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08/05/2008 | CANADA | N°2008_CSC_22

Canada | Design Services Ltd. c. Canada, 2008 CSC 22 (8 mai 2008)


COUR SUPRÊME DU CANADA

Référence : Design Services Ltd. c. Canada,

[2008] 1 R.C.S. 737, 2008 CSC 22

Date : 20080508

Dossier : 31618

Entre :

Design Services Limited, G.J. Cahill & Company Limited,

Pyramid Construction Limited, PHB Group Inc.,

Canadian Process Services Inc. et Metal World Incorporated Inc.

Appelantes

et

Sa Majesté la Reine

Intimée

Traduction française officielle

Coram : La juge en chef McLachlin et les juges Binnie, Deschamps, Fish, Abella, Charron et Rothstein

Moti

fs de jugement :

(par. 1 à 67)

Le juge Rothstein (avec l’accord de la juge en chef McLachlin et des juges Binnie, Deschamps, Fish, Abella et ...

COUR SUPRÊME DU CANADA

Référence : Design Services Ltd. c. Canada,

[2008] 1 R.C.S. 737, 2008 CSC 22

Date : 20080508

Dossier : 31618

Entre :

Design Services Limited, G.J. Cahill & Company Limited,

Pyramid Construction Limited, PHB Group Inc.,

Canadian Process Services Inc. et Metal World Incorporated Inc.

Appelantes

et

Sa Majesté la Reine

Intimée

Traduction française officielle

Coram : La juge en chef McLachlin et les juges Binnie, Deschamps, Fish, Abella, Charron et Rothstein

Motifs de jugement :

(par. 1 à 67)

Le juge Rothstein (avec l’accord de la juge en chef McLachlin et des juges Binnie, Deschamps, Fish, Abella et Charron)

______________________________

Design Services Ltd. c. Canada, [2008] 1 R.C.S. 737, 2008 CSC 22

Design Services Limited, G.J. Cahill & Company Limited,

Pyramid Construction Limited, PHB Group Inc., Canadian

Process Services Inc. et Metal World Incorporated Inc. Appelantes

c.

Sa Majesté la Reine Intimée

Répertorié : Design Services Ltd. c. Canada

Référence neutre : 2008 CSC 22.

No du greffe : 31618.

2007 : 9 novembre; 2008 : 8 mai.

Présents : La juge en chef McLachlin et les juges Binnie, Deschamps, Fish, Abella, Charron et Rothstein.

en appel de la cour d’appel fédérale

POURVOI contre un arrêt de la Cour d’appel fédérale (les juges Létourneau, Sexton et Malone) (2006), 272 D.L.R. (4th) 361, 352 N.R. 157, 42 C.C.L.T. (3d) 1, 58 C.L.R. (3d) 153, [2006] A.C.F. no 1141 (QL), 2006 CarswellNat 3357, 2006 CAF 260, qui a infirmé une décision du juge Mosley (2005), 275 F.T.R. 183, 46 C.L.R. (3d) 171, [2005] A.C.F. no 1108 (QL), 2005 CarswellNat 1807, 2005 CF 890. Pourvoi rejeté.

Geoffrey E. J. Brown, c.r., et Gerry R. Fleming, pour les appelantes.

Christopher Rupar, pour l’intimée.

Version française du jugement de la Cour rendu par

Le juge Rothstein —

I. Introduction

[1] La Cour doit déterminer si, en vertu du droit de la responsabilité délictuelle, le propriétaire qui lance un appel d’offres a une obligation de diligence envers les sous‑traitants. Le propriétaire a adjugé un contrat de construction à un soumissionnaire dont la soumission n’était pas conforme. Les appelantes étaient les sous‑traitants de l’entrepreneur qui aurait dû obtenir le contrat. N’ayant pas de lien contractuel avec le propriétaire, elles n’ont pu invoquer la rupture du contrat et ont donc intenté un recours en responsabilité délictuelle pour les pertes financières qu’elles ont subies.

[2] Ce genre de recours peut être accueilli dans deux cas. Soit (1) il relève d’une catégorie reconnue d’obligation de diligence, soit (2) une nouvelle obligation de diligence est reconnue.

[3] Le recours en cause dans le présent pourvoi ne relève pas d’une catégorie reconnue d’obligation de diligence, et la reconnaissance d’une nouvelle obligation entre propriétaire et sous‑traitants n’est pas justifiée. Je suis donc d’avis de rejeter le pourvoi.

II. Les faits

[4] En mai 1998, Travaux publics et Services gouvernementaux Canada (« TP ») a lancé un appel d’offres pour la construction d’un bâtiment de la Réserve navale, du nom de NCSM Cabot, à St. John’s (Terre‑Neuve).

[5] TP a décidé de recourir à un appel d’offres dit « conception‑construction ». La principale différence entre le modèle d’appel d’offres traditionnel et un projet « conception‑construction » est que, dans ce dernier cas, la conception et la construction du projet incombent toutes deux à l’auteur de l’offre. C’est le proposant qui doit réunir les professionnels de la conception et de la construction appelés à collaborer à la réalisation de la proposition. Ce modèle d’appel d’offres est avantageux pour le propriétaire, car il ne traitera qu’avec une seule entité, généralement appelée le concepteur‑constructeur, plutôt qu’avec l’architecte, l’entrepreneur général et les autres experts‑conseils. Ce point de contact unique permet au propriétaire d’adresser toutes ses questions (par exemple les révisions de la conception, la rétroaction sur le projet, l’établissement du budget, les permis, les questions relatives à la construction) au concepteur‑constructeur. Par ailleurs, comme l’a indiqué M. Carl Mallam, président d’Olympic Construction Ltd. (« Olympic »), proposant/entrepreneur général pour qui les appelantes auraient agi comme sous‑traitants, le propriétaire tire d’autres avantages de la conception‑construction : « la réalisation du projet est habituellement moins longue et il y a moins de risques d’excéder le budget, car les soumissions constituent une “offre globale” et offrent un prix forfaitaire qui couvre tout, de la conception jusqu’à l’inspection finale et à l’opération clé en main » (motifs du jugement de première instance, [2005] A.C.F. no 1108 (QL), 2005 CF 890, par. 45).

[6] L’appel d’offres comportait deux étapes. Premièrement, selon la demande d’énoncés de compétences (« DEC »), les proposants étaient appelés à fournir des preuves des compétences, qualités et expériences des personnes clés de l’équipe de conception‑construction qu’ils proposaient. À partir de ces renseignements, TP devait choisir les proposants invités à passer à l’étape suivante, soit la demande de proposition (la « DP »). Une fois les propositions reçues, TP devait les évaluer et adjuger le contrat au proposant retenu.

