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16/10/2009 | CANADA | N°2009_CSC_46

Canada | Canada (Justice) c. Fischbacher, 2009 CSC 46 (16 octobre 2009)


COUR SUPRÊME DU CANADA

Référence : Canada (Justice) c. Fischbacher, 2009 CSC 46, [2009] 3 R.C.S. 170

Date : 20091016

Dossier : 32842

Entre :

Ministre de la Justice du Canada

Appelant

et

Henry C. Fischbacher

Intimé

Traduction française officielle

Coram : La juge en chef McLachlin et les juges Binnie, LeBel, Deschamps, Fish, Abella, Charron, Rothstein et Cromwell

Motifs de jugement :

(par. 1 à 59)

Motifs concordants :

(par. 60 à 88)

La juge Charron (avec l'accord de la juge en c

hef McLachlin et des juges Binnie, LeBel, Deschamps, Abella, Rothstein et Cromwell)

Le juge Fish

______________________________

Canada (Justice) c....

COUR SUPRÊME DU CANADA

Référence : Canada (Justice) c. Fischbacher, 2009 CSC 46, [2009] 3 R.C.S. 170

Date : 20091016

Dossier : 32842

Entre :

Ministre de la Justice du Canada

Appelant

et

Henry C. Fischbacher

Intimé

Traduction française officielle

Coram : La juge en chef McLachlin et les juges Binnie, LeBel, Deschamps, Fish, Abella, Charron, Rothstein et Cromwell

Motifs de jugement :

(par. 1 à 59)

Motifs concordants :

(par. 60 à 88)

La juge Charron (avec l'accord de la juge en chef McLachlin et des juges Binnie, LeBel, Deschamps, Abella, Rothstein et Cromwell)

Le juge Fish

______________________________

Canada (Justice) c. Fischbacher, 2009 CSC 46, [2009] 3 R.C.S. 170

Ministre de la Justice du Canada Appelant

c.

Henry C. Fischbacher Intimé

Répertorié : Canada (Justice) c. Fischbacher

Référence neutre : 2009 CSC 46.

No du greffe : 32842.

2009 : 16 juin; 2009 : 16 octobre.

Présents : La juge en chef McLachlin et les juges Binnie, LeBel, Deschamps, Fish, Abella, Charron, Rothstein et Cromwell.

en appel de la cour d'appel de l'ontario

POURVOI contre un arrêt de la Cour d'appel de l'Ontario (les juges Doherty et MacFarland et le juge Kent (ad hoc), 2008 ONCA 571, 91 O.R. (3d) 401, 239 O.A.C. 211, 235 C.C.C. (3d) 45, [2008] O.J. No. 3029 (QL), 2008 CarswellOnt 4594, qui a annulé un arrêté d'extradition et renvoyé l'affaire au ministre de la Justice du Canada pour réexamen. Pourvoi accueilli.

Janet Henchey et Nancy Dennison, pour l'appelant.

Gregory Lafontaine et Vincenzo Rondinelli, pour l'intimé.

Version française du jugement de la juge en chef McLachlin et des juges Binnie, LeBel, Deschamps, Abella, Charron, Rothstein et Cromwell rendu par

La juge Charron —

1. Aperçu

[1] Henry Fischbacher a été accusé de meurtre au premier degré par un grand jury à Tucson, en Arizona, relativement au décès de sa femme. Les États‑Unis ont demandé son extradition pour qu'il subisse son procès relativement à cette accusation. Le ministre de la Justice (le « ministre ») a donné suite à la demande d'extradition en autorisant la tenue d'une audience relative à l'incarcération, indiquant que l'infraction canadienne qui correspondait à la conduite criminelle reprochée était l'infraction de [traduction] « Meurtre prévue à l'article 231 du Code criminel », L.R.C. 1985, ch. C‑46. Le juge d'extradition a ordonné l'incarcération de M. Fischbacher pour meurtre au deuxième degré, jugeant la preuve concernant la préméditation et le propos délibéré insuffisante pour justifier son renvoi à procès pour meurtre au premier degré en droit canadien. L'ordonnance d'incarcération n'a pas été portée en appel. Le ministre a alors ordonné l'extradition de M. Fischbacher pour meurtre au premier degré, comme le demandaient les États‑Unis.

[2] M. Fischbacher s'est adressé à la Cour d'appel de l'Ontario pour demander le contrôle judiciaire de la décision du ministre. Il a reconnu qu'il pouvait être renvoyé dans l'État de l'Arizona pour subir son procès relativement à une accusation de meurtre au deuxième degré conformément aux conclusions du juge d'extradition, mais il soutenait que la décision du ministre de l'extrader relativement à l'accusation de meurtre au premier degré était déraisonnable. Pour étayer cet argument, M. Fischbacher s'est appuyé sur la preuve d'expert déposée devant le ministre selon laquelle, tout comme l'infraction de meurtre au premier degré exige la preuve de la préméditation et du propos délibéré au Canada, la préméditation est un élément essentiel de cette infraction selon le droit de l'Arizona. Il s'est également fondé sur des décisions d'appel statuant qu'une « discordance » entre l'infraction pour laquelle le ministre a ordonné l'extradition et l'infraction étayée par la preuve à l'audience relative à l'incarcération peut rendre la décision d'ordonner l'extradition déraisonnable : voir, p. ex., United States of America c. Reumayr, 2003 BCCA 375, 176 C.C.C. (3d) 377, autorisation d'appel refusée, [2006] 1 R.C.S. xiv; United States of America c. Gorcyca, 2007 ONCA 76, 216 C.C.C. (3d) 403; Canada (Minister of Justice) c. Saad, 2007 ONCA 75, 216 C.C.C. (3d) 393; et United States of America c. Kissel, 2008 ONCA 208, 89 O.R. (3d) 481.

[3] La Cour d'appel a retenu l'argument de M. Fischbacher : 2008 ONCA 571, 91 O.R. (3d) 401. Selon elle, sa contestation de l'arrêté d'extradition ne faisait pas intervenir le principe de la double incrimination, comme le prétendait le ministre. Le principe de la double incrimination, qui exige que la conduite ayant entraîné l'accusation à l'étranger constitue également une infraction sous le régime du droit canadien, était [traduction] « manifestement » respecté en l'espèce (par. 16). La question était plutôt de savoir si le ministre avait agi de façon déraisonnable en concluant qu'il n'était pas injuste d'ordonner l'extradition de M. Fischbacher pour [traduction] « l'accusation manifestement plus grave de meurtre au premier degré », dans les circonstances (par. 41). Vu l'absence de preuve de l'élément essentiel de la préméditation à l'audience relative à l'incarcération, la Cour d'appel a conclu que la décision du ministre était déraisonnable. L'affaire a été renvoyée au ministre pour qu'il procède à un nouvel examen.

[4] En déterminant de quelle manière il fallait satisfaire au principe de la double incrimination, le législateur pouvait définir les crimes pour lesquels l'extradition peut être demandée et ordonnée en fonction soit de la conduite reprochée, soit des éléments de l'infraction punissable à l'étranger. L'approche choisie par le Canada est incontestablement fondée sur la conduite. Ainsi, l'extradition est permise lorsque les actes constituant une infraction à l'étranger, s'ils étaient commis au Canada, constitueraient une infraction en droit canadien, peu importe sa désignation ou sa classification. Dans la mesure où l'infraction entre également dans la catégorie des infractions donnant lieu à l'extradition selon la Loi sur l'extradition, L.C. 1999, ch. 18 (la « Loi »), le principe de la double incrimination est respecté. Cette approche est non seulement compatible avec la pratique internationale courante, mais aussi conforme au principe de la courtoisie, qui commande la déférence et le respect à l'égard du droit des autres nations.

[5] En toute déférence, je ne souscris pas à la conclusion de la juridiction inférieure selon laquelle l'argument de M. Fischbacher ne fait pas intervenir le principe de la double incrimination. Le critère de la « discordance » invite le ministre à comparer l'infraction punissable à l'étranger à son équivalent en droit canadien d'une manière qui est incompatible avec l'approche de la double incrimination fondée sur la conduite. En effet, en exigeant que le ministre soit convaincu que la conduite sur laquelle le juge d'extradition s'est fondé pour conclure à la double incrimination établit également tous les éléments de l'infraction punissable à l'étranger, le critère de la « discordance » introduit un critère fondé sur l'infraction pour l'examen de la question de la double incrimination à l'étape finale de la procédure d'extradition. Or, cette approche est incompatible tant avec la Loi qu'avec le traité d'extradition applicable, soit le Traité d'extradition entre le Canada et les États‑Unis d'Amérique, R.T. Can. 1976 no 3 (« Traité »), entré en vigueur le 22 mars 1976. Comme la présente affaire le démontre, le critère de la « discordance » obligerait le ministre à reconsidérer les conclusions de l'État étranger sur son propre droit, une approche qui n'a aucun fondement dans la Loi et qui contrevient au principe fondamental de la courtoisie. Enfin, ce critère entre en conflit avec le rôle circonscrit du juge d'extradition défini dans la Loi et confirmé par une jurisprudence constante.

[6] Cela dit, la Loi confère au ministre un large pouvoir discrétionnaire sur la question de l'extradition et, comme je l'expliquerai plus loin, les différences entre le risque que devrait affronter l'intéressé dans le pays étranger et celui auquel il serait exposé au Canada en raison des actes qu'on lui reproche peuvent, dans des circonstances exceptionnelles, constituer un facteur pertinent dans la décision d'ordonner ou non l'extradition. Toutefois, la raisonnabilité de la décision du ministre ne repose pas, en définitive, sur la question de savoir si les éléments de l'infraction punissable à l'étranger « concordent » avec la preuve présentée par l'État requérant lors de l'audience relative à l'incarcération. Il faut apprécier la raisonnabilité de la décision en tenant compte de toutes les circonstances pertinentes et conformément aux dispositions applicables de la Loi. Dans le présent pourvoi, je ne vois aucune raison de modifier la décision du ministre.

[7] Pour les motifs exposés ci‑après, je suis d'avis d'accueillir le pourvoi et de rétablir l'arrêté d'extradition du ministre.

2. La demande d'extradition, l'ordonnance d'incarcération et l'arrêté d'extradition

[8] En octobre 2006, à Tucson, en Arizona, un grand jury a déposé un acte d'accusation inculpant M. Fischbacher d'une infraction de meurtre au premier degré en vertu du Criminal Code de l'Arizona, Ariz. Rev. Stat. §§ 13-1105, 13-603, 13-604, 13-703 et 13-710, relativement au décès de sa femme, Lisa Fischbacher.

[9] Les États‑Unis ont demandé, dans une note diplomatique, en décembre 2006, que M. Fischbacher soit extradé du Canada pour l'infraction de meurtre au premier degré.

