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31/10/1997 | CANADA | N°[1997]_3_R.C.S._844

Canada | Godbout c. Longueuil (Ville), [1997] 3 R.C.S. 844 (31 octobre 1997)


Godbout c. Longueuil (Ville), [1997] 3 R.C.S. 844

Ville de Longueuil Appelante/Intimée dans le pourvoi incident

c.

Michèle Godbout Intimée/Appelante dans le pourvoi incident

et

Procureur général du Québec Mis en cause

Répertorié: Godbout c. Longueuil (Ville)

No du greffe: 24990.

1997: 28 mai; 1997: 31 octobre.

Présents: Le juge en chef Lamer et les juges La Forest, L’Heureux‑Dubé, Sopinka, Gonthier, Cory, McLachlin, Iacobucci et Major.

en appel de la cour d’appel du québec

POURVOI et POURVOI INCIDENT

contre un arrêt de la Cour d’appel du Québec, [1995] R.J.Q. 2561, 31 M.P.L.R. (2d) 130, [1995] A.Q. nos 686 et 874 (QL), qui a inf...

Godbout c. Longueuil (Ville), [1997] 3 R.C.S. 844

Ville de Longueuil Appelante/Intimée dans le pourvoi incident

c.

Michèle Godbout Intimée/Appelante dans le pourvoi incident

et

Procureur général du Québec Mis en cause

Répertorié: Godbout c. Longueuil (Ville)

No du greffe: 24990.

1997: 28 mai; 1997: 31 octobre.

Présents: Le juge en chef Lamer et les juges La Forest, L’Heureux‑Dubé, Sopinka, Gonthier, Cory, McLachlin, Iacobucci et Major.

en appel de la cour d’appel du québec

POURVOI et POURVOI INCIDENT contre un arrêt de la Cour d’appel du Québec, [1995] R.J.Q. 2561, 31 M.P.L.R. (2d) 130, [1995] A.Q. nos 686 et 874 (QL), qui a infirmé un jugement de la Cour supérieure, [1989] R.J.Q. 1511, 48 M.P.L.R. 307, 12 C.H.R.R. D/141. Pourvoi et pourvoi incident rejetés.

Jean‑Jacques Rainville et Réjean Rioux, pour l’appelante/intimée dans le pourvoi incident.

France Saint‑Laurent et Richard Bertrand, pour l’intimée/appelante dans le pourvoi incident.

Isabelle Harnois, pour le mis en cause.

Version française des motifs du juge en chef Lamer et des juges Sopinka et Major rendus par

1 Le juge Major — J’ai lu les motifs de mes collègues le juge La Forest et le juge Cory, et je suis d’accord avec le juge Cory pour dire que le pourvoi devrait être rejeté parce que l’obligation de résidence imposée par l’appelante porte atteinte au droit au respect de la vie privée reconnu à l’intimée par l’art. 5 de la Charte des droits et libertés de la personne du Québec, L.R.Q., ch. C-12, et n’est pas justifiée par l’art. 9.1. C’est suffisant pour statuer sur le pourvoi. Sauf le respect que je dois à mes collègues qui pensent le contraire, je conviens avec le juge Cory qu’il est inutile et peut‑être imprudent d’examiner la question de savoir si l’obligation de résidence porte atteinte à l’art. 7 de la Charte canadienne des droits et libertés en l’absence d’observations des parties intéressées, et je m’abstiens aussi de me prononcer sur cette question.

2 Comme le juge Cory, je suis d’accord avec le juge La Forest pour dire que l’art. 5 de la Charte québécoise protège le choix d’un lieu de résidence par l’intimée parce que cette décision relève du droit au respect de la vie privée, et que l’obligation de résidence visée par le présent pourvoi n’est pas justifiée par l’art. 9.1. En revanche, j’estime que la justification des conditions d’emploi fixées par les municipalités ne devrait pas être aussi restreinte que l’ont indiqué mes collègues.

3 Notre Cour a statué dans Ford c. Québec (Procureur général), [1988] 2 R.C.S. 712, à la p. 770, que l’art. 9.1 de la Charte québécoise est une disposition justificative correspondant à l’article premier de la Charte canadienne et doit être interprété et appliqué de la même manière. Par conséquent, la municipalité qui cherche à maintenir une obligation de résidence portant atteinte à l’art. 5 en invoquant l’art. 9.1 doit démontrer que l’obligation est imposée pour réaliser un objectif légitime et important, et que l’obligation est proportionnelle à cet objectif, c’est‑à‑dire qu’elle est rationnellement liée à l’objectif et que l’atteinte au droit protégé par l’art. 5 est minimale.

4 Ces critères doivent être appliqués avec souplesse et d’une manière adaptée au contexte particulier et aux circonstances factuelles de chaque espèce. Il se peut qu’un objectif suffisamment impérieux dans un cas ne respecte pas la norme dans un contexte différent. Une obligation de résidence particulière peut être proportionnelle à un objectif déclaré dans un contexte, mais pas dans un autre. En particulier, les questions de savoir si un objectif est suffisamment impérieux et si une obligation de résidence est proportionnelle à cet objectif seront fonction d’un certain nombre de facteurs, dont la nature de l’objectif, les fonctions exercées par l’employé touché, l’étendue et la durée de l’obligation de résidence, et la taille, la population et les caractéristiques de la municipalité.

5 En gros, il paraît y avoir trois objectifs que les municipalités cherchent à atteindre en obligeant les employés municipaux à résider dans les limites de leur territoire. Il peut être utile de donner un aperçu des circonstances dans lesquelles un objectif peut être suffisamment impérieux et une obligation de résidence suffisamment proportionnelle à cet objectif pour respecter la norme imposée par l’art. 9.1.

6 Le premier objectif invoqué est l’amélioration du rendement des employés municipaux et, par conséquent, de la qualité des services qu’ils fournissent aux résidents. Selon l’appelante, les employés municipaux auront un meilleur rendement si on les oblige à résider dans les limites de la municipalité pour plusieurs raisons. D’abord, ils seront mieux renseignés sur les problèmes et les besoins de la collectivité. Ensuite, ils auront un plus grand intérêt personnel pour le bien‑être de la collectivité et, par le fait même, seront plus motivés dans leur travail. De même, l’obligation faite aux employés municipaux de résider dans les limites de la collectivité leur insufflera plus de fierté, d’ardeur au travail et de loyauté. Enfin, l’obligation de résidence à laquelle sont tenus les employés municipaux contribue à établir leur identité au sein de la collectivité, et ce facteur renforce à son tour la confiance des résidents dans l’administration municipale.

7 Le juge La Forest conclut que l’objectif consistant à améliorer la qualité des services en encourageant une plus grande loyauté ne sera jamais assez impérieux pour justifier une obligation de résidence en vertu de l’art. 9.1. Avec égards, je ne suis pas de cet avis.

8 Selon moi, il peut y avoir des situations dans lesquelles cet objectif sera suffisant. Cela dépendra des circonstances. À cet égard, plusieurs facteurs sont pertinents. La nature des fonctions exercées par l’employé visé est un facteur important. Il est plus important d’encourager la loyauté des fonctionnaires de haut niveau qui sont chargés de prendre des décisions stratégiques, comme le maire ou les conseillers municipaux, que des employés de soutien ou du personnel accomplissant des tâches courantes. Il semble raisonnable d’obliger les personnes qui prennent des décisions stratégiques touchant une collectivité à résider dans cette collectivité. La taille, la population et les caractéristiques de la collectivité sont d’autres facteurs à prendre en considération. Cet objectif est plus impérieux dans une petite ville ou une région rurale où les employés municipaux sont plus facilement reconnaissables que dans l’anonymat d’une grande ville.

9 Le juge La Forest conclut que, même si l’objectif consistant à améliorer la qualité des services était suffisamment impérieux, on ne sait pas encore très bien si le fait d’obliger les employés à résider dans les limites de la municipalité permettrait d’atteindre cet objectif. Bref, le juge La Forest doute qu’il existe un lien rationnel entre l’amélioration de la qualité des services et l’obligation de résidence. Il conclut en outre que l’obligation de résidence ne sera jamais le moyen le moins attentatoire de réaliser cet objectif. Avec égards, je ne pense pas que ce soit là une conséquence nécessaire et je doute qu’on puisse faire pareille affirmation d’une façon catégorique. Les faits se rapportant à l’obligation de résidence détermineront le résultat. Les impondérables de la vie et particulièrement ceux des municipalités empêchent de faire une telle généralisation.

10 Le problème en l’espèce c’est qu’aucun élément de preuve convaincant n’appuie l’objectif consistant à améliorer les services et à encourager la loyauté au moyen d’une obligation de résidence. L’intimée travaillait comme préposée aux télécommunications pour le service de police de Longueuil. Vu ses fonctions, il est peu probable que le fait de l’obliger à vivre dans les limites de la ville de Longueuil améliorerait la qualité de son travail ou inspirerait plus de fierté aux résidents. Au surplus, la ville de Longueuil est une municipalité urbaine ayant une population assez considérable et située dans la région métropolitaine de Montréal. Les limites de municipalités urbaines comme la ville de Longueuil ne sont pas nettement reconnaissa­bles vu le chevauchement des municipalités. Il est très improbable que des membres de la collectivité locale reconnaissent un employé municipal occupant un poste comme celui de l’intimée.

11 La stimulation de l’économie locale est le deuxième objectif souvent invoqué pour justifier l’obligation faite aux employés municipaux de vivre dans les limites de la municipalité. Les employés municipaux qui résident dans la municipalité contribuent à l’économie locale en tant que consommateurs et à l’assiette fiscale municipale soit directement en tant que contribuables soit indirectement en tant que locataires. Dans une certaine mesure, les contribuables de la municipalité verront le retour d’une partie de leurs impôts au bénéfice de la collectivité. Le juge La Forest conclut qu’il ne s’agira jamais d’un objectif suffisamment impérieux pour justifier une atteinte à l’art. 5 en vertu de l’art. 9.1. Je ne partage pas cette opinion. La sensibilité de la collectivité à cette conclusion sera également une question de fait. Il peut y avoir des cas dans lesquels cet objectif, eu égard aux faits, sera suffisamment important pour justifier une atteinte à l’art. 5. Des considérations économiques et la reconnaissance des employés peuvent avoir plus d’importance dans une petite ville ou une collectivité rurale que dans une grande ville. En l’espèce, cet objectif n’était appuyé par aucun élément de preuve lui donnant un caractère impérieux.

12 Le troisième et dernier objectif invoqué pour justifier l’imposition de l’obligation de résidence est celui qui consiste à garantir que certains employés fournissant des services essentiels sont rapidement disponibles. Une fois de plus, la question de savoir si cet objectif est suffisamment impérieux sera fonction des circonstances particulières de l’espèce. La nature des fonctions de l’employé visé est un facteur important à prendre en considération. Cet objectif sera suffisamment impérieux dans le cas du personnel affecté aux urgences comme les policiers, les pompiers et le personnel d’ambulance vu l’importance manifeste de garantir qu’ils sont en mesure de réagir promptement en cas de besoin urgent. Il semble également évident qu’il existe un lien rationnel entre l’obligation qui est faite à ces employés de résider dans les limites de la municipalité et l’objectif visant à garantir qu’ils sont rapidement disponibles. Il est impossible d’émettre des hypothèses précises, étant donné que même cette obligation peut ne pas être le moyen le moins attentatoire d’atteindre cet objectif, vu qu’on peut le réaliser simplement en obligeant les employés à vivre à une certaine distance. Cet exemple montre qu’il faut présenter des éléments de preuve convaincants au soutien de cet objectif.

13 Je conviens avec le juge La Forest que la preuve était insuffisante pour justifier l’obligation de résidence qui a été imposée à l’intimée en l’espèce sur la base de ce troisième objectif. Comme le juge La Forest le fait remarquer, l’obligation de résidence a été imposée à tous les employés permanents de l’appelante. Comme l’intimée travaillait à titre de préposée aux télécommunications pour le service de police et vu l’absence d’une justification de l’obligation de résidence, cette obligation est abusive dans les circonstances.

14 Dans les circonstances particulières de l’espèce, aucun des objectifs mentionnés n’est suffisamment impérieux pour justifier l’atteinte au droit au respect de la vie privée garanti à l’intimée par l’art. 5 de la Charte québécoise, et je rejetterais le pourvoi.

Version française des motifs des juges La Forest, L’Heureux-Dubé et McLachlin rendus par

15 Le juge La Forest — À notre époque, la faculté de prendre des décisions sans intervention extérieure malvenue se heurte de plus en plus à des contraintes. Que cette situation découle de la modification de l’organisation sociale, du progrès technologique, de l’action gouvernementale ou d’une autre cause, elle a principalement comme effet de restreindre le champ des libertés individuelles. Bien que les exigences de la vie en société s’opposent, bien sûr, à ce que soit garanti à chacun le droit absolu d’agir comme bon lui semble, la faculté fondamentale des individus de faire des choix essentiellement privés sans subir de restrictions inopportunes commande la protection de la loi, de manière que seules des considérations importantes puissent faire obstacle à son exercice. La question cruciale que soulève le présent pourvoi est de savoir si cette sphère limitée d’indépendance décisionnelle méritant protection juridique comprend le choix d’un lieu pour établir sa demeure et, dans l’affirmative, si d’autres considérations importantes pourraient néanmoins avoir préséance. Plus particulière­ment, la Cour doit déterminer si la municipalité appelante peut légitimement obliger, sous peine de congédiement, ses employés permanents -- y compris l’intimée -- à vivre dans les limites territoriales de la ville et à y demeurer pendant toute la durée de leur emploi. Le pourvoi principal soulève en outre la question préliminaire de l’applicabilité de la Charte canadienne des droits et libertés aux municipalités. Quant au pourvoi incident, il porte sur la question de savoir si des motifs d’ordre procédural s’opposent à ce que l’intimée puisse être indemnisée d’une partie du préjudice qu’elle a subi après avoir été congédiée par l’appelante pour ne pas s’être conformée à l’obligation de résidence.

I. Les faits

16 L’intimée, Mme Michèle Godbout, a été embauchée par la municipalité appelante, la ville de Longueuil, comme employée auxiliaire, le 7 juin 1985. Elle a d’abord occupé un poste d’archiviste, puis elle a travaillé comme préposée aux télécommunications pour le service de police. Le 17 février 1986, Mme Godbout a dû, pour obtenir sa permanence, signer une déclaration dans laquelle elle s’engageait à établir sa résidence principale à Longueuil et à y habiter tout le temps qu’elle travaillerait pour la municipalité. La déclaration stipulait également que si elle quittait Longueuil, pour quelque raison que ce soit, elle pourrait être congédiée sans avis. Le document signé par Mme Godbout est ainsi conçu:

déclaration de lieu de résidence habituelle

Je m’engage, par la présente, à établir ma résidence habituelle sur le territoire et dans les limites de la Ville de Longueuil dans un délai maximum de seize (16) mois à compter de la date de mon embauchage.

Je m’engage également, par la présente, à maintenir ma résidence habituelle sur le territoire et dans les limites de la Ville de Longueuil, pour toute la durée de mon emploi à la Ville de Longueuil.

Je comprends et j’accepte que le défaut de remplir les conditions ci‑haut décrites justifiera mon renvoi, sans autre avis.

L’obligation de résidence stipulée dans la déclaration était fondée sur la résolution CE 84‑1491, prise par le comité exécutif de la municipalité appelante le 23 octobre 1984. Voici les extraits pertinents de cette résolution:

attendu que le Comité exécutif a pris connaissance du rapport du conseiller en personnel daté du 15 octobre 1984;

considérant les recommandations du directeur du personnel et du directeur général datées des 15 et 18 octobre 1984;

il est résolu unanimement:

d’approuver la formule «Déclaration de lieu de résidence habituelle» que la Direction du personnel devra faire signer par tous les nouveaux employés qui seront embauchés dans un poste régulier et dans le but de devenir permanents.

Le conseil municipal, par la résolution CM 84‑1286, datée du 7 novembre 1984, a adopté la résolution CE 84‑1491.

17 Le 21 mai 1986, l’intimée a obtenu sa permanence. À peu près un an plus tard, et après avoir informé ses supérieurs de son intention, l’intimée a acheté une maison dans la municipalité voisine de Chambly et y a emménagé avec son conjoint de fait. Le 19 janvier 1988, le directeur du personnel de l’appelante s’est adressé à l’intimée en vue de la persuader de revenir à Longueuil. Cette dernière a refusé, et l’appelante a mis fin à son emploi le 17 février 1988. L’appelante reconnaît avoir congédié l’intimée uniquement parce qu’elle avait déménagé hors de Longueuil.

18 L’intimée a intenté une action devant la Cour supérieure du Québec pour obtenir des dommages‑intérêts et pour être réintégrée dans ses fonctions. La Cour a rejeté l’action avec dépens le 31 mars 1989: [1989] R.J.Q. 1511, 48 M.P.L.R. 307, 12 C.H.R.R. D/141. L’appel interjeté devant la Cour d’appel a été accueilli le 14 sep­tembre 1995, et cette cour a accordé des dommages‑intérêts de 10 763,47 $: [1995] R.J.Q. 2561, 31 M.P.L.R. (2d) 130, [1995] A.Q. no 686 (QL). L’intimée a alors présenté une requête en rectification de l’ordonnance de la Cour d’appel, soutenant que cette cour avait omis de statuer sur certains aspects de la demande de domma­ges‑intérêts. La cour a accueilli la requête et modifié ses motifs le 15 novembre 1995: [1995] A.Q. no 874 (QL). Elle n’a toutefois pas fait droit à la demande de recouvrement de l’intimée concernant les dommages‑intérêts qui n’avaient pas été octroyés par la décision du 14 septembre. Le 3 octobre 1996, notre Cour a autorisé l’appelante à se pourvoir contre la décision quant au fond et a également permis à l’intimée de former un pourvoi incident concernant la question des dommages‑intérêts: [1996] 3 R.C.S. xiv.

II. L’historique des procédures judiciaires

A. La Cour supérieure du Québec, [1989] R.J.Q. 1511

19 L’intimée a soumis deux questions principales au juge Turmel: a) les résolutions mettant en œuvre l’obligation de résidence ont‑elles été régulièrement prises par le conseil municipal et b) même si elles l’ont été, cette obligation contrevient‑elle à la Charte canadienne, à la Charte des droits et libertés de la personne du Québec, L.R.Q., ch. C‑12, ou aux deux, et est‑elle, de ce fait, inopérante? L’appelante, qui avait d’abord soumis certains arguments subsidiaires, les a par la suite abandonnés, et la Cour supérieure a entendu l’affaire en considérant que les seules questions à trancher étaient celles que soulevait l’intimée.

20 Relativement à la première de ces questions, l’intimée a avancé deux arguments. Elle a plaidé, premièrement, que la Charte de la Ville de Longueuil, ne donnait pas au conseil municipal le pouvoir de prendre une résolution limitant le choix du lieu de résidence de ses employés. Le juge Turmel, tout en reconnaissant que les lois régissant les municipalités déterminent les pouvoirs que celles‑ci peuvent exercer, a statué, aux pp. 1515 et 1516:

Toute corporation municipale [. . .] possède des pouvoirs réglementai­res, des pouvoirs administratifs et des pouvoirs ministériels.

L’engagement d’employés, à moins de dispositions particulières, fait partie de l’exercice du pouvoir administratif et, à ce titre, il est, comme tout acte administratif, sujet à discrétion de portée individuelle. Les conditions et exigences pour postuler l’emploi relèvent de cette discrétion.

Partant de ce principe, le juge Turmel a conclu que le conseil municipal de Longueuil avait le pouvoir d’imposer une obligation de résidence et que, par conséquent, l’intimée ne pouvait plaider l’absence de compétence de la municipalité.

21 Deuxièmement, l’intimée a soutenu que la résolution CM 84‑1286 n’avait pas été prise conformément aux règles de procédure. Le passage pertinent de cette résolution est ainsi conçu:

attendu que le Conseil a pris connaissance du procès‑verbal de la 107e assemblée du Comité exécutif . . .

il est [. . .] résolu unanimement:

De prendre acte du procès‑verbal de la 107e assemblée du Comité exécutif tenue le 23 octobre 1984 contenant ses décisions. [Je souligne.]

C’est l’art. 52.2 de la Charte de la Ville de Longueuil (modifiée par L.Q. 1982, ch. 81, art. 3) qui prévoit la procédure pour la prise de résolutions par le conseil municipal:

52.2 Toute demande, tout règlement ou tout rapport soumis par le comité exécutif doit, sauf prescription contraire, être approuvé, rejeté, amendé ou retourné par le vote de la majorité des membres du conseil présents à la séance.

L’intimée a prétendu que cette disposition n’autorisait le conseil municipal qu’à «approuver», «rejeter», «amender» ou «retourner» les résolutions du comité exécutif et que les mots «prendre acte» employés dans la résolution CM 84‑1286 ne pouvaient être assimilés à aucune de ces mesures. Le juge Turmel, concédant que le conseil municipal aurait pu employer un langage plus clair, a expliqué que l’art. 52.2 obligeait le conseil («doit») à prendre à l’égard des résolutions du comité exécutif l’une des quatre mesures qui y sont énumérées. Concluant que les mots «prendre acte» ne constituaient ni un «rejet» ni un «amendement» ni un «renvoi», le juge Turmel a décidé qu’il ne pouvait s’agir que d’une approbation, et il a donc rejeté l’argument de l’intimée.

22 Relativement au deuxième argument principal de l’intimée, le juge Turmel a commencé par examiner si l’obligation de résidence imposée par l’appelante contrevenait aux art. 1, 3, 5 ou 6 de la Charte québécoise, lesquels sont ainsi libellés:

1. Tout être humain a droit à la vie, ainsi qu’à la sûreté, à l’intégrité et à la liberté de sa personne.

Il possède également la personnalité juridique.

3. Toute personne est titulaire des libertés fondamentales telles la liberté de conscience, la liberté de religion, la liberté d’opinion, la liberté d’expression, la liberté de réunion pacifique et la liberté d’association.

5. Toute personne a droit au respect de sa vie privée.

6. Toute personne a droit à la jouissance paisible et à la libre disposition de ses biens, sauf dans la mesure prévue par la loi.

