’un cas particulier et la situation d’un contrevenant restait, dans une large mesure, mal défini avant la jurisprudence préconisant une méthode du point de départ. À côté des décisions qui préconisent le besoin d’une certaine uniformité, il y a d’autres décisions qui traduisent une hésitation à l’ériger en principe. Comme le dit Young, op. cit.: «Les tribunaux ne se sont pas entièrement ralliés à la notion de l’uniformité par crainte que l’existence de principes généraux ne permette pas de tenir compte de la situation propre à chaque contrevenant» (p. 10). Par contre, la méthode du point de départ représente une tentative de fondre les valeurs d’uniformité et d’individualisation en un seul principe de détermination de la peine.

68. Ce n’est pas par hasard que la méthode du point de départ a fini par être appliquée dans le contexte du crime d’agression sexuelle. La vaste gamme d’actes visés par le crime d’«agression sexuelle» et les opinions disparates que différents juges peuvent adopter au sujet de la gravité de types particuliers d’agressions sexuelles entraînent des fluctuations importantes dans les peines infligées pour des infractions qui semblent tout à fait similaires. Voir P. Marshall, «Sexual Assault, The Charter and Sentencing Reform» (1988), 63 C.R. (3d) 216. Selon l’endroit où un juge a situé un type particulier d’agression sexuelle dans l’échelle de la gravité, et le sérieux avec lequel il a considéré cette agression, une peine pourrait être sévère ou légère, ou n’importe où entre les deux. Les écarts entre les peines menaçaient d’aller au‑delà du domaine légitime de divergence représenté par la situation personnelle d’un contrevenant et les circonstances d’une infraction, jusqu’à une divergence plus généralisée fondée sur des perceptions judiciaires de la gravité de l’infraction. Cela exigeait que les tribunaux agissent. Comme la Cour d’appel du Manitoba l’a dit dans l’arrêt R. c. Jourdain and Kudyba (1958), 121 C.C.C. 82, à la p. 87:

[traduction] Il est du devoir non seulement de notre cour mais encore de tous les tribunaux de la province et du ministère public de faire tout leur possible pour réaliser l’uniformité et l’égalisation des peines pour des crimes d’une gravité identique ou similaire.

Les tribunaux, qui étaient chargés de maintenir une uniformité raisonnable en matière de peines, ont réagi en établissant la notion du «point de départ».

(3) Dans quels ressorts a-t-on adopté la méthode du point de départ?

69. La Cour d’appel de l’Alberta, celle de la Nouvelle‑Écosse (R. c. Zong (1986), 173 A.P.R. 432), celle du Manitoba (R. c. Muswagon (1993), 88 Man. R. (2d) 319), celle de la Colombie‑Britannique (R. c. Post (1996), 72 B.C.A.C. 312) et celle de la Saskatchewan (R. c. Jackson (1993), 87 C.C.C. (3d) 56) ont appliqué la méthode du point de départ en matière de détermination de la peine afin d’éliminer les disparités marquées des peines infligées pour certains crimes. Dans l’arrêt R. c. Glassford (1988), 27 O.A.C. 194, la Cour d’appel de l’Ontario a rejeté expressément la méthode du point de départ en matière de détermination de la peine, qui a été formulée dans l’arrêt Sandercock, précité. Cependant, cette même cour a adopté récemment cette méthode dans des affaires de stupéfiants. Voir R. c. Cunningham (1996), 104 C.C.C. (3d) 542.

70. Outre les exemples canadiens, la Cour d’appel d’Angleterre paraît également avoir adopté cette méthode. Dans l’arrêt R. c. Edwards; R. c. Brandy, la Section criminelle de la Cour d’appel d’Angleterre a laissé entendre [traduction] «[qu’i]l convenait d’infliger, à une personne déclarée coupable de vol grave par effraction dans une maison d’habitation inhabitée, une peine de trois ans susceptible de varier à la hausse ou à la baisse selon les circonstances de l’affaire» (The Times, 1er juillet 1996). En fait, la notion du point de départ ne semble pas dater d’hier en Angleterre. Dans The English Sentencing System (2e éd. 1975), Cross dit, à la p. 148:

[traduction] La déclaration de 1900 figure dans un mémoire présenté par lord Alveston (le lord juge en chef de l’époque) dans l’espoir que les juges du Banc de la Reine s’entendent au sujet de la sanction normale des infractions. Il a été transmis au Home Office et on ne semble pas y avoir donné suite; mais il est maintenant publié en tant qu’annexe 5 de l’ouvrage du professeur Jackson de Cambridge, intitulé Enforcing the Law. Il est dit dans le mémoire qu’il n’est pas possible de faire plus que de recommander «une échelle limitée de peines», et tout au long on y parle de périodes de trois à cinq ans de travaux forcés comme constituant l’«échelle convenable». En ce qui concerne le viol, par exemple, le mémoire mentionne que des périodes de cinq à sept ans de travaux forcés constituent:

«une échelle raisonnable de peines qui doivent être augmentées s’il y a des circonstances aggravantes, comme, par exemple, dans le cas d’un viol commis par une bande de gens ou par un parent ou un maître, ou avec brutalité, et qui doivent être réduites s’il y a des circonstances atténuantes.»

71. Les tribunaux australiens paraissent appliquer une méthode similaire. Dans l’arrêt R. c. Jabaltjari (1989), 46 A. Crim. R. 47, la Court of Criminal Appeal (Territoire du Nord) n’a pas modifié la méthode du juge du procès, décrite ainsi: [traduction] «Après avoir déterminé la peine objective, son Honneur a effectué les ajustements à la baisse qui convenaient afin de tenir compte de la situation personnelle atténuante de l’intimé» (p. 64). Bien qu’elle soit désignée par la cour comme la méthode du «tableau», cette méthode semble identique à la méthode du point de départ.

(4) L’opinion des auteurs de doctrine

72. Les auteurs de doctrine semblent préférer la méthode du point de départ. Ruby, op. cit., écrit, aux pp. 477 et 478:

[traduction] L’uniformité, dans la mesure où elle est souhaitable, s’entend de l’uniformité de la méthode suivie. L’acceptation de ce principe réduira au minimum le nombre d’affaires où il existera une grande disparité dans les peines infligées.

Cela implique nécessairement que «lorsqu’il y a dérogation marquée aux peines infligées habituellement dans le même ressort [. . .] la cour d’appel [. . .] devrait pouvoir trouver une explication logique à cette dérogation».

73. Après avoir souligné le besoin d’une certaine uniformité dans la détermination de la peine, Ruby approuve expressément le recours à des points de départ pour déterminer les peines (aux pp. 481 et 482):

[traduction] [La méthode] peut comporter des aspects autocratiques, on s’en doute, mais elle peut être utile. Ce n’est sûrement pas une nouvelle méthode de détermination de la peine, et il est fort probable qu’elle produira une peine appropriée. Il s’agit seulement d’un tribunal qui décide de prendre au sérieux l’idée reconnue que ce qu’il faut, c’est une façon uniforme d’aborder la détermination de la peine.

74. D’autres auteurs qui ont étudié la question de la détermination de la peine concluent eux aussi qu’il est souhaitable que les tribunaux et, si nécessaire, le législateur fédéral, établissent des principes qui favoriseront l’établissement d’une plus grande uniformité en matière de détermination de la peine. Le rapport de 1987 de la Commission canadienne sur la détermination de la peine, Réformer la sentence: une approche canadienne, est allé au‑delà des lignes directrices imposées par les cours d’appel pour recommander l’établissement par le législateur de lignes directrices en matière de détermination de la peine. La Commission n’a pas ménagé ses efforts pour souligner qu’il faut «établir une distinction entre [cette] notion de ligne directrice et celle de prescription obligatoire». Les juges peuvent et devraient, lorsque cela est indiqué, déroger même à des lignes directrices établies par le législateur. Voir le chapitre 11, aux pp. 297 et 298. La recommandation de la Commission visant l’établissement de lignes directrices a été bien accueillie: voir Marshall, loc. cit., à la p. 222.

75. Young, op. cit., préconise lui aussi l’établissement d’une règle visant à assurer plus d’uniformité et de cohérence dans la détermination de la peine. Au sujet des efforts déployés à cette fin par les tribunaux, il écrit (à la p. 106):

Les cours d’appel se sont efforcées de mettre ces diverses mesures en application; toutefois, cette tâche a été entravée par le peu d’importance que l’on attache à cette entreprise. Le présent document laisse clairement voir que les cours d’appel sont restées irrésolues dans leurs efforts. Peut‑être ont‑elles été découragées du fait que les tribunaux inférieurs n’ont pas tenu compte des efforts qu’elles ont déployés? Quelle qu’en soit la raison, la situation actuelle ne permet pas de déterminer avec certitude pourquoi un contrevenant se voit infliger une peine autre que l’emprisonnement dans un cas donné, alors qu’un autre, dont le cas est analogue, se voit obligé de purger une telle peine.