[10] Le 8 janvier 2007, le ministre a pris un arrêté introductif d'instance (« AII ») en application de l'art. 15 de la Loi. L'AII demandait l'incarcération de M. Fischbacher pour l'infraction correspondante au Canada de [traduction] « Meurtre, prévue à l'article 231 du Code criminel », sans préciser s'il s'agissait d'un meurtre au premier ou au deuxième degré.

[11] L'étape judiciaire de la procédure d'extradition a eu lieu en juin 2007 devant la Cour supérieure de justice de l'Ontario. À l'audience, les États‑Unis ont déposé en preuve deux dossiers d'extradition certifiés, l'un original et l'autre modifié, conformément à l'art. 33 de la Loi. À ce moment‑là, il a été confirmé que le ministère de la Justice avait obtenu l'assurance que l'État de l'Arizona ne réclamerait pas la peine capitale si l'accusé était déclaré coupable.

[12] Il ressort de la preuve incluse dans le dossier d'extradition que le 6 octobre 2006, M. Fischbacher a téléphoné à sa soeur et lui a révélé que la veille, sa femme et lui s'étaient disputés. Il a raconté qu'il lui avait donné un coup de poing au visage et l'avait frappé derrière la tête avec une lampe de poche, et qu'elle s'était évanouie. M. Fischbacher a dit l'avoir traînée, inconsciente, de la chambre à coucher jusqu'à la piscine dans la cour, et lui avoir maintenu la tête sous l'eau pendant plusieurs minutes jusqu'à ce qu'il la croie morte. Il s'est enfui de la maison vers minuit, s'est rendu en voiture à l'aéroport de Phoenix, en Arizona, et a pris l'avion pour Buffalo, dans l'État de New York, où il a loué une voiture et franchi la frontière canadienne.

[13] Le dossier d'extradition indique également que le corps de Mme Fischbacher a été retrouvé par la police vers 17 h le 6 octobre 2006, flottant sur le ventre dans la piscine derrière la maison. L'autopsie a confirmé que Mme Fischbacher est morte par asphyxie et par suite de multiples traumatismes crâniens.

[14] S'appuyant sur l'approche canadienne pour déterminer si l'acte d'accusation visait un meurtre au premier ou au deuxième degré, le juge d'extradition a conclu que le mot « meurtre » utilisé par le ministre dans l'AII devait être interprété comme désignant un meurtre au deuxième degré en droit canadien. Les États‑Unis ont demandé au juge d'autoriser une modification à l'AII conformément au par. 23(2) de la Loi, de sorte que l'infraction correspondante au Canada soit désignée comme un « meurtre au premier degré », plutôt que comme un « meurtre » tout simplement. Le juge d'extradition a conclu que la préméditation et le propos délibéré étaient des éléments essentiels du meurtre au premier degré au Canada et que le dossier d'extradition ne contenait aucune preuve de ces éléments. Par conséquent, la demande de modification de l'AII a été rejetée. Le juge a toutefois conclu que la preuve était suffisante pour établir à première vue qu'il y avait eu meurtre au deuxième degré. Le juge a ordonné, en vertu de l'art. 71 de la Loi, l'incarcération de M. Fischbacher relativement à l'infraction correspondante au Canada de meurtre au deuxième degré : [2007] O.J. No. 4235 (QL).

[15] La décision du juge d'extradition n'a pas été portée en appel.

[16] Après l'incarcération, il revenait au ministre de déterminer si M. Fischbacher devait être extradé et, dans l'affirmative, pour quelle infraction. En application du par. 43(1) de la Loi, M. Fischbacher a présenté ses observations au ministre concernant son extradition, affirmant qu'il pouvait être extradé pour l'infraction de meurtre au deuxième degré en droit américain. M. Fischbacher a remis au ministre l'opinion d'un avocat de l'Arizona portant que la préméditation nécessaire pour que l'infraction constitue un meurtre au premier degré selon le droit de l'Arizona était semblable aux éléments essentiels de préméditation et de propos délibéré du meurtre au premier degré au Canada. S'appuyant sur les arrêts Reumayr et Gorcyca, M. Fischbacher a fait valoir qu'un arrêté d'extradition pour meurtre au premier degré viserait une infraction [traduction] « substantiellement plus grave » que celle étayée par la preuve présentée à l'appui de l'ordonnance d'incarcération et qu'il était donc injuste.

[17] Le 17 mars 2008, le ministre a pris un arrêté conformément à l'art. 58 de la Loi en vue d'extrader M. Fischbacher pour l'infraction de meurtre au premier degré en droit américain, comme le demandaient les États‑Unis. Dans ses motifs justifiant l'extradition, le ministre a rejeté les observations de M. Fischbacher parce que l'application du droit étranger relevait de l'État requérant. Le ministre a affirmé que la double incrimination était établie du fait de l'incarcération de M. Fischbacher pour meurtre au deuxième degré, et que la décision du juge d'extradition ne l'empêchait pas d'exercer son pouvoir discrétionnaire d'ordonner l'extradition pour l'infraction invoquée de meurtre au premier degré.

[18] M. Fischbacher a demandé le contrôle judiciaire de l'arrêté d'extradition pris par le ministre.

3. Contrôle judiciaire — Cour d'appel de l'Ontario

[19] Devant la Cour d'appel de l'Ontario, M. Fischbacher a reconnu que la Loi confère au ministre un large pouvoir discrétionnaire sur la question de l'extradition, mais il a souligné que, suivant l'al. 44(1)a) de la Loi, le ministre est tenu de refuser l'extradition s'il est convaincu que « l'extradition serait injuste ou tyrannique compte tenu de toutes les circonstances ». M. Fischbacher a soutenu qu'il était déraisonnable pour le ministre de conclure qu'il n'était pas injuste de l'extrader pour meurtre au premier degré. Ainsi, la décision discrétionnaire du ministre serait injuste parce que le juge d'extradition a conclu à l'absence d'une preuve suffisante de préméditation et de propos délibéré pour établir tous les éléments du meurtre au premier degré. M. Fischbacher a demandé à la cour d'annuler l'arrêté d'extradition.

[20] La Cour d'appel lui a donné raison. Le juge Doherty, dans un jugement unanime, a conclu que la contestation de la raisonnabilité de la décision du ministre par M. Fischbacher ne faisait pas intervenir le principe de la double incrimination (par. 16) et était fondée [traduction] « exclusivement sur ce que la jurisprudence appelle une "discordance" entre l'infraction pour laquelle le ministre a ordonné l'extradition du requérant et la preuve présentée à l'audience relative à l'incarcération » (par. 21). Citant les décisions d'appel Reumayr, Gorcyca, Saad et Kissel à l'appui de cette règle de la « discordance », le juge Doherty a conclu que les [traduction] « différences entre l'infraction indiquée dans l'arrêté d'extradition et l'infraction pour laquelle le fugitif a été incarcéré ne rendront l'arrêté d'extradition déraisonnable que dans des circonstances limitées » (par. 25). Selon lui, ces « circonstances limitées » sont celles où aucune preuve sur un élément essentiel de l'accusation portée à l'étranger n'est produite à l'audience relative à l'incarcération. Il estimait que le ministre, en ordonnant l'extradition d'un intéressé relativement à une accusation portée à l'étranger qui n'était étayée par aucun élément de preuve devant le juge d'extradition, avait exercé son pouvoir discrétionnaire de façon déraisonnable.

[21] Selon les principes qui se dégagent de la jurisprudence sur la « discordance », le juge Doherty était d'avis que, vu la conclusion du juge d'incarcération qu'aucune preuve ne permettait de conclure à la préméditation (dont il a implicitement reconnu l'équivalence avec les notions de préméditation et de propos délibéré en droit canadien), la décision du ministre d'extrader M. Fischbacher relativement à l'accusation de meurtre au premier degré était [traduction] « a priori déraisonnable, à moins que le ministre ne l'explique convenablement » (par. 33). L'arrêté d'extradition a été annulé et l'affaire renvoyée au ministre pour qu'il procède à un nouvel examen.

[22] Pour les motifs exposés ci‑après, j'estime avec égards que la Cour d'appel a commis une erreur en appliquant le critère de la « discordance » pour conclure qu'il était déraisonnable de la part du ministre d'extrader M. Fischbacher pour l'infraction invoquée de meurtre au premier degré.

4. Analyse

[23] L'extradition du Canada comporte généralement deux étapes : l'une relevant du judiciaire, l'autre de l'exécutif : Lake c. Canada (Ministre de la Justice), 2008 CSC 23, [2008] 1 R.C.S. 761, par. 21. Le pourvoi porte sur le rôle de l'exécutif avant et après l'étape judiciaire, le ministre étant investi d'un pouvoir discrétionnaire qu'il exerce au début et à la fin de la procédure d'extradition.

[24] Il s'agit en l'espèce de déterminer si, en exerçant le pouvoir discrétionnaire que lui confère la Loi d'ordonner l'extradition d'un intéressé à l'étape finale de la procédure d'extradition, le ministre doit s'assurer de la « concordance » entre l'infraction punissable à l'étranger pour laquelle l'extradition est ordonnée et la preuve présentée à l'audience d'extradition. Pour évaluer correctement la portée du pouvoir discrétionnaire du ministre, il convient d'examiner toutes les étapes de la procédure d'extradition du Canada avant d'étudier la question particulière soulevée dans le pourvoi.

[25] L'obligation internationale du Canada de remettre aux autres États les fugitifs qui se soustraient à la justice résulte de nombreux traités d'extradition conclus avec divers partenaires, notamment le Traité entre le Canada et les États‑Unis qui est applicable en l'espèce. La Loi sur l'extradition met en œuvre les traités d'extradition du Canada pour qu'ils s'appliquent en droit canadien, de sorte que, du point de vue du droit interne, l'extradition est entièrement « créée par la loi » : McVey (Re), [1992] 3 R.C.S. 475, p. 508. Par conséquent, on ne peut comprendre le rôle du ministre et l'étendue de son pouvoir discrétionnaire qu'en fonction du régime législatif établi par la Loi. Je ferai tout d'abord certains commentaires au sujet de la double incrimination, un principe fondamental de la procédure d'extradition codifié par la Loi.