[7] Selon les documents d’appel d’offres que TP a fournis à l’étape de la DEC, les proposants pouvaient soumissionner pour le contrat seuls ou en collaboration avec d’autres entités par le biais d’une coentreprise. L’option de la coentreprise n’a pas été retenue par les proposants en l’espèce. Olympic et les appelantes ne formaient pas un partenariat ni une coentreprise.

[8] Olympic a répondu à la DEC le 24 juin 1998. Les documents fournis par Olympic en réponse à la DEC indiquaient que les appelantes faisaient partie de son équipe de conception‑construction, à l’exception de Canadian Process Services Inc., sous‑traitant en mécanique.

[9] Quatre proposants, dont Olympic et Westeinde Construction Ltd., ont été retenus pour l’étape de la DP.

[10] Olympic a présenté sa réponse à la DP le 12 août 1998. La soumission indiquait qu’Olympic était l’unique proposant. Celle‑ci a également versé le cautionnement et fourni une preuve de capacité financière.

[11] TP a adjugé le contrat au soumissionnaire qui a présenté une soumission non conforme, Westeinde. Olympic et les appelantes ont alors intenté une action contre TP. Le 17 novembre 2004, Olympic est parvenue à un règlement avec TP et s’est désistée de son action. Les appelantes ont maintenu l’action.

[12] Pour les besoins de la présente instance, la Cour tient pour acquis que le contrat a été attribué à un soumissionnaire ayant déposé une soumission non conforme et que c’est Olympic qui aurait dû obtenir le contrat. TP se réserve le droit de prétendre ultérieurement le contraire sans atteinte à ses droits.

III. Les jugements des instances inférieures

A. Cour fédérale du Canada, [2005] A.C.F. no 1108 (QL), 2005 CF 890

[13] En première instance, le juge Mosley a estimé que TP avait engagé sa responsabilité délictuelle, mais non sa responsabilité contractuelle, envers les appelantes. Il a conclu à l’absence de lien contractuel entre les appelantes et TP. Les conclusions du juge de première instance en matière contractuelle, confirmées par la Cour d’appel, ne sont pas contestées devant la Cour.

[14] Abordant la question de la responsabilité délictuelle, le juge Mosley a affirmé que la reconnaissance de la responsabilité civile délictuelle des propriétaires envers les sous‑traitants dans l’appel d’offres constituait manifestement une zone encore non explorée du droit et que la jurisprudence n’étayait guère la thèse des appelantes. Se posait donc la question de l’opportunité de reconnaître une nouvelle obligation de diligence.

[15] Le juge Mosley a accepté l’argument des appelantes selon lequel il était raisonnablement prévisible dans les circonstances de l’espèce que la décision de TP d’accorder le contrat à un soumissionnaire dont la soumission n’était pas conforme cause un préjudice financier aux appelantes. Quant au rapport de proximité, il a indiqué que malgré sa conclusion qu’Olympic et les membres de son équipe n’étaient pas officiellement constitués en coentreprise, le processus adopté par Olympic et les appelantes en l’espèce était analogue à une coentreprise. C’est pourquoi il a conclu que « les exigences de [TP] dans le processus de préqualification et d’appel d’offres ont créé, entre [TP] et les [appelantes], un lien qui satisfait à la norme de la proximité » (par. 115).

[16] Le juge Mosley a rejeté l’argument de TP que la responsabilité serait indéterminée en raison du caractère « unique » de l’approche conception‑construction adoptée par TP dans l’appel d’offres. À son avis, on pouvait facilement définir la catégorie dont faisaient partie les appelantes ainsi que l’étendue de la responsabilité.

[17] Le juge Mosley a poursuivi en ces termes :

Par conséquent, je conclus qu’il y a lieu d’accorder réparation en l’espèce. En raison de sa gestion étroite de la participation des demanderesses dans le processus d’appel d’offres, le défendeur avait envers les demanderesses, en vertu du droit de la responsabilité délictuelle, l’obligation de ne pas accorder le contrat à un soumissionnaire non conforme. L’octroi d’une réparation n’entraîne pas le risque de la responsabilité indéterminée en raison des faits particuliers de l’espèce. [par. 119]

B. Cour d’appel fédérale, [2006] A.C.F. no 1141 (QL), 2006 CAF 260

[18] Le juge Sexton a fait remarquer, au nom de la cour, que le juge de première instance avait commis des erreurs mixtes de fait et de droit. Il ne pouvait donc intervenir que si ces erreurs étaient manifestes et dominantes.

[19] Le juge Sexton a estimé que le juge de première instance avait commis une erreur manifeste et dominante en concluant que TP avait eu l’intention de créer une forme de « partenariat » entre lui et l’équipe de conception‑construction gagnante. À son avis, les séances de « partenariat » prévues par la DP « n’avaient rien d’un partenariat entre [TP] et les membres de l’équipe de conception‑construction; elles ne visaient qu’à vérifier si le projet [était] mené à bien » (par. 53). Selon le juge Sexton, il y avait deux niveaux de rapports : le premier, entre TP et Olympic, et le second, entre Olympic et les appelantes. Il n’y avait aucun rapport direct entre les appelantes et TP. Le juge Sexton a donc conclu que la situation n’était pas analogue à une coentreprise.

[20] Quant à la question de savoir si les circonstances pouvaient donner lieu à la reconnaissance d’une nouvelle obligation de diligence, le juge Sexton a indiqué que plusieurs facteurs empêchaient de conclure à la proximité requise pour justifier une nouvelle obligation de diligence. Premièrement, compte tenu de l’existence d’un niveau intermédiaire entre les appelantes et TP, les faits ne permettaient pas de conclure à l’existence d’un rapport de proximité entre les parties. Deuxièmement, des considérations de politique générale empêchaient l’imposition d’une obligation de diligence puisque les appelantes étaient très bien placées pour se protéger, soit en se constituant en coentreprise avec Olympic, soit en faisant des offres à d’autres proposants. Le juge Sexton a donc décidé que les rapports entre TP et les appelantes n’étaient pas suffisamment étroits pour permettre de conclure que TP était tenu à une obligation de diligence prima facie.

[21] La Cour d’appel a également conclu que le juge de première instance avait commis une erreur manifeste et dominante en surestimant le caractère censé « unique » de l’appel d’offres en cause.

IV. Analyse

A. Le cadre permettant de déterminer l’existence d’une obligation de diligence

[22] Les parties s’entendent pour dire que la jurisprudence canadienne ne reconnaît pas à ce jour l’existence d’une obligation de diligence entre propriétaire et sous‑traitants. Le litige porte sur l’opportunité d’une telle reconnaissance.

