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08/03/2024 | CANADA | N°2024CSC7

Canada | Canada, Cour suprême, 8 mars 2024, R. c. Kruk, 2024 CSC 7


COUR SUPRÊME DU CANADA


 
Référence : R. c. Kruk, 2024 CSC 7

 

 
Appels entendus : 18 mai 2023
Jugement rendu : 8 mars 2024
Dossiers : 40095, 40447


 
Entre :
 
Sa Majesté le Roi
Appelant
 
et
 
Christopher James Kruk
Intimé
 
- et -
 
Independent Criminal Defence Advocacy Society, Criminal Lawyers’ Association (Ontario) et Trial Lawyers Association of British Columbia
Intervenantes
 
Et entre :
 
Sa Majesté le Roi
Appelant
 
et
 
Edwin Tsang
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- et -
 
Procureur général de l’Alberta, Independent Criminal Defence Advocacy Society, Association québécoise des avocats et avocates de la défense, West Coast Legal Education and Action...

COUR SUPRÊME DU CANADA

 
Référence : R. c. Kruk, 2024 CSC 7

 

 
Appels entendus : 18 mai 2023
Jugement rendu : 8 mars 2024
Dossiers : 40095, 40447

 
Entre :
 
Sa Majesté le Roi
Appelant
 
et
 
Christopher James Kruk
Intimé
 
- et -
 
Independent Criminal Defence Advocacy Society, Criminal Lawyers’ Association (Ontario) et Trial Lawyers Association of British Columbia
Intervenantes
 
Et entre :
 
Sa Majesté le Roi
Appelant
 
et
 
Edwin Tsang
Intimé
 
- et -
 
Procureur général de l’Alberta, Independent Criminal Defence Advocacy Society, Association québécoise des avocats et avocates de la défense, West Coast Legal Education and Action Fund Association, Fonds d’action et d’éducation juridique pour les femmes et Trial Lawyers Association of British Columbia
Intervenants
 
Traduction française officielle
 
Coram : Le juge en chef Wagner et les juges Côté, Rowe, Martin, Kasirer, Jamal et O’Bonsawin
 

Motifs de jugement :
(par. 1 à 127)

La juge Martin (avec l’accord du juge en chef Wagner et des juges Côté, Kasirer, Jamal et O’Bonsawin)

 

 

Motifs concordants :
(par. 128 à 249)

Le juge Rowe

 
 
Note : Ce document fera l’objet de retouches de forme avant la parution de sa version définitive dans le Recueil des arrêts de la Cour suprême du Canada.
 

 

 

 