Sans procéder à une longue analyse, le juge Turmel a décidé que les faits en cause n’établissaient pas qu’il y avait eu transgression de ces dispositions. Il a signalé que l’intimée aurait pu invoquer l’art. 10 de la Charte québécoise (portant sur l’égalité et sur la discrimination fondée, entre autres, sur l’«état civil»), mais que même cet argument n’aurait pas été reçu en l’espèce.

23 Finalement, le juge Turmel a analysé l’argumentation fondée sur la Charte canadienne et a expliqué que l’intimée devait établir que la Charte était effectivement applicable avant de pouvoir prétendre que les droits que lui garantit ce texte avaient été enfreints. Même si le juge Turmel a reconnu que les municipalités pouvaient être assimilées au Parlement ou aux législatures provinciales, dans la mesure où elles peuvent agir à titre «gouvernemental», il a conclu que l’analogie ne tenait qu’à l’égard de leur activité législative, à «caractère public». Comme l’appelante, en imposant l’obligation de la résidence, accomplissait, selon lui, un acte à «caractère privé» (en qualité d’employeur), le juge Turmel a statué que la Charte canadienne ne s’appliquait pas.

24 Malgré cette conclusion, le juge Turmel s’est prononcé, dans une opinion incidente, sur les arguments particuliers fondés sur les art. 7 et 15 de la Charte canadienne. Relativement à l’art. 7, il a estimé que le droit à la «vie», à la «liberté» et à la «sécurité de sa personne» ne comprenait pas le «droit de travailler» -- le droit en cause en l’espèce, selon lui -- et que, par conséquent, l’intimée ne pouvait invoquer cette disposition. En ce qui concerne l’art. 15, le juge Turmel a repris le raisonnement suivi par le juge Hoyt (maintenant Juge en chef) dans l’arrêt McDermott c. Nackawic (Town) (1988), 53 D.L.R. (4th) 150 (C.A.N.-B.), pour conclure que l’intimée n’appartenait à aucun groupe identifiable, contrairement à ce qu’exigeait la disposition, et que même si elle avait fait partie d’un groupe identifiable, les faits n’établissaient pas qu’il y avait eu discrimination; il a donc décidé que l’art. 15 ne s’appliquait pas non plus. Concluant à l’absence de motifs pouvant fonder les prétentions de l’intimée, il a rejeté son action avec dépens.

B. La Cour d’appel du Québec ‑- 14 septembre 1995, [1995] R.J.Q. 2561

(1) Le juge Baudouin

25 En Cour d’appel, le juge Baudouin, qui a rédigé l’essentiel du jugement, a commencé par expliquer que même si les deux principaux points soulevés en appel étaient les mêmes qu’en première instance, une autre question devait également être examinée: celle de savoir si l’obligation de résidence imposée par l’appelante contrevenait à «l’ordre public judiciaire». Il s’est exprimé ainsi sur ce point, à la p. 2566:

La longueur un peu inhabituelle du délibéré devant notre cour est due tout d’abord au fait qu’un point de droit majeur, à savoir l’application à l’espèce de la norme de l’ordre public judiciaire, n’a pas été développé et discuté à fond par les parties, ni dans leurs mémoires, ni dans leurs plaidoiries. Notre cour a donc été obligée de le soulever proprio motu.

Le juge Baudouin a également signalé que les parties n’avaient pas examiné en profondeur la question de l’établissement du montant des dommages subis et que la Cour d’appel avait aussi dû étudier minutieusement ce point pour statuer sur l’appel. Avant d’aborder ces autres points, toutefois, le juge Baudouin a examiné les questions initialement soumises au juge Turmel.

26 Relativement à la validité des résolutions municipales, le juge Baudouin a souscrit à l’opinion du juge Turmel selon laquelle l’expression «prendre acte» ne constituant ni un rejet ni un amendement ni un renvoi, il fallait conclure que le conseil municipal avait approuvé la résolution du comité exécutif. En effet, le juge a statué, à la p. 2566:

Il est évident, en l’espèce, que la décision du conseil municipal du 7 novembre 1984 ne saurait s’interpréter autrement que comme une approbation. Or, celle‑ci n’a pas à être faite par l’emploi d’une formule sacramentelle, mais peut au contraire s’inférer du contexte.

Il a, par conséquent, rejeté le premier des deux principaux arguments de l’intimée.

27 Le juge Baudouin a ensuite abordé la question de savoir si l’obligation de résidence contrevenait à la Charte canadienne. Il a expliqué, ainsi que l’avait fait le juge Turmel, qu’il fallait d’abord se demander si, compte tenu des faits, la Charte pouvait recevoir application. À l’exemple du juge de première instance, il a conclu que parce que la municipalité agissait à titre «privé» en imposant l’obligation de résidence (en qualité d’employeur de l’intimée), ses actes ne seraient probablement pas assujettis à un examen fondé sur la Charte. Il a toutefois jugé inutile de se prononcer sur ce point puisque, à son avis, les arguments invoqués par l’intimée relativement à la Charte canadienne ne pouvaient être retenus. Il a dit ce qui suit, aux pp. 2567 et 2568:

L’[intimée] invoque, en effet, au soutien de ses prétentions, l’article 15 et l’article 7. Elle invoque, en réalité, un droit au travail, droit qu’aucune disposition de la charte canadienne ne reconnaît formellement. Le droit au travail est, en effet, de nature essentiellement économique et ne relève pas, à ce titre, du périmètre de protection accordée par la charte à l’article 15. Ensuite, selon une jurisprudence constante, ce droit ne saurait non plus être fondé sur l’article 7: l’obtention ou la conservation d’un travail ne met pas, en effet, en cause la protection de la vie, de la liberté ou de la sécurité de la personne.

Pour ces motifs, le juge Baudouin a rejeté les arguments fondés sur la Charte avancés par l’intimée.

28 Relativement à la Charte québécoise, le juge Baudouin a d’abord reconnu que la question préliminaire de l’applicabilité ne se posait pas parce que ce texte régit les rapports de droit privé tout comme les rapports entre le gouvernement et les citoyens. Il a ensuite passé en revue chacun des arguments de l’intimée. Il a jugé, en premier lieu, que le droit à la «liberté» garanti par l’article premier n’incluait pas le «droit au travail»; comme, selon lui, c’est sur ce dernier droit que reposait l’argument de l’intimée, il a conclu que l’article premier ne s’appliquait pas. De la même façon, il a jugé que l’art. 3 ne s’appliquait pas parce qu’il ne voyait aucun rapport entre les faits en cause et les libertés garanties par cette disposition.

29 Même s’il a conclu, en dernière analyse, que l’art. 5 de la Charte québécoise ne s’appliquait pas non plus, il a analysé ce point plus en profondeur, faisant observer que le contenu précis de la notion de «vie privée» n’était pas encore entièrement défini. Tout en reconnaissant que l’art. 5 pouvait comprendre le droit à une sphère protégée d’activités personnelles, il n’en a pas moins conclu, à la p. 2569, que l’intimée ne pouvait invoquer cette disposition en l’espèce:

En l’espèce, je vois donc mal comment le choix d’un lieu de résidence particulier pourrait faire partie du contenu de la vie privée dans le contexte sous étude ou comment le seul fait de faire connaître à des tiers l’existence de sa résidence pourrait constituer une telle atteinte. Le concept de vie privée me paraît beaucoup plus [. . .] destiné à protéger ce qui fait partie de la vie intime de la personne, bref ce qui constitue un cercle personnel irréductible, à l’abri des indiscrétions.

Le juge Baudouin a ensuite décidé que l’art. 6 ne s’appliquait pas parce que l’obligation de résidence n’empêchait aucunement l’intimée de jouir de ses biens ni d’en disposer librement.

30 Ayant statué sur les questions soumises par les parties, le juge Baudouin a ensuite entrepris l’examen de la question de l’«ordre public» qu’il avait évoquée au début de ses motifs. Il a commencé son analyse en énonçant deux principes élémentaires. Suivant le premier, la clause imposant un lieu de résidence restreint les libertés fondamentales -- et peut donc porter atteinte à l’ordre public -- parce qu’elle limite la faculté de l’employé de choisir le lieu où il veut vivre. Pour le juge Baudouin, ce principe n’est qu’un corollaire de la règle générale voulant que les citoyens aient normalement (c’est‑à‑dire, en l’absence de considérations urgentes et prédominantes) le droit de vivre où bon leur semble. Le second principe veut qu’il soit loisible à l’employé de renoncer librement à ce droit dans un contrat d’emploi. Toutefois, il n’y a pas eu renonciation «libre» en l’espèce, selon le juge Baudouin, parce que la déclaration signée par l’intimée équivaut à un contrat d’adhésion dont les termes étaient entièrement dictés par l’appelante.

31 En se fondant sur ces deux principes, le juge Baudouin a conclu que l’obligation de résidence porte atteinte à l’ordre public sauf si elle peut se justifier de façon plausible. En l’espèce, il a jugé qu’aucune des raisons avancées par l’appelante n’était convaincante. Plus précisément, il a écarté les arguments de l’urgence et de la nécessité parce que le poste occupé par l’intimée n’était pas essentiel au point de justifier une telle exigence. Il a rejeté également l’argument selon lequel l’obligation de résidence dans la municipalité a pour effet d’améliorer les services municipaux parce que les employés connaissent mieux la municipalité, car selon lui, un employé pourrait très bien habiter dans une ville sans s’y intéresser du tout tandis qu’un autre pourrait vivre hors de ses limites territoriales mais être plus sensibilisé à la collectivité et à ses besoins. Finalement, il a jugé que parce qu’on ne pouvait présumer qu’une personne vivant dans la municipalité y dépenserait son argent, l’argument de la stimulation de l’économie locale ne pouvait justifier l’obligation de résider dans la municipalité. Estimant qu’aucune des justifications avancées par l’appelante n’était satisfaisante, le juge Baudouin a conclu que l’obligation de résidence en question était contraire à l’ordre public.

32 Le juge Baudouin a accueilli l’appel, déclaré les résolutions CE 84‑1491 et CM 84‑1286 nulles et non avenues et ordonné la réintégration demandée par l’intimée. Il a également octroyé à celle‑ci des dommages‑intérêts de 10 763,47 $, soit la perte financière subie entre le moment du congédiement et le procès en première instance. Il a toutefois indiqué qu’aucune preuve n’ayant été présentée à l’égard du préjudice subi entre le procès et l’appel, le montant des dommages‑intérêts ne pouvait être déterminé pour cette période; il a précisé que bien que les règles de procédure civile applicables permettent au demandeur d’établir le montant des dommages au moment de l’appel ou à tout moment avant le prononcé du jugement en appel, l’intimée ne s’est jamais prévalue de cette possibilité. Il a jugé en outre que rien ne justifiait que l’intimée soit autorisée à présenter des observations orales sur la question des dommages‑intérêts au cours de l’appel -- une requête à cet effet avait été rejetée pendant l’audience parce que cette mesure aurait été inéquitable envers l’appelante -- ou à renvoyer cette question à la Cour supérieure. Le juge Baudouin n’a donc rendu aucune ordonnance concernant les dommages subis par l’intimée entre le procès et l’appel.

(2) Le juge Gendreau

33 Le juge Gendreau a approuvé la solution apportée au litige par le juge Baudouin, mais il a plutôt conclu, citant le jugement majoritaire qu’il avait rendu dans l’affaire Brasserie Labatt ltée c. Villa, [1995] R.J.Q. 73 (C.A.), que l’obligation de résidence portait atteinte au droit à la vie privée garanti par l’art. 5 de la Charte québécoise.

(3) Le juge Fish

34 Le juge Fish a souscrit, en substance, aux motifs du juge Baudouin. Sa seule réserve portait sur le fait que, selon lui, il n’était pas nécessaire d’examiner les arguments fondés sur la Charte québécoise.

C. La Cour d’appel du Québec -- 15 novembre 1995

35 Après la communication des motifs, le 14 septembre 1995, l’intimée a présenté une requête en rectification du dispositif du jugement, dans laquelle elle a soutenu, en particulier, que le jugement lui‑même ne renfermait aucune ordonnance expresse concernant les dommages qu’elle avait subis entre le procès en première instance et le prononcé du jugement d’appel -- par souci de commodité, je les appellerai «dommages‑intérêts ultérieurs» -- et elle a demandé à la cour de rendre une ordonnance lui octroyant des dommages‑intérêts à ce titre.

36 La Cour d’appel, après examen de la requête, a jugé que l’intimée avait raison stricto sensu d’affirmer que la cour n’avait pas statué formellement sur la demande de dommages‑intérêts ultérieurs. Elle a donc accueilli la requête et ordonné que les motifs rendus le 14 septembre soient modifiés pour y ajouter la conclusion suivante:

rejette, parce qu’inexécutoire, la conclusion de l’avis d’appel qui se lit ainsi:

condamner la défenderesse [. . .] à indemniser la demanderesse [. . .] de toutes pertes salariales et autres subies depuis cette date jusqu’au jour de la réintégration, déduction faite de ce qu’elle a gagné ailleurs. . .

Il appert du libellé de la conclusion additionnelle que la cour a refusé d’octroyer à l’intimée les dommages‑intérêts ultérieurs qu’elle demandait.

37 Dans ses brefs motifs, la Cour d’appel a simplement répété trois conclusions formulées par le juge Baudouin dans l’appel principal. En premier lieu, elle a repris l’observation du juge Baudouin selon laquelle il aurait été facile pour l’intimée d’établir le montant des dommages-intérêts ultérieurs à tout moment avant le prononcé du jugement d’appel, mais qu’elle ne l’avait pas fait, et elle a expliqué qu’il ne convenait pas de permettre à cette dernière de corriger aussi tardivement la situation. En deuxième lieu, elle a répété la conclusion du juge Baudouin voulant que même si l’intimée avait proposé d’être entendue au sujet du montant des dommages lors de l’audition de l’appel (ou d’être crue à son affidavit), il aurait été irrégulier d’autoriser cette démarche car l’appelante n’avait reçu les documents relatifs à cette question que deux jours auparavant et n’aurait donc pas été prête à répondre aux prétentions de l’intimée. Finalement, la cour a réitéré qu’elle rejetait la demande de renvoi de la question des dommages à la Cour supérieure, parce que le pouvoir de rendre une telle ordonnance ne devait s’exercer que dans des circonstances exception­nelles. Selon la Cour d’appel, les motifs de l’arrêt prononcé exposaient clairement toutes ces conclusions, et leur répétition ne visait qu’à confirmer la décision de la cour de ne pas accorder les dommages‑intérêts ultérieurs à l’intimée.

III. Les questions en litige

38 Les parties soumettent divers arguments à notre Cour relativement à la validité de l’obligation de résidence imposée par l’appelante. J’estime que les principales questions soulevées par ces arguments -- que je me propose d’examiner en détail dans les présents motifs -- peuvent être formulées ainsi:

(1)a) La Charte canadienne s’applique‑t‑elle en l’espèce?

b) Dans l’affirmative, l’obligation de résidence imposée par l’appelante porte‑t‑elle atteinte au droit à la liberté garanti par l’art. 7 de la Charte canadienne?

c) Dans l’affirmative, l’atteinte est‑elle portée en conformité avec les principes de justice fondamentale?

(2)a) L’obligation de résidence imposée par la municipalité appelante porte‑t‑elle atteinte au droit à la vie privée protégé par l’art. 5 de la Charte québécoise?

b) Dans l’affirmative, l’atteinte se justifie‑t‑elle en vertu de l’art. 9.1 de la Charte québécoise?

39 L’appelante soulève également, dans le pourvoi principal, la question de savoir si la Cour d’appel a commis une erreur en rendant son jugement rectificatif. Pour simplifier les choses, toutefois, j’ai résolu de traiter de ce point dans l’examen du pourvoi incident. Les questions qui seront examinées relativement au pourvoi incident peuvent donc être formulées de la façon suivante:

(1) La Cour d’appel du Québec a‑t‑elle commis une erreur en rendant son jugement rectificatif du 15 novembre 1995?

(2) La Cour d’appel du Québec a‑t‑elle commis une erreur:

a) en refusant d’autoriser l’intimée à présenter des éléments de preuve concernant les dommages‑intérêts ultérieurs pendant l’audition de l’appel;

b) en ne demandant pas aux parties de soumettre de nouveaux arguments concernant la demande de dommages‑intérêts ultérieurs;

c) en ne renvoyant pas la question des dommages‑intérêts ultérieurs à la Cour supérieure du Québec?

IV. Analyse

A. Le pourvoi

(1) Questions préliminaires

40 Avant d’aborder les questions énoncées ci‑dessus, j’estime nécessaire d’exposer brièvement deux autres points soumis par les parties, qui tous deux ont été examinés assez en détail par les juridictions inférieures. Le premier porte sur la question de savoir si l’appelante a compétence pour imposer une obligation de résidence comme celle qui est en cause en l’espèce. L’intimée prétend en effet que les résolutions CE 84‑1491 et CM 84‑1286 sont ultra vires, donc nulles, parce que ni la loi régissant l’appelante, la Charte de la Ville de Longueuil, ni la Loi sur les cités et villes, L.R.Q., ch. C‑19, ne confèrent à cette dernière le pouvoir d’imposer une obligation générale de résidence. À l’appui de cette affirmation, l’intimée souligne que l’al. 65d) de la Loi de police, L.R.Q., ch. P‑13, prévoit expressément le pouvoir d’imposer une obligation de résidence aux membres des corps de police locaux. Elle prétend que l’attribution de ce pouvoir précis permet de conclure qu’il n’existe pas de pouvoir général analogue d’imposer une obligation de résidence à tous les employés municipaux. L’appelante riposte en invoquant l’art. 52.13 de la Charte de la Ville de Longueuil (modifiée par L.Q. 1982, ch. 81, art. 3), lequel est ainsi conçu:

52.13 Le greffier, le trésorier et les chefs de services et leurs adjoints, sauf le gérant, sont nommés par le conseil sur rapport du comité. Ce rapport peut être amendé ou rejeté à la majorité de tous les membres du conseil. Sur rapport du comité exécutif, le conseil peut, par le vote de la majorité absolue de ses membres, suspendre ces officiers, diminuer leur traitement ou les destituer.

Le conseil nomme aussi, sur rapport du comité, les autres officiers ou employés permanents.

Les employés temporaires sont nommés par le comité exécutif. [Je souligne.]

L’appelante, soulignant que le conseil municipal a le pouvoir d’embaucher les employés permanents, affirme que ce pouvoir comporte nécessairement celui de déterminer les conditions et modalités de l’emploi permanent. Pour elle, l’obligation de résidence n’est qu’une condition de l’emploi permanent de l’intimée et, par conséquent, le pouvoir de l’imposer relève du champ de compétence de la municipalité.

41 La deuxième question préliminaire concerne la notion d’ordre public, que le juge Baudouin a abordée le premier dans les motifs de l’arrêt de la Cour d’appel. L’appelante soutient que le juge Baudouin a commis une erreur en analysant cette question sans tenir compte des art. 1379 et 1437 du Code civil du Québec, L.Q. 1991, ch. 64, lesquels traitent respectivement des contrats d’adhésion et des clauses abusives. Selon l’appelante, ces dispositions délimitent la portée de l’ordre public en matière de relations contractuelles, et l’on ne saurait invoquer la notion d’ordre public sans s’y reporter. Elle ajoute que même s’il était possible d’analyser cette notion en faisant abstraction des art. 1379 et 1437 C.C.Q., il s’agissait en l’espèce de l’ordre public de «protection» (par opposition à une règle «impérative») et que, par conséquent, l’intimée pouvait librement renoncer, si elle le jugeait bon, à la protection qui lui était offerte; voir B. Lefebvre, «Quelques considérations sur la notion d’ordre public à la lumière du Code civil du Québec», dans Développements récents en droit civil (1994), 149, aux pp. 149 à 160. L’intimée prétend au contraire que premièrement, la notion d’ordre public ne se limite pas au texte des art. 1379 et 1437 C.C.Q. et, deuxièmement, que même si tel était le cas, l’obligation de résidence en cause constituerait quand même une clause abusive au sens de l’art. 1437 C.C.Q. En conséquence, l’intimée affirme que le juge Baudouin avait raison de conclure que l’obligation de résidence contrevenait à l’ordre public et, de ce fait, était nulle.

42 Dans leur argumentation écrite, les parties ont amplement développé ces deux arguments, ce qui se comprend vu les motifs des juges majoritaires de la Cour d’appel. J’estime toutefois, compte tenu des conclusions auxquelles je parviens au sujet de la Charte canadienne et de la Charte québécoise, qu’il n’est nécessaire d’examiner au fond ni la question de l’ultra vires ni celle de l’ordre public, et je m’abstiens d’exprimer quelque opinion que ce soit à ce sujet. Plutôt, je procéderai directement à l’examen des questions exposées ci‑dessus.

(2) Question 1: L’obligation de résidence contrevient‑elle à l’art. 7 de la Charte canadienne?

a) L’applicabilité de la Charte canadienne

43 Lorsqu’une partie se réclame de la Charte canadienne, il importe, naturellement, de s’assurer que celle‑ci s’applique bien dans les faits. C’est le par. 32(1) de ce texte de loi qui en définit la portée; il est ainsi rédigé:

32. (1) La présente charte s’applique:

a) au Parlement et au gouvernement du Canada, pour tous les domaines relevant du Parlement, y compris ceux qui concernent le territoire du Yukon et les territoires du Nord‑Ouest;

b) à la législature et au gouvernement de chaque province, pour tous les domaines relevant de cette législature.

Citant cette disposition ainsi que la jurisprudence issue de son application, l’appelante a repris le raisonnement qu’elle avait tenu devant la Cour supérieure et devant la Cour d’appel concernant l’application de la Charte. Elle a fait valoir, essentiellement, que si dans l’accomplissement de leurs actes «publics» ou «gouvernementaux» telle la prise de règlements, les municipalités peuvent être assujetties à un examen fondé sur la Charte, elles n’en sont pas moins soustraites à son application en ce qui concerne les «actes privés», comme l’établissement des conditions et modalités d’emploi de leurs employés. Affirmant qu’en imposant l’obligation de résidence elle fixait une condition d’emploi et accomplissait un «acte privé», l’appelante a soutenu que la Charte canadienne ne s’appliquait pas du tout en l’espèce. En dépit du succès qu’il a connu devant les juridictions inférieures, j’estime que cet argument n’est pas bien fondé. Je ne pourrais mieux expliquer les raisons d’une telle opinion qu’en passant brièvement en revue la jurisprudence pertinente de notre Cour relative au champ d’application de la Charte canadienne.