[23] Dans Martel Building Ltd. c. Canada, [2000] 2 R.C.S. 860, 2000 CSC 60, par. 108, la Cour a laissé en suspens la question de savoir s’il pourrait exister une obligation de diligence entre sous‑traitants et propriétaire :

Enfin, le juge Desjardins invoque deux décisions à l’appui de sa conclusion selon laquelle l’existence d’une obligation de traiter tous les soumissionnaires équitablement et sur un pied d’égalité a été reconnue dans le contexte de recours fondés sur la responsabilité civile délictuelle. Or, ces deux décisions ont été infirmées en appel : Twin City Mechanical c. Bradsil (1967) Ltd. (1996), 31 C.L.R. (2d) 210 (C. Ont. (Div. gén.)), inf. par (1999), 43 C.L.R. (2d) 275 (C.A. Ont.); Ken Toby Ltd. c. British Columbia Buildings Corp. (1997), 34 B.C.L.R. (3d) 263 (C.S.), inf. par (1999), 62 B.C.L.R. (3d) 308 (C.A.). De plus, l’application du droit de la responsabilité civile délictuelle s’imposait, car dans les deux cas, un sous‑traitant demandait un redressement contre l’administration adjudicative qui avait reçu des soumissions de l’entrepreneur général. Comme il n’y avait pas de lien contractuel entre le sous‑traitant et le propriétaire, la responsabilité ne pouvait être que délictuelle. Dans les deux affaires, la cour d’appel s’est abstenue de trancher la question de savoir s’il existait ou non une obligation de diligence en pareils cas et elle s’est contentée de statuer qu’aucun manquement ne pouvait être établi. Nous croyons que la question de savoir s’il peut exister une obligation de diligence entre un sous‑traitant et un propriétaire devra être tranchée plus tard, lorsque les circonstances d’une affaire s’y prêteront. [Je souligne; soulignement dans l’original omis.]

Nous sommes en présence d’une telle affaire.

[24] La Cour a analysé dans plusieurs de ses arrêts les principes généraux qui s’appliquent lorsqu’il s’agit de déterminer l’existence d’une obligation de diligence. Voir par exemple : Kamloops (Ville de) c. Nielsen, [1984] 2 R.C.S. 2; Cooper c. Hobart, [2001] 3 R.C.S. 537, 2001 CSC 79; Edwards c. Barreau du Haut‑Canada, [2001] 3 R.C.S. 562, 2001 CSC 80; Succession Odhavji c. Woodhouse, [2003] 3 R.C.S. 263, 2003 CSC 69; Childs c. Desormeaux, [2006] 1 R.C.S. 643, 2006 CSC 18.

[25] Comme l’écrit la juge en chef McLachlin dans Childs, par. 9, la question avec laquelle nous sommes aux prises est de savoir de quelle façon on peut déterminer les personnes qui bénéficient de cette obligation. Elle explique au par. 10, en renvoyant à l’arrêt Donoghue c. Stevenson, [1932] A.C. 562 (H.L.), que la proximité demeure le fondement du droit moderne de la négligence. L’obligation juridique s’étend à mon [traduction] « prochain ». Et mon prochain en droit est [traduction] « restreint » aux « personnes qui sont touchées de si près et si directement par mon acte que je devrais raisonnablement prévoir qu’elles seront ainsi touchées lorsque je réfléchis aux actes ou omissions qui sont mis en question » (Donoghue, p. 580, lord Atkin).

[26] On reconnaît généralement qu’il y a proximité lorsqu’un acte manifeste cause directement des pertes matérielles au demandeur (A. M. Linden et B. Feldthusen, Canadian Tort Law (8e éd. 2006), p. 304). On a toutefois élargi la notion de proximité pour l’appliquer à certaines circonstances précises où le défendeur, sans causer au demandeur aucun préjudice à sa personne ou à ses biens, lui a néanmoins fait subir des pertes financières. En outre, le droit canadien reconnaît la possibilité d’établir de nouvelles catégories donnant naissance à une obligation de diligence en appliquant l’analyse exposée dans Anns c. Merton London Borough Council, [1978] A.C. 728 (H.L.).

[27] Cependant, comme l’a indiqué la Cour dans Childs, par. 15, avant de décider s’il y a lieu de reconnaître une nouvelle obligation de diligence, il faut d’abord établir si la situation donnée entre dans une catégorie de rapports déjà reconnus comme donnant naissance à une obligation de diligence entre les parties, ou si elle présente une analogie avec cette catégorie. Si c’est le cas, l’obligation de diligence sera établie. En décidant d’abord si la situation relève d’une catégorie déjà reconnue, ou si elle présente une analogie avec celle‑ci, il n’est pas nécessaire de procéder à l’analyse préconisée dans l’arrêt Anns.

B. La présente action relève‑t‑elle d’une obligation de diligence reconnue?

[28] L’arrêt La Reine du chef de l’Ontario c. Ron Engineering & Construction (Eastern) Ltd., [1981] 1 R.C.S. 111, a le premier établi l’analyse dite « contrat A/contrat B » pour les appels d’offres. Selon cette méthode, le « contrat A » est formé au moment où le proposant présente sa soumission au propriétaire. Le « contrat B » naît quant à lui au moment où le propriétaire adjuge le contrat au soumissionnaire retenu. En l’espèce, le juge de première instance a conclu qu’un « contrat A » avait clairement été formé entre Olympic et TP (par. 99), conclusion que TP ne conteste pas.

[29] Selon l’analyse suivie dans M.J.B. Enterprises Ltd. c. Construction de Défense (1951) Ltée, [1999] 1 R.C.S. 619, et Martel, le « contrat A » peut imposer au propriétaire certaines conditions implicites, telles l’obligation de traiter les soumissionnaires équitablement et sur un pied d’égalité, ainsi que l’obligation de n’accepter que les soumissions conformes. En l’espèce, TP a violé le « contrat A » qui le liait à Olympic en adjugeant le « contrat B » à un soumissionnaire qui a présenté une soumission non conforme. Cette violation a eu une incidence sur les appelantes puisque la possibilité de récupérer les frais engagés pour la préparation de leurs soumissions et de retirer des bénéfices de leur participation au projet de construction dépendait de l’adjudication du « contrat B » à Olympic.

[30] Les frais et la perte de l’occasion de réaliser des profits qu’ont supportés les appelantes sont d’ordre uniquement financier. Ils ne découlaient aucunement d’un préjudice corporel ou matériel. À ce titre, il s’agit donc de pertes purement financières (D’Amato c. Badger, [1996] 2 R.C.S. 1071, par. 13; Martel, par. 34; Linden et Feldthusen, p. 441‑443).

