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04/06/1998 | CANADA | N°[1998]_1_R.C.S._1128

Canada | R. c. Williams, [1998] 1 R.C.S. 1128 (4 juin 1998)


R. c. Williams, [1998] 1 R.C.S. 1128

Victor Daniel Williams Appelant

c.

Sa Majesté la Reine Intimée

et

Le procureur général du Canada,

le procureur général de l’Ontario,

Aboriginal Legal Services of Toronto Inc.,

African Canadian Legal Clinic,

Urban Alliance on Race Relations (Justice)

et Criminal Lawyers’ Association (Ontario) Intervenants

Répertorié: R. c. Williams

No du greffe: 25375.

1998: 24 février; 1998: 4 juin.

Présents: Le juge en chef Lamer et les juges L’Heureux‑Dubé,

Gonthier, Cory, McLachlin, Iacobucci, Major, Bastarache et Binnie.

en appel de la cour d’appel de la colombie‑britannique

POURVOI contre un arrêt d...

R. c. Williams, [1998] 1 R.C.S. 1128

Victor Daniel Williams Appelant

c.

Sa Majesté la Reine Intimée

et

Le procureur général du Canada,

le procureur général de l’Ontario,

Aboriginal Legal Services of Toronto Inc.,

African Canadian Legal Clinic,

Urban Alliance on Race Relations (Justice)

et Criminal Lawyers’ Association (Ontario) Intervenants

Répertorié: R. c. Williams

No du greffe: 25375.

1998: 24 février; 1998: 4 juin.

Présents: Le juge en chef Lamer et les juges L’Heureux‑Dubé, Gonthier, Cory, McLachlin, Iacobucci, Major, Bastarache et Binnie.

en appel de la cour d’appel de la colombie‑britannique

POURVOI contre un arrêt de la Cour d’appel de la Colombie‑Britannique (1996), 75 B.C.A.C. 135, 123 W.A.C. 135, 134 D.L.R. (4th) 519, 106 C.C.C. (3d) 215, 48 C.R. (4th) 97, [1997] 1 C.N.L.R. 153, [1996] B.C.J. No. 926 (QL), qui a rejeté l’appel interjeté contre la déclaration de culpabilité prononcée par le juge Vickers, siégeant avec jury, [1994] B.C.J. No. 3160 (QL), à la suite d’un jugement du juge en chef Esson concernant une demande de récusation motivée (1994), 90 C.C.C. (3d) 194, 30 C.R. (4th) 277, [1995] 3 C.N.L.R. 178, [1994] B.C.J. No. 1301 (QL). Pourvoi accueilli.

Joseph J. Blazina, pour l’appelant.

Dirk Ryneveld, c.r., et George Ivanisko, pour l’intimée.

Graham Garton, c.r., pour l’intervenant le procureur général du Canada.

Ian R. Smith, pour l’intervenant le procureur général de l’Ontario.

Kent Roach et Noelle Spotton, pour l’intervenante Aboriginal Legal Services of Toronto Inc.

Steven M. Hinkson et Julian K. Roy, pour l’intervenante African Canadian Legal Clinic.

Julian N. Falconer et Richard Macklin, pour l’intervenante Urban Alliance on Race Relations (Justice).

James Lockyer, pour l’intervenante Criminal Lawyers’ Association (Ontario).

//Le juge McLachlin//

Version française du jugement de la Cour rendu par

Le juge McLachlin —

Introduction

1 Victor Daniel Williams, un autochtone, a été accusé d’avoir commis un vol qualifié dans une pizzéria de Victoria en octobre 1993. Monsieur Williams a plaidé non coupable et a choisi d’être jugé devant un juge et un jury. Pour sa défense, il a allégué que ce n’était pas lui mais un autre individu qui avait commis le vol qualifié. Il s’agit, en l’espèce, de décider si M. Williams a le droit d’interroger (pour fins de récusation motivée) les candidats jurés pour déterminer s’ils ont, contre les autochtones, des préjugés susceptibles de compromettre leur impartialité.

2 Le Code criminel, L.R.C. (1985), ch. C-46, prévoit, à l’art. 638, qu’«un accusé a droit à n’importe quel nombre de récusations pour l’un ou l’autre des motifs suivants: [. . .] un juré n’est pas impartial entre la Reine et l’accusé». Cet article confère au juge du procès le pouvoir discrétionnaire d’autoriser des récusations motivées, lequel pouvoir devrait être exercé lorsqu’il y a possibilité réaliste de partialité d’un juré. En l’espèce, il a été établi en preuve que les préjugés raciaux contre les autochtones étaient largement répandus. Je conclus que, dans les circonstances de la présente affaire, ces préjugés créaient une possibilité réaliste de partialité et que le juge du procès aurait dû exercer son pouvoir discrétionnaire d’autoriser la récusation motivée.

Historique des procédures

Le premier procès

3 Au premier procès, Williams a demandé l’autorisation d’interroger les candidats jurés, conformément à l’art. 638 du Code, pour vérifier s’ils avaient des préjugés raciaux. Il a déposé à l’appui de sa demande des documents faisant état du racisme largement répandu dont les autochtones sont victimes dans la société canadienne et un affidavit qui précisait notamment: [traduction] «j’espère que les 12 personnes qui me jugeront ne haïssent pas les Indiens». Le juge Hutchison a décidé que Williams avait satisfait au critère préliminaire et lui a permis de poser deux questions aux candidats jurés:

(1) Le fait que l’accusé soit un Indien vous rend-il moins apte à juger la preuve produite sans parti pris, préjugé ou partialité?

(2) Le fait que l’accusé soit un Indien et que le plaignant soit un Blanc vous rend-il moins apte à juger la preuve produite sans parti pris, préjugé ou partialité?

À un certain nombre de reprises, le juge Hutchison a permis que d’autres questions soient posées pour clarifier les réponses aux deux premières. Quarante‑trois candidats jurés ont été interrogés et 12 ont été écartés par crainte de parti pris. Le ministère public a demandé que le procès soit déclaré nul pour cause d’erreurs de procédure, dont l’utilisation des deux mêmes jurés pour toutes les récusations, ainsi que de la [traduction] «publicité déplorable» qui avait entouré le processus de sélection des jurés. L’accusé s’y est opposé, soutenant que le ministère public voulait un nouveau procès pour faire infirmer la décision sur les récusations motivées. Le juge du procès a répondu qu’il doutait que cela se produise, vu la jurisprudence, et a déclaré le procès nul conformément à la demande du ministère public.

Le second procès (1994), 90 C.C.C. (3d) 194

4 La demande de Williams visant à obtenir une ordonnance l’autorisant à récuser des jurés pour cause a été entendue par le juge en chef Esson. À l’appui de sa demande, Williams a assigné quatre témoins et déposé la décision du juge Hutchison sur le droit à la récusation motivée, ainsi qu’une transcription des procédures de sélection des jurés. Le juge en chef Esson a conclu, à la p. 198, que la preuve tendait à corroborer l’opinion selon laquelle [traduction] «les autochtones ont été, dans le passé, et continuent d’être victimes de préjugés qui, à certains égards, sont devenus plus flagrants et répandus ces dernières années à la suite des tensions engendrées par les événements survenus dans le domaine notamment des revendications territoriales et des droits de pêche». Il a reconnu l’existence d’une possibilité raisonnable qu’un candidat juré ait des préjugés contre un autochtone accusé de vol qualifié commis contre un Blanc. Il a également admis que le critère applicable en matière de récusation motivée était la «possibilité raisonnable» d’influence due au parti pris ou à la partialité: voir R. c. Sherratt, [1991] 1 R.C.S. 509.

5 Toutefois, le juge en chef Esson a rejeté l’argument selon lequel les préjugés largement répandus contre les autochtones ont créé une possibilité raisonnable de partialité suffisante pour étayer une récusation motivée. [traduction] «[I]l ne s’ensuit pas, en l’absence de tout autre facteur que la race de l’accusé, qu’il existe une possibilité réaliste qu’un juré soit influencé par de tels préjugés dans l’exercice du devoir solennel de décider si l’accusé est coupable du crime reproché» (à la p. 206). Autrement dit, le juge en chef Esson a décidé que, s’il y avait une possibilité raisonnable que les candidats jurés aient des préjugés contre Williams, il n’y avait aucune possibilité raisonnable que ces préjugés se traduisent par une partialité au procès, parce qu’on peut s’attendre à ce que les jurés laissent de côté leurs préjugés et que le système du jury comporte des garanties efficaces contre de tels préjugés. À son avis, l’impartialité est présumée en droit et la preuve de préjugés généraux dans la collectivité est insuffisante pour réfuter cette présomption. Le juge en chef Esson a étayé cette conclusion d’une analyse coûts‑avantages. Il a estimé que le coût et la perturbation qui résulteraient du fait de permettre les récusations fondées sur des préjugés raciaux dans la collectivité l’emporteraient de loin sur l’avantage présumé de procès censément plus équitables. Il a fait la distinction d’avec l’arrêt R. c. Parks (1993), 84 C.C.C. (3d) 353 (C.A. Ont.), où la récusation fondée sur des préjugés raciaux a été permise pour le motif que la preuve établissait non seulement l’existence de préjugés raciaux, mais encore la perception largement répandue à Toronto qu’il y avait un rapport entre les Noirs et les crimes violents.