 
Sa Majesté le Roi                                                                                             Appelant
c.
Christopher James Kruk                                                                                    Intimé
et
Independent Criminal Defence Advocacy Society,
Criminal Lawyers’ Association (Ontario) et
Trial Lawyers Association of British Columbia                                    Intervenantes
‑ et ‑
Sa Majesté le Roi                                                                                             Appelant
c.
Edwin Tsang                                                                                                         Intimé
et
Procureur général de l’Alberta,
Independent Criminal Defence Advocacy Society,
Association québécoise des avocats et avocates de la défense,
West Coast Legal Education and Action Fund Association,
Fonds d’action et d’éducation juridique pour les femmes et
Trial Lawyers Association of British Columbia                                      Intervenants
Répertorié : R. c. Kruk
2024 CSC 7
Nos du greffe : 40095, 40447.
2023 : 18 mai; 2024 : 8 mars.
Présents : Le juge en chef Wagner et les juges Côté, Rowe, Martin, Kasirer, Jamal et O’Bonsawin.
en appel de la cour d’appel de la colombie‑britannique
                    Droit criminel — Appels — Norme d’intervention en appel — Appréciation de la crédibilité et de la fiabilité — Hypothèses logiques — Accusés tous deux déclarés coupables d’agression sexuelle au procès — Conclusion de la Cour d’appel portant que les appréciations de la crédibilité et de la fiabilité par les juges du procès reposaient sur des hypothèses logiques non fondées sur la preuve — Déclarations de culpabilité annulées par la Cour d’appel au motif que les juges du procès ont commis des erreurs de droit en ne respectant pas la règle interdisant le recours aux hypothèses logiques infondées — L’erreur de droit découlant de la règle interdisant le recours aux hypothèses logiques infondées devrait‑elle être reconnue?
                    K et T ont été déclarés coupables d’agression sexuelle dans des affaires distinctes non reliées. Dans les deux affaires, la Cour d’appel a infirmé les déclarations de culpabilité sur la base d’erreurs de droit alléguées dans les appréciations de la crédibilité et de la fiabilité par les juges du procès. Se fondant sur la règle interdisant le recours à des hypothèses logiques infondées, qui tire son origine d’une série d’arrêts des juridictions d’appel, la Cour d’appel a conclu que les juges du procès avaient commis des erreurs de droit en formulant des hypothèses sur le comportement humain qui ne reposaient pas sur la preuve. Dans le cadre de l’appel de K, la cour a statué que la conclusion du juge du procès qu’il était improbable qu’une femme se trompe au sujet de la sensation d’une pénétration péno‑vaginale était fondée sur un raisonnement conjectural et ne relevait pas de la connaissance d’office. Dans le cadre de l’appel de T, la cour a statué que la juge du procès avait formulé trois hypothèses concernant le comportement humain qui ont eu une incidence sur son appréciation de la preuve : 1) une personne ne demanderait pas de but en blanc à recevoir une fessée pendant des préliminaires sexuels; 2) une personne contrôlante ne s’abstiendrait pas de se livrer à des rapports sexuels vaginaux parce qu’elle ne pouvait pas trouver de condom; et 3) une personne ne quitterait pas abruptement et cavalièrement la personne avec laquelle elle vient d’avoir des rapports sexuels consensuels. La cour a conclu que ces généralisations n’étaient pas étayées par la preuve et faisaient appel à un raisonnement conjectural, et que ces erreurs étaient importantes. De nouveaux procès ont été ordonnés pour K et T.
                    Arrêt : Les pourvois sont accueillis et les déclarations de culpabilité sont rétablies.
                    Le juge en chef Wagner et les juges Côté, Martin, Kasirer, Jamal et O’Bonsawin : La règle interdisant le recours à des hypothèses logiques infondées ne devrait pas être reconnue comme donnant lieu à une erreur de droit. Une telle erreur de droit constituerait un changement radical par rapport à la façon dont les juridictions d’appel ont en général abordé l’appréciation de la crédibilité et de la fiabilité, surtout dans le contexte d’une agression sexuelle. La règle proposée n’est aucunement analogue à l’ensemble des règles de droit qui protègent les plaignantes, dans les affaires d’agression sexuelle, contre les mythes et stéréotypes, et ne peut pas non plus se justifier comme étant nécessaire pour assurer l’équité envers l’accusé. De plus, elle traite toute hypothèse de fait tirée lors de l’appréciation des témoignages comme une erreur de droit, et représente donc une rupture injustifiée avec les principes bien établis régissant l’appréciation des témoignages et les normes de contrôle en appel. Les normes de contrôle et les règles de preuve actuelles devraient continuer de s’appliquer au contrôle du recours fautif à des hypothèses logiques dans les procès criminels. Dans certains cas, le recours au bon sens par le juge du procès sera susceptible de contrôle en appel parce qu’il révèle des erreurs de droit reconnues. Autrement, comme toute autre conclusion de fait, l’appréciation de la crédibilité et de la fiabilité — et tout recours aux hypothèses logiques qui y sont inhérentes — sera susceptible de révision seulement en cas d’erreur manifeste et déterminante. En l’espèce, selon une appréciation des conclusions des juges du procès sur la crédibilité et la fiabilité en fonction de la norme de l’erreur manifeste et déterminante, aucune erreur de ce genre n’a été commise.
                    Premièrement, la règle proposée interdisant le recours à des hypothèses logiques infondées n’est pas un prolongement logique de l’interdiction visant le recours aux mythes et stéréotypes à l’endroit des personnes plaignantes dans les affaires d’agression sexuelle. Une telle règle témoigne d’une mauvaise compréhension de l’ensemble distinct de règles de droit associé aux mythes et stéréotypes dans les affaires d’agression sexuelle, qui a un historique unique et un objectif réparateur précis : écarter les règles de droit discriminatoires qui ont contribué à la perception que les femmes, en tant que groupe, étaient peu crédibles et ne méritaient pas une protection juridique contre la violence sexuelle. Plusieurs mythes et stéréotypes sont condamnés par la jurisprudence, qui a qualifié le recours à ceux‑ci d’erreur de droit et des changements législatifs importants ont été apportés dans le but de protéger les droits des femmes et des enfants en raison de leur vulnérabilité particulière à la violence sexuelle. Cet historique met en perspective les raisons distinctes pour lesquelles le fait de recourir aux mythes et stéréotypes afin de discréditer les personnes plaignantes dans les affaires d’agression sexuelle constitue une erreur de droit, au lieu d’être une conclusion de fait ordinaire assujettie à la norme de l’erreur manifeste et déterminante. Inversement, la règle proposée ne porte pas sur des généralisations précises, déterminées et erronées concernant une certaine catégorie de témoins, et elle n’empêche pas non plus que le sens des éléments d’une infraction soit dénaturé. Elle regroupe plutôt les types de stéréotypes pernicieux et discriminatoires que les tribunaux et le Parlement ont voulu condamner et corriger avec des généralisations inoffensives qui, quoique peut‑être erronées sur le plan des faits, n’ont rien à avoir avec l’inégalité de traitement.
                    La règle élargirait également considérablement la portée des questions permises au sujet du comportement sexuel antérieur de la plaignante, exigeant dans les faits que les deux parties demandent l’autorisation pour présenter des éléments de preuve concernant d’autres comportements sexuels qui ne seraient peut‑être pas pertinents ou permis, permettant de façon détournée le raisonnement interdit fondé sur les deux mythes. Bien que formulée sous l’angle du traitement égal pour l’accusé, cette approche risque en fait de ressusciter le préjugé même à l’endroit des plaignantes dans les affaires d’agression sexuelle que la règle de droit sur les mythes et stéréotypes visait à éliminer. La reconnaissance d’une règle identique appliquant aux accusés le même traitement relatif aux mythes et stéréotypes que celui qui s’applique aux plaignantes n’est pas nécessaire et ne serait pas judicieuse. Les droits de l’accusé demeurent préservés par des protections juridiques fondamentales expressément conçues pour assurer l’équité envers l’accusé, lesquelles prennent leur source dans leur propre ensemble solide de règles de droit découlant de principes tels la présomption d’innocence, le droit de garder le silence et le doute raisonnable. De telles mesures de protection assurent l’équité envers l’accusé et doivent guider le juge du procès lorsqu’il apprécie les témoignages.
                    En outre, la règle proposée nuit à l’appréciation adéquate des témoignages et est incompatible avec le rôle souvent inextricable que jouent les hypothèses logiques dans les appréciations de la crédibilité et de la fiabilité. En interdisant le recours à des hypothèses logiques infondées, la règle gêne le recours nécessaire au bon sens dans le cadre de l’analyse des témoignages. Il est impossible dans les faits de tracer une ligne de démarcation claire entre le recours à l’expérience humaine pour interpréter la preuve ou tirer des inférences (ce que permet la règle) et l’introduction de nouvelles considérations dans la preuve (ce qu’elle ne permet pas). La règle invite les juridictions d’appel à substituer leurs opinions sur les généralisations qui sont appropriées ou utiles à celles du juge du procès, ce qui transforme irrégulièrement leur forte opposition aux inférences factuelles d’un juge du procès en de prétendues erreurs de droit, créant ainsi une source d’incertitude et d’injustice en appel.
                    La règle va également à l’encontre des normes de contrôle bien établies et élargirait indûment la portée de l’intervention en appel aux appréciations de la crédibilité et de la fiabilité par le juge du procès. Ces appréciations peuvent être les décisions judiciaires les plus importantes et les plus difficiles à prendre dans un procès criminel, particulièrement dans les cas d’agression sexuelle, lesquels comportent souvent des actes qui auraient eu lieu en privé et qui reposent sur les dépositions contradictoires de deux témoins. Bien que les conclusions sur la crédibilité et la fiabilité puissent être infirmées selon la norme de la décision correcte si des erreurs de droit sont révélées, il est préférable dans la plupart des cas de les examiner selon la norme nuancée et holistique de l’erreur manifeste et déterminante — laquelle commande la déférence envers les conclusions du juge du procès, qui a été en contact direct avec les témoins et possède l’expertise pour apprécier et soupeser les faits. Les raisons pour lesquelles la déférence s’impose à l’égard des conclusions du juge du procès sur la crédibilité et les faits comprennent notamment les suivantes : 1) limiter le coût, le nombre et la durée des appels; 2) promouvoir l’autonomie et l’intégrité du procès; et 3) reconnaître l’expertise et la position avantageuse du juge du procès. Les juridictions d’appel sont comparativement mal outillées pour effectuer l’appréciation de la crédibilité et de la fiabilité, car elles n’examinent que les transcriptions des témoignages et s’attachent souvent particulièrement à des questions précises plutôt qu’à l’ensemble de l’affaire et de la preuve. Sur la base de la règle proposée, les juridictions d’appel ont été invitées à décortiquer les motifs de première instance, à attaquer les déclarations génériques faites dans le cadre des appréciations de la crédibilité et à qualifier toute conclusion sur la crédibilité qui repose sur le comportement humain de stéréotype inadmissible ou d’hypothèse logique non fondée sur la preuve. La jurisprudence dans ce domaine est variable, même volatile, et illustre la nécessité d’une méthode de révision en appel plus uniforme.
                    Étant donné le rejet de la règle proposée, les juridictions d’appel devraient continuer de s’en remettre au droit existant et bien établi pour évaluer les appréciations par le juge du procès de la crédibilité ou de la fiabilité. En premier lieu, lorsqu’un appelant soutient que le juge du procès a eu recours à tort à une hypothèse logique lors de l’appréciation de son témoignage, la cour chargée de la révision devrait se demander si l’affirmation contestée est véritablement une hypothèse. Ce qui semble être une hypothèse peut en fait être une conclusion particulière sur le témoin que le juge a tirée à partir de la preuve. En second lieu, si le juge du procès s’est fondé sur une hypothèse qui va au‑delà des limites de ce qu’appuient le bon sens et la fonction judiciaire, la cour chargée de la révision devrait établir la norme de contrôle qu’il convient d’appliquer à la portion contestée de l’appréciation par le juge du procès de la crédibilité ou de la fiabilité. La norme de contrôle applicable sera celle de la décision correcte si l’erreur alléguée est une erreur de droit reconnue, notamment le recours aux mythes et stéréotypes à l’endroit des plaignantes dans les affaires d’agression sexuelle, ou à des hypothèses déplacées et erronées au sujet des personnes accusées qui sont contraires aux principes fondamentaux comme le droit de garder le silence et la présomption d’innocence. Le recours à des stéréotypes reposant sur d’autres formes d’inégalité de traitement qui sont semblables aux mythes et stéréotypes à l’endroit des personnes plaignantes dans les affaires d’agression sexuelle peut aussi constituer une erreur de droit dans des affaires futures. Les appréciations des témoignages peuvent aussi être susceptibles de révision selon la norme de la décision correcte en raison d’une crainte raisonnable de partialité, au motif qu’une conclusion de fait qui n’est fondée sur aucun élément de preuve a été tirée et au motif qu’il y a eu prise de connaissance d’office de manière inappropriée.
                    En l’absence d’une erreur de droit, la norme de contrôle sera celle de l’erreur manifeste et déterminante. La cour chargée de la révision doit d’abord déterminer si le recours erroné à l’hypothèse est manifeste, comme dans les cas où il est évident que l’hypothèse en question est fausse à sa face même, ou les cas où elle est fausse ou inapplicable à la lumière des autres éléments de preuve retenus ou des conclusions de fait. Une fois qu’une erreur manifeste a été décelée, la cour chargée de la révision doit aussi conclure que le recours erroné à l’hypothèse était déterminant, lorsqu’il a influé sur le résultat ou qu’il touche directement à l’issue de l’affaire. S’il ne peut être démontré que l’erreur était manifeste et déterminante, l’évaluation par le juge du procès de la crédibilité ou de la fiabilité commandera la déférence et il n’y aura aucune raison justifiant une intervention en appel.
                    Dans les cas de K et T, la Cour d’appel a commis une erreur en ayant recours à la règle interdisant le recours à des hypothèses logiques infondées et en procédant à la révision des généralisations erronées alléguées selon la norme de la décision correcte. Les décisions de première instance dans les deux cas auraient dû être révisées selon la norme de l’erreur manifeste et déterminante. Dans le cas de K, la Cour d’appel a eu tort de conclure que le juge du procès avait eu recours à un raisonnement conjectural lorsqu’il a retenu le témoignage de la plaignante sur la base de son observation selon laquelle il est extrêmement improbable qu’une femme se trompe à propos de la sensation d’une pénétration péno‑vaginale. En considérant les motifs dans leur ensemble et en contexte, le juge du procès n’a pas rejeté la thèse de la défense en raison de l’hypothèse selon laquelle aucune femme ne se tromperait, mais plutôt parce qu’il a retenu le témoignage de la plaignante selon lequel la plaignante en question ne se trompait pas. La conclusion du juge du procès reposait sur son appréciation du témoignage de la plaignante et aucune erreur manifeste et déterminante n’a été commise. Dans le cas de T, la Cour d’appel a fait erreur en concluant que l’appréciation par la juge du procès de la crédibilité de l’accusé et de la plaignante était irrémédiablement viciée par trois hypothèses infondées importantes au sujet d’un comportement normal. Les deux premières hypothèses étaient non pas des hypothèses, mais des énoncés qui reflétaient le raisonnement et les conclusions de fait de la juge du procès. La troisième hypothèse était véritablement une hypothèse qui était manifestement incorrecte. Toutefois, elle n’était pas déterminante, parce qu’elle n’a pas eu d’incidence sur le fond du constat de culpabilité auquel est arrivée la juge du procès.
                    Le juge Rowe : Les attentes généralisées fondées sur le bon sens et l’expérience humaine jouent un rôle indispensable dans le processus d’appréciation des faits par les juges. Toutefois, le recours à des attentes généralisées en matière criminelle n’est pas illimité, puisque certaines attentes ne sont pas nécessairement des prédicteurs exacts ou fiables du comportement humain en général. La prolifération de décisions rendues par des cours d’appel s’interrogeant sur les limites de cette méthode témoigne de la nécessité d’offrir certains repères en proposant un cadre d’analyse clair et cohérent en matière d’examen en appel. Ce cadre se présente sous forme de trois questions que devrait se poser une juridiction d’appel lorsqu’il est allégué que le juge du procès aurait commis une erreur de droit dans son raisonnement en se fondant sur des attentes généralisées dans le processus de recherche des faits : 1) Le juge du procès s’est‑il appuyé sur une attente généralisée dans son raisonnement? 2) Si le juge du procès s’est appuyé sur une attente généralisée, cette attente était‑elle raisonnable? 3) Le juge du procès s’est‑il fondé sur une attente généralisée comme s’il s’agissait d’un fait déterminant et incontestable?
                    La première question est de savoir si le juge du procès s’est appuyé sur une attente généralisée dans son raisonnement. Si la juridiction d’appel estime qu’il s’est bel et bien fondé sur une telle attente, elle doit poursuivre l’analyse en passant à la deuxième question. Si le juge ne s’est pas fondé sur une attente généralisée — par exemple, lorsque sa conclusion reposait sur les éléments de preuve ou les faits qu’il a retenus au procès —, la recherche d’une éventuelle erreur dans le cadre de l’analyse s’arrête là. À ce stade de l’analyse, la juridiction d’appel ne cherche pas à déterminer si une erreur a été commise. En principe, le juge qui s’appuie sur une attente généralisée comme point de référence logique pour apprécier la preuve ne commet pas en soi d’erreur de droit; il s’agit plutôt d’un aspect bien reconnu et nécessaire du processus de recherche des faits par le juge. Pour répondre à la première question, la juridiction d’appel cherche simplement à déterminer ce que le juge du procès a réellement décidé, les raisons pour lesquelles il a rendu cette décision et s’il y a lieu de procéder à un examen plus approfondi. Dans le cadre de cette analyse, chaque cas est un cas d’espèce — la juridiction d’appel doit se demander si les motifs, situés dans le contexte des questions en litige au procès et pris dans leur ensemble, permettent d’expliquer ce qu’a décidé le juge du procès et les raisons pour lesquelles il l’a fait, d’une façon qui permet un examen efficace en appel. Les juridictions d’appel ne doivent pas décortiquer avec finesse les motifs du juge du procès à la recherche d’une erreur.
                    Si le juge du procès s’est appuyé sur une attente généralisée, la deuxième question est de savoir si cette attente était raisonnable. Le juge qui se fonde sur une attente généralisée déraisonnable pour apprécier la preuve commet une erreur de droit. Dans un procès criminel, on ne peut légitimement évaluer et interpréter la preuve en se fondant sur des attentes généralisées déraisonnables sous prétexte qu’elles reposent sur le bon sens ou l’expérience humaine collective. Une norme fondée sur le caractère raisonnable suppose une part d’objectivité et de consensus social lorsqu’il s’agit de préciser la mesure dans laquelle un juge peut recourir au bon sens et à l’expérience humaine pour rendre sa décision, ce qui garantit que le juge des faits ne s’appuie pas sur des attentes généralisées inexactes ou peu fiables. Une telle norme reconnaît aussi qu’à mesure que la société évolue, sa conception de ce qui est raisonnable peut changer. La confiance du public dans l’administration de la justice et dans le processus d’appréciation des faits exige que les juridictions d’appel soient en mesure d’intervenir lorsque le juge du procès a eu recours à des attentes généralisées qui ne correspondent pas raisonnablement à ce qu’on considère comme vrai dans la plupart des circonstances et qui ne constituent pas un point de référence fiable pour évaluer la preuve. Toutefois, lorsque le juge du procès s’est fondé sur une attente généralisée raisonnable, la juridiction d’appel ne doit pas intervenir pour modifier l’appréciation de la preuve par le juge faite en fonction de l’attente en question simplement parce qu’elle aurait tiré une conclusion différente.
                    L’examen en appel d’une erreur de droit devrait aussi porter sur le caractère raisonnable de toute attente généralisée sur laquelle s’est appuyé le juge du procès. Les catégories d’attentes généralisées sur lesquelles on ne peut, en droit, se fonder ne devraient pas se limiter à celles qu’on pourrait considérer comme des mythes ou des stéréotypes ou au contexte des procès pour agressions sexuelles. Une démarche aussi restrictive créerait des distinctions artificielles en droit, limiterait indûment le rôle important que jouent les juridictions d’appel dans le système de justice pénale et risquerait de miner la confiance du public dans l’administration de la justice. Sur le plan conceptuel, la raison invoquée pour justifier le recours à une attente généralisée est la même, et ce, peu importe que l’on considère l’attente en cause comme un mythe, un stéréotype ou comme autre chose. Il n’existe aucune raison de principe justifiant de traiter séparément diverses catégories d’attentes généralisées. Procéder ainsi risquerait de créer en droit des distinctions artificielles sans que la ligne de démarcation entre elles soit clairement définie et ne tiendrait pas compte d’attentes généralisées que l’on ne peut qualifier à juste titre de mythes ou de stéréotypes concernant les plaignants dans les affaires d’agressions sexuelles, mais que l’on ne pourrait néanmoins pas invoquer dans un procès criminel.
                    Tout recours à des attentes généralisées déraisonnables devrait être considéré comme une erreur de droit. Ce point de vue est étayé, d’une part, par les raisons de principe pour lesquelles la juridiction d’appel fait preuve de déférence à l’égard des conclusions factuelles tirées par le juge du procès et, d’autre part, par le vaste pouvoir discrétionnaire qui permet aux juridictions d’appel d’intervenir sur des questions de droit. La juridiction d’appel fait preuve de retenue à l’égard des conclusions tirées par le juge du procès sur des questions de fait pour au moins les trois grandes raisons de principe suivantes : 1) réduire le nombre, la durée et le coût des appels; 2) favoriser l’autonomie du procès et son intégrité; 3) reconnaître l’expertise du juge du procès et sa position avantageuse pour évaluer la preuve. Le fait d’appliquer la norme de la décision correcte à l’examen d’attentes déraisonnables aurait peu d’incidence sur ces raisons de principe. Le souci de préserver les ressources publiques et de favoriser l’autonomie et l’intégrité des procès est secondaire par rapport aux droits de l’accusé dans une procédure pénale, compte tenu des intérêts en jeu et de la décision du législateur d’accorder un droit d’accès élargi à un premier niveau d’appel. C’est la reconnaissance de l’expertise et de la position avantageuse du juge du procès qui constitue la principale raison à la base de la déférence dont les cours d’appel doivent faire preuve à l’égard des questions de fait dans le contexte des procédures pénales; les juges du procès ne sont cependant pas plus expérimentés ou dans une position plus avantageuse que les juges d’appel pour déterminer s’ils ont affaire à une attente généralisée raisonnable fondée sur le bon sens ou l’expérience humaine, car la raison pour laquelle ces attentes sont généralement censées être fiables est précisément parce qu’elles sont répandues ou qu’elles correspondent aux expériences communes de toute la collectivité.
                    Le rôle premier des cours d’appel est de préciser et de raffiner les règles de droit et de veiller à leur application universelle. Elles disposent donc d’un vaste pouvoir d’examen sur les questions de droit, qui exigent des réponses claires et cohérentes afin de maintenir la confiance du public dans l’administration de la justice. Toute conception de l’examen en appel qui minimise l’importance du rôle des juridictions d’appel compromettrait sérieusement le système de justice pénale. Le fait de qualifier une question de question de droit revêt également de l’importance pour fonder la compétence de la cour d’appel en matière criminelle, spécialement en ce qui concerne les moyens limités permettant à la Couronne d’interjeter appel d’un verdict d’acquittement. Si le caractère raisonnable d’une attente généralisée était considéré comme une question de fait, la Couronne ne pourrait jamais interjeter appel d’un verdict d’acquittement fondé sur des attentes généralisées qui ne constituent pas des mythes ou des stéréotypes, et ce, peu importe à quel point ces attentes seraient déraisonnables ou contraires aux attentes collectives de la société. L’importance de préserver la confiance du public dans l’administration de la justice exige que, dans les affaires criminelles, les verdicts ne soient pas fondés sur des hypothèses qui ne reflètent pas raisonnablement la réalité dans la plupart des cas. La norme de la décision correcte exige d’énoncer expressément un raisonnement différent et de démontrer pourquoi il devrait être suivi. Appliquée comme il se doit, la norme de la décision correcte demande une clarté conceptuelle et une rigueur analytique accrues. En revanche, la norme de contrôle de l’erreur manifeste et déterminante peut servir à mauvais escient pour générer une boîte noire décisionnelle qui facilite la prise de décisions ad hoc, par laquelle, si la Cour d’appel consent à ce qu’a fait le juge du procès, elle fait preuve de déférence, mais si elle préfère une autre issue, elle conclut que la décision du juge du procès est entachée d’une erreur manifeste et déterminante et y substitue son issue préférée.
                     Enfin, la troisième question est de savoir si le juge du procès s’est fondé sur une attente généralisée comme s’il s’agissait d’un fait déterminant et incontestable. Les juges du procès disposent d’une latitude considérable pour recourir à des attentes généralisées raisonnables comme point de référence logique pour apprécier la preuve, et une juridiction d’appel ne doit pas intervenir pour modifier l’appréciation de la preuve du juge simplement parce qu’elle aurait tiré une conclusion différente. Le recours à une attente généralisée, même raisonnable, est toutefois assujetti à d’importantes limites : le juge du procès ne peut pas considérer l’attente en question comme constituant en soi un fait déterminant et incontestable, au point de ne pas tenir compte de la preuve ou d’en faire abstraction. Cela s’explique par le fait qu’il est toujours possible que les gens agissent contrairement à ce à quoi l’on s’attendrait normalement d’eux selon le bon sens ou l’expérience humaine. Il est donc du devoir du juge du procès de déterminer ce qui s’est réellement passé, et de le faire en se fondant sur la preuve. Les attentes généralisées fondées sur l’expérience humaine et le bon sens ne sont qu’un des éléments qui aident le juge à interpréter la preuve; l’analyse doit toutefois demeurer axée sur la preuve. Commet une erreur de droit le juge qui ne tient pas compte de l’ensemble de la preuve pour trancher la question fondamentale de la culpabilité ou de l’innocence de l’accusé ou qui tire une conclusion de fait en l’absence de preuve. En réalité, le juge du procès qui s’appuie sur une attente généralisée comme s’il s’agissait en soi d’une conclusion de fait en prend connaissance d’office, ce qui commande l’application d’un test rigoureux — auquel on ne peut que rarement, voire jamais, satisfaire en s’appuyant sur une attente généralisée sur les gens, étant donnée la grande diversité d’expériences et de comportements humains. Et la conclusion factuelle qui n’est fondée ni sur la preuve ni sur la connaissance d’office relève de la conjecture, ce qui constitue une erreur de droit.
                    Appliquant ces principes aux présentes causes, les pourvois devraient être accueillis et les verdicts de culpabilité rétablis. Dans l’affaire de K, en ce qui concerne la première question du cadre d’analyse, le juge du procès s’est appuyé sur une attente généralisée concernant la probabilité qu’une femme se méprenne au sujet de la sensation d’une pénétration vaginale. Au regard de la deuxième question du cadre d’analyse, il s’agit d’une attente généralisée raisonnable concernant la perception générale chez les êtres humains qu’une femme soit peu susceptible de se méprendre sur la sensation d’une pénétration vaginale, puisqu’un acte sexuel de cette nature aurait un impact profond et traumatisant sur l’intégrité corporelle d’une personne, et les gens ordinaires n’auraient généralement pas besoin de connaissances particulières de cet aspect de la perception humaine pour être en mesure d’évaluer ce type de témoignage. Pour ce qui est de la troisième question du cadre d’analyse, le juge du procès n’a pas considéré cette perception comme un fait incontestable. Il s’en est plutôt servi comme point de référence pour apprécier le témoignage de la plaignante à la lumière de l’ensemble de la preuve. Il n’y avait donc aucun motif justifiant l’intervention de la Cour d’appel.
                    Dans le cas de T, la Cour d’appel a considéré à tort que la juge du procès s’était fondée sur une attente généralisée à l’égard des deux premières hypothèses, alors que, en réalité, elle évaluait l’ensemble de la preuve. Cela a mené la Cour d’appel à sortir du cadre de ses attributions pour procéder à un réexamen de la preuve. Au regard de la troisième hypothèse, la juge du procès s’était effectivement trompée en se fondant sur une attente déraisonnable concernant la façon dont les gens se comportent habituellement après avoir eu des rapports sexuels consensuels. En ce qui concerne la deuxième question du cadre d’analyse, il est déraisonnable de s’attendre à voir un lien logique entre le fait pour une personne d’attendre que son partenaire sexuel soit rentré à l’intérieur et le caractère consensuel ou non de la rencontre qu’ils viennent d’avoir. Néanmoins, cette erreur de droit était à ce point inoffensive ou négligeable qu’elle ne pouvait avoir d’incidence sur le verdict, puisque celui qu’a rendu la juge du procès reposait clairement sur son évaluation favorable de la crédibilité de la plaignante, ainsi que sur son rejet complet du témoignage de T au motif qu’il était incompatible avec le déroulement de la soirée et avait été créé de toutes pièces pour expliquer les blessures de la plaignante.
Jurisprudence
Citée par la juge Martin
                    Arrêts rejetés : R. c. Roth, 2020 BCCA 240, 66 C.R. (7th) 107; R. c. Perkins, 2007 ONCA 585, 223 C.C.C. (3d) 289; R. c. Cepic, 2019 ONCA 541, 376 C.C.C. (3d) 286; R. c. J.C., 2021 ONCA 131, 401 C.C.C. (3d) 433; arrêts mentionnés : R. c. W. (D.), 1991 CanLII 93 (CSC), [1991] 1 R.C.S. 742; R. c. Vuradin, 2013 CSC 38, [2013] 2 R.C.S. 639; R. c. D. (J.J.R.) (2006), 2006 CanLII 40088 (ON CA), 215 C.C.C. (3d) 252; R. c. G.F., 2021 CSC 20, [2021] 1 R.C.S. 801; R. c. Mills, 1999 CanLII 637 (CSC), [1999] 3 R.C.S. 668; R. c. Darrach, 2000 CSC 46, [2000] 2 R.C.S. 443; R. c. J.J., 2022 CSC 28; R. c. A. (A.B.), 2019 ONCA 124, 145 O.R. (3d) 634; R. c. A.R.J.D., 2018 CSC 6, [2018] 1 R.C.S. 218; R. c. C.M.M., 2020 BCCA 56; R. c. Kodwat, 2017 YKCA 11; R. c. Thompson, 2019 BCCA 1, 370 C.C.C. (3d) 354; R. c. T.L., 2020 NUCA 10, 393 C.C.C. (3d) 195; R. c. Seaboyer, 1991 CanLII 76 (CSC), [1991] 2 R.C.S. 577; R. c. D.D., 2000 CSC 43, [2000] 2 R.C.S. 275; Kribs c. The Queen, 1960 CanLII 7 (SCC), [1960] R.C.S. 400; Timm c. La Reine, 1981 CanLII 207 (CSC), [1981] 2 R.C.S. 315; R. c. Friesen, 2020 CSC 9, [2020] 1 R.C.S. 424; R. c. Osolin, 1993 CanLII 54 (CSC), [1993] 4 R.C.S. 595; R. c. A.G., 2000 CSC 17, [2000] 1 R.C.S. 439; R. c. McCraw, 1991 CanLII 29 (CSC), [1991] 3 R.C.S. 72; R. c. Esau, 1997 CanLII 312 (CSC), [1997] 2 R.C.S. 777; R. c. Ewanchuk, 1999 CanLII 711 (CSC), [1999] 1 R.C.S. 330; R. c. Cinous, 2002 CSC 29, [2002] 2 R.C.S. 3; R. c. Kirkpatrick, 2022 CSC 33; R. c. Goldfinch, 2019 CSC 38, [2019] 3 R.C.S. 3; R. c. M. (M.L.), 1994 CanLII 77 (CSC), [1994] 2 R.C.S. 3; R. c. Find, 2001 CSC 32, [2001] 1 R.C.S. 863; R. c. Barton, 2019 CSC 33, [2019] 2 R.C.S. 579; R. c. Lacombe, 2019 ONCA 938, 383 C.C.C. (3d) 114; R. c. O’Connor, 1995 CanLII 51 (CSC), [1995] 4 R.C.S. 411; R. c. G. (C.M.), 2016 ABQB 368, 41 Alta. L.R. (6th) 374; R. c. F. (W.J.), 1999 CanLII 667 (CSC), [1999] 3 R.C.S. 569; R. c. Oakes, 1986 CanLII 46 (CSC), [1986] 1 R.C.S. 103; R. c. Noble, 1997 CanLII 388 (CSC), [1997] 1 R.C.S. 874; R. c. Laboucan, 2010 CSC 12, [2010] 1 R.C.S. 397; R. c. Van, 2009 CSC 22, [2009] 1 R.C.S. 716; R. c. J.H.S., 2008 CSC 30, [2008] 2 R.C.S. 152; R. c. H. (C.W.) (1991), 1991 CanLII 3956 (BC CA), 68 C.C.C. (3d) 146; R. c. S. (W.D.), 1994 CanLII 76 (CSC), [1994] 3 R.C.S. 521; R. c. Avetysan, 2000 CSC 56, [2000] 2 R.C.S. 745; R. c. Villaroman, 2016 CSC 33, [2016] 1 R.C.S. 1000; R. c. Esquivel‑Benitez, 2020 ONCA 160, 61 C.R. (7th) 326; Wild c. La Reine, 1970 CanLII 148 (CSC), [1971] R.C.S. 101; Rousseau c. La Reine, 1985 CanLII 42 (CSC), [1985] 2 R.C.S. 38; R. c. B. (G.), 1990 CanLII 115 (CSC), [1990] 2 R.C.S. 57; R. c. Clark, 2015 BCCA 488, 407 D.L.R. (4th) 610, conf. par 2017 CSC 3, [2017] 1 R.C.S. 86; R. c. Drydgen, 2021 BCCA 125; R. c. Petrolo, 2021 ONCA 498, 156 O.R. (3d) 321; J.P. c. R., 2022 QCCA 104; R. c. Calnen, 2019 CSC 6, [2019] 1 R.C.S. 301; R. c. Munoz (2006), 2006 CanLII 3269 (ON SC), 86 O.R. (3d) 134; R. c. Delmas, 2020 ABCA 152, 452 D.L.R. (4th) 375, conf. par 2020 CSC 39, [2020] 3 R.C.S. 780; R. c. R.R., 2018 ABCA 287, 366 C.C.C. (3d) 293; R. c. S. (R.D.), 1997 CanLII 324 (CSC), [1997] 3 R.C.S. 484; R. c. Kiss, 2018 ONCA 184; R. c. Adebogun, 2021 SKCA 136, [2022] 1 W.W.R. 187; R. c. Kontzamanis, 2011 BCCA 184; R. c. George, 2017 CSC 38, [2017] 1 R.C.S. 1021; R. c. Gagnon, 2006 CSC 17, [2006] 1 R.C.S. 621; Maxwell c. La Reine, 1979 CanLII 47 (CSC), [1979] 2 R.C.S. 1072; R. c. Norman (1993), 1993 CanLII 3387 (ON CA), 16 O.R. (3d) 295; Faryna c. Chorny, 1951 CanLII 252 (BC CA), [1952] 2 D.L.R. 354; R. c. B. (K.G.), 1993 CanLII 116 (CSC), [1993] 1 R.C.S. 740; R. c. N.S., 2012 CSC 72, [2012] 3 R.C.S. 726; R. c. J.A.A., 2011 CSC 17, [2011] 1 R.C.S. 628; R. c. Rhayel, 2015 ONCA 377, 324 C.C.C. (3d) 362; R. c. Pelletier (1995), 1995 ABCA 128 (CanLII), 165 A.R. 138; R. c. Virk, 2015 BCSC 981; R. c. R.E.M., 2008 CSC 51, [2008] 3 R.C.S. 3; Schwartz c. Canada, 1996 CanLII 217 (CSC), [1996] 1 R.C.S. 254; H.L. c. Canada (Procureur général), 2005 CSC 25, [2005] 1 R.C.S. 401; Housen c. Nikolaisen, 2002 CSC 33, [2002] 2 R.C.S. 235; R. c. Chung, 2020 CSC 8, [2020] 1 R.C.S. 405; R. c. Morrissey (1995), 1995 CanLII 3498 (ON CA), 22 O.R. (3d) 514; R. c. Pastro, 2021 BCCA 149, 71 C.R. (7th) 296; R. c. Greif, 2021 BCCA 187; R. c. Al‑Rawi, 2021 NSCA 86, 410 C.C.C. (3d) 385; R. c. K.B.W., 2022 SKCA 8; R. c. L.L., 2022 ONCA 50; R. c. Lapierre, 2022 NSCA 12; Kritik‑Langer c. R., 2022 QCCA 657; R. c. Kavanagh, 2022 BCCA 225; R. c. D.B., 2022 SKCA 76, 415 C.C.C. (3d) 455; R. c. S.A., 2022 ONCA 642; R. c. S.M., 2023 ONCA 417; South Yukon Forest Corp. c. Canada, 2012 CAF 165; Benhaim c. St‑Germain, 2016 CSC 48, [2016] 2 R.C.S. 352; Salomon c. Matte‑Thompson, 2019 CSC 14, [2019] 1 R.C.S. 729; R. c. J.M.H., 2011 CSC 45, [2011] 3 R.C.S. 197; Schuldt c. La Reine, 1985 CanLII 20 (CSC), [1985] 2 R.C.S. 592; R. c. Poperechny, 2020 MBCA 81, 396 C.C.C. (3d) 478; R. c. Clark, 2005 CSC 2, [2005] 1 R.C.S. 6; R. c. Corbett, 1988 CanLII 80 (CSC), [1988] 1 R.C.S. 670; R. c. White, 2011 CSC 13, [2011] 1 R.C.S. 433.
Citée par le juge Rowe
                    Arrêt rejeté : R. c. J.C., 2021 ONCA 131, 401 C.C.C. (3d) 433; arrêts examinés : R. c. Quartey, 2018 ABCA 12, 430 D.L.R. (4th) 381, conf. par 2018 CSC 59, [2018] 3 R.C.S. 687; R. c. L. (J.), 2018 ONCA 756, 143 O.R. (3d) 170; R. c. Roth, 2020 BCCA 240, 66 C.R. (7th) 107; arrêts mentionnés : R. c. Kodwat, 2017 YKCA 11; R. c. A.R.D., 2017 ABCA 237, 422 D.L.R. (4th) 471, conf. par 2018 CSC 6, [2018] 1 R.C.S. 218; R. c. Kiss, 2018 ONCA 184; R. c. Paulos, 2018 ABCA 433, 79 Alta. L.R. (6th) 33; R. c. A. (A.B.), 2019 ONCA 124, 145 O.R. (3d) 634; R. c. F.B.P., 2019 ONCA 157; R. c. Cepic, 2019 ONCA 541, 376 C.C.C. (3d) 286; R. c. Pilkington, 2019 BCCA 374; R. c. Percy, 2020 NSCA 11, 61 C.R. (7th) 7; R. c. Delmas, 2020 ABCA 152, 452 D.L.R. (4th) 375, conf. par 2020 CSC 39, [2020] 3 R.C.S. 780; R. c. Pastro, 2021 BCCA 149, 71 C.R. (7th) 296; R. c. Perkins, 2007 ONCA 585, 223 C.C.C. (3d) 289; R. c. Find, 2001 CSC 32, [2001] 1 R.C.S. 863; R. c. François, 1994 CanLII 52 (CSC), [1994] 2 R.C.S. 827; R. c. D.A.I., 2012 CSC 5, [2012] 1 R.C.S. 149; R. c. H.C., 2009 ONCA 56, 244 O.A.C. 288; R. c. Gagnon, 2006 CSC 17, [2006] 1 R.C.S. 621; R. c. Cinous, 2002 CSC 29, [2002] 2 R.C.S. 3; R. c. Villaroman, 2016 CSC 33, [2016] 1 R.C.S. 1000; R. c. Gibson, 2021 ONCA 530, 157 O.R. (3d) 597; R. c. Chanmany, 2016 ONCA 576, 338 C.C.C. (3d) 578; Lampard c. The Queen, 1969 CanLII 695 (SCC), [1969] R.C.S. 373; White Burgess Langille Inman c. Abbott and Haliburton Co., 2015 CSC 23, [2015] 2 R.C.S. 182; Graat c. La Reine, 1982 CanLII 33 (CSC), [1982] 2 R.C.S. 819; R. c. Mohan, 1994 CanLII 80 (CSC), [1994] 2 R.C.S. 9; R. c. Morrissey (1995), 1995 CanLII 3498 (ON CA), 22 O.R. (3d) 514; Canadian Pacific Railway Co. c. Murray, 1931 CanLII 53 (SCC), [1932] R.C.S. 112; R. c. Béland, 1987 CanLII 27 (CSC), [1987] 2 R.C.S. 398; R. c. S. (R.D.), 1997 CanLII 324 (CSC), [1997] 3 R.C.S. 484; R. c. Marquard, 1993 CanLII 37 (CSC), [1993] 4 R.C.S. 223; R. c. Walle, 2012 CSC 41, [2012] 2 R.C.S. 438; R. c. Jacquard, 1997 CanLII 374 (CSC), [1997] 1 R.C.S. 314; R. c. O’Brien, 1977 CanLII 168 (CSC), [1978] 1 R.C.S. 591; R. c. Chouhan, 2021 CSC 26, [2021] 2 R.C.S. 136; R. c. G.F., 2021 CSC 20, [2021] 1 R.C.S. 801; R. c. Chung, 2020 CSC 8, [2020] 1 R.C.S. 405; R. c. Sarrazin, 2011 CSC 54, [2011] 3 R.C.S. 505; R. c. Van, 2009 CSC 22, [2009] 1 R.C.S. 716; R. c. Khan, 2001 CSC 86, [2001] 3 R.C.S. 823; R. c. Samaniego, 2022 CSC 9; R. c. Graveline, 2006 CSC 16, [2006] 1 R.C.S. 609; R. c. Morin, 1988 CanLII 8 (CSC), [1988] 2 R.C.S. 345; R. c. Biniaris, 2000 CSC 15, [2000] 1 R.C.S. 381; R. c. Lohrer, 2004 CSC 80, [2004] 3 R.C.S. 732; R. c. Sinclair, 2011 CSC 40, [2011] 3 R.C.S. 3; R. c. Shepherd, 2009 CSC 35, [2009] 2 R.C.S. 527; R. c. R.R., 2018 ABCA 287, 366 C.C.C. (3d) 293; R. c. White, 2011 CSC 13, [2011] 1 R.C.S. 433; R. c. A.G., 2000 CSC 17, [2000] 1 R.C.S. 439; R. c. D.D., 2000 CSC 43, [2000] 2 R.C.S. 275; R. c. Mills, 1999 CanLII 637 (CSC), [1999] 3 R.C.S. 668; R. c. Osolin, 1993 CanLII 54 (CSC), [1993] 4 R.C.S. 595; R. c. J.M.H., 2011 CSC 45, [2011] 3 R.C.S. 197; Housen c. Nikolaisen, 2002 CSC 33, [2002] 2 R.C.S. 235; R. c. Spencer, 2007 CSC 11, [2007] 1 R.C.S. 500; R. c. Beaudry, 2007 CSC 5, [2007] 1 R.C.S. 190; Fanjoy c. La Reine, 1985 CanLII 53 (CSC), [1985] 2 R.C.S. 233; R. c. Ewanchuk, 1999 CanLII 711 (CSC), [1999] 1 R.C.S. 330; R. c. J.C., 2018 ONSC 5547; Schuldt c. La Reine, 1985 CanLII 20 (CSC), [1985] 2 R.C.S. 592; R. c. Morin, 1992 CanLII 40 (CSC), [1992] 3 R.C.S. 286; R. c. Walker, 2008 CSC 34, [2008] 2 R.C.S. 245.
Lois et règlements cités
Charte canadienne des droits et libertés, art. 11c), d).
Code criminel, L.R.C. 1985, c. C‑46, art. 273.1(1) « consentement », (2), 273.2, 274, 275, 276, 278.1 à 278.91, 686(1)a), b)(iii).
Code criminel, S.C. 1953‑54, c. 51, art. 131(1).
Loi modifiant le Code criminel (agression sexuelle), L.C. 1992, c. 38, préambule.
Loi modifiant le Code criminel en matière d’infractions sexuelles et d’autres infractions contre la personne et apportant des modifications corrélatives à d’autres lois, S.C. 1980‑81‑82‑83, c. 125, art. 5, 19.
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Watt, David. Watt’s Manual of Criminal Evidence, Toronto, Thomson Reuters, 2023.
                    POURVOI contre un arrêt de la Cour d’appel de la Colombie‑Britannique (les juges Tysoe, Stromberg‑Stein et Marchand), 2022 BCCA 18, [2022] B.C.J. No. 90 (Lexis), 2022 CarswellBC 102 (WL), qui a annulé la déclaration de culpabilité prononcée par le juge Tammen, 2020 BCSC 1480, [2020] B.C.J. No. 2418 (Lexis), 2020 CarswellBC 3779 (WL), et qui a ordonné un nouveau procès. Pourvoi accueilli.
                    POURVOI contre un arrêt de la Cour d’appel de la Colombie‑Britannique (les juges Newbury, Willcock et Voith), 2022 BCCA 345, 419 C.C.C. (3d) 187, 84 C.R. (7th) 314, [2022] B.C.J. No. 1943 (Lexis), 2022 CarswellBC 2858 (WL), qui a annulé la déclaration de culpabilité prononcée par la juge Phillips de la Cour provinciale, 2020 BCPC 306, [2020] B.C.J. No. 2446 (Lexis), 2020 CarswellBC 3826 (WL), et qui a ordonné un nouveau procès. Pourvoi accueilli.
                    Susanne Elliott, Christie Lusk et Lauren Chu, pour l’appelant.
                    Brent R. Anderson et Christopher Johnson, c.r., pour l’intimé Christopher James Kruk.
                    Richard S. Fowler, c.r., et Eric Purtzki, pour l’intimé Edwin Tsang.
                    Sarah Clive, pour l’intervenant le procureur général de l’Alberta.
                    Gregory P. DelBigio, c.r., et Daniel J. Song, c.r., pour l’intervenante Independent Criminal Defence Advocacy Society.
                    Breana Vandebeek, pour l’intervenante Criminal Lawyers’ Association (Ontario).
                    Mark Iyengar et Benjamin Reedijk, pour l’intervenante Trial Lawyers Association of British Columbia.
                    Hugo Caissy et Myralie Roussin, pour l’intervenante l’Association québécoise des avocats et avocates de la défense.
                    Megan Stephens, Humera Jabir et Roxana Parsa, pour les intervenants West Coast Legal Education and Action Fund Association et le Fonds d’action et d’éducation juridique pour les femmes.
                  Version française du jugement du juge en chef Wagner et des juges Côté, Martin, Kasirer, Jamal et O’Bonsawin rendu par
                  La juge Martin —
I.               Introduction
[1]                             Les présents pourvois dans deux affaires relatives à des agressions sexuelles concernent la norme d’intervention en appel applicable aux conclusions tirées par le juge du procès sur la crédibilité et la fiabilité dans un procès criminel et le rôle que doit jouer le bon sens lors de l’appréciation de la déposition de témoins. Les intimés demandent à la Cour de reconnaître une nouvelle règle appelée la « règle interdisant le recours à des hypothèses logiques infondées ». La violation de cette règle proposée fournirait un nouveau fondement justifiant à lui seul l’appréciation de la crédibilité et de la fiabilité selon la norme de la décision correcte, chaque fois qu’une juridiction d’appel détermine qu’un juge du procès a eu recours à une hypothèse logique qui n’était pas fondée sur la preuve. Cette rupture importante avec les normes de contrôle établies concernant l’appréciation de la crédibilité et de la fiabilité dans les affaires criminelles a été appliquée par certaines juridictions d’appel — souvent dans des affaires d’agression sexuelle qui reposent sur les versions contradictoires de l’accusé et de la personne plaignante.
[2]                             Pour les motifs qui suivent, un tel changement au droit n’est pas justifié et je refuse de reconnaître la règle interdisant le recours à des hypothèses logiques infondées comme donnant lieu à une erreur de droit. Les normes actuelles selon lesquelles les juridictions d’appel révisent les jugements de première instance sont bien conçues, établies depuis longtemps et favorisent une juste appréciation des témoignages. Il n’est pas nécessaire d’élaborer une nouvelle règle de droit interdisant le recours à toute hypothèse non fondée sur des éléments de preuve précis dans le dossier afin de tenter d’obtenir le résultat auquel parviennent déjà les règles existantes. De plus, la règle proposée n’est pas un prolongement cohérent des erreurs de droit existantes se rapportant aux mythes et stéréotypes à l’endroit des personnes qui portent plainte pour agression sexuelle. L’adoption de cette règle minerait l’approche flexible et fonctionnelle à l’égard de l’intervention en appel et causerait des préjudices dans l’ensemble du droit criminel.
[3]                             Les normes de contrôle et les règles de preuve actuelles continueront de s’appliquer au contrôle du recours fautif à des hypothèses logiques dans les procès criminels. Dans certains cas, le recours au bon sens par le juge du procès sera susceptible de contrôle en appel parce qu’il révèle des erreurs de droit reconnues. Autrement, comme toute autre conclusion de fait, l’appréciation de la crédibilité et de la fiabilité — et tout recours aux hypothèses logiques qui y sont inhérentes — sera susceptible de révision seulement en cas d’erreur manifeste et déterminante. Cette norme est mieux adaptée à la tâche que la nouvelle erreur de droit que proposent les intimés.
[4]                             Dans les deux affaires dont nous sommes saisis, la Cour d’appel de la Colombie‑Britannique a infirmé les déclarations de culpabilité pour agression sexuelle sur la base d’erreurs de droit alléguées dans les appréciations de la crédibilité et de la fiabilité par les juges du procès. Se fondant sur la règle interdisant le recours à des hypothèses logiques infondées, la Cour d’appel a conclu que les juges du procès avaient commis des erreurs de droit en formulant des hypothèses sur le comportement humain qui ne reposaient pas sur la preuve. Puisque je rejette cette nouvelle erreur de droit, j’apprécierais les conclusions des juges du procès selon la norme de l’erreur manifeste et déterminante. Je conclus que leurs conclusions sur la crédibilité et la fiabilité ne comportaient aucune erreur de ce genre. Par conséquent, je suis d’avis d’accueillir les deux pourvois et de rétablir les déclarations de culpabilité.
II.            Contexte
A.           Monsieur Kruk
[5]                             L’intimé Christopher James Kruk a été accusé d’agression sexuelle sur la base d’une allégation de pénétration péno‑vaginale non consensuelle. La principale question au procès était celle de savoir si l’activité sexuelle avait eu lieu, et la réponse reposait presque entièrement sur l’appréciation par le juge du procès de la crédibilité de M. Kruk et de la fiabilité de la plaignante.
[6]                             Monsieur Kruk a trouvé la plaignante alors qu’elle était en état d’ébriété, perdue et bouleversée un soir au centre‑ville de Vancouver. Il a décidé de l’emmener chez lui et a communiqué avec les parents de celle‑ci par téléphone. La plaignante ne se souvient pas beaucoup de ce qui s’est passé ensuite, mais elle a affirmé dans son témoignage que lorsqu’elle s’est réveillée, elle ne portait plus de pantalon et M. Kruk était sur elle, son pénis dans son vagin. Monsieur Kruk a nié ces faits; il a témoigné que la plaignante, après avoir renversé un verre d’eau sur elle, est allée dans sa chambre pour se changer et il l’a trouvée évanouie sur son lit avec son pantalon autour des chevilles. Il a affirmé que lorsqu’il a tenté de la réveiller, elle a sursauté et a dû supposer le pire, parce qu’elle s’est débarrassé de son pantalon et s’est mise à courir en panique dans la maison.
(1)         Décision de première instance, 2020 BCSC 1480
[7]                             Le juge du procès a déclaré M. Kruk coupable d’agression sexuelle. Il n’a pas cru M. Kruk et a rejeté son témoignage sur de multiples points en raison d’importantes incohérences. Plus précisément, le juge du procès a rejeté l’explication de M. Kruk concernant la nudité partielle de la plaignante à son réveil et a « catégoriquement rejeté » sa prétention selon laquelle il avait communiqué avec la famille de la plaignante pour qu’elle se rende chez elle en toute sécurité. En revanche, le juge du procès a estimé que le récit de la plaignante était en grande partie peu fiable étant donné son état d’ébriété et ses [traduction] « blancs de mémoire considérables » (par. 48 (CanLII)). Toutefois, le juge du procès a accepté son témoignage concernant l’essentiel de l’allégation d’agression sexuelle — soit qu’elle a senti le pénis de M. Kruk dans son vagin :
                    [traduction] Le témoignage [de la plaignante] est dépourvu de détail, mais elle soutient être certaine de ne pas se tromper. Elle a affirmé qu’elle avait senti le pénis de [M. Kruk] en elle et qu’elle savait ce qu’elle ressentait. Bref, son sens du toucher était sollicité. Il est extrêmement improbable qu’une femme se trompe sur cette sensation. [Je souligne; par. 68.]
[8]                             Le juge du procès a aussi conclu qu’il y avait des éléments de preuve circonstancielle importants compatibles avec un rapport sexuel, ce qui constituait une autre raison d’accepter la version de la plaignante et de rejeter celle de M. Kruk. À un certain moment, pendant que la plaignante se trouvait dans la chambre à coucher de M. Kruk, ce dernier a enlevé ses propres vêtements et a revêtu un maillot de bain. Le pantalon de la plaignante avait été complètement enlevé, et le juge du procès a considéré que l’idée qu’elle l’ait fait elle‑même était « absurde » compte tenu de son état d’ébriété. Enfin, les relevés téléphoniques admis au procès révélaient qu’après leur conversation initiale avec M. Kruk, les parents de la plaignante ont appelé et texté ce dernier à maintes reprises et il n’a pas répondu. Eu égard à l’ensemble des circonstances, le juge du procès a estimé que le défaut de M. Kruk de communiquer avec les parents de la plaignante était compatible avec une intention de profiter d’elle sexuellement alors qu’elle se trouvait dans un état d’extrême vulnérabilité.
(2)         Décision de la Cour d’appel de la Colombie‑Britannique, 2022 BCCA 18
[9]                             La Cour d’appel a annulé à l’unanimité la déclaration de culpabilité de M. Kruk et ordonné la tenue d’un nouveau procès. Elle a noté que, même si le juge du procès peut se fonder sur des expériences de vie personnelles pour apprécier la crédibilité des témoins, il [traduction] « doit prendre soin [. . .] “d’éviter les raisonnements conjecturaux qui font appel à des hypothèses ʻlogiquesʼ non étayées par la preuve” » (par. 41 (CanLII), citant R. c. Roth, 2020 BCCA 240, 66 C.R. (7th) 107, par. 65). La conclusion du juge du procès sur l’improbabilité qu’une personne plaignante (« une femme ») se méprenne quant à la sensation de la pénétration péno-vaginale était fondée sur un raisonnement conjectural et ne relevait pas de la connaissance d’office, faisant appel à [traduction] « des questions de neurologie (le fonctionnement du système sensoriel du corps humain), de physiologie (l’effet de l’alcool sur la perception, la mémoire et le système sensoriel du corps humain) et de psychiatrie (l’effet de l’alcool et/ou d’un traumatisme sur la perception et la mémoire) » (par. 65 et 67). Puisque la conclusion du juge du procès concernant la pénétration était considérée comme étant la raison principale pour laquelle il avait donné foi au témoignage de la plaignante, la cour a conclu que le raisonnement du juge du procès avait été fatalement entaché d’une erreur de droit.
B.            Monsieur Tsang
[10]                        L’intimé Edwin Tsang a été accusé d’agression sexuelle sur la base d’une allégation de fellation non consensuelle, de pénétration vaginale et anale avec les doigts et de pénétration péno‑vaginale. Bien que les versions des parties sur les activités sexuelles qui avaient eu lieu divergaient aussi, la question principale était le consentement, qui reposait essentiellement sur la crédibilité autant de la plaignante que de l’accusé.
[11]                        La plaignante et M. Tsang se sont rencontrés lors d’un festival de musique auquel celle‑ci assistait en compagnie d’une amie, et les trois se sont ensuite rendus à une après‑soirée dans une boîte de nuit au centre‑ville de Vancouver, où ils ont dansé et bu. Monsieur Tsang a ensuite offert à la plaignante de la reconduire chez elle en voiture, et en chemin, ils se sont arrêtés dans un stationnement. Ils ont pris place sur la banquette arrière et la plaignante a consenti à embrasser M. Tsang. Les témoignages de la plaignante et de M. Tsang divergent considérablement quant à la suite des événements. La plaignante a témoigné que M. Tsang, sans qu’elle y consente, l’a forcée à lui faire une fellation, a inséré ses doigts dans son vagin et son anus et l’a contrainte à avoir une relation sexuelle vaginale. Monsieur Tsang a plutôt affirmé qu’ils se sont livrés à une fellation et à une pénétration avec les doigts consensuelles et brutales, et que la plaignante avait été l’instigatrice du rapport sexuel et avait participé activement à celui‑ci. Il a également nié avoir eu un rapport sexuel vaginal ou s’être livré à une pénétration anale.
[12]                        Le lendemain de l’agression alléguée, la plaignante a été examinée par une médecin spécialisée dans les examens après une agression sexuelle, qui a aussi témoigné comme experte lors du procès. La médecin a noté des lésions considérables dans la région génitale de la plaignante, notamment une déchirure dans l’ouverture de ses organes génitaux que l’on ne voit habituellement qu’après un accouchement.
(1)         Décision de première instance, 2020 BCPC 306
[13]                        La juge du procès a déclaré M. Tsang coupable d’agression sexuelle. Elle a reconnu que la plaignante avait consenti à prendre place sur la banquette arrière de la voiture et à embrasser M. Tsang, mais elle a rejeté le témoignage de celui‑ci selon lequel les actes sexuels ultérieurs avaient été consensuels, qu’elle a jugé contraire aux éléments de preuve auxquels elle avait donné foi. À son avis, le témoignage de M. Tsang semblait inventé de toutes pièces, comme s’il décrivait la façon dont une telle rencontre aurait pu se dérouler selon lui plutôt que ce qui s’était réellement passé. Elle n’a pas cru non plus M. Tsang lorsqu’il a affirmé que la plaignante avait été l’instigatrice de chaque étape du rapport sexuel, concluant plutôt que celui‑ci avait dominé et contrôlé la plaignante et « organisé » ce qui s’était passé. En revanche, la juge a conclu que la plaignante était crédible et fiable et a jugé que la preuve de la Couronne, qui reposait en grande partie sur son témoignage, ne soulevait aucun doute raisonnable. La juge a conclu que M. Tsang savait que la plaignante n’était pas consentante dès qu’il a commencé à la forcer à lui faire une fellation, et l’a donc déclaré coupable d’agression sexuelle.
[14]                        La juge du procès a tiré trois conclusions de fait qui sont devenues cruciales en appel. Premièrement, il n’était pas crédible que la plaignante ait demandé à M. Tsang de lui donner une fessée et qu’elle [traduction] « se préparait à se livrer à des actes sexuels brutaux » (par. 126 (CanLII)). Deuxièmement, l’explication de M. Tsang selon laquelle ils n’avaient pas eu de rapports sexuels vaginaux parce qu’il n’avait pas trouvé de condom était fallacieuse et incompatible avec le degré de contrôle qu’il avait exercé sur toutes leurs interactions ce soir‑là et en cour. Troisièmement, le départ précipité de M. Tsang une fois qu’il eut déposé la plaignante chez son amie était compatible avec la perpétration d’une agression sexuelle.
(2)         Décision de la Cour d’appel de la Colombie‑Britannique, 2022 BCCA 345, 419 C.C.C. (3d) 187
[15]                        La Cour d’appel a annulé à l’unanimité la déclaration de culpabilité de M. Tsang et ordonné la tenue d’un nouveau procès. La cour a conclu que la juge du procès avait formulé trois hypothèses concernant le comportement humain qui ont eu une incidence sur son appréciation de la preuve : (1) une personne ne demanderait pas « de but en blanc » à recevoir une fessée pendant des préliminaires sexuels; (2) une personne contrôlante ne s’abstiendrait pas de se livrer à des rapports sexuels vaginaux parce qu’elle ne pouvait pas trouver de condom; et (3) une personne ne quitterait pas abruptement et cavalièrement la personne avec laquelle elle vient d’avoir des rapports sexuels consensuels. Se fondant sur la règle interdisant le recours à des hypothèses logiques infondées, la cour a conclu que ces généralisations n’étaient pas étayées par la preuve et faisaient appel à un raisonnement conjectural, et constituaient donc des erreurs de droit susceptibles d’être révisées en appel. La cour a aussi conclu que ces erreurs étaient importantes, puisque la juge n’aurait pas nécessairement rejeté le témoignage de M. Tsang sans commettre d’erreur de droit.
III.         Analyse
[16]                        À la fois dans le cas de M. Kruk et de M. Tsang, la Cour d’appel de la Colombie‑Britannique a examiné les conclusions des juges du procès sur la crédibilité et la fiabilité selon la norme de la décision correcte. Conformément à cette approche, les intimés demandent maintenant à la Cour de reconnaître que la règle proposée interdisant le recours à des hypothèses logiques infondées donne lieu à une erreur de droit.
[17]                        Les présents pourvois font partie d’un ensemble plus large de causes où des règles spéciales ont été proposées pour l’appréciation de la crédibilité et de la fiabilité dans les cas d’agressions sexuelles[1]. La Cour est saisie de la règle interdisant le recours à des hypothèses logiques infondées pour la première fois, et la question de savoir s’il convient de l’adopter devrait être abordée en fonction des principes de base concernant l’appréciation de la crédibilité et de la fiabilité et des normes actuelles de contrôle. Lorsque la règle entre en jeu dans les affaires d’agression sexuelle en particulier, des impératifs constitutionnels commandent la prise en considération des droits garantis par la Charte des personnes accusées et des personnes plaignantes, ainsi que des intérêts de la société en général (R. c. Mills, 1999 CanLII 637 (CSC), [1999] 3 R.C.S. 668; R. c. Darrach, 2000 CSC 46, [2000] 2 R.C.S. 443; R. c. J.J., 2022 CSC 28). Cette approche fait partie de l’obligation de viser [traduction] « le jugement équitable, éthique et non discriminatoire des affaires d’agression sexuelle » (D. M. Tanovich, « Regulating Inductive Reasoning in Sexual Assault Cases », dans B. L. Berger, E. Cunliffe et J. Stribopoulos, dir., To Ensure that Justice is Done : Essays in Memory of Marc Rosenberg (2017), 73, p. 95).
[18]                        Les présents motifs sont rédigés de la façon suivante. D’abord, j’explore les origines et le traitement de la règle proposée. Ensuite, j’explique pourquoi celle‑ci ne devrait pas être reconnue comme donnant lieu à une erreur de droit. Enfin, en appliquant les bons principes juridiques aux deux affaires en appel, je conclus que le juge du procès dans le cas de M. Kruk n’a commis aucune erreur manifeste et déterminante et que, même si la juge du procès dans le cas de M. Tsang s’est fondée sur une généralisation manifestement erronée, l’erreur n’était pas déterminante.
A.           La règle proposée interdisant le recours à des hypothèses logiques infondées
[19]                        La règle proposée interdisant le recours à des hypothèses logiques infondées tire son origine d’une trilogie de causes clés — R. c. Perkins, 2007 ONCA 585, 223 C.C.C. (3d) 289; R. c. Cepic, 2019 ONCA 541, 376 C.C.C. (3d) 286; et Roth — et a été formulée plus clairement et récemment dans l’arrêt R. c. J.C., 2021 ONCA 131, 401 C.C.C. (3d) 433. Dans le cas de M. Kruk, la Cour d’appel a mentionné la trilogie de causes et a expressément cité la règle telle qu’elle a été formulée par la Cour d’appel de la Colombie‑Britannique dans l’arrêt Roth, alors que dans le cas de M. Tsang, la Cour d’appel s’est appuyée sur la règle telle qu’elle a été formulée dans l’arrêt J.C.