[31] Dans Cie des chemins de fer nationaux du Canada c. Norsk Pacific Steamship Co., [1992] 1 R.C.S. 1021, p. 1049, le juge La Forest a reconnu cinq catégories différentes de réclamations pour négligence dans lesquelles une obligation de diligence est imposée à l’égard de pertes purement financières :

1. La responsabilité indépendante des autorités publiques légales;

2. La déclaration inexacte faite par négligence;

3. La prestation négligente d’un service;

4. La fourniture négligente de marchandises ou de structures de mauvaise qualité;

5. La perte économique relationnelle.

Voir également B. Feldthusen, « Economic Loss in the Supreme Court of Canada : Yesterday and Tomorrow » (1990‑1991), 17 Rev. can. dr. comm. 356, p. 357‑358; Winnipeg Condominium Corporation No. 36 c. Bird Construction Co., [1995] 1 R.C.S. 85, par. 12; D’Amato, par. 30; Martel, par. 38. Comme l’a expliqué la Cour dans Martel, par. 45 : « La raison d’être des cinq catégories générales est simplement de prévoir un cadre plus large adapté à une gamme variée de situations factuelles en regroupant les cas qui soulèvent des questions de principe semblables. Il ne s’agit en somme que d’outils d’analyse. »

[32] Les pertes financières qu’ont subies les appelantes n’entrent pas dans les quatre premières catégories. Il ne s’agit manifestement pas en l’espèce d’une affaire concernant une déclaration inexacte faite par négligence, ni de la prestation négligente d’un service, ni de la fourniture négligente de marchandises ou de structures de mauvaise qualité. Il ne s’agit pas non plus d’une affaire concernant la responsabilité indépendante des autorités publiques légales et mettant en cause [traduction] « le pouvoir public exclusif [qu’a le gouvernement] d’accorder certains avantages discrétionnaires, tel le pouvoir d’appliquer des règlements ou de faire l’inspection de résidences ou de routes » (Feldthusen, p. 358). En l’espèce, le gouvernement ne fait pas une inspection, il ne n’accorde pas, ne délivre pas ou n’applique pas quelque chose que la loi prescrit. Nous sommes plutôt en présence d’opérations commerciales entre parties privées et non de l’exercice d’un pouvoir gouvernemental exclusif.

[33] Reste la perte financière relationnelle, seule catégorie d’obligation de diligence préexistante dont pourraient relever les demandes d’indemnisation des appelantes. Linden et Feldthusen ont défini la perte financière relationnelle comme une situation où [traduction] « le défendeur cause par sa négligence un préjudice corporel ou matériel à un tiers. Le demandeur subit des pertes purement financières en raison d’un lien, normalement contractuel, qu’il a avec le tiers lésé ou le bien endommagé » (p. 477).

[34] Le recours des appelantes n’entre pas dans la catégorie de la perte financière relationnelle parce qu’Olympic n’a subi en l’espèce aucun dommage matériel. La perte financière relationnelle a, depuis son origine, toujours découlé d’un préjudice corporel ou matériel causé à un tiers.

[35] Cela paraît s’expliquer du fait que le dommage matériel tend [traduction] « à établir un lien suffisamment étroit entre le délit et le dommage » (Caltex Oil (Aust.) Pty. Ltd. c. The Dredge « Willemstad » (1976), 11 A.L.R. 227 (H.C.), p. 255). Cela ne veut pas dire que pour établir de nouvelles catégories selon le critère énoncé dans Anns, le préjudice corporel ou matériel serait nécessaire pour justifier une conclusion de proximité. Toutefois, pour ce qui est de la catégorie actuelle de la perte financière relationnelle, un préjudice corporel ou matériel doit avoir été subi par un tiers.

[36] Dans Morrison Steamship Co. c. Greystoke Castle (Cargo Owners), [1947] A.C. 265 (H.L.), le Greystoke Castle, un navire, entré en collision avec le Cheldale, un autre navire, avait dû être mis en cale sèche pour réparation. Les propriétaires de la cargaison que transportait le Greystoke Castle ont pu recouvrer auprès des propriétaires du Cheldale certaines avaries‑frais attribuables au déchargement et au rechargement de leur cargaison pendant que le Greystoke Castle se trouvait en cale sèche.

[37] Dans l’affaire Caltex, un dragueur avait endommagé un pipeline sous‑marin qui transportait du pétrole d’une raffinerie jusqu’à un terminal pétrolier de l’autre côté de la baie. Le pipeline ne pouvait alors plus servir au transport du pétrole jusqu’à cet endroit. Il appartenait à la raffinerie, mais le terminal pétrolier a pu recouvrer les frais du transport du pétrole auprès des propriétaires du dragueur et de la société ayant fourni la carte de navigation inexacte au dragueur.

[38] Dans Norsk, un chaland avait endommagé un pont ferroviaire dont Travaux publics Canada était propriétaire mais dont la Compagnie des chemins de fer nationaux du Canada (« CN ») était le principal utilisateur. De ce fait, les trains du CN avaient dû être déroutés, ce qui avait occasionné des dépenses supplémentaires. Le CN a recouvré ces frais auprès des propriétaires du chaland.

[39] Dans toutes les affaires susmentionnées, les dommages causés aux biens des tiers ont occasionné des pertes financières aux demandeurs, et ces pertes ouvraient droit à une indemnisation pour négligence. Or, il est question en l’espèce de l’adjudication d’un contrat à un soumissionnaire dont la soumission n’était pas conforme, ce qui constitue une rupture du « contrat A » entre TP et un tiers, Olympic. Certes, du fait de la rupture du contrat par TP, les appelantes n’ont pu récupérer les frais engagés pour la préparation de leurs soumissions et n’ont pas eu la possibilité de retirer des bénéfices de leur participation au projet. Toutefois, l’atteinte aux droits contractuels d’Olympic qui découlent du « contrat A » ne saurait être interprétée comme constituant un dommage aux biens d’Olympic. Comme il est expliqué dans Anson’s Law of Contract (28e éd. 2002), p. 24 :

[traduction] Il faut faire une distinction entre le droit des obligations et le droit des biens, lequel régit l’acquisition des droits sur les choses, qu’il s’agisse de bien‑fonds ou de biens meubles, d’objets matériels ou immatériels, par exemple une dette, des actions ou un brevet. Le droit de propriété est généralement opposable universellement, tandis que les droits issus du droit des obligations, tels les droits contractuels, sont de nature personnelle et ne sont opposables qu’à une ou plusieurs personnes en particulier.

Voici une explication différente que donne S. J. Hepburn dans Principles of Property

Law (2e éd. 2001), p. 21 :

[traduction] Pour établir l’existence d’un droit de propriété, il faut prouver que le titulaire possède sur une chose un droit opposable universellement; c’est ce droit universel qui distingue les droits réels de tout autre droit opposable. Les droits contractuels ne sont pas universellement opposables; ils ne le sont qu’à l’égard des parties au contrat et sont donc de nature personnelle. Les contrats qui visent un bien‑fonds ou un bien meuble peuvent conférer des droits similaires d’usage et de jouissance; cependant, s’ils ne sont pas universellement opposables, ces droits seront de nature simplement personnelle.