44 C’est probablement dans les arrêts McKinney c. Université de Guelph, [1990] 3 R.C.S. 229, et dans les pourvois connexes, Harrison c. Université de la Colombie‑Britannique, [1990] 3 R.C.S. 451, Douglas/Kwantlen Faculty Assn. c. Douglas College, [1990] 3 R.C.S. 570, et Stoffman c. Vancouver General Hospital, [1990] 3 R.C.S. 483, qu’on retrouve l’analyse la plus complète de la question de l’applicabilité de la Charte. Dans ces pourvois, notre Cour devait déterminer, notamment, si les politiques de retraite obligatoire adoptées par des universités et collèges (dans les affaires McKinney, Harrison et Douglas) et par un hôpital (dans l’affaire Stoffman) pouvaient donner lieu à un examen fondé sur la Charte. En reprenant et développant l’opinion exprimée par le juge McIntyre dans l’arrêt charnière SDGMR c. Dolphin Delivery Ltd., [1986] 2 R.C.S. 573 (selon laquelle la Charte canadienne s’applique au Parlement, aux législatures provinciales et aux entités exerçant des fonctions exécutives (ou «administratives») du gouvernement mais non à des parties privées), les juges majoritaires ont statué, dans les arrêts McKinney, Harrison et Stoffman, que les faits ne donnaient pas ouverture à l’application de la Charte, car les établissements dont les politiques étaient contestées n’étaient pas eux-mêmes de nature gouvernementale et n’avaient pas adopté ces politiques en exécution d’un programme gouvernemental ni à titre gouvernemental.

45 Dans l’arrêt Douglas, par contre, les mêmes juges majoritaires ont conclu que la Charte canadienne s’appliquait à la politique de retraite obligatoire en cause, parce que la loi constitutive de l’établissement faisait de celui‑ci une simple émanation du gouvernement. J’ai exposé les distinctions qui existaient entre les arrêts McKinney et Harrison, d’une part, et l’arrêt Douglas, d’autre part, aux pp. 584 et 585 de ce dernier arrêt:

Comme sa loi constitutive l’indique clairement, le collège est un mandataire de la Couronne établi par le gouvernement pour mettre en œuvre une politique gouvernementale. Bien que le gouvernement puisse permettre au conseil du collège d’exercer un certain pouvoir discrétionnaire, il n’en demeure pas moins que les membres du conseil sont nommés à titre amovible par le gouvernement et que celui‑ci peut en tout temps réglementer le fonctionnement du collège par loi. En résumé, il fait simplement partie de l’appareil gouvernemental tant dans la forme que dans les faits. Par conséquent, dans l’exécution de ses fonctions, le collège exécute des actes gouvernementaux, et je ne vois aucune raison de ne pas inclure dans cela les mesures prises envers les personnes qu’il embauche pour exécuter ces fonctions. Son statut est tout à fait différent de celui des universités dans les pourvois connexes McKinney [. . .] et Harrison [. . .] qui, bien qu’elles soient considérablement réglementées et subventionnées par le gouvernement, sont essentiellement des organismes autonomes. Par conséquent, les actions du collège dans la négociation et l’application de la convention collective entre le collège et l’association sont celles du gouvernement aux fins de l’art. 32 de la Charte. Par conséquent, la Charte s’applique à ces activités.

46 Des considérations analogues à celles qui fondaient l’analyse de l’applicabilité de la Charte dans l’arrêt Douglas ont été abordées dans Lavigne c. Syndicat des employés de la fonction publique de l’Ontario, [1991] 2 R.C.S. 211. Il fallait principalement déterminer si une disposition d’une convention collective obligeant l’appelant à acquitter une cotisation même s’il n’était pas membre du syndicat intimé contrevenait à la liberté d’expression et d’association garantie par la Charte, dans la mesure où ces cotisations servaient au financement de buts politiques précis déterminés par le syndicat. En examinant la question de savoir si cette disposition pouvait faire l’objet d’un examen fondé sur la Charte, j’ai conclu au nom des juges majoritaires que, de par sa loi habilitante, l’employeur de l’appelant, le Conseil des gouverneurs des collèges d’arts appliqués et de technologie de l’Ontario, était essentiellement de nature gouvernementale. Dressant un parallèle avec l’arrêt Douglas, j’ai écrit, aux pp. 311 et 312:

Il s’agissait dans cette affaire, comme en l’espèce, d’une convention collective conclue entre le collège et l’association (un syndicat en vertu de la loi applicable). En vertu de la Loi, le ministre de l’Éducation exerçait sur le collège un certain degré de contrôle s’apparentant étroitement à celui qu’exerce le Ministre sur le Conseil dans le présent pourvoi. Il est vrai que, dans l’arrêt Douglas, la loi constitutive du collège le désignait expressément comme un mandataire de la Couronne, tandis que la Loi en l’espèce confère simplement au Ministre le pouvoir de régir les collèges et de bénéficier, à cette fin, de «l’aide» du Conseil. Mais la réalité est la même. Le gouvernement, par l’entremise du Ministre, y possède un pouvoir similaire de «contrôle routinier ou régulier», pour reprendre l’expression utilisée par notre Cour à la majorité dans les pourvois connexes à l’arrêt Douglas, Harrison [. . .] et Stoffman. . .

Les juges majoritaires ont donc statué que le Conseil des gouverneurs était assujetti à la Charte.

47 La comparaison entre les arrêts McKinney, Harrison et Stoffman d’un côté et les arrêts Douglas et Lavigne, de l’autre, fait ressortir clairement ce qui me paraît être un principe important de l’applicabilité de la Charte canadienne à des entités autres que le Parlement, les législatures provinciales ou les gouvernements fédéral ou provinciaux: lorsque ces entités sont en réalité de nature «gouvernementale» -- en raison, par exemple, du degré de contrôle gouvernemental dont elles font l’objet ou de la nature gouvernementale des fonctions qu’elles exécutent -- elles ne peuvent se soustraire à l’examen fondé sur la Charte. En d’autres termes, l’art. 32 est de portée assez large pour englober toutes les entités qui sont essentiellement de nature gouvernementale et son champ d’application ne se limite pas aux seuls organismes qui font officiellement partie de la structure gouvernementale fédérale ou provinciale. Cela ne veut pas dire, bien sûr, que la Charte ne s’applique qu’aux entités (autres que le Parlement, les législatures provinciales et les gouvernements fédéral ou provinciaux) qui sont de nature gouvernementale. Il se peut très bien, en effet, que des entités données soient assujetties à un examen fondé sur la Charte relativement à certaines fonctions gouvernementales qu’elles accomplissent, même si, intrinsèquement, ces entités ne peuvent être correctement décrites comme «gouvernementales»; voir, par exemple, Re Klein and Law Society of Upper Canada (1985), 50 O.R. (2d) 118 (C. div.), à la p. 157, où le juge Callaghan, s’exprimant au nom de la majorité, a statué que même si le Barreau du Haut‑Canada n’était pas lui‑même une entité de nature gouvernementale, il pouvait néanmoins être assujetti à la Charte relativement à l’exécution de fonctions assimilables à des fonctions gouvernementales. Cela signifie simplement que lorsqu’on peut correctement dire d’une entité qu’elle est de «nature gouvernementale», ses activités pourront être examinées en fonction de la Charte. C’est pourquoi la Charte s’est appliquée au collège Douglas (dans l’arrêt Douglas) et au Conseil des gouverneurs (dans l’arrêt Lavigne); ces organismes étaient entièrement contrôlés par le gouvernement et étaient essentiellement des émanations de la législature provinciale qui les avait créés. Comme on ne pouvait par ailleurs porter le même jugement sur les établissements en cause dans les arrêts McKinney, Harrison et Stoffman (et comme aucun d’eux ne mettait en œuvre un programme ou une politique gouvernemental déterminé en adoptant son régime de retraite obligatoire), la Charte ne s’appliquait pas à eux.

48 Naturellement, le texte du par. 32(1) prévoit explicitement la possibilité que la Charte canadienne s’applique à des entités autres que le Parlement, les législatures provinciales ou les gouvernements fédéral et provinciaux, car les entités faisant l’objet d’un contrôle gouvernemental ou exécutant des fonctions véritablement gouvernementales ressortissent elles-mêmes aux «domaines relevant» de l’assemblée législative qui les a créées. D’un point de vue pratique, en outre, il est tout à fait sensé d’interpréter l’art. 32 comme incluant d’autres entités gouvernementales que celles qui y sont expressément énumérées. Si la Charte devait en effet ne s’appliquer qu’aux organismes faisant institutionnellement partie du gouvernement et non à ceux qui sont de nature gouvernementale (ou qui accomplissent des actes gouvernementaux) dans les faits, le gouvernement fédéral et les provinces pourraient facilement se soustraire aux obligations que la Charte leur impose en octroyant certains de leurs pouvoirs à d’autres entités et en leur faisant exécuter des fonctions ou appliquer des politiques qui sont, en réalité, gouvernementales. Autrement dit, le Parlement, les législatures provinciales et la branche exécutive des gouvernements fédéral ou provinciaux n’auraient qu’à créer des organismes distincts d’eux et à leur conférer le pouvoir d’exécuter des fonctions gouvernementales pour échapper aux contraintes que la Charte impose à leurs activités. De toute évidence, cette façon de faire réduirait indirectement la portée de la protection prévue par la Charte d’une manière que le législateur pourrait difficilement avoir voulue et entraînerait des conséquences pour le moins indésirables. En effet, compte tenu de leur importance fondamentale, les droits garantis par la Charte doivent être protégés contre toute tentative visant à en réduire indûment la portée ou à échapper complètement aux obligations qui en découlent.

49 Je rappelle, en passant, une importante observation formulée dans les arrêts examinés ci‑dessus, au sujet de la définition de la notion de «gouvernement». Le simple fait qu’une entité exécute des fonctions qu’on peut vaguement qualifier de «publiques» ne signifie pas en soi que l’organisme en cause est de nature «gouvernementale». C’est pourquoi, dans l’arrêt McKinney, j’ai tenu, sur le sujet précis de la distinction existant entre l’applicabilité de la Charte et l’assujettissement des organismes publics au contrôle judiciaire, les propos suivants, à la p. 268:

On n’a pas contesté que les universités sont des organismes créés par la loi qui fournissent un service public. Comme telles, certaines de leurs décisions peuvent être soumises au contrôle judiciaire, mais elles ne deviennent pas pour autant partie du gouvernement au sens de l’art. 32 de la Charte. [. . .] Bref, ce qui justifie l’exercice de la compétence de surveillance des tribunaux judiciaires est non pas le fait que les universités font partie du gouvernement, mais le fait que ce sont des décideurs publics. [Je souligne.]

Pour que la Charte canadienne s’applique à une institution autre que le Parlement, les législatures provinciales et les gouvernements fédéral et provinciaux, il faut que l’entité accomplisse véritablement des actes pouvant être correctement qualifiés de «gouvernementaux» et non pas simplement de «publics». Les facteurs permettant de conclure à l’exécution de «fonctions gouvernementales» laissent peu de place à l’à priori. Il n’en reste pas moins que «[l]e critère de l’objet public est simplement inadéquat» et que ce «n’est tout simplement pas le critère qu’impose l’art. 32», comme je l’ai précisé dans l’arrêt McKinney, à la p. 269.

50 Après avoir énoncé ce que je considère être les principes directeurs, je passe maintenant à l’examen des questions relatives à l’application de la Charte soulevées par le présent pourvoi. Il s’agit principalement de déterminer si la Charte canadienne s’applique aux municipalités comme l’appelante, et l’analyse à laquelle j’ai procédé jusqu’ici m’amène inexorablement à conclure qu’elle s’applique. Si la Cour n’a pas jusqu’à présent entériné expressément une telle proposition, elle l’a du moins approuvée indirectement, ne serait‑ce qu’en soumettant des règlements municipaux à la Charte sans examiner explicitement la question de l’applicabilité; voir Ramsden c. Peterborough (Ville), [1993] 2 R.C.S. 1084. Au surplus, non seulement l’opinion selon laquelle les municipalités sont assujetties à la Charte est‑elle sensée, elle est aussi entièrement compatible avec la jurisprudence dont il vient d’être question. Effectivement, on ne peut faire autrement que de voir les municipalités comme des «entités gouvernementales», même si elles sont institutionnellement distinctes des gouvernements provinciaux qui les ont créées. Plusieurs considérations fondent cette conclusion.

51 Premièrement, les conseils municipaux sont élus démocratiquement par les citoyens et doivent leur rendre compte de la même façon que le Parlement et les législatures provinciales sont responsables devant leur électorat respectif. Cela me paraît, en soi, indiquer très fortement (mais peut‑être pas de façon déterminante) qu’il s’agit de «gouvernements» au sens requis. Deuxièmement, les municipalités jouissent d’un pouvoir général de taxation qui, pour ce qui est de déterminer si on peut légitimement les considérer comme des entités «gouvernementales», ne se distingue pas des pouvoirs de taxation que le Parlement ou les provinces exercent. Un troisième et important facteur est que les municipalités ont le pouvoir d’établir des règles de droit, de les appliquer et de les faire respecter dans les limites d’un territoire déterminé. C’est pourquoi dans l’arrêt McKinney, sans trancher expressément la question de savoir si les municipalités étaient de fait assujetties à la Charte, je n’en ai pas moins affirmé, à la p. 270:

. . . je suis d’accord avec la Cour d’appel pour dire que si la Charte vise les municipalités, c’est parce que les municipalités exercent une fonction purement gouvernementale. Elles adoptent des règles qui ont force de loi auprès du public en général et prévoient des peines pour ceux qui y contreviennent . . . [Je souligne.]

Finalement, et de façon plus importante, les municipalités sont des créatures des provinces dont elles tirent leur pouvoir de légiférer; c’est‑à‑dire qu’elles exercent des pouvoirs et des fonctions confiés par les législatures provinciales dont ces dernières devraient autrement se charger. Comme la Charte canadienne s’applique incontestablement aux législatures et aux gouvernements provinciaux, elle ne peut que s’appliquer aussi, selon moi, aux entités qu’ils investissent de pouvoirs gouvernementaux relevant de leur compétence, sinon les provinces pourraient (de la manière décrite précédemment) éviter tout simplement l’application de la Charte en attribuant certains pouvoirs aux municipalités.

52 Ce dernier point a fait l’objet d’un examen assez approfondi dans la décision Re McCutcheon and City of Toronto (1983), 41 O.R. (2d) 652 (H.C.). Le juge Linden (maintenant juge de la Cour d’appel fédérale), statuant justement sur la question de savoir si les municipalités étaient assujetties à la Charte, a écrit, à la p. 662:

[traduction] L’avocat des intimés souligne que l’art. 32, qui prévoit que la Charte s’applique au Parlement et au gouvernement du Canada et à la législature et au gouvernement de chaque province, ne fait pas expressément mention des gouvernements municipaux et de leurs règlements. Il prétend que les gouvernements municipaux n’étant pas expressément mentionnés au par. 32(1), la Charte ne s’applique pas à eux . . .

Cette conclusion ne tient pas, car elle permettrait de tourner la Charte en déléguant des pouvoirs à un organisme n’appartenant pas au gouvernement du Canada ou d’une province. Cette possibilité n’est pas compatible avec la teneur du par. 32(1) selon lequel les autorités subordonnées (les gouvernements du Canada et de chaque province) ne peuvent faire ce que leurs mandants (le Parlement ou les législatures provinciales) ne peuvent faire eux‑mêmes. Il faut nécessairement que des subordonnés de rang encore moins élevé, comme les municipalités, soient pareillement assujettis à la Charte.

Le juge Linden a ajouté plus loin, à la p. 663:

[traduction] Bien que les municipalités constituent, pour certaines fins, un niveau de gouvernement distinct, elles ne jouissent d’aucun statut constitutionnel; elles sont simplement des «créatures des législatures» qui n’ont aucune existence indépendante de la législature ou du gouvernement d’une province. Ainsi, comme les législatures et les gouvernements provinciaux, elles sont assujetties à la Charte, et leurs règlements et autres actes doivent être considérés, pour l’application du par. 32(1), comme des actes du gouvernement provincial qui les a créées.

Bien que j’aie quelques réserves à qualifier les provinces de «mandants» des municipalités (dans la mesure où les municipalités remplissent des mandats politiques distincts et ne sont donc pas véritablement des «mandataires» de la province), je suis généralement d’accord avec l’essentiel des commentaires du juge Linden.

53 J’ajouterais une dernière remarque. Cette solution semble en tout point compatible avec le statut juridique traditionnel des municipalités comme organismes gouvernementaux. Avant l’adoption de la Charte canadienne, les tribunaux avaient jugé que les pouvoirs conférés aux municipalités par les provinces se limitaient à la prise de règlements «raisonnables», ce qui avait eu comme effet général de prévenir l’empiétement des municipalités sur les droits individuels; voir Ville de Montréal c. Arcade Amusements Inc., [1985] 1 R.C.S. 368, R. c. Sharma, [1993] 1 R.C.S. 650, et R. c. Greenbaum, [1993] 1 R.C.S. 674, où les règlements en cause ont été déclarés ultra vires (en totalité ou en partie) parce qu’ils établissaient des distinctions déraisonnables entre diverses catégories de personnes. Voir également Kruse c. Johnson, [1898] 2 Q.B. 91 (C. div.), aux pp. 99 et 100, le juge en chef Lord Russell of Killowen, et City of Halifax c. Read, [1928] R.C.S. 605, aux pp. 612 et 613, le juge Newcombe. Bien que les règlements en cause dans ces dernières affaires aient été jugés valides, il ressort clairement des passages cités que la thèse du caractère raisonnable sert à protéger les droits individuels. À l’ère de la Charte, il n’est que juste que le «caractère raisonnable» s’apprécie en fonction de ce que prévoit la Charte au sujet des droits individuels. Toute tentative d’une législature pour rédiger une loi municipale de façon à permettre à une municipalité de porter atteinte aux droits garantis par la Charte irait elle‑même, il me semble, à l’encontre de l’objet de la Charte.

54 Ma façon de voir la relation entre les municipalités et les provinces est en outre étayée, je crois, par le raisonnement sous‑tendant l’arrêt Slaight Communications Inc. c. Davidson, [1989] 1 R.C.S. 1038. Dans ce pourvoi, notre Cour devait déterminer, notamment, si la Charte canadienne s’appliquait aux ordonnances discrétionnaires d’un arbitre désigné sous l’autorité de la loi. Rendant jugement pour la Cour sur cette question, le juge Lamer (maintenant Juge en chef) a écrit, aux pp. 1077 et 1078:

Le fait que la Charte s’applique à l’ordonnance rendue par l’arbitre en l’espèce ne fait, à mon avis, aucun doute. L’arbitre est en effet une créature de la loi; il est nommé en vertu d’une disposition législative et tire tous ses pouvoirs de la loi. La Constitution étant la loi suprême du pays et rendant inopérantes les dispositions incompatibles de toute autre règle de droit, il est impossible d’interpréter une disposition législative attributrice de discrétion comme conférant le pouvoir de violer la Charte à moins, bien sûr, que ce pouvoir soit expressément conféré ou encore qu’il soit nécessairement implicite [. . .] Une disposition législative conférant une discrétion imprécise doit donc être interprétée comme ne permettant pas de violer les droits garantis par la Charte. En conséquence, un arbitre exerçant des pouvoirs délégués n’a pas le pouvoir de rendre une ordonnance entraînant une violation de la Charte. . . [Je souligne.]

Bien que les questions relatives à l’application de la Charte soulevées par la présente espèce soient loin d’être identiques à celles qui se posaient dans l’arrêt Slaight, on peut trouver aux deux affaires une caractéristique commune prédominante qui éclaire l’analyse, savoir le fait que les arbitres du travail (comme celui de l’arrêt Slaight) et les municipalités (comme l’appelante) exercent tous des pouvoirs gouvernementaux qui leur ont été attribués par l’assemblée législative compétente. À n’en pas douter, la nature et la portée de ces pouvoirs ne sont pas les mêmes. Le pouvoir qui avait été délégué à l’arbitre, dans l’arrêt Slaight, était le pouvoir discrétionnaire de rendre des ordonnances afin de régler des différends en matière de travail. Les municipalités, quant à elles, disposent du pouvoir discrétionnaire beaucoup plus large, d’établir et de mettre en application des règles ayant force de loi dans un territoire déterminé. Dans les deux cas, toutefois, leur pouvoir procède en définitive du gouvernement per se et, par conséquent, l’entité en cause sera assujettie à l’application de la Charte comme le gouvernement lui‑même le serait, s’il exécutait les fonctions conférées.