Young ajoute (à la p. 106):

On s’entend généralement pour dire que le système pénal n’a pas réussi à remédier aux inéquités (sic) manifestes du processus de détermination de la peine. [. . .] [L]es tribunaux ont la compétence voulue pour trouver une solution; ils possèdent les connaissances techniques et sont suffisamment au courant des problèmes pour élaborer des lignes directrices cohérentes et uniformes.

76. Dans l’étude «Une nouvelle perspective en matière de détermination de la peine», publiée dans H. Dumont, dir., La détermination de la peine (1987), 53, A. M. Linden écrit, à la p. 56:

[traduction] Le problème le plus grave que pose notre système actuel est la disparité de traitement qu’il encourage activement. Des crimes essentiellement similaires peuvent donner lieu à des peines extrêmement divergentes. Cette disparité, ou absence d’égalité, commande une attention particulière avec l’entrée en vigueur des dispositions relatives aux droits à l’égalité de la Charte canadienne des droits et libertés.

Linden préconise ensuite une méthode de détermination de la peine, fondée sur des lignes directrices, qui comporte l’établissement de points de repère susceptibles de varier en fonction de l’existence de facteurs aggravants ou atténuants.

77. L’établissement de la méthode du point de départ en cause dans le présent pourvoi peut être considéré comme une tentative d’éliminer la tension entre la détermination d’une peine individualisée et le besoin d’une plus grande uniformité et cohérence en matière de détermination de la peine dans le domaine du droit criminel que représente l’infraction d’agression sexuelle.

(5) Les arguments contre la méthode du point de départ

78. La méthode du point de départ paraît satisfaire aux exigences d’uniformité et de cohérence en matière de détermination de la peine, et de justice individualisée. Elle se présente comme une étape positive vers une méthode de détermination de la peine plus rationnelle réclamée par le public et les commentateurs. Néanmoins, l’appelant soutient que notre Cour devrait la rejeter, et le juge Sopinka est du même avis. Je passe maintenant aux arguments contre la méthode du point de départ.

a) L’argument voulant que la méthode du point de départ entrave le pouvoir discrétionnaire des tribunaux d’infliger des peines individualisées

79. On soutient que la méthode du point de départ en matière de détermination de la peine entrave le pouvoir discrétionnaire du juge qui inflige la peine et contrevient ainsi au principe fondamental de justice selon lequel les peines doivent être individualisées en fonction de la situation du contrevenant. À mon avis, la méthode du point de départ facilite, plutôt que de gêner, l’exercice adéquat du pouvoir discrétionnaire du juge et l’individualisation des peines. Le point de départ n’est que le commencement du processus de détermination de la peine. Après avoir fixé le point de départ, le juge doit tenir compte des facteurs aggravants ou atténuants. Comme on l’affirme dans l’arrêt Sandercock, précité, cette méthode [traduction] «ne limite pas arbitrairement le pouvoir discrétionnaire du tribunal chargé d’infliger la peine. Elle établit plutôt une structure rationnelle pour son exercice, et une structure qui est juste parce qu’elle protège à la fois contre la disparité et la rigidité» (p. 82).

80. Un point de départ choisi adéquatement n’entrave pas le pouvoir discrétionnaire, mais le limite à des considérations légitimes. Le fait que les juges doivent motiver la dérogation, à la hausse ou à la baisse, à ce point de départ permet d’assurer que toutes les considérations personnelles pertinentes seront examinées à fond. Le pouvoir discrétionnaire du juge demeure, mais il est moins susceptible d’être exercé en fonction de facteurs non pertinents ou mal considérés. Bref, la méthode du point de départ n’empêche pas le juge de prendre en considération tous les facteurs personnels pertinents. Au contraire, elle établit une structure qui permet d’assurer qu’ils seront pris en considération et bien évalués.

b) L’article 7 de la Charte et le fardeau de la preuve

81. L’article 7 garantit qu’il ne peut être porté atteinte à la liberté d’une personne qu’en conformité avec les principes de justice fondamentale. L’un de ces principes, dit‑on, est l’obligation du ministère public de justifier les châtiments sévères. On fait valoir que le choix d’un point de départ dégage le ministère public de cette obligation et force l’accusé à prouver qu’il a droit à un châtiment moindre.

82. Bien appliquée, la méthode du point de départ ne dégage pas le ministère public du fardeau qui lui incombe d’établir qu’il convient d’infliger des châtiments sévères. Avant que le processus de détermination de la peine commence, le ministère public doit avoir établi que l’accusé est coupable de l’infraction reprochée. Le ministère public doit ensuite établir, s’il ne l’a pas déjà fait, l’existence des circonstances de l’infraction qui la font tomber dans la catégorie des infractions méritant un point de départ donné. C’est une autre façon de dire que le ministère public doit établir que, compte tenu de toutes les circonstances, l’infraction se situe dans une échelle particulière. Cela fixe le point de départ. Pour obtenir une peine plus sévère, le ministère public doit établir l’existence de circonstances aggravantes. Par ailleurs, s’il y a des facteurs atténuants, la peine infligée sera inférieure au point de départ.

c) Le principe voulant que le châtiment soit le moins sévère dans les circonstances

83. La réponse à cet argument est que le point de départ, bien choisi, représente le châtiment le moins sévère eu égard aux circonstances dans lesquelles un type particulier d’infraction est habituellement commis, en supposant que l’accusé est une personne de bonne moralité qui n’a pas de casier judiciaire. Si la moralité de l’accusé est même meilleure qu’on pourrait le supposer ou s’il y a d’autres facteurs justifiant une peine moindre, il se verra infliger une peine moindre. Par contre, si le ministère public prouve que la moralité de l’accusé est pire qu’on pourrait le supposer, qu’il possède un lourd casier judiciaire ou qu’il existe d’autres faits aggravants, la peine peut être accrue. Dans tous les cas, la peine finale sera la moins sévère qui convient dans les circonstances.

d) L’argument voulant qu’un point de départ constitue une règle de droit prétorien inacceptable dans le cas d’une agression sexuelle grave

84. Le Code criminel ne crée aucune infraction d’agression sexuelle grave. Il crée une seule infraction d’agression sexuelle qui vise tout acte allant de l’effleurement ou du baiser rapide jusqu’aux formes les plus graves de viol avec violence. Afin de guider les juges qui infligent les peines, la Cour d’appel de l’Alberta a divisé la grande infraction générale d’agression sexuelle en deux catégories, à savoir l’agression sexuelle sans gravité et l’agression sexuelle grave. Dans le cas de l’agression sexuelle grave, définie comme étant une atteinte assez grave pour qu’il y ait risque de préjudice émotionnel ou psychologique permanent, le point de départ est de trois ans. L’appelant soutient que cela équivaut à une règle de droit prétorien qui crée une nouvelle infraction — l’agression sexuelle grave — assortie d’une peine de trois ans d’emprisonnement. Cela, affirme‑t‑il, excède le pouvoir des tribunaux. Seul le législateur fédéral peut créer de nouvelles infractions.

85. Cet argument ne tient pas compte du fait que les crimes définis par le Code criminel visent immanquablement une gamme d’actes dont la gravité varie selon le préjudice qu’ils risquent de causer à la victime, et qui sont assortis d’une gamme de peines plus ou moins sévères. Prenons l’exemple de l’infraction de vol. Le vol peut être dérisoire au point d’être banal — par exemple, prendre une pièce de vingt‑cinq cents dans la bourse de la propriétaire de l’immeuble où on habite. Ou encore il peut être grave — par exemple, voler des millions de dollars à des investisseurs innocents. Les tribunaux infligent à bon droit différentes peines selon la gravité du vol commis. Ils ne créent pas, de ce fait, de nouvelles infractions. Pour régler précisément ce problème, le Code criminel établit habituellement une vaste échelle dans laquelle peut se situer la peine applicable à une infraction donnée. C’est ce qu’il a fait dans le cas de l’agression sexuelle. L’infraction figurant au Code criminel envisage et prévoit le fait que les tribunaux concluront que certaines violations sont plus graves que d’autres et imposeront en conséquence des peines plus ou moins sévères. La méthode du point de départ, comme nous l’avons déjà vu, constitue simplement une variante de la notion traditionnelle de l’échelle de peines applicable à certains types d’actes criminels. Reconnaître qu’un type d’acte est grave et est donc assorti, dans le cas type, d’une peine située dans une échelle particulière, ne revient pas à créer un nouveau crime. C’est seulement reconnaître ce que personne ne nierait — qu’une catégorie donnée de crimes, définie par le Code criminel, peut viser toute une gamme de comportements, dont certains sont plus odieux et méritent donc une sanction plus sévère que d’autres.