[26] La double incrimination exige que la conduite sur laquelle repose la demande d'extradition soit criminelle à la fois selon le droit de l'État requérant et selon celui de l'État requis. Le principe de la double incrimination vise à protéger la liberté de l'intéressé en empêchant qu'il soit extradé vers un autre État pour y être traduit en justice pour des actes qui ne constitueraient pas une infraction criminelle dans son pays d'accueil. Ce principe est reconnu à l'échelle internationale comme essentiel en droit de l'extradition. Le principe de la double incrimination est prévu dans tous les traités d'extradition du Canada (voir, p. ex., les art. 2 et 10 du Traité) et est codifié au par. 3(1) de la Loi :

3. (1) [Principe général] Toute personne peut être extradée du Canada, en conformité avec la présente loi et tout accord applicable, à la demande d'un partenaire pour subir son procès dans le ressort de celui‑ci, se faire infliger une peine ou y purger une peine si :

a) d'une part, l'infraction mentionnée dans la demande est, aux termes du droit applicable par le partenaire, sanctionnée, sous réserve de l'accord applicable, par une peine d'emprisonnement ou une autre forme de privation de liberté d'une durée maximale de deux ans ou plus ou par une peine plus sévère;

b) d'autre part, l'ensemble de ses actes aurait constitué, s'ils avaient été commis au Canada, une infraction sanctionnée aux termes du droit canadien :

(i) dans le cas où un accord spécifique est applicable, par une peine d'emprisonnement maximale de cinq ans ou plus ou par une peine plus sévère,

(ii) dans le cas contraire, sous réserve de l'accord applicable, par une peine d'emprisonnement maximale de deux ans ou plus ou par une peine plus sévère.

[27] Comme l'expression l'indique, la double incrimination comporte deux volets, l'un étranger et l'autre interne. L'alinéa 3(1)a) codifie le volet étranger de la double incrimination en exigeant que l'infraction à l'origine de la demande d'extradition soit de nature criminelle dans l'État requérant et emporte la peine qui y est précisée. L'alinéa 3(1)b) décrit le volet interne de la double incrimination, selon lequel les actes constituant l'infraction punissable à l'étranger doivent correspondre à une infraction criminelle en droit canadien, sanctionnée par la peine qui y est précisée. Pour respecter le principe de la double incrimination, il faut satisfaire à ces deux volets.

[28] En théorie, la double incrimination peut être établie soit en fonction de la conduite, soit en fonction de l'infraction. Dans Norris c. Government of the United States of America, [2008] UKHL 16, [2008] 2 All E.R. 1103, la Chambre des lords a examiné ces méthodes d'interprétation de la législation en matière d'extradition (par. 65) :

[traduction] [I]l convient de se détacher des détails et de reconnaître le choix essentiel que fait le législateur lorsqu'il détermine les exigences du principe de la double incrimination. Il est possible de définir les crimes pour lesquels l'extradition est demandée et ordonnée (crimes donnant lieu à l'extradition) en fonction soit de la conduite, soit des éléments de l'infraction punissable à l'étranger. C'est là le choix fondamental. La cour peut être tenue de procéder à une comparaison et d'analyser la concordance nécessaire entre l'infraction punissable à l'étranger (pour laquelle l'extradition de l'accusé est demandée) et une infraction qui existe ici, ou entre la conduite reprochée à l'accusé à l'étranger et une infraction qui existe ici. Par souci de commodité, on peut parler respectivement du test fondé sur l'infraction et du test fondé sur la conduite. Il va sans dire que le choix du test fondé sur l'infraction obligera immanquablement l'État requis à examiner les éléments juridiques de l'infraction punissable à l'étranger pour s'assurer qu'il n'y a pas de discordance entre elle et l'infraction censément correspondante dans notre pays.

[29] Suivant la pratique de loin la plus courante à l'échelle internationale, le Canada a adopté l'approche fondée sur la conduite pour établir la double incrimination, codifiée au par. 3(2) de la Loi :

(2) [Primauté des faits sur les appellations] Il est entendu que la concordance entre l'appellation juridique, la désignation, la classification ou la définition donnée à l'ensemble des actes de l'intéressé par le droit canadien et celle donnée par le droit applicable par le partenaire n'est pas prise en compte.

Par conséquent, il n'est pas nécessaire que l'infraction canadienne indiquée dans l'AII ou dans l'ordonnance d'incarcération « corresponde » à l'infraction punissable à l'étranger pour laquelle l'extradition est demandée ou ordonnée, que ce soit par son appellation ou par ses éléments constitutifs; c'est [traduction] « l'essence même de l'infraction » qui importe selon l'approche fondée sur la conduite : A. W. La Forest, La Forest's Extradition to and from Canada (3e éd. 1991), p. 69.

[30] La procédure d'extradition débute lorsqu'une demande d'extradition du Canada est présentée au ministre conformément à l'art. 9 du Traité. Le ministre décide s'il convient d'autoriser la tenue d'une audience relative à l'incarcération conformément au par. 15(1) de la Loi, qui énonce ainsi le pouvoir du ministre :

15. (1) Le ministre peut, après réception de la demande d'extradition, s'il est convaincu qu'au moins une infraction satisfait aux conditions prévues à l'alinéa 3(1)a) et au paragraphe 3(3), prendre un arrêté introductif d'instance autorisant le procureur général à demander au tribunal, au nom du partenaire, la délivrance de l'ordonnance d'incarcération prévue à l'article 29.

Lorsqu'il rend la décision requise par le par. 15(1) et l'al. 3(1)a) de la Loi, le ministre doit nécessairement examiner le droit de l'État étranger, en se référant aux dispositions législatives qui accompagnent la demande d'extradition conformément à l'art. 9 du Traité. Le ministre doit être convaincu que la conduite décrite dans la demande d'extradition est criminelle dans le ressort étranger et qu'elle est sanctionnée par une peine qui répond aux exigences établies à l'al. 3(1)a) ou au traité applicable, le cas échéant. Autrement dit, le ministre doit déterminer, conformément à l'al. 3(1)a), si le volet étranger de la double incrimination est respecté. Dans l'affirmative, il prend un AII au titre de l'art. 15.

[31] L'AII permet au procureur général, agissant au nom du partenaire, d'entamer une procédure d'extradition devant un juge d'une cour supérieure, appelé juge d'extradition ou juge d'incarcération dans le présent contexte, pour demander que soit rendue une ordonnance d'incarcération de l'intéressé. Le paragraphe 15(3) de la Loi prévoit qu'un AII doit comporter trois éléments :

(3) L'arrêté comporte les éléments suivants :

a) le nom ou [la] description de l'intéressé;

b) le nom du partenaire;

c) la désignation des infractions qui, du point de vue du droit canadien, correspondent à l'ensemble des actes reprochés à l'intéressé ou pour lesquels il a été condamné et dont au moins l'une d'entre elles serait sanctionnée de la façon prévue à l'alinéa 3(1)b).

[32] L'AII s'apparente à la dénonciation ou à l'acte d'accusation dans une poursuite intentée au pays, car les infractions correspondantes au Canada énumérées dans l'AII orientent la décision qui sera prise à l'étape judiciaire. Ainsi, il faut veiller à indiquer avec exactitude, dans l'AII, l'infraction correspondante au Canada qui ressemble le plus à la conduite reprochée constituant une infraction punissable à l'étranger. Par conséquent, lorsqu'il rédigera l'AII, le ministre devra nécessairement interpréter le droit interne, dans une certaine mesure.

[33] Si le choix de l'infraction correspondante indiquée dans l'AII n'est pas le plus judicieux, le par. 23(2) de la Loi autorise le juge d'incarcération, sur demande du procureur général, à modifier l'AII pour qu'il concorde avec la preuve présentée par l'État requérant lors de l'audience d'extradition.

[34] Muni d'un AII, l'avocat du procureur général peut ensuite soumettre l'affaire au juge d'extradition qui entend la demande d'extradition conformément à la Loi.

[35] L'audition de la demande d'extradition vise à déterminer si le volet interne de la double incrimination est respecté, comme l'exige l'al. 3(1)b) de la Loi. La Loi établit clairement que la compétence du juge d'extradition se limite à examiner seulement le volet interne de la question, puisque le ministre a déjà établi que le volet étranger de la double incrimination est respecté. Par conséquent, le rôle du juge d'extradition n'inclut aucun examen du droit étranger. L'article 29 décrit son rôle comme suit :

29. (1) [Ordonnance d'incarcération] Le juge ordonne dans les cas suivants l'incarcération de l'intéressé jusqu'à sa remise :

a) si la personne est recherchée pour subir son procès, la preuve — admissible en vertu de la présente loi — des actes justifierait, s'ils avaient été commis au Canada, son renvoi à procès au Canada relativement à l'infraction mentionnée dans l'arrêté introductif d'instance et le juge est convaincu que la personne qui comparaît est celle qui est recherchée par le partenaire;

Le juge doit examiner la preuve à la lumière du droit canadien et déterminer si elle révèle des actes qui justifieraient le renvoi à procès pour le crime indiqué dans l'AII s'ils avaient été commis au Canada. Voici comment le juge La Forest a expliqué le rôle du juge d'extradition dans McVey, p. 527‑528 :

Évidemment, le juge de première instance aux États‑Unis traite l'infraction selon le droit de ce pays. L'identité de cette infraction peut être déterminée par renvoi au texte de la loi qui accompagne la demande. Par ailleurs, au Canada, le juge d'extradition doit examiner si les faits sous‑jacents de l'accusation constitueraient, à première vue, un crime [. . .] s'ils s'étaient produits au Canada. C'est ce que signifie l'affirmation que la double criminalité est fondée sur la conduite. Les tribunaux des deux pays traitent des infractions selon leur propre droit, celui qu'ils connaissent, mais chacun doit vérifier si aux termes de ce droit les faits appuient l'accusation. [Je souligne.]

Si le juge d'extradition conclut que la conduite reprochée équivaudrait à une infraction criminelle sous le régime du droit canadien, le volet interne de la double incrimination est respecté et l'intéressé doit être incarcéré en vue de son extradition.

[36] Après l'incarcération, l'affaire est renvoyée au ministre, qui révise le dossier en entier pour décider s'il ordonnera l'extradition de l'intéressé et, dans l'affirmative, sur quelle base. Dans le cadre de cet examen, le ministre doit déterminer s'il est approprié, sur le plan politique, et non fondamentalement injuste, pour le Canada, d'extrader l'intéressé. Le paragraphe 40(1) de la Loi énonce le pouvoir général du ministre sur la question de l'extradition :

40. (1) Dans les quatre‑vingt‑dix jours qui suivent l'ordonnance d'incarcération, le ministre peut, par un arrêté signé de sa main, ordonner l'extradition vers le partenaire.

Le pouvoir du ministre d'ordonner ou de refuser l'extradition est assujetti aux dispositions du Traité et de la Loi, et doit être exercé conformément à la Charte canadienne des droits et libertés.

[37] Selon la Loi, la décision du ministre sur l'extradition est limitée par une série de « motifs de refus » obligatoires et discrétionnaires prévus aux art. 44, 46 et 47. Le pouvoir général de refuser prévu à l'al. 44(1)a) présente un intérêt en l'espèce :

44. (1) Le ministre refuse l'extradition s'il est convaincu que :

a) soit l'extradition serait injuste ou tyrannique compte tenu de toutes les circonstances;

Vu le caractère obligatoire de l'al. 44(1)a), le [traduction] « ministre doit examiner toutes les circonstances, individuellement et collectivement, pour déterminer si l'extradition serait injuste ou tyrannique » : United States of America c. Johnson (2002), 62 O.R. (3d) 327 (C.A.), par. 45. Toutefois, la question de savoir si le ministre est « convaincu » que l'extradition serait injuste ou tyrannique dans des circonstances données relève entièrement de son pouvoir discrétionnaire.