55 Je crois donc fermement, pour toutes ces raisons, que la Charte canadienne s’applique aux municipalités. L’appelante, toutefois, fait valoir que la Charte ne devrait pas s’appliquer parce que l’activité en cause -- l’imposition de l’obligation de résidence -- est un acte «privé» et non «gouvernemental». Comme je l’ai déjà indiqué, je ne puis accepter cette distinction. Les moyens choisis par la municipalité pour donner corps à ses politiques ne peuvent mettre ses activités à l’abri d’un examen fondé sur la Charte. Tous les pouvoirs des municipalités sont d’origine législative et tous revêtent un caractère gouvernemental (voir l’extrait précité de l’arrêt Slaight). À mon avis, l’acte accompli par une entité de nature gouvernementale est nécessairement «gouvernemental» et ne saurait être légitimement considéré comme «privé». J’ai exposé les raisons qui motivent cette prise de position dans l’arrêt Lavigne, précité, où (comme je l’ai déjà mentionné) j’ai statué au nom des juges majoritaires qu’une disposition d’une convention collective -- une clause contractuelle, donc -- était assujettie à un examen fondé sur la Charte parce que l’organisme chargé de négocier l’entente (le Conseil des gouverneurs) était lui‑même essentiellement de nature gouvernementale. À la p. 314 de l’arrêt, j’ai écrit:

On a également soutenu que la Charte ne s’applique pas au gouvernement lorsqu’il exerce des activités qui sont [. . .] [traduction] «privées, commerciales, contractuelles ou non publiques par nature». À mon avis, cet argument doit être rejeté. Dans le monde d’aujourd’hui, il est irréaliste de penser que les relations entre les gouvernants et les gouvernés sont régies seulement par le modèle traditionnel du législateur et du citoyen assujetti à la loi. Nous ne voulons plus d’un gouvernement qui se cantonne dans son rôle traditionnel de législateur; nous nous attendons à ce qu’il stimule et préserve le bien‑être économique et social de la collectivité. Ainsi, les activités gouvernementales qui sont formellement des opérations «commerciales» ou «privées» sont en réalité des expressions de la politique gouvernementale, qu’il s’agisse de l’appui donné à une région ou à une industrie donnée ou de l’amélioration de la compétitivité internationale globale du Canada. La question qui se pose dans ce contexte est celle‑ci: pourquoi notre souci de voir le gouvernement se conformer aux principes énoncés dans la Charte ne s’étendrait‑il pas à ces aspects de son mandat contemporain? Affirmer que la Charte ne vise que le gouvernement en tant que législateur revient à interpréter notre Constitution à la lumière d’une conception de gouvernement dépassée depuis longtemps même avant l’adoption de la Charte.

Ce raisonnement est tout aussi applicable aux municipalités, telle l’appelante, qu’il l’était au Conseil des gouverneurs dans l’arrêt Lavigne. Je conclus donc que la Charte canadienne s’applique à l’obligation de résidence visée en l’espèce.

56 Il convient d’ajouter une dernière observation. Comme je l’ai déjà expliqué, le refus d’assujettir à un examen fondé sur la Charte des entités agissant à titre gouvernemental permettrait aux gouvernements d’échapper à la Charte en conférant des pouvoirs gouvernementaux à des organismes non gouvernementaux. Il me paraît clair que la même situation peut se produire si toutes les activités des entités de nature gouvernementale (ou des gouvernements eux‑mêmes, d’ailleurs) ne sont pas soumises à un examen fondé sur la Charte, y compris celles qui pourraient vraisemblablement être qualifiées de «privées» si elles étaient accomplies par une entité non gouvernementale. En termes simples, il serait possible pour un gouvernement ou une entité exerçant des fonctions gouvernementales de contourner la Charte non seulement en conférant certains pouvoirs à d’autres entités mais également en s’écartant, dans la réalisation des projets gouvernementaux, du mécanisme traditionnel d’action gouvernementale, savoir l’adoption formelle de lois coercitives. Dans l’arrêt Douglas, j’ai analysé cette question, aux pp. 585 et 586:

Même si l’association intimée a donné son accord à la convention collective, cela ne change rien au fait que le gouvernement l’a conclue en vertu d’un pouvoir conféré par la loi et qu’elle était ainsi une mesure gouvernementale. On ne peut tolérer que le gouvernement poursuive des politiques qui violent les droits reconnus par la Charte au moyen de contrats et d’ententes conclus avec d’autres personnes ou organismes. Le moyen est transparent si l’on pense à un contrat gouvernemental qui établirait une discrimination fondée sur la race plutôt que sur l’âge.

On peut faire le même raisonnement dans le présent pourvoi. Dans l’hypothèse où la Charte ne s’appliquerait pas à toutes les activités des entités gouvernementales, les résolutions municipales imposant l’obligation de résidence aux employés permanents de l’appelante ne seraient pas assujetties à la Charte, tandis que l’imposition de la même obligation par l’intermédiaire du mécanisme formel de la réglementation, le serait. Les problèmes que suscite une telle solution sont suffisamment évidents pour rendre superflue toute explication supplémentaire.

57 Je suis d’avis que l’analyse qui précède permet adéquatement de trancher la question de l’application de la Charte en l’espèce. Pour les motifs que j’ai exposés, l’obligation de résidence imposée par l’appelante -- laquelle pourrait légitimement être considérée comme une condition d’emploi «privée» si elle avait été mise en œuvre par une entité non gouvernementale -- est susceptible d’examen sous le régime de la Charte dans la mesure où la municipalité appelante est de nature gouvernementale et, à ce titre, est assujettie, quant à toutes ses activités, à l’application de la Charte. Comme je l’ai déjà mentionné, l’intimée soutient essentiellement, relativement à la Charte, que l’obligation de résidence porte atteinte au droit à la liberté garanti par l’art. 7, d’une manière non conforme avec les principes de justice fondamentale. Voyons maintenant les questions soulevées par cet argument.

b) Le droit à la liberté reconnu à l’art. 7

58 Avant même de pouvoir déterminer s’il a été porté atteinte aux droits de l’intimée garantis par l’art. 7 sans que les règles de justice fondamentale aient été respectées, il faut établir que la protection octroyée par cette disposition s’étend bien au droit dont elle se réclame. Par souci de commodité, je reproduis ici l’art. 7:

7. Chacun a droit à la vie, à la liberté et à la sécurité de sa personne; il ne peut être porté atteinte à ce droit qu’en conformité avec les principes de justice fondamentale.

L’intimée soutient que le droit à la «liberté» garanti par l’art. 7 comprend le droit de prendre des décisions fondamentalement personnelles sans intervention de l’État, et que le choix d’un lieu pour établir sa demeure fait partie des décisions ainsi protégées. L’appelante, dont la thèse est reprise par le procureur général du Québec, mis en cause, a tenté de réfuter cet argument de deux façons. Elle a plaidé d’abord que le droit que l’intimée fait valoir dans les faits n’est pas celui de choisir un lieu pour établir sa demeure, mais plutôt un droit économique de la nature du «droit de travailler», lequel n’est pas protégé par la garantie de liberté énoncée à l’art. 7. Subsidiairement, l’appelante a affirmé que même si le droit revendiqué est celui de choisir librement un lieu pour établir sa demeure, ce droit n’est pas protégé non plus sous le régime de l’art. 7. Ni l’un ni l’autre de ces arguments ne peuvent être retenus, selon moi.

59 J’estime que le premier argument de l’appelante n’appelle pas un long traitement. Il devrait être clair que le succès de cet argument repose sur la prémisse voulant que l’intimée ait mal qualifié le droit à l’égard duquel elle invoque la protection de la Charte, une question qui se distingue substantiellement de celle de savoir si les droits économiques sont effectivement protégés par la garantie de liberté énoncée à l’art. 7. Ainsi, pour imposer sa thèse relative à l’art. 7 en arguant que les droits économiques ne sont pas compris dans le droit à la liberté, l’appelante doit d’abord établir que le droit en question, est bien, comme elle le prétend, un droit économique de la nature du «droit de travailler» et non, comme le soutient l’intimée, le droit de décider librement où établir sa demeure.

60 Je reconnais que quelques décisions judiciaires américaines portant expressément sur la contestation d’exigences municipales en matière de résidence appuient cette thèse jusqu’à un certain point. Dans la décision Ector c. City of Torrance, 514 P.2d 433 (1973), par exemple, le juge Mosk de la Cour suprême de la Californie a examiné la constitutionnalité d’une obligation de résidence imposée à l’appelant, bibliothécaire municipal, par la ville intimée. Confirmant la décision de la Cour supérieure de rejeter la demande de l’appelant, le juge Mosk a cité la décision Kennedy c. City of Newark, 148 A.2d 473 (N.J. 1959), et a exprimé ce qui suit, aux pp. 437 et 438:

[traduction] [L]’appelant nous demande en effet de reconnaître l’existence du droit fondamental de «choisir en paix» son lieu de résidence. Nous ne sommes pas fermés à cet objectif à la Thoreau, bien qu’il nous paraisse, en cette époque d’aménagement du territoire, de zonage et de contrôles environnementaux, de plus en plus difficile à atteindre. Quoi qu’il en soit, comme le juge en chef Weintraub (New Jersey) l’a expliqué, dans ce type d’affaire: «La question n’est pas de savoir si chacun peut vivre où il l’entend; il s’agit plutôt de déterminer si chacun peut vivre où il l’entend tout en exigeant d’être employé par le gouvernement.» [. . .] Aucun «droit fondamental» semblable n’est prévu, expressément ni implicitement, dans la Constitution, et il n’appartient pas aux tribunaux de créer des droits fondamentaux constitutionnels dans le but de garantir l’égalité de protection de la loi. [Je souligne; citation omise.]

La Cour suprême des États‑Unis semble avoir pris une position semblable dans l’affaire McCarthy c. Philadelphia Civil Service Commission, 424 U.S. 645 (1976). Elle devait déterminer si un règlement de la ville de Philadelphie était inconstitution­nel parce qu’il portait atteinte au droit du demandeur de se déplacer d’un État à l’autre. Décrivant la position du demandeur, la cour a jugé, aux pp. 646 et 647, en rejetant sa demande, qu’il tentait de faire reconnaître [traduction] «le droit constitutionnel d’être employé par la ville de Philadelphie tout en vivant ailleurs». (Je souligne; en italique dans l’original.)

61 À la lumière de ces commentaires, l’argument avancé par l’appelante peut, à première vue, paraître fondé. En l’analysant de plus près, toutefois, on s’aperçoit que cet argument -- de même que la thèse qui semble avoir été retenue dans les décisions américaines que je viens de citer -- est vicié. En tentant de faire invalider l’obligation de résidence qui lui est imposée, l’intimée ne cherche pas, comme le prétend l’appelante, à faire reconnaître subrepticement l’existence d’un «droit d’être employée» par la ville de Longueuil qui serait constitutionnellement protégé. Elle soutient plutôt qu’elle ne devrait pas être empêchée de décider librement où elle souhaite vivre -- cette faculté a, selon elle, statut de droit protégé par la Constitution -- simplement parce qu’elle a choisi de gagner sa vie en travaillant pour la municipalité appelante. Sa position me paraît claire, dans la mesure où elle ne prétend pas que le fait même de son congédiement porte atteinte au droit à la liberté garanti par l’art. 7, mais où elle conteste plutôt le motif invoqué pour justifier ce congédiement, c’est‑à‑dire l’obligation de résidence elle‑même. En d’autres termes, le grief réel de l’intimée n’est pas simplement son congédiement, mais plutôt le fait qu’elle a été renvoyée parce qu’elle s’est prévalue du droit (qu’elle prétend) constitutionnellement protégé de choisir comme elle l’entend son lieu de résidence. Je suis convaincu, au vu de ces éléments, qu’aucune notion de «droit à l’emploi» constitutionnel ni aucun autre «droit économique» n’interviennent dans l’argument de l’intimée fondé sur la Charte, et je rejetterais toute prétention contraire de l’appelante.

62 Après avoir accepté l’opinion de l’intimée voulant que le droit dont elle se réclame soit en fait le droit de choisir un lieu pour établir sa demeure, je dois encore examiner le second argument de l’appelante, savoir que même un droit de cette nature -- bien distinct de toute notion de droit économique -- n’est pas compris dans la garantie de liberté inscrite à l’art. 7. Encore une fois, je ne puis donner raison à l’appelante. J’estime en effet que l’appréciation correcte de la portée du droit à la liberté reconnu par cette disposition milite fortement en faveur de la conclusion contraire. Je m’en explique.

63 Dans le récent pourvoi B. (R.) c. Children’s Aid Society of Metropolitan Toronto, [1995] 1 R.C.S. 315, notre Cour devait notamment déterminer si le droit à la liberté garanti par l’art. 7 comprenait le droit, pour les parents, de prendre des décisions concernant les soins médicaux à donner à leurs enfants. Plus précisément, il fallait, en plus de statuer sur un argument fondé sur l’al. 2a) de la Charte canadienne, trancher la question de savoir si les parents appelants (qui étaient Témoins de Jéhovah) pouvaient se réclamer d’un droit constitutionnel de faire des choix définitifs relativement au traitement médical de leur fille afin d’empêcher les autorités médicales d’ordonner, en application des pouvoirs dont elles étaient investies par la Child Welfare Act, R.S.O. 1980, ch. 66, qu’une transfusion de sang lui soit administrée. Rédigeant pour moi‑même et pour les juges L’Heureux‑Dubé, Gonthier et McLachlin, j’ai examiné en détail les divers principes sur lesquels devrait reposer selon moi l’interprétation de l’art. 7, soulignant que cette disposition devait être interprétée en fonction des valeurs exprimées par l’ensemble de la Charte (comme notre Cour l’a d’abord exposé dans l’arrêt R. c. Lyons, [1987] 2 R.C.S. 309, et l’a répété à de nombreuses reprises), et non pas simplement en fonction de celles qui sont énoncées par les autres dispositions qualifiées de «garanties juridiques». Mentionnant plus particulièrement les motifs du juge en chef Dickson dans les arrêts R. c. Oakes, [1986] 1 R.C.S. 103, et R. c. Big M Drug Mart Ltd., [1985] 1 R.C.S. 295, dans lesquels le sens du mot «liberté» employé à l’article premier et à l’al. 2a) a été analysé, j’ai conclu ce qui suit, à la p. 368:

La jurisprudence précitée nous offre une indication importante de ce que signifie le concept de liberté. D’une part, la liberté n’est pas synonyme d’absence totale de contrainte [. . .] La liberté de l’individu de faire ce qu’il entend doit, dans toute société organisée, être assujettie à de nombreuses contraintes au nom de l’intérêt commun. L’État a certes le droit d’imposer de nombreuses formes de restrictions au comportement individuel et ce ne sont pas toutes les restrictions qui feront l’objet d’un examen fondé sur la Charte. D’autre part, la liberté ne signifie pas simplement l’absence de toute contrainte physique. Dans une société libre et démocratique, l’individu doit avoir suffisamment d’autonomie personnelle pour vivre sa propre vie et prendre des décisions qui sont d’importance fondamentale pour sa personne. [Je souligne; citations omises.]

Dans l’arrêt B. (R.), j’ai conclu, au vu des faits, que le droit revendiqué par les parents appelants était compris dans la sphère d’autonomie individuelle protégée mais que, dans les circonstances, l’atteinte au droit n’était pas contraire aux principes de justice fondamentale. J’ai donc statué que l’art. 7 n’avait pas été enfreint.

64 Je signale en passant que, dans les motifs conjoints qu’ils ont rendus dans l’arrêt B. (R.) (auxquels le juge Cory a souscrit), les juges Iacobucci et Major ne semblent pas différer d’avis avec moi sur la portée de la garantie énoncée à l’art. 7. Bien que mes collègues, dans les circonstances de ce pourvoi, aient été en désaccord avec la conclusion voulant que les parents appelants jouissent du droit constitutionnel de décider ce qui constituait un traitement médical approprié pour leur enfant (puisque selon eux, la portée de ce droit devait être délimitée en tenant explicitement compte des droits opposés de l’enfant à la vie et à la sécurité de sa personne), ils n’ont pas remis expressément en question l’idée que le droit à la liberté garanti par l’art. 7 dépasse la simple notion d’absence de contrainte physique et protège une sphère limitée d’autonomie personnelle dans laquelle il est ordinairement interdit à l’État de pénétrer. De fait, ils ont affirmé, à la p. 431:

Nous remarquons que le juge La Forest conclut que la «liberté» comprend le droit des parents de jouer un rôle dans l’éducation de leur enfant. En fait, la «liberté» peut très bien permettre aux parents de choisir entre différentes formes également efficaces de traitement médical pour leurs enfants, mais nous ne jugeons pas nécessaire de résoudre cette question ici, et cela, parce qu’à supposer, sans en décider, que la «liberté» ait une telle portée, elle ne va certainement pas jusqu’à protéger les appelants en l’espèce. L’article 7 ne permet simplement pas aux parents de passer outre au droit de l’enfant à la vie et à la sécurité de sa personne. [Souligné dans l’original; italiques ajoutés.]

Le juge Sopinka non plus n’a pas expressément écarté ma conception de la portée du droit à la liberté protégé à l’art. 7. Il a plutôt estimé qu’il n’y avait pas lieu de statuer sur ce point dans l’arrêt B. (R.) puisque, dans les faits, les principes de justice fondamentale n’avaient pas été enfreints.

65 Il convient de signaler que mon opinion concernant la portée du droit à la liberté trouve un appui considérable dans les motifs exposés par le juge Wilson dans l’arrêt R. c. Morgentaler, [1988] 1 R.C.S. 30. Dans ce pourvoi, mon ancienne collègue a brièvement exprimé l’avis que le droit à la liberté garanti par l’art. 7 ne se limite pas à la liberté physique mais comprend également les notions fondamentales de dignité humaine, d’autonomie individuelle et de vie privée. Dans ses motifs, elle écrit effectivement, à la p. 166:

[U]n aspect du respect de la dignité humaine sur lequel la Charte est fondée est le droit de prendre des décisions personnelles fondamentales sans intervention de l’État. Ce droit constitue une composante cruciale du droit à la liberté. La liberté, comme nous l’avons dit dans l’arrêt [Singh c. Ministre de l’Emploi et de l’Immigration, [1985] 1 R.C.S. 177], est un terme susceptible d’une acception fort large. À mon avis, ce droit, bien interprété, confère à l’individu une marge d’autonomie dans la prise de décisions d’importance fondamentale pour sa personne.

J’ai explicitement approuvé ce passage aux pp. 368 et 369 des motifs collectifs que j’ai rédigés dans l’arrêt B. (R.), en soulignant que je souscrivais depuis longtemps à l’opinion qui y était exprimée. Dans l’arrêt R. c. Beare, [1988] 2 R.C.S. 387, rendu peu de temps après l’arrêt Morgentaler, j’ai même écrit, à la p. 412, que j’étais «enclin à admettre» la proposition voulant que l’art. 7 englobe le droit à la vie privée. En outre, comme je l’ai expliqué dans l’arrêt B. (R.), la vaste majorité de la jurisprudence américaine sur le sujet appuie l’opinion selon laquelle le droit à la liberté ne s’entend pas que de la liberté physique; voir, par exemple, Meyer c. Nebraska, 262 U.S. 390 (1923), et Pierce c. Society of Sisters, 268 U.S. 510 (1925).

66 L’analyse qui précède ne fait que répéter mon opinion générale selon laquelle la protection du droit à la liberté garanti par l’art. 7 de la Charte s’étend au droit à une sphère irréductible d’autonomie personnelle où les individus peuvent prendre des décisions intrinsèquement privées sans intervention de l’État. Comme les propos que j’ai tenus dans l’arrêt B. (R.) l’indiquent, je n’entends pas par là, je le précise, que cette sphère d’autonomie est vaste au point d’englober toute décision qu’un individu peut prendre dans la conduite de ses affaires. Une telle opinion, en effet, irait à l’encontre du principe fondamental que j’ai formulé au début des présents motifs et dans les motifs de l’arrêt B. (R.), selon lequel nul ne peut, dans une société organisée, prétendre à la garantie de la liberté absolue d’agir comme il lui plaît. J’estime même que cette sphère d’autonomie ne protège pas tout ce qui peut, même vaguement, être qualifié de «privé». Je suis plutôt d’avis que l’autonomie protégée par le droit à la liberté garanti par l’art. 7 ne comprend que les sujets qui peuvent à juste titre être qualifiés de fondamentalement ou d’essentiellement personnels et qui impliquent, par leur nature même, des choix fondamentaux participant de l’essence même de ce que signifie la jouissance de la dignité et de l’indépendance individuelles. Comme je l’ai déjà mentionné, j’ai exprimé, dans l’arrêt B. (R.), l’opinion voulant que les décisions des parents quant aux soins médicaux administrés à leurs enfants appartiennent à cette catégorie limitée de sujets fondamentalement personnels. À mon avis, le choix d’un lieu pour établir sa demeure est, de la même façon, une décision essentiellement privée qui tient de la nature même de l’autonomie personnelle.

67 À mon avis, c’est en examinant quelques‑unes des considérations extrêmement personnelles qui déterminent souvent le choix du lieu où une personne décide de vivre que l’on perçoit le mieux le bien‑fondé de cette position. Le choix d’un endroit particulier pour établir sa demeure peut dépendre, pour certains, de sa proximité du lieu de travail et, pour d’autres, de sa proximité de la campagne, d’un secteur commercial, d’une institution religieuse qu’ils fréquentent ou d’un centre médical où ils sont traités. De la même façon, des personnes pourront choisir, pour des raisons qui leur tiennent à cœur, de vivre à un endroit parce qu’elles attachent du prix à sa valeur historique ou à ses caractéristiques culturelles; d’aucuns, encore, voudront habiter à proximité de membres de leur famille ou d’amis proches, alors que d’autres pourront fixer leur choix afin de réduire leurs dépenses, de prendre soin de parents malades ou, comme en l’espèce, de poursuivre une relation personnelle. De tels facteurs montrent bien, à mon avis, que le choix du lieu où l’on veut vivre est un acte fondamentalement personnel qui fait intervenir l’essence même des valeurs individuelles régissant l’organisation des affaires privées de chacun. Autrement dit, le type de considérations que je viens de mentionner met en évidence la nature essentiellement privée du choix d’un lieu pour établir sa demeure. À mon avis, l’État ne devrait pas être autorisé à s’immiscer dans ce processus décisionnel privé, à moins que des motifs impérieux ne justifient son intervention.

68 En outre, non seulement le choix du lieu de résidence repose‑t‑il souvent sur des considérations intimement personnelles, mais il peut également avoir un effet déterminant sur la qualité même de la vie privée. Le mémoire de l’intimée aborde brièvement ce point:

C’est la résidence qui détermine l’environnement humain et social dans lequel l’individu et sa famille évoluent: nature du voisinage, école fréquentée par les enfants, cadre de vie, services et environnement, etc. La résidence conditionne donc, à cet égard, toute la vie de l’individu ainsi que son évolution.