86. Néanmoins, soutient‑on, la Cour d’appel n’a pas le pouvoir de fixer une peine «minimale» de trois ans pour un certain type de comportement. La réponse à cette objection est que la Cour d’appel n’a pas fixé de peine minimale. Elle a établi un point de départ, rien de plus. Le juge qui inflige la peine peut infliger une peine inférieure au point de départ si les circonstances le justifient, tout comme il peut en infliger une plus sévère. Le point de départ n’indique rien de plus que ceci: dans un cas type, où le contrevenant est de bonne moralité et n’a pas de casier judiciaire, ce serait une peine convenable. Affirmer cela ne revient pas à empiéter sur le domaine législatif exclusif du Parlement. Cela revient plutôt à exécuter le mandat de détermination de la peine que le Parlement a confié aux tribunaux, en édictant des crimes visant une grande diversité de comportements assortis de toute une gamme de peines.

e) L’argument de l’imprécision

87. L’appelant soutient qu’avec le temps les types de comportement que visait l’expression «agression sexuelle grave» ont augmenté au point que l’on ne sait pas clairement ce qu’est une agression sexuelle grave. Cela signifie que la personne qui est accusée d’agression sexuelle ou qui envisage de commettre une telle agression ne peut pas obtenir de conseils juridiques clairs au sujet du genre d’accusation auquel elle s’expose. Le point de départ crée donc une règle imprécise qui ne délimite pas le risque couru, comme l’exige l’art. 7 de la Charte.

88. L’imprécision est visée par la Charte à deux endroits. Premièrement, une infraction criminelle peut être définie de manière imprécise au point de contrevenir à l’art. 7. Deuxièmement, une limite imposée à un droit ou à une liberté par le législateur ou par l’État peut être injustifiée du fait qu’elle est trop large. Voir le professeur D. Stuart dans Charter Justice in Canadian Criminal Law (1991), à la p. 79. La première préoccupation est ici en cause.

89. Le juge Lamer (maintenant Juge en chef) décrit ainsi le fondement du principe dans le Renvoi relatif à l’art. 193 et à l’al. 195.1(1)c) du Code criminel, [1990] 1 R.C.S. 1123, à la p. 1152:

L[e] princip[e] [. . .] [est] fond[é] sur l’ancienne maxime latine nullum crimen sine lege, nulla poena sine lege -‑ il n’y a de crime ou de peine qu’en conformité avec une loi qui est certaine, sans ambiguïté et non rétroactive. La raison d’être de ce principe est claire. Il est essentiel dans une société libre et démocratique que les citoyens soient le mieux possible en mesure de prévoir les conséquences de leur conduite afin d’être raisonnablement prévenus des conduites à éviter et pour que le pouvoir discrétionnaire des responsables de l’application de la loi soit limité par des normes législatives claires et explicites . . .

90. À mon avis, ce principe n’est d’aucune utilité à l’appelant. Premièrement, il s’applique à la question de savoir quelle conduite est criminalisée. Il ne s’est pas appliqué ni ne devrait s’appliquer aux échelles de peines. La protection contre le droit criminel imprécis donne à une personne le droit de savoir quelle est la conduite prohibée et quel type de peine elle peut entraîner. On ne nous a cité aucune doctrine ni aucune jurisprudence qui étende l’application du principe de manière à prescrire la certitude dans une échelle de peines donnée. Il ne serait pas sage de tolérer une telle extension, selon moi. Le Code criminel contient des centaines d’infractions assorties d’une vaste gamme de peines. Conclure que la loi doit décrire avec certitude la peine précise qu’une conduite particulière peut entraîner reviendrait à exposer toutes ces lois à la contestation pour le motif qu’elles sont trop imprécises. Au lieu du régime actuel d’infractions définies de manière générale et assorties de toute une gamme de peines, le législateur fédéral serait obligé d’édicter des milliers de crimes précis assortis de peines précises. Même s’il y avait réduction du pouvoir discrétionnaire des juges en matière de détermination de la peine, on peut se demander si le public serait mieux informé en fin de compte.

91. À mon sens, le principe interdisant l’imprécision est respecté si la loi spécifie la conduite prohibée et indique une échelle de peines. Il se peut que le contrevenant éventuel ne sache pas précisément quelle peine sera infligée relativement à un acte criminel envisagé, mais il est au courant du risque auquel il s’expose. Le contrevenant qui accomplit l’acte criminel et accepte ce risque ne peut pas se plaindre. Dans le contexte d’une agression sexuelle, si le contrevenant choisit de commettre une agression sexuelle au sujet de laquelle une personne raisonnable pourrait prévoir qu’elle risque de causer un préjudice émotionnel et psychologique permanent, il risque à juste titre de se voir infliger une peine sévère.

92. Deuxièmement, même si le principe interdisant l’imprécision s’appliquait aux échelles de peines, le point de départ en cause dans la présente affaire le respecterait. La méthode du point de départ accroît plutôt la connaissance du risque auquel s’expose un contrevenant éventuel ou déclaré coupable. Le contrevenant sait que le fait d’imposer une conduite sexuelle à une autre personne sans son consentement est un acte criminel. Il sait également que cette activité criminelle est assortie d’une échelle de peines et que les infractions sexuelles graves entraînent des peines sévères. À la suite de l’arrêt Sandercock et de l’adoption de la méthode du point de départ, le contrevenant sait que les agressions auxquelles est associée une attente raisonnable de préjudice émotionnel et psychologique permanent sont considérées comme graves et entraînent habituellement des peines supérieures ou inférieures à un point de départ de trois ans, selon les circonstances de l’affaire. Cette connaissance s’étend à l’avocat qui conseille le contrevenant sur le déroulement de son dossier. Loin d’être victime d’imprécision, le contrevenant en sait plus que jamais auparavant au sujet du risque qu’il court.

93. La possibilité que des juges divergent d’opinions sur la question de savoir si une agression doit être considérée comme grave ne fait pas entrer en jeu le principe interdisant l’imprécision. Dans le Renvoi relatif à l’art. 193 et à l’al. 195.1(1)c) du Code criminel, précité, le juge Lamer affirme clairement que l’imprécision ne résulte pas du simple fait que la loi peut être interprétée de diverses façons par les tribunaux. La souplesse n’est pas synonyme d’imprécision. Il s’agit plutôt de savoir si les tribunaux ont donné une interprétation raisonnable à la loi (p. 1157). Dans ce renvoi, on a laissé aux tribunaux le soin de définir des termes utilisés dans des dispositions du Code criminel. Le texte des dispositions en cause permettait d’attribuer toute une gamme de sens à des infractions criminelles. Ce n’est pas le cas en l’espèce. Les critères énoncés dans l’arrêt Sandercock, relativement à une agression sexuelle grave, sont clairs. Le plus important est l’exigence que l’acte reproché soit d’un type susceptible de causer un préjudice émotionnel ou psychologique permanent. Cette appréciation relève parfaitement de la capacité des juges du procès.

f) La «présomption» de préjudice

94. L’appelant soutient que, une fois faite la preuve de l’actus reus dans le cas d’une agression sexuelle grave, il y a présomption que l’agression a causé à la victime un préjudice psychologique ou émotionnel permanent. Cela, allègue‑t‑il, violerait le principe général voulant que le ministère public doive prouver l’existence de tous les facteurs aggravants qui touchent la peine. Il prétend, en outre, qu’une présomption de préjudice psychologique dans le cas d’une agression sexuelle «grave» au sens de l’art. 271 est incompatible avec l’infraction d’agression sexuelle grave figurant à l’art. 272 du Code criminel, où le ministère public est tenu de prouver l’existence de lésions corporelles.