[38] Pour prendre une décision sur la question de l'extradition, le ministre doit apprécier toutes les circonstances pertinentes, en mettant en balance les facteurs qui militent en faveur de l'extradition avec ceux qui y sont défavorables. Les circonstances pertinentes varieront en fonction des faits et du contexte de chaque affaire. Parmi ces facteurs, on retrouve notamment les observations présentées par l'intéressé sur son extradition conformément au par. 43(1) de la Loi, le déroulement de l'instance dans l'État requérant avant et après la demande d'extradition, la peine dont l'intéressé est passible s'il est extradé, les questions d'ordre humanitaire liées à la situation personnelle de l'intéressé, le moment et les modalités de la présentation de la demande d'extradition au Canada, la nécessité de respecter les droits constitutionnels de l'intéressé et les obligations internationales du Canada en vertu du Traité et à titre de membre responsable de la communauté internationale : voir Bonamie, Re, 2001 ABCA 267, 293 A.R. 201, par. 54, et États‑Unis d'Amérique c. Cobb, 2001 CSC 19, [2001] 1 R.C.S. 587, par. 34.

[39] Les circonstances pertinentes dans l'analyse fondée sur l'al. 44(1)a) de la Loi peuvent aussi inclure une violation alléguée des droits que la Charte garantit à l'intéressé. Pour reprendre les propos du juge La Forest dans Canada c. Schmidt, [1987] 1 R.C.S. 500, à la p. 522, « dans certaines situations le traitement que l'État étranger réservera au fugitif extradé [. . .] peut être de telle nature que ce serait une violation des principes de justice fondamentale que de livrer un accusé dans ces circonstances ». La Cour a raffiné ce test dans États‑Unis c. Burns, 2001 CSC 7, [2001] 1 R.C.S. 283, en précisant, au par. 68 : « La règle ne dit pas que les dérogations aux principes de justice fondamentale doivent être tolérées à moins que, dans un cas donné, la dérogation ne choque la conscience. Une extradition qui viole les principes de justice fondamentale choquera toujours la conscience. » (Soulignement omis.) Comme notre Cour l'a reconnu dans Lake, au par. 24, l'extradition jugée contraire aux principes de justice fondamentale garantis par l'art. 7 de la Charte sera aussi injuste et tyrannique au sens de l'al. 44(1)a), et le ministre doit la refuser. En l'espèce, M. Fischbacher ne prétend pas que la décision de l'extrader relativement à une accusation de meurtre au premier degré contrevient à la Charte. Par conséquent, l'analyse détaillée du lien entre l'al. 44(1)a) de la Loi et la Charte dépasse le cadre du présent pourvoi. Il importe toutefois de souligner que l'al. 44(1)a) autorise le ministre à refuser l'extradition même lorsqu'aucune violation de la Charte n'est invoquée ou lorsqu'une violation alléguée n'est pas établie. Lorsque l'extradition est constitutionnelle, le ministre conserve son [traduction] « pouvoir discrétionnaire résiduel de refuser l'extradition parce qu'elle serait injuste ou tyrannique compte tenu de l'ensemble des circonstances pertinentes et notamment, mais non exclusivement, de celles qui la rendraient incompatible avec les principes de la Charte » : Bonamie, par. 47.

[40] Si le ministre décide de ne pas extrader un intéressé, il ordonne sa libération conformément au par. 48(1) de la Loi. S'il juge qu'il doit l'extrader compte tenu des circonstances, la teneur de l'arrêté d'extradition devra être conforme à l'art. 58 de la Loi. Suivant l'al. 58b), le ministre peut procéder de trois façons pour préciser dans son arrêté l'infraction ou les actes pour lesquels l'intéressé sera extradé :

58. L'arrêté d'extradition énonce les points suivants :

. . .

b) soit la désignation de l'infraction à l'origine de la demande d'extradition ou figurant à l'ordonnance d'incarcération, soit les actes ayant donné lieu à l'extradition;

[41] L'alinéa 58b) n'oblige pas le ministre à assurer la correspondance ou la « concordance » entre, d'une part, l'infraction visée par l'extradition et, d'autre part, celle indiquée dans l'AII ou dans l'ordonnance d'incarcération, ou la preuve présentée à l'audience. En fait, c'est plutôt le contraire : l'al. 58b) offre au ministre une certaine latitude dans la rédaction de l'arrêté d'extradition et prévoit clairement que le libellé de l'arrêté d'extradition peut être différent de celui de l'AII et de l'ordonnance d'incarcération : voir, p. ex., United States of America c. Saad (2004), 183 C.C.C. (3d) 97 (C.A. Ont.), par. 40.

[42] En l'espèce, le ministre a ordonné l'extradition de M. Fischbacher relativement à l'infraction punissable aux États‑Unis de meurtre au premier degré, c'est‑à‑dire « l'infraction à l'origine de la demande d'extradition », conformément à l'al. 58b) de la Loi. M. Fischbacher prétend que le ministre a commis une erreur en ne concluant pas qu'un arrêté d'extradition pour meurtre au premier degré serait injuste ou tyrannique au sens de l'al. 44(1)a). L'injustice découlerait uniquement du défaut du ministre d'appliquer le critère dit de la « discordance ».

[43] Les juridictions d'appel de la Colombie‑Britannique et de l'Ontario se sont appuyées sur le critère de la « discordance » ou de l'infraction « substantiellement plus grave » — établi par la Cour d'appel de la Colombie‑Britannique dans l'arrêt Reumayr rendu en 2003 — pour conclure que le ministre doit s'assurer que la preuve étrangère satisfait aux éléments de l'accusation punissable à l'étranger avant de pouvoir extrader un intéressé relativement à l'infraction invoquée.

[44] Dans l'affaire Reumayr (2003), le ministre avait ordonné l'extradition de l'intéressé sur le fondement des infractions punissables à l'étranger indiquées dans la demande d'extradition, dont l'infraction de [traduction] « tentative d'attentat à la bombe contre le pipeline Trans‑Alaska au moyen de dispositifs explosifs ». La Cour d'appel de la Colombie‑Britannique a examiné la divergence entre l'ordonnance d'incarcération, qui reflétait [traduction] « la conclusion que les faits reprochés n'allaient pas au‑delà de la préparation d'une tentative au sens du droit canadien », et l'arrêté d'extradition du ministre (par. 39). En accueillant la demande de contrôle judiciaire et en renvoyant l'affaire au ministre, le juge Mackenzie a énoncé le critère de l'infraction « substantiellement plus grave » tel qu'il est maintenant connu en Colombie‑Britannique (par. 42) :

[traduction] À mon avis, le régime législatif n'autorise pas l'extradition pour des infractions qui sont substantiellement plus graves que celles qui sont étayées dans le cadre de la procédure d'incarcération. Il serait contraire à l'objet de l'audience relative à l'incarcération que le pouvoir discrétionnaire du ministre lui permette d'ordonner l'extradition pour des infractions substantiellement plus graves que celles étayées par les éléments de preuve présentés à l'audience. [Je souligne.]

[45] Le ministre a réexaminé l'arrêté d'extradition comme l'avait exigé la cour et a pris un deuxième arrêté d'extradition en 2004. Là encore, M. Reumayr a demandé le contrôle judiciaire. Dans Canada (Minister of Justice) c. Reumayr, 2005 BCCA 391, 199 C.C.C. (3d) 1, la Cour d'appel de la Colombie‑Britannique n'a pas mentionné ni appliqué le critère de l'infraction « substantiellement plus grave » établi dans la décision de 2003. Elle a plutôt appliqué le critère de la double incrimination fondé sur la conduite pour conclure que, même si les crimes en cause au Canada et aux États‑Unis comportaient des éléments constitutifs différents, le libellé de la Loi indiquait clairement que [traduction] « dans la mesure où la conduite constitue une infraction punissable au Canada, la désignation de l'infraction ou la façon dont les éléments constitutifs sont décrits au Canada importent peu. L'intéressé est passible d'extradition » (par. 150).

[46] Malgré l'arrêt Reumayr rendu en 2005, le critère de l'infraction « substantiellement plus grave » établi dans l'arrêt Reumayr (2003) a survécu dans les arrêts des cours d'appel et est devenu le critère de la « discordance » dans l'arrêt Gorcyca de la Cour d'appel de l'Ontario. Dans cette affaire, M. Gorcyca avait fait valoir que le principe de la double incrimination [traduction] « le protége[ait] contre l'extradition pour répondre à des accusations portées à l'étranger relativement à des actes qui ne justifieraient pas son renvoi à procès pour les infractions correspondantes au Canada » (par. 23). Le juge Goudge avait d'abord rejeté cet argument (par. 55) :

[traduction] En résumé, je conclurais que ni la Loi, ni le Traité, ni le principe de la double incrimination n'obligent le ministre à s'assurer de la concordance précise entre la conduite reprochée, l'infraction punissable au Canada indiquée dans l'ordonnance d'incarcération et l'infraction punissable à l'étranger, comme le prétend l'appelant. Le ministre peut ordonner l'extradition relativement aux infractions punissables à l'étranger visées par la demande d'extradition si les actes que l'État étranger affirme suffisants pour justifier une poursuite à l'étranger ont été jugés admissibles selon la Loi et suffisants, s'ils avaient été commis au Canada, pour justifier le renvoi à procès pour une infraction correspondant à cette conduite en droit canadien. C'est exactement ce qui est arrivé en l'espèce. L'argument de l'appelant fondé sur la discordance doit être rejeté. [Je souligne.]

[47] Toutefois, dans des remarques incidentes, le juge Goudge a ensuite examiné la « version remaniée » de l'argument fondé sur la « discordance » qui, selon lui, [traduction] « soulève la question de savoir si la discordance entre la preuve contenue dans le dossier étranger et les accusations portées à l'étranger est suffisante pour justifier le contrôle judiciaire de la décision du ministre d'ordonner l'extradition sur le fondement de ces accusations » (par. 60). Souscrivant à la décision de la Cour d'appel de la Colombie‑Britannique dans l'arrêt Reumayr (2003), le juge Goudge a affirmé, aux par. 63-64 :

[traduction] Lorsque le ministre décide de le faire [ordonner l'extradition relativement aux accusations punissables à l'étranger], la plainte portant que la preuve contenue dans le dossier étranger n'étaye pas suffisamment les accusations étrangères ne peut avoir qu'une portée très limitée, à mon avis. Le ministre n'est pas chargé d'évaluer cette preuve par rapport aux accusations correspondantes au Canada indiquées dans l'arrêté introductif d'instance. Il n'est pas non plus exigé que ces dernières correspondent exactement aux accusations punissables à l'étranger, comme j'ai tenté de l'expliquer. De plus, la Loi oblige l'État étranger à certifier que la preuve est suffisante pour justifier la poursuite relativement aux accusations portées à l'étranger, et le principe de la courtoisie internationale commande le respect à cet égard.