6 Le juge Vickers a présidé le procès. Il a rejeté une nouvelle demande de récusation motivée de candidats jurés. Ni dans son exposé initial aux membres du jury, ni dans son exposé final à ceux-ci, il ne leur a dit qu’ils devraient être conscients de tout préjugé qu’ils pourraient avoir contre Williams en tant qu’autochtone, ou qu’ils devraient en faire abstraction. Williams a produit une preuve à l’appui de son moyen de défense selon lequel ce n’était pas lui mais un autre autochtone qui avait commis le vol qualifié. Le jury l’a déclaré coupable. Williams a interjeté appel devant la Cour d’appel sur la question de la récusation motivée.

La Cour d’appel (1996), 106 C.C.C. (3d) 215

7 La Cour d’appel, s’exprimant par l’intermédiaire du juge Macfarlane, a convenu avec le juge en chef Esson qu’il existait une présomption d’impartialité des jurés et qu’elle n’était pas réfutée par la preuve de l’existence, dans la collectivité, de préjugés généraux contre les gens de la race de l’accusé. Pour réfuter cette présomption, il faut une preuve d’attitudes racistes qui revêtiraient une importance particulière relativement à un procès criminel. Elle a rejeté l’appel, aux pp. 229 et 230, parce que [traduction] «la preuve ne fait état d’aucune étude concluant que des personnes qui forment un jury peuvent être portées à conclure qu’un autochtone est plus susceptible d’avoir commis un crime qu’un non‑autochtone». Elle a statué que, bien que le coût d’une procédure ne puisse pas réduire le droit à un procès équitable, l’analyse coûts‑avantages du juge en chef Esson était secondaire et n’avait pas vicié sa décision. L’appel a été rejeté et la déclaration de culpabilité confirmée.

Dispositions législatives et constitutionnelles

8 Code criminel, L.R.C. (1985), ch. C‑46

638. (1) Un poursuivant ou un accusé a droit à n’importe quel nombre de récusations pour l’un ou l’autre des motifs suivants:

. . .

b) un juré n’est pas impartial entre la Reine et l’accusé;

. . .

(2) Nulle récusation motivée n’est admise pour une raison non mentionnée au paragraphe (1).

Charte canadienne des droits et libertés

7. Chacun a droit à la vie, à la liberté et à la sécurité de sa personne; il ne peut être porté atteinte à ce droit qu’en conformité avec les principes de justice fondamentale.

11. Tout inculpé a le droit:

. . .

d) d’être présumé innocent tant qu’il n’est pas déclaré coupable, conformément à la loi, par un tribunal indépendant et impartial à l’issue d’un procès public et équitable;

15. (1) La loi ne fait acception de personne et s’applique également à tous, et tous ont droit à la même protection et au même bénéfice de la loi, indépendamment de toute discrimination, notamment des discriminations fondées sur la race, l’origine nationale ou ethnique, la couleur, la religion, le sexe, l’âge ou les déficiences mentales ou physiques.

Analyse

Quelle règle s’applique?

La façon d’aborder au Canada la récusation fondée sur l’absence d’impartialité entre le ministère public et l’accusé

9 La poursuite et la défense ont le droit de récuser tout candidat juré pour le motif qu’il «n’est pas impartial entre la Reine et l’accusé». L’absence d’«impartialité» peut être rendue par «partialité», l’expression utilisée par les tribunaux d’instance inférieure. L’«absence d’impartialité» ou «partialité» s’entend, à son tour, de la possibilité que les connaissances ou les croyances d’un juré influent sur la manière dont il s’acquitte de sa fonction de juré, c’est-à-dire qu’il agisse de manière inappropriée ou inéquitable pour l’accusé. Le juré partial ou non impartial est celui qui penche en faveur d’une partie ou d’une conclusion donnée. Dans le Legal Thesaurus (2e éd. 1992) de Burton, on trouve, à la p. 374, une liste de synonymes de «partial» qui illustre les attitudes qui peuvent rendre une personne inapte à faire partie d’un jury:

[traduction] sectaire, [. . .] discriminatoire, bien disposé, enclin, influencé, [. . .] intéressé, aigri, borné, inéquitable, partisan, prédisposé, ayant des préjugés, préoccupé, restreint, [. . .] subjectif, déséquilibré, inégal, injuste, injustifié, déraisonnable.

10 L’inclination visée par le mot «partial» peut provenir de diverses sources. Quatre catégories de préjugé ont été recensées chez les candidats jurés: le préjugé fondé sur l’intérêt, le préjugé spécifique, le préjugé générique et le préjugé inspiré par le conformisme: voir Neil Vidmar, «Pretrial prejudice in Canada: a comparative perspective on the criminal jury» (1996), 79 Jud. 249, à la p. 252. Le préjugé fondé sur l’intérêt existe quand le juré peut avoir un intérêt direct dans le procès ou l’issue du procès à cause de ses relations avec le défendeur, la victime ou les témoins. Le préjugé spécifique concerne les attitudes et les croyances au sujet de l’affaire en cause qui peuvent rendre le juré incapable de décider impartialement de la culpabilité ou de l’innocence. Ces attitudes et croyances peuvent découler de sa connaissance personnelle de l’affaire, de la publicité dans les médias ou de la discussion publique et de rumeurs dans la collectivité. Le préjugé générique, la catégorie dont il est question dans le présent pourvoi, découle d’attitudes stéréotypées en ce qui concerne le défendeur, les victimes, les témoins ou la nature du crime lui‑même. Les préjugés raciaux ou ethniques, ou les préjugés contre les personnes accusées d’agression sexuelle, sont des exemples de préjugé générique. Enfin, le préjugé inspiré par le conformisme s’observe quand l’affaire revêt une si grande importance pour la collectivité que le juré perçoit au sein de celle-ci un fort sentiment au sujet de cette affaire, conjugué une attente quant à l’issue de celle-ci.

11 La connaissance ou le préjugé peut influer de diverses façons sur le procès. Ce facteur peut inciter un juré à croire que l’accusé est susceptible d’avoir commis le crime reproché. Il peut l’inciter à rejeter la preuve de l’accusé ou à y accorder moins d’importance. Ou encore, il peut, de manière générale, prédisposer le juré en faveur du ministère public qu’il perçoit comme le représentant de la majorité «blanche», au détriment de l’accusé qui fait partie de la minorité, en le portant, par exemple, à dissiper plus facilement des doutes au sujet de certains aspects de la preuve du ministère public: voir Sheri Lynn Johnson, «Black Innocence and the White Jury» (1985), 83 Mich. L. Rev. 1611. Quand cela se produit, un juré, si bonnes que soient ses intentions, n’est pas impartial entre le ministère public et l’accusé. Ses propres délibérations et celles des autres jurés qui peuvent être influencés par lui risquent de conduire à un verdict reflétant non pas la preuve et le droit, mais les idées préconçues et les préjugés du juré. Le but de l’art. 638 du Code est d’empêcher que de tels effets ne vicient les délibérations du jury et, par conséquent, le procès: voir R. c. Hubbert (1975), 29 C.C.C. (2d) 279 (C.A. Ont.). Bref, il a pour but d’assurer la tenue d’un procès équitable.

12 En pratique, le problème qui se pose est de savoir comment vérifier si un candidat juré peut être partial ou «non impartial» entre le ministère public et l’accusé. Il y a deux façons d’aborder ce problème. La première est celle qui a cours aux États‑Unis. Selon cette méthode, chaque liste de jurés est suspecte. Chaque candidat juré peut être interrogé sur ses idées préconçues et ses préjugés et être récusé, quelle que soit la nature du procès. En conséquence, les longues évaluations de jurés avant le procès de l’accusé sont courantes.

13 Au Canada, la situation est différente. Les candidats jurés sont présumés impartiaux. Pour que le ministère public ou l’accusé puisse les interroger et les récuser, ils doivent invoquer des craintes qui écartent cette présomption. La façon habituelle de procéder est la suivante: la partie qui veut récuser un juré produit une preuve justifiant la crainte exprimée. Subsidiairement, si la raison de cette crainte est notoire, en ce sens qu’elle est bien connue et reconnue, le droit de la preuve peut permettre au juge d’en prendre connaissance d’office. Ce pourrait être le cas, par exemple, lorsque la crainte résulte du fait que le juge et tous les autres membres de la collectivité sont conscients de la publicité considérable qui a entouré l’affaire. Le juge est investi d’un large pouvoir discrétionnaire de diriger le processus de récusation, afin d’empêcher qu’on en abuse, d’en assurer l’équité pour le candidat juré et pour l’accusé, et d’éviter que des récusations dénuées de fondement viennent retarder inutilement le procès: voir Hubbert, précité.