[20]                        Dans l’arrêt Perkins, la Cour d’appel de l’Ontario s’est dite d’avis que la conclusion du juge du procès selon laquelle un [traduction] « jeune homme viril avec une érection complète en voie d’avoir un orgasme ne perdrait pas son érection » ne constituait pas une utilisation acceptable du bon sens, mais était plutôt une conclusion non fondée sur la preuve qui allait au‑delà de la connaissance d’office (par. 35‑36; voir aussi le par. 40). Dans l’arrêt Cepic, la Cour d’appel de l’Ontario a conclu que la qualification par la juge du procès du témoignage de l’accusé comme étant [traduction] « peu plausible » et « dénué de sens » n’était pas fondée sur la preuve et témoignait du recours à des hypothèses erronées concernant ce que ferait une jeune femme et à des stéréotypes relatifs à l’agressivité masculine (par. 19‑27). Tant l’arrêt Perkins que l’arrêt Cepic ont été invoqués par la suite dans l’arrêt Roth, au par. 65, où la Cour d’appel de la Colombie‑Britannique a formulé la règle suivante : [traduction] « . . . bien que les juges soient autorisés à s’appuyer sur leur expérience humaine pour juger de la plausibilité de la déposition d’un témoin, ils doivent s’abstenir d’adopter un raisonnement conjectural qui fait appel à des hypothèses “logiques” non fondées sur la preuve . . . » La cour a ensuite conclu que la juge du procès avait commis une erreur en se fondant sur l’hypothèse selon laquelle l’accusé, [traduction] « un jeune homme en forme et en santé qui faisait régulièrement de l’exercice et s’entraînait comme dynamophile » (par. 56), ne se serait pas endormi pendant un trajet en taxi, ce qui a erronément mené la juge du procès à rejeter le récit de l’accusé.
[21]                        Dans l’arrêt J.C., le juge du procès avait déclaré l’accusé coupable d’agression sexuelle et d’extorsion, et avait accepté le témoignage de la plaignante selon lequel l’accusé avait menacé de publier en ligne un enregistrement vidéo d’elle à caractère sexuel si elle ne poursuivait pas sa relation à caractère sexuel avec lui. En appel, l’accusé a soutenu que le juge du procès avait commis deux erreurs dans son appréciation de la crédibilité. Premièrement, selon l’accusé, le juge du procès s’était fondé à tort sur un stéréotype pour rejeter son témoignage selon lequel il avait expressément demandé le consentement de la plaignante avant de se livrer à des actes sexuels précis — le juge du procès avait conclu que le témoignage de l’accusé à cet égard était [traduction] « trop parfait, trop mécanique, trop répété et trop politiquement correct pour être cru » (par. 4). Deuxièmement, l’accusé a soutenu que le juge du procès s’était mépris en considérant la théorie de la défense selon laquelle la plaignante avait inventé les allégations pour cacher qu’elle trompait son petit ami comme étant fondée sur un stéréotype, alors que, dans les faits, elle était fondée sur la preuve.
[22]                        La Cour d’appel de l’Ontario, à l’unanimité, a accueilli l’appel, annulé les déclarations de culpabilité et ordonné la tenue d’un nouveau procès. Elle a élaboré une nouvelle façon d’aborder les appréciations de la crédibilité et de la fiabilité dans les affaires d’agression sexuelle, qui consiste en deux règles distinctes, mais interreliées : la nouvelle « règle interdisant le recours à des hypothèses logiques infondées » et la modification d’une [traduction] « règle interdisant le recours à des inférences fondées sur des stéréotypes » existante, cette dernière empêchant les juges, lors de l’appréciation de la crédibilité, de se fonder sur des stéréotypes quant à la façon dont les personnes plaignantes ou les personnes accusées dans des affaires d’agressions sexuelles devraient agir (J.C., par. 63, citant Roth, par. 129; R. c. A. (A.B.), 2019 ONCA 124, 145 O.R. (3d) 634, par. 5; Cepic, par. 14 et 24). La cour a jugé que le fait de ne pas se conformer à l’une ou l’autre des règles donnait lieu à une erreur de droit susceptible de révision selon la norme de la décision correcte lorsque l’erreur a joué un rôle important dans la conclusion contestée.
[23]                        Les pourvois devant notre Cour font donc partie de la jurisprudence récente qui cherche à transformer la façon dont les conclusions sur la crédibilité et la fiabilité dans les affaires d’agression sexuelle sont contrôlées en appel. Cette jurisprudence met en place trois innovations juridiques significatives. Premièrement, elle introduit une nouvelle règle générale interdisant le recours à des hypothèses logiques infondées. Deuxièmement, elle catégorise toute violation de cette règle comme une erreur de droit. Troisièmement, elle cherche à transposer l’erreur de droit existante interdisant le recours aux mythes et stéréotypes concernant les personnes plaignantes dans les affaires d’agression sexuelle dans une erreur de droit distincte et parallèle relative à toutes les hypothèses factuelles au sujet de tous les témoins, y compris l’accusé.
[24]                          En gardant à l’esprit le contexte dans lequel bon nombre de ces affaires ont été plaidées, on constate qu’au cœur de cette nouvelle approche se trouve une analogie explicite entre le traitement historique des mythes et des stéréotypes qui minent la crédibilité des personnes plaignantes dans les affaires d’agression sexuelle et les principes devant être appliqués lors de l’appréciation du témoignage des personnes accusées dans les affaires d’agression sexuelle. Dans l’arrêt J.C., la cour a jugé que, parce que le recours aux mythes et stéréotypes à l’endroit des personnes plaignantes dans les affaires d’agression sexuelle est une erreur de droit, il serait [traduction] « tout aussi fautif de tirer des inférences à partir de stéréotypes quant à la façon dont on s’attend à ce que les personnes accusées agissent » (par. 63; voir les par. 72‑74, citant R. c. A.R.J.D., 2018 CSC 6, [2018] 1 R.C.S. 218; A. (A.B.)). Adoptant la règle proposée, d’autres tribunaux ont convenu que cette erreur de droit établie concernant les mythes et stéréotypes à l’endroit des personnes plaignantes dans les affaires d’agression sexuelle doit aussi s’étendre à d’autres types de stéréotypes ou d’hypothèses factuelles qui peuvent avoir pour effet de miner le témoignage d’une personne accusée. Il se dégage de ces affaires, collectivement, que même si les mythes et stéréotypes ont traditionnellement été préjudiciables aux personnes plaignantes, ces mêmes mythes et stéréotypes peuvent simultanément être préjudiciables aux accusés (R. c. C.M.M., 2020 BCCA 56, par. 139 (CanLII); R. c. Kodwat, 2017 YKCA 11, par. 41 (CanLII); R. c. Thompson, 2019 BCCA 1, 370 C.C.C. (3d) 354, par. 56‑57; R. c. T.L., 2020 NUCA 10, 393 C.C.C. (3d) 195, par. 35).
[25]                        Le traitement parallèle dont il est question dans ce courant jurisprudentiel est au premier plan des causes en appel. Au paragraphe 25, la Cour d’appel dans le cas de M. Tsang s’est fondée sur un long extrait de l’arrêt J.C. qui exprimait notamment l’idée qu’il est « tout aussi fautif » d’invoquer cet ensemble historique de mythes et stéréotypes à l’endroit des personnes plaignantes lors de l’appréciation du témoignage des personnes accusées. Poussant le raisonnement plus loin, dans le cas de M. Kruk, la Cour d’appel a expressément établi un parallèle entre le recours historique aux mythes et stéréotypes à l’endroit des personnes plaignantes dans les affaires d’agression sexuelle et le recours aux hypothèses erronées plus généralement :
                        [traduction] Historiquement, la question des hypothèses erronées se posait habituellement dans le contexte où le juge du procès tirait des inférences défavorables quant à la crédibilité d’une personne plaignante dans une affaire d’agression sexuelle sur le fondement de mythes et de stéréotypes discrédités. La jurisprudence exprime toutefois clairement que le juge du procès ne doit pas se fonder sur des hypothèses et des stéréotypes dans son appréciation du témoignage rendu tant par la personne plaignante que par la personne accusée dans le contexte d’une agression sexuelle. [Je souligne; par. 42.]
[26]                        La règle proposée interdisant le recours à des hypothèses logiques infondées constitue donc un changement radical par rapport à la façon dont les juridictions d’appel ont en général abordé l’appréciation de la crédibilité et de la fiabilité, surtout dans le contexte d’une agression sexuelle. Fait crucial, la règle transforme toutes les conclusions de fait pouvant constituer des « hypothèses » — qui, en temps normal, étaient auparavant susceptibles de contrôle selon la norme de l’erreur manifeste et déterminante — en erreurs de droit susceptibles de contrôle selon la norme de la décision correcte. La règle étend en outre l’interdiction bien établie de recourir aux mythes et stéréotypes à l’endroit des personnes plaignantes — donnant lieu à une erreur de droit relativement limitée axée sur l’appréciation équitable d’une catégorie distincte de dépositions de témoins dans un sous‑ensemble précis de procès criminels — nettement au‑delà de sa portée initiale, la présentant comme le fondement doctrinal de la création d’une erreur beaucoup plus étendue qui s’applique à l’appréciation de la crédibilité de tout témoin dans tous les procès criminels.
B.            Il n’y a pas lieu d’adopter la règle proposée interdisant le recours à des hypothèses logiques infondées
[27]                        Pour les motifs qui suivent, la règle proposée interdisant le recours à des hypothèses logiques infondées ne devrait pas être reconnue comme donnant lieu à une erreur de droit.
[28]                        Premièrement, dans le contexte d’une agression sexuelle, la règle ne tient pas compte du caractère distinct des mythes et stéréotypes concernant les plaignantes, transformant toutes les généralisations de fait peu importe leur nature en erreurs de droit et imposant une fausse symétrie aux situations des personnes accusées. Deuxièmement, la règle va à l’encontre du droit établi depuis longtemps sur les appréciations de la crédibilité et de la fiabilité et des normes de contrôle actuelles, ce qui entraîne des conséquences sans précédent et indésirables.
(1)         La règle proposée n’est pas un prolongement logique de l’interdiction visant le recours aux mythes et stéréotypes à l’endroit des personnes plaignantes dans les affaires d’agression sexuelle
[29]                        Comme nous l’avons vu, la règle proposée interdisant le recours à des hypothèses logiques infondées s’appuie sur l’interdiction bien établie visant le recours aux mythes et stéréotypes pour l’appréciation du témoignage d’une personne qui porte plainte pour agression sexuelle. Normalement, les appréciations de la crédibilité et de la fiabilité sont susceptibles de révision selon la norme de l’erreur manifeste et déterminante et commandent par ailleurs la déférence. Toutefois, lorsque le juge du procès s’appuie dans ses motifs sur des mythes ou stéréotypes à l’endroit des personnes plaignantes dans les affaires d’agression sexuelle, cela constitue une erreur de droit. Les partisans de la règle interdisant le recours à des hypothèses logiques infondées soutiennent que si le recours aux mythes et stéréotypes à l’endroit des personnes plaignantes est une erreur de droit, alors toutes les hypothèses infondées concernant tous les témoins, y compris l’accusé, devraient être traitées de la même manière.
[30]                        Avec égards, j’estime que ce réflexe d’appliquer un traitement symétrique et formellement identique est injustifié. Il témoigne d’une mauvaise compréhension de l’ensemble distinct de règles de droit associé aux mythes et stéréotypes dans les affaires d’agression sexuelle, qui a été élaboré dans un contexte historique particulier afin de protéger les plaignantes seulement.
a)              L’historique des mythes et stéréotypes à l’endroit des plaignantes
[31]                        L’interdiction visant les mythes et stéréotypes qui minent la crédibilité des plaignantes dans les affaires d’agression sexuelle a un historique unique et un objectif réparateur précis : écarter les règles de droit discriminatoires qui ont contribué à la perception que les femmes, en tant que groupe, étaient peu crédibles et ne méritaient pas une protection juridique contre la violence sexuelle.
[32]                        Dans le passé, de multiples obstacles juridiques faisaient en sorte que le témoignage des personnes portant plainte pour agression sexuelle — qui, à l’époque, étaient presque exclusivement des femmes — était traité comme un récit intrinsèquement peu fiable. L’expression « mythes et stéréotypes » a été créée pour décrire la façon dont les protections procédurales exceptionnelles dont bénéficiaient historiquement ceux qui étaient accusés d’une agression sexuelle étaient discriminatoires à l’endroit des plaignantes et ont fait de l’agression sexuelle non seulement le crime le moins signalé, mais également un crime exceptionnellement difficile à prouver en cour. Ces mythes et stéréotypes, autrefois intégrés dans le droit, se posaient autant quant à la crédibilité qu’au consentement, et faisaient de l’agression sexuelle un crime intrinsèquement différent des autres.
[33]                        Avant 1983, le « viol » était le principal type d’infraction sexuelle : il criminalisait la pénétration non consensuelle d’un pénis dans un vagin et était donc perçu comme un crime genré commis par un homme contre une femme. Selon les termes mêmes de l’interdiction, une femme mariée ne pouvait pas être violée par son mari, puisqu’elle était considérée, en raison de son statut d’épouse, avoir renoncé à sa capacité juridique de refuser une activité sexuelle non désirée. La loi appliquait de ce fait la notion selon laquelle certaines relations conféraient aux hommes un droit sur la disponibilité sexuelle des femmes (voir, p. ex., J. Koshan, « Marriage and Advance Consent to Sex : A Feminist Judgment in R v JA » (2016), 6 Oñati Socio‑legal Series 1377, p. 1387).
[34]                        En outre, des règles de preuve particulières régissaient le témoignage des plaignantes dans les affaires d’agression sexuelle. Selon l’exigence de corroboration qui était prévue par la loi, le juge devait donner l’instruction au jury qu’il était dangereux de déclarer l’accusé coupable d’une agression sexuelle sur le seul fondement du témoignage d’une plaignante (Code criminel, S.C. 1953‑54, c. 51, par. 131(1); les exigences de corroboration ont été abolies par la Loi modifiant le Code criminel en matière d’infractions sexuelles et d’autres infractions contre la personne et apportant des modifications corrélatives à d’autres lois, S.C. 1980‑81‑82‑83, c. 125, art. 5 et 19; voir aussi le Code criminel, L.R.C. 1985, c. C‑46 (« Code »), art. 274; R. c. Seaboyer, 1991 CanLII 76 (CSC), [1991] 2 R.C.S. 577, p. 676). La doctrine de la plainte spontanée exigeait la divulgation immédiate d’une agression sexuelle pour éviter toute inférence défavorable quant à la crédibilité, ce qui signifie que le silence initial d’une plaignante pouvait être perçu comme une « contradiction implicite de sa version » (R. c. D.D., 2000 CSC 43, [2000] 2 R.C.S. 275, par. 60‑61, citant Kribs c. The Queen, 1960 CanLII 7 (SCC), [1960] R.C.S. 400, p. 405; voir aussi Timm c. La Reine, 1981 CanLII 207 (CSC), [1981] 2 R.C.S. 315).
[35]                        Selon ces règles, non seulement les femmes, en tant que groupe, étaient considérées comme manquant de crédibilité, mais il y avait une théorie concernant le sous‑ensemble spécifique de femmes qui pouvaient être crues. Des attitudes sociales négatives à l’égard des femmes servaient souvent à différencier les « vraies » victimes de viol des femmes que l’on soupçonnait d’inventer de fausses allégations par intérêt personnel ou même par vengeance. Les préjugés contre les femmes qui étaient autochtones ou racialisées et contre les personnes en situation de handicap ou membres de la communauté 2ELGBTQI+ avaient aussi pour effet de prescrire socialement des idéaux et des normes concernant les victimes d’agression sexuelle. Dans la mesure où une plaignante donnée s’écartait des caractéristiques de la vraie victime de viol idéalisée, sa crédibilité et son droit à la protection de la loi étaient réduits, parfois à néant (voir, p. ex., J. Benedet, « Judicial Misconduct in the Sexual Assault Trial » (2019), 52 U.B.C. L. Rev. 1; S. Ehrlich, « Perpetuating — and Resisting — Rape Myths in Trial Discourse », dans E. A. Sheehy, dir., Sexual Assault in Canada : Law, Legal Practice and Women’s Activism (2012), 389; M. Randall, « Sexual Assault Law, Credibility, and “Ideal Victims” : Consent, Resistance, and Victim Blaming » (2010), 22 R.F.D. 397; J. Benedet et I. Grant, « Hearing the Sexual Assault Complaints of Women with Mental Disabilities : Evidentiary and Procedural Issues » (2007), 52 R.D. McGill 515).
[36]                        À maintes reprises, notre Cour a reconnu la prédominance des mythes et stéréotypes à l’endroit des plaignantes dans les affaires d’agression sexuelle, notamment les suivants :
•           Les véritables agressions sexuelles sont perpétrées par des individus qui ne connaissent pas la victime (Seaboyer, p. 659, la juge L’Heureux‑Dubé, dissidente en partie; R. c. Friesen, 2020 CSC 9, [2020] 1 R.C.S. 424, par. 130, le juge en chef Wagner et le juge Rowe).
•           Les fausses allégations d’agression sexuelle fondées sur des motifs inavoués sont plus fréquentes que les fausses allégations relatives aux autres infractions (Seaboyer, p. 669, la juge L’Heureux‑Dubé, dissidente en partie; R. c. Osolin, 1993 CanLII 54 (CSC), [1993] 4 R.C.S. 595, p. 625, la juge L’Heureux‑Dubé, dissidente; R. c. A.G., 2000 CSC 17, [2000] 1 R.C.S. 439, par. 3, la juge L’Heureux‑Dubé, motifs concordants).
•           Les véritables victimes d’agression sexuelle devraient avoir des lésions corporelles visibles (Seaboyer, p. 650 et 660, la juge L’Heureux‑Dubé, dissidente en partie; R. c. McCraw, 1991 CanLII 29 (CSC), [1991] 3 R.C.S. 72, p. 83‑84, le juge Cory au nom de la Cour).
•           Une plaignante qui a dit « non » ne voulait pas nécessairement dire « non » et peut avoir voulu dire « oui » (Seaboyer, p. 659, la juge L’Heureux‑Dubé, dissidente en partie; R. c. Esau, 1997 CanLII 312 (CSC), [1997] 2 R.C.S. 777, par. 82, la juge McLachlin (plus tard juge en chef), dissidente; R. c. Ewanchuk, 1999 CanLII 711 (CSC), [1999] 1 R.C.S. 330, par. 87 et 89, la juge L’Heureux‑Dubé, motifs concordants; R. c. Cinous, 2002 CSC 29, [2002] 2 R.C.S. 3, par. 167, la juge Arbour, dissidente; R. c. Kirkpatrick, 2022 CSC 33, par. 54, la juge Martin, pour les juges majoritaires; R. c. Goldfinch, 2019 CSC 38, [2019] 3 R.C.S. 3, par. 44 et 74, la juge Karakatsanis pour les juges majoritaires).
•           Si la plaignante est restée passive ou n’a pas résisté aux avances de l’accusé, que ce soit physiquement ou verbalement en disant « non », elle était forcément consentante — un mythe qui a historiquement déformé la définition du consentement et fait du viol [traduction] « le seul crime qui exige que la victime ait résisté physiquement comme preuve de l’absence de consentement » (Ewanchuk, par. 93, 97 et 99, la juge L’Heureux‑Dubé, motifs concordants, citant S. Estrich, « Rape » (1986), 95 Yale L.J. 1087, p. 1090; voir aussi le par. 103, la juge McLachlin, motifs concordants, et le par. 51, le juge Major pour les juges majoritaires; voir en outre R. c. M. (M.L.), 1994 CanLII 77 (CSC), [1994] 2 R.C.S. 3, p. 4, le juge Sopinka au nom de la Cour; R. c. Find, 2001 CSC 32, [2001] 1 R.C.S. 863, par. 101, la juge en chef McLachlin au nom de la Cour; Cinous, par. 167, la juge Arbour, dissidente; R. c. Barton, 2019 CSC 33, [2019] 2 R.C.S. 579, par. 98, 105, 107, 109 et 118, le juge Moldaver pour les juges majoritaires; Friesen, par. 151, le juge en chef Wagner et le juge Rowe au nom de la Cour).
•           Une femme active sexuellement (1) est plus susceptible d’avoir consenti à l’activité sexuelle qui fait l’objet de l’accusation et (2) est moins crédible — aussi appelés les « deux mythes », qui permettaient que le comportement sexuel antérieur de la plaignante soit analysé de façon approfondie lors du procès, sans égard pour sa pertinence, ce qui écartait le débat de la conduite alléguée de l’accusé et le dirigeait vers la valeur morale perçue de la plaignante (Seaboyer; Ewanchuk).
[37]                        Les mythes et stéréotypes à l’endroit des plaignantes dans les affaires d’agression sexuelle englobent des idées et des croyances très répandues qui ne sont pas vraies empiriquement — comme les notions désormais discréditées que les infractions sexuelles sont généralement commises par des personnes que la victime ne connaît pas, ou que les crimes de ce type sont plus susceptibles que les autres infractions de faire l’objet de fausses allégations. Les mythes, en particulier, véhiculent des histoires et des visions du monde traditionnelles concernant ce qui, aux yeux de certains, constitue de la « véritable » violence sexuelle et ce qui n’en constitue pas. Certains mythes impliquent le discrédit en bloc de la véracité des propos des femmes et de leur fiabilité, tandis que d’autres conceptualisent une victime idéalisée ainsi que ses caractéristiques et ses actions avant, pendant et après l’agression. Par le passé, tous les mythes et stéréotypes de ce genre se reflétaient dans les règles de preuve qui ne régissaient que le témoignage des plaignantes dans les affaires d’agression sexuelle et avaient invariablement pour effet de dévaluer et de rabaisser leur statut en cour.
[38]                        Dans l’ensemble, ce contexte juridique témoignait d’une époque où le caractère généralisé de la violence sexuelle et les dommages qu’elle cause pour la vie étaient moins connus. À un certain moment, le Parlement, les tribunaux, les universitaires et le public en sont venus à comprendre que les règles de droit qui prévalaient, ainsi que les attitudes sociales incorrectes, dépassées et inéquitables dont elles témoignaient, nuisaient au traitement égal des plaignantes dans les affaires d’agression sexuelle et, par conséquent, à l’équité générale des procès.
[39]                        De nouvelles dispositions du Code criminel ont été rédigées pour remplacer l’ancienne infraction de viol par une nouvelle infraction d’agression sexuelle et l’exemption pour le viol commis par un conjoint a été abrogée — ce qui reflète la réalité que même si les femmes continuent de représenter la vaste majorité des personnes qui portent plainte pour agression sexuelle, l’infraction d’agression sexuelle peut être perpétrée par et contre les personnes de tous genres. Le consentement a été expressément défini au par. 273.1(1) du Code comme l’accord volontaire de la plaignante à l’activité sexuelle, et le par. 273.1(2) et l’art. 273.2 circonscrivent clairement les circonstances où le consentement n’a pas été obtenu ainsi que la portée de la croyance erronée au consentement. L’exigence de corroboration a été abolie et la doctrine de la plainte spontanée a été abrogée, comme le prévoient respectivement les art. 274 et 275 du Code. Enfin, les art. 276 et 278.1 à 278.91 régissent maintenant l’admissibilité en preuve du comportement sexuel antérieur de la plaignante ainsi que la production et l’admission de dossiers contenant des renseignements personnels très sensibles de la plaignante qui sont détenus par un tiers ou qui se retrouvent en la possession de l’accusé.
[40]                        Les changements législatifs importants dans ce domaine du droit ont été apportés dans le but de protéger les droits des femmes et des enfants en raison de leur vulnérabilité particulière à la violence sexuelle. Dans le préambule de la Loi qui a modifié l’art. 276 du Code après l’arrêt Seaboyer et réformé la définition du consentement à une activité sexuelle, le Parlement a expressément mis l’accent sur la lutte contre « la fréquence des agressions sexuelles contre les femmes et les enfants », et a exprimé l’intention précise d’« assurer la pleine protection des droits garantis par les articles 7 et 15 de la Charte canadienne des droits et libertés » (Loi modifiant le Code criminel (agression sexuelle), L.C. 1992, c. 38). Le Parlement a aussi exprimé l’intention d’« encourager la dénonciation des cas de violence sexuelle » et a souligné que l’admission en preuve du comportement sexuel antérieur de la plaignante est « éminemment préjudiciable » et « devrait être examin[é] avec précaution » (ibid.). Lorsqu’il a modifié les art. 278.1 à 278.91 du Code, le Parlement a cherché à protéger les intérêts en matière de vie privée des plaignantes à l’égard des renseignements personnels très sensibles et à préserver leur dignité. De telles modifications mettent en balance comme il se doit le respect de la dignité, de la vie privée et de l’égalité de la plaignante, d’une part, et le droit fondamental de l’accusé à la présomption d’innocence et à un procès équitable. Elles ont été jugées constitutionnelles par la Cour (voir Mills; Darrach; J.J.).
[41]                        En outre, plusieurs des mythes et stéréotypes décrits précédemment sont maintenant condamnés par la jurisprudence, qui a qualifié le recours à ceux‑ci d’erreur de droit. Par exemple, il est interdit au juge du procès de se fonder sur des idées comme les suivantes : le fait que la plaignante ait tardé à rapporter une agression sexuelle, à lui seul, mine la crédibilité de la révélation (D.D.; R. c. Lacombe, 2019 ONCA 938, 383 C.C.C. (3d) 114); le « défaut » de la plaignante de s’habiller modestement indique qu’elle est plus susceptible d’avoir consenti (Ewanchuk, par. 103); le « défaut » de la plaignante de résister ou d’appeler à l’aide laisse entendre qu’elle était consentante (par. 93); le simple fait que la plaignante ait eu recours à des consultations thérapeutiques ou psychiatriques est pertinent pour juger de sa crédibilité ou de la fiabilité de son témoignage (par. 278.3(4) du Code); ou le fait qu’une plaignante revoit l’accusé ou ne cherche pas à l’éviter après l’agression sexuelle alléguée tend à indiquer qu’il y avait consentement et qu’aucune agression n’est survenue (A. (A.B.), par. 6‑12).
[42]                        Le traitement législatif et jurisprudentiel de ces questions reflète l’idée collective que les tribunaux devraient s’efforcer d’éradiquer les mythes et stéréotypes de leurs décisions parce qu’ils menacent les droits des plaignantes et minent la fonction de recherche de la vérité des procès. Aujourd’hui, les infractions d’ordre sexuel demeurent peu signalées et ce sont les femmes et les enfants qui continuent d’en être principalement victimes. Il existe toujours une « nécessité d’affirmer les principes d’égalité et de dignité humaine dans notre droit criminel, en s’attaquant au problème des mythes et des stéréotypes dont font l’objet les plaignants en matière d’agression sexuelle » (A.G., par. 1, la juge L’Heureux‑Dubé, motifs concordants; voir R. c. O’Connor, 1995 CanLII 51 (CSC), [1995] 4 R.C.S. 411).
[43]                        La Cour a statué à maintes reprises que « les mythes et les stéréotypes n’ont pas leur place dans un système juridique rationnel et juste, du fait qu’ils compromettent la fonction judiciaire de recherche de la vérité » (A.G., par. 2). Un procès est un processus de recherche de la vérité, et le recours à des mythes et stéréotypes déforme la vérité. Dans l’arrêt Mills, la Cour a expliqué que les mythes et stéréotypes concernant les victimes d’agression sexuelle entravent la recherche de la vérité et imposent « un fardeau lourd et inutile aux plaignants dans des poursuites relatives à une infraction d’ordre sexuel » (par. 119). Bien que les droits constitutionnels de l’accusé doivent demeurer au premier plan de tout procès criminel, la Cour a aussi reconnu que des mesures peuvent être prises pour éviter le recours aux mythes et stéréotypes sans que ces droits soient compromis. Les mythes et stéréotypes minent en fait la tenue d’un procès équitable — ce qui veut dire un procès qui est juste non seulement pour l’accusé, mais aussi pour la plaignante et le public (voir J.J., par. 1-2).
[44]                        L’ensemble de cet historique met en perspective les raisons distinctes pour lesquelles le fait de recourir aux mythes et stéréotypes afin de discréditer les personnes plaignantes dans les affaires d’agression sexuelle constitue une erreur de droit — au lieu d’être une conclusion de fait ordinaire assujettie à la norme de l’erreur manifeste et déterminante. La véritable raison pour laquelle cette erreur de droit a vu le jour était d’empêcher que les accusés discréditent le témoignage des plaignantes pour des motifs injustifiés et discriminatoires, et donc de corriger l’avantage particulier dont jouissaient historiquement les personnes accusées dans les affaires d’agression sexuelle en comparaison aux personnes accusées dans d’autres affaires : les mythes et stéréotypes ne devraient plus jouer quelque rôle que ce soit lors de la préparation d’une défense. Les changements législatifs et jurisprudentiels conçus pour éradiquer le discrédit catégorique des femmes en tant que témoins ne confèrent pas d’avantages particuliers en droit aux plaignantes dans les affaires d’agression sexuelle. Ils ont simplement écarté les obstacles discriminatoires, mis les plaignantes dans les affaires d’agression sexuelle et les personnes plaignantes dans d’autres affaires sur un pied d’égalité pour ce qui est de leur témoignage et fait en sorte que la fonction de recherche de la vérité du procès ne soit pas dénaturée.
b)            La règle proposée ne devrait pas être adoptée en tant que corollaire de l’interdiction visant les mythes et stéréotypes
[45]                        En somme, l’interdiction visant les mythes et stéréotypes à l’endroit des plaignantes dans les affaires d’agression sexuelle possède ses propres historique, objectif et caractère. Elle a été créée dans le but précis de protéger les plaignantes contre le raisonnement préjudiciable ou discriminatoire dans les procès criminels. La règle proposée interdisant le recours à des hypothèses logiques infondées devrait être rejetée parce qu’elle élargit ce contexte particulier au‑delà de sa portée légitime.
(i)            La règle proposée ne tient pas compte du caractère distinct des mythes et stéréotypes
[46]                        Les types d’hypothèses que vise la règle proposée ne partagent pas le caractère discriminatoire distinct des mythes et stéréotypes à l’endroit des plaignantes dans les affaires d’agression sexuelle, lesquels forment une catégorie particulière d’erreur de droit créée à une fin explicitement réparatrice. Comme il est indiqué dans l’arrêt Find, notre Cour s’est montrée disposée à accepter l’existence des mythes et stéréotypes à l’égard des plaignantes dans les affaires d’agression sexuelle sur le fondement d’une « preuve convaincante » tirée d’une abondante littérature relevant des sciences sociales (par. 101). On ne trouve dans la législation aucune reconnaissance comparable d’une tendance à recourir à tort à un ensemble précis et circonscrit de généralisations pour apprécier incorrectement le témoignage des personnes accusées dans les affaires d’agression sexuelle. Les mythes et stéréotypes à l’endroit des plaignantes dans les affaires d’agression sexuelle sont régis par un ensemble restreint de principes juridiques créés pour remédier à des préjugés systémiques répandus, qui étaient intégrés dans la loi et visaient une catégorie distincte de témoins — un parallèle ne peut pas être établi de façon cohérente pour justifier l’adoption d’une règle interdisant toute généralisation concernant tout témoin, y compris l’accusé.
[47]                        Contrairement à la règle proposée, la jurisprudence qui s’attaque aux mythes et stéréotypes relatifs aux agressions sexuelles retire du droit certaines hypothèses et idées erronées qui faussaient auparavant le raisonnement du tribunal et la recherche des faits de manière généralisée. Ces mythes et stéréotypes minent injustement la crédibilité perçue de témoins faisant partie d’une catégorie précise avant même que le témoignage n’ait été entendu, ce qui imprègne dans les faits le témoignage des plaignantes d’un jugement de faiblesse à première vue. Ils dénaturent en outre la signification juridique du consentement. Les principes juridiques qui interdisent au juge de se fonder sur certains stéréotypes lorsqu’il apprécie le témoignage de plaignantes font donc partie d’une catégorie distincte et sont fondamentalement différents d’une interdiction globale relative aux généralisations dans l’appréciation de l’ensemble des témoignages. Inversement, la règle proposée ne porte pas sur des généralisations précises, déterminées et erronées concernant une certaine catégorie de témoins, dont un grand nombre ont d’abord été imposées par la loi, et elle n’empêche pas non plus que le sens des éléments d’une infraction soit dénaturé. En revanche, la règle ratisse large, transformant tous les types de généralisations de fait, peu importe leur nature, en erreurs de droit. Ce faisant, la règle étend d’une manière inacceptable les limites des erreurs de droit existantes à toute conclusion de fait dont on peut dire qu’elle constitue une hypothèse concernant le comportement humain.
[48]                        Comme je l’ai déjà mentionné, il y a un important chevauchement entre la règle interdisant le recours à des hypothèses logiques et la règle connexe interdisant le raisonnement stéréotypé formulée dans l’arrêt J.C. : les deux règles empêchent le juge du procès de se servir de « stéréotypes » dans son appréciation de la crédibilité. Toutefois, dans l’arrêt J.C. et tel qu’adopté par la Cour d’appel de la Colombie‑Britannique, le terme « stéréotype » délimitait non seulement une erreur de droit, mais a été utilisé d’une manière qui englobait dans les faits toutes les généralisations concernant le comportement humain. Soit dit en tout respect, il ne s’agit pas de la bonne approche : une généralisation n’équivaut pas nécessairement à un stéréotype pouvant être considéré comme une erreur de droit.
[49]                        En général, toutes les hypothèses infondées concernant le comportement humain, y compris les stéréotypes, ont deux caractéristiques en commun. D’abord, elles prennent une proposition générale et l’appliquent à une personne précise, passant outre à toute appréciation des caractéristiques ou circonstances uniques de cette personne. Ensuite, cette proposition générale est inexacte ou fausse, que ce soit dans tous les cas ou dans le cas de cette personne précise (voir, p. ex., R. c. G. (C.M.), 2016 ABQB 368, 41 Alta. L.R. (6th) 374, par. 60). Toutefois, les stéréotypes vont un peu plus loin et évoquent un sens juridique particulier que la simple généralisation n’évoque pas : plus particulièrement, un sens tirant sa source dans la discrimination et l’inégalité de traitement.
[50]                        Le caractère discriminatoire des stéréotypes ressort clairement de la façon dont notre Cour a interprété, dans sa jurisprudence, les stéréotypes concernant les plaignantes dans les affaires d’agression sexuelle. Le recours à de tels stéréotypes a été reconnu comme une erreur de droit dans le but exprès d’éliminer la discrimination contre les femmes et de promouvoir leur dignité et leur égalité dans le système de justice. Par exemple, l’exigence qu’une femme « crie haro » reposait sur l’hypothèse maintenant discréditée selon laquelle, étant donné que le viol était la pire chose qui puisse arriver à une femme, toute victime crédible révélerait sur‑le‑champ ce qui est arrivé à la première personne qu’elle croiserait. Par conséquent, c’est maintenant une erreur de droit que de tirer une conclusion défavorable du simple fait que la plaignante n’a pas rapporté immédiatement l’agression (D.D., par. 65). L’exigence historique visant la corroboration du témoignage d’une plaignante, maintenant abolie, reposait sur l’hypothèse discriminatoire suivant laquelle le témoignage d’une femme n’était pas, en droit, égal à celui d’un homme. Les deux mythes, maintenant interdits par l’art. 276 du Code, étaient encore une fois fondés sur l’idée discriminatoire que les femmes ayant eu des rapports sexuels étaient peu dignes de confiance et ne méritaient pas l’égalité de traitement devant la loi et le respect égal (Seaboyer). Les stéréotypes négatifs à l’endroit des plaignantes dans les affaires d’agression sexuelle ont été reconnus comme donnant lieu à des erreurs de droit parce qu’ils tiraient souvent leur origine du droit, ont été consignés dans la loi et reposaient sur une mauvaise interprétation de la définition maintenant claire du consentement, soit l’accord volontaire et communiqué à l’activité sexuelle en question — une mauvaise interprétation qui minait le principe au cœur de la même justice pour tous.
[51]                        Le problème que pose la règle proposée interdisant le recours à des hypothèses logiques infondées est qu’elle ne tient pas compte de cette dimension cruciale. Elle regroupe plutôt les types de stéréotypes pernicieux et discriminatoires que les tribunaux et le Parlement ont voulu condamner et corriger avec des généralisations inoffensives qui, quoique peut‑être erronées sur le plan des faits, n’ont rien à avoir avec l’inégalité de traitement.
[52]                        Dans l’arrêt J.C., par exemple, la Cour d’appel de l’Ontario a conclu que la qualification par le juge du procès du témoignage de l’accusé comme étant mécanique, répété et politiquement correct était fondé sur un « stéréotype » et constituait donc une erreur de droit. Dans l’arrêt Roth, bien que la Cour d’appel de la Colombie‑Britannique ait rejeté l’argument portant que la juge du procès se soit fondée sur des stéréotypes concernant le comportement masculin, elle a tout de même conclu que la généralisation erronée de la juge du procès concernant le fait que l’accusé était un dynamophile constituait une erreur de droit. Peu importe si ces hypothèses factuelles étaient fausses ou non, il ne fait aucun doute qu’elles ont un caractère fondamentalement différent des stéréotypes fondés sur l’inégalité. Un témoin qui est discrédité parce qu’il a témoigné d’une façon que le juge du procès considère comme peu vraisemblable, ou en raison de ses habitudes liées à sa forme physique, ce n’est tout simplement pas la même chose qu’une plaignante qui est discréditée en raison de son passé sexuel et donc de son caractère « non chaste », parce qu’elle n’a pas résisté à son agresseur ou qu’elle n’a pas signalé l’agression sur-le-champ. Cela ne veut d’aucune façon dire que le recours à des généralisations fautives lors de l’appréciation de la crédibilité devrait être toléré. Ces propos illustrent plutôt que les généralisations de fait ordinaires — qui sont d’une nature différente de celles qui se rapportent aux mythes et stéréotypes à l’endroit des plaignantes dans les affaires d’agression sexuelle, et ne révèlent pas d’autres erreurs de droit reconnues — devraient être évaluées selon la norme de l’erreur manifeste et déterminante.
[53]                        Le changement législatif vers une compréhension moins genrée de la violence sexuelle oblige également les tribunaux à être sensibles au fait que les personnes plaignantes dans les affaires d’agression sexuelle proviennent de tous les horizons. En éliminant le crime intrinsèquement genré de viol, le Parlement a indiqué que l’agression sexuelle ne se limitait plus au paradigme homme accusé/femme plaignante. Les stéréotypes au sujet des personnes plaignantes qui visaient auparavant les femmes seulement sont maintenant susceptibles de compromettre l’appréciation du témoignage de tous les types de personnes plaignantes — par exemple, bien qu’il soit encore vrai que la majorité des personnes plaignantes dans les affaires d’agression sexuelle soient des femmes, c’est une erreur de droit que d’avoir recours à la doctrine de la plainte spontanée ou à des stéréotypes au sujet des activités sexuelles antérieures de la personne plaignante peu importe le genre de celle‑ci. Le discrédit en bloc des personnes plaignantes en tant que catégorie particulière de témoins, essentiellement, prend aussi sa source dans l’inégalité de traitement, comme l’a reconnu la Cour dans l’arrêt O’Connor (par. 123) :
                    . . . un système judiciaire qui dévalue le témoignage des plaignantes victimes d’agression sexuelle en présumant de facto de leur manque de crédibilité soulèverait des préoccupations similaires. Ce ne serait pas refléter, encore moins favoriser, « l’existence d’une société où tous ont la certitude que la loi les reconnaît comme des êtres humains qui méritent le même respect, la même déférence et la même considération » (Andrews c. Law Society of British Columbia, 1989 CanLII 2 (CSC), [1989] 1 R.C.S. 143, à la p. 171). [Soulignement omis.]
                    (Voir aussi Seaboyer, p. 654.)
[54]                        De fait, toutes les affaires d’agression sexuelle sont susceptibles de mettre en jeu un vaste éventail de stéréotypes allant au‑delà de ceux à l’endroit des femmes plaignantes. Dans l’arrêt Barton, par exemple, notre Cour a reconnu les mythes et stéréotypes précis dont sont victimes les femmes autochtones, qui peuvent entraver l’appréciation adéquate de leur crédibilité et de leur fiabilité. Les tribunaux ont aussi cessé de traiter avec une méfiance inhérente le témoignage des personnes plaignantes très jeunes, reconnaissant que la façon dont les attitudes du passé ne prenaient pas en compte la vulnérabilité propre à l’enfant et des problèmes particuliers auxquels il peut faire face lorsqu’il témoigne (voir R. c. F. (W.J.), 1999 CanLII 667 (CSC), [1999] 3 R.C.S. 569). Je veux également souligner à ce stade‑ci que le recours aux stéréotypes, prenant leur source dans une inégalité de traitement, n’est certainement pas juste un problème pour les personnes plaignantes dans les affaires d’agression sexuelle. Le raisonnement stéréotypé fondé sur le type d’inégalité de traitement qui est au cœur des mythes et stéréotypes à l’endroit des personnes plaignantes dans les affaires d’agression sexuelle est susceptible d’avoir une incidence sur le témoignage de tous les témoins dans tous les procès. Toutes les parties dans les affaires futures, y compris l’accusé, peuvent faire valoir que le juge du procès a eu recours à des stéréotypes reposant sur d’autres formes analogues d’inégalité de traitement, et qu’il a donc commis une erreur de droit.
[55]                        En plus de ses fondements inadéquats, la règle proposée interagit particulièrement mal avec les cas d’infraction d’ordre sexuel étant donné les règles soigneusement rédigées qui régissent maintenant l’appréciation du témoignage d’une personne plaignante. La Cour d’appel dans le cas de M. Tsang a reconnu qu’afin que certaines hypothèses logiques concernant une activité sexuelle soient [traduction] « fondées » sur la preuve, il faudrait une preuve des « propres penchants de la plaignante » (par. 19). Dans cette affaire, afin de « fonder » la conclusion de la juge du procès selon laquelle il était invraisemblable que la plaignante demande des relations sexuelles brutales, celle‑ci aurait d’abord dû faire l’objet de questions extrêmement indiscrètes à propos de ses préférences sexuelles ou de ses pratiques antérieures. Dans le cas de M. Kruk, afin de « fonder » sur la preuve le témoignage de la plaignante portant qu’elle ne se trompait pas au sujet de la sensation physique d’une pénétration péno‑vaginale, la plaignante aurait dû témoigner sur le fait d’avoir déjà ressenti cette sensation.
[56]                        De cette façon, la règle proposée élargit considérablement la portée des questions permises au sujet du comportement sexuel antérieur de la plaignante, exigeant dans les faits que les deux parties demandent l’autorisation, conformément à l’arrêt Seaboyer (p. 619) ou à l’art. 276 du Code, pour présenter des éléments de preuve concernant « d’autres comportements sexuels » qui ne seraient peut‑être pas pertinents en ce qui a trait aux questions principales de l’affaire ou qui ne seraient pas permis du tout dans le cadre du procès. Elle permet de façon détournée le raisonnement interdit fondé sur les deux mythes dans la mesure où, dans le cadre du processus consistant à « fonder » les conclusions du juge du procès concernant le témoignage de la plaignante, la preuve des comportements sexuels antérieurs de celle‑ci peut être traitée comme logiquement probante quant à sa crédibilité ou à son consentement. Bien que formulée sous l’angle du traitement « égal » pour les accusés dans de telles affaires, cette approche risque en fait de ressusciter le préjugé même à l’endroit des plaignantes dans les affaires d’agression sexuelle que la règle de droit sur les mythes et stéréotypes visait à éliminer.
[57]                        En somme, la règle proposée interdisant le recours à des hypothèses logiques infondées ne saurait être interprétée comme un prolongement logique des règles de droit interdisant le recours aux stéréotypes. Dans la mesure où elle confond les stéréotypes avec toutes les hypothèses au sujet du comportement humain, elle fait fausse route. Le concept de stéréotype n’est pas fermé et continuera sans doute d’évoluer dans les affaires futures : plus une erreur se rapproche des types de mythes et stéréotypes concernant les personnes plaignantes dans les affaires d’agression sexuelle qui ont été reconnus dans la jurisprudence, plus elle est susceptible de constituer une erreur de droit. Toutefois, toutes les autres simples hypothèses formulées dans le cadre des appréciations de la crédibilité et de la fiabilité, comme les autres conclusions de fait, doivent demeurer assujetties à la norme de l’erreur manifeste et déterminante.
(ii)         Les droits de l’accusé demeurent protégés
[58]                        Les intimés soutiennent que la règle proposée interdisant le recours à des hypothèses logiques infondées devrait être adoptée dans les affaires d’agression sexuelle pour des raisons d’équité envers l’accusé. Cet argument doit lui aussi être rejeté. Il existe des protections juridiques fondamentales expressément conçues pour assurer l’équité envers l’accusé, lesquelles prennent leur source dans leur propre ensemble solide de règles de droit. Il est essentiel que ces protections juridiques soient prises au sérieux et qu’on leur donne plein effet pour que les droits constitutionnels de l’accusé demeurent préservés. Toutefois, l’idée qu’une règle identique appliquant aux accusés le même traitement relatif aux mythes et stéréotypes que celui qui s’applique aux plaignantes s’impose pour atteindre cet objectif n’est pas judicieuse.
[59]                        Le principe dominant de la présomption d’innocence, consacré à l’al. 11d) de la Charte, et le principe corrélatif du fardeau de la preuve qui incombe à la Couronne, doivent toujours régir le processus de recherche des faits. La présomption d’innocence — un « principe consacré qui se trouve au cœur même du droit criminel » (R. c. Oakes, 1986 CanLII 46 (CSC), [1986] 1 R.C.S. 103, p. 119) — impose à la Couronne le fardeau de prouver tous les éléments essentiels de l’infraction reprochée, hors de tout doute raisonnable, avant qu’une déclaration de culpabilité puisse être inscrite (Osolin). Étroitement lié à la présomption d’innocence, le droit de l’accusé de garder le silence consacré à l’al. 11c) de la Charte protège la dignité humaine et la vie privée contre les procédures ou le raisonnement qui contraindraient une personne accusée à s’incriminer par leurs propres mots (R. c. Noble, 1997 CanLII 388 (CSC), [1997] 1 R.C.S. 874, par. 69‑78).
[60]                        Différentes mesures de protection relatives à l’évaluation et à l’appréciation de la preuve découlent de la présomption d’innocence et du droit de garder le silence. Il faut souligner que le silence d’un accusé au procès ne peut pas être considéré comme une preuve de culpabilité, car un tel raisonnement violerait les deux principes (Noble, par. 72). De plus, il ne convient pas d’écarter la crédibilité de personnes accusées au motif que, puisqu’elles sont passibles de sanctions pénales, elles diront n’importe quoi pour se protéger. Bien qu’envisager la possibilité que la personne accusée ait une raison de mentir n’enfreint pas forcément cette règle, les tribunaux doivent se garder d’aller plus loin et de « ten[ir] pour acquis, ce qu’il[s] n’[ont] pas le droit de faire », qu’elle le fera dans tous les cas (R. c. Laboucan, 2010 CSC 12, [2010] 1 R.C.S. 397, par. 14). Un tel raisonnement repose sur une hypothèse de culpabilité et contrevient donc à la présomption d’innocence (par. 12).
[61]                        La présomption d’innocence restreint également la façon dont la crédibilité est appréciée dans les cas où les témoins de la défense et ceux de la Couronne présentent des témoignages contradictoires. L’analyse des témoignages ne doit jamais être traitée comme un concours de crédibilité, et le juge des faits n’a pas à accepter la preuve de la défense ou sa version des faits pour prononcer un acquittement (R. c. Van, 2009 CSC 22, [2009] 1 R.C.S. 716, par. 23; R. c. W. (D.), 1991 CanLII 93 (CSC), [1991] 1 R.C.S. 742, p. 757). L’accusé n’a jamais le fardeau d’établir sa propre innocence, et il incombe toujours à la Couronne de prouver chaque élément essentiel de l’infraction (R. c. J.H.S., 2008 CSC 30, [2008] 2 R.C.S. 152, par. 13).
[62]                          Le doute raisonnable s’applique aux appréciations de la crédibilité de sorte que si la preuve produite par la Couronne n’atteint pas le niveau requis pour l’obtention d’une déclaration de culpabilité, l’accusé ne peut être reconnu coupable du seul fait qu’on ne le croit pas (voir W. (D.)). Certains éléments de l’ensemble de la preuve peuvent soulever un doute raisonnable, même si on n’ajoute pas foi à une grande partie — ou à la totalité — du témoignage de l’accusé. Tout aspect de la preuve retenue, ou l’absence de preuve, peut fonder un doute raisonnable. De plus, lorsque le juge des faits ne sait pas s’il doit ajouter foi au témoignage de l’accusé, ou ne sait pas qui croire, l’accusé a droit à l’acquittement (J.H.S., par. 9‑13; R. c. H. (C.W.) (1991), 1991 CanLII 3956 (BC CA), 68 C.C.C. (3d) 146 (C.A. C.‑B.); R. c. S. (W.D.), 1994 CanLII 76 (CSC), [1994] 3 R.C.S. 521, p. 533; R. c. Avetysan, 2000 CSC 56, [2000] 2 R.C.S. 745, par. 19). Enfin, lorsque la Couronne s’appuie sur des éléments de preuve circonstancielle pour établir la culpabilité, le juge des faits ne peut déclarer l’accusé coupable que si la culpabilité est la seule inférence raisonnable pouvant être tirée de la preuve (R. c. Villaroman, 2016 CSC 33, [2016] 1 R.C.S. 1000, par. 30).
[63]                        De telles mesures de protection assurent l’équité envers l’accusé et doivent guider le juge du procès lorsqu’il apprécie les témoignages. Elles imposent des interdictions précises à l’égard de formes reconnaissables de raisonnement inadmissible. Ce faisant, elles préservent les droits fondamentaux de l’accusé garantis par la Charte. Lorsqu’on leur donne dûment plein effet, il n’est pas nécessaire d’imposer d’autres restrictions sur la façon dont le juge du procès peut apprécier la crédibilité et la fiabilité de l’accusé et de la plaignante qui vont au‑delà des erreurs de droit existantes et de la norme de l’erreur manifeste et déterminante. Même lorsque des erreurs de droit reconnues concernant les droits de l’accusé ne sont pas en jeu, lorsque l’accusé choisit de témoigner ou de présenter d’autres éléments de preuve, la juridiction d’appel doit s’assurer que le juge du procès a apprécié correctement et en détail la version des faits de l’accusé. Le recours à des hypothèses illogiques, fausses ou autrement inappropriées lors de l’appréciation du témoignage de l’accusé est fautif et peut justifier l’annulation en appel s’il constitue une erreur manifeste et déterminante. Le fait est que de telles hypothèses factuelles ordinaires ne peuvent être reconnues, en bloc, comme des erreurs de droit à elles seules.
[64]                        Il y a également lieu de souligner que le concept des mythes et stéréotypes concernant les plaignantes dans les affaires d’agression sexuelle n’est pas sans limites. Il est à l’origine d’un ensemble circonscrit de règles juridiques qui doivent être appliquées avec prudence, une grande attention au contexte et une compréhension nuancée de la fin pour laquelle un élément de preuve donné est produit. Selon certains auteurs, la règle de droit relative aux mythes et stéréotypes est actuellement surutilisée dans des contextes où elle est inapplicable, ou est appliquée sans rigueur (voir, p. ex., L. Dufraimont, « Current Complications in the Law on Myths and Stereotypes » (2021), 99 R. du B. can. 536). Si ce problème existe, la solution appropriée n’est pas d’élargir la portée des erreurs de droit parallèles qui s’appliquent tant aux personnes accusées qu’aux plaignantes. Les juges doivent plutôt, en gardant à l’esprit que le recours aux mythes et stéréotypes à l’endroit des plaignantes dans les affaires d’agression sexuelle donne lieu à une erreur de droit, s’assurer que ces mythes et stéréotypes ne sont pas élargis au‑delà de leur portée légitime. 
[65]                        Par exemple, le simple fait que la preuve se trouve à correspondre à un mythe ou stéréotype ne veut pas nécessairement dire que toute inférence pouvant être tirée de cette preuve sera préjudiciable. Bien que ce soit un mythe de prétendre que les femmes inventent couramment des allégations d’agression sexuelle, il n’est pas erroné de se demander si les circonstances d’une affaire donnée étayent l’existence d’un motif d’inventer (voir, p. ex., R. c. Esquivel‑Benitez, 2020 ONCA 160, 61 C.R. (7th) 326, par. 9‑15) — en effet, lorsque la défense présente des éléments de preuve sur ce point, le juge du procès est tenu de les prendre en considération pour donner plein effet à la présomption d’innocence, et un défaut de le faire constitue une erreur justifiant l’annulation de la décision. De plus, bien que l’art. 276 du Code interdise le recours au comportement sexuel antérieur de la plaignante pour étayer l’un des deux mythes, il n’interdit manifestement pas une telle preuve de manière absolue et à tous égards. Tant qu’elle est adéquatement évaluée au regard de l’art. 276, cette preuve peut être utilisée, par exemple, pour résoudre les incohérences entre le témoignage de la plaignante et celui de l’accusé au sujet de leur relation.
[66]                          Notre cadre juridique actuel suffit pour faire en sorte que les droits de l’accusé demeurent protégés dans les affaires d’agression sexuelle. Il est essentiel que les droits de l’accusé garantis par la Charte soient soigneusement respectés, que tout témoignage qu’il rend soit dûment apprécié et que le concept des mythes et stéréotypes demeure dûment limité à sa juste portée. Toutefois, il n’y a pas lieu d’adopter la règle proposée interdisant le recours à des hypothèses logiques infondées afin de corriger toute injustice possible.
(iii)        La différence entre la conjecture factuelle et la conjecture juridique
[67]                        Le glissement conceptuel entre le stéréotype et la généralisation dans la jurisprudence des juridictions inférieures illustre l’importance de définir avec précision les erreurs de droit et de les différencier des autres conclusions de fait, même celles qui sont erronées. Dans le même ordre d’idées, une brève remarque s’impose aussi en réponse à l’argument de l’intimé M. Tsang portant que la règle proposée interdisant le recours à des hypothèses logiques infondées est une conséquence logique de l’erreur de droit qu’est la « conjecture ». Soit dit en tout respect, cet argument confond le sens familier de conjecture — soit tirer des conclusions dénuées de fondement factuel — et la forme plus précise de conjecture considérée comme une erreur de droit.
[68]                          La conjecture en tant qu’erreur de droit survient lorsque le juge du procès a conclu qu’un certain élément de preuve « crée un doute raisonnable sur la culpabilité du prévenu alors que, selon une interprétation correcte du droit, cet élément de preuve ne peut créer un doute raisonnable sur sa culpabilité » (Wild c. La Reine, 1970 CanLII 148 (CSC), [1971] R.C.S. 101, p. 111-112). Autrement dit, c’est une erreur de droit que de ne pas faire de distinction entre une conclusion rationnelle quant au doute raisonnable fondée sur la preuve, et une conclusion non étayée fondée sur une conjecture (voir Wild; Rousseau c. La Reine, 1985 CanLII 42 (CSC), [1985] 2 R.C.S. 38; R. c. B. (G.), 1990 CanLII 115 (CSC), [1990] 2 R.C.S. 57; R. c. Clark, 2015 BCCA 488, 407 D.L.R. (4th) 610, par. 43, conf. par. 2017 CSC 3, [2017] 1 R.C.S. 86). Le terme « conjecture », tel qu’il est employé par les juridictions inférieures, ne renvoie pas à cette erreur de droit, mais est plutôt utilisé, comme il l’est dans la langue courante, pour désigner le fait de tirer toute inférence qui ne s’appuierait pas sur la preuve[2]. Dans la mesure où, lorsqu’elles reconnaissent la règle proposée, les juridictions inférieures s’appuient sur l’erreur de droit qu’est la conjecture — ce qui se produit le plus souvent lorsque le juge du procès commet une erreur en acquittant l’accusé sur la base d’autres explications conjecturales —, elles étirent la jurisprudence au‑delà de ses conséquences logiques.
(2)         La règle proposée va à l’encontre des normes de contrôle établies et nuit à l’appréciation adéquate des témoignages
[69]                          Bien que la règle proposée interdisant le recours à des hypothèses logiques infondées ait souvent été invoquée dans le contexte d’agressions sexuelles, ses applications s’étendent à toutes les affaires criminelles. Les présents motifs sont articulés principalement dans le contexte de l’agression sexuelle étant donné qu’il s’agit de l’infraction dont la Cour est saisie, mais rien dans ceux‑ci ne devrait être considéré comme une approbation de la règle proposée dans tout autre cas. Le rejet de la règle dans le contexte des présents pourvois est fondé en partie sur l’ensemble des règles de droit relatives aux mythes et stéréotypes eu égard aux agressions sexuelles. Toutefois, puisque la règle a aussi été invoquée dans d’autres contextes[3], ses faiblesses fondamentales s’étendent à tous les appels en matière criminelle.
[70]                          Compte tenu de cela, une autre raison pour laquelle la règle proposée ne devrait pas être adoptée est qu’elle est profondément incompatible avec le droit établi relatif aux conclusions sur la crédibilité et la fiabilité. La règle n’est pas un prolongement prudent ou progressif des principes existants — elle représente plutôt un écart injustifié par rapport à la façon dont les juridictions d’appel traitent habituellement les conclusions des juges du procès sur la crédibilité. En exposant les conclusions des juges du procès à un contrôle en appel abusif, elle crée un sérieux obstacle à l’appréciation valable des témoignages, ce qui cause un préjudice qui s’étendra à tout le droit criminel.
a)              Le rôle du bon sens dans l’évaluation de la déposition d’un témoin
[71]                          D’abord, la règle proposée est incompatible avec le rôle souvent inextricable que jouent les hypothèses logiques dans les appréciations de la crédibilité et de la fiabilité. L’appréciation des témoignages s’appuie en grande partie sur le raisonnement par induction et sur les circonstances particulières de l’affaire : le juge des faits doit effectuer les appréciations sur le fondement d’interprétations probables de la preuve (R. c. Calnen, 2019 CSC 6, [2019] 1 R.C.S. 301, par. 111; R. c. Munoz (2006), 2006 CanLII 3269 (ON SC), 86 O.R. (3d) 134 (C.S.J.), par. 23). L’appréciation des témoignages dépend donc nécessairement de l’expérience personnelle que le juge du procès met à contribution lorsqu’il s’acquitte de ses fonctions, laquelle influence à son tour les inférences logiques qu’il tire de ce qui lui est présenté.
[72]                        Il est largement reconnu que l’appréciation des témoignages exige que le juge des faits se fonde sur des hypothèses logiques concernant la preuve. Dans la décision R. c. Delmas, 2020 ABCA 152, 452 D.L.R. (4th) 375, par. 31, conf. par 2020 CSC 39, [2020] 3 R.C.S. 780, la Cour d’appel de l’Alberta a noté que le juge des faits peut s’appuyer sur la raison et le bon sens, sur son expérience personnelle ainsi que sur la logique lorsqu’il apprécie la crédibilité. Dans la décision R. c. R.R., 2018 ABCA 287, 366 C.C.C. (3d) 293, la même cour a conclu que le juge des faits [traduction] « doit invariablement faire appel à son bon sens et à sa connaissance acquise du comportement humain pour apprécier la crédibilité et la fiabilité des témoins » (par. 6). Enfin, dans l’arrêt R. c. S. (R.D.), 1997 CanLII 324 (CSC), [1997] 3 R.C.S. 484, notre Cour a jugé que l’expérience personnelle du juge du procès — bien qu’elle ne constitue évidemment pas un substitut pour la preuve, et sous réserve de limites dûment fixées — « est un élément important de son aptitude à comprendre le comportement humain, à soupeser la preuve et à apprécier la crédibilité », et intervient dans une « myriade de décisions qui doivent être prises dans le cours de la plupart des procès » (par. 13). Le raisonnement quant à la façon dont les gens tendent généralement à se comporter, et à la façon dont les événements tendent à se dérouler, est non seulement permis, il s’agit souvent d’une composante nécessaire de l’appréciation complète d’un témoignage.