[40] Les droits découlant du « contrat A » entre Olympic et TP ne sont pas des droits réels universellement opposables. Le « contrat A » n’imposait entre TP et Olympic que des obligations de nature personnelle. Le « contrat A » n’étant pas un bien, il n’y a pas de préjudice matériel. Et faute de préjudice matériel, les appelantes ne peuvent fonder leur recours sur la catégorie déjà reconnue de la perte financière relationnelle.

[41] Aux paragraphes 114‑115, le juge de première instance a conclu à l’existence d’un lien suffisamment étroit entre TP et les appelantes parce que la relation entre Olymipc et les appelantes s’apparentait à une coentreprise. (D’après la Cour d’appel, le juge de première instance aurait considéré que TP participait à une coentreprise aux côtés d’Olympic et des appelantes. Or, selon moi, le juge de première instance parlait simplement d’une coentreprise entre Olympic et les appelantes.) Sa conclusion est fondée sur le par. 36 de Cooper, qui énumère les catégories préexistantes où le rapport de proximité est déjà reconnu, en précisant que « [l]orsqu’une affaire constitue l’un de ces cas ou un cas analogue et que la prévisibilité raisonnable est établie, on peut affirmer l’existence d’une obligation de diligence prima facie. »

[42] Le juge de première instance semble avoir estimé qu’une coentreprise ou un lien analogue à une coentreprise constitue, en soi, une catégorie où la proximité a déjà été reconnue. Ce n’est pas le cas. La seule catégorie reconnue impliquant une coentreprise est celle de la perte financière relationnelle « où le lien entre le demandeur et le propriétaire du bien est une entreprise commune » (Cooper, par. 36). Or, un dommage doit avoir été causé au bien du tiers. En l’absence d’un tel dommage, le fait de conclure qu’il s’agit d’une coentreprise ou d’une situation analogue à une coentreprise ne suffit pas pour que le demandeur puisse se réclamer de la catégorie de la perte financière relationnelle.

[43] Le juge de première instance aurait d’abord dû examiner si Olympic a subi des dommages matériels. Il a commis une erreur de droit en omettant de le faire. S’il avait procédé à cet examen, il aurait constaté que la demande d’indemnisation n’entre pas dans la catégorie de la perte financière relationnelle parce qu’Olympic n’a subi aucun dommage matériel.

[44] Je conclus que les demandes d’indemnisation des appelantes ne relèvent pas d’une catégorie préexistante dans laquelle une obligation de diligence a été reconnue.

C. Y a‑t‑il lieu de reconnaître une nouvelle obligation de diligence?

[45] Puisque j’ai conclu que la présente affaire ne relève pas de l’une des cinq catégories déjà reconnues de pertes purement financières, il est nécessaire d’examiner si une nouvelle catégorie devrait néanmoins être établie, plus précisément s’il y a lieu de reconnaître une nouvelle obligation de diligence entre propriétaire et sous‑traitants. Un tel examen commande l’analyse prescrite dans l’arrêt Anns.

[46] Dans Childs, par. 11, la Cour a récemment décrit ainsi le critère énoncé dans Anns :

Dans l’arrêt Anns c. Merton London Borough Council, [1978] A.C. 728 (H.L.), lord Wilberforce a proposé un critère en deux volets permettant de déterminer s’il existe une obligation de diligence. Le premier volet met l’accent sur le lien entre le demandeur et le défendeur et consiste à se demander s’il est suffisamment étroit ou [traduction] « proche » pour donner naissance à une obligation de diligence (p. 742). Le second volet consiste à décider s’il existe des considérations de politique générale dominantes susceptibles d’écarter l’obligation de diligence. Dans l’arrêt Kamloops (Ville de) c. Nielsen, [1984] 2 R.C.S. 2, p. 10‑11, cette Cour a adopté la démarche en deux étapes de l’arrêt Anns et l’a reformulée de la façon suivante :

(1) y a‑t‑il un lien « suffisamment étroi[t] entre les parties » ou un rapport de « proximité » justifiant l’imposition d’une obligation, et dans l’affirmative,

(2) existe‑t‑il des considérations de politique générale exigeant de restreindre ou de rejeter la portée de l’obligation, la catégorie de personnes qui en bénéficient ou les dommages auxquels un manquement à l’obligation peut donner lieu?

[47] Essentiellement, si l’on conclut à l’existence d’une obligation de diligence prima facie à la première étape du critère de l’arrêt Anns et qu’aucune autre considération de politique générale n’écarte la création de cette obligation à la seconde étape, une nouvelle catégorie d’obligation est alors reconnue.

1. Première étape du critère de l’arrêt Anns

[48] Dans Cooper, par. 30, la juge en chef McLachlin et le juge Major expliquent le processus analytique qui permettrait aux appelantes d’établir l’existence d’un lien étroit et direct entre les parties et, par conséquent, d’une obligation de diligence prima facie :

À la première étape du critère de l’arrêt Anns, deux questions se posent : (1) le préjudice subi était‑il la conséquence prévisible de l’acte du défendeur; (2) malgré la proximité des parties qui a été établie dans la première partie de ce critère, existe‑t‑il des motifs pour lesquels la responsabilité délictuelle ne devrait pas être engagée en l’espèce? L’analyse relative à la proximité que comporte la première étape du critère de l’arrêt Anns met l’accent sur les facteurs découlant du lien existant entre la demanderesse et le défendeur. Ces facteurs comprennent des questions de politique, ce terme étant pris dans son sens large. Si l’on fait la preuve de la prévisibilité et de la proximité à la première étape, il y a une obligation de diligence prima facie. [Soulignement omis.]

a) Prévisibilité raisonnable

[49] L’indice habituel du lien de proximité est la prévisibilité. En l’espèce, le juge de première instance a conclu qu’il était raisonnablement prévisible que l’adjudication du contrat à un soumissionnaire dont la soumission n’était pas conforme entraînerait une perte financière pour les appelantes (par. 110). En Cour d’appel, TP a reconnu la prévisibilité raisonnable du préjudice (par. 48). Devant notre Cour, TP ne s’est pas rétracté. Toutefois, [traduction] « la prévisibilité n’amène pas, ni en soi ni automatiquement, à conclure qu’il existe une obligation de diligence » : G. H. L. Fridman, The Law of Torts in Canada (2e éd. 2002), p. 320.

b) Autres considérations pertinentes quant au lien de proximité

[50] Dans Cooper, par. 34, la juge en chef McLachlin et le juge Major ont tenu compte de plusieurs facteurs dans l’évaluation de l’étroitesse du lien entre les parties pour déterminer s’il était juste et équitable de conclure à l’existence d’une obligation de diligence :

La détermination du lien peut supposer l’examen des attentes, des déclarations, de la confiance, des biens en cause et d’autres intérêts en jeu. Il s’agit essentiellement de facteurs nous permettant d’évaluer à quel point le lien entre le demandeur et le défendeur est étroit et de déterminer si, vu ce lien, il est juste et équitable en droit d’imposer une obligation de diligence au défendeur.