14 Il faut cependant éviter de confondre pouvoir discrétionnaire et caprice. Le juge qui exerce le pouvoir discrétionnaire d’autoriser ou de refuser des récusations motivées doit agir en fonction de la preuve et de manière à réaliser l’objet de l’al. 638(1)b) — empêcher de choisir comme jurés des personnes qui ne sont pas impartiales entre le ministère public et l’accusé. Autrement dit, le juge du procès qui exerce son pouvoir discrétionnaire ne peut pas [traduction] «restreindre, dans les faits, le droit de récusation motivée prévu par la loi»: voir R. c. Zundel (No. 1) (1987), 31 C.C.C. (3d) 97, à la p. 135 (autorisation de pourvoi refusée [1987] 1 R.C.S. xii). Pour guider les juges dans l’exercice de leur pouvoir discrétionnaire, notre Cour a formulé une règle dans Sherratt, précité: le juge devrait permettre les récusations motivées s’il existe une «possibilité réaliste» de partialité. Cette affaire concernait la possibilité de partialité due à la publicité antérieure au procès. Toutefois, comme l’ont reconnu les tribunaux dans cette affaire, la règle s’applique à toutes les demandes de récusation fondée sur le parti pris, peu importe la cause de la crainte de partialité.

15 Si on applique Sherratt à la présente affaire, il faut se demander si, en l’espèce, la preuve de l’existence, dans la collectivité, de préjugés largement répandus contre les autochtones engendre une possibilité réaliste de partialité.

Définition du critère préliminaire de preuve

16 Le juge en chef Esson et la Cour d’appel ont appliqué le critère de la «possibilité réaliste» de partialité. Toutefois, ils ont adopté un point de vue différent de celui du juge Hutchison quant à savoir dans quels cas la preuve établit une telle possibilité. Le débat devant nous s’est aussi orienté dans ces deux directions opposées.

17 Le ministère public soutient que la preuve de préjugés raciaux largement répandus contre les gens de la race de l’accusé ne traduit pas une «possibilité réaliste» de partialité. Il y a présomption que les jurés vont agir impartialement, quelles que soient leurs opinions préexistantes. La preuve de préjugés largement répandus ne réfute pas cette présomption. Il faut plus que cela. Le ministère public ne précise pas quelle preuve pourrait suffire. Toutefois, il souligne que la preuve doit tendre à établir non seulement les préjugés, mais encore la partialité, ou les préjugés susceptibles d’influer sur l’issue de l’affaire. Selon l’argument du ministère public, il faut une preuve tangible de préjugés non susceptibles d’être laissés de côté au procès. Le ministère public interprète l’arrêt Parks, précité, où l’on a autorisé des récusations fondées sur des préjugés raciaux dans la collectivité, comme étant un cas exceptionnel dans lequel les préjugés raciaux étaient de nature et de portée suffisamment extrêmes pour établir l’existence d’une possibilité raisonnable de partialité.

18 La défense adopte un point de vue différent. Premièrement, elle fait valoir que l’arrêt Sherratt, précité, établit que le droit de récusation motivée n’est ni exceptionnel ni extraordinaire ou extrême. Deuxièmement, elle affirme que la preuve de l’existence, dans la collectivité, de préjugés largement répandus contre les autochtones suffit pour créer une «possibilité réaliste» de partialité, donnant droit à l’accusé d’interroger les candidats jurés sur leurs préjugés et de leur demander s’ils pourront les laisser de côté en accomplissant leur devoir de juré. Selon l’argument de la défense, le critère préliminaire de preuve que proposent le ministère public, le juge en chef Esson et la Cour d’appel est trop strict.

19 À mon avis, les positions respectives du ministère public, du juge en chef Esson et de la Cour d’appel traduisent un certain nombre d’erreurs qui amènent à assujettir la récusation motivée à un critère préliminaire de preuve trop strict. Je vais analyser chacune de ces erreurs à tour de rôle.

(1) La supposition que les préjugés seront effacés par voie d’épuration judiciaire

20 Les arguments du ministère public (ainsi que les jugements du juge en chef Esson et de la Cour d’appel de la Colombie‑Britannique) reposent sur la supposition que les jurés seront généralement capables de déceler et de laisser de côté les préjugés raciaux. Ce n’est que dans des cas exceptionnels que les préjugés raciaux d’un juré risqueront de compromettre son impartialité. Par contre, la défense dit que les jurés ne seront peut‑être pas capables de laisser de côté des préjugés raciaux qui ne constituent pas des préjugés extrêmes. Peut‑on supposer à bon droit que les personnes qui ont des préjugés raciaux qui ne constituent pas des préjugés extrêmes les laisseront de côté si elles sont appelées à exercer la fonction de juré? L’examen de la nature des préjugés raciaux et de l’influence qu’ils peuvent avoir sur le processus décisionnel porte à croire que non.

21 Affirmer que toutes les personnes qui ont des préjugés raciaux les effaceront de leur esprit en exerçant leur fonction de juré revient à sous‑estimer la nature insidieuse des préjugés raciaux et des stéréotypes qui les sous‑tendent. Comme le souligne Vidmar, loc. cit., les préjugés raciaux d’un juré qui en compromettent l’impartialité sont une forme de discrimination. Ils impliquent l’établissement de distinctions fondées sur une classe ou catégorie sans égard au mérite individuel. Ils reposent sur des idées préconçues et des suppositions incontestées qui façonnent le comportement quotidien des gens sans qu’ils s’en rendent compte. Profondément enracinées dans la psyché humaine, ces idées préconçues ne peuvent pas être facilement et effectivement décelées et laissées de côté, même par la personne qui veut le faire. C’est pourquoi on ne peut pas supposer que les directives que le juge donne aux jurés pour qu’ils agissent impartialement contrecarreront toujours effectivement les préjugés raciaux: voir Johnson, loc. cit. Le juge Doherty a reconnu cela dans l’arrêt Parks, précité, à la p. 371:

[traduction] Pour décider si les garanties d’impartialité des jurés choisis sont un antidote sûr contre les préjugés raciaux, il faut souligner la nature de ces préjugés. Pour certains, les préjugés contre les Noirs reposent sur des suppositions tacites et incontestées apprises au long de toute une vie. Ces suppositions façonnent le comportement quotidien des gens, souvent sans qu’ils s’en rendent compte. À mon avis, les attitudes qui sont enracinées dans le subconscient des gens et qui se reflètent tant dans leur conduite que dans celle des institutions dans la collectivité résisteront plus à l’épuration judiciaire que les opinions basées sur les actualités de la veille et pouvant être rattachées à une personne ou à un événement en particulier.

22 Les préjugés raciaux et leurs effets sont tout aussi attentatoires et insaisissables que corrosifs. Nous ne devrions pas supposer que les directives du juge ou d’autres garanties élimineront les préjugés qui peuvent être profondément enracinés dans le subconscient des jurés. Nous devrions plutôt reconnaître la puissance destructrice des préjugés raciaux subliminaux en admettant que les garanties d’impartialité des jurés choisis peuvent être insuffisantes. S’il y a des doutes, il vaut mieux pécher par excès de prudence et permettre d’examiner les préjugés. C’est la seule façon de vérifier avec plus ou moins de certitude si ces préjugés existent et s’ils peuvent être laissés de côté. Il vaut mieux risquer d’autoriser des récusations qui sont en fait inutiles que risquer d’interdire des récusations qui sont nécessaires: voir Aldridge c. United States, 283 U.S. 308 (1931), à la p. 314, et Parks, précité.

23 Il s’ensuit que je ne suis pas d’accord pour dire, comme dans R. c. B. (A.) (1997), 33 O.R. (3d) 321 (C.A.), à la p. 343, qu’il faut rejeter une demande de récusation motivée s’il n’y a [traduction] «aucune preuve tangible» que l’un ou l’autre des candidats jurés [traduction] «ne pourrait pas laisser de côté ses préjugés». Lorsque l’existence de préjugés raciaux largement répandus est démontrée, il peut bien être raisonnable pour le juge du procès de déduire que certaines personnes auront de la difficulté à déceler et à éliminer leurs préjugés. Il est donc raisonnable de permettre les récusations motivées. Cela ne veut pas dire qu’il faut nécessairement écarter le juré qui, dans le cadre d’une récusation motivée, admet qu’il a des préjugés raciaux pertinents. Il incombe aux vérificateurs chargés de déterminer si la récusation est fondée de décider si un juré a des préjugés raciaux susceptibles de compromettre sa partialité et, dans l’affirmative, s’il est capable de laisser de côté ces préjugés.