[73]                        Pour leur part, les hypothèses logiques sous‑tendent nécessairement toutes les appréciations de la crédibilité et de la fiabilité. La crédibilité ne peut être appréciée qu’en fonction d’une compréhension générale de [traduction] « la façon dont les choses peuvent se dérouler et se déroulent effectivement »; c’est en appliquant le bon sens et en utilisant des généralisations fondées sur ses connaissances acquises à l’égard du comportement humain que le juge du procès détermine si un récit est plausible ou « intrinsèquement improbable » (R. c. Kiss, 2018 ONCA 184, par. 31 (CanLII); R. c. Adebogun, 2021 SKCA 136, [2022] 1 W.W.R. 187, par. 24; R. c. Kontzamanis, 2011 BCCA 184, par. 38 (CanLII)). Le bon sens sous‑tend les principes bien établis guidant l’appréciation de la crédibilité — y compris l’idée maintenant universelle que les témoins qui font des déclarations contradictoires sont moins susceptibles de dire la vérité — et contribue à évaluer la portée et l’incidence de certaines contradictions. La fiabilité exige aussi le recours à des hypothèses logiques concernant la façon dont les témoins perçoivent les renseignements, s’en souviennent, et rapportent l’information, ce qui suppose des généralisations au sujet de la façon dont les individus tendent à présenter les renseignements dont ils ont un souvenir exact et complet, par opposition aux questions à l’égard desquelles ils n’ont pas de certitude ou se trompent. Le juge du procès peut, par exemple, inférer qu’un témoin était crédible, mais non fiable, parce qu’il semblait sincère mais a donné des indices indiquant que ses souvenirs étaient flous ou incertains (p. ex., des propos ambigus, des expressions comme « hmm [. . .] voyons voir », de longues pauses ou le fait de ne pas donner beaucoup de détails).
[74]                        Même les partisans de la règle interdisant le recours à des hypothèses logiques infondées acceptent qu’il est nécessaire et, dans une certaine mesure, inévitable, de se fonder sur le bon sens pour apprécier les témoignages. Dans le cas de M. Kruk, la Cour d’appel a reconnu qu’en [traduction] « naviguant dans le terrain miné des questions de droit et de preuve, le juge du procès fait appel à son bon sens pour apprécier la preuve afin d’obtenir des verdicts valables » (par. 2), et de fait, « [a]pprécier la crédibilité des témoins en ayant recours à son expérience personnelle est une opération quotidienne et indiquée pour le juge du procès » (par. 41). Dans l’arrêt J.C., la cour a conclu qu’il n’y a pas de limite au recours au bon sens et à l’expérience humaine pour repérer les inférences découlant de la preuve — sinon, la preuve circonstancielle, qui consiste à combler les lacunes entre la preuve et l’inférence tirée à l’aide de l’expérience humaine, ne serait pas admissible du tout. La cour a aussi observé à juste titre qu’il n’y a aucune limite au recours à l’expérience humaine pour tirer des inférences de la preuve. Autrement, de nombreux autres principes bien établis en matière de preuve — comme celui voulant que le fait de fuir les lieux ou de détruire la preuve après une infraction criminelle indique généralement que la culpabilité a été dissimulée — seraient également mis en péril.
[75]                        En interdisant le recours à des hypothèses logiques infondées, la règle proposée gêne le recours nécessaire au bon sens dans le cadre de l’analyse des témoignages. Le juge du procès a la tâche particulière d’apprécier les témoignages qu’il entend et d’interpréter l’éventail des inférences possibles découlant de la preuve. Il doit être capable de se fonder non seulement sur son expérience judiciaire en tant que juge des faits, mais aussi sur son bon sens et sur les attentes généralisées auxquelles celui‑ci donne lieu concernant le comportement humain. Le juge du procès s’appuiera naturellement sur des hypothèses « infondées » concernant le comportement humain lors de l’appréciation des témoignages et se sert donc d’éléments qui ne se trouvent pas dans le dossier dont il est saisi. La fonction judiciaire lui permet de le faire sans que des éléments de preuve extrinsèques soient nécessaires pour justifier chacune de ses conclusions.
[76]                        La raison d’être de la règle proposée est démentie par une contradiction inhérente à sa propre logique. Elle interdit le recours au bon sens pour introduire de nouvelles considérations qui ne découlent pas de la preuve — tout en reconnaissant que le bon sens peut servir d’outil d’interprétation, ce qui suppose nécessairement d’incorporer des considérations qui ne découlent pas de la preuve elle‑même, mais de l’expérience personnelle acquise par le juge. Il est impossible dans les faits de tracer une ligne de démarcation claire entre le recours à l’expérience humaine pour interpréter la preuve ou tirer des inférences (ce que permet la règle) et l’introduction de nouvelles considérations dans la preuve (ce qu’elle ne permet pas).
[77]                        Selon la règle telle qu’elle a été énoncée par les juges majoritaires de la Cour d’appel dans le cas de M. Tsang, un raisonnement inadmissible est décrit de la façon suivante : [traduction] « entaché par des hypothèses implicites et infondées à propos d’un “comportement normal” » (par. 53); « sans fondement, dénué de lien avec la preuve et un stéréotype préjudiciable » (par. 65); « des hypothèses au sujet du comportement humain » (par. 73); « des généralisations à propos d’un comportement normatif [qui] ne reposaient pas sur la preuve » (par. 74); des hypothèses ou des « généralisations » « infondées » (par. 84 et 112); et « des inférences non étayées » (par. 115). À l’inverse, le raisonnement permis comprend ce qui suit : [traduction] « . . . une conclusion au sujet de ce que cette plaignante est susceptible d’avoir fait dans ces circonstances » (par. 39 (en italique dans l’original)); « la catégorie d’inférences liées au comportement que l’on peut tirer à juste titre » et un raisonnement qui « ne sert pas à tirer une inférence “injuste et inexacte” » (par. 40). Curieusement, la Cour d’appel dans le cas de M. Tsang a estimé qu’il était permis d’inférer que des gens qui viennent de se rencontrer sont peu susceptibles de vouloir partager le même verre, parce qu’une telle inférence est [traduction] « fondée sur le bon sens et [n’est] pas préjudiciable » (par. 40). Pourtant, cette inférence est indéniablement une généralisation à propos du comportement humain qui ne reposait sur aucune preuve.
[78]                        Étant donné que le juge du procès va inévitablement se fonder sur une hypothèse logique à un certain moment lorsqu’il apprécie la déposition d’un témoin, l’exigence mal définie selon laquelle de telles hypothèses doivent être « fondées sur la preuve » obligerait aussi les avocats dans les affaires criminelles à présenter des éléments de preuve directs pour établir une multitude d’idées qui sont généralement vraies. Revenons à l’exemple tiré du cas de M. Tsang : pour pouvoir conclure à bon droit que des gens qui viennent de se rencontrer sont peu susceptibles de partager le même verre dans un bar — laissant de côté la question de savoir si c’est réellement le cas —, la cour aurait besoin d’une preuve directe, provenant vraisemblablement des témoins eux‑mêmes. Cette preuve pourrait notamment comprendre la façon dont les témoins interagissent habituellement avec des étrangers dans un bar, leurs habitudes d’hygiène personnelle et toute inclination ou aversion qu’ils peuvent avoir à partager le même verre que des gens qu’ils ne connaissent pas ainsi que, vraisemblablement, les raisons sous‑jacentes à toutes ces propositions. De telles questions sont anodines, prennent énormément de temps au procès et n’ont souvent qu’une pertinence minime, voire aucune, pour l’infraction reprochée. Particulièrement dans les affaires d’agression sexuelle, qui sont déjà complexes, les complications incroyables qu’occasionnerait ce type d’obligation en matière de preuve ne sauraient être sous‑estimées.
[79]                        En somme, la règle proposée déroge fondamentalement à l’utilisation nécessaire et appropriée du bon sens lors de l’appréciation des dépositions des témoins. Qui pis est, la règle ne crée pas non plus de limites discernables entre l’utilisation permise et l’utilisation non permise des hypothèses logiques. Il n’y a aucun moyen cohérent de déterminer les hypothèses qui sont suffisamment non controversées pour être « fondées sur la preuve », ni la quantité d’éléments de preuve qui est nécessaire pour les « fonder ». Comme il est expliqué plus loin, la règle semble plutôt réduire cette question à ce qu’une cour d’appel siégeant en révision jugerait juste, exact ou non controversé. La règle invite donc les juridictions d’appel à substituer leurs opinions sur les généralisations qui sont appropriées ou utiles dans une situation donnée à celles du juge du procès, ce qui transforme irrégulièrement leur « forte opposition aux inférences factuelles [d’un] juge du procès [. . .] [en] de prétendues erreurs de droit » (R. c. George, 2017 CSC 38, [2017] 1 R.C.S. 1021, par. 17; m.a. (Tsang), par. 74). Cette dynamique est source d’incertitude et d’injustice en appel.
b)            Normes de contrôle établies à l’égard des appréciations de la crédibilité et de la fiabilité
[80]                        La règle proposée va à l’encontre des normes de contrôle bien établies et élargirait indûment la portée de l’intervention en appel aux appréciations de la crédibilité et de la fiabilité par le juge du procès. L’adoption de la règle compromettrait la tâche délicate qu’entreprend celui‑ci lorsqu’il évalue la déposition d’un témoin car elle soumettrait ses motifs à un examen en appel indûment intrusif.
[81]                        Les appréciations de la crédibilité et de la fiabilité peuvent être les décisions judiciaires les plus importantes dans un procès criminel, et comptent certainement parmi les plus difficiles à prendre. Cela est particulièrement vrai dans les cas d’agression sexuelle, lesquels comportent souvent des actes qui auraient eu lieu en privé et qui reposent sur les dépositions contradictoires de deux témoins. En ayant recours à l’ensemble de la preuve, le juge du procès est tenu d’évaluer la déposition de chaque témoin et de tirer des conclusions qui sont entièrement personnelles et propres à cet individu. Les appréciations de la crédibilité et de la fiabilité sont aussi tributaires du contexte et multifactorielles : elles ne se font pas selon une méthode préétablie et sont « plus “un art qu’une science” » (S. (R.D.), par. 128; R. c. Gagnon, 2006 CSC 17, [2006] 1 R.C.S. 621)[4]. Pour ce qui est de la crédibilité en particulier, alors qu’il est essentiel que les motifs soient cohérents, il est souvent difficile pour le juge du procès d’exprimer pourquoi il a cru ou non un témoin étant donné « l’enchevêtrement complexe des impressions qui se dégagent de l’observation et de l’audition des témoins, ainsi que des efforts de conciliation des différentes versions des faits » (Gagnon, par. 20; voir aussi R. c. R.E.M., 2008 CSC 51, [2008] 3 R.C.S. 3, par. 28; R. c. G.F., 2021 CSC 20, [2021] 1 R.C.S. 801, par. 81). La tâche s’avère encore plus compliquée du fait que le juge du procès peut accepter certains éléments de la déposition d’un témoin, tous ses éléments ou aucun d’entre eux.
[82]                        La norme de contrôle applicable aux conclusions sur la crédibilité et la fiabilité est bien établie : à défaut d’une erreur de droit reconnue, il y a lieu de faire preuve de déférence à l’égard de telles conclusions, sauf si une erreur manifeste et déterminante peut être démontrée (Gagnon, par. 10, citant Schwartz c. Canada, 1996 CanLII 217 (CSC), [1996] 1 R.C.S. 254, par. 32‑33; H.L. c. Canada (Procureur général), 2005 CSC 25, [2005] 1 R.C.S. 401, par. 74). Les conclusions relatives à la crédibilité et à la fiabilité ne mettent habituellement pas en jeu des erreurs de droit, car elles se rapportent essentiellement à la mesure dans laquelle un juge s’est fondé sur un facteur en particulier et à la mesure dans laquelle ce facteur est étroitement lié à la preuve. Bien que de telles conclusions puissent être infirmées selon la norme de la décision correcte si des erreurs de droit sont révélées, il est préférable dans la plupart des cas de les examiner selon la norme nuancée et holistique de l’erreur manifeste et déterminante — laquelle commande la déférence envers les conclusions du juge du procès, qui a été en contact direct avec les témoins.
[83]                        Le juge du procès possède l’expertise pour apprécier et soupeser les faits, et ses décisions reflètent une familiarité qui ne vient qu’avec le fait d’avoir siégé tout au long de l’affaire. Les raisons pour lesquelles la déférence s’impose à l’égard des conclusions du juge du procès sur la crédibilité et les faits comprennent notamment les suivantes : (1) limiter le coût, le nombre et la durée des appels; (2) promouvoir l’autonomie et l’intégrité du procès; et (3) reconnaître l’expertise et la position avantageuse du juge du procès (Housen c. Nikolaisen, 2002 CSC 33, [2002] 2 R.C.S. 235, par. 12‑18). Puisqu’il est difficile en pratique d’expliquer la constellation d’impressions qui a mené à de telles conclusions, il est bien établi qu’une « déférence particulière » devrait être accordée aux conclusions sur la crédibilité (G.F., par. 81). Les juridictions d’appel sont comparativement mal outillées pour apprécier la crédibilité et la fiabilité, car elles n’examinent que les transcriptions des témoignages et s’attachent souvent particulièrement, voire de façon focalisatrice, à des questions précises plutôt qu’à l’ensemble de l’affaire et de la preuve (Housen, par. 14, citant R. D. Gibbens, « Appellate Review of Findings of Fact » (1991‑92), 13 Advocates’ Q. 445, p. 446).
[84]                        La nature particulière de l’appréciation des témoignages guide également la façon dont les tribunaux chargés de la révision abordent leur tâche en appel. La juridiction d’appel doit être consciente des difficultés pratiques considérables auxquelles fait face le juge du procès lorsqu’il exprime pourquoi il a cru ou non un témoin en particulier, étant donné qu’il est chargé d’interpréter les diverses impressions et inférences qui découlent de la preuve (Gagnon, par. 20; voir aussi R.E.M., par. 28; G.F., par. 81). La juridiction d’appel doit examiner les motifs du juge du procès dans leur ensemble et s’abstenir de se livrer à l’analyse de leurs « composantes linguistiques individuelles », puisqu’une approche aussi intrusive « sap[erait] le rôle du juge du procès dans l’appréciation de l’ensemble de la preuve » (Gagnon, par. 19; voir aussi Housen, par. 72; G.F., par. 69; R. c. Chung, 2020 CSC 8, [2020] 1 R.C.S. 405, par. 33; R.E.M., par. 35 et 54). La nécessité d’examiner tout le dossier et d’adopter une approche complète, souple et fonctionnelle lors de l’examen des conclusions d’un juge du procès est liée à la nature du processus décisionnel au procès : les motifs de jugement [traduction] « ne sont pas censés exprimer intégralement le raisonnement qui a mené le juge à un verdict et ne doivent pas être perçus comme tels » (R. c. Morrissey (1995), 1995 CanLII 3498 (ON CA), 22 O.R. (3d) 514 (C.A.), p. 525).
[85]                        La norme de l’erreur manifeste et déterminante établit un juste équilibre entre la déférence applicable aux conclusions de fait du juge du procès et la nécessité que les affaires criminelles fassent l’objet d’une révision valable en appel. Bien que cette norme accorde comme il se doit la déférence au point de vue et à l’expertise unique du juge du procès, même selon cette norme plus déférente, les juridictions d’appel doivent établir si les conclusions du juge du procès sur la crédibilité et la fiabilité sont [traduction] « le produit d’une appréciation fondée sur la preuve et propre au contexte » de la déposition du témoin (R. c. Pastro, 2021 BCCA 149, 71 C.R. (7th) 296, par. 67). Le juge du procès doit [traduction] « formuler clairement » le fondement de son appréciation et indiquer « un lien avec les faits de l’affaire » plutôt que de se fonder sur « des hypothèses concernant la conduite ou les réponses attendues » (Tanovich, p. 92). Pourtant, la règle proposée interdisant le recours à des hypothèses logiques infondées mine la raison d’être de la norme de l’erreur manifeste et déterminante en invitant les juridictions d’appel à se pencher sur le langage précis d’un raisonnement donné fondé sur le bon sens et à l’examiner minutieusement selon la norme de la décision correcte. L’examen en appel qui suit devient rapidement très interventionniste, lourd et presque entièrement imprévisible.
[86]                         Sur la base de la règle proposée, les juridictions d’appel ont été invitées à décortiquer les motifs de première instance, à attaquer les déclarations génériques faites dans le cadre des appréciations de la crédibilité et à qualifier toute conclusion sur la crédibilité qui repose sur le comportement humain de stéréotype inadmissible ou d’hypothèse logique non fondée sur la preuve. Dans les décisions Perkins, Cepic, Roth et J.C., les cours d’appel ont annulé les déclarations de culpabilité en raison d’erreurs commises par les juges du procès dans les appréciations de la crédibilité, concluant que ces derniers étaient allés au‑delà des inférences logiques permises et s’étaient livrés à un raisonnement non fondé sur la preuve. Dans d’autres cas, un examen des conclusions dans leur ensemble démontrait que les juges du procès n’avaient eu recours à aucune hypothèse infondée, et que les appréciations de la crédibilité avaient plutôt été effectuées en fonction des parties et des circonstances devant la cour. La jurisprudence dans ce domaine est variable, même volatile, et illustre la nécessité d’une méthode de révision en appel plus uniforme (voir Perkins; Roth; Cepic; J.C.; voir, contra, Pastro, par. 68‑69; R. c. Greif, 2021 BCCA 187, par. 68‑69 (CanLII); Adebogun; R. c. Al‑Rawi, 2021 NSCA 86, 410 C.C.C. (3d) 385; R. c. K.B.W., 2022 SKCA 8; R. c. L.L., 2022 ONCA 50; R. c. Lapierre, 2022 NSCA 12; Kritik‑Langer c. R., 2022 QCCA 657; R. c. Kavanagh, 2022 BCCA 225; R. c. D.B., 2022 SKCA 76, 415 C.C.C. (3d) 455; R. c. S.A., 2022 ONCA 642; R. c. S.M., 2023 ONCA 417).
[87]                        Soit dit en tout respect, la décision de la Cour d’appel dans le cas de M. Tsang illustre la forme d’examen microscopique en appel contre laquelle notre Cour a formulé une mise en garde. La Cour d’appel a ciblé des choix de mots précis, approuvant certaines formulations des conclusions de la juge du procès sur la crédibilité tout en laissant entendre que des choix de mots même légèrement différents auraient été erronés. Par exemple, en statuant que la juge du procès ne s’est pas fondée sur une généralisation préjudiciable lorsqu’elle a refusé de croire que la plaignante avait exprimé physiquement son intérêt envers l’accusé sur la piste de danse, la cour a souligné que la [traduction] « juge du procès n’a pas simplement conclu qu’on “ne pouvait ajouter foi” » à cette idée mais « qu’on ne pouvait y ajouter foi dans les circonstances » (par. 33 (en italique dans l’original)). De même, en approuvant la conclusion de la juge du procès selon laquelle il était peu probable que les parties aient partagé le même verre parce qu’elles ne se connaissaient pas, la cour a conclu : [traduction] « Il importe de souligner [. . .] que la juge du procès n’a pas affirmé que le témoignage de [M. Tsang] voulant qu’ils aient partagé le même verre était “non digne de foi”, il était simplement “peu probable” que cela se soit produit » (par. 40).  
[88]                        La règle proposée risque également de déplacer l’accent que mettent les motifs du juge du procès sur la vraisemblance pour le faire passer à des questions de forme plutôt que de fond, ce qui aurait un effet paralysant sur la rédaction de motifs exhaustifs et francs. Selon la règle, un juge du procès serait autorisé à considérer invraisemblable que x, y, ou z soit arrivé dans les circonstances de l’affaire — mais il ne serait pas autorisé à simplement énoncer la prémisse logique qui sous‑tend cette conclusion d’invraisemblance, de crainte qu’une juridiction d’appel juge cette prémisse « non fondée » sur la preuve au procès. Le baromètre inexprimé à la base de la vraisemblance est une attente généralisée quant à la manière dont les événements tendent à se dérouler et dont les gens tendent à se comporter dans des situations précises, ce qui veut dire que les hypothèses logiques représentent un étalon nécessaire en fonction duquel la vraisemblance d’un récit peut être évaluée. Toutefois, la règle proposée mène les juges à une impasse, car les motifs de ceux‑ci (interprétés de manière fonctionnelle et contextuelle) doivent indiquer à la fois le « résultat » et le « pourquoi » (G.F., par. 68‑70).
[89]                        Cette forme de révision en appel va directement à l’encontre des principes établis et mène à des résultats arbitraires. À mon avis, elle ne sert pas les intérêts de la justice. Dans la mesure où le juge du procès est celui qui a entendu les témoignages, il est le mieux placé pour tirer les conclusions de fait complexes et à multiples facettes qui aboutissent à une appréciation juste et nuancée de la crédibilité. Il convient de faire preuve de déférence envers les appréciations faites par le juge du procès de cette preuve et des mots qu’il a choisis pour les décrire.
[90]                        En général, l’introduction de nouvelles erreurs de droit risque de rompre l’équilibre établi en ce qui concerne les conclusions relatives à la crédibilité et à la fiabilité. La révision fondée sur une erreur de droit peut appeler une réponse du genre « oui‑non » mesurée à l’aune de la norme de la décision correcte, qui ouvre la porte à un examen indûment approfondi des questions dont le juge du procès est régulièrement saisi. Dans une certaine mesure, l’analyse de l’importance associée à la règle interdisant le recours à des hypothèses logiques infondées — selon laquelle l’appelant doit démontrer qu’un tel raisonnement [traduction] « a compté dans la conclusion de fait attaquée » (J.C., par. 100) — atténue le caractère catégorique d’une erreur de droit. J’estime toutefois qu’il demeure préférable de déterminer si une erreur a même été commise selon la norme de l’erreur manifeste et déterminante. Une erreur déterminante est forcément importante, car il faut démontrer qu’elle a influé sur la décision du juge du procès — mais il importe de souligner qu’une erreur déterminante influe non seulement sur une conclusion de fait isolée, qui peut avoir ou non joué sur le résultat, mais aussi sur la décision du juge du procès dans son ensemble. Il ne suffit pas que l’appelant qui invoque une erreur manifeste et déterminante tire sur les feuilles et les branches et laisse l’arbre debout; l’arbre tout entier doit tomber (South Yukon Forest Corp. c. Canada, 2012 CAF 165, par. 46 (CanLII), cité dans Benhaim c. St‑Germain, 2016 CSC 48, [2016] 2 R.C.S. 352, par. 38, et Salomon c. Matte‑Thompson, 2019 CSC 14, [2019] 1 R.C.S. 729, par. 116).
[91]                          Dans l’ensemble, la norme de l’erreur manifeste et déterminante favorise une conception dûment holistique de la révision en appel. En comparaison à la démarche intrusive associée à l’erreur de droit proposée, la norme de l’erreur manifeste et déterminante est beaucoup mieux adaptée à la déférence dont il convient de faire preuve envers les conclusions de fait du juge du procès, y compris les conclusions relatives à la crédibilité et la fiabilité. Il est tout simplement inutile que la Cour approuve une dérogation à cette approche établie — et à plus forte raison une dérogation à ce point importante — en reconnaissant une nouvelle erreur dont les répercussions profondes se propageraient dans tout le droit criminel.
(3)         Résumé
[92]                        Pour les motifs exposés précédemment, la règle proposée interdisant le recours à des hypothèses logiques infondées ne devrait pas être reconnue comme donnant lieu à une erreur de droit. La règle n’est aucunement analogue à l’ensemble des règles de droit qui protègent les plaignantes dans les affaires d’agression sexuelle contre les mythes et stéréotypes, et ne peut pas non plus se justifier comme étant nécessaire pour assurer l’équité envers l’accusé. De plus, elle traite toute hypothèse de fait tirée lors de l’appréciation des témoignages comme une erreur de droit, et représente donc une rupture injustifiée avec les principes bien établis régissant l’appréciation des témoignages et les normes de contrôle en appel.
[93]                        Sans la règle dont il est question, les juridictions d’appel doivent s’en remettre au droit existant et bien établi pour évaluer les appréciations par le juge du procès de la crédibilité ou de la fiabilité. Pour être le plus clair possible, on peut résumer le cadre d’analyse applicable de la façon suivante.
[94]                        En premier lieu, lorsqu’un appelant soutient que le juge du procès a eu recours à tort à une hypothèse « logique » lors de son appréciation des témoignages, la cour chargée de la révision devrait d’abord se demander si l’affirmation contestée est véritablement une hypothèse. Compte tenu de la façon dont les témoins déposent et de la nécessité de lire les motifs du juge du procès dans leur ensemble, ce qui semble être une hypothèse à première vue peut en fait être une conclusion particulière sur le témoin que le juge a tirée à partir de la preuve.
[95]                        En second lieu, une fois convaincue que le juge du procès s’est, dans les faits, fondé sur une hypothèse qui va au‑delà des limites de ce qu’appuient le bon sens et la fonction judiciaire, la cour chargée de la révision devrait établir la norme de contrôle qu’il convient d’appliquer à la portion contestée de l’appréciation par le juge du procès de la crédibilité ou de la fiabilité.
[96]                        La norme de contrôle applicable sera celle de la décision correcte si l’erreur alléguée est une erreur de droit reconnue. Rien dans les présents motifs ne doit être considéré comme limitant la portée des erreurs de droit existantes concernant les appréciations des témoignages que notre Cour a déjà approuvées. De telles erreurs peuvent comprendre le recours aux mythes et stéréotypes à l’endroit des plaignantes dans les affaires d’agression sexuelle, ainsi qu’à des hypothèses déplacées et erronées au sujet des personnes accusées qui sont contraires aux principes fondamentaux comme le droit de garder le silence et la présomption d’innocence. Les appréciations des témoignages peuvent aussi être susceptibles de révision selon la norme de la décision correcte en raison d’une crainte raisonnable de partialité (S. (R.D.), par. 91‑141), au motif qu’une conclusion de fait qui n’est fondée sur aucun élément de preuve a été tirée (R. c. J.M.H., 2011 CSC 45, [2011] 3 R.C.S. 197, par. 25; Schuldt c. La Reine, 1985 CanLII 20 (CSC), [1985] 2 R.C.S. 592, p. 604) et au motif qu’il y a eu prise de connaissance d’office de manière inappropriée (voir, p. ex., R. c. Poperechny, 2020 MBCA 81, 396 C.C.C. (3d) 478). Comme nous l’avons vu, le recours à des stéréotypes autres que les mythes et stéréotypes à l’endroit des personnes plaignantes dans les affaires d’agression sexuelle, mais qui reposent de façon similaire sur des inégalités de traitement, peuvent aussi constituer des erreurs de droit, et toutes les parties peuvent faire valoir de tels arguments dans des affaires futures. La liste d’erreurs de droit n’est pas exhaustive — mais la règle interdisant les hypothèses logiques infondées ne figure pas sur celle‑ci.
[97]                        En l’absence d’une erreur de droit, la norme de contrôle sera celle de l’erreur manifeste et déterminante. La cour chargée de la révision doit d’abord déterminer si le recours erroné à l’hypothèse est manifeste, en ce que cette erreur est « tout à fait évidente », « clairement relevée » ou « évidente » (voir Housen, par. 5‑6; R. c. Clark, 2005 CSC 2, [2005] 1 R.C.S. 6, par. 9; Benhaim, par. 38, citant South Yukon Forest Corp., par. 46). Les erreurs manifestes dans ce contexte comprendront, par exemple, les cas où il est évident que l’hypothèse en question est fausse à sa face même, ou les cas où elle est fausse ou inapplicable à la lumière des autres éléments de preuve retenus ou des conclusions de fait. Bien que le juge du procès soit manifestement le mieux placé pour tirer des conclusions de fait et pour évaluer l’exactitude des généralisations, la cour d’appel peut mettre en balance l’obligation de faire preuve de déférence envers ces conclusions et l’emploi de son propre bon sens pour établir si la présomption était manifestement illogique ou non justifiée de sorte qu’elle constitue une erreur manifeste. Les cours d’appel doivent régulièrement se pencher, par exemple, sur la question de savoir si, « selon la logique et l’expérience humaine », un élément de preuve en particulier était pertinent ou si la conduite après le fait de l’accusé concordait avec celle d’une personne coupable (R. c. Corbett, 1988 CanLII 80 (CSC), [1988] 1 R.C.S. 670, p. 715; voir R. c. White, 2011 CSC 13, [2011] 1 R.C.S. 433, par. 17). Dans le contexte des généralisations de fait, tant que l’évaluation demeure axée sur la question de savoir s’il y avait une erreur manifeste, une telle opération demeure une partie intégrante de la fonction judiciaire d’une cour chargée de la révision.
[98]                        Une fois qu’une erreur manifeste a été décelée, la cour chargée de la révision doit aussi conclure que le recours erroné à l’hypothèse était déterminant, en ce sens qu’il est « démontr[é] qu’[il] a influé sur le résultat » ou qu’il « touche directement à l’issue de l’affaire » (Clark (2005), par. 9; Benhaim, par. 38, citant South Yukon Forest Corp., par. 46). S’il ne peut être démontré que l’erreur était manifeste et déterminante, l’évaluation par le juge du procès de la crédibilité ou de la fiabilité commandera la déférence et il n’y aura aucune raison justifiant une intervention en appel.
[99]                        Étant donné que j’ai conclu que la violation de la règle proposée interdisant le recours à des hypothèses logiques infondées ne devrait pas être reconnue comme une erreur de droit, bon nombre des hypothèses relevées dans les décisions rendues par les juridictions inférieures, y compris celles dans les affaires dont notre Cour est saisie, auraient dû en fait être révisées selon la norme de l’erreur manifeste et déterminante. Une telle approche accorde la déférence qui s’impose aux conclusions de fait du juge du procès et au rôle que joue le bon sens dans son appréciation des témoignages. Par ailleurs, il convient également de souligner que le bon sens n’est pas une expression fourre‑tout qui autorise toute forme de raisonnement, peu importe à quel point il est erroné. Le bon sens n’est pas toujours « bon », n’a pas toujours de « sens » et, pis encore, il peut être fondé sur des faussetés ou des croyances discriminatoires. Cependant, tant et aussi longtemps que le recours au bon sens par le juge du procès est limité comme il se doit par les principes juridiques applicables à la révision en appel en général, il n’y a rien de fondamentalement répréhensible dans son utilisation pour l’appréciation des témoignages. Dans les cas où les limites permises du bon sens ont été outrepassées, une juridiction d’appel peut intervenir. Comme l’a exprimé succinctement le juge d’appel Fitch, dans l’arrêt Pastro (par. 41) :
                        [traduction] Les juges sont autorisés à se fonder sur leur expérience personnelle pour tirer des conclusions relatives à la crédibilité, et il est attendu qu’ils le fassent. Cela comprend nécessairement le fait de tirer des inférences fondées sur le bon sens à partir des faits établis. Les jurés reçoivent régulièrement des directives en ce sens — soit d’en arriver à des conclusions fondées sur le bon sens en fonction des éléments de preuve auxquels ils donnent foi. Lorsqu’il ressort d’un examen de l’ensemble des motifs qu’une appréciation de la crédibilité repose sur la preuve, et est le fruit d’une décision propre aux faits de l’espèce quant à ce que la personne plaignante et la personne accusée ont fait ou n’ont pas fait, rien ne justifie une intervention en appel, en l’absence d’une erreur de fait manifeste et déterminante . . . [Je souligne; références omises.]
IV.         Application
[100]                     Ayant rejeté la règle proposée, je suis d’avis de faire droit aux deux pourvois et de rétablir les déclarations de culpabilité. Dans les deux cas, la Cour d’appel a commis une erreur en ayant recours à la règle interdisant le recours à des hypothèses logiques infondées et en procédant à la révision des généralisations erronées alléguées selon la norme de la décision correcte. Par conséquent, la cour n’a pas procédé à l’analyse contextuelle et fonctionnelle requise, ce qui l’a amenée à infirmer les décisions des juges du procès sans raison valable.
[101]                     Soit dit avec égards, l’approche de la Cour d’appel dans les deux affaires témoigne des problèmes fondamentaux concernant la règle interdisant le recours à des hypothèses logiques infondées. La règle invitait la cour à décortiquer les motifs des juges du procès afin de déceler toute hypothèse formulée dans leurs appréciations de la crédibilité et de la fiabilité, ce qui a eu l’effet malencontreux que des phrases précises utilisées par les juges du procès ont été identifiées à tort comme des « hypothèses », et ces conclusions ont été dissociées de leur contexte et des motifs dans leur ensemble. En allant encore plus loin et en élevant les hypothèses alléguées au rang d’erreurs de droit, la cour a appliqué la mauvaise norme de contrôle. Par conséquent, dans les deux cas, bon nombre des hypothèses cernées par la cour n’en étaient pas du tout, ou étaient des conclusions de fait ordinaires susceptibles de révision selon la norme de l’erreur manifeste et déterminante.
A.           Monsieur Kruk
[102]                     Dans le cas de M. Kruk, la Cour d’appel a eu tort de conclure que le juge du procès avait eu recours à un raisonnement conjectural lorsqu’il a retenu le témoignage de la plaignante sur la base de son observation selon laquelle il « est extrêmement improbable qu’une femme se trompe sur [la] sensation [d’avoir un pénis en elle] » (motifs de première instance, par. 68 (je souligne)). Dans ce contexte, il est clair que l’affirmation contestée, quoique peut‑être formulée de façon maladroite, n’était en fait pas une généralisation du tout, mais l’expression précise de la réponse du juge à une théorie de la défense.
[103]                     Premièrement, dans son analyse de l’énoncé en cause, la Cour d’appel a commis une erreur en ne tenant pas compte de l’ensemble des conclusions du juge. La cour a fait remarquer que le juge du procès avait [traduction] « rejeté d’importantes parties du témoignage de M. Kruk » — notamment ses affirmations portant qu’il avait donné son adresse aux parents de la plaignante, que la plaignante s’était débarrassé de son pantalon et qu’il n’avait pas joint la mère de la plaignante par la suite seulement parce que son téléphone était déchargé —, et que le juge avait relevé des incohérences entre le témoignage de M. Kruk et sa déclaration antérieure à la police (par. 28‑29). La cour a aussi reconnu que malgré les préoccupations du juge du procès concernant la fiabilité de la plaignante en raison de son état d’ébriété, celui-ci avait accepté sa [traduction] « déclaration principale » selon laquelle elle s’était réveillée avec le pénis de M. Kruk en elle, ainsi que la preuve circonstancielle à l’appui de cette déclaration (par. 30‑32). Toutefois, ces mêmes conclusions semblent n’avoir joué aucun rôle dans l’analyse de la cour. Malgré qu’elle ait noté d’emblée que, en plus de la fiabilité de la plaignante, la crédibilité de M. Kruk était une question fondamentale de l’affaire, l’analyse de la cour s’est attachée uniquement à la question de la fiabilité de la plaignante, à l’acceptation par le juge de l’allégation d’agression sexuelle de celle-ci et à l’unique affirmation contestée figurant au par. 68 des motifs de première instance : « Il est extrêmement improbable qu’une femme se trompe sur cette sensation. » La Cour d’appel a qualifié cette affirmation de [traduction] « raison principale » pour laquelle le juge du procès a retenu le témoignage de la plaignante — le « pourquoi » du jugement (par. 63 et 65 (italique omis)) — alors que c’était le par. 68 des motifs de première instance dans leur ensemble, conjointement aux conclusions défavorables tirées par le juge sur la crédibilité de M. Kruk et aux observations qu’il a faites aux par. 69‑70 des motifs de première instance suivant lesquelles la preuve circonstancielle concordait avec le fait qu’un rapport sexuel avait eu lieu, qui expliquait en fait « pourquoi » M. Kruk devrait être reconnu coupable.
[104]                     Dans le même ordre d’idées, la Cour d’appel a aussi omis de tenir dûment compte des conclusions précises tirées par le juge sur la crédibilité de M. Kruk. Bien que ces conclusions aient été brièvement reconnues ailleurs, l’analyse par la cour des erreurs du juge du procès ne comporte aucune mention du fait que celui-ci a qualifié de [traduction] « fort improbable » l’explication de M. Kruk suivant laquelle la plaignante s’est débarrassé de son pantalon, ni de la conclusion que M. Kruk a menti à la police à propos d’un fait extrêmement important : il portait un maillot de bain, et aucun chandail, lorsque le père de la plaignante est arrivé pour venir la chercher (motifs de première instance, par. 60 et 63). La cour ne tient pas non plus compte du fait que l’omission de M. Kruk de communiquer avec la mère de la plaignante [traduction] « ne cadrait pas avec [son] désir [exprimé] de se débarrasser de la plaignante mais cadrait peut‑être avec une autre motivation de sa part » (motifs de première instance, par. 67). Ces conclusions importantes font partie intégrante du constat de culpabilité auquel est arrivé le juge et servaient à contextualiser la déclaration contestée sur le fait que la plaignante — « une femme » — ne se trompait pas au sujet de la sensation de la pénétration. À mon humble avis, cette déclaration n’était qu’une simple expression du raisonnement du juge du procès plutôt qu’un recours à une généralisation erronée.
[105]                     Si l’on considère la question dans son ensemble et en contexte, le juge du procès n’a pas rejeté la thèse de la défense en raison de l’hypothèse selon laquelle aucune femme ne se tromperait, mais plutôt parce qu’il a retenu le témoignage de la plaignante selon lequel elle ne se trompait pas. Malgré l’état d’ébriété de la plaignante, il a conclu que son témoignage sur la question importante de savoir s’il y avait eu pénétration péno‑vaginale était fiable et donc suffisant pour justifier une déclaration de culpabilité. Le juge du procès a abordé cette thèse au par. 68 de ses motifs, reconnaissant que la réponse à la question de savoir si l’infraction avait été prouvée hors de tout doute raisonnable reposait sur la déclaration principale de la plaignante selon laquelle elle a senti le pénis de M. Kruk dans son vagin. Il a ajouté (au par. 68) :
                  Le témoignage [de la plaignante] est dépourvu de détail, mais elle soutient être certaine de ne pas se tromper. Elle a affirmé qu’elle avait senti le pénis de [M. Kruk] en elle et qu’elle savait ce qu’elle ressentait. Bref, son sens du toucher était sollicité. Il est extrêmement improbable qu’une femme se trompe sur cette sensation.
[106]                     Une lecture fonctionnelle et contextuelle de ce passage des motifs de première instance démontre que l’énoncé contesté était non pas une hypothèse ou une « conjecture » inappropriée, comme l’a qualifié la Cour d’appel, mais une réponse à la thèse avancée par la défense dans sa plaidoirie finale : soit celle voulant que la plaignante, quoique sincère, se soit trompée au sujet de la sensation physique d’une pénétration péno-vaginale en raison de son état d’ébriété et de son état de panique à son réveil, qui l’ont amenée à supposer le pire.
[107]                     Même en acceptant la possibilité que le juge du procès se soit fondé sur une hypothèse pour tirer cette conclusion, la Cour d’appel a commis une erreur en examinant cette hypothèse selon la norme de la décision correcte en s’appuyant sur la règle proposée interdisant le recours à des hypothèses logiques infondées. La norme de contrôle qu’il convenait d’appliquer était celle de l’erreur manifeste et déterminante. À cet égard, le juge du procès a gardé à l’esprit que, selon le bon sens, il est extrêmement improbable qu’une personne se trompe au sujet de la sensation d’une pénétration péno-vaginale. Cette hypothèse n’est pas erronée en ce sens qu’elle est fausse ou inexacte. Il s’agissait d’une hypothèse admissible à l’aune de laquelle il convenait d’examiner le témoignage de la plaignante suivant lequel elle était certaine de ce qu’elle ressentait. Elle ne révèle aucune erreur manifeste ou déterminante.
[108]                     La Cour d’appel a aussi estimé que la conclusion du juge du procès concernant la perception de la plaignante quant à la pénétration péno-vaginale ne relevait pas de la connaissance d’office, puisqu’elle faisait intervenir des questions « de neurologie (le fonctionnement du système sensoriel du corps humain), de physiologie (l’effet de l’alcool sur la perception, la mémoire et le système sensoriel du corps humain) et de psychiatrie (l’effet de l’alcool ou d’un traumatisme sur la perception et la mémoire) » (par. 67). Soit dit en tout respect, l’analyse de la cour sur ce point illustre les conséquences potentiellement absurdes de la règle interdisant le recours à des hypothèses logiques infondées. Il est impensable que des questions de neurologie, de physiologie ou de psychiatrie seraient soulevées lorsqu’un témoin en état d’ébriété au moment des faits affirme être certain d’avoir été agressé physiquement d’une autre manière, comme un coup de poing au visage ou un coup de pied aux tibias, de sorte qu’une preuve d’expert serait nécessaire pour étayer ce témoignage — pourtant, c’est justement le type de preuve qui, selon ce qu’a laissé entendre la cour, était nécessaire pour que le juge du procès tire la conclusion qu’il a tirée dans le contexte d’une pénétration péno‑vaginale. Même si l’on fait abstraction des difficultés pratiques qu’il y a à trouver des experts disposés et aptes à témoigner sur de telles questions, de tels témoignages ne sont tout simplement pas nécessaires pour établir ce que le juge du procès a déterminé qu’il s’était produit, après avoir entendu la déposition de la plaignante et l’avoir considérée à la lumière de tous les autres éléments de preuve.
[109]                     Lorsqu’une personne ayant un vagin témoigne de manière crédible et avec certitude avoir ressenti une pénétration péno-vaginale, le juge du procès doit pouvoir conclure qu’il est peu probable qu’elle se trompe. Bien que le choix du juge du procès d’utiliser les mots « une femme » puisse avoir été regrettable et causé de la confusion, dans le contexte, il est clair que le juge estimait qu’il était extrêmement improbable que la plaignante se trompe à propos de la sensation d’une pénétration péno-vaginale parce que les gens, même en état d’ébriété, ne se trompent généralement pas au sujet de cette sensation. Autrement dit, la conclusion du juge reposait sur son appréciation du témoignage de la plaignante. La Cour d’appel a commis une erreur en concluant autrement.
B.            Monsieur Tsang
[110]                     Dans le cas de M. Tsang, la Cour d’appel a fait erreur en concluant que l’appréciation par la juge de la crédibilité de l’accusé et de la plaignante était irrémédiablement viciée par trois hypothèses infondées importantes au sujet d’un comportement normal : une personne ne demanderait pas « de but en blanc » à recevoir une fessée; une personne contrôlante ne s’abstiendrait pas de se livrer à des rapports sexuels vaginaux parce qu’elle n’a pas pu trouver de condom; et une personne ne quitterait pas abruptement quelqu’un avec qui elle vient d’avoir des rapports sexuels consensuels. Encore une fois, les deux premières hypothèses étaient, en fait, non pas des hypothèses mais des énoncés qui reflétaient le raisonnement et les conclusions de fait de la juge du procès. La troisième hypothèse, quoique véritablement une hypothèse qui était manifestement incorrecte, n’était pas déterminante parce qu’elle n’a pas eu d’incidence sur le fond du constat de culpabilité auquel est arrivée la juge du procès.
[111]                     À titre d’observation générale, tout comme c’était le cas dans le pourvoi de M. Kruk, la Cour d’appel a fait erreur en ne tenant pas compte de l’ensemble des motifs de la juge du procès lorsqu’elle a effectué son examen. Au début de son analyse, la cour a affirmé au par. 29 avoir [traduction] « porté toute [son] attention » sur l’appréciation par la juge du procès de la crédibilité de la plaignante et de celle de M. Tsang, aux par. 117-158 de ses motifs. Si les paragraphes identifiés comprennent toute l’analyse de la crédibilité effectuée par la juge du procès, l’évaluation qu’a faite la cour de chaque erreur reprochée avait une portée plus limitée. En particulier, la cour a segmenté artificiellement ce qui s’était produit dans la voiture de ce qui était arrivé plus tôt dans la soirée et n’a donc pas considéré l’analyse de la juge dans son ensemble.
[112]                     Cela ressort particulièrement de la conclusion de la cour selon laquelle la juge du procès a rejeté le témoignage de M. Tsang concernant ce qui s’était passé dans la voiture, le lieu de l’agression reprochée, sur la base d’hypothèses infondées. La cour a explicitement statué que la conclusion antérieure de la juge du procès, selon laquelle M. Tsang n’avait pas dit la vérité à propos de ce qui s’était passé lors de l’après‑fête à la boîte de nuit, avait [traduction] « inévitablement influencé son appréciation du témoignage de [M. Tsang] au sujet de qui est arrivé par la suite », mais la cour n’était pas disposée à conclure que la rebuffade de M. Tsang ayant eu lieu plus tôt « avait pesé lourd dans le rejet par la juge du procès » du témoignage de celui‑ci sur ce qui s’était passé dans la voiture (par. 45). Autrement dit, la cour a fait abstraction des conclusions défavorables sur la crédibilité de M. Tsang tirées par la juge du procès (motifs de première instance, par. 118‑123).
[113]                     La cour a également segmenté le témoignage de la plaignante. Elle a pris acte de la conclusion de la juge selon laquelle la plaignante n’avait aucun intérêt envers M. Tsang lorsqu’ils étaient à la boîte de nuit, mais elle a ensuite qualifié les [traduction] « préliminaires sexuels » qui ont eu lieu dans la voiture d’« écart marqué par rapport à son comportement antérieur », faisant remarquer que la « résistance de la plaignante aux avances de [M. Tsang] a manifestement diminué lorsqu’ils se sont rendus au terrain de stationnement » (par. 52). Par conséquent, la cour a conclu que [traduction] « la conduite de la plaignante plus tôt dans la soirée ne saurait fournir une assise fiable pour tirer des conclusions au sujet d’un comportement dénotant un consentement dans la voiture garée » (par. 52). Bien que ce ne soit pas la principale question du présent pourvoi, je souligne que ce faisant, la cour a irrégulièrement soupesé à nouveau la preuve pour arriver à sa propre conclusion concernant la preuve qui pourrait fournir une « assise fiable » pour les conclusions subséquentes de la juge.
[114]                     Cette description du comportement de la plaignante dans la voiture comme un « écart marqué » néglige l’élément central de son témoignage : [traduction] « . . . elle faisait de la gestion de risque » et a choisi de rester dans la voiture parce qu’elle était « légèrement vêtue » et ne se sentait pas à l’aise de marcher jusque chez elle dans un quartier à problèmes où se fait le commerce du sexe (motifs de première instance, par. 53). Elle a décidé de prendre place sur le siège arrière de la voiture pour embrasser M. Tsang, même si le bout de son pénis était exposé, parce que : [traduction] « . . . ils avaient des amis en commun et elle croyait avoir une idée générale de qui il était. Elle a affirmé qu’un homme pourrait simplement l’enlever dans la rue, ou qu’elle pouvait rester avec un gars qu’elle croyait connaître. Elle pensait que ce serait peut‑être légèrement plus sûr de donner à M. Tsang un peu de ce qu’il voulait en l’embrassant » (par. 54 (je souligne)).
[115]                     L’analyse de la juge du procès tenait compte de cet aspect du témoignage de la plaignante. En examinant le témoignage selon lequel la plaignante s’était assise sur les genoux de M. Tsang à la boîte de nuit, la juge a cité l’affirmation de celle‑ci portant qu’il [traduction] « faut choisir ses batailles » (par. 141). Puis, en considérant le fait que la plaignante a demandé à M. Tsang d’entrer dans un terrain de stationnement, la juge a fait remarquer que la plaignante [traduction] « a évalué les possibilités qui s’offraient à elle dans son état d’ivresse et a décidé de rester avec un homme qu’elle ne percevait pas comme une menace pour elle ce soir‑là, plutôt que de retourner chez elle à pied vêtue comme elle l’était dans un quartier qui lui paraissait dangereux » (par. 143). En estimant que le comportement de la plaignante était un « écart marqué », la Cour d’appel n’a pas fait preuve de la déférence qui s’imposait à l’égard des conclusions de la juge du procès à propos de ce qui s’était passé plus tôt dans la soirée, ainsi qu’à l’égard du recours par celle-ci à ces conclusions pour apprécier le témoignage au sujet de ce qui s’était passé dans la voiture, et elle a indûment apprécié à nouveau la preuve.
[116]                     Tout comme dans le cas de M. Kruk, l’approche qu’a adoptée la cour pour examiner les motifs l’a détournée du droit chemin. Lorsque je prends les motifs de la juge du procès globalement et dans leur contexte, j’estime que les deux premières « hypothèses » identifiées par la Cour d’appel n’étaient pas du tout des hypothèses, et que la troisième hypothèse ne constituait pas une erreur déterminante.
[117]                     Pour ce qui est de la première hypothèse alléguée, la Cour d’appel a jugé que deux paragraphes en particulier étaient problématiques :
                        [traduction] Bien que j’accepte le témoignage de M. Tsang suivant lequel [la plaignante] a pris place sur le siège arrière avec lui et a consenti à se livrer à des préliminaires sexuels, il n’est pas crédible que [la plaignante] lui ait demandé de lui administrer une fessée. En outre, étant donné le déroulement du rapport jusqu’à ce moment‑là sur le siège arrière, il serait fantaisiste et infondé de la part de M. Tsang de croire que [la plaignante] se préparait à se livrer à des actes sexuels brutaux avec lui. Les commentaires qu’il a énoncés semblaient inventés, comme s’il décrivait la manière dont pareil rapport pourrait se dérouler selon lui, au lieu de dire ce qui s’était réellement passé dans le terrain de stationnement cette nuit‑là.
                    . . .
                        . . . le témoignage de M. Tsang selon lequel il s’agissait de rapports consensuels sonne creux de l’avis de la Cour. Son témoignage à propos des choses qu’il a dites à [la plaignante] et de ce qu’elle lui a dit semblait tiré d’un scénario pornographique qui n’avait rien à voir avec le déroulement de leur rapport jusqu’à ce moment‑là.
                    (motifs de première instance, par. 126 et 148)
[118]                     La Cour d’appel a décrit la conclusion de la juge du procès selon laquelle il n’était pas crédible que la plaignante ait demandé de recevoir une fessée comme [traduction] « une simple affirmation non fondée sur quelque preuve que ce soit », jugeant que la « raison première » de la juge du procès pour rejeter la conclusion semblait être « simplement qu’elle n’est “pas crédible” » (par. 48‑49). La cour a ensuite souligné que, en l’absence d’éléments de preuve extrinsèques à l’appui, la conclusion de la juge du procès au sujet de la fessée ne pouvait [traduction] « qu’être fondée sur une hypothèse au sujet de l’activité à laquelle [la plaignante] se serait livrée de son plein gré après avoir participé de son plein gré à des préliminaires sexuels », et que « des hypothèses implicites et infondées à propos d’un “comportement normal” » avaient donc influé sur l’appréciation par la juge du procès de la preuve à cet égard (par. 53).
[119]                     Bien que la Cour d’appel ait semblé se soucier de trouver des éléments de preuve dans le dossier à l’appui de la conclusion de la juge du procès, elle a simultanément fait abstraction du fait que l’appréciation par cette dernière de la déposition de la plaignante était fondée sur un dossier qui, lorsqu’évalué dans son ensemble, contenait la preuve même qui était nécessaire pour contextualiser cette conclusion. Même s’il n’y avait manifestement aucune preuve concernant les activités auxquelles la plaignante se serait livrée de son plein gré après des préliminaires sexuels, cette dernière a expressément affirmé qu’elle n’avait pas accepté de recevoir une fessée et n’avait pas demandé à l’accusé d’avoir avec elle des rapports sexuels brutaux. Cette preuve constituait la toile de fond des conclusions relatives à la crédibilité, qui figurent aux par. 117-158 des motifs de la juge du procès, ainsi que de sa décision finale de rejeter la version de l’accusé au motif qu’elle était inventée de toutes pièces. Tout comme dans le pourvoi de M. Kruk, le raisonnement de la Cour d’appel dans ce contexte témoigne des problèmes fondamentaux concernant la règle proposée interdisant les hypothèses logiques infondées : en cherchant des sources extrinsèques à l’appui des généralisations, les juridictions d’appel risquent de ne pas remarquer les éléments de preuve qui se trouvent vraiment dans le dossier.
[120]                     La conclusion de la juge du procès portant qu’il était peu crédible que la plaignante demande de recevoir une fessée ou d’avoir des rapports sexuels brutaux doit aussi être comprise dans le contexte plus large de l’ensemble de la preuve, selon lequel la plaignante ne s’intéressait pas à M. Tsang, mais a effectué une analyse du risque et a consenti à une activité sexuelle limitée dans la voiture — soit des baisers, mais rien de plus. La conclusion de la juge du procès à cet égard était fondée sur son appréciation du témoignage de M. Tsang, qu’elle a jugé inventé de toutes pièces : sa remarque selon laquelle celui‑ci donnait l’impression « qu’il décrivait la manière dont pareil rapport pourrait se dérouler selon lui » explique pourquoi elle a conclu que le témoignage de M. Tsang portant que la plaignante lui avait demandé de lui donner une fessée n’était pas crédible (par. 126). Bref, la juge a accepté le témoignage de la plaignante selon lequel elle n’avait pas formulé une telle demande ou consenti à des actes sexuels — brutaux ou autres — et a rejeté le témoignage de M. Tsang. Sa conclusion ne reposait pas sur une hypothèse; elle était plutôt le reflet de son appréciation du témoignage direct des deux témoins clés.
[121]                     En ce qui a trait à la deuxième hypothèse alléguée, la Cour d’appel a statué que la juge du procès avait commis une erreur en concluant que l’affirmation de M. Tsang selon laquelle [traduction] « l’absence de condom dans sa voiture avait eu raison de sa motivation à avoir des relations sexuelles vaginales, alors qu’il avait un condom à sa disposition, a été créée de toutes pièces [et] contredit le degré de contrôle qu’il a exercé tant ce soir‑là qu’à l’audience » (motifs de première instance, par. 129). La Cour d’appel a jugé que cette conclusion était [traduction] « problèmatique » et fondée sur une hypothèse selon laquelle une personne contrôlante ne s’abstiendrait pas d’avoir des relations sexuelles non protégées (par. 64‑65).
[122]                     Le témoignage de M. Tsang n’a pas été apprécié en fonction de l’hypothèse quant à savoir si les personnes contrôlantes s’abstiendraient d’avoir des relations sexuelles sans condom — son témoignage à ce sujet était plutôt incompatible avec les autres conclusions de la juge, et n’a donc pas été cru. Interprétée correctement, la conclusion de la juge était que l’accusé lui‑même était contrôlant et n’avait pas respecté les souhaits de la plaignante, une conclusion qu’elle pouvait tirer selon la Cour d’appel. Plus particulièrement, la juge a conclu que M. Tsang avait, à divers moments, exercé un contrôle en ne tenant pas compte des souhaits de la plaignante et de son amie, notamment en insistant pour que les femmes boivent à la boîte de nuit et laissent leurs sacs dans sa voiture. À la lumière de ces conclusions, la juge a estimé que le témoignage de M. Tsang selon lequel il n’avait pas eu de rapports sexuels, parce que la plaignante lui avait demandé s’il avait un condom et qu’il n’avait pas pu en trouver un, n’était pas digne de foi. Comme la Cour d’appel a isolé artificiellement les conclusions relatives à ce qui s’était passé dans la voiture de celles relatives à ce qui s’était passé dans la boîte de nuit, elle n’a pas pris correctement en compte ces autres conclusions et a donc tiré la conclusion erronée que la juge avait formulé une hypothèse.
[123]                     La troisième hypothèse recensée par la Cour d’appel porte sur l’appréciation par la juge du fait que M. Tsang a quitté rapidement les lieux après avoir déposé la plaignante. La juge a formulé les remarques suivantes :
                    [traduction] Son manque d’intérêt [. . .] face à l’invitation de [la plaignante] à se revoir contredit son témoignage qu’ils avaient simplement passé un bon moment, mais est plutôt compatible avec une rencontre non consensuelle où il avait obtenu ce qu’il voulait sans égard pour elle et avait ensuite détalé.
                    . . .
                        Le témoignage de M. Tsang concorde avec celui de [la plaignante] et de [l’amie de celle‑ci] selon lequel il est parti en trombe dès que [la plaignante] est sortie de sa voiture et qu’il ne l’a pas regardée entrer dans la maison. J’estime que ce fait s’accorde davantage avec l’affirmation de [la plaignante] selon laquelle il s’agissait de relations sexuelles non consensuelles qu’avec la version de M. Tsang de ce qui venait de se passer. Il est parti en trombe à cause de ce qu’il venait de lui faire vivre et parce qu’elle ne représentait rien pour lui. Ses agissements ne concordent pas avec son témoignage selon lequel il voulait lui donner du plaisir ce soir‑là. [par. 131 et 153]
[124]                     Je reconnais que la juge a commis une erreur ici en se fondant sur une hypothèse portant que les gens ne partent pas rapidement après avoir eu des rapports sexuels consensuels. Toutefois, sans la règle interdisant les hypothèses logiques infondées en jeu, cette hypothèse doit encore une fois être appréciée selon la norme de l’erreur manifeste et déterminante. Il s’agit de la norme que la Cour d’appel aurait dû appliquer, et si elle l’avait fait, elle n’aurait trouvé aucune erreur susceptible de révision.
[125]                     J’accepte que l’inexactitude de cette hypothèse est manifeste, car elle est de toute évidence fausse et facilement observable. La décision après le fait de M. Tsang de quitter les lieux rapidement n’est ni compatible ni incompatible avec le fait qu’une agression sexuelle a eu lieu. Logiquement, la vitesse à laquelle une personne quitte les lieux après une activité sexuelle n’a généralement aucune incidence que ce soit sur la question de savoir si l’activité était consensuelle ou non. On pourrait penser à une foule de raisons pour lesquelles une personne comme M. Tsang pourrait vouloir ou devoir quitter rapidement les lieux après un rapport sexuel consensuel — notamment des raisons qui n’ont absolument rien à voir avec l’activité sexuelle en tant que telle, comme la nécessité de rentrer à la maison en raison de l’heure avancée de la nuit. Il y a aussi de nombreuses raisons pour lesquelles une personne qui commet une agression sexuelle pourrait insister pour rester sur les lieux plus longtemps une fois l’agression terminée — par exemple, afin de s’assurer que la plaignante ne dise rien à d’autres personnes au sujet de ce qui s’est passé. Dans le contexte de la présente affaire, le fait que M. Tsang soit parti en trombe dès que la plaignante est sortie de sa voiture et « ne l’a pas regardée entrer dans la maison » (par. 153) n’a rien à avoir avec la question de savoir si la plaignante avait consenti à l’activité sexuelle plus tôt ce soir‑là. Je reconnais que le recours de la juge du procès à cette généralisation était une erreur manifeste.
[126]                     Toutefois, l’hypothèse n’est pas déterminante. Même si elle a fait partie de l’appréciation par la juge du témoignage de M. Tsang et qu’elle a contribué à sa conclusion que ce dernier était un témoin non‑crédible qui [traduction] « a livré un récit inventé de toutes pièces et invraisemblable » (par. 156), l’hypothèse elle‑même n’était pas un élément essentiel de la décision de la juge du procès de déclarer M. Tsang coupable. Compte tenu de toutes les autres conclusions défavorables quant à la crédibilité de M. Tsang, je n’ai absolument aucun doute que la juge ne l’aurait pas cru même sans cette hypothèse. En outre, puisque la juge a conclu à la crédibilité et à la fiabilité de la plaignante, je n’ai aucun doute qu’elle aurait tout de même déclaré M. Tsang coupable d’agression sexuelle.
V.           Dispositif
[127]                     Je suis d’avis d’accueillir les deux pourvois, d’annuler les ordonnances rendues par la Cour d’appel de la Colombie‑Britannique et de rétablir les déclarations de culpabilité.
                  Version française des motifs rendus par
                  Le juge Rowe —
                                             TABLE DES MATIÈRES
 