95. Cet argument repose sur une conception erronée de ce que comporte la méthode du point de départ. Bien conçue, cette méthode ne comporte aucune présomption de préjudice. Pour déterminer le point de départ, le juge doit se demander si la violation de l’intégrité de la victime était [traduction] «telle qu’une personne raisonnable saurait à l’avance que la victime risquerait de subir un préjudice émotionnel ou psychologique permanent, peu importe que des lésions corporelles soient causées ou non»: Sandercock, précité, à la p. 84 (je souligne). Cela n’implique aucune présomption de préjudice ni aucune preuve de l’existence d’un préjudice que le ministère public serait tenu de faire en vertu de l’art. 272 du Code criminel. Si le juge conclut que l’acte était du genre à risquer de causer un préjudice émotionnel ou psychologique permanent, il peut qualifier l’agression de grave. Mais le juge ne présume pas que le préjudice a effectivement été causé dans le litige même dont il est saisi. La question de savoir si un préjudice a vraiment été causé ne se pose pas à la première étape du processus, qui consiste à déterminer le point de départ. La question de l’existence d’un préjudice réel selon les faits de l’affaire ne se pose qu’à la deuxième étape, celle de l’individualisation de la peine. Encore une fois, il n’y a, à ce stade, aucune présomption de préjudice. Le juge doit se demander si le crime a effectivement causé à la victime un préjudice émotionnel ou psychologique permanent. Cela doit être déterminé en fonction des faits. Si le ministère public souhaite invoquer l’existence d’un préjudice réel, il doit prouver l’existence d’un tel préjudice sans recourir à une présomption.

96. La Cour d’appel de l’Alberta a précisé cela dans l’arrêt Sandercock. C’est également de cette façon que j’interprète les observations de la Cour d’appel en l’espèce, lorsqu’elle déclare, à la p. 173:

[traduction] . . . dans chaque cas, il existe également un risque très réel de préjudice psychologique. Par conséquent, ce qu’il faut comprendre, c’est qu’il n’est pas nécessaire que le ministère public prouve l’existence de ce genre de préjudice pour que la cour puisse qualifier de grave une agression sexuelle. L’existence d’un préjudice psychologique est présumée en l’absence de preuve contraire. C’est ce que notre cour a dit dans l’arrêt Sandercock. [Je souligne.]

L’énoncé de la cour est inattaquable jusqu’aux deux dernières phrases. Comme la cour le fait remarquer, le ministère public n’a pas à prouver l’existence d’un préjudice psychologique réel pour que le juge puisse conclure que l’agression tombe dans la catégorie des agressions sexuelles graves. L’analyse à ce stade est générale et porte non pas sur les faits réels de l’affaire mais sur le genre de préjudice que ce type d’agression risquerait de causer. L’existence ou l’absence de préjudice réel est sans importance à la première étape qui consiste à déterminer un point de départ. C’est ainsi que j’interprète les propos de la cour lorsqu’elle affirme qu’à ce stade l’existence d’un préjudice psychologique est «présumée». Cela dit, le libellé de la présomption et en particulier l’expression «en l’absence de preuve contraire» sont déroutants et il vaut mieux les éviter. En fin de compte, cependant, la cour a précisé qu’elle confirmait de nouveau l’arrêt Sandercock et son critère à deux volets où on ne présume jamais l’existence d’un préjudice réel dans un litige.

97. Je conclus que, parce qu’elle ne présume pas que la victime a subi un préjudice réel, la méthode du point de départ ne viole pas la règle selon laquelle il incombe au ministère public de prouver l’existence de circonstances aggravantes, et que, contrairement au point de vue adopté par le juge Sopinka, elle n’entre pas en conflit avec la logique qui sous‑tend l’art. 272 du Code criminel, qui exige la preuve de l’existence d’un préjudice réel dans l’affaire en cause.

g) Les problèmes d’application

98. Les considérations qui précèdent établissent que la méthode du point de départ en matière de détermination de la peine est théoriquement conforme à la Charte et, en particulier, aux principes de justice fondamentale. On soutient toutefois que, même si la méthode est saine en théorie, des problèmes d’application entraînent des résultats injustes. Premièrement, laisse‑t‑on entendre, les juges appliquent parfois des points de départ machinalement sans individualiser la peine. Deuxièmement, on craint que les cours d’appel ne s’en remettent pas au poids que les juges du procès ont accordé à des facteurs personnalisés pour infliger une peine inférieure au point de départ. Enfin, on dit que, le choix du point de départ approprié dans le cas d’une conduite donnée pose des difficultés.

99. La solution est simple en ce qui concerne le premier point. Considérer un point de départ comme le point final sans procéder à l’individualisation de la peine revient à commettre une erreur de droit consistant à ne tenir compte ni de la situation réelle du contrevenant ni des faits particuliers du litige. Les juges du procès doivent se rappeler que les points de départ, tout comme les échelles de peines, sont seulement ce que leur nom signifie — des points de départ. Il est essentiel qu’ils procèdent à l’individualisation de la peine, sinon, la peine pourra être ajustée à la hausse ou à la baisse en appel.

100. Le deuxième point — voulant que les cours d’appel puissent s’immiscer trop facilement dans l’application de la méthode du point de départ par un juge du procès — est lui aussi facile à régler. Les cours d’appel ne devraient pas écarter des facteurs d’individualisation dont le juge du procès a tenu compte à juste titre, en vue de mettre l’accent sur l’uniformité ou d’envoyer un message de dissuasion plus fort. S’ils le font, ils commettent une erreur de droit du fait qu’ils ne tiennent pas compte du principe de retenue envers les juges qui infligent la peine. On ne saurait pas trop insister sur le fait que le contrevenant ne peut pas être sacrifié au nom de ce qui est perçu comme l’avantage supérieur d’un tableau type, ou de l’objectif de dissuasion générale. Le contrevenant a droit à la peine que son crime, sa conduite ou sa situation commande, ni plus ni moins. Les cours d’appel commettent aussi une erreur de droit si elles modifient une peine pour le seul motif que le juge du procès n’a pas cité le bon point de départ.

101. Les cours d’appel peuvent intervenir lorsque la peine révèle l’existence d’une erreur de principe ou n’est manifestement pas indiquée: R. c. Shropshire, [1995] 4 R.C.S. 227; R. c. M. (C.A.), [1996] 1 R.C.S. 500. La méthode du point de départ ne crée pas un nouveau principe de droit prétorien, qui habilite les cours d’appel à s’immiscer dans l’exercice adéquat du pouvoir discrétionnaire du juge du procès, comme le juge Sopinka le laisse entendre. Le point de départ indique simplement l’échelle de peines appropriée pour une infraction d’une certaine gravité. Lorsqu’une cour d’appel intervient pour le motif que le juge n’a pas tenu compte du bon point de départ, elle ne fait que dire que la peine n’est manifestement pas indiquée parce qu’elle se situe en dehors de l’échelle de peines acceptable pour ce genre d’infraction. Citant l’arrêt R. c. Muise (1994), 94 C.C.C. (3d) 119 (C.A.N.‑É.), dans l’arrêt Shropshire, précité, aux par. 48 et 50, notre Cour a reconnu expressément la nécessité de l’intervention des cours d’appel lorsque la peine ne respecte pas les limites appropriées.

[traduction] Tout au plus peut‑on s’attendre à ce que le juge qui prononce la peine en arrivera à une peine qui respectera des limites acceptables. À mon sens, c’est la vraie raison pour laquelle des cours d’appel examinent des peines quand il s’agit seulement de savoir si la peine est inadéquate ou excessive.

. . .

Pour être considérée comme déraisonnable, l’ordonnance relative à la détermination de la peine doit tomber en dehors des «limites acceptables» . . . [Je souligne.]

102. Le troisième problème — celui du choix du bon point de départ dans le cas d’une infraction particulière — exige un examen plus approfondi. Il se situe au c{oe}ur de la divergence entre le juge du procès et la Cour d’appel en l’espèce. Le juge du procès a conclu que les infractions ne tombaient pas dans la catégorie des «agressions sexuelles graves» qui entraînent comme point de départ une peine de trois ans. La Cour d’appel n’était pas d’accord.

103. Il est crucial d’utiliser le bon point de départ. Le fait de ranger une infraction dans une catégorie supérieure à celle qui est justifiée peut entraîner une peine trop sévère. Par contre, ranger une infraction dans une catégorie inférieure à celle qui est justifiée peut entraîner une peine démesurément légère compte tenu des sanctions imposées à d’autres contrevenants pour la même conduite ou une conduite similaire.

104. Pour éviter le problème des points de départ inappropriés, les cours d’appel doivent d’abord fournir une description claire du type d’infraction qui tombe dans une catégorie. Cela fait, les juges du procès doivent situer l’infraction en cause dans la bonne catégorie en fonction de ces critères. Il ne s’agit pas d’un exercice nouveau pour les tribunaux. Les juges évaluent depuis longtemps la gravité générale de types particuliers d’infractions en vue de déterminer l’échelle de peines appropriée.