Cela limite beaucoup la portée de l'argument remanié de la discordance. À mon avis, seule l'absence de preuve sur ce qui semblerait être un élément essentiel de l'accusation étrangère indiquée dans l'arrêté d'extradition permettrait de prétendre que l'arrêté est manifestement déraisonnable, injuste ou tyrannique, du moins si aucune explication n'est donnée pour justifier pourquoi il ne le serait pas. En pareilles circonstances, la décision de déporter une personne dans un endroit où, du point de vue du Canada, il ne semble exister aucune possibilité qu'elle soit condamnée équitablement, pourrait bien être manifestement déraisonnable. [Je souligne.]

[48] Les cours d'appel de la Colombie‑Britannique et de l'Ontario se sont subséquemment appuyées sur l'arrêt Reumayr (2003) et sur les remarques incidentes formulées dans Gorcyca dans quelques arrêts, dont Karas c. Canada (Minister of Justice), 2007 BCCA 637, 233 C.C.C. (3d) 237; Saad (2007), par. 17‑20; Narayan c. Canada (Minister of Justice), 2008 BCCA 280, 257 B.C.A.C. 121, par. 26; et Kissel, par. 39. L'appel examiné en l'espèce est le dernier en date de ce courant jurisprudentiel.

[49] Avec égards, je suis d'avis que l'arrêt Reumayr (2003) et les décisions qui l'ont suivi ne représentent pas le droit au Canada dans la mesure où elles appuient le principe voulant que le ministre soit tenu de faire « concorder » les infractions punissables à l'étranger avec les infractions correspondantes au Canada en s'assurant que la preuve présentée à l'audience d'extradition étaye chacun des éléments de l'infraction punissable à l'étranger pour laquelle l'extradition est ordonnée. Le critère de la « discordance » adopté par la Cour d'appel en l'espèce est incompatible avec trois éléments clés du droit de l'extradition : la double incrimination fondée sur la conduite; le principe fondamental de la courtoisie et le rôle soigneusement circonscrit que la Loi attribue au juge d'extradition. Je m'explique.

[50] Le critère de la « discordance » est incompatible, sur le plan fonctionnel, avec l'approche de la double incrimination fondée sur la conduite. En exigeant du ministre qu'il analyse la similitude entre les éléments de l'infraction punissable à l'étranger et ceux de l'infraction correspondante au Canada avant d'extrader l'intéressé pour la première, le critère de la « discordance » équivaut en fait à ajouter un critère fondé sur l'infraction à l'étape finale de la procédure d'extradition. Cette approche est incompatible avec les dispositions de la Loi et du Traité, qui indiquent clairement que l'élément déterminant de la double incrimination est la conduite — et non la symétrie entre les éléments de l'infraction punissable à l'étranger et ceux de l'infraction correspondante au Canada.

[51] En exigeant que le ministre détermine si l'infraction invoquée « convient » à la lumière de la preuve étrangère, le critère de la « discordance » équivaut à l'obliger à reconsidérer les conclusions de l'État étranger sur son propre droit. Cela laisserait entendre que le Canada doute de la capacité de l'État étranger à évaluer la preuve au regard de son propre droit et à choisir l'infraction qui convient. Le critère de la « discordance » est donc incompatible avec les principes de « réciprocité, de courtoisie et de respect des différences dans d'autres ressorts » qui sont essentiels au bon fonctionnement de la procédure d'extradition : Kindler c. Canada (Ministre de la Justice), [1991] 2 R.C.S. 779, p. 844.

[52] La courtoisie commande que l'État requis intervienne de façon limitée dans la procédure d'extradition pour empêcher qu'elle ne devienne un procès sur le fond. La tension fondamentale entre la courtoisie et toute appréciation du droit de l'État étranger par les pouvoirs judiciaire ou exécutif canadiens a été évoquée à plusieurs reprises par notre Cour dans le contexte de la définition du mandat du juge d'extradition sous le régime de la Loi. Dans Argentine c. Mellino, [1987] 1 R.C.S. 536, p. 551, notre Cour a expliqué ce qui suit :

Quoi qu'il en soit, si un tribunal canadien se chargeait de contrôler la conduite des fonctionnaires diplomatiques et du ministère public d'un État étranger, il me semble que cela entrerait fondamentalement en conflit avec le principe de courtoisie internationale sur lequel repose l'extradition. [Je souligne.]

Voir également, p. ex., États‑Unis d'Amérique c. Kwok, 2001 CSC 18, [2001] 1 R.C.S. 532, par. 99, et McVey, p. 508‑510. Bien que les commentaires faits dans Mellino se rapportent à l'étape judiciaire de la procédure d'extradition, ils s'appliquent néanmoins pour l'essentiel aux circonstances de l'espèce : ce n'est pas aux autorités canadiennes, judiciaires ou exécutives, d'évaluer la décision d'un État étranger de poursuivre un intéressé pour une infraction précise, ni d'évaluer la suffisance de la preuve présentée à l'audience relative à l'incarcération par rapport aux éléments de l'infraction punissable à l'étranger. Cela irait à l'encontre du principe sous‑jacent de la courtoisie et risquerait d'ébranler les fondements de la pratique efficace en matière d'extradition.

[53] Enfin, le critère de la « discordance » adopté par la Cour d'appel est incompatible avec le rôle du juge d'extradition défini à l'art. 29 de la Loi. Si le ministre était tenu de comparer les éléments de l'infraction punissable à l'étranger à la preuve présentée à l'audience d'extradition pour s'assurer de leur « concordance », l'État requérant devrait produire des éléments de preuve pour chacun des éléments de l'infraction punissable à l'étranger avant que le ministre puisse extrader l'intéressé pour l'infraction invoquée. Cela changerait fondamentalement la nature de l'enquête du juge d'extradition prévue à l'art. 29 de la Loi, qui précise que le juge doit examiner uniquement le volet interne de la double incrimination, en cherchant des éléments de preuve relativement à chacun des éléments de l'infraction correspondante au Canada indiquée dans l'AII.

[54] Le fait que le ministre ne doive pas déterminer si la preuve présentée à l'audience relative à l'incarcération satisfait aux éléments de l'infraction punissable à l'étranger ne doit pas être interprété comme signifiant qu'il ne peut aucunement examiner le droit étranger lorsqu'il se prononce sur la question de l'extradition. Il est bien établi que, dans des circonstances exceptionnelles, un écart important entre le risque qu'encourrait l'intéressé dans l'État requérant et celui auquel il serait exposé s'il était condamné au Canada pour les mêmes actes peut faire partie de l'éventail des facteurs pertinents à prendre en compte pour décider de l'extrader ou non : voir, p. ex., Ross c. United States of America (1994), 93 C.C.C. (3d) 500 (C.A.C.‑B.), le juge Taylor, conf. par [1996] 1 R.C.S. 469. Dans ces circonstances, le ministre peut inclure le crime punissable dans l'autre pays et la peine applicable parmi les nombreux facteurs à examiner à l'étape de l'extradition. Toutefois, pour ce faire, il tient simplement compte des conséquences que pourrait subir l'intéressé selon le droit étranger, plutôt que de s'interroger sur son application dans l'affaire en litige. Ainsi, le ministre n'outrepasse pas son rôle légitime dans le cadre de la Loi, et le principe de la courtoisie reste intact.

[55] En fin de compte, la raisonnabilité de la décision du ministre d'ordonner l'extradition ne dépend pas de la question de savoir si les éléments de l'infraction punissable à l'étranger « concordent » avec la preuve présentée par l'État requérant à l'audience relative à l'incarcération. La raisonnabilité de la décision doit être appréciée au regard de toutes les circonstances pertinentes et des dispositions applicables de la Loi.

[56] Je reviens maintenant aux faits de l'espèce.

5. L'arrêté d'extradition du ministre était‑il déraisonnable?

[57] Suivant le par. 57(2) de la Loi, l'examen judiciaire de l'arrêté d'extradition du ministre par la Cour d'appel est une forme de contrôle de l'action administrative. Dans Lake, au par. 34, le juge LeBel a confirmé que la norme de contrôle d'un arrêté d'extradition est celle de la raisonnabilité.

[58] En l'espèce, le seul motif invoqué pour contester l'arrêté d'extradition du ministre est l'omission de faire « concorder » la preuve présentée à l'audience d'extradition avec les éléments de l'infraction punissable à l'étranger. Étant donné que le ministre n'est pas obligé d'appliquer le critère de la « discordance » lorsqu'il ordonne l'extradition de l'intéressé relativement à l'infraction invoquée, comme nous l'avons vu, son omission à cet égard ne saurait fonder l'annulation de sa décision. Comme M. Fischbacher ne fait valoir aucune autre circonstance qui rendrait la décision de l'extrader « injuste ou tyrannique », je ne vois aucune raison de modifier l'arrêté du ministre.

6. Dispositif

[59] Le pourvoi est accueilli et l'ordonnance de la Cour d'appel de l'Ontario est annulée. L'arrêté d'extradition du ministre est rétabli.

Version française des motifs rendus par

Le juge Fish —

I

[60] À l'instar de la juge Charron, mais pour des motifs différents, je suis d'avis d'accueillir l'appel. Par contre, contrairement à elle, mais avec le plus grand respect, je souscris à l'avis exprimé par le juge Doherty au nom de la juridiction inférieure, selon lequel une discordance importante entre la preuve présentée au juge d'extradition et la preuve manifestement requise pour établir un élément non contesté de l'infraction punissable à l'étranger justifie, en l'absence d'explication raisonnable, l'intervention judiciaire à l'égard de l'arrêté d'extradition pris par le ministre.

[61] Comme nous le verrons, cette interprétation du droit trouve de solides assises dans une série ininterrompue d'arrêts récents et unanimes de la Cour d'appel de l'Ontario. Absolument aucune décision contraire n'a été portée à notre attention, bien que la Cour d'appel de la Colombie‑Britannique ait tout récemment adopté une plus grande retenue : voir Karas c. Canada (Minister of Justice), 2009 BCCA 1, 240 C.C.C. (3d) 293.

[62] Compte tenu de ce courant jurisprudentiel et de la teneur même de la Loi sur l'extradition, L.C. 1999, ch. 18, je ne peux adhérer à l'opinion de ma collègue selon laquelle ce motif d'intervention judiciaire à l'égard de l'arrêté d'extradition pris par le ministre serait incompatible avec la double incrimination fondée sur la conduite, avec l'obligation de courtoisie ou avec le rôle que la Loi sur l'extradition attribue au juge d'extradition (motifs de la juge Charron, par. 49).