Paragraphe

I.      Aperçu

128

II.   Contexte jurisprudentiel

134

III.   Principes applicables au processus de recherche des faits

141

A.   Concepts fondamentaux

142

B.   Les attentes généralisées dans le processus de recherche des faits

151

IV.  Cadre applicable à l’examen en appel du recours par le juge du procès à des attentes généralisées dans le processus de recherche des faits

160

A.   Le juge du procès s’est-il appuyé sur une attente généralisée dans son raisonnement?

165

(1)      Gravité de l’erreur et application de la disposition réparatrice

171

B.   Si le juge du procès s’est appuyé sur une attente généralisée, cette attente était-elle raisonnable?

181

(1)      Question de droit ou question de fait?

190

(2)      Les « règles » établies dans l’arrêt J.C.

209

C.   Le juge du procès s’est-il fondé sur une attente généralisée comme s’il s’agissait en soi d’un fait déterminant et incontestable?

214

V.   Application aux présents pourvois

220

A.   Monsieur Kruk

221

B.   Monsieur Tsang

233

(1)      Une personne ne demanderait pas « de but en blanc » à recevoir une fessée pendant des préliminaires sexuels

236

(2)      Une personne contrôlante ne s’abstiendrait pas d’avoir des relations sexuelles vaginales parce qu’elle n’a pas de condom

240

(3)      Une personne ne quitterait pas abruptement et cavalièrement la personne avec laquelle elle vient d’avoir des rapports sexuels consensuels

245

VI.   Dispositif

249

Annexe

 

 

 