105. Mais ce n’est pas tout de décrire clairement ce qui suffit pour faire entrer une infraction dans une certaine catégorie assortie d’un point de départ particulier. Les juges du procès et les cours d’appel doivent en respecter strictement la logique. Le processus, encore une fois, comporte deux étapes. Premièrement, il faut déterminer le point de départ. Celui‑ci est fondé sur les caractéristiques générales de l’infraction type et sur l’hypothèse que le contrevenant est une personne de bonne moralité qui ne possède aucun casier judiciaire. Il s’ensuit qu’il est erroné de recourir à des facteurs individualisés concernant le contrevenant et la victime pour apprécier la gravité de l’infraction de manière à déterminer le point de départ. Une fois que le point de départ est déterminé en fonction des caractéristiques générales de l’infraction, l’analyse passe à la deuxième étape, celle de l’individualisation. Le juge examine alors les facteurs propres à l’accusé et à la victime, ainsi que les conséquences réelles de l’infraction afin de déterminer si la peine devrait être supérieure ou inférieure au point de départ.

106. La difficulté en l’espèce provenait en partie du fait que le juge du procès a confondu ces deux étapes. Au moment de déterminer si l’agression sexuelle était «grave», elle aurait dû examiner seulement la nature de l’infraction compte tenu de la violence ou de l’avilissement qu’elle comportait, la nature de l’acte et l’effet qu’un tel acte risquerait habituellement d’avoir sur la personne qui en est victime. Elle n’aurait pas dû prendre en considération des facteurs atténuants propres au contrevenant et à la victime en l’espèce. En particulier, le fait que l’accusé avait bu et le fait que la victime avait déjà des problèmes contribuant à son traumatisme n’étaient pas des facteurs qui devaient être pris en considération au moment de déterminer si l’agression était grave. La prise en compte de ces facteurs l’a amenée à conclure que l’agression n’était pas grave et à infliger une peine bien au‑dessous de la période de trois ans d’incarcération qui convient dans le cas d’une agression sexuelle grave. Il en a résulté une peine qui ne tenait pas compte comme il se devait du besoin d’uniformité et d’équité des peines infligées pour les mêmes infractions ou des infractions similaires.

(6) Conclusion sur l’à‑propos de la méthode du point de départ

107. Je conclus que, bien interprétée et appliquée, la méthode du point de départ est théoriquement saine et constitue un progrès en ce qui concerne la nécessité de découvrir une façon, fondée sur des principes, d’aborder le double objectif de l’individualisation des peines et du besoin d’uniformité et de cohérence.

B. L’application aux faits de la présente affaire

108. La prétention de l’appelant que la méthode du point de départ n’a pas sa place en matière de détermination de la peine doit être rejetée. Il reste à savoir si la Cour d’appel a appliqué correctement cette méthode en l’espèce.

109. L’appelant soutient que le choix d’un point de départ relève exclusivement du pouvoir discrétionnaire du juge du procès et que la Cour d’appel n’aurait pas dû modifier la conclusion du juge que les infractions commises n’étaient pas des agressions sexuelles graves. En toute déférence, cet argument est faux. Tel qu’indiqué précédemment, le «point de départ» est non pas un principe de droit, mais plutôt un moyen de déterminer l’échelle de peines appropriée pour un certain type d’infraction. L’omission de faire allusion au point de départ ou à l’échelle appropriés ne constitue pas une erreur de principe au sens où cette expression est utilisée dans l’arrêt M. (C.A.), précité. Si le juge du procès ne mentionne pas le point de départ ou l’échelle appropriés, pour, à la fin, infliger une peine située dans l’échelle de peines acceptable pour l’infraction en cause et adaptée à la situation particulière du contrevenant, une cour d’appel ne devrait pas intervenir. Par ailleurs, si la peine se situe en dehors de l’échelle appropriée, la cour d’appel doit intervenir: Shropshire, précité.

110. À mon avis, la peine infligée par le juge du procès «n’[était] manifestement pas indiquée» et «s’écart[ait] de façon marquée et substantielle des peines qui sont habituellement infligées à des délinquants similaires ayant commis des crimes similaires» (M. (C.A.), précité, aux par. 90 et 92). Les agressions en cause en l’espèce comportaient les caractéristiques suivantes: a) elles impliquaient de jeunes victimes, b) l’accusé était en situation de confiance vis‑à‑vis des victimes, et c) la première agression comportait des caresses et une tentative de viol, alors que la deuxième comportait des caresses. L’examen d’un bon nombre d’arrêts de l’Alberta révèle qu’une peine de moins de deux ans dans des circonstances semblables à celles dont il est question en l’espèce s’écarte de façon marquée de la norme. Voir: Sandercock, précité; R. c. S.G.O.R. (1991), 113 A.R. 36 (C.A.); R. c. Sand (1991), 120 A.R. 397 (C.A.); R. c. S. (W.B.); R. c. P. (M.) (1992), 73 C.C.C. (3d) 530 (C.A.); R. c. R.S.B. (1992), 135 A.R. 23 (C.A.); R. c. Spence; R. c. F. (D.L.) (1992), 78 C.C.C. (3d) 451 (C.A.); R. c. R.E.C., [1993] A.J. No. 303 (C.A.); R. c. D.M.B. (1993), 141 A.R. 307 (C.A.); R. c. Nicholson (1993), 145 A.R. 262 (C.A.); R. c. Dionne, [1993] A.J. No. 939 (C.A.); R. c. D.K. (1994), 155 A.R. 269 (C.A.); R. c. Watson (1994), 157 A.R. 80 (C.A.); R. c. Wagar (1995), 174 A.R. 317 (C.A.); R. c. Lapatak (1995), 169 A.R. 385 (C.A.); et R. c. Lakotos (1996), 187 A.R. 45 (C.A.). Quant à l’arrêt R. c. A.B.C. (1991), 120 A.R. 106 (C.A.), dans lequel la cour a imposé une peine d’un an de prison, suivie d’une période de probation d’un an, bien que légèrement semblable, il peut faire l’objet d’une distinction pour un certain nombre de motifs, dont le fait que le contrevenant et la victime ont sollicité des séances de counselling ensemble après l’agression, que des témoignages d’expert ne laissaient entrevoir aucun risque de récidive et que l’agression était un acte «ponctuel» isolé.

111. Le caractère non indiqué de la peine résultait de l’omission du juge du procès d’accorder suffisamment de poids aux facteurs appropriés, plus particulièrement à l’incidence que ce genre d’infraction peut avoir sur la victime. Cela a, à son tour, déprécié la gravité de l’infraction et a mené à une peine manifestement non indiquée. Le juge du procès a conclu qu’il n’y avait eu ni violence ni menaces, mais elle ne s’est pas demandé si le sexe obtenu d’une mineure endormie avec qui on était en situation de confiance équivalait à des menaces. Qui plus est, elle ne s’est pas demandé si c’était le genre d’infraction qui risquerait de causer un préjudice psychologique ou émotionnel permanent qui caractérise une agression sexuelle grave. Elle a beaucoup insisté sur les actes physiques, par exemple sur le fait qu’il n’y avait pas eu de pénétration complète lors de la première agression, mais nullement sur l’atteinte à l’intégrité de la victime, à sa confiance en soi et au contrôle sur son corps, ni sur l’incidence probable que ce genre d’acte criminel aurait sur son état émotionnel. Cela revenait à accorder trop d’importance à certains facteurs et à ne pas accorder l’importance nécessaire à d’autres facteurs. Cela a également mené à une peine manifestement non indiquée. La Cour d’appel a donc eu raison d’intervenir: M. (C.A.) et Shropshire, précités.

112. Je conclus que la Cour d’appel était justifiée d’annuler la peine imposée par le juge du procès. Il reste à déterminer si la peine de quatre ans d’emprisonnement qu’elle a substituée dans le cas de la première infraction, suivie d’une peine d’un an pour la deuxième infraction, était trop sévère. Je suis d’avis que non.

113. La Cour d’appel a décrit correctement la première infraction comme étant une agression sexuelle grave qui, normalement dans le cas d’un contrevenant de bonne moralité qui ne possède aucun dossier judiciaire, entraînerait une peine d’environ trois ans. Même si elle était dépourvue de violence et de menaces, elle comportait une conduite également abusive et destinée à causer un préjudice permanent — l’abus de la confiance d’une jeune fille confiée à la garde de l’appelant. Les agressions ont été commises lorsque la jeune fille dormait sans défense, dans des circonstances où elle ne pouvait pas craindre d’être violée. Une telle agression sur une victime type aurait vraisemblablement causé de la honte, de la gêne, une colère inapaisée, une aptitude réduite à faire confiance à autrui et la crainte que, même pendant un sommeil inoffensif, des gens puissent abuser d’elle et qu’ils le fassent effectivement. En résumé, il y avait risque de préjudice émotionnel et psychologique permanent. Si on considère l’agression objectivement en fonction de ses conséquences néfastes probables, elle était grave.