24 Le législateur lui‑même a reconnu que les jurés peuvent parfois être incapables de laisser de côté leurs préjugés et d’agir impartialement entre le ministère public et l’accusé, en dépit de tout espoir et de toute attente à cet égard. Le paragraphe 638(2) prévoit implicitement que, selon le législateur, les jurés peuvent avoir des connaissances et des préjugés que ne pourront pas neutraliser complètement les directives dans lesquelles le juge du procès demande aux jurés de trancher l’affaire impartialement en fonction de la preuve produite. Si l’épuration judiciaire permettait de supprimer complètement les idées préconçues et les inclinations des jurés, l’al. 638(1)b) serait inutile. Les juges du procès peuvent conclure que les directives qu’ils donnent permettront à coup sûr de remédier à certaines inclinations. Toutefois, l’al. 638(1)b) nous rappelle que l’épuration judiciaire n’est pas toujours suffisante. Lorsque l’inclination en cause est aussi complexe et insidieuse que les préjugés raciaux, nous ne devrions pas supposer sans plus que les directives du juge la neutraliseront toujours.

25 Dans l’arrêt Sherratt, précité, à la p. 532, notre Cour, par l’intermédiaire du juge L’Heureux‑Dubé, a rejeté l’argument que les préjugés découlant de la publicité antérieure au procès pouvaient être contrecarrés par les garanties qu’offre le procès:

Bien qu’il ne fasse aucun doute que les juges de première instance jouissent d’un large pouvoir discrétionnaire dans ce domaine et que les jurés agissent normalement en conformité avec leur serment, ces deux principes ne sauraient l’emporter sur le droit de tout inculpé à un procès équitable, ce qui comprend nécessairement la constitution d’un jury impartial.

On peut en dire autant de nombreuses formes de préjugés fondés sur des stéréotypes raciaux. Ce n’est pas parce que l’on s’attend à ce que les jurés agissent normalement en conformité avec leur serment qu’il n’est pas nécessaire d’autoriser les récusations motivées dans des circonstances comme celles de la présente affaire, où il est établi que des préjugés contre les gens de la race de l’accusé sont largement répandus dans la collectivité.

(2) Insistance sur la nécessité d’un lien entre l’attitude raciste et la possibilité de partialité d’un juré

26 La Cour d’appel, par l’intermédiaire du juge Macfarlane, a affirmé que l’existence d’une large mesure de préjugés raciaux dans la collectivité à partir de laquelle est formé le tableau des jurés n’est pas suffisante en soi pour permettre une récusation motivée parce que les préjugés ne sauraient être assimilés à la partialité. La cour a statué que, pour que l’appelant ait gain de cause, il doit y avoir une preuve que les autochtones sont victimes de préjugés d’une nature et d’une ampleur particulières; la preuve qui ne démontre que l’existence de «préjugés généraux» contre un groupe racial n’est pas suffisante pour justifier une récusation motivée. Le ministère public va même plus loin en faisant valoir que, pour que les récusations motivées soient justifiées, les préjugés raciaux dans la collectivité doivent avoir un lien avec des aspects particuliers du procès. Plus particulièrement, il soutient que lorsque, comme en l’espèce, la défense allègue que le crime a été perpétré par un autre autochtone, la race ne saurait avoir aucune pertinence car le jury doit choisir entre deux autochtones.

27 En toute déférence, je ne puis retenir cet argument. À mon avis, il est trop restrictif. La preuve de préjugés largement répandus peut, selon sa nature et les circonstances de l’affaire, mener à la conclusion qu’il y a possibilité réaliste de partialité. La possibilité de partialité est irréfutable lorsque les préjugés peuvent être liés à des aspects particuliers du procès, comme dans le cas de la croyance largement répandue que des gens de la race de l’accusé sont plus susceptibles de commettre le crime reproché. Cependant, la partialité peut être établie en l’absence de tels liens.

28 Les préjugés raciaux contre l’accusé peuvent lui nuire de bien des façons. C’est lorsque le crime comporte un «aspect interracial» ou qu’un lien est perçu entre les gens de la race de l’accusé et le crime reproché que le lien entre les préjugés et le verdict est le plus évident. Mais les préjugés raciaux peuvent jouer un rôle d’autres manières moins évidentes. Les stéréotypes racistes peuvent influer sur l’appréciation de la crédibilité de l’accusé par les jurés. Les préjugés peuvent déformer les informations reçues au cours du procès: voir Parks, précité, à la p. 372. Les jurés qui ont des préjugés raciaux peuvent considérer que les gens de la race de l’accusé sont moins respectables ou encore percevoir un lien entre les gens de la race de l’accusé et le crime en général. De cette manière, le racisme subconscient peut porter à conclure plus facilement que l’accusé noir ou autochtone a commis le crime, peu importe la race du plaignant: voir Kent Roach, «Challenges for Cause and Racial Discrimination» (1995), 37 Crim. L.Q. 410, à la p. 421.

29 Là encore, un juré qui a des préjugés pourrait percevoir le ministère public comme n’étant pas autochtone ou noir et penser devoir le favoriser au détriment d’un accusé autochtone ou noir. Le procès oppose l’accusé et le ministère public. Ce n’est qu’accessoirement qu’il oppose l’accusé et un autre autochtone. Un juré qui a des préjugés pourrait être enclin à favoriser les témoins à charge qui ne sont pas des autochtones, au détriment de l’accusé autochtone. Ou encore un juré qui a des préjugés raciaux pourrait simplement avoir tendance à prendre parti pour le ministère public parce que, consciemment ou non, il le perçoit comme un défenseur des intérêts de la majorité contre la minorité qu’il craint ou désapprouve. Ces sentiments pourraient pousser le juré à priver l’accusé du bénéfice du doute.

30 En fin de compte, il relève du pouvoir discrétionnaire du juge du procès de déterminer si, en l’absence de «liens» particuliers avec le procès, les préjugés raciaux largement répandus dans la collectivité sont suffisants pour conférer une «vraisemblance» à la récusation compte tenu des circonstances particulières de chaque cas. Dans l’extrait suivant de l’arrêt Parks, précité, aux pp. 379 et 380, le juge Doherty énonce correctement l’état du droit:

[traduction] Je suis convaincu qu’à tout le moins dans certains cas où l’accusé est noir il y a une possibilité réaliste qu’un seul ou plusieurs jurés fassent preuve de discrimination envers l’accusé à cause de la couleur de sa peau. À mon avis, le juge du procès pourrait, en exerçant à bon droit son pouvoir discrétionnaire, permettre à l’avocat de poser la question formulée en l’espèce, et ce, dans tout procès tenu dans la communauté urbaine de Toronto où l’accusé est noir. J’irais même jusqu’à conclure qu’il serait préférable de permettre que cette question soit posée dans tous les cas où l’accusé demande l’examen.

Outre la couleur de l’accusé, il y aura des facteurs qui augmenteront la possibilité de verdicts influencés par des préjugés raciaux. Il est impossible de dresser une liste exhaustive de ces facteurs. S’ils existent, le juge du procès doit permettre à l’avocat de poser la question proposée en l’espèce.

31 À la seconde étape où l’on procède vraiment à la récusation motivée, la question de savoir comment des préjugés peuvent jouer dans le contexte du procès est au premier plan. Les vérificateurs chargés de déterminer si la récusation est fondée peuvent conclure que le lien entre les préjugés d’un candidat juré et le procès est si ténu qu’il ne peut pas réalistement le rendre partial. À l’inverse, les vérificateurs pourraient conclure que la croyance d’un candidat juré que les gens de la race de l’accusé sont plus susceptibles que les autres de commettre le genre de crime reproché tend fortement à indiquer qu’il sera partial. Ces considérations, quoique non essentielles pour conclure à l’existence d’un droit de récusation motivée, peuvent être déterminantes relativement à la récusation motivée elle‑même.

(3) Confusion des deux étapes du processus de récusation motivée

32 Le paragraphe 638(2) prescrit deux examens et deux décisions distinctes comportant l’application de deux critères différents. La première étape est l’examen qui a lieu devant le juge afin de déterminer s’il y a lieu d’autoriser des récusations motivées. Le critère applicable consiste alors à se demander s’il y a une possibilité réaliste de partialité. Il s’agit de décider s’il y a des raisons de croire que le tableau des jurés peut comprendre des personnes ayant des préjugés qui, après avoir reçu les directives du juge, pourraient ne pas être capables de les laisser de côté. Les mots clefs, à la première étape, sont «peut» et «pourraient». Comme il s’agit d’un examen préliminaire qui peut porter atteinte aux droits garantis à l’accusé par la Charte (voir plus loin), il convient d’adopter une approche raisonnablement libérale.