Je considère que la possibilité de déterminer son cadre de vie et, par conséquent, de faire des choix en rapport avec d’autres questions très personnelles (touchant notamment la vie de famille, l’éducation des enfants et les soins apportés à des êtres chers) est inextricablement liée à la notion d’autonomie personnelle que je viens d’évoquer. Pour dire les choses simplement, le choix du lieu où l’on veut vivre dépend, pour chacun, de sa situation sociale et économique particulière mais, encore plus, de ses aspirations, préoccupations, valeurs et priorités. Compte tenu de toutes ces considérations, je conclus donc que le choix d’un lieu pour établir sa demeure appartient à la catégorie limitée des décisions méritant une protection constitutionnelle.

69 Le fait que le Pacte international relatif aux droits civils et politiques, R.T. Can. 1976 no 47, auquel le Canada a adhéré en 1976, protège expressément le droit de choisir un lieu pour établir sa demeure étaye cette opinion. Le paragra­phe 12(1) de ce pacte, qu’a invoqué l’intimée, est ainsi libellé:

article 12

1. Quiconque se trouve légalement sur le territoire d’un État a le droit d’y circuler librement et d’y choisir librement sa résidence.

Bien que le paragraphe (3) de cette disposition prévoie que les États peuvent restreindre ce droit pour les raisons y précisées, il n’en reste pas moins qu’il s’agit d’un droit consacré dans le pacte comme garantie fondamentale. Comme notre Cour a reconnu la valeur de persuasion des pactes internationaux dans la définition de la portée des droits garantis par la Charte (voir, par exemple, Renvoi relatif à la Public Service Employee Relations Act (Alb.), [1987] 1 R.C.S. 313, à la p. 348, le juge en chef Dickson (dissident), cité avec approbation dans l’arrêt Slaight, précité, aux pp. 1056 et 1057), je considère que l’article 12 renforce ma conclusion voulant que le droit de décider où établir sa demeure fasse partie de la sphère irréductible d’autonomie personnelle protégée par la garantie de liberté énoncée à l’art. 7.

70 Les motifs à l’appui de ma conclusion selon laquelle le droit revendiqué par l’intimée constitue effectivement une composante du droit à la liberté ayant été exposés, il ne reste qu’à examiner, relativement à l’art. 7 de la Charte canadienne, si l’atteinte au droit de l’intimée de choisir le lieu où elle veut vivre -- par l’imposition de l’obligation de résidence -- est conforme aux principes de justice fondamentale. J’analyserai cette question en détail dans la prochaine partie des présents motifs, mais avant, il me faut préciser que je considère cette obligation comme une «atteinte», au sens requis par l’art. 7, bien que l’appelante ait prétendu le contraire. Quoique cette dernière n’ait pas formulé ses arguments précisément en ces termes, elle a essentielle­ment soutenu que même si l’art. 7 protège le droit de choisir un lieu pour établir sa demeure, les faits en cause ne constituent pas une «atteinte» parce que l’intimée a renoncé à ce droit lorsqu’elle a signé la déclaration de résidence. Autrement dit, l’appelante fait valoir que l’imposition de l’obligation de résidence n’a pas «porté atteinte» au droit de l’intimée de décider où elle veut vivre parce que cette dernière a choisi de signer la déclaration de résidence et a, de ce fait, renoncé à tout droit de cette nature auquel elle aurait autrement pu prétendre.

71 Si les faits étayaient cette assertion, l’argument de l’appelante soulèverait la question de savoir s’il est même possible de renoncer au droit constitutionnel de choisir le lieu où l’on veut vivre en tant qu’élément du droit à la liberté. Notre Cour a certes reconnu, dans d’autres contextes, qu’il était possible de renoncer à certains droits constitutionnels; voir, par exemple, les arrêts Mills c. La Reine, [1986] 1 R.C.S. 863, et R. c. Rahey, [1987] 1 R.C.S. 588, traitant tous deux de l’al. 11b), ainsi que l’arrêt R. c. Richard, [1996] 3 R.C.S. 525, portant sur l’al. 11d). Je ne crois pas, toutefois, qu’il soit nécessaire en l’espèce d’examiner cette question car j’estime que, même en supposant qu’il soit légitimement possible de renoncer au droit de choisir le lieu où l’on veut vivre, les faits en cause n’autorisent pas à conclure qu’il y a eu renonciation en l’espèce.

72 En effet, les prétentions de l’appelante au sujet de la renonciation sont loin d’être convaincantes car elles ne tiennent pas compte du fait que l’intimée n’avait pas d’autre choix que de se plier à l’obligation de résidence si elle voulait obtenir son statut d’employée permanente de la municipalité. Il est de la nature de la renonciation qu’elle soit exprimée librement pour être valable. En l’espèce, toutefois, l’appelante a soumis l’alternative suivante à l’intimée: elle pouvait quitter son poste (ou continuer à occuper un emploi temporaire) ou elle pouvait accéder à la permanence en s’engageant à maintenir sa résidence à Longueuil pendant la durée de son emploi. Dans un article intitulé «An Intermediate Standard for Equal Protection Review of Municipal Residence Requirements» (1982), 43 Ohio St. L.J. 195, aux pp. 210 et 211, T. A. Hampton décrit bien le dilemme que pose une telle situation:

[traduction] C’est probablement l’imposition d’un choix inéquitable qui forme le nœud du grief d’un employé: le fonctionnaire municipal doit déterminer s’il attache plus de prix à son travail ou à son foyer. S’il choisit de protéger son emploi, il perd non seulement le droit de continuer à habiter dans un logement particulier, mais celui de résider dans l’environnement de son choix -- souvent dans le voisinage d’amis ou de membres de sa famille, ou près d’une église, d’écoles ou d’associations aux activités desquelles il participe. S’il opte plutôt pour son milieu de vie, il doit renoncer à la possibilité de postuler ou de conserver un emploi désiré.

Bien que l’auteur de ces lignes ait analysé les droits protégés par la Constitution des États‑Unis, je suis d’avis que son commentaire est également pertinent en l’espèce. Tout simplement, l’intimée n’a pas eu la possibilité de négocier la clause obligatoire de résidence et, par conséquent, on ne peut à toutes fins utiles considérer qu’elle a renoncé librement à son droit de choisir le lieu où elle veut vivre. Pour parler en civiliste, l’acquiescement exprimé par la signature de la déclaration de résidence équivalait pratiquement à l’acceptation d’un contrat d’adhésion (comme le juge Baudouin l’a conclu dans son analyse de la question de l’ordre public), et ne peut ainsi être valablement interprété comme une renonciation.

73 L’appelante soutient subsidiairement que, même si l’intimée n’a pas renoncé à son droit en signant la déclaration de résidence, elle l’a fait plus tard en ne redéménageant pas à Longueuil lorsqu’un représentant de la municipalité lui a présenté cette option. Cet argument, comme le précédent, ne peut être retenu. De fait, il faudrait, pour le recevoir, conclure que la tentative explicite de l’intimée pour affirmer son droit de choisir le lieu où elle veut vivre en refusant de se conformer à l’obligation de résidence serait en quelque sorte assimilable à une renonciation à ce droit. Autrement dit, ce serait dénaturer complètement les faits en cause. Les arguments invoqués par l’appelante à l’appui de la thèse de la renonciation étant rejetés pour les motifs que je viens d’exposer, j’aborde maintenant l’examen de la dernière question soulevée par l’argument fondé sur l’art. 7 qu’avance l’intimée.

c) Les principes de justice fondamentale

74 Aux termes de l’art. 7, une atteinte au droit à la vie, à la liberté ou à la sécurité de la personne par l’État ne contrevient à la Charte canadienne que s’il y a manquement aux «principes de justice fondamentale». Au cours des années qui ont suivi l’adoption de la Charte, notre Cour a maintes fois été appelée à interpréter cette expression afin de déterminer si, dans des cas donnés, il y avait effectivement eu contravention à la Charte. Au début, se posait la question de savoir si les principes de justice fondamentale comportaient un élément matériel en plus des garanties prévues par les principes de justice naturelle ou d’équité procédurale. Notre Cour a tranché cette question dans l’arrêt Renvoi: Motor Vehicle Act de la C.‑B., [1985] 2 R.C.S. 486; tous les juges de la formation saisie du pourvoi ont convenu que les principes de justice fondamentale ne se limitaient pas aux règles procédurales mais comprenaient également un élément matériel. Cela signifiait que les atteintes au droit à la vie, à la liberté et à la sécurité de la personne, pour résister à un examen fondé sur la Charte, doivent être «fondamentalement justes» non seulement sur le plan procédural mais également quant aux buts visés en conformité avec les préceptes fondamentaux de notre processus judiciaire et de notre système juridique en général; voir Renvoi: Motor Vehicle Act de la C.‑B., à la p. 512; Beare et Lyons, précités.

75 Les arrêts qui ont suivi le Renvoi: Motor Vehicle Act de la C.‑B. ont établi clairement que, compte tenu, en particulier, de la possibilité d’un examen au fond, le sens de l’expression justice fondamentale, dans un pourvoi donné, dépend à la fois de la nature du droit revendiqué en vertu de l’art. 7 et de celle de la prétendue violation; voir Pearlman c. Comité judiciaire de la Société du Barreau du Manitoba, [1991] 2 R.C.S. 869, à la p. 884. Notre Cour a souvent jugé approprié, dans le cadre de cette démarche contextuelle, de définir le principe ou l’ensemble de principes régissant le pourvoi particulier dont elle était saisie. Ainsi, dans Lyons, précité, l’accusé contestait certaines dispositions autorisant l’application d’une peine de détention pour une période indéterminée à des contrevenants déclarés délinquants dangereux et prétendait qu’elles portaient atteinte au droit à la liberté garanti par l’art. 7. Rendant jugement au nom des juges majoritaires, j’ai expliqué, à la p. 327, que pour déterminer si les dispositions en litige portaient atteinte à l’art. 7 de façon non conforme aux principes de justice fondamentale, il fallait examiner «[l]es préceptes fondamentaux de la politique en matière pénale qui animent la pratique législative et judiciaire au Canada et dans d’autres ressorts de common law». De la même façon, dans l’arrêt Beare, précité, notre Cour a examiné si la prise obligatoire des empreintes digitales des personnes accusées d’un crime mais non encore condamnées portait atteinte au droit à la liberté reconnu à l’art. 7. Rédigeant les motifs, unanimes cette fois, de la Cour, j’ai conclu (à la p. 403) que les principes de justice fondamentale applicables dans ce contexte comprenaient les «principes [. . .] et [l]es politiques qui ont animé la pratique législative et judiciaire dans le domaine» de la prévention du crime et de l’application de la loi.

76 Toutefois, tout comme notre Cour a appuyé sur des principes et des politiques déterminés les analyses effectuées dans des cas donnés, elle a aussi reconnu que l’examen «[d]es principes de justice fondamentale» comporte souvent une opération plus générale de pondération des droits constitutionnels individuels et des intérêts opposés de l’État. En d’autres termes, il est apparu que la détermination de la question de savoir si, dans un cas particulier, les principes de justice fondamentale avaient été respectés non seulement requérait d’évaluer l’atteinte en cause en fonction des principes particuliers applicables à l’espèce mais permettait également de se demander, plus généralement, s’il était possible dans les circonstances de porter atteinte de façon justifiable au droit particulier à la vie, à la liberté ou à la sécurité de la personne revendiqué en l’espèce, compte tenu des intérêts ou des buts visés par l’atteinte. Je considère que l’application de ce critère d’évaluation dans l’examen de l’aspect de l’art. 7 relatif à la justice fondamentale est tout à fait sensé et parfaitement compatible avec l’objet et la portée de cette disposition, car l’idée que les droits individuels puissent, dans certaines circonstances, être subordonnés à des intérêts collectifs réels et impérieux constitue elle‑même un précepte fondamental de notre système juridique autour duquel s’articulent nos convictions juridiques les plus profondes. Il n’est que de consulter la Charte elle‑même pour s’en persuader. Sous la forme qu’elle prend à l’art. 7, la notion de pondération des droits individuels et des intérêts collectifs elle‑même exprime ce qu’on peut à bon droit qualifier de «principe de justice fondamentale» qui, s’il est respecté, peut former la base de la justification d’une atteinte de l’État à un droit constitutionnel qui serait, autrement, intouchable.

77 Plusieurs décisions de notre Cour indiquent, je crois, que le critère d’évaluation dont je fais état recueille l’adhésion comme élément de l’examen portant sur la justice fondamentale requis par l’art. 7. Par exemple, dans Beare, précité, la Cour a soupesé le droit à la liberté de l’accusé, d’une part, et l’intérêt de l’État, d’autre part, à «doter la force policière de moyens adéquats et raisonnables d’investigation du crime», à la p. 404, et elle a statué, à l’unanimité, que la pratique consistant à soumettre à la prise d’empreintes digitales les accusés qui n’ont pas encore été condamnés ne contrevenait pas aux principes de justice fondamentale. Dans l’arrêt Rodriguez c. Colombie-Britannique (Procureur général), [1993] 3 R.C.S. 519, le juge Sopinka (s’exprimant au nom des juges majoritaires) a tenu les propos suivants, aux pp. 592 et 593:

Je ne peux souscrire à l’opinion [. . .] selon laquelle il n’y a pas lieu de considérer l’intérêt de l’État pour identifier les principes de justice fondamentale dans le présent pourvoi. Notre Cour a affirmé que, pour établir ces principes, il est nécessaire de pondérer les intérêts de l’État et ceux de l’individu. [Je souligne.]

De la même façon, dans l’arrêt Thomson Newspapers Ltd. c. Canada (Directeur des enquêtes et recherches, Commission sur les pratiques restrictives du commerce), [1990] 1 R.C.S. 425, ma collègue le juge l’Heureux‑Dubé a écrit, aux pp. 579 et 583:

[L]a Charte n’a pas aboli l’intérêt qu’a la société à ce que ses lois soient appliquées [. . .] Cela est particulièrement vrai dans le cas de l’art. 7, où l’intérêt de la collectivité à ce que les lois soient appliquées trouve son expression dans les principes de justice fondamentale et doit être soupesé au regard de la privation des droits des individus à la vie, à la liberté et à la sécurité de leur personne, tel que ces droits sont reconnus dans notre système judiciaire.

. . .

Dans la tradition juridique canadienne [. . .], la justice fondamentale vise premièrement à établir un juste équilibre entre les intérêts de la société et ceux des citoyens. [Je souligne.]

J’ai fait écho à cette perception dans mes propres motifs, concluant, à la p. 539, que «les intérêts du particulier et ceux de l’État [. . .], dans les deux cas, jouent un rôle dans la question de savoir si une loi particulière viole les principes de justice fondamentale» et, à la p. 541, que «l’intérêt de la collectivité est un des facteurs qui doivent être considérés pour déterminer la teneur des principes de justice fondamen­tale». Bien que le juge L’Heureux‑Dubé et moi‑même n’exprimions que notre propre opinion dans l’arrêt Thomson Newspapers, nous avons tous deux souscrit à la décision des juges majoritaires, et aucun de nos collègues n’a explicitement remis nos vues en question. De plus, cette même perception de la justice fondamentale a implicitement -- et parfois explicitement -- sous‑tendu d’autres décisions de notre Cour; voir, par exemple, R. c. Jones, [1986] 2 R.C.S. 284; Lyons, précité; Chiarelli c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1992] 1 R.C.S. 711; Cunningham c. Canada, [1993] 2 R.C.S. 143, aux pp. 151 et 152, et B. (R.), précité. Voir également: T. J. Singleton, «The Principles of Fundamental Justice, Societal Interests and Section 1 of the Charter» (1995), 74 R. du B. can. 446, qui même s’il remet en question le critère d’évaluation, dresse un résumé utile de la jurisprudence pertinente.

78 Il ressort clairement de l’analyse qui précède que, pour déterminer si l’atteinte à un droit garanti par l’art. 7 est conforme à la justice fondamentale, il faut, dans certains cas, soupeser d’une part le droit en cause et d’autre part les objectifs poursuivis par l’État en portant atteinte à ce droit. Le processus de pondération sera nécessairement contextuel puisque, chaque fois, le droit particulier qui est revendiqué, la portée de l’atteinte et les intérêts de l’État en jeu dépendront largement des faits. Comme il en a déjà été question, le droit enfreint en l’espèce est le droit de choisir un lieu pour établir et maintenir sa demeure. J’ai conclu que l’intimée peut revendiquer ce droit en tant que composante de la sphère limitée d’autonomie personnelle protégée par la garantie de liberté. L’appelante, quant à elle, invoque trois motifs d’«intérêt public» pour justifier l’imposition de l’obligation de résidence. Je me propose d’examiner chacun d’eux.

79 Mais avant, j’estime toutefois important de signaler deux caractéristiques notables de l’obligation de résidence visée en l’espèce. Premièrement, les résolutions prises par la municipalité appelante prévoient que tous les employés permanents embauchés après la date de la résolution, quels que soient leur statut ou leur fonction, doivent signer une déclaration analogue à celle que l’intimée a signée. Deuxième­ment, l’obligation de résidence n’énonce pas seulement que les employés permanents doivent résider à Longueuil au moment de leur embauche, ou pendant une certaine période précédant leur embauche. Elle prescrit qu’ils doivent maintenir leur résidence à Longueuil pendant toute la durée de leur emploi, sous peine de renvoi. Il importe, selon moi, de ne pas perdre ces caractéristiques de vue pour déterminer si la présente obligation de résidence contrevient aux principes de justice fondamentale.

80 Voyons maintenant les motifs d’«intérêt public» invoqués par l’appelante pour justifier l’obligation de résidence. Le premier repose sur l’idée que ceux qui vivent dans les limites territoriales de la municipalité connaissent mieux la ville, sont plus au fait des besoins et des désirs de la collectivité et seront donc mieux en mesure de la servir comme employés. Cet argument revient essentiellement à dire que c’est en obligeant ses employés à vivre dans la municipalité que l’appelante peut le mieux assurer des services locaux de haute qualité aux résidents de Longueuil. Bien qu’il s’agisse indéniablement d’un objectif louable, je ne puis convenir qu’il justifie d’empiéter sur l’autonomie personnelle des employés en les privant du droit constitutionnel de choisir le lieu où ils souhaitent établir leur demeure. Autrement dit, je ne suis pas convaincu que l’intérêt de la municipalité à fournir les meilleurs services possible justifie une intrusion aussi importante dans la vie privée de ses employés. À supposer même, en outre, que cet objet soit suffisamment impérieux pour permettre une atteinte aux droits de l’intimée, il n’en soulève pas moins deux autres difficultés.

81 Premièrement, il n’est aucunement certain que l’exigence faite aux employés de demeurer dans la municipalité leur instillera nécessairement à son égard la fierté et le dévouement évoqués par l’appelante. On peut très bien concevoir, après tout, que des employés vivant hors de la municipalité manifestent à leur employeur et aux citoyens qu’ils servent une loyauté aussi solide que les employés habitant la ville. De la même façon, rien ne garantit que les résidents de la municipalité portent à leur milieu un intérêt aussi fervent que l’appelante voudrait nous le faire croire. Cela semble particulièrement vraisemblable des employés que l’obligation de résidence contraindrait, contre leur volonté, à vivre sur le territoire municipal pour conserver leur emploi.

82 Deuxièmement, il me semble facilement possible de poursuivre l’objectif de la fourniture de services de haute qualité par des moyens moins draconiens que l’exigence faite à tous les employés permanents de prendre, relativement à l’un des aspects les plus fondamentaux de leur vie privée, des dispositions conformes aux souhaits de la municipalité. En d’autres termes, le désir de fournir les meilleurs services locaux possible ne requiert pas que soit entravé le choix intrinsèquement personnel d’un employé quant au lieu où il souhaite vivre. Je conclus donc que le premier motif d’«intérêt public» invoqué par l’appelante ne justifie pas l’obligation de résidence imposée en l’espèce.

83 Le deuxième motif d’«intérêt public» avancé par l’appelante est lié aux différents avantages économiques que peut procurer à la municipalité le fait que ses employés habitent dans les limites de son territoire. Essentiellement, l’appelante a plaidé que le flux constant de revenus provenant des employés résidents soutient l’économie de Longueuil et que les taxes acquittées par ces employés augmentent les revenus municipaux eux‑mêmes. Un débat s’est engagé, à l’audience, sur la question de savoir si notre Cour était régulièrement saisie de la question de la taxation, mais je n’estime pas nécessaire de le trancher, car à supposer même que cette justification puisse validement être examinée, elle soulève les mêmes difficultés que la première. Simplement, je ne vois pas comment les avantages fiscaux ou économiques que peut procurer à la ville de Longueuil le fait que ses employés permanents résident sur son territoire peuvent constituer un motif suffisamment impérieux pour l’emporter sur le droit de l’intimée de décider où elle souhaite vivre; la simple possibilité de stimuler l’économie locale ou d’accroître le trésor municipal ne justifie pas, selon moi, une atteinte à la garantie constitutionnelle en cause. Je conclus, par conséquent, que ce second motif d’«intérêt public» ne suffit pas à fonder la position de l’appelante.

84 Le dernier motif d’«intérêt public» invoqué par l’appelante mérite un examen un peu plus approfondi. Contrairement aux deux autres motifs, celui‑ci ne concerne pas seulement les avantages que l’obligation de résidence peut procurer à la municipalité, mais également le type particulier de travail accompli par les employés qui y sont assujettis. L’appelante prétend précisément que l’obligation de résidence se justifie lorsque les employés auxquels elle est imposée exécutent des fonctions qui sont elles‑mêmes d’importance publique et, relativement à la présente espèce, elle soutient que les services fournis par l’intimée comme préposée aux télécommunica­tions pour la police étaient suffisamment importants pour justifier qu’on exige d’elle qu’elle réside à Longueuil tant qu’elle occuperait ce poste.