114. La Cour d’appel a ensuite abandonné le point de départ de trois ans dans le cas de la première agression, pour infliger une peine de quatre ans. À cette étape de l’analyse, la cour doit tenir compte des facteurs particuliers qui distinguent l’affaire du cas type envisagé par le point de départ. L’affaire portée en appel comportait peu de facteurs atténuants et un certain nombre de facteurs aggravants. La bonne moralité de l’appelant et l’absence de casier judiciaire n’étaient pas un facteur atténuant parce que cette situation est présumée dans le cas type envisagé par le point de départ. On peut soutenir que le fait qu’il était ivre au moment de commettre l’infraction et qu’il l’a commise «spontanément» constitue un facteur atténuant, mais pas un facteur auquel j’accorderais une grande importance. Les agressions sexuelles sont souvent imprévues et spontanées, et le fait d’être ivre au point d’être incapable de contrôler ses pulsions sexuelles est moralement répréhensible en soi. La preuve a confirmé que la victime avait subi un préjudice réel, et exclu l’atténuation de la peine pour le motif que la victime n’avait pas été traumatisée. À l’appui de l’atténuation de la peine, on pourrait mentionner le fait que l’appelant et sa famille souffriraient probablement s’il était incarcéré pendant une longue période. Par contre, il y a l’impitoyable abus de confiance commis par l’appelant et son indifférence quant à l’incidence que ses actes risqueraient d’avoir sur ses victimes. La victime était très jeune et tout à fait vulnérable. Le fait qu’on avait déjà fait du tort à la victime aurait dû amener l’appelant à faire montre de plus d’inquiétude et de respect à son égard. Il est ressorti de la preuve que l’agression lui avait causé effectivement un préjudice émotionnel et psychologique permanent. De ce fait, la Cour d’appel pouvait conclure qu’il y avait peu de raisons de modifier à la baisse la peine type de trois ans, et de nombreuses raisons d’infliger une peine plus sévère. En définitive, la Cour d’appel a infligé une peine qui reflétait la gravité de l’infraction ainsi que la situation particulière du contrevenant.

115. Bien qu’on puisse soutenir qu’elle est moins grave du fait qu’il n’y a pas eu de véritables relations sexuelles, la deuxième infraction comportait également une atteinte à l’intégrité physique d’une jeune fille dans une situation de confiance. Elle avait été invitée chez l’appelant en tant que gardienne d’enfants et elle était en droit de supposer qu’il la protégerait plutôt que de porter atteinte à son intégrité physique pendant qu’elle serait chez lui. Au lieu de cela, il l’a agressée sexuellement pendant qu’elle dormait, la forçant à s’enfuir de la maison durant la nuit. Un tel comportement aura pour conséquence probable de réduire la capacité de la victime d’établir des liens de confiance et de vivre sa vie sans crainte de subir une atteinte à son intégrité physique, et de la faire sentir souillée, avilie et remplie de colère inapaisée. Cela est suffisant pour qualifier l’agression de grave et la situer dans les limites d’une peine de trois ans, si on la considérait séparément.

116. Cela m’amène à la question du lien entre les deux infractions et de l’incidence que cela devrait avoir sur la peine globale. Le juge du procès a ordonné que les peines soient purgées concurremment. À mon avis, la Cour d’appel a eu raison de conclure qu’il ne convenait pas, en l’espèce, d’infliger des peines concurrentes. Il s’agissait de deux infractions distinctes commises, à sept ans d’intervalle, sur deux victimes différentes. Après avoir décidé que la peine infligée par le juge du procès n’était manifestement pas indiquée, la Cour d’appel pouvait réexaminer tous les aspects de la peine, dont le lien entre les deux infractions en cause. Néanmoins, il faut tenir compte de l’incidence globale des peines. À mon sens, la Cour d’appel a eu raison d’imposer une peine consécutive d’un an pour la deuxième infraction.

117. Je suis d’avis de rejeter le pourvoi et de confirmer la peine.

Pourvoi accueilli, les juges La Forest, L’Heureux‑Dubé, Gonthier et McLachlin sont dissidents.

Procureurs de l’appelant: Beresh Depoe Cunningham, Edmonton.

Procureur de l’intimée: Le ministère de la Justice, Edmonton.


Synthèse
Référence neutre : [1997] 1 R.C.S. 948 ?
Date de la décision : 24/04/1997
Sens de l'arrêt : Le pourvoi est accueilli

Analyses

Droit criminel - Détermination de la peine - Appels - Agression sexuelle - Accusé plaidant coupable relativement à deux chefs d’agression sexuelle - Juge du procès infligeant à l’accusé une peine de 12 mois d’incarcération pour la première infraction et une peine concurrente de six mois pour la deuxième infraction - Cour d’appel jugeant que les agressions commises constituent des agressions sexuelles graves et haussant la peine pour la première infraction à quatre ans d’incarcération et la peine pour la deuxième infraction à un an, à purger consécutivement - La Cour d’appel a‑t‑elle commis une erreur en écartant les peines infligées par le juge du procès?.

Droit criminel - Détermination de la peine - Appels - Norme de contrôle applicable aux décisions en matière de peine.

Droit criminel - Détermination de la peine - Agression sexuelle - Méthode du point de départ.

L’accusé a plaidé coupable relativement à deux chefs d’agression sexuelle au sens de l’art. 271 du Code criminel. La première infraction a été commise en 1986, au moment où l’accusé était âgé de 29 ans. La plaignante, alors âgée de 16 ans, avait été placée chez l’accusé par les services sociaux. Elle dormait sur le canapé du salon lorsque l’accusé est entré chez lui en état d’ébriété. Il a défait le pantalon de la plaignante. Celle‑ci s’est retournée sur le ventre et a essayé de s’enfoncer dans le canapé, feignant de dormir. Il lui a enlevé son jeans, a commencé à l’embrasser sur les fesses et lui a introduit partiellement le pénis dans le vagin. Elle serrait les jambes, qu’il essayait d’écarter. Finalement, il a dit «Tu es trop difficile» et il a roulé sur le plancher, où il s’est endormi. La deuxième infraction a été commise en 1993, au moment où l’accusé était âgé de 36 ans. La plaignante était âgée de 14 ans et gardait les enfants de l’accusé. Elle était étendue sur le ventre et s’était endormie sur un divan‑lit. Quand elle s’est réveillée au milieu de la nuit, son sous‑vêtement était descendu et l’accusé était sur elle, et lui frottait le dos d’une main et les fesses de l’autre main. Il lui a également fait des attouchements au bassin et au vagin. Elle a crié et s’est enfuie de la maison. Le juge qui a infligé la peine a conclu que ni l’une ni l’autre des agressions n’était une agression sexuelle grave -- assortie d’une peine de trois ans comme point de départ -- au sens que la cour d’appel de la province a donné à cette expression dans des affaires antérieures, et il a infligé une peine de 12 mois de détention pour la première infraction et une peine concurrente de six mois pour la deuxième infraction. La Cour d’appel a accueilli l’appel du ministère public. Elle a conclu qu’il s’agissait d’agressions sexuelles graves et a condamné l’accusé à une peine de quatre ans de détention pour la première infraction et, vu l’effet global des peines, à une peine consécutive d’une année pour la deuxième infraction.

Arrêt (les juges La Forest, L’Heureux‑Dubé, Gonthier et McLachlin sont dissidents): Le pourvoi est accueilli.

Le juge en chef Lamer et les juges Sopinka, Cory, Iacobucci et Major: La décision de la Cour d’appel ne cadre pas avec la retenue dont les cours d’appel doivent faire preuve envers les juges qui infligent une peine. Sauf erreur de principe, omission de prendre en considération un facteur pertinent ou insistance trop grande sur les facteurs appropriés, une peine ne devrait être écartée que si elle n’est manifestement pas indiquée. En l’espèce, la Cour d’appel n’a pas attiré l’attention sur un facteur pertinent que le juge qui a infligé la peine n’a pas pris en considération et qui donnerait lieu au contrôle en appel de la peine. Quant à la première infraction, le juge qui a infligé la peine a nettement considéré que la pénétration et le traumatisme psychologique entraient en ligne de compte au moment de fixer une peine, et n’a pas considéré comme un facteur atténuant les autres problèmes personnels que la première plaignante avait à l’époque de l’agression. Après avoir tenu compte de toutes les circonstances atténuantes et aggravantes pertinentes, le juge qui a infligé la peine est arrivée à ce qui, à son avis, constituait une peine adéquate. La même conclusion s’applique quant à la deuxième infraction: le juge qui a infligé la peine n’a pas omis de prendre en considération des facteurs pertinents.