33 Si le juge autorise des récusations motivées, celles‑ci font alors l’objet du second examen. La défense peut interroger les candidats jurés pour vérifier s’ils ont des préjugés contre les gens de la race de l’accusé et, dans l’affirmative, s’ils sont capables de les laisser de côté et d’être des jurés impartiaux. Il s’agit alors de décider si le candidat en question sera capable d’agir impartialement. À l’étape préliminaire où il faut déterminer s’il y a lieu de permettre une récusation motivée, exiger la preuve que les jurés inscrits au tableau seront incapables de laisser de côté tout préjugé qu’ils peuvent avoir et d’agir impartialement, c’est poser la question qu’il convient davantage de poser à la seconde étape.

34 Le ministère public confond les deux étapes du processus. Au lieu de se demander s’il y a une possibilité de partialité à l’étape où il faut décider du droit de récusation motivée, il exige la preuve que le racisme largement répandu entraînera la formation d’un jury partial. On suppose qu’en l’absence de cette preuve aucune récusation motivée ne devrait être permise. Ce n’est pas la question qu’il convient de se poser à l’étape préliminaire où il faut décider du droit de récusation motivée. À cette étape, la question n’est pas de savoir si l’un ou l’autre des jurés inscrits au tableau sera incapable, dans les faits, de laisser de côté ses préjugés raciaux, mais plutôt de savoir s’il y a une possibilité réaliste que cela se produise.

(4) Impossibilité de prouver que le racisme dans la société entraînera la partialité d’un juré

35 Exiger, comme condition des récusations motivées, que l’accusé prouve que des jurés seront incapables, dans les faits, de laisser de côté leurs préjugés, c’est lui imposer une tâche impossible. Il est extrêmement difficile d’isoler la décision du jury et d’en attribuer une partie à un certain préjugé racial observé dans la collectivité. Les recherches sur les jurys qui reposent sur l’étude de procès réels ne peuvent pas contrôler toutes les variables en corrélation avec la race. Les études portant sur des jurys simulés butent sur des problèmes de validité externe parce qu’elles ne peuvent pas recréer fidèlement un procès authentique: voir Jeffrey E. Pfeiffer, «Reviewing the Empirical Evidence on Jury Racism: Findings of Discrimination or Discriminatory Findings?» (1990), 69 Neb. L. Rev. 230. Comme l’a reconnu le juge Doherty dans Parks, précité, à la p. 366, [traduction] «[l]’existence et l’étendue des préjugés raciaux [notamment] ne sont pas des questions dont on peut établir la preuve comme cela se fait normalement pour les faits en litige».

36 Seul l’interrogatoire d’un juré peut permettre d’obtenir une preuve «tangible» de sa capacité de laisser de côté ses préjugés raciaux. Si le système canadien permettait d’interroger les jurés, après le procès, afin de connaître comment et pourquoi ils ont pris leur décision, il serait possible de réunir des données empiriques sur la capacité des jurés de laisser de côté leurs préjugés raciaux. Mais l’art. 649 du Code l’interdit. Le seul moyen, si imparfait soit‑il, dont nous disposons pour vérifier si des jurés ayant des préjugés raciaux seront capables de les laisser de côté et de juger impartialement entre le ministère public et l’accusé, consiste donc à interroger les candidats jurés dans le cadre de récusations motivées. Dans bien des cas, nous pouvons déduire de la nature des préjugés raciaux largement répandus que certains jurés du moins pourront être influencés par ces préjugés au cours de leurs délibérations. La question de savoir si ce risque se concrétisera doit être laissée à l’appréciation des vérificateurs de l’impartialité, dans le cadre de la récusation motivée. En faire une condition du droit de récusation motivée, c’est obliger la défense à prouver l’impossible et accepter que certains jurés pourront être partiaux.

(5) Omission d’interpréter l’al. 638(1)b) en fonction de l’objet visé

37 L’alinéa 638(1)b) doit avoir pour objet d’empêcher des personnes qui peuvent être incapables d’agir impartialement d’exercer la fonction de juré. Cet objet ne pourra pas être réalisé si le critère préliminaire de preuve en matière de récusations motivées est trop strict.

38 Comme nous l’avons vu, demander à un accusé de prouver que certains jurés seront incapables de laisser de côté leurs préjugés, c’est demander l’impossible. Toutefois, dans bien des cas, nous pouvons déduire de la nature des préjugés raciaux que, dans une collectivité où sont largement répandus les préjugés contre les gens de la race de l’accusé, certains candidats jurés pourront à la fois avoir des préjugés et être incapables d’en déceler complètement les effets et d’y échapper. Il s’ensuit que l’exigence d’une preuve tangible que le racisme largement répandu entraînera la partialité ne permettrait pas de réaliser l’objet de l’al. 638(1)b).

39 De même, un critère préliminaire de preuve exigeant des préjugés extrêmes ne permettrait pas non plus de réaliser l’objet de l’al. 638(1)b). Les préjugés extrêmes ne sont pas les seuls qui peuvent rendre un juré partial. Les préjugés habituels peuvent influencer un juré et peuvent être aussi difficiles à déceler et à éliminer que la haine. Un critère préliminaire auquel on ne satisferait que dans des cas exceptionnels ne viserait que les formes les plus flagrantes de préjugés raciaux. Des situations moins extrêmes peuvent engendrer un risque réel de partialité. Pourtant, aucune sélection de jurés ne serait faite dans ces situations. Le but de la disposition — permettre de déceler et d’écarter les jurés partiaux — ne serait atteint qu’en partie. La nature exceptionnelle d’une situation indique mal si l’on est en présence d’un risque ou d’une possibilité réaliste de partialité. Par définition, les préjugés raciaux largement répandus ne sont pas exceptionnels. En réalité, le fait même qu’ils ne soient pas exceptionnels peut renforcer la crainte que certains membres du tableau des jurés puissent avoir des attitudes susceptibles de compromettre l’exécution impartiale de leurs obligations.

40 Cela soulève la question de la norme de preuve appropriée pour les demandes de récusation fondées sur des préjugés raciaux. L’appelant semble accepter la norme des préjugés raciaux largement répandus dans la collectivité. Des intervenants préconisent toutefois une norme moins stricte. L’un d’eux propose que tous les accusés autochtones aient le droit de récusation motivée. Un autre est d’avis que tout accusé appartenant à un groupe défavorisé au sens de l’art. 15 de la Charte devrait avoir ce droit. Il est possible en outre d’opter pour une règle autorisant les récusations motivées dans tous les cas où il y a des préjugés contre la race de l’accusé dans la collectivité, même si ces préjugés ne sont pas généraux ni largement répandus.

41 Une règle qui accorde un droit de récusation motivée automatique aux autochtones ou aux membres de groupes victimes de discrimination est incompatible, sur le plan méthodologique, avec le point de vue adopté dans Sherratt, précité, selon lequel l’accusé ne peut procéder à la récusation motivée qu’après avoir établi qu’il y a une possibilité réaliste de partialité chez le candidat juré. Par exemple, il est difficile de voir pourquoi les femmes devraient avoir un droit de récusation motivée automatique simplement parce qu’il a été jugé qu’elles forment un groupe défavorisé au sens de l’art. 15 de la Charte. De plus, il est erroné de supposer que l’appartenance à un groupe autochtone ou minoritaire implique toujours une possibilité réaliste de partialité. La collectivité pertinente aux fins de la règle est celle à partir de laquelle est dressé le tableau des jurés. Il se peut que cette collectivité ait ou n’ait pas des préjugés contre les autochtones. Elle n’en aurait vraisemblablement pas, par exemple, si les autochtones y étaient majoritaires. Cela dit, en l’absence de preuve contraire, lorsqu’il est démontré qu’il existe, à l’échelon national ou provincial, des préjugés largement répandus contre les gens de la race de l’accusé, il sera souvent raisonnable de déduire que ces préjugés se retrouvent à l’échelon de la collectivité.

42 Pourvu que le tableau des jurés soit représentatif, on peut à coup sûr exiger, comme condition d’une récusation motivée, que l’accusé démontre l’existence, dans la collectivité, de préjugés généraux ou largement répandus contre sa race. C’est à ce stade que les gens sectaires ou ayant des préjugés sont en mesure de compromettre l’impartialité du jury.

43 J’ajoute ceci. Affirmer que les préjugés raciaux largement répandus dans la collectivité peuvent suffire, dans bien des cas, pour établir le droit de récusation motivée ne revient pas à exclure la possibilité que des préjugés qui ne sont pas largement répandus satisfassent, dans certains cas, au critère de l’arrêt Sherratt. Il reste à décider, dans chaque cas, si on satisfait à la norme de la possibilité réaliste de partialité, établie dans Sherratt.

(6) Omission d’interpréter l’al. 638(1)b) conformément à la Charte

44 Les lois du Parlement doivent être interprétées d’une manière conforme aux exigences constitutionnelles de la Charte: voir Slaight Communications Inc. c. Davidson, [1989] 1 R.C.S. 1038. Plus particulièrement, lorsque le législateur confère un pouvoir discrétionnaire à un juge, on présume qu’il veut que ce dernier l’exerce conformément à la Charte: voir Slaight, précité. Cela vaut également pour le pouvoir discrétionnaire conféré au juge du procès par le par. 638(2) du Code.