85 Je me sens mieux disposé envers le raisonnement général sous‑tendant cette justification que je ne l’ai été envers les autres justifications invoquées par l’appelante. Il me semble effectivement que, dans certaines circonstances, une municipalité (ou un autre acteur gouvernemental) pourrait bien être justifiée d’imposer une obligation de résidence aux employés occupant certains postes essentiels. Par exemple, une obligation de résidence imposée à des travailleurs devant répondre à des urgences comme les policiers, les pompiers ou les ambulanciers pourrait être conforme aux principes de justice fondamentale, vu qu’il est manifestement d’intérêt public de veiller à ce que ces employés puissent être appelés rapidement en cas d’urgence. Quoique des facteurs tels la «distance du lieu de travail» ou le «temps nécessaire pour se rendre au travail» puissent, dans certains cas, constituer des critères plus convaincants que les «limites de la municipalité» pour fonder cette obligation, le principe de l’obligation paraît justifiable dans un tel contexte, à première vue du moins. Le juge Baudouin partage cette opinion, même s’il a analysé la question sous l’angle de l’ordre public. Il écrit dans ses motifs, à la p. 2571:

[U]n policier, un pompier, un ambulancier, parmi d’autres, en raison des exigences de leur métier, pourraient se voir imposer de demeurer à l’intérieur de la municipalité qui les emploie ou même éventuellement dans un périmètre particulier à l’intérieur ou à l’extérieur des frontières municipales, pour pouvoir être rejoints rapidement et être immédiatement disponibles en cas d’urgence.

Il peut être possible de tenir le même raisonnement pour d’autres types de fonctions municipales. Ainsi, il se pourrait bien, par exemple, que l’obligation faite aux conseillers municipaux d’une ville donnée de vivre dans un secteur déterminé se justifie parce que la nature même de leur occupation exige qu’ils soient très proches des citoyens qu’ils représentent. Il faut bien sûr évaluer les faits de chaque cas; il ne faut voir, dans les commentaires qui précèdent, que des exemples pouvant, dans des circonstances appropriées, être jugés constitutionnels. J’ajouterais que, dans certains cas, des facteurs autres que les fonctions de l’employé peuvent également être suffisants pour justifier l’obligation de résidence.

86 Il convient de signaler qu’un courant de la jurisprudence américaine approuve que l’on traite différemment des occupations différentes dans la détermina­tion du caractère justifiable de l’obligation de résidence. Bien que le raisonnement suivi dans ces affaires soit particulier au contexte constitutionnel américain (car il met l’accent sur le niveau approprié d’«examen constitutionnel» -- ainsi que cette notion est connue -- applicable à une affaire donnée), il est néanmoins pertinent en l’espèce dans la mesure où il autorise à conclure au bien‑fondé de la principale prémisse sur laquelle s’appuie le troisième motif d’«intérêt public» de l’appelante. Ainsi, dans l’arrêt Fraternal Order of Police, Youngstown Lodge No. 28 c. Hunter, 360 N.E.2d 708 (1975), certiorari refusé, 424 U.S. 977 (1976), par exemple, la Cour d’appel de l’Ohio a jugé constitutionnelle l’obligation de résidence imposée aux employés de la ville de Youngstown quant aux policiers mais non quant au demandeur, qui était préposé à l’entretien de l’aéroport local. De la même façon, dans la décision Detroit Police Officers Ass’n c. City of Detroit, 190 N.W.2d 97 (1971), appel rejeté en raison de l’absence d’une importante question de nature fédérale, 405 U.S. 950 (1972), la Cour suprême du Michigan, à la majorité, a jugé valide l’obligation de résidence que la ville de Détroit imposait à ses policiers, concluant expressément que le statut d’employés ayant à répondre à des urgences distinguait les agents de police des autres types d’employés; voir également la décision Hanson c. Unified School Dist. No. 500, Wyandotte County Kan., 364 F. Supp. 330 (D. Kan. 1973), où la cour a déclaré invalide une obligation de résidence imposée à des enseignants, parce qu’elle n’avait pas de [traduction] «fondement raisonnable». Il est vrai que, dans un nombre important de décisions américaines, les tribunaux ont reconnu la validité de l’obligation de résidence, même à l’égard d’employés n’ayant pas à répondre à des urgences, mais ils sont, pour la plupart, parvenus à cette conclusion non pas parce que l’obligation en cause constituait une violation justifiée de droits, mais parce que le droit particulier revendiqué par le demandeur -- habituellement le «droit de se déplacer» ou le «droit à une protection égale» -- n’avait pas été transgressé; voir, par exemple, Ector, précité; Andre c. Board of Trustees of the Village of Maywood, 561 F.2d 48 (7th Cir. 1977); Salem Blue Collar Workers Ass’n c. City of Salem, 33 F.3d 265 (3rd Cir. 1994). Voir également Hampton, loc. cit.; R. S. Myers, «The Constitutionality of Continuing Residency Requirements for Local Government Employees: A Second Look» (1986), 23 Cal. W. L. Rev. 24, et Note, «Municipal Employee Residency Requirements and Equal Protection» (1974-1975), 84 Yale L.J. 1684.

87 Comme j’ai convenu que l’obligation de résidence liée à des occupations déterminées peut, dans certains cas, être justifiée, il me faut maintenant déterminer si l’obligation imposée à l’intimée est justifiable pour ce motif. À mon avis, elle ne l’est pas, pour deux raisons. La première découle de la portée de l’obligation elle‑même. Comme je l’ai déjà mentionné, l’obligation de résidence visée en l’espèce ne s’applique pas seulement aux employés dont les fonctions, pour une raison ou pour une autre, exigent qu’ils habitent à proximité de leur lieu de travail. Tous les employés permanents de la municipalité engagés après le 23 octobre 1984 y sont assujettis. J’estime que cela rend la portée de l’obligation trop large pour que le troisième motif d’«intérêt public» invoqué par l’appelante puisse la justifier. La Cour suprême du New Hampshire a bien exprimé les considérations fondant cette conclusion, dans la décision Donnelly c. City of Manchester, 274 A.2d 789 (1971). Elle a expressément reconnu qu’une ordonnance municipale imposée au demandeur enseignant par la ville défenderesse portait atteinte au droit du demandeur de choisir le lieu où il voulait vivre. Elle s’est exprimée ainsi, à la p. 791:

[traduction] [L]’ordonnance ne peut être déclarée valide que si l’intérêt public servi par l’obligation faite aux employés de vivre dans les limites de la municipalité revêt une importance suffisante pour justifier l’empiétement sur un droit privé. Il n’y a rien dans la preuve qui nous a été soumise ni dans les arguments qui nous ont été présentés qui justifie les restrictions étendues imposées par cette ordonnance. Nous ne disons pas que la proximité de la résidence d’un employé du lieu où il exécute ses fonctions ne pourrait jamais avoir une importance suffisante pour justifier d’imposer des limites au choix de son lieu de résidence, mais si une telle restriction est acceptable pour certains employés, on ne peut pour autant en conclure qu’il est justifié d’imposer à tous les employés l’obligation absolue et générale de vivre dans les limites de la municipali­té. Aucun argument n’a été avancé [. . .] pour justifier l’application de cette restriction aux enseignants. [Je souligne.]

88 La deuxième raison pour laquelle je ne puis accepter l’argument de l’appelante est que même si l’obligation de résidence était limitée aux travailleurs appelés à répondre à des urgences, par exemple, l’intimée n’entre pas, selon moi, dans cette catégorie d’employés. Les tâches exécutées par un préposé aux télécommunica­tions du service de police sont certes importantes dans l’exercice quotidien des fonctions liées au maintien de l’ordre mais je ne pense pas qu’elles entrent dans la même catégorie de services essentiels que le travail des pompiers, des ambulanciers ou des policiers eux‑mêmes, par exemple. Par conséquent, je ne saurais accueillir les prétentions de l’appelante à cet égard.

89 Il convient de faire deux dernières remarques. Premièrement, l’obligation de résidence en litige, comme je l’ai déjà mentionné brièvement, prévoit non seulement que l’intimée doit habiter à Longueuil au moment de son embauche mais également qu’elle doit maintenir sa qualité de résidente pendant toute la durée de son emploi. La question n’a pas à être tranchée (et je ne me prononce pas), mais il me semble qu’une obligation de résidence empiétant moins sur le droit d’un employé de choisir le lieu où il veut vivre -- en n’exigeant la résidence qu’au moment de l’embauche, par exemple -- aurait plus de chance de résister à un examen fondé sur l’art. 7, même à l’égard d’un employé occupant un emploi dont la nature ne justifie pas l’imposition d’une telle obligation. C’est que si l’atteinte au droit en cause est moins grave, les intérêts que l’État devra faire valoir pour la justifier peuvent être, de façon générale, proportionnellement moins urgents.

90 Deuxièmement, je suis convaincu que certaines activités municipales ayant pour effet d’empiéter sur le droit de choisir le lieu où l’on veut vivre pourront néanmoins, dans des circonstances normales, être justifiées en raison d’intérêts publics impérieux. Par exemple, des règlements de zonage désignant certains secteurs d’une ville comme «commerciaux» et d’autres comme «résidentiels» restreignent à n’en pas douter la faculté des citoyens de choisir le lieu où ils souhaitent établir leur demeure. J’estime toutefois que la plupart, voire la totalité, de tels règlements (et d’autres mesures similaires) résisteraient à un examen fondé sur l’art. 7 comme celui qui est effectué dans les présents motifs, parce qu’ils empiètent très peu sur l’autonomie personnelle et qu’ils servent un objectif collectif extrêmement important, savoir maintenir l’ordre social et commercial au niveau local. L’obligation de résidence imposée en l’espèce ne vise aucun objectif analogue.

91 Comme aucun des motifs d’«intérêt public» invoqués par l’appelante ne permet selon moi, compte tenu des faits de l’espèce, de justifier la violation du droit de l’intimée de choisir le lieu où elle veut vivre, je conclus que l’obligation de résidence en cause porte atteinte au droit à la liberté d’une manière non conforme aux principes de justice fondamentale et, par conséquent, qu’elle enfreint l’une des garanties constitutionnelles inscrites à l’art. 7 de la Charte canadienne. J’ajouterai que je n’estime pas nécessaire d’examiner en fonction de l’article premier les questions soulevées par le présent pourvoi, étant donné que l’analyse relative à la justice fondamentale a, d’après moi, permis de passer en revue toutes les considérations pertinentes à cet égard. En outre, comme notre Cour l’a déjà affirmé, si tant est qu’une violation de l’art. 7 soit justifiable en vertu de l’article premier, elle ne l’est, normalement, que dans des circonstances exceptionnelles (voir Renvoi: Motor Vehicle Act de la C.‑B., précité, à la p. 518, le juge Lamer et, aux pp. 523 et 524, le juge Wilson). Ces circonstances sont inexistantes en l’espèce.

92 Il suffit bien sûr de conclure que l’obligation de résidence en cause enfreint l’art. 7 de la Charte canadienne pour donner gain de cause à l’intimée dans le présent pourvoi. Je me propose néanmoins d’examiner l’argument fondé sur l’art. 5 de la Charte québécoise car, à mon avis, l’obligation de résidence contrevient également à cette disposition et ne peut être sauvegardée par application de la disposition limitative énoncée à l’art. 9.1. Je passe à l’examen de ces questions.

(3) Question 2: L’obligation de résidence porte‑t‑elle atteinte à l’art. 5 de la Charte québécoise et, dans l’affirmative, peut-elle être sauve­gardée par application de l’art. 9.1?

a) Le droit au respect de la vie privée garanti par l’art. 5

93 La portée de la Charte québécoise, contrairement à celle de la Charte canadienne, ne se limite pas à l’«action gouvernementale». Par conséquent, la question de l’applicabilité ne se pose pas. En outre, comme j’ai déjà traité de la nature du droit revendiqué par l’intimée dans l’analyse fondée sur l’art. 7 de la Charte canadienne (en concluant qu’il s’agit du «droit de choisir le lieu où l’on veut vivre» et non, comme le prétendait l’appelante, d’un «droit au travail»), il n’est pas nécessaire de reprendre cet examen. Il ne me paraît pas nécessaire non plus d’ajouter à mes commentaires relatifs à la renonciation. En effet, bien que l’appelante ait fait valoir que l’arrêt de notre Cour Frenette c. Métropolitaine (La), Cie d’assurance‑vie, [1992] 1 R.C.S. 647 établit l’existence d’une possibilité de renonciation au droit au respect de la vie privée reconnu à l’art. 5 de la Charte québécoise dans certaines circonstances, j’estime, pour les raisons que j’ai exposées relativement à la question de la renonciation à un droit prévu par la Charte canadienne, que ces circonstances sont inexistantes en l’espèce. Je procéderai donc directement à l’examen de la question de savoir si l’obligation de résidence imposée par l’appelante a, en privant l’intimée de la faculté de choisir un lieu pour établir sa demeure, enfreint la Charte québécoise.

94 Il faut mentionner d’abord, à cet égard, que l’argumentation de l’intimée devant notre Cour ne portait pas que sur l’art. 5 de la Charte québécoise, mais également sur l’article premier. Par souci de commodité, je reproduis les versions française et anglaise de ces dispositions:

1. Tout être humain a droit à la vie, ainsi qu’à la sûreté, à l’intégrité et à la liberté de sa personne.

Il possède également la personnalité juridique.

5. Toute personne a droit au respect de sa vie privée.

1. Every human being has a right to life, and to personal security, inviolability and freedom.

He also possesses juridical personality.

5. Every person has a right to respect for his private life.

Pour ce qui est de l’art. 5, l’intimée soutient que le choix du lieu où l’on veut vivre est une décision essentiellement personnelle ressortissant au droit à la «vie privée» protégé par cette disposition. Relativement à l’article premier, elle plaide, pareille­ment, que le droit de choisir un lieu pour établir sa demeure est inclus dans le droit à la «liberté».

95 N’eût été l’existence dans la Charte québécoise d’une disposition portant plus précisément sur la protection des aspects privés de la vie, j’aurais été enclin à souscrire à l’argument de l’intimée fondé sur l’article premier. Il me semble toutefois qu’en édictant l’art. 5 en plus de l’article premier, le législateur québécois a expressément considéré l’importance de protéger les domaines de nature fondamentale­ment privée ou personnelle et a jugé opportun de leur accorder une protection particulière. Par conséquent, j’estime que l’art. 5 sera normalement plus utile pour l’examen des questions relevant de l’autonomie personnelle et de la vie privée, comme le choix d’un lieu pour établir sa demeure. Cela ne veut pas nécessairement dire que l’article premier ne protège d’aucune façon l’autonomie personnelle, mais simplement que puisque l’art. 5, par son libellé même, concerne directement la protection de la vie privée, cette disposition permettra mieux de statuer sur les questions ayant trait à la vie privée et à l’autonomie personnelle. Comme je suis d’avis que le droit revendiqué par l’intimée en l’espèce est protégé par l’art. 5, je n’estime pas nécessaire de me prononcer sur les arguments soulevés en rapport avec l’article premier.

96 Je passe donc à l’examen des arguments des parties ayant trait à l’art. 5. L’appelante et le mis en cause ont affirmé que cette disposition ne s’appliquait pas en l’espèce parce qu’elle protégeait uniquement une catégorie très limitée d’intérêts liés directement à la personne (comme l’image physique) et certains types de renseigne­ments confidentiels (comme le dossier médical ou l’état de santé), mais non ce que j’ai décrit comme une sphère limitée d’autonomie personnelle. L’intimée, quant à elle, avance que la notion de «vie privée» («private life») visée à l’art. 5 n’a pas encore été entièrement définie et qu’elle devrait être interprétée de manière à inclure une sphère limitée d’autonomie personnelle en ce qui a trait aux décisions d’ordre privé, laquelle sphère devrait comprendre le droit de choisir un lieu pour établir sa demeure.

97 Les tribunaux québécois ont clairement reconnu que, dans les cas où cela est justifié, les renseignements confidentiels ou personnels jouiront de la protection de l’art. 5 de la Charte québécoise; voir les décisions Reid c. Belzile, [1980] C.S. 717, et Centre local de services communautaires de l’Érable c. Lambert, [1981] C.S. 1077 (traitant toutes deux du dossier médical); Cohen c. Queenswear International Ltd., [1989] R.R.A. 570 (C.S.) (concernant l’image photographique), et The Gazette (Division Southam Inc.) c. Valiquette, [1997] R.J.Q. 30 (C.A.) (empêchant la communication de renseignements concernant l’état de santé). Voir également: P. A. Molinari et P. Trudel, «Le droit au respect de l’honneur, de la réputation et de la vie privée: aspects généraux et applications», dans Formation permanente du Barreau du Québec, Application des Chartes des droits et libertés en matière civile (1988), 197. Il ne fait aucun doute pour moi que les décisions mentionnées décrivent avec précision, chacune dans leur mesure, une partie de ce que comporte le droit au «respect de [l]a vie privée». J’estime cependant que l’intimée a raison d’affirmer que la portée du droit à la vie privée n’a pas été entièrement délimitée et que des cas pourront se présenter où il sera possible de juger que la protection prévue à l’art. 5 s’applique à d’autres aspects de la «vie privée». À mon avis, la sphère limitée d’autonomie personnelle où se forment des choix intrinsèquement privés est l’un de ces autres aspects.

98 L’arrêt Valiquette, précité, confirme notamment cette opinion. Le juge en chef Michaud, exprimant l’opinion unanime de la formation de la Cour d’appel, a écrit, à la p. 36:

Qualifié comme l’un des droits les plus fondamentaux des droits de la personnalité [. . .] le droit à la vie privée échappe encore à une définition formelle.

Il est possible cependant de relever les composantes du droit au respect de la vie privée, lesquelles sont relativement précises. Il s’agit du droit à l’anonymat et à l’intimité ainsi que le droit à l’autonomie dans l’aménagement de sa vie personnelle et familiale ou encore le droit au secret et à la confidentialité. [Je souligne; citation omise.]

Je partage les vues du juge en chef Michaud, et je conclus, en conséquence, que l’art. 5 de la Charte québécoise protège notamment le droit de prendre des décisions fondamentalement personnelles sans influence externe indue. Tout comme j’ai conclu, relativement à la Charte canadienne que la sphère d’autonomie protégée par le droit à la liberté garanti par l’art. 7 a une portée étroitement circonscrite, je conclus que la portée des décisions relevant de la sphère d’autonomie protégée par l’art. 5 est pareillement limitée, car seuls les choix de nature fondamentalement privée ou intrinsèquement personnelle bénéficieront d’une protection.

99 Ayant conclu que le droit de prendre des décisions fondamentalement personnelles est protégé par l’art. 5, j’en viens à la question de savoir si le choix du lieu où l’on veut vivre est l’une de ces décisions. Pour les raisons exposées au sujet de l’art. 7 de la Charte canadienne, je suis d’avis qu’il l’est. Sans répéter mes commentaires antérieurs, je me bornerai à dire qu’en raison des considérations intimes qui motivent le choix du lieu où l’on veut vivre et des répercussions extrêmement importantes que ce choix entraîne inévitablement sur les affaires personnelles, j’estime que le droit de décider sans intervention injustifiée où l’on veut établir et maintenir sa demeure est clairement visé par la garantie du droit au «respect de [l]a vie privée» énoncée par la Charte québécoise. Comme l’obligation de résidence imposée par l’appelante a essentiellement empêché l’intimée de faire ce choix librement, elle contrevient à l’art. 5.

100 Cette conclusion trouve un appui considérable dans la décision que le juge Gendreau a rendue, au nom des juges majoritaires, dans l’arrêt Brasserie Labatt, précité, et dont il s’est lui‑même inspiré pour statuer sur la présente affaire. Dans l’affaire Brasserie Labatt, l’intimé devait déménager avec sa famille de Québec à Montréal pour respecter une condition de la promotion qu’il avait obtenue au sein de la gestion de l’entreprise appelante. L’intimé avait déménagé, mais sa famille ne l’avait pas rejoint et, après quelques mois, il a été remercié de ses services parce qu’il ne s’était pas conformé à l’obligation de résidence stipulée dans son contrat. Le juge Gendreau a statué que l’obligation de résidence était contraire à l’ordre public et contrevenait à l’art. 5 de la Charte québécoise. Relativement à ce dernier motif, il a fait le commentaire suivant, à la p. 79:

[J]e ne crois pas que le droit à la vie privée prévu à la charte ne puisse pas s’étendre à la protection de la forme, de la portée et de l’étendue de la cohabitation choisie par deux époux et leurs enfants. En d’autres termes, l’imposition par un employeur de la localisation du domicile conjugal et du mode de partage plus ou moins complet de la vie commune, pour des motifs d’image et de plus grande efficacité, me semble une violation de la protection de la vie privée telle que définie à la charte, tant vis‑à‑vis l’employé que pour son conjoint et chacun de ses enfants, et est donc prohibée.

101 Le juge Baudouin a affirmé que la présente espèce se distingue de l’affaire Brasserie Labatt en ce que l’obligation de résidence visée en l’espèce ne s’applique à personne d’autre que l’intimée. Je ne puis me ranger à cette opinion. S’il est vrai que l’obligation de résidence visée dans l’affaire Brasserie Labatt s’appliquait expressément à la famille de l’intimé (dans ce sens, elle différait de l’obligation en l’espèce), l’essentiel de l’argument avancé par l’intimé dans cette affaire n’en était pas moins analogue en tout point à celui que soumet l’intimée en l’espèce, c’est‑à‑dire qu’en imposant leur obligation de résidence les employeurs respectifs se sont ingérés dans la sphère d’autonomie personnelle à laquelle chacun a droit pour effectuer des choix fondamentalement privés. En fait, conclure comme l’a fait le juge Baudouin que l’intimé dans l’affaire Brasserie Labatt pouvait se prévaloir de l’art. 5 mais que l’intimée en l’espèce en est empêchée revient, à mon avis, à conclure que l’obligation de résidence imposée aux seuls employés ne contrevient pas au «droit de choisir le lieu où l’on veut vivre» tandis que celle qui vise l’employé et sa famille enfreint ce droit. Je le répète respectueusement, cette distinction n’est pas fondée.

102 Pour tous ces motifs, je suis d’avis que l’obligation de résidence imposée par l’appelante porte atteinte au droit au respect de la vie privée qui est reconnu à l’intimée à l’art. 5 de la Charte québécoise. J’aborde maintenant la question de savoir si cette atteinte peut être justifiée en vertu de l’art. 9.1.

b) L’article 9.1

103 L’article 9.1 de la Charte québécoise est ainsi conçu en français et en anglais:

9.1 Les libertés et droits fondamentaux s’exercent dans le respect des valeurs démocratiques, de l’ordre public et du bien‑être général des citoyens du Québec.