La mauvaise qualification d’une infraction selon des catégories créées par les tribunaux ne constitue pas une erreur de principe, et n’est pas une raison convenable d’annuler la peine infligée par le tribunal d’instance inférieure. Premièrement, il y a lieu de faire preuve de retenue à l’égard de la décision qu’un tribunal d’instance inférieure a rendue en matière de peine. Deuxièmement, rien ne justifie, en droit, la création par les tribunaux, aux fins de déterminer la peine, d’une catégorie d’infractions dans le cadre d’une infraction prévue par la loi. Il appartient non pas aux juges de créer des infractions criminelles, mais plutôt au législateur d’édicter de telles infractions. En créant un type d’agression sexuelle connue sous le nom d’«agression sexuelle grave» et en fondant des décisions en matière de peine sur une telle catégorisation, la Cour d’appel de l’Alberta a effectivement créé une infraction, du moins aux fins de la détermination de la peine. Étant donné l’intention du législateur de traiter, à l’al. 272c) du Code criminel, des agressions sexuelles infligeant des lésions corporelles — qui comprennent le préjudice psychologique —, il est inadéquat de créer une «agression sexuelle grave» qui soit fondée, du moins en partie, sur l’existence d’un préjudice causé à la victime, conformément à l’art. 271. Si la poursuite doit être fondée sur le préjudice causé à la victime, l’accusé devrait être inculpé en vertu de l’al. 272c). Il n’appartient pas aux tribunaux d’établir une sous‑catégorie d’infractions à l’art. 271 qui est fondé sur l’existence d’un préjudice. En outre, dans la mesure où la Cour d’appel a conclu que le ministère public n’a pas à prouver l’existence d’un préjudice psychologique dans certains cas, mais plutôt que l’existence d’un tel préjudice peut être présumée, elle a commis une erreur. Si le ministère public veut invoquer l’existence d’un préjudice psychologique, il devrait porter des accusations fondées sur l’al. 272c) et prouver l’existence de l’infraction. Si on reconnaît que le préjudice est un facteur aggravant en vertu de l’art. 271 et, si l’existence d’un préjudice psychologique peut être présumée, le ministère public se trouve dégagé à tort du fardeau de prouver l’existence d’un préjudice en tant que facteur aggravant, et l’accusé a alors le fardeau de réfuter le préjudice. En l’espèce, l’analyse de la présomption de préjudice à laquelle s’est livrée la Cour d’appel était à la fois erronée et inutile; il existait un préjudice et il en a été tenu compte au moment de fixer la peine.

Le fait que la première peine déroge à ce que la Cour d’appel perçoit comme un point de départ approprié de trois ans n’implique pas en soi que la peine n’était manifestement pas indiquée. Le ministère public et la Cour d’appel n’ont pas non plus donné de raison de conclure qu’une peine de six mois pour la deuxième infraction n’était manifestement pas indiquée. Une cour d’appel peut établir des peines comme point de départ pour guider les tribunaux d’instance inférieure, et le point de départ peut bien être un facteur à prendre en considération pour déterminer si une peine n’est manifestement pas indiquée. S’il y a une grande disparité entre le point de départ fixé pour l’infraction et la peine infligée, en supposant alors que la Cour d’appel a établi un point de départ raisonnable, ce point de départ laisse sûrement entendre, sans être déterminant à ce sujet, que la peine n’est manifestement pas indiquée. À moins qu’il n’y ait par ailleurs un motif de modifier la peine, une peine ne saurait être modifiée en appel, malgré l’existence d’une dérogation à un point de départ.

La décision d’infliger des peines concurrentes ou des peines consécutives devrait être traitée avec la même retenue que celle dont les cours d’appel doivent faire preuve envers les juges qui ont infligé des peines en ce qui concerne la durée de ces peines. La Cour d’appel n’a pas exposé de raison légitime de modifier l’ordonnance du juge du procès, fixant des peines concurrentes; la cour a simplement exprimé son désaccord avec le résultat de l’exercice du pouvoir discrétionnaire du juge qui a infligé les peines, ce qui est insuffisant pour intervenir.

Les juges La Forest, L’Heureux‑Dubé, Gonthier et McLachlin (dissidents): La peine juste est celle qui reflète la gravité du crime et s’accorde avec la situation personnelle de l’accusé. Les cours d’appel d’un certain nombre de provinces ont réagi à la nécessité de concilier ces deux objectifs et d’éliminer la tension qui peut exister entre les deux, en introduisant la notion de peines constituant un «point de départ». La méthode du point de départ en matière de détermination de la peine comporte deux étapes. La première étape consiste à déterminer l’échelle de peines convenable pour une infraction de ce genre dans un cas type. À ce stade, l’analyse est objective. L’échelle convenable est fondée sur les caractéristiques générales de l’infraction type et sur l’hypothèse que l’accusé est une personne de bonne moralité qui ne possède aucun casier judiciaire. À l’aide de cette échelle comme point de départ, la deuxième étape consiste notamment à ajuster la peine à la hausse ou à la baisse selon l’existence de facteurs aggravants ou de facteurs atténuants. Le juge doit examiner les facteurs propres à l’accusé et à la victime, ainsi que les conséquences réelles de l’infraction. Bref, la peine doit être individualisée en fonction du crime reproché et de l’accusé qui comparaît devant le tribunal. Cette méthode représente une tentative de fondre les valeurs d’uniformité et d’individualisation en un seul principe de détermination de la peine. Avec cette méthode du point de départ, la peine finale sera, dans tous les cas, la moins sévère qui convient dans les circonstances.

La méthode du point de départ, bien interprétée et appliquée, ne viole pas l’art. 7 de la Charte canadienne des droits et libertés. Cette méthode ne dégage pas le ministère public du fardeau qui lui incombe d’établir qu’il convient d’infliger des châtiments sévères. Une fois que le ministère public a établi que l’accusé est coupable de l’infraction reprochée, il doit ensuite établir que, compte tenu de toutes les circonstances, l’infraction se situe dans une échelle particulière. Cela fixe le point de départ. Pour obtenir une peine plus sévère, le ministère public doit également établir l’existence de circonstances aggravantes. Par ailleurs, s’il y a des facteurs atténuants, la peine infligée sera inférieure au point de départ. De plus, la méthode du point de départ dans les affaires d’agression sexuelle ne crée pas de règle imprécise qui ne délimite pas le risque couru, comme l’exige l’art. 7 de la Charte. Le principe interdisant l’imprécision s’applique à la question de savoir quelle conduite est criminalisée et non pas aux échelles de peines. Ce principe est respecté si la loi spécifie la conduite prohibée et indique une échelle de peines. Même si le principe interdisant l’imprécision s’appliquait aux échelles de peines, le point de départ en cause dans la présente affaire le respecterait. La méthode du point de départ accroît plutôt la connaissance du risque auquel s’expose un accusé éventuel ou déclaré coupable. La possibilité que des juges divergent d’opinions sur la question de savoir si une agression doit être considérée comme grave ne fait pas entrer en jeu le principe interdisant l’imprécision. L’imprécision ne résulte pas du simple fait que la loi peut être interprétée de diverses façons par les tribunaux.

Le Code criminel crée une seule infraction d’agression sexuelle qui vise une vaste gamme de comportements. La division, par la Cour d’appel de l’Alberta, de cette grande infraction en agression sexuelle sans gravité et en agression sexuelle grave, aux fins de la détermination de la peine, avec un point de départ de trois ans pour les agressions sexuelles graves, n’équivaut pas à une règle de droit prétorien créant une nouvelle infraction. La méthode du point de départ constitue simplement une variante de la notion traditionnelle de l’échelle de peines applicable à certains types d’actes criminels. Reconnaître qu’un type d’acte est grave et est donc assorti, dans le cas type, d’une peine située dans une échelle particulière, ne revient pas à créer un nouveau crime.