45 L’alinéa 11d) de la Charte garantit à tout accusé au Canada le droit d’être présumé innocent «tant qu’il n’est pas déclaré coupable, conformément à la loi, par un tribunal indépendant et impartial à l’issue d’un procès public et équitable». Un droit garanti par la Charte sera illusoire si l’accusé est incapable de le faire respecter. Cela signifie qu’il faut lui permettre de récuser des candidats jurés lorsqu’il y a une possibilité réaliste qu’ils aient des préjugés qui les dépouillent de leur impartialité.

46 À la page 525 de l’arrêt Sherratt, précité, notre Cour a affirmé, par l’intermédiaire du juge L’Heureux‑Dubé, qu’il est nécessaire d’avoir des garanties, plutôt que des présomptions, d’impartialité si on veut que les droits garantis par la Charte soient respectés:

L’importance perçue du jury et du droit, conféré par la Charte, à un procès avec jury n’est qu’illusoire en l’absence d’une garantie quelconque que le jury va remplir ses fonctions impartialement et représenter, dans la mesure où cela est possible et indiqué dans les circonstances, l’ensemble de la collectivité. De fait, sans les deux caractéristiques de l’impartialité et de la représentativité, un jury se verrait dans l’impossibilité de remplir convenablement un bon nombre des fonctions qui rendent son existence souhaitable au départ.

À la page 362 de l’arrêt Parks, précité, le juge Doherty a souligné de la même façon la nécessité des garanties de respect des droits que la Charte confère à l’accusé:

[traduction] Le droit de récusation des candidats jurés pour cause de partialité, que la loi confère à l’accusé, est le seul moyen direct dont il dispose pour s’assurer de l’impartialité du jury. Il ne faut pas sous‑estimer l’importance du processus de récusation pour ce qui est d’assurer non seulement l’apparence d’équité mais encore l’équité elle‑même.

47 La récusation motivée est une garantie essentielle du droit à un procès équitable et à un jury impartial, que l’al. 11d) de la Charte confère à l’accusé. Un tableau des jurés représentatif et les directives des avocats et du juge du procès constituent d’autres garanties. Mais dans les cas où il est établi qu’il existe une possibilité réaliste de partialité, le droit de récusation motivée reste une maille essentielle du filet de protection que la loi a conçu pour garantir le droit constitutionnel de chacun d’être déclaré coupable ou innocent par un jury impartial. Le droit garanti par la Charte sera compromis s’il est miné par une interprétation de l’al. 638(1)b) qui fixe un critère trop strict pour les récusations motivées.

48 Le droit d’être jugé par un jury impartial, que l’al. 11d) de la Charte confère à l’accusé, est un droit à un procès équitable. Mais il peut aussi être considéré comme un droit à la protection contre toute discrimination. L’application, intentionnelle ou non, de stéréotypes raciaux au détriment d’un accusé compte parmi les formes les plus destructrices de discrimination. Pour l’accusé, la discrimination peut entraîner non pas la perte d’un avantage, d’un emploi ou d’un logement dans le secteur souhaité, mais la perte de sa liberté même. Ce droit doit être au c{oe}ur de la garantie contenue à l’art. 15 de la Charte, selon laquelle «[l]a loi ne fait acception de personne et s’applique également à tous, et tous ont droit à la même protection et au même bénéfice de la loi, indépendamment de toute discrimination».

49 L’alinéa 638(1)b) devrait être interprété en fonction des droits fondamentaux à un procès équitable devant un jury impartial, et à l’égalité devant la loi et dans l’application de la loi. L’exercice du pouvoir discrétionnaire doit être fondé sur des principes et conforme aux valeurs de la Charte: voir Sherratt, précité.

50 Même si l’autorisation des récusations motivées, lorsqu’il y a des préjugés raciaux largement répandus dans la collectivité, n’éliminera pas la possibilité que le verdict d’un jury soit influencé par des préjugés raciaux, elle comportera d’importants avantages. Les jurés qui font preuve de sincérité et de transparence au sujet de leurs opinions racistes seront écartés. Les autres seront sensibilisés d’entrée de jeu à la nécessité de faire face aux préjugés raciaux et aideront à assurer qu’ils n’aient aucun effet sur leur verdict. Finalement, permettre ces récusations augmentera l’apparence d’équité du procès aux yeux de l’accusé et des autres membres des minorités victimes de discrimination: voir Parks, précité.

(7) L’argument du doigt dans l’engrenage

51 Le ministère public reconnaît que des craintes d’ordre pratique ne sauraient annihiler le droit à un procès équitable. Cela a également été souligné par la Cour d’appel. Néanmoins, on décèle, derrière l’approche prudente que certains tribunaux ont adoptée, la crainte que l’autorisation des récusations fondées sur des préjugés largement répandus dans la collectivité ne rende nos procès plus complexes et coûteux et ne porte atteinte aux droits à la vie privée des candidats jurés, sans que l’équité ne soit augmentée d’autant. D’aucuns ont exprimé ouvertement la crainte que si des récusations fondées sur des préjugés raciaux sont autorisées, l’approche suivie au Canada ne finisse rapidement par devenir celle des États‑Unis, qui consiste, dans tous les cas, à recourir systématiquement à la récusation motivée de chaque candidat juré, qui prend parfois beaucoup de temps et qui est coûteuse, dilatoire et attentatoire à la vie privée des jurés.

52 À mon avis, la règle énoncée par notre Cour dans l’arrêt Sherratt, précité, suffit pour maintenir le droit à un procès équitable et impartial, sans qu’il soit nécessaire d’adopter le modèle américain ou une variante de ce modèle. L’arrêt Sherratt tient pour acquis, au départ, que les membres du tableau des jurés sont capables d’être des jurés impartiaux. Cela signifie qu’il ne saurait y avoir aucun droit de récusation motivée automatique. Pour établir l’existence de ce droit, l’accusé doit montrer qu’il y a une possibilité réaliste que certains membres du tableau des jurés aient des préjugés susceptibles d’avoir une incidence négative sur l’accusé. L’existence d’une possibilité réaliste de préjugés raciaux peut souvent être établie en démontrant l’existence, dans la collectivité, de préjugés largement répandus contre les gens de la race de l’accusé. Tant que cette exigence sera maintenue, la règle canadienne sera beaucoup plus restrictive que la règle américaine.

53 De plus, la procédure de récusation motivée peut et devrait être conçue pour protéger le droit de l’accusé à un procès équitable devant un jury impartial, tout en protégeant aussi le droit à la vie privée des candidats jurés et en évitant l’allongement des procès ou l’augmentation de leur coût.

54 En l’espèce, l’accusé a assigné des témoins et produit des études pour établir l’existence, dans la collectivité, de préjugés largement répandus contre les autochtones. Il ne sera peut‑être pas nécessaire, dans toutes les instances ultérieures, de consacrer tout ce temps et toutes ces ressources à la preuve des préjugés raciaux dans la collectivité. Le droit de la preuve reconnaît deux modes d’établissement des faits au procès. Le premier est la preuve. Le second est la connaissance d’office. Tanovich, Paciocco et Skurka font observer qu’en raison des restrictions apportées aux modes traditionnels de preuve dans ce contexte, [traduction] «les règles de la connaissance d’office joue[ront] un rôle important pour ce qui est déterminer si une demande particulière de récusation motivée satisfait au critère préliminaire»: voir Jury Selection in Criminal Trials (1997), à la p. 138. La connaissance d’office est l’acceptation d’un fait sans preuve. Celle‑ci s’applique à deux genres de faits: (1) les faits dont la notoriété rend l’existence raisonnablement incontestable, et (2), les faits dont l’existence peut être démontrée immédiatement et exactement par le recours à des sources facilement accessibles dont l’exactitude est incontestable: voir Sopinka, Lederman et Bryant, The Law of Evidence in Canada (1992), à la p. 976. L’existence de préjugés raciaux dans la collectivité peut être un fait notoire au sens du premier volet de la règle. Comme le font remarquer Sopinka, Lederman et Bryant, à la p. 977: [traduction] «[i]l y a eu connaissance d’office de la réputation d’un lieu donné ou d’une collectivité donnée». Les préjugés raciaux largement répandus peuvent donc parfois, en tant que caractéristique de la collectivité, faire l’objet d’une connaissance d’office. En outre, dès qu’un tribunal conclut, d’après les faits soumis en preuve, qu’il existe des préjugés raciaux largement répandus dans la collectivité, comme c’est le cas en l’espèce, les juges dans les instances ultérieures pourront prendre connaissance d’office de ce fait. [traduction] «Lorsqu’un juge de la même cour a pris connaissance d’office d’un fait ou d’une question dans une affaire antérieure, cela a valeur de précédent, et il est donc utile que les avocats et la cour examinent la jurisprudence pour décider si un fait donné peut faire l’objet d’une connaissance d’office»: voir Sopinka, Lederman et Bryant, op. cit., à la p. 977. Il est également possible que des faits et des documents dont l’exactitude est incontestable permettent de prendre connaissance d’office, selon le second volet de la règle, du racisme largement répandu dans la collectivité. Pour ces raisons, il est peu probable que le procès criminel en vienne à comporter régulièrement de longs examens destinés à vérifier l’existence de préjugés raciaux largement répandus. Bien que les présentes observations ne soient pas nécessairement limitées aux récusations motivées, la question de savoir si elles s’appliquent à d’autres phases du procès criminel ne doit pas être tranchée en l’espèce.