[51] Plusieurs facteurs semblent avoir incité les appelantes à croire que le lien qu’elles avaient avec TP était plus étroit que celui qui existe normalement entre propriétaire et sous‑traitants. TP choisissait non seulement un concepteur‑constructeur, mais aussi une équipe de conception‑construction. TP exigeait qu’à l’étape de la DEC lui soient fournis des renseignements concernant les fonctions et l’expérience respectives des appelantes. La sélection des quatre candidats devant être retenus pour passer à l’étape de la DP dépendait dans une grande mesure des compétences de l’équipe du proposant. Pas moins de 70 des 150 points de l’évaluation de la DEC portaient sur la capacité des membres de l’équipe à accomplir le travail individuellement et en équipe. De plus, les membres de l’équipe de conception‑construction et les membres clés de leur personnel ne pouvaient être remplacés sans le consentement préalable écrit et exprès de TP. Les appelantes devaient également assister à une séance de « partenariat » avec le gérant de projet de TP.

[52] En outre, les appelantes ont consacré beaucoup de temps et d’énergie à la préparation de leurs soumissions. Ce faisant, elles se sont fondées sur les documents et les déclarations émanant de TP, lesquels laissaient supposer l’existence d’une méthode équitable de sélection des soumissions. Elles comptaient sur TP pour respecter le « contrat A » le liant à Olympic. La rupture du « contrat A » les touchait directement, car elles ne devaient recevoir aucune rétribution pour le travail consacré à la préparation de la DP à moins que la soumission d’Olympic ne soit retenue. Comme la procédure d’appel d’offres exigeait un travail considérable et que seule l’équipe retenue recevrait une rétribution, les appelantes s’attendaient à ce que la sélection soit équitable (motifs du jugement de première instance, par. 62).

[53] Bien que les facteurs susmentionnés tiennent de ceux qu’on s’attendrait à retrouver dans une situation de proximité, comme il est expliqué dans Cooper, la Cour doit également examiner, à la première étape du critère de l’arrêt Anns, si des considérations de politique générale s’attachant spécifiquement aux parties empêchent la reconnaissance de la responsabilité délictuelle.

[54] Selon les auteurs Linden et Feldthusen, lorsqu’il s’agit d’apprécier le lien de proximité dans le contexte de la perte purement financière, [traduction] « [i]l peut aussi être pertinent de savoir si le demandeur a eu la possibilité de se protéger par contrat contre le risque de perte financière et ne s’en est pas prévalu » (p. 444). Cela rejoint la mise en garde du juge La Forest dans Norsk, p. 1116, à savoir que « la capacité du demandeur de prévoir le dommage particulier et d’y parer est un facteur clé dans l’analyse du lien étroit ».

[55] Point important à souligner, les documents concernant la DEC offraient à l’entrepreneur général et à ses sous‑traitants la possibilité de présenter leur soumission « dans le cadre d’une coentreprise ». Le paragraphe 3(1) de la DEC stipule :

[traduction] Il n’est pas nécessaire de constituer une coentreprise pour participer à ce marché, mais les entreprises peuvent le faire si elles le jugent opportun.

Olympic et les appelantes n’ont pas retenu cette option. Olympic a donc été la seule à présenter la soumission et, donc, la seule avec qui TP a formé le « contrat A ». (Devant la Cour, les appelantes n’ont pas plaidé qu’elles étaient parties au « contrat A » entre TP et Olympic.)

[56] Le fait que les appelantes aient eu la possibilité de former une coentreprise, et d’être ainsi parties au « contrat A » conclu entre TP et Olympic, est une raison de principe prédominante qui empêche la reconnaissance d’une responsabilité délictuelle dans les circonstances. Permettre aux appelantes de faire fi des circonstances qu’elles ont contribué à créer et d’intenter un recours délictuel serait ignorer et contourner les droits et obligations contractuels que TP, Olympic et les appelantes entendaient, et n’entendaient pas, créer. Les appelantes tentent essentiellement, après coup, de se servir du droit de la responsabilité délictuelle à défaut de pouvoir se prévaloir du « contrat A ». Après tout, les obligations dont les appelantes demandent l’application par le biais de la responsabilité délictuelle n’existent qu’à cause du « contrat A », auquel les appelantes ne sont pas parties. À mon avis, la remarque du professeur Lewis N. Klar (Tort Law (3e éd. 2003), p. 201) — selon laquelle la régulation des relations commerciales relève normalement du droit des contrats — est particulière pertinente dans ce genre d’affaire. Conclure qu’une action en responsabilité délictuelle est le recours approprié lorsque des parties commerciales ont volontairement organisé leurs affaires par contrat reviendrait à permettre un empiétement injustifié du droit de la responsabilité délictuelle sur le droit des contrats.

c) Conclusion quant à la première étape du critère de l’arrêt Anns

[57] Certains facteurs témoignent indéniablement de l’existence d’un lien étroit entre TP et les appelantes, par exemple le fait que les appelantes s’attendaient à ce que TP choisisse une équipe de conception‑construction au stade de la DEC et s’en tienne à une méthode de sélection équitable dans l’appel d’offres. Néanmoins, la possibilité qu’avaient les appelantes de prévoir la perte financière en question et de prémunir contre elle est une raison de principe prédominante qui empêche la reconnaissance d’une responsabilité délictuelle dans les circonstances. Les appelantes ont eu la possibilité de se lier contractuellement à TP par le « contrat A », mais elles ne s’en sont pas prévalues et elles tentent maintenant de se servir du droit de la responsabilité délictuelle pour pallier l’absence de ce lien contractuel avec TP. Le droit de la responsabilité délictuelle ne doit pas servir de police d’assurance après coup.

[58] Je conclus que les appelantes n’ont pas satisfait à la première étape du critère de l’arrêt Anns, qu’il faut franchir pour qu’on puisse conclure à l’existence d’une obligation de diligence prima facie.

2. Seconde étape du critère de l’arrêt Anns

[59] L’inexistence d’une obligation de diligence prima facie à la première étape de l’arrêt Anns ayant été établie, il n’est pas nécessaire d’aborder la seconde étape, celle de l’examen d’autres considérations de politique générale susceptibles d’empêcher la création d’une nouvelle obligation de diligence. Toutefois, il peut être utile de faire quelques remarques sur l’une de ces considérations, soit la responsabilité indéterminée.