I.               Aperçu
[128]                     Les deux présents pourvois posent la question de savoir comment les juridictions d’appel devraient examiner le recours par les juges de première instance à des attentes généralisées fondées sur le bon sens et l’expérience humaine dans le cadre du processus d’appréciation des faits. Dans les deux affaires, l’accusé avait été reconnu coupable, à l’issue de son procès devant juge seul, d’un chef d’agression sexuelle. Cependant, dans chaque cas, la Cour d’appel de la Colombie‑Britannique a ordonné à l’unanimité la tenue d’un nouveau procès au motif que le ou la juge du procès avait commis une erreur en se fondant sur des attentes généralisées concernant les perceptions ou les comportements humains. La Couronne se pourvoit devant notre Cour, cherchant à faire rétablir les verdicts de culpabilité.
[129]                     Les attentes généralisées fondées sur le bon sens et l’expérience humaine jouent un rôle indispensable dans le processus d’appréciation des faits par les juges. Elles servent de point de référence logique pour comparer les éléments de preuve afin de tirer des conclusions de la preuve circonstancielle ou de juger de la crédibilité d’un témoin. Or, les cours d’appel intermédiaires s’interrogent de plus en plus sur les limites de cette méthode. Dans les présents motifs, je propose trois questions que devrait se poser une juridiction d’appel lorsqu’il est allégué que le juge du procès aurait commis une erreur de droit dans son raisonnement en se fondant sur des attentes généralisées dans le processus de recherche des faits.
[130]                     Premièrement, le juge du procès s’est‑il appuyé sur une attente généralisée dans son raisonnement? Souvent, une conclusion factuelle peut sembler refléter une attente généralisée, alors que, en réalité, le juge ne s’est pas appuyé sur une telle attente, ayant plutôt fondé sa conclusion sur les éléments de preuve ou sur les faits qu’il a retenus au procès. Cela dit, même si la juridiction d’appel estime que le juge du procès s’est bel et bien fondé sur une attente généralisée, cela ne signifie pas qu’une erreur de droit a été commise, et elle doit poursuivre l’analyse en passant à la deuxième question. En revanche, si la juridiction d’appel conclut que le juge ne s’est pas fondé sur une attente généralisée, sa recherche d’une éventuelle erreur dans le cadre de cette analyse s’arrête là.
[131]                     Deuxièmement, si le juge du procès s’est appuyé sur une attente généralisée, cette attente était‑elle raisonnable? Selon moi, le juge qui se fonde sur une attente généralisée déraisonnable pour apprécier la preuve commet une erreur de droit. Dans un procès criminel, on ne peut légitimement évaluer et interpréter la preuve en se fondant sur des attentes généralisées déraisonnables sous prétexte qu’elles sont fondées sur le bon sens ou l’expérience humaine collective. Les attentes généralisées déraisonnables ne se limitent pas à ce qu’on pourrait considérer comme des « mythes » ou des « stéréotypes » ou au contexte des procès pour agressions sexuelles, mais peuvent survenir tout au long du processus de recherche des faits dans n’importe quel procès pénal. La confiance du public dans l’administration de la justice et dans le processus d’appréciation des faits par le juge de première instance exige que les juridictions d’appel soient en mesure d’intervenir lorsque ce dernier a eu recours à des attentes généralisées qui ne correspondent pas raisonnablement à ce qu’on considère comme vrai dans la plupart des circonstances et qui ne constituent pas un point de référence fiable pour évaluer la preuve.
[132]                     Troisièmement, le juge du procès s’est‑il fondé sur une attente généralisée comme s’il s’agissait d’un fait déterminant et incontestable? Bien que le juge du procès dispose d’une latitude considérable pour se servir d’attentes généralisées raisonnables comme points de référence lorsqu’il apprécie la preuve, de telles attentes ne sauraient remplacer la preuve. Commet une erreur de droit le juge qui ne tient pas compte de l’ensemble de la preuve pour trancher la question fondamentale de la culpabilité ou de l’innocence de l’accusé ou qui tire une conclusion de fait en l’absence de preuve. En réalité, le juge du procès qui s’appuie sur une attente généralisée comme s’il s’agissait en soi d’une conclusion de fait en prend connaissance d’office, ce qui commande l’application d’un test rigoureux.
[133]                     Appliquant ces principes aux présents pourvois, je suis d’avis d’accueillir les pourvois et de rétablir les verdicts de culpabilité. Dans la cause de M. Kruk, le juge du procès s’est appuyé sur une attente généralisée concernant la probabilité qu’une femme se méprenne au sujet d’un épisode de contacts physiques envahissants (2020 BCSC 1480). Il s’agissait d’une attente raisonnable concernant la perception générale chez les êtres humains. Le juge du procès n’a pas considéré cette perception comme un fait incontestable. Il s’en est plutôt servi comme point de référence pour apprécier le témoignage de la plaignante à la lumière de l’ensemble de la preuve. Il n’y avait donc aucun motif justifiant l’intervention de la Cour d’appel. Dans la cause de M. Tsang, la Cour d’appel a considéré à tort que la juge du procès s’était fondée sur une attente généralisée à deux reprises alors que, en réalité, elle évaluait l’ensemble de la preuve. La Cour d’appel s’est par conséquent estimée autorisée à sortir du cadre de ses attributions pour procéder à un réexamen de la preuve. Dans un cas, la juge du procès s’était effectivement trompée en se fondant sur une attente déraisonnable concernant la façon dont les gens se comportent habituellement après avoir eu des rapports sexuels consensuels. Toutefois, puisque cette erreur a pu n’avoir aucune incidence sur le verdict, j’aurais été d’avis de confirmer le verdict de culpabilité en vertu de la disposition réparatrice du sous‑al. 686(1)b)(iii) du Code criminel, L.R.C. 1985, c. C‑46.
II.            Contexte jurisprudentiel
[134]                     Les deux décisions visées par les présents pourvois font partie d’une série de décisions récentes rendues par des cours d’appel intermédiaires sur le recours par les juges du procès, dans le processus de recherche des faits, à des concepts comme « le bon sens », « l’expérience humaine », « la logique », « les généralisations », « les hypothèses », « les mythes » et « les stéréotypes ». Ces questions sont devenues de plus en plus fréquentes dans les appels de verdicts en matière d’agression sexuelle, qu’il s’agisse d’acquittements ou de déclarations de culpabilité (voir, p. ex., R. c. Kodwat, 2017 YKCA 11; R. c. A.R.D., 2017 ABCA 237, 422 D.L.R. (4th) 471, (« A.R.D. »), conf. par R. c. A.R.J.D., 2018 CSC 6, [2018] 1 R.C.S. 218 (« A.R.J.D. »); R. c. Quartey, 2018 ABCA 12, 430 D.L.R. (4th) 381, conf. par 2018 CSC 59, [2018] 3 R.C.S. 687; R. c. Kiss, 2018 ONCA 184; R. c. L. (J.), 2018 ONCA 756, 143 O.R. (3d) 170; R. c. Paulos, 2018 ABCA 433, 79 Alta. L.R. (6th) 33; R. c. A. (A.B.), 2019 ONCA 124, 145 O.R. (3d) 634; R. c. F.B.P., 2019 ONCA 157; R. c. Cepic, 2019 ONCA 541, 376 C.C.C. (3d) 286; R. c. Pilkington, 2019 BCCA 374; R. c. Percy, 2020 NSCA 11, 61 C.R. (7th) 7; R. c. Roth, 2020 BCCA 240, 66 C.R. (7th) 107; R. c. Delmas, 2020 ABCA 152, 452 D.L.R. (4th) 375, conf. par 2020 CSC 39, [2020] 3 R.C.S. 780; R. c. Pastro, 2021 BCCA 149, 71 C.R. (7th) 296). Diverses tentatives ont été faites pour définir les principes que les juridictions d’appel devraient appliquer pour aborder ces questions. Or, aucune solution cohérente n’a encore été proposée.
[135]                     Les parties et les intervenants attirent l’attention sur les tentatives faites par la Cour d’appel de l’Ontario dans l’arrêt R. c. J.C., 2021 ONCA 131, 401 C.C.C. (3d) 433, en les approuvant à des degrés divers. Cette décision a été jugée utile par la Cour d’appel de la Colombie‑Britannique dans l’appel de M. Tsang (2022 BCCA 345, 419 C.C.C. (3d) 187). Elle n’est pas citée directement dans la décision sur l’appel dans la cause de M. Kruk (2022 BCCA 18), mais les deux décisions citent des précédents, notamment les arrêts Roth, Cepic et R. c. Perkins, 2007 ONCA 585, 223 C.C.C. (3d) 289. Il est donc utile de s’attarder quelque peu sur l’arrêt J.C.
[136]                     Dans l’arrêt J.C., le juge Paciocco, qui s’exprimait au nom de la Cour d’appel, a expliqué qu’il existait [traduction] « deux règles juridiques pertinentes qui permettent de reconnaître les raisonnements inadmissibles sur la plausibilité du comportement humain » (par. 57). Il y a tout d’abord la [traduction] « règle interdisant le recours à des hypothèses logiques infondées », selon laquelle « les juges du procès doivent éviter de se livrer à des raisonnements conjecturaux fondés sur des hypothèses “logiques” qui ne s’appuient pas sur la preuve ou sur la connaissance d’office » (par. 58). Cette règle [traduction] « n’empêche pas de recourir à l’expérience humaine du comportement humain pour interpréter la preuve », mais « [e]lle interdit aux juges d’utiliser le “bon sens” ou l’expérience humaine pour introduire dans leur processus décisionnel de nouvelles considérations qui ne découlent pas de la preuve, y compris des considérations sur le comportement humain » (par. 61).
[137]                     La seconde règle recoupe la première. Selon cette règle, qui [traduction] « interdit le recours à des inférences fondées sur des stéréotypes », « les conclusions de fait, y compris celles tirées au sujet de la crédibilité, ne doivent pas reposer sur des inférences fondées sur des stéréotypes au sujet du comportement humain » (par. 63). Selon cette règle, [traduction] « constitue une erreur de droit le fait de recourir à des stéréotypes ou à des hypothèses logiques infondées » sur la façon dont le plaignant ou l’accusé est censé se comporter, soit pour renforcer soit pour affaiblir la crédibilité de cette personne (ibid.). Cette règle interdit seulement que l’on tire des inférences fondées sur des « stéréotypes » ou des « généralisations préjudiciables »; elle n’interdit pas l’admission ou l’utilisation de certains types de preuve. Une conclusion de fait peut logiquement refléter un stéréotype, mais elle ne constitue pas une erreur si elle repose sur la preuve.
[138]                     Par ailleurs, le juge Paciocco a estimé que les « erreurs » découlant de la violation, par le juge, de la règle interdisant le recours à des hypothèses logiques infondées ou de la règle interdisant le recours à des inférences fondées sur des stéréotypes, [traduction] « ne justifient d’infirmer la décision que lorsque l’inférence est “fondée” sur ces erreurs et que celles‑ci ont joué un rôle déterminant ou important pour amener le juge à tirer la conclusion attaquée  » (par. 71).
[139]                     Les cours d’appel intermédiaires se sont appuyées sur l’arrêt J.C. dans de nombreuses causes depuis qu’il a été rendu, il y a quelques années à peine. Cela témoigne de l’importance des questions dont notre Cour est saisie en ce qui concerne le recours, par le juge du procès, à des concepts comme « le bon sens » ou « l’expérience humaine » pour trancher des causes. La professeure Lisa Dufraimont qualifie la tentative de clarification du droit dans l’arrêt J.C. de [traduction] « progrès indéniable », tout en exprimant certaines réserves au sujet de la portée et de la souplesse des règles décrites (« Current Complications in the Law on Myths and Stereotypes » (2021), 99 R. du B. can. 536, p. 563‑564).
[140]                     Une question essentielle soulevée par certaines des parties et certains des intervenants dans les présents pourvois est celle de savoir si la « règle interdisant le recours à des hypothèses logiques infondées » énoncée dans l’arrêt J.C. devrait être reconnue comme un motif justifiant l’intervention d’un tribunal siégeant en appel. La Couronne et certains intervenants affirment que la règle en question est inapplicable et devrait être rejetée par notre Cour, tandis que les intimés et d’autres intervenants appuient la démarche proposée dans l’arrêt J.C. En revanche, la « règle interdisant le recours à des stéréotypes » est — apparemment — moins controversée; en effet, toutes les parties s’entendent pour dire que les raisonnements stéréotypés constituent un motif justifiant l’intervention d’un tribunal siégeant en appel. Il y a toutefois un manque de clarté quant à la conception que certaines des parties et certains des intervenants se font du lien qui existe entre ces deux « règles ». De plus, les parties ne s’entendent pas sur la question de savoir s’il est essentiel que ce type d’erreur ait joué un rôle « déterminant » ou « important » dans la conclusion contestée pour pouvoir être considérée comme une erreur « justifiant l’infirmation » de la décision au sens de l’arrêt J.C.
III.         Principes applicables au processus de recherche des faits
[141]                     La prolifération de décisions rendues par des cours d’appel et les arguments qui ont été soumis à notre Cour en l’espèce témoignent de la nécessité d’offrir certains repères en proposant un cadre d’analyse clair et cohérent en matière d’examen en appel. À mon avis, le manque de clarté et d’uniformité s’explique en grande partie par l’emploi imprécis de termes comme « bon sens », « stéréotypes », « mythes », « inférences », « connaissance d’office » et « conjectures ». Il me paraît donc utile de commencer par ce que j’estime être certains principes fondamentaux du processus de recherche des faits. J’énonce ces principes dans l’objectif d’employer des termes précis en toute connaissance de cause.
A.           Concepts fondamentaux
[142]                     La recherche de la vérité par l’établissement de « fait[s] » auxquels on doit appliquer le droit constitue la raison d’être et la caractéristique essentielle de tout procès (S. N. Lederman, M. K. Fuerst et H. C. Stewart, Sopinka, Lederman & Bryant : The Law of Evidence in Canada (6e éd. 2022), ¶1.40). Dans un procès criminel, le juge des faits est chargé d’appliquer le droit aux faits pour déterminer si l’accusé est coupable ou non des infractions qui lui sont reprochées. Les règles de droit sont définies par la loi ou par la common law et elles doivent être correctement interprétées et appliquées. En revanche, l’établissement des faits est réservé à l’appréciation souveraine du juge des faits. La tâche première de celui‑ci consiste à tirer des conclusions sur les « faits en litige » dans le procès; dans une cause criminelle, les éléments constitutifs de l’infraction sont les principaux faits en litige. Outre ces derniers, tout autre fait est jugé pertinent s’il [traduction] « permet de prouver ou de rendre probable l’existence — ou l’inexistence — passée, actuelle ou future d’un autre fait en litige » (¶2.57). De plus, [traduction] « [l]es faits relatifs à la crédibilité de la personne qui fournit des éléments de preuve directe ou circonstancielle quant à un fait en litige sont pertinents» (¶2.58).
[143]                     Le juge des faits dispose en général de deux moyens pour tirer une conclusion de fait : a) en admettant un fait d’office; b) en tirant des « conclusions de fait » de la preuve ou en tirant des « inférences » à partir d’autres faits.
[144]                     La « connaissance d’office » est l’acceptation par le tribunal de la véracité d’un fait sans « preuve » (Lederman, Fuerst et Stewart, ¶19.25). Le critère applicable à l’admission d’office de faits est strict — « [u]n tribunal peut à juste titre prendre connaissance d’office de deux types de faits : (1) les faits qui sont notoires ou généralement admis au point de ne pas être l’objet de débats entre des personnes raisonnables; (2) ceux dont l’existence peut être démontrée immédiatement et fidèlement en ayant recours à des sources facilement accessibles dont l’exactitude est incontestable » (R. c. Find, 2001 CSC 32, [2001] 1 R.C.S. 863, par. 48). Dès lors qu’un fait a été admis d’office par le tribunal, l’examen des éléments de preuve portant sur ce fait est généralement exclu, puisque, en satisfaisant au test de la connaissance d’office, le fait en question n’est pas censé faire l’objet d’un débat. Cela ne signifie pas pour autant qu’il faut tirer une « inférence » du fait qui a été admis d’office (Lederman, Fuerst et Stewart, ¶19.74‑19.75). En raison des conséquences de l’admission d’office de faits, le juge doit aviser les parties qu’elles peuvent y répondre et leur donner la possibilité de le faire, avant de se fonder sur ces faits (¶19.78 et suiv.)
[145]                     La « preuve » est le moyen privilégié utilisé pour faciliter la présentation de tous les faits logiquement pertinents au procès (Lederman, Fuerst et Stewart, ¶1.1). Il existe divers types de preuve; dans les présents motifs, je m’en tiens aux témoignages donnés de vive voix à l’audience. Une preuve doit être admissible pour pouvoir être examinée par le juge des faits, mais je ne traite pas des questions d’admissibilité dans les présents motifs. Une preuve ou un témoignage n’est pas un fait en soi. Les témoins déposent au sujet de leurs observations et de leurs expériences et il est loisible au juge des faits de tenir un témoignage pour avéré en totalité ou en partie, ou de l’écarter complètement (voir, p. ex., R. c. François, 1994 CanLII 52 (CSC), [1994] 2 R.C.S. 827, p. 837; R. c. D.A.I., 2012 CSC 5, [2012] 1 R.C.S. 149, par. 72).
[146]                     La décision du juge des faits de tenir un témoignage pour avéré dépend de son appréciation de la « crédibilité » et de la « fiabilité » du témoin. La crédibilité s’entend de l’honnêteté et de la sincérité du témoin. La fiabilité, quant à elle, concerne l’exactitude du témoignage et s’intéresse à l’aptitude du témoin à observer, à se souvenir et à relater les faits (voir R. c. H.C., 2009 ONCA 56, 244 O.A.C. 288, par. 41). Apprécier la crédibilité et la fiabilité ne relève pas de la science exacte (voir R. c. Gagnon, 2006 CSC 17, [2006] 1 R.C.S. 621, par. 20). La crédibilité et la fiabilité du témoin sont évaluées en fonction de divers facteurs, notamment son tempérament, son comportement, son état et ses capacités, la vraisemblance et la cohérence interne de son témoignage et les renseignements qu’il invoque à l’appui; elles sont également évaluées à la lumière de leur compatibilité avec d’autres faits et éléments de preuve (D. M. Paciocco, P. Paciocco et L. Stuesser, The Law of Evidence (8e éd. 2020), p. 593).
[147]                     Il existe globalement deux types de preuve : la « preuve directe » et la « preuve circonstancielle ». Une preuve directe en est une « qui, si l’on y ajoute foi, règle la question en litige » (R. c. Cinous, 2002 CSC 29, [2002] 2 R.C.S. 3, par. 88, citant D. Watt, Watt’s Manual of Criminal Evidence (2001), § 8.0). Par exemple, si le témoin dit qu’il a constaté qu’il pleuvait à l’extérieur, il fournit une preuve directe du fait qu’il pleuvait. La preuve circonstancielle, aussi appelée « preuve indirecte », est une preuve à partir de laquelle le juge des faits est invité à tirer certaines « inférences » (R. c. Villaroman, 2016 CSC 33, [2016] 1 R.C.S. 1000, par. 23, citant Comité national sur les directives au jury du Conseil canadien de la magistrature, Modèles de directives au jury (en ligne), directive 10.2). Par exemple, si le témoin dit qu’il a vu quelqu’un entrer dans le palais de justice vêtu d’un imperméable et tenant à la main un parapluie, tous deux ruisselant d’eau, il fournit une preuve circonstancielle, à partir de laquelle on peut déduire qu’il pleuvait (voir ibid.). La preuve circonstancielle [traduction] « est uniquement affaire d’inférences » (S. C. Hill, D. M. Tanovich et L. P. Strezos, McWilliams’ Canadian Criminal Evidence (5e éd. (feuilles mobiles)), § 31:17, citant R. c. Gibson, 2021 ONCA 530, 157 O.R. (3d) 597, par. 76).
[148]                     Une « inférence » est une conclusion de fait que l’on peut logiquement et raisonnablement tirer à partir d’un autre fait — ou d’un groupe de faits — dont on a conclu à l’existence ou qui a été autrement établi (p. ex., au moyen de la connaissance d’office) (Hill, Tanovich et Strezos, § 31:17, citant R. c. Chanmany, 2016 ONCA 576, 338 C.C.C. (3d) 578, par. 45; Lampard c.The Queen, 1969 CanLII 695 (SCC), [1969] R.C.S. 373; D. Watt, Watt’s Manual of Criminal Evidence (2023), §12.01). Ainsi, le juge des faits tire des inférences à partir de faits (les « faits établis par preuve directe ») pour conclure à l’existence d’autres faits (qui sont des inférences). Les inférences peuvent découler des circonstances de l’espèce, mais pas nécessairement (Watt, §12.01).
[149]                     Une « opinion » peut être considérée comme une inférence particulière proposée par un témoin (voir White Burgess Langille Inman c. Abbott and Haliburton Co., 2015 CSC 23, [2015] 2 R.C.S. 182, par. 14). La ligne de démarcation entre un fait et une opinion n’est pas toujours nette (Graat c. La Reine, 1982 CanLII 33 (CSC), [1982] 2 R.C.S. 819, p. 835). Toutefois, en règle générale, un témoin ne peut pas rendre un témoignage d’opinion; il ne peut déposer que sur les « faits » relevant de ses connaissances, de ses observations et de son expérience; c’est au juge des faits qu’il appartient de tirer des inférences à partir des faits avérés (Lederman, Fuerst et Stewart, ¶12.2). Néanmoins, un témoin expert qualifié peut proposer au juge des faits une [traduction] « conclusion toute faite », que ce dernier ne serait autrement pas en mesure de formuler en raison de la technicité du sujet en cause (ibid.; R. c. Mohan, 1994 CanLII 80 (CSC), [1994] 2 R.C.S. 9). Un témoin profane peut également être admis à donner son opinion sur certaines questions (voir Graat); toutefois, plus un témoignage porte sur des questions centrales qui doivent être tranchées par le tribunal, plus celui‑ci sera réticent à juger ce témoignage admissible (Lederman, Fuerst et Stewart, ¶12.15).
[150]                     La « conjecture » est un concept qui s’est vu attribuer plusieurs significations dans différents contextes. Les inférences doivent notamment pouvoir être tirées de manière raisonnable et logique à partir d’un fait avéré qui a été établi par une preuve directe (ou qui a été admis d’office); toutefois, [traduction] « [l]’inférence ne découlant pas logiquement et raisonnablement de faits établis ne peut être tirée et est proscrite en tant que supposition et conjecture » (R. c. Morrissey, (1995), 1995 CanLII 3498 (ON CA), 22 O.R. (3d) 514 (C.A.), p. 530). Il s’ensuit que le raisonnement qui n’est pas fondé sur les faits établis par la preuve est généralement considéré comme spéculatif. Cependant, [traduction] « [l]a ligne de démarcation entre l’inférence admissible et la conjecture non admissible en présence d’une preuve circonstancielle est souvent très difficile à tracer » (Watt, §12.018; voir aussi Hill, Tanovich et Strezos, § 31:17; Canadian Pacific Railway Co. c. Murray, 1931 CanLII 53 (SCC), [1932] R.C.S. 112, p. 117).
B.            Les attentes généralisées dans le processus de recherche des faits
[151]                     Dans les paragraphes qui précèdent, j’ai évoqué certains concepts fondamentaux du processus de recherche des faits. Pour compléter le tableau, il convient de mentionner le rôle que joue le raisonnement du juge du procès, qui fait le pont entre la preuve et les faits, les faits établis par preuve directe et les inférences, et ainsi de suite.
[152]                     Le bon sens a été décrit comme [traduction] « à la fois évident et impénétrable » (P. Cochran, Common Sense and Legal Judgment : Community Knowledge, Political Power, and Rhetorical Practice (2017), p. 15). À diverses étapes du processus de recherche des faits, le juge du procès prend nécessairement appui sur son « bon sens » et sur son « expérience humaine » (ou « expérience des affaires humaines » (R. c. Béland, 1987 CanLII 27 (CSC), [1987] 2 R.C.S. 398, p. 418‑419)) pour apprécier la preuve et se prononcer sur les faits de l’affaire dont il est saisi (voir R. c. S. (R.D.), 1997 CanLII 324 (CSC), [1997] 3 R.C.S. 484, par. 13, 29, 38 et 130; Villaroman, par. 30). Ainsi que le juge Major l’expliquait dans l’arrêt S. (R.D.) :
                        Il est manifeste, et la personne raisonnable s’y attend, que le juge des faits est à juste titre influencé dans ses délibérations par sa propre conception du monde dans lequel ont eu lieu les faits litigieux. En effet, il doit s’appuyer sur ses acquis antérieurs pour exercer ses fonctions juridictionnelles. Ainsi que l’ont écrit David M. Paciocco et Lee Stuesser dans The Law of Evidence (1996), à la p. 277 :
                        [traduction] En général, le juge des faits est habilité simplement à appliquer le bon sens et l’expérience humaine pour décider si la preuve est digne de foi et quel usage, le cas échéant, il peut en faire pour tirer ses conclusions de faits.
[Italique omis; par. 39.]
[153]                     Ainsi, le bon sens et l’expérience humaine sont le fondement de ce que l’on pourrait appeler les « attentes généralisées  » — qu’il s’agisse du comportement humain typique, de perceptions humaines ou d’autres expériences humaines courantes. Dans les présents motifs, j’emploie le terme « attentes généralisées  », pour désigner tant les considérations fondées sur le « bon sens » que celles qui reposent sur « l’expérience humaine » et dont le juge tient compte pour formuler son raisonnement. Ce terme fait ressortir le fait que ces considérations sont à la fois généralisées (en ce sens qu’elles ne concernent pas un individu ou un événement particulier, mais les gens et les choses en général) et qu’il s’agit d’attentes (c’est‑à‑dire d’idées sur ce qui est habituellement ou ordinairement vrai, et non sur ce qui est incontestablement vrai dans un cas particulier). De telles attentes généralisées sont souvent appelées, entre autres, « hypothèses » (ce qui inclut les « hypothèses logiques »), « généralisations » ou « inférences conformes au bon sens ». Je suis défavorable à l’emploi de ces termes, dans la mesure où ils impliquent nécessairement une erreur, en raison de leur connotation négative, ou créent de la confusion avec les inférences entendues comme des conclusions factuelles tirées de la preuve ou d’autres faits établis par preuve directe.
[154]                     Le bon sens, sur lequel sont fondées les attentes généralisées, constitue la [traduction] « principale source dont s’inspire le juge des faits pour rendre sa décision » (Hill, Tanovich et Strezos, § 31:16). Les attentes généralisées alimentent le raisonnement, en servant de point de référence logique permettant de comparer la preuve. Par exemple, dans le raisonnement servant à tirer une inférence à partir d’un fait établi par preuve directe, le juge du procès peut comparer une inférence proposée avec le point de référence que constitue une attente généralisée concernant le déroulement généralement prévisible d’une situation, selon le bon sens et l’expérience humaine. Pour revenir à l’exemple de l’imperméable et du parapluie trempés déjà évoqué, il peut en découler l’inférence qu’il pleuvait. Un témoin pourrait présenter une preuve circonstancielle affirmant qu’il a vu quelqu’un vêtu d’un imperméable et tenant à la main un parapluie, tous deux ruisselant d’eau. Pour en inférer qu’il pleuvait, le juge des faits pourrait se fonder sur l’attente généralisée selon laquelle, normalement, si un imperméable et un parapluie sont mouillés, c’est qu’il a plu. Ce que je veux dire, c’est que l’attente généralisée fait partie intégrante du processus d’inférences, qu’on se fonde implicitement ou explicitement sur elle. Bien entendu, la valeur de l’inférence dépend des autres éléments de preuve au dossier.
[155]                     De même, pour apprécier la crédibilité d’un témoin, le juge du procès est également censé recourir au bon sens et à l’expérience humaine comme point de référence pour évaluer la vraisemblance de son témoignage (Paciocco, Paciocco et Stuesser, p. 608; voir aussi R. c. Marquard, 1993 CanLII 37 (CSC), [1993] 4 R.C.S. 223, p. 248). Ainsi, le juge du procès s’inspire de son vécu et de son bon sens pour juger le comportement et le tempérament du témoin, ainsi que la vraisemblance interne ou externe de son témoignage, afin d’en évaluer la crédibilité (Paciocco, Paciocco et Stuesser, p. 593).
[156]                     La valeur des attentes généralisées fondées sur le bon sens est fréquemment reconnue par les tribunaux. Par exemple, il est logique de s’attendre à ce qu’une personne prévoie les conséquences naturelles et probables de ses actes (R. c. Walle, 2012 CSC 41, [2012] 2 R.C.S. 438, par. 64), de penser qu’il est peu probable qu’une personne fuie une scène de crime si elle n’est pas l’auteur de l’acte (R. c. Jacquard, 1997 CanLII 374 (CSC), [1997] 1 R.C.S. 314, par. 50) ou d’imaginer qu’une personne est peu susceptible de faire de fausses déclarations contre son propre intérêt (R. c. O’Brien, 1977 CanLII 168 (CSC), [1978] 1 R.C.S. 591, p. 594). Cette liste d’hypothèses logiques n’est pas exhaustive; ce ne sont là que des exemples de la prémisse de base selon laquelle le juge des faits n’a pas à faire abstraction de son bon sens ou de son vécu lorsqu’il franchit la porte du palais de justice.
[157]                     Certaines attentes généralisées ont été qualifiées dans la jurisprudence de mythes ou de stéréotypes. Les mots « mythes et stéréotypes » employés ensemble sont souvent interprétés dans le discours juridique canadien comme désignant de [traduction] « fausses croyances au sujet des agressions sexuelles qui altèrent le processus de recherche des faits », le plus souvent au sujet des plaignants et plus particulièrement des femmes et des enfants (L. Dufraimont, « Myth, Inference and Evidence in Sexual Assault Trials » (2019), 44 Queen’s L.J. 316, p. 330‑332). Sur le fondement de preuves convaincantes tirées de publications pertinentes relevant des sciences sociales, notre Cour a reconnu « l’existence de tels mythes et stéréotypes » (Find, par. 101). Au sujet des plaignants dans les affaires d’agression sexuelle, notre Cour a fait remarquer que les mythes et les stéréotypes « sont particulièrement odieux parce qu’ils font partie du “sens commun” social qui constitue la trame de notre existence quotidienne » et qu’ils « font naître le risque que, tant dans l’esprit des juges que dans celui des jurés, les victimes d’abus sexuels soient blâmées ou injustement discréditées » (par. 103).
[158]                     Selon moi, il y a lieu d’attribuer une signification distincte aux concepts de « mythes » et de « stéréotypes ». J’adopterais une conception des « stéréotypes » qui s’entend de biais fondés sur « les caractéristiques que l’on associe à un groupe donné » (R. c. Chouhan, 2021 CSC 26, [2021] 2 R.C.S. 136, par. 53 (je souligne), les juges Moldaver et Brown, citant A. Roberts, « (Re)forming the Jury : Detection and Disinfection of Implicit Juror Bias » (2012), 44 Conn. L. Rev. 827, p. 833). Le [traduction] « mythe », quant à lui, pourrait être considéré comme une « fausse idée largement répandue » (Oxford English Dictionary (en ligne)) qui vaut pour les gens en général, particulièrement en matière de comportements sexuels. Par exemple, les « deux mythes » dont il est question au par. 276(1) du Code criminel concernent tous les plaignants dont les antécédents sexuels sont en cause, et ce, bien que ces mythes aient toujours ciblé de façon disproportionnée les femmes et les enfants. Bien que la signification de ces termes puisse se recouper, il convient de s’efforcer de bien cerner les préoccupations pertinentes en jeu dans chaque cas.
[159]                     Je relève que le recours par les juges à des attentes généralisées dans leur raisonnement est considéré par certains comme une forme de « connaissance d’office » implicite (voir, p. ex., Hill, Tanovich et Strezos, § 26:2). À mon avis, il vaut mieux éviter d’employer l’expression « connaissance d’office » dans ce contexte, pour préserver la distinction qui existe entre a) les raisonnements qui portent sur la preuve en raison d’une compatibilité avec une attente généralisée et b) les conclusions qui portent sur des faits notoires ou incontestables et qui relèvent de la connaissance d’office (par opposition aux conclusions de fait tirées de la preuve). Comme je l’expliquerai plus loin, il y a lieu de maintenir une distinction entre ces concepts.
IV.         Cadre applicable à l’examen en appel du recours par le juge du procès à des attentes généralisées dans le processus de recherche des faits
[160]                     Les principes mentionnés précédemment font ressortir deux idées maîtresses, qui peuvent être en tension, mais pas nécessairement en conflit.
[161]                     D’une part, le juge des faits a nécessairement recours à des attentes généralisées fondées sur le bon sens ou sur l’expérience humaine comme point de référence logique pour apprécier la preuve. Pour ce faire, il procède d’au moins deux façons : (1) en tirant des inférences à partir des faits établis par preuve directe (en comparant l’inférence proposée avec une attente généralisée concernant ce qui est susceptible de se passer dans une situation donnée); (2) en appréciant la crédibilité d’un témoin (en comparant sa déposition avec une attente généralisée quant à ce que les gens sont censés faire ou ressentir en pareil cas).
[162]                     D’autre part, le recours à des attentes généralisées en matière criminelle n’est pas illimité. Certaines attentes ne sont pas nécessairement des prédicteurs exacts ou fiables du comportement humain en général. On pourrait songer, par exemple — bien que, comme je vais l’expliquer, cette liste ne soit pas limitative — aux « stéréotypes » ou aux autres hypothèses préjudiciables relatifs à un groupe particulier de personnes, ainsi qu’à certaines fausses idées largement répandues sur le comportement humain que l’on a qualifié en droit de « mythes ». En outre, même si une attente peut être acceptable en tant que proposition générale, il existe toujours une possibilité qu’elle soit démentie par la réalité. Le devoir du juge du procès est de déterminer ce qui s’est réellement passé, et de le faire en se fondant sur la preuve. Dans le même ordre d’idées, la conclusion factuelle qui repose exclusivement sur une attente généralisée en l’absence — ou à l’exclusion — de toute preuve pourrait, au mieux, être considérée comme un fait admis d’office, ce qui commande l’application d’un critère rigoureux. Il s’agit d’une situation différente du recours à des attentes généralisées en tant qu’élément contribuant à l’élaboration du raisonnement lors de l’appréciation de la preuve.
[163]                     À mon avis, ces idées maîtresses font ressortir trois questions qu’une juridiction d’appel devrait se poser lorsqu’elle est saisie d’une demande d’examen judiciaire dans laquelle il est reproché au juge du procès d’avoir commis une erreur de droit en recourant à des attentes généralisées dans son processus de recherche des faits :
                    A. Le juge du procès s’est‑il appuyé sur une attente généralisée dans son raisonnement?
                    B. Si le juge du procès s’est appuyé sur une attente généralisée, cette attente était‑elle raisonnable?
                    C. Le juge du procès s’est‑il fondé sur une attente généralisée comme s’il s’agissait en soi d’un fait déterminant et incontestable?
[164]                     La première question permet d’établir une distinction entre l’appréciation globale de la preuve par le juge et le recours par celui‑ci à des attentes généralisées pour formuler un raisonnement. Les deuxième et troisième questions permettent de déceler d’éventuelles erreurs de droit commises par le juge du procès, mais seulement si l’on a répondu affirmativement à la première question et que le juge s’est effectivement appuyé sur une attente généralisée. Je discuterai de chaque question à tour de rôle. On trouvera en annexe aux présents motifs un schéma de ce cadre d’analyse.
A.           Le juge du procès s’est‑il appuyé sur une attente généralisée dans son raisonnement?
[165]                     Lorsqu’un juge du procès parvient à une conclusion sur la crédibilité d’un témoin ou qu’il tire une inférence ou une conclusion de fait à partir de la preuve, cette conclusion peut sembler refléter une attente généralisée sur le comportement de la plupart des gens — ou d’une catégorie particulière de personnes. Or, il est possible que le juge ne se soit pas réellement appuyé sur une attente généralisée. Il a peut‑être plutôt évalué la preuve en la comparant à d’autres faits ou éléments de preuve admis au cours du procès. En règle générale, une juridiction d’appel ne doit pas s’immiscer dans l’appréciation globale de la preuve effectuée par le juge du procès, sauf en cas d’erreur de droit manifeste et déterminante, ou à moins d’un verdict déraisonnable comme le prévoit le sous‑al. 686(1)a)(i).
[166]                     Ainsi, lorsqu’il est reproché au juge de s’être indûment fondé sur une attente généralisée, la juridiction d’appel doit d’abord examiner les motifs du juge pour déterminer s’il s’est effectivement fondé sur l’attente généralisée en cause. S’il n’a pas recouru à une telle attente, il n’y a pas lieu de procéder à un examen plus poussé en appel, à moins qu’il n’existe d’autres motifs reconnus permettant une intervention en appel, comme un verdict déraisonnable. Par contre, si la juridiction d’appel conclut que le juge du procès s’est effectivement fondé sur une attente généralisée, elle poursuit l’analyse et passe à la question suivante.
[167]                     À ce stade de l’analyse, la juridiction d’appel ne cherche pas à déterminer si une erreur a été commise. Le juge qui s’appuie sur une attente généralisée comme point de référence logique pour apprécier la preuve ne commet pas en soi d’erreur de droit. Au contraire, comme je l’ai expliqué, il s’agit d’un aspect bien reconnu et nécessaire du processus de recherche des faits par le juge. Pour répondre à la première question, la juridiction d’appel cherche plutôt simplement à déterminer ce que le juge du procès a réellement décidé, les raisons pour lesquelles il a rendu cette décision et s’il y a lieu de procéder à un examen plus approfondi.
[168]                     Bon nombre des erreurs fréquemment alléguées devant les juridictions d’appel pourraient être résolues simplement en répondant à cette question. Par exemple, dans l’affaire Quartey, l’accusé affirmait qu’il ne souhaitait pas avoir de relations sexuelles avec la plaignante et qu’il avait repoussé les tentatives de cette dernière de lui faire une fellation parce qu’il n’aimait pas cette pratique. Le juge du procès n’a pas retenu le témoignage de l’accusé et l’a reconnu coupable d’agression sexuelle. En appel, l’accusé a plaidé que le juge avait refusé de le croire parce qu’il avait tenu pour acquis que les hommes sont davantage intéressés par le sexe que les femmes et que tous les hommes aiment se faire faire une fellation. Notre Cour a convenu avec la Cour d’appel de l’Alberta que le juge du procès n’avait pas « rejeté erronément le témoignage de l’appelant sur la base de généralisations et de stéréotypes » parce que « les affirmations du premier juge à cet égard visaient la preuve propre à l’appelant lui‑même ainsi que la crédibilité des prétentions de celui‑ci quant à la façon dont il avait réagi dans les circonstances particulières de l’espèce, et non quelque conception stéréotypée de la façon dont les hommes se conduiraient dans de telles circonstances » (par. 3 (en italique dans l’original); voir aussi, p. ex., Pastro, par. 41 et 66; Percy, par. 107).
[169]                     Comme le fait observer la professeure Dufraimont, [traduction] « [l]’arrêt Quartey suppose [. . .] clairement que l’accusé aurait obtenu gain de cause en appel si le juge du procès s’était effectivement fondé sur des stéréotypes concernant les hommes et la sexualité masculine » ((2021), p. 548). Ainsi, une réponse négative à la première question pourrait écarter la nécessité d’une intervention en appel, même lorsqu’une présumée attente généralisée aurait constitué une erreur de droit (comme je l’expliquerai plus loin), dans l’hypothèse où le juge y aurait eu recours.
[170]                     Comment une juridiction d’appel peut‑elle déterminer si le juge du procès s’est fondé sur une attente généralisée (ce qui signifie que l’analyse se poursuit en passant aux deux questions suivantes), ou s’il a rendu sa décision en se fondant sur la preuve et sur les faits de l’espèce (de sorte qu’il n’est pas nécessaire, selon ce cadre d’analyse, de procéder à un examen plus approfondi)? Dans le cadre de cette analyse, chaque cas est un cas d’espèce. Notre Cour a toutefois formulé à plusieurs reprises, dans des affaires récentes, des indications à l’intention des juridictions d’appel. La juridiction d’appel doit se demander si les motifs, situés dans le contexte des questions en litige au procès et pris dans leur ensemble, permettent d’expliquer ce qu’a décidé le juge du procès et les raisons pour lesquelles il l’a fait, d’une façon qui permet un examen efficace en appel. Les juridictions d’appel ne doivent pas décortiquer avec finesse les motifs du juge du procès à la recherche d’une erreur (voir R. c. G.F., 2021 CSC 20, [2021] 1 R.C.S. 801, par. 69, citant R. c. Chung, 2020 CSC 8, [2020] 1 R.C.S. 405, par. 13 et 33). Elles ne doivent donc pas considérer isolément un seul énoncé qui pourrait sembler refléter une attente généralisée. Les motifs, pris dans leur ensemble et examinés à la lumière de la preuve et des observations présentées au procès, pourraient indiquer que l’énoncé se rapportait aux circonstances particulières de l’espèce ou à une conclusion formulée par le juge ailleurs dans ses motifs.
(1)         Gravité de l’erreur et application de la disposition réparatrice
[171]                     Avant de passer à la deuxième question du cadre que je propose, je m’arrête pour établir une distinction entre, d’une part, la question de savoir si le juge du procès s’est fondé sur une attente généralisée, au sens où je l’ai expliqué, et, d’autre part, la question de la « gravité » de l’erreur qui lui est reprochée et celle de l’application de la disposition réparatrice du sous‑al. 686(1)b)(iii) du Code criminel. Comme je l’ai expliqué, dans l’arrêt J.C., la Cour d’appel de l’Ontario a jugé qu’une fois qu’elle a constaté que le juge du procès a commis une erreur (en contrevenant à la « règle interdisant le recours à des hypothèses logiques infondées » ou à celle « interdisant le recours à des stéréotypes »), la juridiction d’appel n’est justifiée d’infirmer cette décision en raison des erreurs qu’elle contient [traduction] « que lorsque l’inférence est “fondée” sur ces erreurs et que celles‑ci ont joué un rôle déterminant ou important pour amener le juge à tirer la conclusion attaquée » (par. 71). Le juge Paciocco a expliqué qu’il incombait à l’accusé qui interjette appel de démontrer que l’erreur a joué un rôle déterminant dans l’esprit du juge, et il a ajouté qu’il en allait autrement pour l’application de la disposition réparatrice, dans le cadre de laquelle le fardeau de la preuve incombe à la Couronne (par. 100‑101). Cet aspect de l’arrêt J.C. a amené la Cour d’appel de la Colombie‑Britannique, dans la cause de M. Tsang, à procéder à un examen approfondi de la preuve et des motifs de la juge du procès pour déterminer si cette dernière avait commis une erreur justifiant l’infirmation de sa décision, après avoir conclu qu’elle avait effectivement commis une erreur.
[172]                     L’exigence quant à la gravité de l’erreur énoncée dans l’arrêt J.C. semble reposer sur l’idée qu’il est possible que, dans les faits, le juge ne se soit pas « fondé » sur « un stéréotype ou une déduction inadmissible » comme c’était le cas par exemple dans l’affaire Quartey (voir J.C., par. 71‑74). Je répondrais à cette question comme je l’ai fait pour la première question dont j’ai déjà traité. Selon moi, la juridiction d’appel doit aborder la question du « recours » par le premier juge à une attente généralisée au début de l’analyse, et non au stade de l’analyse secondaire de la détermination de la « gravité » de l’erreur après avoir constaté celle‑ci. On favorise ainsi la retenue et la simplicité dans la manière de procéder à l’examen en appel, en évitant une analyse inutile du caractère raisonnable d’attentes généralisées ou de « stéréotypes » hypothétiques sur lesquels le juge du procès ne s’est finalement pas appuyé.
[173]                     Toutefois, contrairement à ce que prévoyait le cadre d’analyse proposé dans l’arrêt J.C., cette question ne dépend pas de la réponse à la question de savoir si le recours par le juge à une attente généralisée a joué un rôle « déterminant » ou « important » dans cette analyse. Chaque fois qu’elle estime que le juge du procès s’est fondé sur une attente généralisée, la juridiction d’appel doit, dans son analyse, passer à la deuxième question que j’expose plus loin, et ce, peu importe que le recours par le juge à une telle attente généralisée ait joué ou non un rôle déterminant ou important. Je le répète : ce n’est pas parce que la juridiction d’appel répond par l’affirmative à cette question qu’elle a pour autant conclu qu’une erreur a été commise.
[174]                     J’en arrive à cette conclusion parce que, comme je vais l’expliquer, la question de savoir si l’erreur a joué un rôle « important » dans la déclaration de culpabilité n’est pas pertinente lorsqu’il s’agit de déterminer si une erreur de droit a été commise. Ce n’est en effet qu’après que la juridiction d’appel a constaté qu’une erreur de droit a été commise qu’il incombe à la Couronne de démontrer si l’erreur a joué ou non un rôle « important » dans la déclaration de culpabilité. Les modalités du fardeau qui pèse sur la Couronne à cet égard varient selon l’identité de la partie qui fait appel et la nature de l’erreur alléguée.
[175]                     Dans le cadre de l’appel interjeté par l’accusé de son verdict de culpabilité, la question de la gravité de l’erreur est examinée au regard de la disposition réparatrice du sous‑al. 686(1)b)(iii) du Code criminel. Chaque fois qu’elle constate que le juge du procès a commis une erreur de droit, la juridiction d’appel saisie de l’appel d’un verdict de culpabilité peut néanmoins refuser d’intervenir en vertu de la disposition réparatrice si elle est d’avis qu’aucun tort important ou qu’aucune erreur judiciaire grave ne s’est produit. La disposition réparatrice peut être invoquée dans deux cas : (1) lorsque l’erreur peut être considérée comme « inoffensive »; (2) lorsque la preuve de la Couronne est « accablante » (R. c. Sarrazin, 2011 CSC 54, [2011] 3 R.C.S. 505, par. 25 (italique omis)). Il incombe à la Couronne de démontrer que l’erreur satisfait à l’une ou l’autre de ces conditions (R. c. Van, 2009 CSC 22, [2009] 1 R.C.S. 716, par. 34). Dans un cas comme dans l’autre, « la question sous‑jacente est toujours de savoir si, n’eût été l’erreur, le verdict aurait été le même » (Van, par. 36).
[176]                     Il ne faut pas confondre les principes régissant l’examen en appel d’une erreur de droit et ceux relatifs à l’application de la disposition réparatrice. Le Code criminel et la jurisprudence de notre Cour exigent une analyse structurée. L’appelant doit d’abord démontrer qu’une erreur de droit a été commise. Ce n’est qu’ensuite qu’il incombe à la Couronne, si elle décide d’invoquer la disposition réparatrice, de démontrer qu’un des motifs donnant lieu à son application entre en jeu. Ce transfert du fardeau de la preuve de l’accusé à la Couronne « crée une présomption suivant laquelle l’appel sera accueilli s’il est établi qu’une erreur de droit [. . .] est survenue, à moins que soit démontrée la possibilité de remédier à cette erreur ou à cette irrégularité » (R. c. Khan, 2001 CSC 86, [2001] 3 R.C.S. 823, par. 88; voir aussi Morrissey). Le fardeau imposé à la Couronne est lourd et « reflète le rôle limité que joue une cour d’appel et le besoin de protéger le processus de justice pénale contre le risque de déclarations de culpabilité injustifiées » (R. c. Samaniego, 2022 CSC 9, par. 162, les juges Côté et Rowe, dissidents). On inverserait effectivement la charge de la preuve si l’on obligeait l’accusé qui fait appel de son verdict de culpabilité à démontrer la gravité de l’erreur de droit qu’il reproche au juge du procès, car ces questions ne se posent que lorsqu’il s’agit de déterminer si la disposition réparatrice s’applique. Par exemple, dans l’affaire J.C., la Cour d’appel de l’Ontario a estimé qu’il n’y avait d’erreur justifiant l’infirmation de la décision que lorsqu’on [traduction] « ne peut affirmer, sans risque de se tromper, que le juge du procès aurait tiré la même conclusion sans cette erreur » (par. 73). On voit mal comment on pourrait conclure que « n’eût été l’erreur, le verdict aurait été le même » pour l’application de la disposition réparatrice s’il avait déjà été décidé que le juge n’aurait pas tiré la même conclusion sans cette erreur.
[177]                     Dans l’affaire J.C., la Cour d’appel a peut‑être appliqué par erreur à l’affaire dont elle était saisie la norme de la gravité en la transposant à partir de deux autres cas de figure dans lesquels cette règle devait être respectée. Or, la justification de l’exigence de la gravité est propre à ces cas et l’on ne peut transposer ce critère aux appels de verdicts de culpabilité dans lesquels une erreur de droit est alléguée.
[178]                     Tout d’abord, le critère de la gravité de l’erreur de droit s’applique dans les appels interjetés par la Couronne d’un verdict d’acquittement (R. c. Graveline, 2006 CSC 16, [2006] 1 R.C.S. 609, par. 14). Dans le cas de ces appels, il incombe à la Couronne de prouver à la fois l’existence d’une erreur de droit et la gravité de cette erreur. La charge qui pèse sur la Couronne est « lourde », compte tenu du fait qu’un verdict d’acquittement ne devrait pas être annulé à la légère (R. c. Morin, 1988 CanLII 8 (CSC), [1988] 2 R.C.S. 345, p. 374; Graveline, par. 15; S. Coughlan, Criminal Procedure, (4e éd. 2020), p. 587). Ainsi, « différentes considérations de principe s’appliquent à l’attribution au ministère public d’un droit d’appel contre des acquittements » (R. c. Biniaris, 2000 CSC 15, [2000] 1 R.C.S. 381, par. 33). Or, les préoccupations exprimées au sujet de la limitation des cas dans lesquels la Couronne peut interjeter appel ne sauraient s’appliquer à l’accusé qui fait appel de son verdict de culpabilité où, encore une fois, les erreurs de droit sont présumées lui avoir causé un préjudice, à moins que la Couronne ne réussisse à prouver le contraire comme le prévoit la disposition réparatrice.
[179]                     Ensuite, la question de la gravité se pose dans le contexte d’une interprétation erronée de la preuve qui a entraîné une erreur judiciaire (voir Morrissey; R. c. Lohrer, 2004 CSC 80, [2004] 3 R.C.S. 732; R. c. Sinclair, 2011 CSC 40, [2011] 3 R.C.S. 3). Dans le cas qui nous occupe, l’accusé qui interjette appel de son verdict de culpabilité doit prouver la gravité de l’erreur parce que l’interprétation erronée de la preuve est, en général, une question factuelle et non une question de droit. Il n’existe pas de présomption selon laquelle les questions de fait sont importantes et les erreurs commises à leur sujet constituent des erreurs judiciaires, de sorte que les motifs de l’intervention en appel en vertu de l’al. 686(1)a) du Code criminel seraient engagés. Comme l’a expliqué le juge Doherty dans l’arrêt Morrissey : [traduction] « [l]orsque l’erreur reprochée est une erreur de droit, il incombe à la Couronne de démontrer que cette erreur n’a pas entraîné d’erreur judiciaire. Lorsque l’erreur ne porte pas exclusivement sur une question de droit, le fardeau de la preuve repose sur l’appelant » (p. 540).
[180]                     Cette précision faite, je passe maintenant à la deuxième question que la juridiction d’appel devrait se poser dans l’hypothèse où elle a déterminé que le juge du procès s’est fondé sur une attente généralisée.
B.            Si le juge du procès s’est appuyé sur une attente généralisée, cette attente était‑elle raisonnable?
[181]                     Je le répète : le juge du procès qui se fonde sur une attente généralisée comme point de référence logique pour apprécier la preuve ne commet pas de ce fait une erreur de droit. Les attentes généralisées jouent nécessairement un rôle lorsqu’il s’agit de tirer des inférences ou de se prononcer sur la crédibilité. Cependant, comme je l’ai déjà expliqué, les attentes généralisées ne prennent pas appui sur la preuve, mais sur le bon sens et l’expérience humaine. Certaines attentes généralisées qui sont largement répandues dans la société peuvent, au fil du temps, s’avérer inexactes ou peu fiables, notamment en raison de l’évolution des recherches en psychologie ou en sciences sociales. Il y a aussi des attentes qui ne sont pas généralement répandues, mais qui sont le produit de l’intuition personnelle du juge du procès et qui ne permettent pas toujours de prévoir avec précision ou fiabilité les comportements ou les expériences des gens ordinaires. À l’évidence, une inférence elle‑même ne peut être fondée sur les propres [traduction] « intuitions [du juge] de ce qui constitue une réaction probable, alors que ces notions ne cadrent pas avec la théorie de la probabilité objectivement pertinente » ou sur « un raisonnement stéréotypé ou préjudiciable indéfendable » (Hill, Tanovich et Strezos, § 31:25). De même, lorsqu’on tire une inférence en se fondant sur une attente généralisée, celle‑ci doit refléter un certain bon sens objectif plutôt que l’hypothèse formulée par une seule personne, hypothèse qui peut être intuitive, mais qui peut s’avérer en fin de compte inexacte. Ainsi, « si le procès est une recherche de la vérité et si on veut faciliter, au lieu de fausser, ce processus de recherche, il faut faire la lumière sur les hypothèses inexactes relatives au comportement humain qui amènent le juge des faits à tirer de la preuve des conclusions erronées » (Marquard, p. 265‑266 (je souligne), la juge L’Heureux‑Dubé, dissidente).
[182]                     Je proposerais donc la question suivante aux fins d’un examen en appel. Si, en réponse à la première question, la juridiction d’appel conclut que le juge du procès s’est effectivement fondé sur une attente généralisée pour apprécier la preuve, elle doit déterminer si cette attente généralisée était raisonnable. Une norme fondée sur le caractère raisonnable suppose une part d’objectivité et de consensus social lorsqu’il s’agit de préciser la mesure dans laquelle le juge du procès peut recourir au bon sens et à l’expérience humaine pour rendre sa décision, ce qui garantit que le juge des faits ne se fonde pas sur des attentes généralisées inexactes ou peu fiables. Une telle norme reconnaît aussi qu’à mesure que la société évolue, sa conception de ce qui est raisonnable peut changer.
[183]                     Je note qu’il aurait été possible d’exprimer la norme en termes d’« exactitude », de « vérité », de « plausibilité », etc. J’estime toutefois que le terme « caractère raisonnable » est préférable. Il établit un équilibre entre a) la garantie que le juge des faits ne s’appuie pas sur des généralisations inacceptablement préjudiciables ou inexactes, d’une part, et b) le respect du rôle du juge des faits et la nécessité du bon sens et de l’expérience humaine dans l’établissement des faits, d’autre part.
[184]                     Le juge du procès qui s’appuie sur une attente généralisée déraisonnable pour apprécier la preuve commet une erreur de droit. Cela donne lieu à une intervention en appel, à moins que la Couronne n’invoque avec succès la disposition réparatrice ou, si l’appel a été interjeté par la Couronne, à moins que cette dernière ne soit en mesure de démontrer la gravité de l’erreur (comme je l’ai déjà expliqué, ces questions se distinguent de l’identification d’une erreur de droit). J’ajoute que le fait qu’il s’agisse d’une norme fondée sur le « caractère raisonnable » n’empêche pas d’effectuer un examen en appel selon la norme de la décision correcte en présence d’erreurs de droit; d’autres normes faisant appel au « caractère raisonnable » (p. ex., l’existence de motifs raisonnables et probables (R. c. Shepherd, 2009 CSC 35, [2009] 2 R.C.S. 527, par. 20)) peuvent comporter une question de droit.
[185]                     Tout comme la ligne de démarcation entre une inférence raisonnable et une conjecture « n’est pas toujours facile » à tracer (Villaroman, par. 38 et 43), il est difficile de définir avec une précision parfaite, dans l’abstrait, ce qui constitue une attente généralisée raisonnable. C’est à la juridiction d’appel qu’il appartient de se prononcer sur le caractère raisonnable d’une proposition fondée sur le bon sens ou l’expérience humaine. Il est toutefois essentiel que l’attente généralisée soit le reflet raisonnablement exact de ce qui est vrai dans la plupart des circonstances, pour qu’on puisse s’en servir comme point de référence fiable pour apprécier la preuve.
[186]                     La jurisprudence regorge d’exemples d’attentes généralisées raisonnables. Souvent, celles‑ci ont trait à l’expérience ou au comportement humains. En font partie les « hypothèses logiques » dont j’ai déjà parlé, selon lesquelles les gens prévoient les conséquences naturelles de leurs actes ou sont peu susceptibles de faire de fausses déclarations contre leur propre intérêt. On recourt fréquemment à de telles attentes dans le processus de recherche des faits parce que l’on considère qu’elles reflètent raisonnablement fidèlement le comportement ou l’expérience humaine ordinaire, jusqu’à preuve du contraire. Cela ne signifie pas que ces attentes sont invariablement vraies, mais seulement qu’elles le sont généralement. Le raisonnement s’articule autour de ce type [traduction] « d’hypothèses sur les réactions ordinaires des gens pour apprécier la crédibilité et pour évaluer des éléments de preuve circonstancielle » (R. c R.R., 2018 ABCA 287, 366 C.C.C. (3d) 293, par. 5; voir, p. ex., A.R.D., par. 100; voir R. c. White, 2011 CSC 13, [2011] 1 R.C.S. 433, par. 67). Ainsi, l’attente généralisée qui a été jugée acceptable dans un cas pourra être invoquée dans un autre (en vertu du principe de l’universalité, que j’examinerai plus loin).
[187]                     Lorsque les limites du bon sens ou de l’expérience humaine ont été franchies et que le juge du procès s’est appuyé sur une proposition erronée sous prétexte qu’elle est fondée sur « le bon sens » ou « l’expérience humaine », on ne peut tenir pour acquis que cette proposition reflète raisonnablement la réalité dans la plupart des circonstances, de sorte qu’on ne devrait pas s’en servir comme point de référence pour apprécier la preuve. Les mythes et les stéréotypes sont des exemples reconnus d’attentes généralisées inexactes qui « compromettent la fonction judiciaire de recherche de la vérité » (R. c. A.G., 2000 CSC 17, [2000] 1 R.C.S. 439, par. 2). Par exemple, la common law reflétait historiquement l’attente généralisée selon laquelle il est probable qu’une victime d’agression sexuelle dénonce ce type d’acte, et que son défaut de faire un signalement indiquait que les actes reprochés n’avaient pas eu lieu. Bien que, à une certaine époque, cette attente ait été jugée raisonnable, comme en témoignait la « doctrine [. . .] de la plainte immédiate », l’évolution des connaissances a permis de comprendre, avec le temps, qu’il s’agissait d’une attente généralisée inexacte et, donc, déraisonnable (voir R. c. D.D., 2000 CSC 43, [2000] 2 R.C.S. 275, par. 60‑63 et 65). Toutefois, les mythes et les stéréotypes ne sont pas les seules formes d’exemples d’attentes généralisées déraisonnables. Comme je vais l’expliquer, j’estime qu’il ne faut pas se fonder sur une attente généralisée inexacte portant sur le comportement humain ordinaire pour apprécier la preuve, que cette attente puisse ou non être qualifiée de mythe ou de stéréotype.