55 À l’étape de la récusation motivée elle‑même, la procédure sera vraisemblablement aussi sommaire. Le juge du procès est investi d’un large pouvoir discrétionnaire de diriger ce processus afin d’empêcher qu’on en abuse, d’en assurer l’équité pour le candidat juré et pour l’accusé, et d’éviter que des récusations viennent prolonger inutilement le procès: voir Hubbert, précité. Lors du premier procès tenu dans la présente affaire, le juge Hutchison a limité le processus de récusation à deux questions, sous réserve de quelques questions accessoires rigoureusement contrôlées. C’est une pratique à imiter. La crainte que les procès ne soient plus longs et coûteux si le droit de récusation motivée est maintenu dans les cas où on établit l’existence de préjugés raciaux largement répandus est démentie par l’expérience ontarienne depuis l’arrêt Parks, précité. L’intervenante, la Criminal Lawyers’ Association (Ontario), nous a informés que, dans les affaires où la question se pose, on y consacre, en moyenne, de 35 à 45 minutes. Le procureur général de l’Ontario n’a pas contredit cette assertion et appuie la position de l’appelant.

56 Bien que les analyses coûts‑avantages ne puissent pas être concluantes, il semble qu’il y ait peu de chances que, en autorisant les récusations fondées sur les préjugés largement répandus contre la race de l’accusé, on allonge sensiblement les procès criminels ou qu’on en fasse augmenter sensiblement le coût. Si tout est bien géré, cela ne devrait pas non plus trop empiéter sur les droits des jurés. Comme le dit le juge Doherty dans Parks, précité, à la p. 379:

[traduction] Pour en arriver à cette conclusion, je n’ai pas fait d’analyse coûts‑avantages. L’équité ne saurait en fin de compte être évaluée comme un poste de bilan. [. . .] Le seul «coût» est une faible augmentation de durée du procès. Ce n’est pas un «coût» pour le candidat juré. Il ne devrait pas être gêné par cette question, qui ne devrait pas non plus être réalistement perçue comme une atteinte à la vie privée d’un juré.

Résumé

57 Il est présumé qu’un tableau des jurés est composé de personnes qui peuvent exercer impartialement la fonction de juré. Toutefois, lorsque l’accusé établit l’existence d’une possibilité réaliste de partialité, il devrait lui être permis de récuser les candidats jurés pour le motif exposé à l’al. 638(1)b) du Code: voir Sherratt, précité. Appliquant cette règle aux demandes fondées sur les préjugés contre les gens de la race de l’accusé, le juge devrait exercer son pouvoir discrétionnaire de permettre les récusations motivées si l’accusé établit l’existence de préjugés raciaux largement répandus dans la collectivité.

Conclusion

58 Bien qu’ils aient reconnu l’existence de préjugés largement répandus contre les autochtones, le juge en chef Esson et la Cour d’appel de la Colombie-Britannique ont conclu que la preuve n’établissait pas l’existence d’une possibilité réaliste que des candidats jurés soient partiaux. À mon avis, la preuve démontrait amplement qu’il y avait, dans ces préjugés largement répandus, des éléments susceptibles de compromettre l’impartialité des jurés. Le racisme dont sont victimes les autochtones comprend des stéréotypes en matière de crédibilité, de respectabilité et de propension à la criminalité. Comme l’a affirmé l’Association du Barreau canadien dans Locking up Natives in Canada: A Report of the Committee of the Canadian Bar Association on Imprisonment and Release (1988), à la p. 5:

[traduction] Tout simplement, être ivre, Indien et en prison sont les termes d’une même équation. À l’instar de nombreux stéréotypes, celui-là a un côté sombre. Il reflète une perception des autochtones comme formant un peuple non civilisé, dépourvu d’ordre social ou moral cohérent. Ce stéréotype nous empêche de considérer les autochtones comme des égaux.

Il y a une preuve que ce racisme largement répandu s’est traduit par une discrimination systémique dans le système de justice pénale: voir Commission royale sur les peuples autochtones, Par-delà les divisions culturelles: Un rapport sur les autochtones et la justice pénale au Canada (1996), à la p. 37; Royal Commission on the Donald Marshall, Jr., Prosecution: Findings and Recommendations, vol. 1 (1989), à la p. 162; Report on the Cariboo-Chilcotin Justice Inquiry (1993), à la p. 11. Enfin, comme l’a souligné le juge en chef Esson, les événements survenus ces dernières années dans le domaine notamment des revendications territoriales et des droits de pêche ont eu pour effet d’accroître les tensions entre autochtones et non-autochtones. Ces tensions renforcent la possibilité que des jurés racistes prennent parti pour le ministère public en le percevant comme le représentant des intérêts de la majorité.

59 Dans ces circonstances, le juge du procès aurait dû permettre à l’accusé de récuser des candidats jurés pour cause. En dépit du moyen de défense de l’accusé, selon lequel un autre autochtone avait commis le vol qualifié, les préjugés des jurés auraient pu nuire au procès de bien d’autres manières. En conséquence, il y avait une possibilité réaliste que certains des jurés ne soient pas impartiaux entre le ministère public et l’accusé. La possibilité de préjugés a été renforcée par l’omission du juge du procès de demander aux jurés, dans ses directives, de laisser de côté tous préjugés raciaux qu’ils pouvaient avoir contre les autochtones. On ne peut pas dire que l’accusé a subi le procès équitable devant un jury impartial auquel il avait droit.

60 Je suis d’avis d’accueillir le pourvoi et d’ordonner la tenue d’un nouveau procès.

Pourvoi accueilli.

Procureurs de l’appelant: McCullough, Parsons, Victoria.

Procureur de l’intimée: Le procureur général de la Colombie‑Britannique, Victoria.

Procureur de l’intervenant le procureur général du Canada: Le procureur général du Canada, Ottawa.

Procureur de l’intervenant le procureur général de l’Ontario: Le procureur général de l’Ontario, Toronto.

Procureur de l’intervenante Aboriginal Legal Services of Toronto Inc.: Aboriginal Legal Services of Toronto Inc., Toronto.

Procureur de l’intervenante African Canadian Legal Clinic: African Canadian Legal Clinic, Toronto.

Procureurs de l’intervenante Urban Alliance on Race Relations (Justice): Falconer, Macklin, Toronto.

Procureurs de l’intervenante Criminal Lawyers’ Association (Ontario): Pinkofsky, Lockyer, Toronto.


Synthèse
Référence neutre : [1998] 1 R.C.S. 1128 ?
Date de la décision : 04/06/1998
Sens de l'arrêt : Le pourvoi est accueilli

Analyses

Droit criminel - Procès - Procédure - Récusation motivée —Préjugés raciaux - Peut-on interroger des candidats jurés afin de vérifier s’ils ont des préjugés raciaux? - Code criminel, L.R.C. (1985), ch. C‑46, art. 638, 649 - Charte canadienne des droits et libertés, art. 7, 11d), 15(1).

L’accusé, un autochtone, a plaidé non coupable relativement à une accusation de vol qualifié et a choisi d’être jugé devant un juge et un jury. Le juge qui a instruit le premier procès a permis que des questions soient posées aux candidats jurés, mais le ministère public a demandé avec succès que le procès soit déclaré nul en raison d’erreurs de procédure et de la «publicité déplorable» qui avait entouré le processus de sélection des jurés. Lors du second procès, le juge qui a entendu la demande de l’accusé visant à obtenir une ordonnance l’autorisant à récuser des jurés pour cause l’a rejetée. Le juge qui a présidé le procès a rejeté une nouvelle demande en ce sens et n’a pas prévenu les membres du jury, que ce soit dans son exposé initial ou dans son exposé final, qu’ils devraient être conscients de tout préjugé qu’ils pourraient avoir contre l’accusé en tant qu’autochtone, ou qu’ils devraient en faire abstraction. La Cour d’appel a rejeté l’appel interjeté contre la déclaration de culpabilité. Les tribunaux d’instance inférieure ont reconnu l’existence, dans la collectivité, de préjugés largement répandus contre les autochtones. La question qui se pose, en l’espèce, est de savoir si la preuve de l’existence, dans la collectivité, de préjugés largement répandus contre les autochtones engendre une possibilité réaliste de partialité.