La loi peut, à cet égard, en fixer la portée et en aménager l’exercice.

9.1 In exercising his fundamental freedoms and rights, a person shall maintain a proper regard for democratic values, public order and the general well‑being of the citizens of Québec.

In this respect, the scope of the freedoms and rights, and limits to their exercise, may be fixed by law.

Comme il appert de son libellé même, cette disposition prévoit la possibilité que des limites soient apportées législativement aux «libertés et droits fondamentaux» garantis par la Charte québécoise. Bien qu’on puisse prétendre -- je ne m’avance pas sur le succès de l’argument -- que l’obligation de résidence en litige ne constituerait pas une «loi» pour l’application de l’art. 9.1 et bien que la doctrine ne semble pas fixée sur la question de savoir si le premier paragraphe de l’art. 9.1 peut avoir pour effet de limiter des droits même en l’absence de «loi» applicable en ce sens (voir F. Chevrette, «La disposition limitative de la Charte des droits et libertés de la personne: le dit et le non‑dit», dans De la Charte québécoise des droits et libertés: origine, nature et défis (1989), 71), je ne crois pas, pour les motifs qui suivent, qu’il faille statuer sur l’une ou l’autre de ces questions en l’espèce.

104 Premièrement, les parties n’ayant explicitement soulevé ni l’une ni l’autre des questions, la Cour n’a pas pu prendre connaissance des observations des avocats sur le sujet. Cela dit, en supposant que l’article 9.1 s’applique bien en l’espèce, je suis d’avis qu’il ne serait d’aucune utilité à l’appelante dans le présent pourvoi. Comme notre Cour l’a affirmé à l’unanimité dans l’arrêt Ford c. Québec (Procureur général), [1988] 2 R.C.S. 712, l’art. 9.1 de la Charte québécoise doit être interprété et appliqué de la même manière que l’article premier de la Charte canadienne. Ainsi que la Cour l’a expliqué dans l’arrêt Ford, la partie qui invoque l’art. 9.1 pour tenter de justifier la limitation d’un droit garanti par la Charte québécoise a donc la charge de prouver que cette limite est imposée dans la poursuite d’un objectif légitime et important et qu’elle est proportionnelle à cet objectif, c’est‑à‑dire qu’elle est rationnellement liée à l’objectif et que l’atteinte au droit est minimale; voir l’arrêt Oakes, précité, et l’arrêt R. c. Edwards Books and Art Ltd., [1986] 2 R.C.S. 713. Je suis d’avis, essentiellement pour les raisons que j’ai exposées relativement à la notion de justice fondamentale dans le contexte de l’art. 7 de la Charte canadienne, que deux des objectifs sur lesquels l’appelante dit fonder l’obligation de résidence imposée en l’espèce à l’intimée, savoir le maintien de services municipaux de haute qualité ainsi que la stimulation du commerce local et l’accroissement des revenus fiscaux, ne sont pas assez importants ou urgents pour justifier l’atteinte au droit de l’intimée au respect de la vie privée, que garantit l’art. 5. Pour ce qui est du troisième objectif -- s’assurer que les travailleurs fournissant des services publics essentiels soient physiquement à proximité de leur lieu de travail -- je ne puis conclure que l’obligation de résidence extrêmement étendue qui est en cause ait un lien rationnel avec l’objectif poursuivi ni qu’elle lui soit proportionnelle. De plus, les éléments de preuve particuliers présentés par l’appelante à l’appui des raisons invoquées comme justification sont, pour mettre les choses au mieux, insuffisants et ne lui permettent pas, selon moi, de s’acquitter du fardeau de preuve qui lui incombe. Je conclus, par conséquent, que l’atteinte au droit de l’intimée de choisir le lieu où elle souhaite vivre n’a pas été justifiée en vertu de l’art. 9.1. Tout comme j’ai exprimé l’opinion qu’il convient de rejeter le pourvoi parce que l’obligation de résidence contrevient à l’art. 7 de la Charte canadienne, je conclus pareillement qu’il devrait être rejeté parce que cette obligation porte atteinte de façon injustifiable au droit de l’intimée au respect de la vie privée reconnu à l’art. 5 de la Charte québécoise. J’aborde maintenant l’examen du pourvoi incident en ce qui concerne la question de ce que j’ai appelé les «dommages‑intérêts ultérieurs».

B. Le pourvoi incident

105 Avant de formuler mes conclusions sur cet aspect du pourvoi, j’estime utile de rappeler brièvement les faits pertinents et les questions qu’ils soulèvent. Le 14 septembre 1995, la Cour d’appel a rendu publics les motifs de son jugement et a ajouté à ses conclusions de fond une conclusion portant que, parce que le montant des dommages‑intérêts découlant de la perte de revenus subie par l’intimée entre le procès et l’appel n’avait pas été correctement établi, la Cour ne pouvait les octroyer. Le dispositif du jugement ne renfermait cependant aucune conclusion explicite à cet effet, et l’intimée a présenté une requête en rectification demandant à la Cour de modifier son dispositif et d’octroyer les «dommages‑intérêts ultérieurs». La Cour a fait droit à la requête le 15 novembre 1995, mais en apportant au jugement les modifications précédemment décrites. L’appelante plaide devant notre Cour que le fait même de prononcer un jugement rectificatif constitue une erreur, dans la mesure où il y avait chose jugée sur la question faisant l’objet de ce jugement. L’intimée, quant à elle, soutient que la Cour d’appel a commis trois erreurs: a) elle a refusé de l’autoriser à présenter, lors de l’audition de l’appel, des éléments de preuve au sujet des dommages‑intérêts ultérieurs, b) elle n’a pas demandé aux parties de lui soumettre des observations supplémentaires relativement à la demande de dommages‑intérêts ultérieurs, c) elle n’a pas renvoyé la question à la Cour supérieure pour que celle‑ci la tranche.

106 Je crois que les questions soulevées par le pourvoi incident peuvent être réglées assez rapidement. Prenons d’abord l’argument de l’appelante sur la question de savoir si le prononcé du jugement rectificatif était en soi une erreur. Comme je l’ai mentionné en énonçant les questions en litige, ce point fait techniquement partie du pourvoi principal mais, par souci de commodité, j’ai choisi de l’examiner ici. Essentiellement, l’appelante soutient que parce qu’il ressort suffisamment clairement des motifs rendus le 14 septembre que la Cour d’appel n’accordait pas les domma­ges‑intérêts ultérieurs, il n’y avait pas lieu de prononcer le jugement du 15 novembre. Je conviens que le refus d’accorder ces dommages‑intérêts ressort clairement des motifs rendus par le juge Baudouin le 14 septembre, mais je ne suis pas d’avis que le jugement du 15 novembre statuait de nouveau sur une chose jugée. Selon moi, par ce jugement, la Cour d’appel tentait tout au plus de préciser formellement la conclusion à laquelle elle était parvenue deux mois plus tôt. Elle n’a pas rouvert la question en litige, pas plus qu’elle n’a modifié de quelque façon la substance du jugement qu’elle avait déjà rendu. Par conséquent, je ne puis conclure, comme m’y invite avec insistance l’appelante, que le prononcé du jugement rectificatif constitue une erreur justifiant infirmation.

107 Je signale, à cet égard, que ce qui semble préoccuper le plus l’appelante, dans les motifs du 15 novembre, est le passage suivant du texte que la Cour d’appel a voulu ajouter à son jugement du 14 septembre:

rejette, parce qu’inexécutoire, la conclusion de l’avis d’appel. . .

. . .

tout en réservant à l’[intimée] tous ses droits et recours découlant du présent arrêt. [Je souligne.]

L’intimée a considéré que ce passage lui donnait le droit de rechercher le recouvre­ment des dommages‑intérêts ultérieurs par d’autres voies de recours et l’appelante, à cet égard, y a vu le retrait d’une décision déjà rendue en sa faveur. Je ne crois pas que cet extrait ait le sens que l’intimée lui prête. J’estime en effet qu’il ne fait que confirmer que la Cour d’appel, en exprimant formellement son refus d’octroyer des dommages‑intérêts ultérieurs, ne voulait pas donner à penser qu’elle modifiait les conclusions formulées dans ses motifs du 14 septembre. Vu sous cet angle, le jugement rectificatif n’a eu aucun effet préjudiciable sur la position juridique de l’appelante.

108 L’argumentation de l’intimée concernant le traitement par la Cour d’appel de la question des dommages‑intérêts ultérieurs -- sur lequel porte véritablement le pourvoi incident -- ne me convainc pas non plus qu’il y a eu erreur justifiant infirmation. Relativement au premier argument (portant sur le refus de la Cour d’appel d’autoriser l’intimée à présenter des éléments de preuve concernant les dommages‑intérêts ultérieurs pendant l’audition de l’appel lui‑même), la Cour d’appel a souligné qu’il aurait été facile à l’intimée de soumettre la preuve relative au montant de ces dommages‑intérêts pendant la procédure d’appel, si elle avait suivi les règles applicables. Au lieu de cela, elle a simplement tenté de présenter cette preuve à l’audition même de l’appel, et encore, seulement après que la cour eut posé des questions au sujet du montant des dommages‑intérêts. Comme la Cour d’appel et l’appelante l’ont signalé, l’appelante n’aurait pas disposé de beaucoup de temps pour vérifier les chiffres présentés par l’intimée comme le montant de la perte qu’elle avait subie, si la cour avait autorisé, à ce stade, la présentation de cette preuve. Je ne vois pas d’erreur justifiant infirmation dans le refus de la Cour d’appel d’autoriser l’intimée à procéder de cette façon.

109 Comme la Cour d’appel elle‑même l’a expliqué dans ses motifs du 14 septembre (sous la plume du juge Baudouin), la présentation de la preuve relative aux dommages‑intérêts ultérieurs aurait pu se faire non seulement au cours de l’appel lui‑même, mais aussi à tout moment avant le prononcé du jugement, ainsi que le prévoit l’art. 199 du Code de procédure civile, L.R.Q., ch. C-25. Il s’est écoulé presque une année complète entre l’audition de l’appel et le dépôt du jugement -- pendant laquelle l’intimée savait, bien sûr, que la Cour d’appel ne disposait pas d’éléments de preuve suffisants pour établir le montant des dommages‑intérêts ultérieurs -- mais l’intimée n’a pas tenté d’établir la preuve de ce montant conformé­ment aux règles applicables. Il m’est donc impossible de conclure que le refus de la Cour d’appel d’octroyer les dommages‑intérêts ultérieurs découlait d’une erreur procédurale de sa part. Cette décision reposait tout simplement sur le fait qu’aucun élément de preuve relatif au montant de ceux‑ci ne lui avait été régulièrement présenté.

110 Relativement au deuxième et au troisième arguments (portant sur la question de savoir si la Cour d’appel aurait dû demander des observations au sujet des dommages‑intérêts ultérieurs ou renvoyer cette question à la Cour supérieure), l’intimée fait fond en grande partie sur l’art. 523 C.p.c. dont le passage pertinent est ainsi libellé:

523. La Cour d’appel peut, si les fins de la justice le requièrent, permettre à une partie d’amender ses actes de procédure, de mettre en cause une personne dont la présence est nécessaire, ou encore, en des circonstances exceptionnelles, de présenter, selon le mode qu’elle indique, une preuve indispensable.

Elle a tous les pouvoirs nécessaires à l’exercice de sa compétence, et peut rendre toutes ordonnances propres à sauvegarder les droits des parties;

Il ressort clairement de la lecture de l’art. 523 C.p.c. que la disposition confère à la Cour d’appel un pouvoir discrétionnaire qu’elle exerce dans l’intérêt de la justice et qui lui permet de rendre toute ordonnance qu’elle estime nécessaire pour préserver les droits des parties; voir Construction Gilles Paquette ltée c. Entreprises Végo ltée, [1997] 2 R.C.S. 299. En l’espèce, la Cour d’appel a simplement choisi de ne pas exercer ce pouvoir discrétionnaire. Compte tenu, en particulier, du fait que l’intimée avait clairement la possibilité de présenter des éléments de preuve au sujet des dommages‑intérêts ultérieurs, je ne suis pas convaincu que notre Cour pourrait à bon droit modifier cette décision.

V. Conclusion

111 Ayant conclu que l’obligation de résidence en cause contrevient sans justification à l’art. 7 de la Charte canadienne et à l’art. 5 de la Charte québécoise, je suis d’avis de rejeter le pourvoi avec dépens. Je suis également d’avis de rejeter le pourvoi incident, sans toutefois rendre d’ordonnance quant aux dépens.

Version française du jugement des juges Gonthier, Cory et Iacobucci rendu par

112 Le juge Cory — Dans des motifs soigneusement rédigés, le juge La Forest fonde sa décision principalement sur la conclusion selon laquelle la résolution de la ville de Longueuil exigeant que ses employés résident dans les limites de la ville viole de façon injustifiable l’art. 7 de la Charte canadienne des droits et libertés.

113 Bien que je souscrive à la conclusion tirée par le juge La Forest selon laquelle il convient de rejeter le pourvoi, je ne la ferais pas reposer sur une atteinte à la Charte canadienne.

114 Les juges de la Cour d’appel du Québec, [1995] R.J.Q. 2561, 31 M.P.L.R. (2d) 130, ont conclu à l’unanimité que l’obligation de résidence n’était pas valable, mais ils sont parvenus à ce résultat au terme de raisonnements différents. Le juge Baudouin a conclu qu’il n’y avait pas transgression d’un droit protégé par la Charte des droits et libertés de la personne, L.R.Q., ch. C-12, et que l’art. 7 de la Charte canadienne ne s’appliquait pas. Il a néanmoins décidé que l’ordre public prescrivait qu’en l’absence d’un intérêt urgent et primordial, chacun devait avoir le droit d’habiter où bon lui semblait. L’obligation de résidence n’était pas justifiée et elle allait à l’encontre de l’ordre public en limitant le choix du lieu de résidence des employés. En s’appuyant sur ce principe, il a conclu à l’invalidité de l’obligation de résidence.

115 Le juge Fish a souscrit pour l’essentiel aux motifs du juge Baudouin, mais il a conclu qu’il n’était pas nécessaire d’examiner la Charte québécoise.

116 Le juge Gendreau a fondé sa décision sur l’art. 5 de la Charte québécoise, qui prévoit:

5. Toute personne a droit au respect de sa vie privée.

117 Le juge Gendreau s’est fondé, à juste titre selon moi, sur les motifs qu’il avait exposés au nom des juges majoritaires dans Brasserie Labatt ltée c. Villa, [1995] R.J.Q. 73 (C.A.), pour conclure que l’obligation de résidence portait atteinte à l’art. 5 de la Charte québécoise. De la même façon, le juge La Forest, dans ses motifs savants, a conclu que la résolution prise par la ville de Longueuil n’était pas valable parce qu’elle portait atteinte à l’art. 5 de la Charte québécoise. Je souscris entièrement à son raisonnement sur cette question. J’estime en effet que l’atteinte à l’art. 5 de la Charte québécoise constitue un motif suffisant pour rejeter le présent pourvoi et je n’examinerais pas l’application de l’art. 7 de la Charte canadienne.

118 Bien que je ne tienne pas compte de l’art. 7 de la Charte canadienne, je ne puis souscrire à la conclusion de la Cour d’appel voulant qu’il ne s’applique tout simplement pas. Notre Cour a déjà reconnu que la Charte pouvait s’appliquer aux règlements municipaux. Voir par exemple Ramsden c. Peterborough (Ville), [1993] 2 R.C.S. 1084. Cependant, je préférerais ne pas me prononcer sur l’application de l’art. 7 à une situation comme celle de l’espèce. La présente affaire soulève des questions importantes sur la portée de l’art. 7. En outre, il se peut que son application ait un effet considérable sur les municipalités. Avant de parvenir à une conclusion à l’égard d’une question qui n’a pas à être examinée pour déterminer l’issue du présent pourvoi, j’aimerais qu’on me présente d’autres arguments sur celle‑ci, y compris les observations des parties concernées et des procureurs généraux des provinces et territoires intervenants. Il se pourrait fort bien que ces observations modifient l’approche qu’adoptera la Cour sur cette question. Je préférerais ne pas hasarder d’avis sur cette question avant d’avoir entendu d’autres arguments à ce sujet.

119 Comme le juge La Forest, je rejetterais le pourvoi incident sans rendre d’ordonnance concernant les dépens.

Pourvoi rejeté avec dépens. Pourvoi incident rejeté.

Procureurs de l’appelante/intimée dans le pourvoi incident: Dunton Rainville, Montréal.

Procureurs de l’intimée/appelante dans le pourvoi incident: Trudel Nadeau Lesage Larivière & Associés, Montréal.

Procureur du mis en cause: Le ministère de la Justice, Sainte‑Foy.


Synthèse
Référence neutre : [1997] 3 R.C.S. 844 ?
Date de la décision : 31/10/1997
Sens de l'arrêt : Le pourvoi et le pourvoi incident sont rejetés. L’obligation de résidence imposée par la ville contrevient sans justification à l’art. 5 de la Charte québécoise

Analyses

Libertés publiques - Droit au respect de la vie privée - Obligation de résidence - Résolution de la municipalité obligeant tous les nouveaux employés permanents à résider dans ses limites territoriales - Le droit de choisir le lieu de sa résidence est‑il visé par le droit au respect de la vie privée? - L’obligation de résidence porte‑t‑elle atteinte au droit au respect de la vie privée des employés? - Dans l’affirmative, l’atteinte est‑elle justifiable? - Charte des droits et libertés de la personne, L.R.Q., ch. C‑12, art. 5, 9.1.

Droit municipal - Résolution - Obligation de résidence - Résolution de la municipalité obligeant tous les nouveaux employés permanents à résider dans ses limites territoriales - La résolution est‑elle valide? - L’obligation de résidence porte‑t‑elle atteinte au «droit au respect de [l]a vie privée» garanti par la Charte québécoise et au «droit à la liberté» garanti par la Charte canadienne? - Charte des droits et libertés de la personne, L.R.Q., ch. C‑12, art. 5, 9.1 - Charte canadienne des droits et libertés, art. 7.

Jugements et ordonnances - Jugement rectificatif - Dommages‑intérêts - Cour d’appel ordonnant la réintégration de l’employée et accordant des dommages‑intérêts pour la période allant de son congédiement au procès - Motifs de la Cour d’appel indiquant qu’elle n’octroie pas de dommages‑intérêts pour la période écoulée entre le procès et l’appel parce que le montant n’en a pas été correctement établi - Aucune conclusion à ce sujet dans le dispositif du jugement - La Cour d’appel a‑t‑elle commis une erreur en rendant un jugement rectificatif?.

Procédure civile - Appel - Cour d’appel ordonnant la réintégration de l’employée et accordant des dommages‑intérêts pour la période allant de son congédiement au procès - Aucuns dommages‑intérêts octroyés pour la période écoulée entre le procès et l’appel parce que le montant n’en a pas été correctement établi - La Cour d’appel a‑t‑elle commis une erreur en ne permettant pas à l’employée de présenter, au cours de l’audition de l’appel, des éléments de preuve au sujet des dommages-intérêts pour la période écoulée entre le procès et l’appel? - La Cour d’appel a‑t‑elle commis une erreur en ne demandant pas aux parties de lui soumettre des observations supplémentaires à ce sujet? - La Cour d’appel a‑t‑elle commis une erreur en ne renvoyant pas la question des dommages-intérêts à la Cour supérieure? - Code de procédure civile, L.R.Q., ch. C-25, art. 523.

La ville appelante a pris une résolution obligeant tous les nouveaux employés permanents à habiter dans les limites de la municipalité. Pour obtenir sa permanence comme préposée aux télécommunications du service de police, l’intimée a signé une déclaration dans laquelle elle s’engageait à établir sa résidence principale dans les limites de la ville et à y habiter tout le temps qu’elle travaillerait pour celle-ci. La déclaration stipulait également que si elle déménageait de la ville, pour quelque raison que ce soit, elle pourrait être congédiée sans avis. L’intimée a obtenu sa permanence et, environ un an plus tard, elle a acheté une nouvelle maison dans une municipalité voisine et y a emménagé. Elle a été congédiée lorsqu’elle a refusé de s’établir à nouveau dans les limites de la ville. La Cour supérieure a rejeté l’action intentée par l’intimée pour obtenir des dommages‑intérêts et pour être réintégrée dans ses fonctions, statuant que l’obligation de résidence ne contrevenait pas à la Charte des droits et libertés de la personne du Québec et que la Charte canadienne des droits et libertés ne s’appliquait pas en l’espèce. La Cour d’appel a accueilli l’appel de l’intimée, concluant que l’obligation de résidence était invalide principalement parce qu’elle était contraire à l’ordre public. Elle a ordonné la réintégration de l’intimée et lui a octroyé des dommages‑intérêts pour la perte financière subie entre le moment du congédiement et le procès en première instance. Elle a signalé que, parce que le montant des dommages‑intérêts découlant de la perte de revenus subie par l’intimée entre le procès et l’appel («dommages‑intérêts ultérieurs») n’avait pas été correctement établi, la cour ne pouvait les octroyer. Le dispositif du jugement ne renfermait cependant aucune conclusion explicite à cet effet. L’intimée a présenté une requête en rectification pour demander à la cour de modifier son dispositif et d’octroyer les «dommages‑intérêts ultérieurs». La cour a fait droit à la requête et modifié le dispositif du jugement, mais elle n’a pas fait droit à la demande de recouvrement de l’intimée concernant les «dommages‑intérêts ultérieurs». La ville a formé un pourvoi contre la décision quant au fond et l’intimée a formé un pourvoi incident contre la décision relative aux dommages‑intérêts.

Arrêt: Le pourvoi et le pourvoi incident sont rejetés. L’obligation de résidence imposée par la ville contrevient sans justification à l’art. 5 de la Charte québécoise.