[188]                     J’insiste sur le fait que cette analyse porte sur un aspect bien précis du processus de recherche des faits. Je le répète : les attentes généralisées fondées sur le bon sens et l’expérience humaine font partie intégrante du processus de recherche des faits. Elles servent de point de référence logique pour évaluer la preuve afin de tirer des conclusions au sujet de la crédibilité ou des inférences factuelles. À l’étape de l’examen de cette question, la juridiction d’appel s’en tient à ce point de référence, et se garde d’interpréter la preuve ou de tirer des conclusions à partir de la preuve. Lorsque le juge du procès s’est fondé sur une attente généralisée raisonnable, la juridiction d’appel ne doit pas intervenir pour modifier l’appréciation de la preuve faite par le juge en fonction de l’attente en question simplement parce qu’elle aurait tiré une conclusion différente.
[189]                     Jusqu’à maintenant, j’ai exposé la façon dont je conçois la démarche que les juridictions d’appel devraient adopter pour évaluer le caractère raisonnable d’attentes généralisées. Dans les sections suivantes, je vais discuter de deux autres points qui ressortent des observations de la Couronne, en l’occurrence : (1) la question de savoir si la détermination du caractère raisonnable d’une attente généralisée est une question de droit; (2) la question de savoir si l’on devrait adopter le cadre d’analyse proposé par la Cour d’appel de l’Ontario dans l’arrêt J.C., y compris la « règle interdisant le recours à des hypothèses logiques infondées » et la « règle interdisant le recours à des inférences fondées sur des stéréotypes ».
(1)         Question de droit ou question de fait?
[190]                     La question au cœur du différend qui oppose les parties au sujet des principes juridiques en cause dans les présents pourvois est celle de savoir si le recours par le juge du procès à une attente généralisée constitue une question de droit ou une question de fait. Cette caractérisation est importante tant pour délimiter la compétence de la juridiction d’appel que pour définir la norme d’examen en appel.
[191]                     Il n’est pas contesté que l’on ne peut recourir sans limites aux attentes généralisées qui constituent des questions de droit. Ainsi, diverses attentes fondées sur des mythes ou des stéréotypes à l’égard des plaignants, en particulier les femmes et les enfants, dans le contexte des procès pour agression sexuelle ont été qualifiées d’erreurs de droit, soit par la loi, soit par les tribunaux. Par exemple, le par. 276(1) du Code criminel interdit de tirer des déductions des activités sexuelles antérieures du plaignant pour formuler des conclusions sur les questions du consentement ou de la crédibilité du plaignant — ce qui est souvent désigné sous le vocable des « deux mythes ». Les tribunaux ont relevé d’autres attentes sur lesquelles on ne peut, en droit, se fonder, comme celle selon laquelle la personne qui a été victime d’une agression sexuelle aura nécessairement un comportement d’évitement envers son agresseur (voir A.R.J.D.; voir aussi, p. ex., R. c. Mills, 1999 CanLII 637 (CSC), [1999] 3 R.C.S. 668, par. 90; R. c. Osolin, 1993 CanLII 54 (CSC), [1993] 4 R.C.S. 595, p. 670).
[192]                     Soyons clairs : rien dans les présents motifs ne doit être interprété comme modifiant ou diluant la jurisprudence sur les mythes et les stéréotypes reconnus dans le contexte des procès pour agression sexuelle. Ces mythes et ces stéréotypes — y compris les « deux mythes » dont il est fait mention dans le Code criminel et d’autres attentes désavouées sur la façon dont les gens, et les femmes et les enfants de façon disproportionnée, sont censés se comportées durant des rapports sexuels — n’ont pas leur place en droit et ont été à juste titre dénoncés comme des erreurs de droit (A.R.J.D., par. 2). Mes motifs ne doivent pas non plus être interprétés comme laissant entendre que toutes les personnes vivent de la même façon les préjugés et la marginalisation ou les subissent au même degré, indépendamment de caractéristiques comme le sexe, l’âge et la race.
[193]                     La Couronne laisse toutefois entendre que les catégories d’attentes généralisées sur lesquelles on ne peut, en droit, se fonder se limitent à celles qu’on peut qualifier de « mythes » ou de « stéréotypes » réprouvés. Je ne suis pas d’accord. À mon avis, une démarche aussi restrictive créerait des distinctions artificielles en droit, limiterait indûment le rôle important que jouent les juridictions d’appel dans le système de justice pénale et risquerait de miner la confiance du public à l’égard de l’administration de la justice. Pour les motifs qui suivent, j’estime plutôt que l’examen en appel d’une erreur de droit devrait aussi porter sur le caractère raisonnable de toute attente généralisée sur laquelle s’est appuyé le juge du procès.
[194]                     Sur le plan conceptuel, la raison invoquée pour justifier le recours à une attente généralisée est la même, et ce, peu importe que l’on considère l’attente en cause comme un « mythe », un « stéréotype » ou comme autre chose. Même si le nombre de personnes faisant l’objet de telles attentes généralisées et leur vécu diffèrent, toutes les attentes généralisées se réclament de la même source, soit du « bon sens » et de « l’expérience humaine ». Je ne suis pas persuadé qu’il existe une raison de principe justifiant de traiter séparément diverses catégories d’attentes généralisées, au risque de créer en droit des distinctions artificielles sans que la ligne de démarcation entre elles soit clairement définie.
[195]                     Sur le plan pratique, les cours d’appel intermédiaires soulèvent de plus en plus de questions au sujet du recours par les juges du procès à des attentes généralisées déraisonnable en dehors des catégories paradigmatiques des mythes et des stéréotypes sur les plaignants dans les affaires d’agression sexuelle. La professeure Dufraimont signale que d’autres catégories sont apparues dans la jurisprudence, comme les stéréotypes concernant les hommes et les personnes accusées d’agression sexuelle ou ceux fondés sur des motifs autres que le sexe et le genre, par exemple à l’égard des Autochtones et des personnes racialisées (voir (2021), p. 546‑550 et 557‑559). Selon moi, on ne peut pas écarter ces préoccupations du revers de la main en les qualifiant de simple interventionnisme.
[196]                     Je suis également d’accord avec l’intervenante, l’Association québécoise des avocats et avocates de la défense, pour dire que l’interprétation plus restrictive préconisée par la Couronne ne tiendrait pas compte d’attentes généralisées que l’on ne pourrait qualifier à juste titre de « mythes » ou de « stéréotypes » concernant les plaignants dans les affaires d’agressions sexuelles, mais que l’on ne pourrait néanmoins pas invoquer dans un procès criminel. Par exemple, dans l’affaire J.C., pour rejeter le témoignage de l’accusé, le juge du procès s’était fondé sur l’attente selon laquelle les gens — en l’occurrence, les personnes accusées d’agressions sexuelles — n’atteignent généralement pas l’idéal « politiquement correct » de vérifier le consentement de l’autre personne à chacune des étapes des ébats sexuels. Dans l’affaire Roth, le juge du procès a semblé présumer que l’accusé, étant un dynamophile, était [traduction] « d’une façon ou d’une autre moins susceptible de ressentir la fatigue après une longue journée, une activité physique ou la consommation d’alcool » (par. 70). On peut difficilement qualifier ce type d’attentes de « mythes » ou de « stéréotypes » au sens où l’on interprète habituellement ces termes dans la jurisprudence (p. ex., dans l’affaire Roth, la Cour d’appel de la Colombie‑Britannique s’est dite d’avis que le juge du procès ne s’était pas fondé sur un [traduction] « stéréotyp[e] » à propos du « comportement masculin » (par. 66)). J’abonde toutefois dans le sens des juridictions d’appel dans ces affaires lorsqu’elles affirment que l’on ne peut pas raisonnablement considérer que ces attentes reflètent fidèlement le comportement humain habituel au regard duquel des questions aussi importantes que celles qui sont en cause dans un procès criminel peuvent être tranchées.
[197]                     La Couronne affirme que l’examen en appel d’attentes généralisées devrait être étroitement circonscrit parce que ce type d’attentes fait partie de l’appréciation factuelle de la preuve. Bien entendu, il y a lieu de faire preuve de déférence envers le juge du procès sur les questions de fait. Toutefois, les questions qui portent sur des éléments de preuve ne sont pas nécessairement toutes des questions de fait qui commandent la déférence. Notre Cour reconnaît au moins quatre types de situations où le traitement inadéquat de la preuve peut constituer une erreur de droit : (1) lorsque la conclusion de fait n’est appuyée par aucun élément de preuve; (2) lorsque l’effet juridique des conclusions de fait ou des faits incontestés soulève une question de droit; (3) lorsque l’appréciation de la preuve est fondée sur un mauvais principe juridique; (4) lorsque le juge du procès n’a pas tenu compte de tous les éléments de preuve se rapportant à la question ultime de la culpabilité ou de l’innocence (R. c. J.M.H., 2011 CSC 45, [2011] 3 R.C.S. 197). Ainsi, le recours, par le juge du procès, à des « mythes » ou à des « stéréotypes » est considéré comme une erreur de droit, même si ceux‑ci se rapportent à l’appréciation de la preuve, étant donné que, dans ce cas, l’appréciation de la preuve est fondée sur un mauvais principe juridique — la troisième catégorie énoncée dans l’arrêt J.M.H. (voir A.R.D., par. 28; Coughlan, p. 589, note 135). Encore une fois, à mon avis, la même logique vaut pour tout recours à des attentes généralisées déraisonnables.
[198]                     Je suis conforté dans ma conclusion, d’une part, par les raisons de principe pour lesquelles la juridiction d’appel fait preuve de déférence à l’égard des conclusions factuelles tirées par le juge du procès et, d’autre part, par le vaste pouvoir discrétionnaire qui permet aux juridictions d’appel d’intervenir sur des questions de droit.
[199]                     La juridiction d’appel fait preuve de retenue à l’égard des conclusions tirées par le juge du procès sur des questions de fait pour au moins les trois grandes raisons de principe suivantes énoncées dans l’arrêt Housen c. Nikolaisen, 2002 CSC 33, [2002] 2 R.C.S. 235 (une affaire civile) : (1) réduire le nombre, la durée et le coût des appels; (2) favoriser l’autonomie du procès et son intégrité; (3) reconnaître l’expertise du juge de première instance et sa position avantageuse pour évaluer la preuve (par. 16‑18).
[200]                     À mon avis, le fait d’appliquer la norme de la décision correcte à l’examen d’attentes déraisonnables aurait peu d’incidence sur ces raisons de principe. Bien qu’il soit important, le souci de préserver les ressources publiques et de favoriser l’autonomie et l’intégrité des procès est secondaire par rapport aux droits de l’accusé dans une procédure pénale, compte tenu des intérêts en jeu et de la décision du législateur d’accorder un droit d’accès élargi à un premier niveau d’appel (voir, p. ex., Sarrazin, par. 27, confirmant la norme rigoureuse applicable à la disposition réparatrice). C’est plutôt la reconnaissance de l’expertise et de la position avantageuse du juge du procès qui constitue la principale raison à la base de la déférence dont les cours d’appel doivent faire preuve à l’égard des questions de fait dans le contexte des procédures pénales (voir, p. ex., R. c. Spencer, 2007 CSC 11, [2007] 1 R.C.S. 500, par. 17; R. c. Beaudry, 2007 CSC 5, [2007] 1 R.C.S. 190, par. 62). Les juges du procès ne sont cependant pas plus expérimentés ou dans une position plus avantageuse que les juges d’appel pour déterminer s’ils ont affaire à une attente généralisée raisonnable fondée sur le bon sens ou l’expérience humaine. Au contraire, la raison pour laquelle ces attentes sont généralement censées être fiables est précisément parce qu’elles sont « répandues » ou qu’elles correspondent aux expériences communes de toute la collectivité.
[201]                     En revanche, « le rôle premier [. . .] des cours d’appel est de préciser et de raffiner les règles de droit et de veiller à leur application universelle » (Housen, par. 9). Les juridictions d’appel disposent donc d’un vaste pouvoir d’examen sur les questions de droit. En raison du principe de l’universalité, les questions juridiques exigent des réponses claires et cohérentes afin de maintenir la confiance du public dans l’administration de la justice. De plus, les justiciables s’attendent à ce que les tribunaux participent à la création du droit en faisant preuve d’un certain degré d’expertise dans l’art d’élaborer des règles de droit justes et pratiques. Les tribunaux d’appel élaborent des règles de droit qui s’appliquent non seulement à l’affaire dont ils sont saisis, mais aussi à d’éventuelles affaires (ibid.).
[202]                     Dans le contexte des appels en matière pénale, les juridictions d’appel jouent un rôle particulièrement important lorsqu’elles examinent la façon dont le premier juge a instruit le procès, pour prévenir les condamnations injustifiées et garantir que toutes les déclarations de culpabilité font suite à un processus équitable qui maintient la confiance du public dans l’administration de la justice. Comme il a été expliqué dans l’arrêt Biniaris, « [l]es appels sur des questions de droit en matière criminelle reposent en partie sur la volonté d’assurer que les déclarations de culpabilité criminelle résultent de procès dénués de toute erreur. Les procès dénués de toute erreur sont souhaitables en soi, mais à plus forte raison en tant que moyen d’éviter les déclarations de culpabilité erronées » (par. 26). Notre Cour a expliqué qu’« [u]ne personne qui est accusée d’un crime a droit à un procès équitable selon la loi. Toute erreur qui se produit au cours du procès et qui prive l’accusé de ce droit constitue une erreur judiciaire » (Fanjoy c. La Reine, 1985 CanLII 53 (CSC), [1985] 2 R.C.S. 233, p. 240; Morrissey, p. 541). Toute conception de l’examen en appel qui minimise l’importance du rôle des juridictions d’appel compromettrait sérieusement le système de justice pénale dans son ensemble.
[203]                     Le fait de qualifier une question de question de droit revêt également de l’importance pour fonder la compétence de la cour d’appel en matière criminelle, spécialement en ce qui concerne les moyens limités permettant à la Couronne d’interjeter appel d’un verdict d’acquittement. Le droit limité reconnu à la Couronne d’interjeter appel sur des questions de droit permet de trouver un juste équilibre entre, d’une part, les impératifs légitimes d’un système de justice criminelle fondé sur la primauté du droit et, d’autre part, le droit de l’accusé qui a été acquitté d’accusations criminelles à ce que le verdict d’acquittement soit définitif. Le législateur et les tribunaux ont reconnu l’importance de protéger la dignité, la vie privée, l’égalité et les autres droits de tous les acteurs du système de justice criminelle — y compris les plaignants — pour préserver la confiance du public dans l’administration de la justice (voir, p. ex., R. c. Ewanchuk, 1999 CanLII 711 (CSC), [1999] 1 R.C.S. 330). Si le caractère raisonnable d’une attente généralisée était considéré comme une question de fait, la Couronne ne pourrait jamais interjeter appel d’un verdict d’acquittement fondé sur des attentes généralisées qui ne constituent pas des « mythes » ou des « stéréotypes », et ce, peu importe à quel point elles seraient déraisonnables ou contraires aux attentes collectives de la société.
[204]                     À mon avis, ces considérations militent en faveur de l’application de la norme de la décision correcte lorsqu’il s’agit de se prononcer sur le caractère raisonnable d’une attente généralisée. Cette analyse ne se fait pas en fonction de la preuve; elle repose plutôt sur ce qui est raisonnablement vrai dans la plupart des cas. L’importance de préserver la confiance du public à l’égard de l’administration de la justice exige que, dans les affaires criminelles, les verdicts — qu’il s’agisse d’acquittements ou de déclarations de culpabilité — ne soient pas fondés sur des hypothèses qui ne reflètent pas raisonnablement la réalité dans la plupart des cas. Les tribunaux d’appel contribuent de façon appréciable à assurer la cohérence et la légitimité du recours par les juges à des attentes généralisées, dans l’intérêt non seulement des affaires dont ils sont saisis, mais aussi de toute affaire éventuelle.
[205]                     Les cours d’appel doivent se garder d’interpréter quoi que ce soit dans les présents motifs comme signifiant que la Couronne peut interjeter appel d’un acquittement sur la base d’une simple réévaluation des faits.
[206]                     Nous devrions veiller à ne pas miner le rôle institutionnel important des cours d’appel. Les juges de première instance et les cours d’appel assument des rôles complémentaires, les secondes servant de filet de sécurité pour remédier aux erreurs commises par les premiers. En droit criminel, il est crucial que l’examen en appel soit efficace pour éviter les verdicts erronés. Antérieurement, les cours d’appel intervenaient trop aisément pour substituer leur propre appréciation de la preuve à celle du juge du procès. Plus récemment, au nom de la « déférence », il est de plus en plus risqué que le rôle de « filet de sécurité » des cours d’appel soit indûment affaibli.
[207]                     La norme de contrôle de l’erreur manifeste et déterminante peut servir à mauvais escient pour générer une « boîte noire » décisionnelle qui facilite la prise de décisions ad hoc. J’entends par cela une approche par laquelle si la Cour d’appel consent à ce qu’a fait le juge du procès, elle « fait preuve de déférence », tandis que lorsqu’elle préfère une autre issue, elle conclut que la décision du juge du procès est entachée d’une erreur manifeste et déterminante et y substitue son issue préférée.
[208]                     Bien entendu, cela pourrait aussi se produire en appliquant la norme de la décision correcte, comme dans « le mauvais vieux temps » où les cours d’appel substituaient trop aisément leur propre évaluation de la preuve. Cependant, l’application de la norme de l’erreur manifeste et déterminante peut s’avérer un processus opaque. En revanche, la norme de la décision correcte, en raison de sa nature, exige d’énoncer expressément un raisonnement différent et de démontrer pourquoi il devrait être suivi. Appliquée comme il se doit, la norme de la décision correcte demande une clarté conceptuelle et une rigueur analytique accrues. C’est ce point de vue qui sous‑tend mon analyse.
(2)         Les « règles » établies dans l’arrêt J.C.
[209]                     Ayant exposé mon point de vue sur la norme de contrôle applicable en appel et sur la portée de ce contrôle, j’en viens à la question de savoir si l’approche préconisée par la Cour d’appel de l’Ontario dans l’arrêt J.C. devrait être adoptée. Comme je l’ai expliqué, l’arrêt J.C. représente une tentative remarquable de répondre aux préoccupations soulevées par des tribunaux d’appel intermédiaires dans de nombreuses décisions récentes. S’agissant de la « règle interdisant le recours à des hypothèses logiques infondées » énoncée dans l’arrêt J.C., la Couronne soutient qu’elle devrait être rejetée parce qu’elle inciterait selon elle les juridictions d’appel à intervenir trop aisément pour censurer le recours par les juges du procès à des attentes généralisées, comme l’illustre bien l’arrêt de la Cour d’appel de la Colombie‑Britannique dans la cause de M. Tsang.
[210]                     Je n’adopterais pas la « règle interdisant le recours à des hypothèses logiques infondées » telle qu’elle est formulée dans l’arrêt J.C. Elle suppose qu’une attente généralisée peut être écartée pour la simple raison qu’elle n’est pas « fondée » sur la preuve. Or, les attentes généralisées ne sont pas elles‑mêmes fondées sur la preuve, mais bien sur le bon sens et l’expérience humaine. Elles jouent néanmoins un rôle indispensable dans le raisonnement suivi par le juge pour apprécier la preuve.
[211]                     À mon avis, la façon dont la Cour d’appel a appliqué cette règle aux circonstances de l’affaire dont elle était saisie dans J.C. illustre bien le problème que soulève la norme qu’elle propose dans cette décision. L’accusé avait expliqué qu’il avait l’habitude de vérifier le consentement de sa partenaire à chacune des étapes des ébats sexuels. Le juge du procès avait conclu que le témoignage de l’accusé était [traduction] « contraire à la logique et à l’expérience quant à la façon dont se déroulent les rapports sexuels » (R. c. J.C., 2018 ONSC 5547, par. 88 (CanLII)). La Cour d’appel a estimé que le juge du procès en était venu à cette conclusion en se fondant sur l’hypothèse selon laquelle [traduction] « les gens qui se livrent à des actes sexuels n’atteignent tout simplement pas l’idéal “politiquement correct” de discuter expressément du consentement au fur et à mesure qu’ils se livrent à des actes sexuels » (par. 97). Selon la Cour d’appel, ce raisonnement allait à l’encontre de la règle interdisant le recours à des hypothèses logiques infondées parce que l’hypothèse du juge constituait une [traduction] « généralisation pure et simple sur la façon dont les gens se comportent » et « ne reposait sur aucun élément propre à cette affaire ni sur les éléments de preuve dont disposait le juge du procès sur la façon dont toutes les relations sexuelles se déroulent » (par. 96). À mon humble avis, une telle norme d’examen en appel est inapplicable. L’absence de preuves à l’appui d’une attente généralisée ne saurait constituer en soi une raison permettant de censurer le recours à cette attente. On ne peut s’attendre à ce que la Couronne fournisse des éléments de preuve sur la façon dont les rencontres sexuelles se déroulent habituellement dans chaque procès pour agression sexuelle avant que le juge du procès puisse se fier à son bon sens ou à son expérience humaine en ce qui concerne le comportement sexuel humain (voir R.R., par. 8).
[212]                     Je n’adopterais pas la « règle interdisant le recours à des hypothèses logiques infondées » telle qu’elle a été formulée dans l’arrêt J.C., mais cela ne signifie pas que la Cour d’appel n’a pas, dans cet arrêt, soulevé des préoccupations légitimes au sujet du raisonnement suivi par le juge du procès dans cette affaire. La Cour d’appel a conclu que l’inférence contestée contrevenait aussi à la « règle interdisant le recours à des inférences fondées sur des stéréotypes », parce qu’elle [traduction] « présuppose que personne ne vérifierait le consentement avec autant de prudence » (par. 97) et que « la conduite que le juge du procès a rejetée au motif qu’elle était “trop parfaite”, “trop mécanique” et “trop politiquement correcte” pour être crédible est précisément celle qu’encourage la loi, et elle est certainement prudente » (par. 98). Soit dit en tout respect, je vois mal comment on pourrait considérer l’attente du juge dans cette cause comme un « stéréotype » (Quel groupe de personnes est visé par ce stéréotype?). Je constate toutefois que, dans l’affaire J.C., la Cour d’appel a considéré comme une erreur de droit au sens de cette règle le recours non seulement à des stéréotypes, mais aussi à des [traduction] « hypothèses logiques erronées » (par. 63). Comme je l’ai déjà expliqué, je ferais entrer toutes ces hypothèses dans la catégorie plus générale des attentes généralisées déraisonnables.
[213]                     Par conséquent, l’attente généralisée à laquelle le juge du procès a recouru dans l’affaire J.C. était problématique, non pas parce qu’elle n’était pas fondée sur la preuve ou parce qu’il s’agissait d’un « stéréotype », mais parce qu’on ne pouvait raisonnablement présumer que les gens n’atteignent généralement pas l’idéal « politiquement correct » d’obtenir le consentement de l’autre personne.  L’issue de l’affaire J.C. et les motifs à l’appui de cette décision sont donc compatibles avec le cadre que je propose, et ce, en dépit du fait que je ne formulerais pas les principes de la même manière que la Cour d’appel de l’Ontario.
C.            Le juge du procès s’est‑il fondé sur une attente généralisée comme s’il s’agissait en soi d’un fait déterminant et incontestable?
[214]                     Comme je l’ai expliqué, les juges du procès disposent d’une latitude considérable pour recourir à des attentes généralisées raisonnables comme point de référence logique pour apprécier la preuve. Une juridiction d’appel ne doit pas intervenir pour modifier l’appréciation de la preuve du juge simplement parce qu’elle aurait tiré une conclusion différente de la preuve ou des attentes généralisées raisonnables relatives à la preuve.
[215]                     Le recours à une attente généralisée, même raisonnable, est toutefois assujetti à d’importantes limites : le juge du procès ne peut pas la considérer comme constituant en soi un fait déterminant et incontestable, au point de ne pas tenir compte de la preuve ou d’en faire abstraction. Cela s’explique par le fait qu’il est toujours possible que les gens agissent contrairement à ce à quoi l’on s’attendrait normalement d’eux selon le bon sens ou l’expérience humaine. Le devoir du juge du procès est de déterminer ce qui s’est réellement passé, et de le faire en se fondant sur la preuve. Par exemple, lorsqu’il tire des inférences à partir d’une preuve circonstancielle, le juge doit examiner la preuve « au regard tant de l’ensemble de la preuve disponible que de l’absence de preuve, appréciée logiquement, ainsi qu’au regard de l’expérience humaine et du bon sens » (Villaroman, par. 30 (je souligne)). Ainsi, les attentes généralisées fondées sur l’expérience humaine et le bon sens ne sont qu’un des éléments qui aident le juge à interpréter la preuve. En définitive, l’analyse doit demeurer axée sur la preuve.
[216]                     Cet aspect du cadre d’analyse que je propose n’a rien de nouveau. Il y a au moins deux raisons pour lesquelles on peut conclure à une erreur de droit. Tout d’abord, commet une erreur de droit le juge qui ne tient pas compte de l’ensemble de la preuve pour trancher la question fondamentale de la culpabilité ou de l’innocence de l’accusé (la quatrième catégorie d’erreurs dont il est question dans l’arrêt J.M.H. (par. 31‑32; voir aussi Walle, par. 46). Ensuite, le juge du procès qui considère une attente généralisée comme un fait incontestable prend en réalité connaissance d’office de ce fait. Or, la connaissance d’office est assujettie à un critère rigoureux, auquel on ne peut que rarement — voire jamais — satisfaire en s’appuyant sur une attente généralisée sur les gens, à cause de la grande diversité d’expériences et de comportements humains. La conclusion factuelle qui n’est fondée ni sur la preuve ni sur la connaissance d’office relève de la conjecture. Il s’agit d’une erreur de droit, qui fait partie de la première catégorie d’erreurs décrites dans l’arrêt J.M.H. (en tant que conclusion de fait qui ne repose sur aucun élément de preuve (par. 25; voir Schuldt c. La Reine, 1985 CanLII 20 (CSC), [1985] 2 R.C.S. 592).
[217]                     À titre d’exemple, dans l’affaire L. (J.), le juge du procès n’a pas tenu compte des témoignages de la plaignante et de l’accusé et s’est plutôt [traduction] « fondé sur deux faits pour expliquer pourquoi il acceptait que la plaignante avait communiqué son refus de consentir à d’autres contacts sexuels et que [l’accusé] avait poursuivi sa tentative d’avoir des rapports sexuels avec elle », l’un étant [traduction] « sa conclusion qu’il est “contraire à la raison et à toute logique” qu’une “jeune femme se retrouverait à l’extérieur en robe à la mi-décembre, s’étendrait sur le sol, dans le gravier et l’herbe mouillée, et se livrerait à une activité sexuelle consensuelle” » (par. 43). La Cour d’appel de l’Ontario a estimé que, même s’il est loisible aux juges du procès de faire appel au bon sens pour trancher une affaire, le juge avait, dans cette affaire, commis une erreur [traduction] « en se fondant sur une hypothèse concernant ce qu’une jeune femme est censée accepter ou refuser de faire, comme s’il s’agissait d’un fait » (par. 47 (je souligne)). Si l’on ajoute à cela le fait que le juge n’avait pas tenu compte du témoignage de l’accusé et qu’il n’avait pas expliqué pourquoi il estimait que ce témoignage ne soulevait pas de doute raisonnable, il s’agissait d’une erreur de droit.
[218]                     Bien entendu, le juge du procès n’est pas tenu de mentionner chacun des éléments de preuve qu’il a examinés ou d’expliquer en détail l’appréciation qu’il a faite de chacun d’eux (J.M.H., par. 31‑32). « Le juge du procès doit examiner tous les éléments de preuve qui se rapportent à la question ultime à trancher, mais à moins que les motifs démontrent que cela n’a pas été fait, l’omission de consigner que cet examen a été fait ne permet pas de conclure qu’une erreur de droit a été commise à cet égard » (R. c. Morin, 1992 CanLII 40 (CSC), [1992] 3 R.C.S. 286, p. 296).
[219]                     En outre, cet aspect du cadre d’analyse que je propose est beaucoup moins utile à la Couronne lorsqu’elle interjette appel d’un verdict d’acquittement qu’à l’accusé qui fait appel de son verdict de culpabilité. Il y a plusieurs raisons à cela. Premièrement, on ne peut conclure à une erreur de droit pour cause d’absence de preuve permettant de conclure à l’existence d’un fait, « dans le cas d’un acquittement, [. . .] que si la loi a transféré à l’accusé l’obligation de prouver un fait donné » (Schuldt, p. 604). La raison en est qu’à défaut « [d’un] transfert du fardeau de la preuve à l’accusé, il y a toujours quelque élément de preuve qui permet de tirer une conclusion de fait favorable à l’accusé » (p. 610). Dans le même ordre d’idées, la décision du juge du procès d’acquitter l’accusé en raison du doute raisonnable qui subsiste dans son esprit « est non pas une conclusion de fait, mais une conclusion qu’il n’a pas été satisfait à la norme de persuasion hors de tout doute raisonnable » (J.M.H., par. 25). Il n’est donc pas nécessaire que le doute raisonnable à l’origine d’un verdict d’acquittement soit fondé sur la preuve; ce doute peut reposer simplement sur l’absence de preuve (par. 26‑27; Villaroman, par. 36). Ainsi, la juridiction d’appel qui examine les motifs du juge du procès pour déterminer s’ils sont entachés d’une erreur de droit doit redoubler de prudence lorsqu’elle est saisie d’un appel interjeté par la Couronne d’un verdict d’acquittement : « [I]l faut prendre garde de ne pas s’arrêter aux lacunes apparentes des motifs formulés par le juge du procès lors de l’acquittement pour créer un motif d’“acquittement déraisonnable”, verdict que le tribunal ne peut prononcer en vertu du Code criminel. . . » (R. c. Walker, 2008 CSC 34, [2008] 2 R.C.S. 245, par. 2).
V.           Application aux présents pourvois
[220]                     Après avoir expliqué ce que j’estime être les trois questions qu’il faut se poser lors de l’examen en appel d’une décision dans laquelle le juge du procès s’est fondé sur des attentes généralisées, je passe maintenant à l’examen des erreurs qui auraient été commises dans chacun des deux pourvois dont est saisie notre Cour.
A.           Monsieur Kruk
[221]                     Monsieur Kruk a été accusé d’un chef d’agression sexuelle à la suite d’un incident survenu à son domicile au petit matin, le 27 mai 2017. Plus tôt dans la soirée, il était tombé par hasard dans la rue sur la plaignante, qui était alors fortement intoxiquée. La plaignante a témoigné s’être réveillée dans le lit de M. Kruk, sans son pantalon, avec M. Kruk sur elle, son pénis dans son vagin. Monsieur Kruk a déclaré qu’il s’était occupé de la plaignante tout au long de la soirée et qu’il avait l’intention de la raccompagner chez elle le lendemain matin. Il a nié tout attouchement sexuel sur la plaignante et a affirmé que cette dernière avait elle‑même retiré son pantalon alors qu’elle était en état d’ébriété. Selon sa version des faits, lorsqu’elle s’est réveillée, la plaignante, qui était encore en état d’ébriété, a constaté qu’elle n’avait plus de pantalon et a alors imaginé le pire.
[222]                     Le juge du procès a conclu que le témoignage de M. Kruk ne soulevait pas de doute raisonnable. En acceptant le témoignage de la plaignante malgré ses réserves quant à sa fiabilité en raison de l’état d’ébriété dans lequel elle se trouvait, le juge a déclaré ce qui suit: [traduction] « Elle a affirmé qu’elle avait senti [le] pénis [de l’accusé] en elle et qu’elle savait ce qu’elle ressentait. Bref, son sens du toucher était sollicité. Il est extrêmement improbable qu’une femme se trompe sur cette sensation » (par. 68 (CanLII)). La Cour d’appel a conclu que le juge avait commis une erreur de droit en se livrant à des [traduction] « raisonnements conjecturaux » et en formulant une hypothèse sur une question qui ne relevait pas du bon sens ou qui ne pouvait pas légitimement faire l’objet d’une admission d’office.
[223]                     Je ne partage pas l’avis de la Cour d’appel. Répondant aux trois questions que j’ai énoncées précédemment, j’en arrive à la conclusion que le juge du procès n’a pas commis d’erreur.
[224]                     En ce qui concerne la première question, le juge du procès s’est effectivement fondé sur une attente généralisée au sujet des gens — en l’occurrence, en matière de perceptions physiques. Il n’y avait aucune preuve indiquant que la plaignante en question était peu susceptible de se tromper au sujet de la sensation d’une pénétration vaginale. Par conséquent, le juge a évalué la vraisemblance du témoignage de la plaignante en fonction d’une attente de ce qu’il pensait que les gens — ou, plus précisément, les femmes — en général ressentiraient ou non en pareilles circonstances.
[225]                     Comme je l’ai expliqué, le fait que le juge s’est fondé sur une attente généralisée n’est pas en soi problématique. Au contraire, il s’agit d’un aspect indispensable du raisonnement que doit suivre le juge pour apprécier la preuve en fonction d’un point de référence portant sur ce à quoi l’on s’attendrait normalement. Toutefois, le fait que le juge du procès s’est fondé sur une attente généralisée soulève la possibilité qu’il ait commis une erreur de droit au regard des deuxième et troisième questions que j’ai exposées. Je passe donc à l’analyse de ces questions.
[226]                     Au regard de la deuxième question, je conclus que l’on peut raisonnablement s’attendre de façon générale à ce qu’une femme soit peu susceptible de se méprendre sur la sensation d’une pénétration vaginale. Cela ne veut pas dire qu’il s’agit d’un fait irréfutable qui vaut pour toutes les femmes dans toutes les situations ou qu’une femme ne pourrait jamais se méprendre. Cependant, de façon générale, cette proposition est parfaitement raisonnable. Comme le fait remarquer la Couronne, un acte sexuel de cette nature aurait un impact profond et traumatisant sur l’intégrité corporelle d’une personne, et les gens ordinaires n’auraient généralement pas besoin de connaissances particulières de cet aspect de la perception chez l’humain pour être en mesure d’évaluer ce type de témoignage. Prétendre le contraire ferait resurgir l’idée depuis longtemps discréditée selon laquelle le témoignage d’une plaignante au sujet d’une agression sexuelle ne peut, sans preuve corroborante, donner lieu à une déclaration de culpabilité. De plus, on ferait ainsi porter à la Couronne un fardeau inutile, irréaliste et accablant en l’obligeant à présenter le témoignage d’un expert médical sur la physiologie de base de la plaignante dans toute affaire d’agression sexuelle.
[227]                     La Cour d’appel a laissé entendre qu’il aurait pu être utile que la plaignante fournisse davantage de détails dans son témoignage au sujet de ce qu’elle avait vécu. La cour a fait observer : [traduction] « . . . on n’a pas demandé [à la plaignante], par exemple, d’expliquer dans ses propres mots à quoi avait ressemblé [la sensation de la pénétration], si elle avait éprouvé de la douleur, si elle avait subi des blessures, ni même pourquoi elle était aussi sûre d’elle dans son témoignage » (par. 55 (CanLII)). Je ne suis pas d’accord pour dire qu’une description plus détaillée de l’expérience physique vécue par la plaignante aurait été utile en l’espèce. Ces éléments superflus n’auraient rien apporté de plus; s’il était retenu, le témoignage de la plaignante établissait aisément l’actus reus de l’agression sexuelle.
[228]                     Monsieur Kruk prétend qu’il est problématique que le juge du procès, un homme, s’en remette à une attente généralisée sur ce que les femmes ressentiraient probablement, puisque le juge n’aurait [traduction] « aucune expérience personnelle en la matière » (m.i., par. 56; voir aussi par. 64). Je ne suis pas de cet avis. Même si le juge du procès n’a pas vécu personnellement cette expérience précise, il est parfaitement raisonnable pour toute personne de s’attendre à ce qu’une autre personne ne se trompe pas quant à la sensation de voir son intégrité corporelle violée de cette manière.
[229]                     Monsieur Kruk affirme également que le caractère raisonnable de l’attente dépend des circonstances de l’espèce et que [traduction] « [p]lus la situation s’écarte de la norme au point de devenir un cas extrême, moins il est probable que son appréciation relève du bon sens » (transcription, p. 70). Ainsi, selon lui, le fait que la plaignante [traduction] « était extrêmement intoxiquée et désorientée » fait en sorte que l’attente généralisée sur laquelle le juge s’est fondé n’était plus raisonnable (ibid.). Cet argument méconnaît la nature d’une attente généralisée et le rôle qu’elle joue dans le processus de recherche des faits. Il suffit que l’attente soit raisonnable de manière générale, c’est‑à‑dire qu’elle correspond à la réalité dans la plupart des cas. L’état d’ébriété de la plaignante et les doutes que son état suscitait quant à sa fiabilité étaient certainement des aspects importants de la preuve dont le juge devait tenir compte pour apprécier le témoignage de la plaignante, mais les détails de la preuve ne modifient en rien le caractère raisonnable de l’attente généralisée en cause. De fait, le témoignage de la plaignante devait être évalué au regard à la fois d’un point de référence raisonnable et de l’ensemble de la preuve, y compris la preuve de l’intoxication. C’est également le cas, par exemple, lorsqu’il s’agit de prendre en considération la « déduction conforme au bon sens » selon laquelle une personne veut les conséquences raisonnables et probables de ses actes, même lorsque, selon la preuve, l’accusé avait les facultés affaiblies (Walle, par. 58‑67). Cet aspect nous renvoie à la troisième question du cadre d’analyse que je propose et sur laquelle je me penche maintenant.
[230]                     À mon avis, la conclusion de la Cour d’appel évoque davantage une préoccupation relevant de la troisième question. La Cour d’appel a estimé que le juge du procès avait commis une erreur en tirant une [traduction] « conclusion » qui ne pouvait « légitimement faire l’objet d’une admission d’office » (par. 67), ce qui l’a amené à se livrer à des « raisonnements conjecturaux qui n’étaient pas fondés sur la preuve » (par. 68). J’admets que, si c’était vrai, il s’agirait d’une erreur de droit, mais je ne suis pas d’accord pour dire que le juge du procès a commis une telle erreur. En l’espèce, le juge du procès n’a pas considéré comme un fait déterminant et incontestable — c.‑à‑d., comme un fait admis d’office — l’attente généralisée suivant laquelle une femme est peu susceptible de se méprendre sur la sensation d’une pénétration vaginale. Il s’est plutôt servi à bon droit de cette attente généralisée comme point de référence pour apprécier la vraisemblance du témoignage de la plaignante.
[231]                     Fait crucial, le juge n’a pas fait abstraction du reste de la preuve en partant du principe qu’une femme ne pourrait jamais se méprendre sur la sensation d’une pénétration vaginale. Il s’est fondé sur une preuve circonstancielle qu’il a jugée [traduction] « compatible avec la proposition selon laquelle l’accusé et la plaignante ont eu des rapports sexuels », compte tenu notamment du fait qu’ils étaient tous les deux dévêtus et que la plaignante n’avait plus son pantalon (par. 69). Le juge a également estimé que [traduction] « le défaut de l’accusé de contacter les parents de la plaignante, eu égard à l’ensemble des circonstances [. . .] était compatible avec une intention de profiter sexuellement d’une jeune femme qu’il savait être dans un état d’extrême fragilité et vulnérabilité » (par. 70). Le juge était par ailleurs parfaitement conscient des problèmes de fiabilité du témoignage de la plaignante (par. 48). Il lui était loisible de considérer comme fiable le témoignage de la plaignante sur cet aspect en l’évaluant au regard de l’attente généralisée raisonnable sur les perceptions humaines comme point de référence et en tenant compte des autres éléments de preuve circonstancielle.
[232]                     Pour les motifs que j’ai exposés, je conclus que le juge du procès n’a pas commis les erreurs que lui reproche M. Kruk ou que la Cour d’appel a décelées.
B.            Monsieur Tsang
[233]                     Monsieur Tsang a été accusé d’un chef d’agression sexuelle à la suite d’un incident survenu dans sa voiture au petit matin, le 29 décembre 2018. La plaignante et lui s’étaient rencontrés lors d’un concert de musique et ils se sont retrouvés par la suite à la salle de bal Commodore, à Vancouver. Ils sont partis ensemble dans la voiture de M. Tsang. La plaignante a déclaré que, alors qu’il la raccompagnait, M. Tsang avait arrêté la voiture dans un stationnement, où il lui avait demandé s’ils pouvaient s’embrasser sur la banquette arrière. Elle a accepté, ne s’attendant à rien de plus. Toutefois, sans son consentement, M. Tsang l’a forcée à se livrer à des relations sexuelles orales et l’a pénétrée par voie vaginale et anale. Il a ensuite déposé la plaignante chez une amie de cette dernière et est parti en trombe dès qu’elle est sortie du véhicule. Une médecin légiste spécialisée dans les agressions sexuelles a constaté des traumatismes dans la région génitale, notamment une déchirure du vagin. Dans son témoignage, M. Tsang a affirmé que la plaignante avait pris l’initiative à chaque étape de leur rencontre sexuelle, y compris la fellation et la pénétration vaginale avec les doigts; qu’elle lui avait demandé une [traduction] « fessée » et d’autres « actes sexuels brutaux »; qu’il ne l’avait jamais pénétrée par voie anale; et qu’il n’y avait jamais eu de pénétration du pénis dans le vagin parce qu’il n’arrivait pas à trouver de condom. La juge du procès n’a pas retenu le témoignage de M. Tsang, concluant que ce dernier avait exercé un contrôle sur la plaignante toute la nuit et qu’il avait « organisé » tout ce qui s’était passé. Elle a estimé que la plaignante était crédible, a accepté son témoignage et a déclaré M. Tsang coupable (2020 BCPC 306).
[234]                     La Cour d’appel a conclu que la juge du procès avait commis une erreur en écartant le témoignage de M. Tsang en se fondant sur trois [traduction] « hypothèses » ou « généralisations » sur le comportement humain qui équivalaient à des « raisonnements conjecturaux », en l’occurrence, (1) qu’une personne ne demanderait pas « de but en blanc » à recevoir une fessée pendant des préliminaires sexuels; (2) qu’une personne contrôlante ne s’abstiendrait pas de se livrer à des rapports sexuels vaginaux parce qu’elle n’a pas de condom; (3) qu’une personne ne quitterait pas abruptement et cavalièrement la personne avec laquelle elle vient d’avoir des rapports sexuels consensuels (par. 73‑74).
[235]                     Je vais examiner à tour de rôle chacune de ces trois présumées erreurs.
(1)         Une personne ne demanderait pas « de but en blanc » à recevoir une fessée pendant des préliminaires sexuels
[236]                     En ce qui concerne la première question que j’ai énoncée, je conclus que la juge du procès ne s’est pas fondée sur une attente généralisée en matière de comportement humain lorsqu’elle a conclu que la plaignante n’avait pas demandé à recevoir une fessée et qu’elle n’avait pas incité M. Tsang à se livrer à des « actes sexuels brutaux ». Je note que, même si elle s’est à certains moments attardée au rejet, par la juge du procès, du témoignage de M. Tsang selon lequel la plaignante [traduction] « lui [avait] demandé de lui administrer une fessée » (par. 28), la Cour d’appel s’est dite d’une manière plus générale préoccupée par le fait que la juge du procès avait [traduction] « rejeté le témoignage de [M. Tsang] selon lequel la plaignante l’avait encouragé à se livrer à des actes sexuels brutaux » (par. 43).
[237]                     Le rejet, par la juge du procès, du témoignage de M. Tsang au sujet des « actes sexuels brutaux » ne reposait pas sur une attente généralisée sur la question de savoir si toute personne demanderait une fessée ou encouragerait autrement son partenaire à se livrer à des actes sexuels brutaux. Il était plutôt fondé sur son appréciation de la preuve concernant les personnes qui étaient devant elle et sur ses conclusions quant à la crédibilité de M. Tsang en particulier. Il ressort clairement de ses motifs que la juge n’a pas cru la version des faits de M. Tsang, qui soutenait que la plaignante avait été l’instigatrice de tous les gestes de séduction et de toutes les avances sexuelles ce soir‑là. À ce stade de ses motifs, la juge avait fait remarquer que la plaignante [traduction] « n’avait manifesté aucun intérêt » pour M. Tsang pendant toute la soirée, jusqu’à l’incident survenu dans le véhicule de ce dernier, et qu’elle « avait passé une partie de la soirée avec un autre homme » (par. 121 (CanLII)). La juge avait également rejeté le témoignage de M. Tsang selon lequel la plaignante avait commencé à l’embrasser sur la piste de danse de la salle de bal Commodore — une conclusion qu’il lui était loisible de tirer selon la preuve, comme l’a reconnu la Cour d’appel (par. 39). De plus — et cet aspect est important —, la juge du procès a estimé que M. Tsang avait créé de toutes pièces ses affirmations sur les actes sexuels brutaux pour pouvoir expliquer la présence de blessures (par. 158). Interprété de la façon la plus généreuse possible, le témoignage de M. Tsang donnait à penser que la plaignante voulait recevoir « une fessée » ou se faire pénétrer avec les doigts « de façon plus brutale ». La juge a estimé, compte tenu des blessures de la plaignante, que ce type d’« actes sexuels brutaux » prétendument consensuels ne pouvait expliquer la gravité des blessures effectivement subies par la plaignante. C’est à la lumière de ces conclusions que la juge a conclu qu’il n’était [traduction] « pas crédible » que cette plaignante aurait demandé de recevoir une fessée ou « se préparait à se livrer à des actes sexuels brutaux » avec M. Tsang (par. 126).
[238]                     À mon avis, en l’espèce, la Cour d’appel a procédé à un réexamen de la preuve. Elle a minimisé certains aspects du raisonnement de la juge du procès en concluant, par exemple, que [traduction] « ce qui s’est passé avant l’incident dans le stationnement ne tire pas vraiment à conséquence » (par. 42) et en ajoutant qu’on ne pouvait pas dire que ces aspects de la preuve avaient « pesé lourd » dans l’appréciation que la juge du procès avait faite de la preuve (par. 45). Pour apprécier la preuve, la juge du procès a de toute évidence retracé le fil des événements survenus au cours de la soirée et s’est fondée sur son évaluation globale de la preuve. Il n’était pas loisible à la Cour d’appel de substituer à cette appréciation sa propre opinion sur la mesure dans laquelle les diverses parties de l’exposé des faits « tiraient à conséquence ».
[239]                     Par conséquent, la juge du procès ne s’est pas fondée sur une attente généralisée quant à la manière dont les gens sont susceptibles de se comporter au cours d’une activité sexuelle. Il n’est donc pas nécessaire d’examiner relativement à cette erreur alléguée les deuxième et troisième questions que j’ai énoncées.
(2)         Une personne contrôlante ne s’abstiendrait pas d’avoir des relations sexuelles vaginales parce qu’elle n’a pas de condom
[240]                     Comme pour la première erreur présumée, je conclus, au regard de la première question, que la juge du procès ne s’est pas fondée sur une attente généralisée concernant le comportement humain pour rejeter le témoignage de M. Tsang selon lequel il s’était abstenu d’avoir des relations sexuelles vaginales parce qu’il n’avait pas de préservatif. Il n’est donc pas nécessaire d’examiner les deuxième et troisième questions que j’ai énoncées.
[241]                     Voici le passage contesté des motifs de la juge du procès :
     [traduction] Je suis d’avis que l’affirmation de l’accusé selon laquelle l’absence de condom dans sa voiture avait eu raison de sa motivation à avoir des relations sexuelles vaginales, alors qu’il avait un condom à sa disposition, a été créée de toutes pièces; de plus, cette affirmation contredit le degré de contrôle qu’il a exercé tant ce soir‑là qu’à l’audience. Il a affirmé que [la plaignante] lui avait dit qu’elle voulait lui faire une fellation pour terminer et qu’elle lui avait réitéré son offre. Il a déclaré qu’il l’avait agrippée en douceur par les cheveux et l’avait guidée. Il s’est rappelé qu’elle avait eu un haut‑le‑cœur, puis qu’elle s’était de nouveau servie de sa bouche et de ses mains. Monsieur Tsang a expliqué qu’il avait demandé à [la plaignante] si elle recrachait ou avalait. Lorsque [la plaignante] lui a répondu : « j’avale; cracher, c’est pour les perdants », il a éjaculé dans sa bouche. J’estime qu’à ce moment‑là, M. Tsang était centré sur lui‑même et que, sinon, il aurait pu constater que, de toute évidence [la plaignante] ne participait que pour en finir et non parce qu’elle le souhaitait ou qu’elle y prenait plaisir. [Je souligne; par. 129.]
[242]                     La Cour d’appel a considéré que la juge du procès s’était fondée sur un [traduction] « stéréotype préjudiciable » au sujet des personnes « contrôlantes » pour tenir pour acquis que de telles personnes ne s’abstiendraient pas de relations sexuelles si elles n’avaient pas de condom (par. 65). À mon avis, aucune attente généralisée quant aux personnes « contrôlantes » n’était en jeu dans les motifs de la juge du procès. La juge a conclu que M. Tsang lui‑même était « contrôlant » et qu’il avait « organisé » tout ce qui s’était passé cette nuit‑là, comme le démontrait notamment l’insistance avec laquelle il avait demandé à la plaignante et à l’amie de celle‑ci de laisser leurs sacs banane et leurs effets personnels dans sa voiture et les avait incitées à boire davantage. La juge du procès a considéré comme créée de toutes pièces l’affirmation de M. Tsang suivant laquelle le fait qu’il n’arrivait pas à trouver un condom aurait « eu raison » de sa motivation à avoir des relations sexuelles vaginales avec la plaignante, compte tenu de tous les autres éléments de preuve de son comportement tout au long de la soirée. Pour tirer sa conclusion générale, la juge s’est évidemment fondée sur le témoignage direct de la plaignante — témoignage qu’elle a accepté —, qui affirmait que M. Tsang avait effectivement été l’instigateur des relations sexuelles. Cette conclusion était également étayée par la constatation de la juge selon laquelle M. Tsang avait fait preuve de peu d’inhibitions tout au long de la nuit et qu’il était centré sur son propre plaisir dans la voiture, comme en témoignait son indifférence face aux pleurs et aux haut‑le‑cœur de la plaignante pendant qu’elle lui faisait une fellation.
[243]                     La Cour d’appel a là encore réexaminé la preuve à la recherche d’une erreur. Elle n’a pas remis en question la conclusion de la juge du procès selon laquelle M. Tsang était « contrôlant » et avait « organisé » tout ce qui s’était passé cette nuit‑là. Elle a pris acte des divers aspects de la preuve que la juge avait examinés. Bien qu’elle ait reconnu ces points, la Cour d’appel a minimisé l’importance des impressions que M. Tsang avait données à la juge, en déclarant, comme je l’ai déjà indiqué, que « ce qui s’est passé avant l’incident dans le stationnement ne tire pas vraiment à conséquence » (par. 42) La Cour d’appel n’avait aucune raison d’intervenir pour revoir l’appréciation de l’ensemble de la preuve qu’avait faite la juge du procès.
[244]                     Comme je suis d’avis de rejeter cet argument au regard de la première question, il n’est pas nécessaire d’examiner le caractère raisonnable de toute attente généralisée en fonction de la deuxième question, puisque la juge du procès ne s’est pas appuyée sur une telle attente. Je tiens toutefois à ajouter que, à mon avis, la Cour d’appel a déformé le sens du mot « stéréotypes » en considérant que, dans son analyse, la juge du procès s’était fondée sur un « stéréotype préjudiciable » au sujet « des personnes contrôlantes ». Les « personnes contrôlantes » ne sont pas des personnes faisant partie d’un groupe particulier qui fait l’objet de préjugés que l’on pourrait légitimement qualifier de « stéréotypes ». L’approche de la Cour d’appel sous‑entend que toute caractérisation de la personnalité d’un individu comme étant « agressive » ou « insouciante » pourrait être qualifiée de « stéréotype », et ce, même lorsque cette caractérisation découle de la preuve présentée au sujet du comportement de l’intéressé.
(3)         Une personne ne quitterait pas abruptement et cavalièrement la personne avec laquelle elle vient d’avoir des rapports sexuels consensuels
[245]                     Je passe maintenant à la dernière erreur relevée par la Cour d’appel. Voici les passages contestés des motifs de la juge du procès :
     [traduction] [Le] manque d’intérêt [de M. Tsang] [. . .] face à l’invitation de [la plaignante] à se revoir contredit son témoignage qu’ils avaient simplement passé un bon moment; il est plutôt compatible avec une rencontre non consensuelle où il avait obtenu ce qu’il voulait sans égard pour elle et avait ensuite détalé.
                    . . .
      Le témoignage de M. Tsang concorde avec celui de [la plaignante] et de [l’amie de celle‑ci] selon lequel il est parti en trombe dès que [la plaignante] est sortie de sa voiture et qu’il ne l’a pas regardée entrer dans la maison. J’estime que ce fait s’accorde davantage avec l’affirmation de [la plaignante] selon laquelle il s’agissait de relations sexuelles non consensuelles qu’avec la version de M. Tsang de ce qui venait de se passer. Il est parti en trombe à cause de ce qu’il venait de lui faire vivre et parce qu’elle ne représentait rien pour lui. Ses agissements ne concordent pas avec son témoignage selon lequel il voulait lui donner du plaisir ce soir‑là. [Je souligne; par. 131 et 153.]
[246]                     En ce qui concerne la première question que je propose — et contrairement à ma conclusion quant aux deux premières erreurs présumées —, j’estime que la juge du procès s’est effectivement fondée sur une attente généralisée quant à la façon dont les gens se comportent habituellement après des rapports sexuels consensuels. Contrairement à la Couronne, je ne crois pas que la juge s’est uniquement intéressée à la cohérence entre le témoignage de M. Tsang, selon lequel la plaignante et lui avaient simplement passé un très bon moment ensemble, et le témoignage selon lequel M. Tsang était parti en trombe. La juge ne s’est pas contentée de dire que le témoignage de M. Tsang était incohérent; elle a explicitement considéré que le départ brusque de M. Tsang était [traduction] « compatible avec une rencontre non consensuelle où il avait obtenu ce qu’il voulait sans égard pour elle » et « s’accord[ait] davantage avec l’affirmation de [la plaignante] selon laquelle il s’agissait de relations sexuelles non consensuelles ». Rien dans la preuve ne permettait de croire que M. Tsang était le genre d’individu qui détalerait ou non après avoir déposé une personne avec laquelle il vient d’avoir des relations sexuelles consensuelles. La juge a plutôt estimé que la plupart des gens n’agiraient pas de la sorte.
[247]                     De plus, en ce qui concerne la deuxième question, je considère qu’il est déraisonnable de s’attendre à voir un lien logique entre le fait pour une personne d’attendre que son partenaire sexuel soit rentré à l’intérieur et le caractère consensuel ou non de la rencontre qu’ils viennent d’avoir. Partir en trombe pourrait certainement indiquer un manque de politesse ou de tact social. Mais de là à laisser entendre que la personne en question vient de participer à des rapports sexuels non consensuels, il y a toute une marge. On ne peut raisonnablement pas considérer que cette proposition correspond fidèlement à la réalité dans la plupart des cas, de manière à pouvoir s’en servir comme point de référence fiable pour évaluer la preuve.
[248]                     Malgré cette erreur de droit, je suis d’avis de confirmer le verdict de culpabilité en vertu de la disposition réparatrice au motif qu’aucun tort important ou aucune erreur judiciaire grave ne s’est produit. À mon avis, cette erreur de droit est de celles qui sont à ce point « inoffensives ou négligeables [qu’elles] n’ont aucune incidence sur le verdict » (Van, par. 34). Comme le fait remarquer la Couronne, cette attente généralisée a joué un rôle très mineur dans l’analyse de la juge du procès. Le verdict qu’elle a rendu reposait clairement sur son évaluation favorable de la crédibilité de la plaignante, ainsi que sur son rejet complet du témoignage de M. Tsang au motif qu’il était incompatible avec le déroulement de la soirée et avait été créé de toutes pièces pour expliquer les blessures de la plaignante. Bien que la juge ait effectivement considéré le départ en trombe de M. Tsang comme une preuve supplémentaire de l’absence de consentement de la plaignante aux relations sexuelles, elle n’a tenu compte de cet élément de preuve qu’en réponse à l’affirmation de M. Tsang selon laquelle la plaignante et lui‑même venaient de passer une excellente soirée. Dans ces conditions, il est inconcevable de prétendre qu’un doute raisonnable au sujet du consentement aurait subsisté dans l’esprit de la juge du procès si elle n’avait pas retenu le départ en trombe de M. Tsang comme élément de preuve.
VI.         Dispositif
[249]                     Pour les motifs que j’ai exposés, je suis d’avis d’accueillir les deux pourvois et de rétablir les verdicts de culpabilité.