[63] En l'absence de preuve d'un élément essentiel de l'infraction visée par la demande d'extradition, il y a absence de preuve de la perpétration de l'infraction. En toute déférence, j'estime que ni la courtoisie ni la double incrimination fondée sur la conduite n'autorisent le ministre à lancer un mandat d'extradition afin que l'intéressé subisse son procès pour une infraction à l'égard de laquelle il y a absence de preuve. Je crois aussi que la Loi sur l'extradition vise à éviter que cela se produise.

[64] Je suis bien sûr d'accord avec la juge Charron pour dire que la Loi sur l'extradition confère au ministre un large pouvoir discrétionnaire relativement à la prise d'un arrêté d'extradition. L'exercice de ce pouvoir discrétionnaire est toutefois susceptible de révision judiciaire conformément au par. 57(7) de la Loi. Dans Lake c. Canada (Ministre de la Justice), 2008 CSC 23, [2008] 1 R.C.S. 761, où la question principale était de savoir « quelle norme de contrôle judiciaire s'applique à l'appréciation ministérielle des droits constitutionnels du fugitif » (para. 34), le juge LeBel a pris soin de préciser, au par. 26 :

Le paragraphe 57(7) prévoit que la cour d'appel de la province peut réviser sa décision [d'ordonner l'extradition] pour les mêmes motifs que la Cour fédérale en application du par. 18.1(4) de la Loi sur les Cours fédérales, L.R.C. 1985, ch. F‑7. La révision de la décision du ministre par la cour d'appel que prévoit le par. 57(2) relève donc du contrôle de l'action administrative et doit être effectuée au regard de la norme applicable en la matière. Comme je l'explique ci‑après, j'estime que cette norme est celle de la décision raisonnable.

Cette interprétation du droit, dans le contexte de la question soulevée dans Lake, n'est pas en litige et il n'est pas nécessaire pour trancher le pourvoi de reproduire tous les motifs de contrôle judiciaire énumérés par le Parlement à l'art. 18.1 de la Loi sur les Cours fédérales, L.R.C. 1985, ch. F‑7. Qu'il suffise de dire que l'arrêt Lake commande une grande retenue à l'égard des décisions du ministre d'ordonner l'extradition, mais n'entendait pas assujettir certains de ces motifs, par exemple le fait que le ministre « a agi sans compétence » (al. 18.1(4)a)), à la norme de la décision « raisonnable » qui s'applique à l'appréciation des facteurs pertinents ou à l'appréciation de la preuve présentée au ministre.

II

[65] Comme je l'ai mentionné plus tôt, le raisonnement juridique du juge Doherty trouve de solides assises dans une série ininterrompue d'arrêts récents et unanimes de la Cour d'appel de l'Ontario.

[66] Dans United States of America c. Saad (2004), 183 C.C.C. (3d) 97, le juge Rosenberg (avec l'accord des juges Moldaver et Simmons) a énoncé le principe mentionné plus tôt sous l'angle de la compétence :

[traduction] Il me semble que le ministre agirait sans compétence si, abstraction faite d'arrangements particuliers en matière d'extradition et de l'art. 59, il ordonnait l'extradition d'une personne pour une infraction qui ne correspond pas aux actes décrits dans l'ordonnance d'incarcération. [par. 45]

Les deux exceptions mentionnées ne sont pas pertinentes en l'espèce.

[67] Dans United States of America c. Gorcyca, 2007 ONCA 76, 216 C.C.C. (3d) 403, le juge Goudge (avec l'accord des juges Weiler et Rouleau) a statué que, en [traduction] « l'absence de preuve sur ce qui semblerait être un élément essentiel de l'accusation étrangère indiquée dans l'arrêté d'extradition [. . .], la décision de déporter une personne dans un endroit où, du point de vue du Canada, il ne semble exister aucune possibilité qu'elle soit condamnée équitablement, pourrait bien être manifestement déraisonnable » (par. 64).

[68] Dans l'arrêt Canada (Minister of Justice) c. Saad, 2007 ONCA 75, 216 C.C.C. (3d) 393, rendu le même jour, le juge en chef adjoint O'Connor (avec l'accord des juges Rosenberg et Cronk) a conclu que la décision du ministre d'extrader l'intéressé en présence d'une telle « discordance » (terme que j'expliquerai) pouvait être infirmée pour deux motifs (par. 17). Premièrement, l'arrêté est injuste et tyrannique au sens de l'al. 44(1)a) de la Loi sur l'extradition. Deuxièmement, il est manifestement déraisonnable et, partant, susceptible de révision en application du par. 57(7) de la Loi sur l'extradition et, par renvoi, du par. 18.1(4) de la Loi sur les Cours fédérales. Voir United States of America c. Whitley (1994), 94 C.C.C. (3d) 99 (C.A. Ont.), p. 112, conf. par [1996] 1 R.C.S. 467. Dans l'affaire Saad, la Cour d'appel a précisé que des dissemblances dans la forme ou les détails entre l'infraction canadienne et celle qui est punissable à l'étranger ne suffisent pas selon l'un ou l'autre de ces deux critères (par. 19‑20). Les différences doivent être substantielles.

[69] Encore plus récemment, dans United States of America c. Kissel, 2008 ONCA 208, 89 O.R. (3d) 481, la Cour d'appel de l'Ontario a annulé en partie un arrêté d'extradition visant des accusations de complot pour blanchir de l'argent et de subornation de témoin. Le juge Sharpe (avec l'accord des juges Feldman et Simmons) a reconnu que le test applicable en matière d'extradition est fondé sur la conduite, mais il a statué que l'extradition ne pouvait être ordonnée pour une infraction punissable à l'étranger en l'absence de toute preuve de la conduite reprochée qui constitue un élément essentiel de l'infraction (par. 39‑40).

[70] De plus, permettre au ministre d'ordonner l'extradition pour une conduite reprochée à l'égard de laquelle aucune preuve n'a été présentée au juge d'extradition créerait, en l'absence d'explication raisonnable, une rupture totale entre les fonctions judiciaires et exécutives établies par la Loi sur l'extradition. Je conviens qu'il s'agit de fonctions distinctes, mais elles sont censées se compléter et non se contredire — être exercées en harmonie et non en dissonance.

[71] Ainsi, c'est le ministre et non le juge qui décide quelle infraction canadienne correspond le mieux aux actes pour lesquels l'extradition est demandée. Selon l'al. 15(3)c) de la Loi, l'arrêté introductif d'instance du ministre (« AII ») concernant la demande d'extradition comporte « la désignation des infractions qui, du point de vue du droit canadien, correspondent à l'ensemble des actes reprochés à l'intéressé [. . .] et dont au moins l'une d'entre elles serait sanctionnée de la façon prévue à l'alinéa 3(1)b) ». Ces exigences sont cumulatives et non subsidiaires. L'infraction désignée doit, sur le plan juridique, combiner deux caractéristiques : (1) correspondre aux « actes reprochés à l'intéressé »; et (2) être sanctionnée par une peine d'emprisonnement maximale de cinq ans ou plus, dans le cas où un accord spécifique s'applique, ou par une peine d'emprisonnement maximale de deux ans ou plus, dans le cas contraire. Aucune de ces deux caractéristiques ne suffit à elle seule suivant le sens clair et l'objectif manifeste de l'al. 15(3)c) de la Loi.

[72] C'est le juge, et non le ministre, qui détermine alors si la preuve produite lors de l'audience relative à l'incarcération justifierait le renvoi à procès pour l'infraction canadienne désignée par le ministre dans l'AII si les actes avaient été commis au Canada. Le juge rend cette décision sans égard à l'infraction punissable à l'étranger. Néanmoins, lorsqu'elle repose sur des conclusions de fait qui touchent nécessairement les actes inhérents à la fois à l'infraction canadienne et à l'infraction visée par la demande d'extradition, le ministre ne peut faire abstraction de ces conclusions. Affirmer le contraire amputerait la Loi sur l'extradition de l'une de ses deux caractéristiques essentielles : le pouvoir exécutif discrétionnaire dévolu au ministre et l'appréciation judiciaire des actes pour lesquels l'extradition est demandée. Ces actes sont examinés à travers le prisme du droit canadien. Mais ils demeurent les actes qui, du point de vue du ministre, cristallisé dans l'AII, correspondent aux actes reprochés pour lesquels l'État requérant veut que l'intéressé subisse son procès.

[73] Je m'empresse de préciser à nouveau que le juge d'extradition ne tient pas compte des éléments essentiels de l'infraction punissable à l'étranger et que le ministre, en prenant un arrêté d'extradition, n'est pas limité par les éléments essentiels de l'infraction canadienne pour laquelle le juge d'extradition a ordonné l'incarcération. Pour reprendre les termes employés par le juge Doherty de la Cour d'appel, les [traduction] « différences entre l'infraction indiquée dans l'arrêté d'extradition et l'infraction pour laquelle le fugitif a été incarcéré ne rendront l'arrêté d'extradition déraisonnable que dans des circonstances limitées » (2008 ONCA 571, 91 OR. (3d) 401, par. 25 (je souligne)). Ces circonstances englobent, selon moi, celles dans lesquelles il existe des éléments de preuve qui étayent l'infraction canadienne, mais il n'existe absolument aucune preuve sur un ou plusieurs éléments essentiels de l'infraction punissable à l'étranger pour laquelle l'extradition est néanmoins ordonnée, sans explication.

[74] Selon l'article 9 du traité d'extradition applicable en l'espèce (R.T. Can. 1976 no 3), l'État requérant doit fournir au ministre un « énoncé des faits [et le] texte des dispositions des lois de l'État requérant décrivant l'infraction ». On ne peut s'attendre à ce que le ministre mette en doute cette description obligatoire de l'infraction pour laquelle l'extradition est demandée. Je crois toutefois que le ministre ne peut pas non plus l'ignorer lorsqu'il détermine s'il existe au moins une preuve quelconque des éléments essentiels de l'infraction. L'arrangement en matière d'extradition exclut toute possibilité d'aveuglement volontaire à l'égard de l'un ou l'autre des éléments essentiels de l'infraction pour laquelle l'extradition est demandée ou à l'égard de l'absence totale de preuve relativement à un ou plusieurs de ces éléments.

III

[75] De l'avis de la juge Charron, « le ministre ne doi[t] pas déterminer si la preuve présentée à l'audience relative à l'incarcération satisfait aux éléments de l'infraction punissable à l'étranger » (par. 54). S'il faut entendre par là que le ministre peut fermer les yeux sur l'absence totale de preuve d'un élément non contesté de l'infraction punissable à l'étranger, alors, pour les motifs déjà exposés et soit dit en toute déférence, je ne partage pas son opinion.