[60] Reconnaître qu’un propriétaire a une obligation de diligence envers les sous‑traitants dans le cadre d’un d’appel d’offres pourrait conduire à ce que le juge en chef Cardozo, de la Cour d’appel de New York, a défini comme étant [traduction] « la responsabilité pour un montant indéterminé pour une période indéterminée envers une catégorie indéterminée » (Ultramares Corp. c. Touche, 174 N.E. 441 (1931), p. 444).

[61] Le juge de première instance a fait peu de cas des préoccupations que soulève la responsabilité indéterminée :

En l’espèce, toutefois, je ne suis pas d’accord pour dire que la responsabilité serait indéterminée en raison de l’approche particulière, et unique selon la preuve présentée, adoptée par le défendeur dans le processus d’appel d’offres. Le défendeur a défini la catégorie des membres de l’équipe de conception‑construction dont les compétences seraient examinées, et ces membres devaient faire état de leurs attributions de tâches, examiner les plans et les dessins, certifier qu’ils exécuteraient le travail et ne pouvaient pas être remplacés sans le consentement du défendeur. Ces obligations ne s’étendaient pas à l’ensemble des sous‑traitants, fournisseurs et employés. L’étendue de la responsabilité peut également être déterminée en quantifiant l’attente raisonnable de profits ou d’honoraires des demanderesses. [par. 118]

[62] TP prétend que, pour ce qui est des pertes purement financières, la préoccupation principale réside dans la responsabilité indéterminée, étant donné que contrairement aux dommages matériels, ce type de pertes [traduction] « peut dépasser le cadre restreint du lieu physique ou du groupe des victimes pour s’élargir à un cercle sans cesse croissant de demandeurs » (mémoire de l’intimée, par. 82). Cela entraînerait des incertitudes dans le marché. Je conviens que le risque de responsabilité indéterminée est plus grand en cas de perte purement financière qu’en cas de préjudice corporel ou matériel. Par conséquent, dans les cas de perte purement financière, il faut, pour paraphraser le juge en chef Cardozo, prendre soin de ne reconnaître une obligation que dans la mesure où l’on peut déterminer la catégorie des demandeurs, la période et les montants en cause.

[63] Dans l’affaire qui nous est soumise, le nom des sous‑traitants a été fourni et soumis à l’approbation de TP à l’étape de la DEC de l’appel d’offres. Les sous‑traitants ne pouvaient être remplacés sans le consentement de TP. À première vue, cela semble indiquer que les demandeurs appartenaient à une catégorie déterminée. Or l’une des appelantes, Canadian Process Services Inc., n’a pas été désignée comme membre de l’équipe de conception‑construction à l’étape de la DEC. Seule sa société mère, G.J. Cahill & Co., était nommée. Cela donne à penser que la catégorie des demandeurs n’était pas aussi bien définie que l’a cru le juge de première instance étant donné qu’une filiale d’un des membres de l’équipe de conception‑construction a aussi produit une réclamation. À mon avis, étant donné que la catégorie des demandeurs semble s’étendre aux niveaux inférieurs de la structure organisationnelle des membres de l’équipe de conception‑construction, la présente affaire pourrait donner lieu à une responsabilité indéterminée.

[64] De plus, contrairement aux conclusions du juge de première instance, la Cour d’appel a conclu que l’appel d’offres de type conception‑construction ne revêtait pas un caractère unique. Le juge Sexton a souligné que, selon le témoignage de M. Carl Mallam, le président d’Olympic, des entités privées et publiques partout au pays ont recours à ce type d’appel d’offres, et les formulaires utilisés par l’État fédéral et la province de Terre‑Neuve‑et‑Labrador comportent des dispositions similaires (par. 76‑82). Étant donné que ce type d’appel d’offres n’est pas unique et que maintes formes d’arrangements peuvent intervenir entre propriétaires et entrepreneurs de même qu’entre entrepreneurs et sous‑traitants, imposer aux propriétaires une obligation de diligence envers les sous‑traitants pourrait conduire à une multiplicité de poursuites en responsabilité délictuelle, résultat indésirable.

[65] Le fait qu’un problème d’indétermination se pose en l’espèce est à mon sens symptomatique d’une préoccupation plus générale propre au domaine des contrats de construction. Même dans les cas où le propriétaire connaît le nom des sous‑traitants, ceux‑ci auront des employés et des fournisseurs et peut‑être leurs propres sous‑traitants qui pourraient aussi subir des pertes financières. Et ces fournisseurs et sous‑traitants auront leurs propres employés et fournisseurs qui pourraient chercher à obtenir réparation pour le préjudice financier qu’ils subissent du fait que le propriétaire n’a pas adjugé le contrat à l’entrepreneur général dont ils dépendaient tous. Le contexte des contrats de construction est ainsi l’un de ceux où l’on peut facilement constater l’indétermination de la catégorie des demandeurs.

[66] Même si l’on avait conclu à l’existence d’une obligation de diligence prima facie à la première étape de l’arrêt Anns, cette obligation aurait à mon avis été écartée à la seconde étape en raison des préoccupations soulevées par le problème de la responsabilité indéterminée.

V. Conclusion

[67] Les appelantes ne peuvent fonder leurs demandes d’indemnisation sur l’une des catégories préexistantes d’obligation de diligence pour perte purement financière. Il ne paraît pas non plus justifié de reconnaître l’existence d’une nouvelle obligation de diligence du propriétaire envers les sous‑traitants dans le contexte d’un appel d’offres. Je suis d’avis de rejeter le pourvoi avec dépens.

Pourvoi rejeté avec dépens.

Procureurs des appelantes : Stewart McKelvey, St. John’s.

Procureur de l’intimée : Sous-procureur général du Canada, Ottawa.


Synthèse
Référence neutre : 2008 CSC 22 ?
Date de la décision : 08/05/2008
Sens de l'arrêt : Le pourvoi est rejeté

Analyses

Responsabilité délictuelle - Négligence - Obligation de diligence - Appel d’offres - Indemnisation d’une perte purement financière - Adjudication par le propriétaire d’un contrat de construction à un soumissionnaire dont la soumission n’est pas conforme, selon un appel d’offres dit « conception‑construction » - Recours en responsabilité délictuelle pour pertes financières subies intenté contre le propriétaire par les sous‑traitants de l’entrepreneur qui aurait dû obtenir le contrat - Le propriétaire a‑t‑il une obligation de diligence envers les sous‑traitants? - La demande d’indemnisation relève‑t‑elle d’une catégorie reconnue d’obligation de diligence? - Y a‑t‑il lieu de reconnaître une nouvelle obligation de diligence entre propriétaire et sous‑traitants?.