ANNEXE
 

 

 
                    Pourvois accueillis.
                    Procureur de l’appelant : Ministry of Attorney General — Criminal Appeals, Vancouver.
                    Procureurs de l’intimé Christopher James Kruk : Johnson Doyle Nelson & Anderson, Vancouver.
                    Procureurs de l’intimé Edwin Tsang : Fowler & Blok, Vancouver.
                    Procureur de l’intervenant le procureur général de l’Alberta : Alberta Crown Prosecution Service — Appeals and Specialized Prosecutions Office, Calgary.
                    Procureurs de l’intervenante Independent Criminal Defence Advocacy Society : Thorsteinssons, Vancouver; Pringle Law, Vancouver.
                    Procureurs de l’intervenante Criminal Lawyers’ Association (Ontario) : Gorham Vandebeek, Toronto.
                    Procureurs de l’intervenante Trial Lawyers Association of British Columbia : Peck and Company, Vancouver; Olthuis van Ert, Vancouver.
                    Procureurs de l’intervenante l’Association québécoise des avocats et avocates de la défense : Hugo Caissy (ad hoc), Amqui (Qc); Beaudry Roussin, Québec.
                    Procureurs des intervenants West Coast Legal Education and Action Fund Association et le Fonds d’action et d’éducation juridique pour les femmes : Megan Stephens Law, Toronto; West Coast LEAF, Vancouver; Fonds d’action et d’éducation juridique pour les femmes, Toronto.

[1]  Par exemple, la Cour a rejeté l’idée que les questions à se poser dans le cadre de l’analyse établie dans l’arrêt W.(D.) doivent l’être dans un ordre précis (R. c. W. (D.), 1991 CanLII 93 (CSC), [1991] 1 R.C.S. 742; R. c. Vuradin, 2013 CSC 38, [2013] 2 R.C.S. 639); de plus, le juge du procès ne peut pas, dans les circonstances appropriées, rejeter le témoignage de la personne accusée parce qu’il a cru celui de la personne plaignante (R. c. D. (J.J.R.) (2006), 2006 CanLII 40088 (ON CA), 215 C.C.C. (3d) 252 (C.A. Ont.)). La Cour a également exprimé des réserves quant à savoir si un examen inégal de la preuve de la Couronne d’une part et de la défense d’autre part est un motif d’appel approprié et indépendant (R. c. G.F., 2021 CSC 20, [2021] 1 R.C.S 801).
[2]  Par exemple, dans l’arrêt Roth, la Cour d’appel de la Colombie-Britannique a conclu que la juge du procès avait fait erreur en écartant le témoignage de l’accusé [traduction] « en raison d’une hypothèse non fondée (et donc conjecturale) à propos de son endurance physique du fait de son entraînement à titre de dynamophile » (par. 71 (je souligne)). L’emploi interchangeable des mots « non fondée » et « conjecturale » dans ce contexte ne veut pas dire que la cour voulait indiquer que toute forme de conjecture, au sens familier, équivaut à une erreur de droit.
[3]  Voir, p. ex., R. c. Drydgen, 2021 BCCA 125 (voies de fait graves); R. c. Petrolo, 2021 ONCA 498, 156 O.R. (3d) 321 (abus de confiance et entrave à la justice); J.P. c. R., 2022 QCCA 104 (voies de fait, attentat à la pudeur et menaces de causer la mort ou des lésions corporelles).
[4]  L’appréciation de la crédibilité fait intervenir des facteurs tels que : la logique et la cohérence internes de la déposition du témoin et le nombre de contradictions avec des déclarations antérieures, surtout celles faites sous serment (Maxwell c. La Reine, 1979 CanLII 47 (CSC), [1979] 2 R.C.S. 1072); la compatibilité du témoignage avec d’autres faits acceptés et circonstances probables (R. c. Norman (1993), 1993 CanLII 3387 (ON CA), 16 O.R. (3d) 295 (C.A.), p. 314, citant Faryna c. Chorny, 1951 CanLII 252 (BC CA), [1952] 2 D.L.R. 354 (C.A. C.-B.)); la plausibilité du récit relaté par le témoignage (Kiss, par. 31); la preuve d’un motif pour inventer des faits (R. c. B. (K.G.), 1993 CanLII 116 (CSC), [1993] 1 R.C.S. 740, p. 803); et le comportement, même si le tribunal ne devrait pas se fonder exclusivement sur cette considération et devrait y accorder un poids limité (R. c. N.S., 2012 CSC 72, [2012] 3 R.C.S. 726, par. 25-26; R. c. J.A.A., 2011 CSC 17, [2011] 1 R.C.S. 628, par. 14; R. c. Rhayel, 2015 ONCA 377, 324 C.C.C. (3d) 362, par. 84-94; R. c. Pelletier (1995), 1995 ABCA 128 (CanLII), 165 A.R. 138 (C.A.), par. 18). L’appréciation de la fiabilité fait intervenir des facteurs tels que : les conditions dans lesquelles le témoin a fait les observations pertinentes; la quantité de détails dans son témoignage; le temps qui s’est écoulé entre les observations et le témoignage; et tout facteur intermédiaire ayant pu vicier les souvenirs du témoin (voir, p. ex., R. c. Virk, 2015 BCSC 981, par. 117 (CanLII), où il est question de la fiabilité en ce qui a trait aux identifications par témoin oculaire).
 

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Synthèse
Référence neutre : 2024CSC7 ?
Date de la décision : 08/03/2024

Analyses

juges du procès — crédibilité — témoignages — affaires — stéréotypes — erreurs de droit — recours — juridictions — accusés — façons — attentes généralisées — appréciations — agressions sexuelles — fondées — fiabilité — témoins


Parties
Demandeurs : R.
Défendeurs : Kruk
Proposition de citation de la décision: Canada, Cour suprême, 8 mars 2024, R. c. Kruk, 2024 CSC 7


Origine de la décision
Date de l'import : 09/03/2024
Fonds documentaire ?: CAIJ
Identifiant URN:LEX : urn:lex;ca;cour.supreme;arret;2024-03-08;2024csc7 ?

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