[76] Ma collègue ajoute que, « dans des circonstances exceptionnelles, un écart important entre le risque qu'encourrait l'intéressé dans l'État requérant et celui auquel il serait exposé s'il était condamné au Canada pour les mêmes actes peut faire partie de l'éventail des facteurs pertinents à prendre en compte pour décider de l'extrader ou non » (par. 54). À ce que je comprends des motifs de ma collègue, cette exception liée à un écart sur le plan du risque ne concerne que le châtiment, ou la gravité relative des infractions, et ne tient aucun compte du caractère raisonnable d'une condamnation au regard de la preuve disponible — même en l'absence de toute preuve sur l'un ou plusieurs des éléments de l'infraction punissable à l'étranger. En toute déférence, j'estime que le « risque » tient non seulement à la peine prévue, mais également à la raisonnabilité et à la probabilité qu'elle soit infligée illégalement ou injustement.

[77] Revenons à la question que nous devons trancher en l'espèce : ce que certaines juridictions d'appel ont qualifié d'écart important — ou de « discordance » — entre la procédure d'incarcération et l'arrêté d'extradition. Le terme « discordance » a engendré une certaine confusion, qui ne doit pas en occulter le sens limité.

[78] La « discordance » ne renvoie pas à une différence entre les éléments essentiels de l'infraction punissable à l'étranger désignée dans l'arrêté d'extradition et les éléments essentiels de l'infraction canadienne pour laquelle le juge d'extradition a ordonné l'incarcération de l'intéressé. Dans le présent contexte, le terme « discordance » veut simplement désigner une différence importante entre la preuve présentée au juge d'extradition et la preuve manifestement requise pour établir un élément non contesté de l'infraction punissable à l'étranger.

[79] Il est vrai, comme le souligne la juge Charron, qu'il ne sera pas toujours parfaitement clair si le droit étranger exige la preuve de l'élément en cause. Il est possible que les experts ne s'entendent pas sur la signification précise du droit applicable. Le cas échéant, le ministre n'exercerait pas son pouvoir discrétionnaire de façon déraisonnable en décidant d'ordonner l'extradition. Lorsque, toutefois, les éléments essentiels ne sont pas contestés et l'absence totale de preuve sur un ou plusieurs éléments est indéniable, l'extradition de l'intéressé ne peut pas être raisonnable en l'absence d'une explication.

[80] Bien que, le cas échéant, cette explication doive normalement être donnée par le ministre, elle peut aussi ressortir d'autres documents soumis au tribunal dans le cadre d'une demande de révision judiciaire. En fait, il est très possible qu'elle se dégage de la preuve présentée devant le juge d'extradition.

[81] Je pense comme le juge Doherty, pour les motifs qu'il a lui‑même exposés, que le ministre n'a pas expliqué adéquatement pourquoi il a pris un arrêté d'extradition en l'espèce. Je crois toutefois, avec égards, que le dossier même offre une explication suffisante.

[82] Certes, le juge d'extradition a conclu qu'aucune preuve que le meurtre aurait été commis avec préméditation et de propos délibéré (« planned and deliberate ») ne lui avait été soumise et que les actes reprochés à M. Fischbacher, s'ils avaient été commis au Canada, n'auraient pas justifié son renvoi à procès pour meurtre au premier degré. Le ministre pouvait toutefois considérer, comme il l'a manifestement fait, que la conclusion du juge d'extradition n'était pas concluante quant à l'existence d'une preuve de « préméditation » (« premeditation ») au sens de la loi applicable de l'Arizona.

[83] Le ministre disposait de l'opinion d'un avocat de l'Arizona selon laquelle la « préméditation » exigée relativement à une accusation de meurtre au premier degré dans cet État signifiait que le meurtre devait avoir été commis à la fois « avec préméditation et de propos délibéré » comme l'exige le droit canadien. Le ministre n'était toutefois pas vraiment lié par cette opinion, qui reposait en grande partie sur la décision de la Cour suprême de l'Arizona dans State c. Thompson, 204 Ariz. 471 (2003) — un arrêt qui doit maintenant être interprété à la lumière de la décision subséquente de la même cour dans l'affaire State c. Kiles, 213 P.3d 174 (2009). Dans Kiles, au par. 18, la cour n'a pas constaté d'erreur dans l'instruction suivante sur la préméditation exigée par le droit de l'Arizona :

[traduction] On entend par préméditation que le défendeur a agi en sachant qu'il causerait la mort d'un autre être humain, et qu'il le savait ou avait cette intention avant le meurtre, depuis assez longtemps pour avoir pu réfléchir à ses actes. Un acte n'est pas commis avec préméditation s'il est la conséquence immédiate d'une querelle soudaine ou du feu de la passion.

[84] Il ne s'agit pas du test que le juge d'extradition devait utiliser pour déterminer si, selon la preuve dont il disposait, les actes de M. Fischbacher pouvaient répondre au critère de la préméditation et du propos délibéré exigés pour qu'il y ait meurtre au premier degré en droit canadien. Toutefois, au regard de l'arrêt Kiles, je ne puis conclure en l'espèce à l'absence totale de la preuve manifestement requise pour établir la préméditation selon le droit de l'Arizona.

[85] Bien que cela ne suffise pas vraiment en soi, le ministre avait devant lui un acte d'accusation rapporté par le grand jury en Arizona, dans lequel M. Fischbacher était accusé de meurtre au premier degré, et un mandat d'arrêt signé par un juge de la Cour supérieure sur la foi de cet acte d'accusation. Le ministre avait aussi en sa possession une certification du dossier d'extradition signée par un sous‑procureur du comté attestant que, selon le droit de l'Arizona, la preuve résumée était suffisante pour étayer une condamnation pour meurtre au premier degré.

[86] Aucune conclusion tirée par le juge d'extradition à l'issue de la procédure d'incarcération au Canada n'est incompatible avec la mise en accusation par le grand jury, le mandat lancé par la Cour supérieure en Arizona ou l'opinion certifiée du sous‑procureur du comté.

IV

[87] Je souscris à l'énoncé du principe juridique applicable formulé par le juge Doherty. Lorsque aucune preuve pouvant établir un élément non contesté et essentiel de l'infraction visée par la demande d'extradition n'est présentée au ministre, la décision du ministre d'ordonner l'extradition pour cette infraction peut très bien être déraisonnable en l'absence d'une explication.

[88] Cependant, dans le présent dossier, compte tenu des éléments que j'ai mentionnés et du pouvoir discrétionnaire conféré au ministre, il m'est impossible d'affirmer que le ministre a agi de façon déraisonnable en ordonnant que M. Fischbacher soit extradé afin de subir son procès pour meurtre au premier degré en Arizona. Par conséquent, comme je l'ai mentionné au début de mes motifs, je suis d'avis de trancher le pourvoi comme le propose la juge Charron.

Pourvoi accueilli.

Procureur de l'appelant : Procureur général du Canada, Toronto.

Procureurs de l'intimé : Lafontaine & Associates, Toronto.


Synthèse
Référence neutre : 2009 CSC 46 ?
Date de la décision : 16/10/2009
Sens de l'arrêt : Le pourvoi est accueilli et l'arrêté d'extradition pris par le ministre est rétabli

Analyses

Extradition - Remise à l'État requérant - Pouvoirs du ministre - Critère de la discordance - É.‑U. demandant l'extradition de F pour meurtre au premier degré - Juge d'extradition ordonnant l'incarcération de F pour meurtre au deuxième degré après avoir jugé insuffisante la preuve de l'un des éléments de l'infraction de meurtre au premier degré en droit canadien - Ministre de la Justice ordonnant l'extradition de F pour l'infraction de meurtre au premier degré en droit américain - Le ministre est‑il tenu à la concordance entre l'infraction punissable à l'étranger pour laquelle l'extradition de l'intéressé est ordonnée et la preuve produite devant le juge d'extradition à l'audience relative à l'incarcération?.

F a été accusé de meurtre au premier degré en Arizona relativement au décès de sa femme. Les États‑Unis ont demandé son extradition. Le ministre de la Justice a donné suite à la demande en prenant un arrêté introductif d'instance dans lequel il a indiqué que l'infraction canadienne correspondante était l'infraction de « meurtre prévue à l'art. 231 du Code criminel » sans préciser s'il s'agissait d'un meurtre au premier ou au deuxième degré. Le procureur général a demandé une audience relative à l'incarcération et le juge d'extradition a ordonné l'incarcération de F pour meurtre au deuxième degré en l'absence d'une preuve de préméditation et de propos délibéré pouvant justifier l'incarcération pour meurtre au premier degré en droit canadien. L'ordonnance d'incarcération n'a pas été portée en appel. Le ministre a ensuite ordonné que F soit extradé pour subir son procès pour meurtre au premier degré aux États‑Unis. F a demandé le contrôle judiciaire de la décision du ministre. La Cour d'appel a statué que le principe de la double incrimination était respecté, mais elle a appliqué le critère de la « discordance » pour conclure qu'il était déraisonnable d'extrader F pour meurtre au premier degré en l'absence de preuve de l'élément essentiel de la préméditation à l'audience relative à l'incarcération. La cour a accueilli la demande de contrôle judiciaire et renvoyé l'affaire au ministre pour qu'il procède à un nouvel examen.

Arrêt : Le pourvoi est accueilli et l'arrêté d'extradition pris par le ministre est rétabli.