(1) Pourvoi

Les juges La Forest, L’Heureux‑Dubé et McLachlin: L’article 32 de la Charte canadienne est de portée assez large pour englober toutes les entités qui sont essentiellement de nature gouvernementale et son champ d’application ne se limite pas aux seuls organismes qui font officiellement partie de la structure gouvernementale fédérale ou provinciale. De même, sous le régime de l’art. 32, des entités données peuvent également être assujetties à un examen fondé sur la Charte relativement à certaines fonctions gouvernementales qu’elles accomplissent, même si, intrinsèquement, ces entités ne peuvent être correctement décrites comme «gouvernementales». Comme on ne peut faire autrement que de voir les municipalités comme des «entités gouvernementales», elles sont assujetties à la Charte canadienne. Premièrement, les conseils municipaux sont élus démocratiquement par les citoyens et doivent leur rendre compte de la même façon que le Parlement et les législatures provinciales sont responsables devant leur électorat respectif. Deuxièmement, les municipalités jouissent d’un pouvoir général de taxation qui, pour ce qui est de déterminer si on peut légitimement les considérer comme des entités «gouvernementales», ne se distingue pas des pouvoirs de taxation que le Parlement ou les provinces exercent. Un troisième et important facteur est que les municipalités ont le pouvoir d’établir des règles de droit, de les appliquer et de les faire respecter dans les limites d’un territoire déterminé. Finalement, et de façon plus importante, les municipalités sont des créatures des provinces dont elles tirent leur pouvoir de légiférer. Comme la Charte canadienne s’applique incontestablement aux législatures et aux gouvernements provinciaux, elle ne peut que s’appliquer aussi aux entités qu’ils investissent de pouvoirs gouvernementaux relevant de leur compétence, sinon les provinces pourraient éviter tout simplement l’application de la Charte en attribuant certains pouvoirs aux municipalités. En outre, puisque les municipalités sont de nature gouvernementale, elles sont assujetties quant à toutes leurs activités à l’application de la Charte. La Charte canadienne s’applique donc à l’obligation de résidence visée en l’espèce. Les moyens choisis par une municipalité pour donner corps à ses politiques ne peuvent mettre ses activités à l’abri d’un examen fondé sur la Charte. Tous les pouvoirs des municipalités sont d’origine législative et tous revêtent un caractère gouvernemental. L’acte accompli par une entité de nature gouvernementale est nécessairement «gouvernemental» et ne saurait être légitimement considéré comme «privé».

Le droit de choisir le lieu de sa résidence est visé par le droit à la liberté garanti par l’art. 7 de la Charte canadienne. Ce droit dépasse la simple notion d’absence de contrainte physique et protège une sphère limitée d’autonomie personnelle dans laquelle les individus peuvent prendre des décisions intrinsèquement privées sans intervention de l’État. Toutefois, l’autonomie protégée par le droit à la liberté garanti par l’art. 7 ne comprend que les sujets qui peuvent à juste titre être qualifiés de fondamentalement ou d’essentiellement personnels et qui impliquent, par leur nature même, des choix fondamentaux participant de l’essence même de ce que signifie la jouissance de la dignité et de l’indépendance individuelles. Le choix du lieu de résidence est une décision essentiellement privée qui tient de la nature même de l’autonomie personnelle et l’État ne devrait pas être autorisé à s’immiscer dans ce processus décisionnel privé, à moins que des motifs impérieux ne justifient son intervention. Le fait que le Pacte international relatif aux droits civils et politiques, auquel le Canada a adhéré, protège expressément le droit de choisir le lieu de sa résidence étaye cette opinion. Aucune notion de «droit à l’emploi» constitutionnel ni aucun autre «droit économique» n’interviennent dans l’argument fondé sur la Charte invoqué par l’intimée.

L’intimée n’a pas renoncé à son droit de choisir le lieu de sa résidence en signant la déclaration de résidence pas plus qu’elle ne l’a fait en ne redéménageant pas dans les limites de la ville. L’intimée n’a pas eu la possibilité de négocier la clause obligatoire de résidence et, par conséquent, on ne peut considérer qu’elle a renoncé librement à son droit de choisir le lieu où elle veut vivre. De la même façon, la tentative de l’intimée pour affirmer son droit de choisir le lieu où elle veut vivre en refusant de se conformer à l’obligation de résidence n’est pas assimilable à une renonciation à ce droit.

Aux termes de l’art. 7, une atteinte au droit à la vie, à la liberté ou à la sécurité de la personne par l’État ne contrevient à la Charte canadienne que s’il y a manquement aux «principes de justice fondamentale». Pour déterminer si l’atteinte à un droit garanti par l’art. 7 est conforme à la justice fondamentale, il faut, dans certains cas, soupeser d’une part le droit en cause et d’autre part les objectifs poursuivis par l’État en portant atteinte à ce droit. Cette pondération est tout à fait judicieuse et parfaitement compatible avec l’objet et la portée de l’art. 7, car l’idée que les droits individuels puissent, dans certaines circonstances, être subordonnés à des intérêts collectifs réels et impérieux constitue elle‑même un précepte fondamental de notre système juridique autour duquel s’articulent nos convictions juridiques les plus profondes. En outre, le processus de pondération sera nécessairement contextuel puisque, chaque fois, le droit particulier qui est revendiqué, la portée de l’atteinte et les intérêts de l’État en jeu dépendront largement des faits. En l’espèce, l’obligation de résidence porte atteinte au droit à la liberté d’une manière non conforme aux principes de justice fondamentale. La ville invoque trois motifs d’«intérêt public» pour justifier cette obligation: (1) le maintien de services municipaux de haute qualité, (2) la stimulation du commerce local et l’accroissement des revenus fiscaux et (3) la nécessité de s’assurer que les travailleurs fournissant des services publics essentiels soient physiquement à proximité de leur lieu de travail. Les deux premiers ne peuvent constituer un motif suffisamment impérieux pour l’emporter sur le droit de l’intimée de décider où elle souhaite vivre. Quant au troisième, bien que, dans certaines circonstances, une municipalité puisse être justifiée d’imposer une obligation de résidence aux employés occupant certains postes essentiels, l’obligation visée en l’espèce est trop large pour être justifiée en raison de ce motif, car elle ne s’applique pas seulement aux employés dont les fonctions exigent qu’ils habitent à proximité de leur lieu de travail, mais à tous les employés permanents de la municipalité engagés après la prise de la résolution municipale. En outre, même si l’obligation de résidence était limitée aux travailleurs appelés à répondre à des urgences, l’intimée n’entre pas dans cette catégorie d’employés.

Il n’est pas nécessaire d’examiner la violation de l’art. 7 en fonction de l’article premier de la Charte canadienne, étant donné que l’analyse relative à la justice fondamentale a permis de passer en revue toutes les considérations pertinentes à cet égard. En outre, si tant est qu’une violation de l’art. 7 soit justifiable en vertu de l’article premier, elle ne l’est, normalement, que dans des circonstances exceptionnelles. Ces circonstances sont inexistantes en l’espèce.

L’obligation de résidence, en privant l’intimée de la faculté de choisir son lieu de résidence, enfreint également l’art. 5 de la Charte québécoise. Cette disposition protège notamment le droit de prendre des décisions fondamentalement personnelles sans influence externe indue. La portée des décisions relevant de la sphère d’autonomie protégée par l’art. 5 est limitée aux choix de nature fondamentalement privée ou intrinsèquement personnelle. Le droit de décider sans intervention injustifiée de l’endroit où établir et maintenir sa résidence est clairement visé par la garantie du droit au «respect de [l]a vie privée» énoncée par la Charte québécoise. Comme l’obligation de résidence imposée par la ville a essentiellement empêché l’intimée de faire ce choix librement, elle contrevient à l’art. 5. De plus, pour les raisons exposées relativement à la renonciation à un droit prévu par la Charte canadienne, l’intimée n’a pas renoncé au droit au respect de la vie privée prévu par l’art. 5 de la Charte québécoise.

En supposant que l’art. 9.1 de la Charte québécoise s’applique bien en l’espèce, il doit être interprété et appliqué de la même manière que l’article premier de la Charte canadienne. La partie qui l’invoque pour tenter de justifier la limitation d’un droit garanti par la Charte québécoise a donc la charge de prouver que cette limite est imposée dans la poursuite d’un objectif légitime et important et qu’elle est proportionnelle à cet objectif, c’est‑à‑dire qu’elle est rationnellement liée à l’objectif et que l’atteinte au droit est minimale. Essentiellement pour les raisons exposées relativement à la notion de justice fondamentale dans le contexte de l’art. 7 de la Charte canadienne, les deux premiers objectifs sur lesquels la ville dit fonder l’obligation de résidence imposée en l’espèce ne sont pas assez importants ou urgents pour justifier l’atteinte au droit de l’intimée garanti par l’art. 5. Quant au troisième objectif, on ne peut conclure que l’obligation de résidence extrêmement étendue qui est en cause ait un lien rationnel avec l’objectif poursuivi ni qu’elle lui soit proportionnelle. De plus, les éléments de preuve particuliers présentés par la ville à l’appui des justifications invoquées sont insuffisants et ne lui permettent pas de s’acquitter du fardeau de preuve qui lui incombe. L’atteinte au droit garanti par l’art. 5 n’a donc pas été justifiée en vertu de l’art. 9.1.

Les juges Gonthier, Cory et Iacobucci: Pour les motifs exposés par le juge La Forest, la résolution de la ville exigeant que ses employés résident dans ses limites territoriales n’était pas valable parce qu’elle portait atteinte de façon injustifiable à l’art. 5 de la Charte québécoise. La violation de l’art. 5 constitue un motif suffisant pour rejeter le présent pourvoi et il n’est donc pas nécessaire d’examiner l’application de l’art. 7 de la Charte canadienne. L’application de l’art. 7 peut avoir un effet considérable sur les municipalités et, avant de parvenir à une conclusion à l’égard d’une question qui n’a pas à être examinée pour déterminer l’issue du pourvoi, il serait préférable d’entendre d’autres arguments sur cette question, y compris les observations des parties concernées et des procureurs généraux intervenants.

Le juge en chef Lamer et les juges Sopinka et Major: L’obligation de résidence imposée par la ville porte atteinte au droit au respect de la vie privée reconnu à l’intimée par l’art. 5 de la Charte québécoise et n’est pas justifiée par l’art. 9.1. C’est suffisant pour statuer sur le pourvoi. Il est inutile et peut‑être imprudent d’examiner la question de savoir si l’obligation de résidence porte atteinte à l’art. 7 de la Charte canadienne en l’absence d’observations des parties intéressées.

L’article 5 de la Charte québécoise protège la décision d’un employé quant au choix de son lieu de résidence parce que cette décision relève du droit au respect de la vie privée. La municipalité qui cherche à maintenir une obligation de résidence portant atteinte à l’art. 5 en invoquant l’art. 9.1 doit démontrer que l’obligation est imposée pour réaliser un objectif légitime et important, et qu’elle est proportionnelle à cet objectif, c’est‑à‑dire qu’elle est rationnellement liée à l’objectif et que l’atteinte au droit protégé par l’art. 5 est minimale. Ces critères doivent être appliqués avec souplesse et d’une manière adaptée au contexte particulier et aux circonstances factuelles de chaque espèce. Les objectifs consistant à améliorer la qualité des services en encourageant la loyauté, à stimuler l’économie locale et à garantir que certains employés fournissant des services essentiels sont rapidement prêts à travailler, sont souvent invoqués par les municipalités à l’appui d’obligations de résidence. Sous le régime de l’art. 9.1, ces objectifs peuvent, tout dépendant des faits, être suffisamment impérieux pour justifier une atteinte au droit des employés au respect de leur vie privée. Dans les circonstances particulières de l’espèce, toutefois, aucun des objectifs mentionnés n’est suffisamment impérieux pour justifier une telle atteinte.

(2) Pourvoi incident

Le jugement rectificatif n’a pas statué de nouveau sur une chose jugée. La Cour d’appel tentait tout au plus de préciser formellement la conclusion à laquelle elle était parvenue dans son jugement antérieur. En outre, le jugement rectificatif n’a eu aucun effet préjudiciable sur la position juridique de la ville. Les mots «tout en réservant à l’[intimée] tous ses droits et recours découlant du présent arrêt» ne donnaient pas à celle‑ci le droit de rechercher le recouvrement des «dommages‑intérêts ultérieurs» par d’autres voies de recours, mais confirmaient que la Cour d’appel, en exprimant formellement son refus d’octroyer des «dommages‑intérêts ultérieurs», ne voulait pas donner à penser qu’elle modifiait les conclusions formulées dans son jugement antérieur.

Le refus de la Cour d’appel d’autoriser l’intimée à présenter des éléments de preuve concernant les «dommages‑intérêts ultérieurs» pendant l’audition de l’appel lui‑même ne constituait pas une erreur justifiant infirmation. Si la présentation de cette preuve avait été autorisée à ce stade, la ville n’aurait pas disposé d’assez de temps pour vérifier les chiffres présentés par l’intimée comme le montant de la perte subie. En outre, en application de l’art. 199 C.p.c., la présentation de la preuve relative aux «dommages‑intérêts ultérieurs» aurait pu se faire non seulement au cours de l’appel lui‑même, mais aussi à tout moment avant le prononcé du jugement. L’intimée n’a pas tenté d’établir le montant des «dommages-intérêts ultérieurs» conformément aux règles applicables. Le refus de la Cour d’appel d’octroyer les «dommages‑intérêts ultérieurs» ne découlait donc pas d’une erreur procédurale de sa part. Il reposait tout simplement sur le fait qu’aucun élément de preuve relatif au montant de ceux‑ci ne lui avait été régulièrement présenté.

Finalement, la Cour d’appel n’a pas commis d’erreur en ne demandant pas aux parties de lui soumettre des observations supplémentaires relativement à la demande de «dommages‑intérêts ultérieurs» ou en ne renvoyant pas la question à la Cour supérieure. L’article 523 C.p.c. confère à la Cour d’appel un pouvoir discrétionnaire qu’elle exerce dans l’intérêt de la justice et qui lui permet de rendre toute ordonnance qu’elle estime nécessaire pour préserver les droits des parties. En l’espèce, la Cour d’appel a simplement choisi de ne pas exercer ce pouvoir discrétionnaire. Compte tenu du fait que l’intimée avait clairement la possibilité de présenter des éléments de preuve au sujet des «dommages‑intérêts ultérieurs», notre Cour ne devrait pas modifier cette décision.


Parties
Demandeurs : Godbout
Défendeurs : Longueuil (Ville)

Références :

Jurisprudence
Citée par le juge La Forest
Arrêt appliqué: Brasserie Labatt ltée c. Villa, [1995] R.J.Q. 73
arrêts non suivis: Ector c. City of Torrance, 514 P.2d 433 (1973)
Kennedy c. City of Newark, 148 A.2d 473 (1959)
McCarthy c. Philadelphia Civil Service Commission, 424 U.S. 645 (1976)
arrêts mentionnés: McDermott c. Nackawic (Town) (1988), 53 D.L.R. (4th) 150
McKinney c. Université de Guelph, [1990] 3 R.C.S. 229
Harrison c. Université de la Colombie‑Britannique, [1990] 3 R.C.S. 451
Douglas/Kwantlen Faculty Assn. c. Douglas College, [1990] 3 R.C.S. 570
Stoffman c. Vancouver General Hospital, [1990] 3 R.C.S. 483
SDGMR c. Dolphin Delivery Ltd., [1986] 2 R.C.S. 573
Lavigne c. Syndicat des employés de la fonction publique de l’Ontario, [1991] 2 R.C.S. 211
Re Klein and Law Society of Upper Canada (1985), 50 O.R. (2d) 118
Ramsden c. Peterborough (Ville), [1993] 2 R.C.S. 1084
Re McCutcheon and City of Toronto (1983), 41 O.R. (2d) 652
Montréal (Ville de) c. Arcade Amusements Inc., [1985] 1 R.C.S. 368
R. c. Sharma, [1993] 1 R.C.S. 650
R. c. Greenbaum, [1993] 1 R.C.S. 674
Kruse c. Johnson, [1898] 2 Q.B. 91
Halifax (City of) c. Read, [1928] R.C.S. 605
Slaight Communications Inc. c. Davidson, [1989] 1 R.C.S. 1038
B. (R.) c. Children’s Aid Society of Metropolitan Toronto, [1995] 1 R.C.S. 315
R. c. Lyons, [1987] 2 R.C.S. 309
R. c. Oakes, [1986] 1 R.C.S. 103
R. c. Big M Drug Mart Ltd., [1985] 1 R.C.S. 295
R. c. Morgentaler, [1988] 1 R.C.S. 30
R. c. Beare, [1988] 2 R.C.S. 387
Meyer c. Nebraska, 262 U.S. 390 (1923)
Pierce c. Society of Sisters, 268 U.S. 510 (1925)
Renvoi relatif à la Public Service Employee Relations Act (Alb.), [1987] 1 R.C.S. 313
Mills c. La Reine, [1986] 1 R.C.S. 863
R. c. Rahey, [1987] 1 R.C.S. 588
R. c. Richard, [1996] 3 R.C.S. 525
Renvoi: Motor Vehicle Act de la C.‑B., [1985] 2 R.C.S. 486
Pearlman c. Comité judiciaire de la Société du Barreau du Manitoba, [1991] 2 R.C.S. 869
Rodriguez c. Colombie-Britannique (Procureur général), [1993] 3 R.C.S. 519
Thomson Newspapers Ltd. c. Canada (Directeur des enquêtes et recherches, Commission sur les pratiques restrictives du commerce), [1990] 1 R.C.S. 425
R. c. Jones, [1986] 2 R.C.S. 284
Chiarelli c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1992] 1 R.C.S. 711
Cunningham c. Canada, [1993] 2 R.C.S. 143
Fraternal Order of Police, Youngstown Lodge No. 28 c. Hunter, 360 N.E.2d 708 (1975), certiorari refusé, 424 U.S. 977 (1976)
Detroit Police Officers Ass’n c. City of Detroit, 190 N.W.2d 97 (1971), appel rejeté en raison de l’absence d’une importante question de nature fédérale, 405 U.S. 950 (1972)
Hanson c. Unified School Dist. No. 500, Wyandotte County, Kan., 364 F. Supp. 330 (1973)
Andre c. Board of Trustees of the Village of Maywood, 561 F.2d 48 (1977)
Salem Blue Collar Workers Ass’n c. City of Salem, 33 F.3d 265 (1994)
Donnelly c. City of Manchester, 274 A.2d 789 (1971)
Frenette c. Métropolitaine (La), Cie d’assurance‑vie, [1992] 1 R.C.S. 647
Reid c. Belzile, [1980] C.S. 717
Centre local de services communautaires de l’Érable c. Lambert, [1981] C.S. 1077
Cohen c. Queenswear International Ltd., [1989] R.R.A. 570
The Gazette (Division Southam Inc.) c. Valiquette, [1997] R.J.Q. 30
Ford c. Québec (Procureur général), [1988] 2 R.C.S. 712
R. c. Edwards Books and Art Ltd., [1986] 2 R.C.S. 713
Construction Gilles Paquette ltée c. Entreprises Végo ltée, [1997] 2 R.C.S. 299.
Citée par le juge Cory
Arrêt appliqué: Brasserie Labatt ltée c. Villa, [1995] R.J.Q. 73
arrêt mentionné: Ramsden c. Peterborough (Ville), [1993] 2 R.C.S. 1084.
Citée par le juge Major
Arrêt mentionné: Ford c. Québec (Procureur général), [1988] 2 R.C.S. 712.
Lois et règlements cités
Charte canadienne des droits et libertés, art. 1, 7, 15, 32(1).
Charte des droits et libertés de la personne, L.R.Q., ch. C‑12, art. 1 [mod. 1982, ch. 61, art. 1], 3, 5, 6, 9.1 [aj. idem, art. 2], 10 [mod. idem, art. 3].
Code civil du Québec, L.Q. 1991, ch. 64, art. 1379, 1437.
Code de procédure civile, L.R.Q., ch. C‑25, art. 199, 523 [mod. 1985, ch. 29, art. 11
mod. 1992, ch. 57, art. 422].
Loi de police, L.R.Q., ch. P‑13, art. 65d).
Loi modifiant la charte de la Ville de Longueuil, L.Q. 1982, ch. 81, art. 3 [modifiant la Loi sur les cités et villes pour la Ville de Longueuil en remplaçant l’art. 52 et en ajoutant les art. 52.1 à 52.14].
Loi sur les cités et villes, L.R.Q., ch. C‑19.
Pacte international relatif aux droits civils et politiques, R.T. Can. 1976 no 47, Art. 12(1).
Doctrine citée
Chevrette, François. «La disposition limitative de la Charte des droits et libertés de la personne: le dit et le non‑dit». Dans De la Charte québécoise des droits et libertés: origine, nature et défis. Montréal: Thémis, 1989, 71.
Hampton, Thomas A. «An Intermediate Standard for Equal Protection Review of Municipal Residence Requirements» (1982), 43 Ohio St. L.J. 195.
Lefebvre, Brigitte. «Quelques considérations sur la notion d’ordre public à la lumière du Code civil du Québec». Dans Développements récents en droit civil (1994). Cowansville, Qué.: Yvon Blais, 1994, 149.
Molinari, Patrick A., et Pierre Trudel. «Le droit au respect de l’honneur, de la réputation et de la vie privée: aspects généraux et applications». Dans Formation permanente du Barreau du Québec, Application des Chartes des droits et libertés en matière civile. Cowansville, Qué.: Yvon Blais, 1988, 197.
Myers, Ross S. «The Constitutionality of Continuing Residency Requirements for Local Government Employees: A Second Look» (1986), 23 Cal. W. L. Rev. 24.
Note. «Municipal Employee Residency Requirements and Equal Protection» (1974‑1975), 84 Yale L.J. 1684.
Singleton, Thomas J. «The Principles of Fundamental Justice, Societal Interests and Section 1 of the Charter» (1995), 74 R. du B. can. 446.

Proposition de citation de la décision: Godbout c. Longueuil (Ville), [1997] 3 R.C.S. 844 (31 octobre 1997)


Origine de la décision
Date de l'import : 06/04/2012
Identifiant URN:LEX : urn:lex;ca;cour.supreme;arret;1997-10-31;.1997..3.r.c.s..844 ?
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