Arrêt: Le pourvoi est accueilli.

La poursuite et la défense ont le droit de récuser des candidats jurés pour cause de partialité. Les candidats jurés sont présumés impartiaux et cette présomption doit être écartée pour qu’ils puissent être interrogés et récusés. Habituellement, la partie qui veut récuser un juré produit une preuve justifiant la crainte exprimée. Subsidiairement, si la raison de cette crainte est bien connue et reconnue, le droit de la preuve peut permettre au juge d’en prendre connaissance d’office. Le juge est investi d’un large pouvoir discrétionnaire de diriger le processus de récusation et il devrait permettre les récusations s’il existe une «possibilité réaliste» que le tableau des jurés comprenne des personnes qui, en raison de leurs préjugés raciaux, pourraient être portées à pencher en faveur du ministère public plutôt que de l’accusé en tranchant les questions qui leur sont soumises au cours du procès.

On ne peut pas supposer que les directives que le juge donne aux jurés pour qu’ils agissent impartialement contrecarreront toujours effectivement les préjugés raciaux. S’il y a des doutes, il vaut mieux pécher par excès de prudence et permettre d’examiner les préjugés. Il n’est donc pas nécessaire de rejeter une demande de récusation motivée s’il n’y avait «aucune preuve tangible» que l’un ou l’autre des candidats jurés ne pourrait pas laisser de côté ses préjugés. Ce n’est pas parce que l’on s’attend à ce que les jurés agissent normalement en conformité avec leur serment qu’il n’est pas nécessaire d’autoriser les récusations motivées lorsqu’il est établi qu’il existe, dans la collectivité, des préjugés largement répandus contre les gens de la race de l’accusé, et ce, dans une mesure suffisante pour engendrer une possibilité réaliste de partialité.

L’argument voulant qu’il doive y avoir une preuve que les autochtones sont victimes de préjugés d’une nature et d’une ampleur particulières, voire même que les préjugés raciaux dans la collectivité doivent avoir un lien avec des aspects particuliers du procès, est trop restrictif. La preuve de préjugés largement répandus peut, selon sa nature et les circonstances de l’affaire, mener à la conclusion qu’il y a possibilité réaliste de partialité. La possibilité de partialité est irréfutable lorsque les préjugés peuvent être liés à des aspects particuliers du procès, comme dans le cas de la croyance largement répandue que des gens de la race de l’accusé sont plus susceptibles de commettre le crime reproché.

Les préjugés raciaux contre un accusé peuvent lui nuire de bien des façons. C’est lorsque le crime comporte un «aspect interracial» ou qu’un lien est perçu entre les gens de la race de l’accusé et le crime reproché que le lien entre les préjugés et le verdict est le plus évident. Les préjugés raciaux peuvent aussi jouer un rôle d’autres manières moins évidentes, notamment sur l’appréciation de la crédibilité de l’accusé par les jurés.

Le juge du procès a le pouvoir discrétionnaire de déterminer si, en l’absence de «liens» particuliers avec le procès, les préjugés raciaux largement répandus dans la collectivité sont suffisants pour conférer une «vraisemblance» à la récusation compte tenu des circonstances particulières de chaque cas. Il est impossible de dresser une liste exhaustive de ces circonstances. Lorsqu’il existe des «liens» particuliers avec le procès, le juge doit autoriser le processus de récusation.

Le paragraphe 638(2) du Code criminel prescrit deux examens et deux décisions distinctes. La première étape est l’examen qui a lieu devant le juge afin de déterminer s’il y a lieu d’autoriser des récusations motivées. Le critère applicable consiste alors à se demander s’il y a une possibilité réaliste de partialité. Si le juge autorise des récusations motivées, celles‑ci font alors l’objet du second examen. La défense peut interroger les candidats jurés pour vérifier s’ils ont des préjugés contre les gens de la race de l’accusé et, dans l’affirmative, s’ils sont capables de les laisser de côté et d’être des jurés impartiaux. Il s’agit alors pour les vérificateurs chargés de déterminer si la récusation est fondée de décider si le candidat en question sera capable d’agir impartialement.

L’alinéa 638(1)b) a pour objet d’empêcher des personnes qui peuvent être incapables d’agir impartialement d’exercer la fonction de juré. Cet objet ne pourra pas être réalisé si le critère préliminaire de preuve en matière de récusations motivées est trop strict. Demander de prouver que certains jurés seront incapables de laisser de côté leurs préjugés, c’est demander l’impossible. De même, les préjugés extrêmes indiquent mal si l’on est en présence d’un risque ou d’une possibilité réaliste de partialité. Les préjugés raciaux largement répandus ne sont pas exceptionnels.

La norme de preuve appropriée pour les demandes de récusation fondées sur des préjugés raciaux est celle de la «possibilité réaliste de partialité» (la règle de R. c. Sherratt). En l’absence de preuve contraire, lorsqu’il est démontré qu’il existe, à l’échelon national ou provincial, des préjugés largement répandus contre les gens de la race de l’accusé, il sera souvent raisonnable de déduire que ces préjugés se retrouvent à l’échelon de la collectivité. Des préjugés qui ne sont pas largement répandus pourraient satisfaire à ce critère dans certains cas.

Le pouvoir discrétionnaire d’un juge de permettre des récusations motivées doit être exercé conformément à la Charte canadienne des droits et libertés. L’alinéa 638(1)b) devrait être interprété en fonction des droits fondamentaux à un procès équitable devant un jury impartial, et à l’égalité devant la loi et dans l’application de la loi. La règle de l’arrêt Sherratt suffit pour maintenir ces droits sans qu’il soit nécessaire d’adopter le modèle américain ou une variante de ce modèle. Elle protège le droit de l’accusé à un procès équitable devant un jury impartial et le droit à la vie privée des candidats jurés tout en évitant l’allongement des procès ou l’augmentation de leur coût.


Parties
Demandeurs : Sa Majesté la Reine
Défendeurs : Williams

Références :

Jurisprudence
Arrêts appliqués: R. c. Sherratt, [1991] 1 R.C.S. 509
R. c. Parks (1993), 84 C.C.C. (3d) 353
arrêts mentionnés: R. c. Hubbert (1975), 29 C.C.C. (2d) 279
R. c. Zundel (No. 1) (1987), 31 C.C.C. (3d) 97
Aldridge c. United States, 283 U.S. 308 (1931)
R. c. B. (A.) (1997), 33 O.R. (3d) 321
Slaight Communications Inc. c. Davidson, [1989] 1 R.C.S. 1038.
Lois et règlements cités
Charte canadienne des droits et libertés, art. 7, 11d), 15(1).
Code criminel, L.R.C. (1985), ch. C‑46, art. 638, 649.
Doctrine citée
Association du Barreau canadien. Committee on Imprisonment and Release. Locking up Natives in Canada: A Report of the Committee of the Canadian Bar Association on Imprisonment and Release. Ottawa: L’Association, 1988.
Burton, William C. Legal Thesaurus, 2nd ed. Toronto: Maxwell Macmillan Canada, 1992.
Canada. Commission royale sur les peuples autochtones. Par‑delà les divisions culturelles: Un rapport sur les autochtones et la justice pénale au Canada. Ottawa: La Commission, 1996.
Colombie‑Britannique. Cariboo‑Chilcotin Justice Inquiry. Report on the Cariboo‑Chilcotin Justice Inquiry. Victoria: The Inquiry, 1993.
Johnson, Sheri Lynn. «Black Innocence and the White Jury» (1985), 83 Mich. L. Rev. 1611.
Nouvelle‑Écosse. Royal Commission on the Donald Marshall, Jr. Prosecution: Findings and Recommendations, vol. 1. Halifax: The Commission, 1989.
Pfeiffer, Jeffrey. «Reviewing the Empirical Evidence on Jury Racism: Findings of Discrimination or Discriminatory Findings?» (1990), 69 Neb. L. Rev. 230.
Roach, Kent. «Challenges for Cause and Racial Discrimination» (1995), 37 Crim. L.Q. 410.
Sopinka, John, Sidney N. Lederman and Alan W. Bryant. The Law of Evidence in Canada. Toronto: Butterworths, 1992.
Tanovich, David M., David M. Paciocco and Steven Skurka. Jury Selection in Criminal Trials. Concord, Ont.: Irwin Law, 1997.
Vidmar, Neil. «Pretrial prejudice in Canada: a comparative perspective on the criminal jury» (1996), 79 Jud. 249.

Proposition de citation de la décision: R. c. Williams, [1998] 1 R.C.S. 1128 (4 juin 1998)


Origine de la décision
Date de l'import : 06/04/2012
Identifiant URN:LEX : urn:lex;ca;cour.supreme;arret;1998-06-04;.1998..1.r.c.s..1128 ?
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