La juge en chef McLachlin et les juges Binnie, LeBel, Deschamps, Abella, Charron, Rothstein et Cromwell : Le principe de la double incrimination codifié à l'art. 3 de la Loi sur l'extradition comporte deux volets, l'un étranger et l'autre interne. Le volet étranger exige que l'infraction à l'origine de la demande d'extradition soit de nature criminelle dans l'État requérant et emporte la peine précisée. Le volet interne exige que les actes constituant l'infraction punissable à l'étranger correspondent à une infraction criminelle en droit canadien, sanctionnée par la peine précisée. Conformément à la pratique internationale courante et au principe de la courtoisie, le Canada a adopté une approche fondée sur la conduite pour l'application du principe de la double incrimination. Par conséquent, il n'est pas nécessaire que l'infraction canadienne indiquée dans l'arrêté introductif d'instance ou dans l'ordonnance d'incarcération « corresponde » à l'infraction punissable à l'étranger pour laquelle l'extradition est demandée ou ordonnée, que ce soit par son appellation ou par ses éléments constitutifs; c'est l'essence de l'infraction qui importe selon l'approche fondée sur la conduite. [4] [29]

Le rôle et la portée du pouvoir discrétionnaire du ministre en matière d'extradition ne peuvent être compris qu'en regard du régime législatif établi par la Loi. En autorisant la tenue de l'audience relative à l'incarcération, le ministre établit que le volet étranger de la double incrimination est respecté. L'audition de la demande d'extradition vise à déterminer si le volet interne de la double incrimination est respecté. La compétence du juge se limite à déterminer si la preuve présentée à l'audience relative à l'incarcération révèle des actes qui justifieraient le renvoi à procès au Canada pour l'infraction indiquée dans l'arrêté introductif d'instance s'ils avaient été commis au Canada. Le rôle du juge d'extradition n'inclut aucun examen du droit étranger. Si le juge d'extradition conclut que la conduite reprochée équivaudrait à une infraction criminelle en droit canadien, l'intéressé doit être incarcéré en vue de son extradition. [35]

Après l'incarcération, le ministre révise le dossier en entier pour décider s'il ordonnera l'extradition de l'intéressé et, dans l'affirmative, sur quelle base. Dans le cadre de cet examen, le ministre doit déterminer s'il est approprié, sur le plan politique, et non fondamentalement injuste d'extrader l'intéressé. Le pouvoir général du ministre d'ordonner ou de refuser l'extradition en vertu du par. 40(1) de la Loi sur l'extradition est assujetti aux dispositions de la Loi, du traité d'extradition et de la Charte canadienne des droits et libertés. L'alinéa 44(1)a) de la Loi oblige le ministre à refuser de prendre un arrêté d'extradition s'il est convaincu que l'extradition serait injuste ou tyrannique compte tenu de toutes les circonstances. Pour décider si c'est le cas, le ministre doit mettre en balance les facteurs qui militent en faveur de l'extradition avec ceux qui y sont défavorables. Si le ministre décide d'extrader l'intéressé, l'al. 58b) exige qu'il précise dans son arrêté l'infraction ou les actes pour lesquels l'intéressé sera extradé, mais ne l'oblige pas à assurer la correspondance ou la « concordance » entre, d'une part, l'infraction visée par l'extradition et, d'autre part, celle indiquée dans l'arrêté introductif d'instance ou dans l'ordonnance d'incarcération, ou la preuve présentée à l'audience. [36‑41]

Le critère de la « discordance » est incompatible avec trois éléments clés du droit de l'extradition. Exiger du ministre qu'il analyse la similitude entre les éléments de l'infraction punissable à l'étranger et ceux de l'infraction correspondante au Canada équivaut à ajouter un critère fondé sur l'infraction pour l'application du principe de la double incrimination à l'étape finale de la procédure d'extradition, ce qui est incompatible avec la Loi et le traité d'extradition. De plus, le fait pour les autorités canadiennes, judiciaires ou exécutives, d'évaluer la décision d'un État étranger de poursuivre un intéressé pour une infraction précise ou d'évaluer la suffisance de la preuve présentée à l'audience relative à l'incarcération par rapport aux éléments de l'infraction punissable à l'étranger équivaudrait à reconsidérer les conclusions de l'État étranger sur son propre droit et irait à l'encontre du principe sous‑jacent de la courtoisie. Enfin, le critère de la « discordance » est incompatible avec le rôle du juge d'extradition défini à l'art. 29 de la Loi, qui précise que le juge doit examiner uniquement le volet interne de la double incrimination, en cherchant des éléments de preuve relativement à chacun des éléments de l'infraction correspondante au Canada indiquée dans l'arrêté introductif d'instance. [49‑53]

Étant donné que le ministre n'est pas obligé d'appliquer le critère de la « discordance », son omission à cet égard ne saurait fonder l'annulation de sa décision d'ordonner ou non l'extradition. L'appréciation de la raisonnabilité de la décision du ministre d'ordonner l'extradition au regard de toutes les circonstances pertinentes et conformément aux dispositions applicables de la Loi ne révèle aucune raison de la modifier. [6] [58]

Le juge Fish : L'exercice par le juge de son large pouvoir discrétionnaire d'ordonner l'extradition est susceptible de révision conformément au par. 57(7) de la Loi sur l'extradition. L'absence de preuve d'un élément non contesté de l'infraction punissable à l'étranger pour laquelle l'extradition est ordonnée, sans explication raisonnable, peut justifier l'intervention du tribunal. Cette interprétation du droit trouve de solides assises dans une série ininterrompue d'arrêts récents et unanimes des juridictions d'appel. En l'absence de preuve d'un élément essentiel de l'infraction punissable à l'étranger pour laquelle l'extradition est ordonnée, il y a absence de preuve de la perpétration de l'infraction. Ni la courtoisie ni la double incrimination fondée sur la conduite n'autorisent l'extradition aux fins d'un procès pour une infraction à l'égard de laquelle il y a absence de preuve. La Loi sur l'extradition vise à éviter que cela se produise. [60‑61] [63‑64] [73]

Permettre au ministre de fermer les yeux sur une absence totale de preuve d'un élément de l'infraction punissable à l'étranger créerait une rupture totale entre les fonctions judiciaires et exécutives établies par la Loi. Ces fonctions sont distinctes, mais elles sont censées se compléter et non se contredire. C'est le juge et non le ministre qui détermine si la preuve produite lors de l'audience relative à l'incarcération justifierait le renvoi à procès pour l'infraction canadienne désignée par le ministre dans l'arrêté introductif d'instance, si les actes avaient été commis au Canada. Le juge décide d'ordonner ou non l'incarcération de l'intéressé sans égard à l'infraction punissable à l'étranger, mais lorsque l'ordonnance d'incarcération repose sur des conclusions de fait qui touchent nécessairement les actes inhérents à la fois à l'infraction canadienne et à l'infraction visée par la demande d'extradition, le ministre ne peut faire abstraction de ces conclusions. [70] [72] [75]

Il n'est pas raisonnable d'extrader un intéressé sans explication lorsque les éléments essentiels de l'infraction punissable à l'étranger ne sont pas contestés et qu'il y a absence totale de preuve sur un ou plusieurs de ces éléments. Le ministre devrait normalement fournir une explication, mais celle‑ci peut aussi se dégager de la preuve produite. En l'espèce, le ministre n'a pas fourni d'explication suffisante, mais le dossier même en offre une. Le ministre avait devant lui un acte d'accusation rapporté par le grand jury, un mandat d'arrêt signé par un juge de la Cour supérieure de l'Arizona et une certification du dossier d'extradition signée par un sous‑procureur du comté dans cet État attestant que la preuve était suffisante pour étayer une condamnation pour meurtre au premier degré. Aucune conclusion tirée par le juge d'extradition à l'issue de la procédure d'incarcération au Canada n'est incompatible avec la mise en accusation par le grand jury, le mandat lancé par la Cour supérieure en Arizona ou l'opinion certifiée du sous‑procureur du comté. Dans les circonstances, il n'était pas déraisonnable d'extrader F afin qu'il subisse son procès pour meurtre au premier degré. [79‑80] [85-86] [88]


Parties
Demandeurs : Canada (Justice)
Défendeurs : Fischbacher

Références :

Jurisprudence
Citée par la juge Charron
Arrêts non suivis : United States of America c. Reumayr, 2003 BCCA 375, 176 C.C.C. (3d) 377, autorisation de pourvoi refusée, [2006] 1 R.C.S. xiv
United States of America c. Gorcyca, 2007 ONCA 76, 216 C.C.C. (3d) 403
Canada (Minister of Justice) c. Saad, 2007 ONCA 75, 216 C.C.C. (3d) 393
United States of America c. Kissel, 2008 ONCA 208, 89 O.R. (3d) 481
Karas c. Canada (Minister of Justice), 2007 BCCA 637, 233 C.C.C. (3d) 237
Narayan c. Canada (Minister of Justice), 2008 BCCA 280, 257 B.C.A.C. 121
arrêts mentionnés : Lake c. Canada (Ministre de la Justice), 2008 CSC 23, [2008] 1 R.C.S. 761
McVey (Re), [1992] 1 R.C.S. 475
Norris c. Government of the United States of America, [2008] UKHL 16, [2008] 2 All E.R. 1103
United States of America c. Johnson (2002), 62 O.R. (3d) 327
Bonamie, Re, 2001 ABCA 267, 293 A.R. 201
États‑Unis d'Amérique c. Cobb, 2001 CSC 19, [2001] 1 R.C.S. 587
Canada c. Schmidt, [1987] 1 R.C.S. 500
États‑Unis c. Burns, 2001 CSC 7, [2001] 1 R.C.S. 283
United States of America c. Saad (2004), 183 C.C.C. (3d) 97
Canada (Minister of Justice) c. Reumayr, 2005 BCCA 391, 199 C.C.C. (3d) 1
Kindler c. Canada (Ministre de la Justice), [1991] 2 R.C.S. 779
Argentine c. Mellino, [1987] 1 R.C.S. 536
États‑Unis d'Amérique c. Kwok, 2001 CSC 18, [2001] 1 R.C.S. 532
Ross c. United States of America (1994), 93 C.C.C. (3d) 500, conf. par [1996] 1 R.C.S. 469.
Citée par le juge Fish
Arrêts mentionnés : Karas c. Canada (Minister of Justice), 2009 BCCA 1, 240 C.C.C. (3d) 293
Lake c. Canada (Ministre de la Justice), 2008 CSC 23, [2008] 1 R.C.S. 761
United States of America c. Saad (2004), 183 C.C.C. (3d) 97
United States of America c. Gorcyca, 2007 ONCA 76, 216 C.C.C. (3d) 403
Canada (Minister of Justice) c. Saad, 2007 ONCA 75, 216 C.C.C. (3d) 393
United States of America c. Whitley (1994), 94 C.C.C. (3d) 99, conf. par [1996] 1 R.C.S. 467
United States of America c. Kissel, 2008 ONCA 208, 89 O.R. (3d) 481
State c. Thompson, 204 Ariz. 471 (2003)
State c. Kiles, 213 P.3d 174 (2009).
Lois et règlements cités
Ariz. Rev. Stat. §§ 13‑603, 13‑604, 13‑703, 13‑710, 13‑1105.
Charte canadienne des droits et libertés, art. 7.
Code criminel, L.R.C. 1985, ch. C‑46, art. 231.
Loi sur l'extradition, L.C. 1999, ch. 18, art. 3(1), (2), 15, 23(2), 29, 33, 40(1), 43(1), 44, 46, 47, 48(1), 57(2), (7), 58, 71.
Loi sur les Cours fédérales, L.R.C. 1985, ch. F‑7, art. 18.1.
Traités et autres instruments internationaux
Traité d'extradition entre le Canada et les États‑Unis d'Amérique, R.T. Can. 1976 no 3, art. 2, 9, 10.
Doctrine citée
La Forest, Anne Warner. La Forest's Extradition to and from Canada, 3rd ed. Aurora, Ont. : Canada Law Book, 1991.

Proposition de citation de la décision: Canada (Justice) c. Fischbacher, 2009 CSC 46 (16 octobre 2009)


Origine de la décision
Date de l'import : 06/04/2012
Identifiant URN:LEX : urn:lex;ca;cour.supreme;arret;2009-10-16;2009.csc.46 ?
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