Bien conçue, la méthode du point de départ ne comporte aucune présomption de préjudice en matière d’agression sexuelle. Pour déterminer le point de départ, le juge doit se demander si la violation de l’intégrité de la victime était «telle qu’une personne raisonnable saurait à l’avance que la victime risquerait de subir un préjudice émotionnel ou psychologique permanent, peu importe que des lésions corporelles soient causées ou non». L’analyse à ce stade porte non pas sur les faits réels de l’affaire mais sur le genre de préjudice que ce type d’agression risquerait de causer. La question de l’existence d’un préjudice réel ne se pose qu’à l’étape de l’individualisation de la peine où le juge doit se demander si le crime a effectivement causé à la victime un préjudice émotionnel ou psychologique permanent. Il n’y a, à ces deux stades, aucune présomption de préjudice. Parce qu’elle ne présume pas que la victime a subi un préjudice réel, la méthode du point de départ ne viole pas la règle selon laquelle il incombe au ministère public de prouver l’existence de circonstances aggravantes, et elle n’entre pas en conflit avec la logique qui sous‑tend l’art. 272 du Code criminel, qui exige la preuve de l’existence d’un préjudice réel dans l’affaire en cause.

Les cours d’appel peuvent intervenir lorsque la peine révèle l’existence d’une erreur de principe ou n’est manifestement pas indiquée. La méthode du point de départ ne crée pas un nouveau principe de droit prétorien, qui habilite les cours d’appel à s’immiscer dans l’exercice adéquat du pouvoir discrétionnaire du juge qui inflige la peine. Le point de départ est non pas un principe de droit, mais plutôt un moyen de déterminer l’échelle de peines appropriée pour un certain type d’infraction. L’omission de faire allusion au point de départ ou à l’échelle appropriés ne constitue pas une erreur de principe. Lorsqu’une cour d’appel intervient pour le motif que le juge n’a pas tenu compte du bon point de départ, elle ne fait que dire que la peine n’est manifestement pas indiquée parce qu’elle se situe en dehors de l’échelle de peines acceptable pour ce genre d’infraction.

En l’espèce, la peine infligée lors du procès «n’était manifestement pas indiquée». L’examen d’un bon nombre d’arrêts de l’Alberta révèle qu’une peine de moins de deux ans dans des circonstances semblables à celles dont il est question en l’espèce s’écarte de façon marquée de la norme. Le caractère non indiqué de la peine résultait de l’omission du juge qui l’a infligée d’accorder suffisamment de poids aux facteurs appropriés, ce qui a eu pour effet de déprécier la gravité de l’infraction. Qui plus est, elle a beaucoup insisté sur les actes physiques, mais elle ne s’est pas demandé si c’était le genre d’infraction qui risquerait de causer un préjudice psychologique ou émotionnel permanent qui caractérise une agression sexuelle grave. La Cour d’appel a décrit correctement la première infraction comme étant une agression sexuelle grave. Même si elle était dépourvue de violence et de menaces, une telle agression sur une victime type lui aurait vraisemblablement causé un préjudice émotionnel et psychologique permanent. L’affaire comportait peu de facteurs atténuants mais un certain nombre de facteurs aggravants, dont un abus de confiance et un préjudice émotionnel et psychologique permanent. En ajoutant un an à la peine qui constituait le point de départ, la Cour d’appel a infligé une peine qui reflétait la gravité de l’infraction ainsi que la situation particulière de l’accusé. Considérée séparément, la deuxième infraction peut elle aussi être qualifiée d’agression sexuelle grave. La Cour d’appel a eu raison de conclure qu’il ne convenait pas d’infliger des peines concurrentes dans la présente affaire où il est question de deux infractions distinctes commises, à sept ans d’intervalle, sur deux victimes différentes. Néanmoins, il faut tenir compte de l’incidence globale des peines, et la Cour d’appel a eu raison d’imposer une peine consécutive d’un an pour la deuxième infraction.


Parties
Demandeurs : Sa Majesté la Reine
Défendeurs : McDonnell

Références :

Jurisprudence
Citée par le juge Sopinka
Arrêts appliqués: R. c . Shropshire, [1995] 4 R.C.S. 227
R. c. M. (C.A.), [1996] 1 R.C.S. 500
distinction d’avec les arrêts: R. c. S.G.O.R. (1991), 113 A.R. 36
R. c. S. (W.B.)
R. c. P. (M.) (1992), 73 C.C.C. (3d) 530
R. c. Spence (1992), 78 C.C.C. (3d) 451
R. c. Nicholson (1993), 145 A.R. 262
R. c. Lapatak (1995), 169 A.R. 385
arrêts mentionnés: R. c. Sandercock (1985), 22 C.C.C. (3d) 79
R. c. A.B.C. (1991), 120 A.R. 106
Frey c. Fedoruk, [1950] R.C.S. 517
R. c. McCraw, [1991] 3 R.C.S. 72
R. c. Gardiner, [1982] 2 R.C.S. 368
R. c. R.P.T. (1983), 7 C.C.C. (3d) 109.
Citée par le juge McLachlin (dissidente)
R. c. Hessam (1983), 43 A.R. 247
R. c. Sandercock (1985), 22 C.C.C. (3d) 79
R. c. Natanson (1927), 49 C.C.C. 89
R. c. Connor and Hall (1957), 118 C.C.C. 237
R. c. Baldhead, [1966] 4 C.C.C. 183
R. c. Jourdain and Kudyba (1958), 121 C.C.C. 82
R. c. Zong (1986), 173 A.P.R. 432
R. c. Muswagon (1993), 88 Man. R. (2d) 319
R. c. Post (1996), 72 B.C.A.C. 312
R. c. Jackson (1993), 87 C.C.C. (3d) 56
R. c. Glassford (1988), 27 O.A.C. 194
R. c. Cunningham (1996), 104 C.C.C. (3d) 542
R. c. Edwards
R. c. Brandy, The Times, 1er juillet 1996
R. c. Jabaltjari (1989), 46 A. Crim. R. 47
Renvoi relatif à l’art. 193 et à l’al. 195.1(1)c) du Code criminel, [1990] 1 R.C.S. 1123
R. c. Shropshire, [1995] 4 R.C.S. 227
R. c. M. (C.A.), [1996] 1 R.C.S. 500
R. c. Muise (1994), 94 C.C.C. (3d) 119
R. c. S.G.O.R. (1991), 113 A.R. 36
R. c. Sand (1991), 120 A.R. 397
R. c. S. (W.B.)
R. c. P. (M.) (1992), 73 C.C.C. (3d) 530
R. c. R.S.B. (1992), 135 A.R. 23
R. c. Spence
R. c. F. (D.L.) (1992), 78 C.C.C. (3d) 451
R. c. R.E.C., [1993] A.J. No. 303 (QL)
R. c. D.M.B. (1993), 141 A.R. 307
R. c. Nicholson (1993), 145 A.R. 262
R. c. Dionne, [1993] A.J. No. 939 (QL)
R. c. D.K. (1994), 155 A.R. 269
R. c. Watson (1994), 157 A.R. 80
R. c. Wagar (1995), 174 A.R. 317
R. c. Lapatak (1995), 169 A.R. 385
R. c. Lakotos (1996), 187 A.R. 45
R. c. A.B.C. (1991), 120 A.R. 106.
Lois et règlements cités
Charte canadienne des droits et libertés, art. 7.
Code criminel, L.R.C. (1985), ch. C‑46, art. 271 [mod. ch. 19 (3e suppl.), art. 10], 272, 724(3)e) [rempl. 1995, ch. 22, art. 6].
Loi modifiant le Code criminel (détermination de la peine) et d’autres lois en conséquence, L.C. 1995, ch. 22, art. 6.
Doctrine citée
Canada. Commission sur la détermination de la peine. Réformer la sentence: une approche canadienne. Ottawa: La Commission, 1987.
Cross, Rupert, Sir. The English Sentencing System, 2nd ed. London: Butterworths, 1975.
Linden, Allen M. «Une nouvelle perspective en matière de détermination de la peine». Dans Hélène Dumont, dir., La détermination de la peine. Cowansville, Qué.: Institut canadien d’administration de la justice, 1987, 53.
Marshall, Patricia. «Sexual Assault, The Charter and Sentencing Reform» (1988), 63 C.R. (3d) 216.
Ruby, Clayton C. Sentencing, 4th ed. Toronto: Butterworths, 1994.
Stuart, Don. Charter Justice in Canadian Criminal Law. Scarborough, Ont.: Carswell, 1991.
Young, Alan. Élaboration de lignes directrices en matière de la détermination de la peine: le rôle d’une cour d’appel. Ottawa: Ministre des Approvisionnements et Services Canada, 1988.

Proposition de citation de la décision: R. c. McDonnell, [1997] 1 R.C.S. 948 (24 avril 1997)


Origine de la décision
Date de l'import : 06/04/2012
Identifiant URN:LEX : urn:lex;ca;cour.supreme;arret;1997-04-24;.1997..1.r.c.s..948 ?
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