Travaux publics (TP) a lancé un appel d’offres dit « conception‑construction » pour la construction d’un bâtiment. Selon les documents d’appel d’offres, les proposants pouvaient soumissionner pour le contrat seuls ou en collaboration avec d’autres entités par le biais d’une coentreprise. TP a adjugé le contrat à un soumissionnaire qui a présenté une soumission non conforme. O, l’entrepreneur qui aurait dû obtenir le contrat et ses sous‑traitants ont engagé des poursuites. O et ses sous‑traitants ne formaient pas un partenariat ni une coentreprise. O est parvenue à un règlement avec TP, mais ses sous‑traitants ont maintenu l’action. Le juge de première instance a estimé que TP avait engagé sa responsabilité délictuelle, mais non sa responsabilité contractuelle, envers les sous‑traitants. La Cour d’appel a annulé la décision, concluant que les circonstances ne pouvaient donner lieu à la reconnaissance d’une nouvelle obligation de diligence.

Arrêt : Le pourvoi est rejeté.

Les demandes d’indemnisation des sous‑traitants ne relèvent pas d’une catégorie préexistante dans laquelle une obligation de diligence a été reconnue. Comme le préjudice subi par les sous‑traitants est d’ordre uniquement financier, il s’agit de pertes purement financières. Des cinq catégories qui existent déjà à l’égard de pertes purement financières, celle de la perte financière relationnelle est la seule dont pourraient relever les demandes d’indemnisation des sous‑traitants. La perte financière relationnelle se produit dans des situations où le défendeur cause par sa négligence un préjudice corporel ou matériel à un tiers et le demandeur subit des pertes purement financières en raison d’un lien, normalement contractuel, qu’il a avec le tiers lésé ou le bien endommagé. Comme O n’a subi aucun dommage matériel en l’espèce, le recours des sous‑traitants n’entre pas dans cette catégorie. En l’absence d’un dommage causé à un bien d’O, même le fait de conclure qu’il s’agit d’une coentreprise ou d’une situation analogue à une coentreprise entre O et les sous‑traitants ne suffit pas pour que ceux‑ci puissent se réclamer de la catégorie de la perte financière relationnelle. [30‑31] [33‑34] [42] [44]

La reconnaissance d’une nouvelle obligation de diligence entre propriétaire et sous‑traitants dans le contexte d’un appel d’offres n’est pas justifiée. Même si certains facteurs témoignent indéniablement de l’existence d’un lien étroit entre TP et les sous‑traitants, le tribunal doit également examiner, à la première étape du critère de l’arrêt Anns, si des considérations de politique générale s’attachant spécifiquement aux parties empêchent la reconnaissance de la responsabilité délictuelle. En l’espèce, le fait que les sous‑traitants aient eu la possibilité de former une coentreprise et d’être ainsi parties au « contrat A » entre TP et O, qui leur aurait donné le droit de demander une indemnisation, est une raison de principe prédominante qui empêche la reconnaissance d’une responsabilité délictuelle dans les circonstances. Les obligations dont les sous‑traitants demandent l’application par le biais de la responsabilité délictuelle n’existent qu’à cause du « contrat A ». Leur permettre de faire fi des circonstances qu’ils ont contribué à créer et d’intenter un recours délictuel serait ignorer et contourner les droits et obligations contractuels que TP, O et eux‑mêmes entendaient, et n’entendaient pas, créer. Conclure qu’une action en responsabilité délictuelle est le recours approprié lorsque des parties commerciales ont volontairement organisé leurs affaires par contrat reviendrait à permettre un empiétement injustifié du droit de la responsabilité délictuelle sur le droit des contrats. Même si l’on avait conclu à l’existence d’une obligation de diligence prima facie à la première étape de l’arrêt Anns, cette obligation aurait été écartée à la seconde étape en raison des préoccupations soulevées par le problème de la responsabilité indéterminée. [3] [53] [56‑57] [66]


Parties
Demandeurs : Design Services Ltd.
Défendeurs : Canada

Références :

Jurisprudence
Arrêts mentionnés : Martel Building Ltd. c. Canada, [2000] 2 R.C.S. 860, 2000 CSC 60
Kamloops (Ville de) c. Nielsen, [1984] 2 R.C.S. 2
Cooper c. Hobart, [2001] 3 R.C.S. 537, 2001 CSC 79
Edwards c. Barreau du Haut‑Canada, [2001] 3 R.C.S. 562, 2001 CSC 80
Succession Odhavji c. Woodhouse, [2003] 3 R.C.S. 263, 2003 CSC 69
Childs c. Desormeaux, [2006] 1 R.C.S. 643, 2006 CSC 18
Donoghue c. Stevenson, [1932] A.C. 562
Anns c. Merton London Borough Council, [1978] A.C. 728
La Reine du chef de l’Ontario c. Ron Engineering & Construction (Eastern) Ltd., [1981] 1 R.C.S. 111
M.J.B. Enterprises Ltd. c. Construction de Défense (1951) Ltée, [1999] 1 R.C.S. 619
D’Amato c. Badger, [1996] 2 R.C.S. 1071
Cie des chemins de fer nationaux du Canada c. Norsk Pacific Steamship Co., [1992] 1 R.C.S. 1021
Winnipeg Condominium Corporation No. 36 c. Bird Construction Co., [1995] 1 R.C.S. 85
Caltex Oil (Aust.) Pty. Ltd. c. The Dredge « Willemstad » (1976), 11 A.L.R. 227
Morrison Steamship Co. c. Greystoke Castle (Cargo Owners), [1947] A.C. 265
Ultramares Corp. c. Touche, 174 N.E. 441 (1931).
Doctrine citée
Beatson, J. Anson’s Law of Contract, 28th ed. New York : Oxford University Press, 2002.
Feldthusen, Bruce. « Economic Loss in the Supreme Court of Canada : Yesterday and Tomorrow » (1990‑1991), 17 Rev. can. dr. comm. 356.
Fridman, Gerald Henry Louis. The Law of Torts in Canada, 2nd ed. Toronto : Carswell, 2002.
Hepburn, Samantha J. Principles of Property Law, 2nd ed. Sydney, N.S.W. : Cavendish Publishing (Australia), 2001.
Klar, Lewis N. Tort Law, 3rd ed. Toronto : Thomson Carswell, 2003.
Linden, Allen M., and Bruce Feldthusen. Canadian Tort Law, 8th ed. Markham, Ont. : LexisNexis Butterworths, 2006.

Proposition de citation de la décision: Design Services Ltd. c. Canada, 2008 CSC 22 (8 mai 2008)


Origine de la décision
Date de l'import : 06/04/2012
Identifiant URN:LEX : urn:lex;ca;cour.supreme;arret;2008-05-08;2008.csc.22 ?
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